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(ou « Le contrôle des signes dans (...)
Pixações : les nouveaux lettrés de São Paulo
(ou « Le contrôle des signes dans l’espace
public fait partie de l’art de gouverner »)
vendredi 31 juillet 2015, par Oriane Grellier
Les pixadores, scribes principalement issus des favelas de São Paulo, sont les
auteurs de lettrages gigantesques qui envahissent la cité au prix d’acrobaties
urbaines souvent risquées. La mégalopole est une des rares villes à avoir fabriqué
sa propre tradition formelle d’écriture, conçue pour accrocher le regard du passant
en mouvement, qu’il soit à bord d’un véhicule ou piéton en vadrouille.
Le pixação est un très vaste mouvement d’écriture urbaine qui a cours depuis plusieurs années à São
Paulo. Ce mouvement sans précédent est beaucoup plus important que tout ce qu’on a pu voir partout
ailleurs dans le monde en matière de graffitis. De façon générale, les tags sont un travail sur la promotion
du nom, celui du « writer » ou de son groupe. Mais ceux de la métropole pauliste ne peuvent, eux, être
réduits à une quête compétitive de gloire personnelle ou collective… Leur cohérence formelle est telle que
les pixadores semblent partager une esthétique et une vision conceptuelle commune. Bien qu’on ne sache
jamais réellement à quel point chacun est conscient de la portée de son geste isolé et d’une appartenance
à une éventuelle « corporate identity », ces écritures sauvages sont stratégiquement orchestrées par la
recherche d’un impact visuel optimal. D’ailleurs, les pixações se déploient principalement le long des
lignes de bus, le mode de transport le plus utilisé et le seul à couvrir l’ensemble de la gigantesque zone
urbaine. Aucune métropole n’a jamais été envahie de la sorte. À São Paulo, on parle d’une colonisation par
le signe, d’une invasion par l’écrit d’une amplitude impressionnante.
Tant que le pays était sous contrôle dictatorial, jusqu’au milieu des années 80, ces écritures étaient un
moyen de revendication politique. Durant cette période, la forme des lettres a peu évoluée, elle était
soumise à une obligation de lisibilité : il fallait véhiculer un message clair. Peu à peu, la question du
confort de lecture est remplacée par l’obligation d’inventivité graphique dans la compétition entre scribes.
Dans l’action d’écriture, moins le signe est signifiant plus le geste est libre : ainsi, ces pixadores «
modernes » émancipés de tout impératif fonctionnel de visibilité, ont-ils élaboré des protocoles poétiques
fondés sur des jeux de mots cryptés et des non-sens. La compréhension du tag réside moins dans la
lecture que dans l’émotion éprouvée face aux éléments plastiques. Pour ces mots-images, le tracé et le
mouvement deviennent essentiels.
Si le phénomène des graffitis avait déjà émergé à New York dans les années 1970, les pixações
développent un imaginaire calligraphique totalement différent, héritier de formes scripturales anciennes
comme les runiques ou les gothiques allemandes, plus riches sur le plan de l’inspiration que les lettrages
inspirés par les bandes dessinées, part importante de l’imaginaire des taggers américains.
De plus, alors que la révolution new-yorkaise se caractérisait surtout par le marquage des métros, à São
Paulo le but semble être de recouvrir la totalité de la surface architecturale - humainement atteignable produite par la ville. Les pixadores usent de préférence du rouleau ou du spray car le marqueur n’a pas un
potentiel de recouvrement assez puissant.
Le lettrage des pixações est un hybride entre le style gothique et romain, c’est une innovation formelle.
Lettre monumentale par excellence, la capitale romaine est traditionnellement utilisée pour les slogans
des banderoles dans les messages politiques et syndicaux, ce qui explique en partie qu’elle ait été
mobilisée dans les années 1980 à São Paulo. Plus tard, le style pixação a pris des apparences plus
gothiques, identifiables aux « blackletters » ou au style « old english ». On retrouve ces modèles
d’écritures dans l’univers des pochettes de disques « heavy metal » et « punk-hardcore » (ACDC, Iron
Maiden, Slayer, The Dead Kennedys, Dri, esthétique relayée par des groupes brésiliens comme Sepultura
ou Ratos de Porao). On attribue une certaine agressivité à ces graphies traditionnelles souvent utilisées
pour suggérer des valeurs conservatrices. D’autant que cette police a été marquée par l’histoire du
XXème siècle et son utilisation dans l’Allemagne nazie. Le courant métal a souvent joué des stéréotypes de
perception de ces blackletters qui évoquent la violence, la virilité ou le combat. Pourtant, l’origine de cette
police est liée aux scholastiques, aux manuscrits et à la calligraphie à plume large. Dans la pratique des
pixações, les capitales fines sont méticuleusement alignées et justifiées afin d’occuper l’ensemble de la
surface envisagée. On parle d’une police « interrupted scripts » ou « ultra light concentred monoline
blackletters ». L’alphabet pixação est si élaboré qu’on pourrait penser qu’un ductus [1] a été mis en place
!
Le graffiti n’est presque jamais présenté comme une pratique calligraphique à part entière, pourtant
l’alphabet de São Paulo est une forme de calligraphie ou de « lettering » qui mériterait une analyse
historique de l’écriture et de sa conception. Malgré de nombreuses approches critiques par les graffeurs
eux-même ou des universitaires, sémiologues et sociologues, l’univers du graffiti peine à être reconnu par
les calligraphes et les dessinateurs de caractères qui seraient pourtant les mieux placés pour analyser les
évolutions formelles des tags. De plus, l’écriture n’échappant pas à la mécanisation, les graffitis incarnent
aussi la continuité de la calligraphie manuelle, la persistance de la valeur du geste et du tracé. Dans leur
ouvrage Pixação : São Paulo Signature, François Chastanet et Steven Heller [2] seront parmi les premiers
à proposer une étude esthétique et graphique en se concentrant sur la forme produite par les tags et la
recherche visuelle. On le comprend à la lecture de ce travail passionnant : pris dans son contexte humain,
ce processus de création est au moins autant un mode d’expression identitaire qu’un outil de
communication.
Le discours sur les graffitis est indissociable d’une réflexion sur la métropolisation et la mondialisation. Le
langage écrit, part importante du street art, est aujourd’hui devenu un aspect attendu du paysage urbain
dans n’importe quelle ville ayant atteint un certain degré de « maturation ». São Paulo offre de parfaits
exemples d’architectures industrielles internationales marquées par une banalité dupliquée à l’infini, d’où
disparait toute singularité. La pratique du graffiti peut être vue comme une transformation ludique de ce
paysage standard, une échappatoire salvatrice à l’ennui généralisé provoqué par cette similitude. Dans cet
environnement de ville-monde, les graffitis sont au cœur de la relation entre métropole et anonymat. Ils
montrent un besoin d’appropriation, une volonté du citadin de manifester son existence. La globalisation
se caractérise par la fragmentation culturelle, l’isolement social, un vide émotionnel et l’angoisse de la
perte d’identité. Ces phénomènes entretiennent les « crispations » identitaires, qui encouragent l’individu
à hurler son égo dans l’espace public. Les tags sont une technique de survie, un abri iconographique à une
mondialisation globalisante. L’écriture manuelle sauvage est un moyen d’expression locale et une valeur
ajoutée à l’urbain générique de masse. Il s’agit aussi de combattre l’idée trop répandue que les graffitis
sont les mêmes partout dans le monde, que les particularités territoriales sont niées dans cette pratique
pourtant sans cesse en rapport avec les caractéristiques d’un lieu par frottement continu au réel.
Le tag induit une nouvelle lecture de la ville, en tant qu’objet-support continu, loin d’un découpage
gouverné par la propriété foncière. Un support de bien commun visuel investi par les plus intrépides.
Dans la pratique du pixação, l’écriture n’est pas un élément isolé à appliquer au hasard dans l’espace, elle
s’intégre dans l’ensemble architectural. Le rapport au support doit être pensé en permanence. La
proportion des lettres est liée à une recherche d’efficacité visuelle maximale. La façade est une feuille
blanche, une affiche géante hyper structurée. Cet effort d’écriture dépasse le seul usage de la main et du
poignet, il relève parfois de l’exploit sportif ou de l’escalade urbaine.
Même si le graffiti tend à s’émanciper de son statut de « street art » et de son côté underground pour
gagner les musées (cf l’exposition bizarrement intitulée « Le Pressionisme » à la Pinacothèque de Paris),
voire devenir une entreprise rentable, cette pratique est chargée d’une histoire, surtout à São Paulo. Le
mouvement pixação, remarquable par son ampleur et son unité, l’est aussi parce qu’il met en avant la
complexité des tags, longtemps considérés à tort comme inférieurs stylistiquement et techniquement aux
fresques ou « pieces », productions épaisses et colorées comportant parfois des ajouts figuratifs. Grâce
aux pixações, la plasticité et la beauté intrinsèque de ces signatures, beaucoup moins esthétiquement
délictueuses que la médiocrité visuelle des publicités qui envahissent les villes, éclate au grand jour.
Oriane Grellier
http://francoischastanet.com/
Notes
[1] Ductus est un mot latin dérivé de ducere (tirer, conduire, diriger). Il signifie l’action d’amener, de
diriger, de tracer (en particulier les lettres).
En écriture, le ductus est l’ordre et la direction selon lesquels on trace les traits qui composent la
lettre. Chaque type d’écriture possède un ductus propre qu’il convient de respecter pour assurer une
écriture fluide et naturelle.
Il s’agit d’un des éléments principaux de l’écriture, et donc de la calligraphie, définissant le nombre,
l’ordre de succession et le sens des traits nécessaires à la construction d’une lettre.
[2] Pixação : São Paulo Signature, François Chastanet, XG Press, Paris

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