lire un extrait - Editions de la transparence
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première leçon Lire Hegel Intituler « Lire Hegel » notre première rencontre est à la fois naturel et trompeur. Naturel, parce qu’il s’agit durant douze semaines de vous offrir une introduction à une lecture de Hegel (en donnant témoignage de ma lecture pour vous inviter à pratiquer le moment venu la vôtre). Trompeur, parce que l’on pourrait attendre une vue d’ensemble, un regard surplombant sur le système qui pourrait donner l’impression d’avoir lu (tout en dispensant de le faire), alors qu’il ne s’agit pas de résumer la philosophie hégélienne mais d’indiquer une topographie et de pointer des difficultés que nos lectures devront affronter. Au moment d’aborder ensemble la lecture de l’Encyclopédie de Hegel, deux questions évidentes se posent : Pourquoi le lire ? Comment le lire ? 1. Pourquoi lire Hegel ? Cela fait plus de vingt ans que je lis (à peu près chaque jour) Hegel et plus le temps passe, plus il m’est difficile de dire exactement pourquoi, tant des arguments partiels me semblent insuffisants ou même insignifiants. Je m’abriterai donc derrière deux pages d’une des études 1 de Merleau-Ponty publiées en 1948 dans Sens et Non-sens . « L’existen1. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Paris, Nagel, « Pensées », 1948, p. 109110. 12 cheminer avec hegel tialisme chez Hegel » explique pourquoi la lecture de Hegel est, en quelque sorte, incontournable pour la philosophie contemporaine. Deux thèmes dominent les propos de Merleau-Ponty : celui de l’apport de Hegel et celui de l’ingratitude de ses successeurs (dans leur dépendance même — et peut-être du fait de cette dépendance). L’apport : une rationalité élargie Merleau-Ponty commence par nous dire que « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle » et il cite le marxisme, Nietzsche, la phénoménologie, l’existentialisme allemand, la psychanalyse, et semble laisser la liste ouverte. Cet éloge ne va pas sans poser quelques problèmes. Si la filiation Hegel-Marx est attestée et proclamée (dans son opposition même) par l’auteur de la Critique du droit politique hégélien ou des Manuscrits de 1844, il n’en va pas de même pour les autres exemples. Le lien avec Nietzsche fait difficulté. Sans entrer dans la subtilité des divergences de la lecture secondaire, il est facile de constater que le nom même de Hegel n’est ni fréquent ni essentiel dans l’œuvre nietzschéenne et ne semble pas avoir une part significative (même négative) dans son épanouissement. Pour ce qui est de la « phénoménologie », et si Merleau-Ponty songe à Husserl, on ne voit pas chez lui non plus Hegel tenir une place aussi déterminante que Descartes ou Kant. L’expression « existentialisme allemand » reste très indéterminée et ne nous semble compréhensible que lorsque l’on se reporte aux classifications historiographiques de l’époque qui comprennent Heidegger dans un mouvement aux contours vagues — ce qui implique à la fois un contresens (Heidegger n’est absolument pas « existentialiste » et s’est lui-même prononcé contre une telle assimilation) et une involontaire confirmation du jugement de Merleau-Ponty, puisque Hegel a constamment accompagné son « chemin de pensée ». Quant au lien avec la psychanalyse, il est difficile de dire qu’il est évident — sinon peut-être chez Lacan, auquel Merleau-Ponty ne pense probablement pas ici. Que veut-il donc dire en proclamant des filiations qu’en pur historien il est difficile d’admettre ? Pour le comprendre, il faut porter un regard plus philosophique qu’historique. Merleau-Ponty exprime ainsi le thème dominant qui fait de Hegel le point d’origine de la philosophie contemporaine : « il inaugure la tentative pour explorer l’irrationnel et l’intégrer à une raison élargie ». Il faut bien s’entendre : l’originalité de Hegel n’est pas d’avoir fait l’expérience de l’irrationnel au sens de ce qui lire hegel 13 échappe à la raison. Lorsque Leibniz pose des questions aussi radicales que « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » ou « pourquoi le mal ? », il montre une raison mise au défi par ce qui de prime abord lui résiste, ou même la conteste. Plus en deçà, le commencement platonicien de notre tradition métaphysique est marqué par l’exigence du lÒgon didÒnai (rendre raison) de ce qui lui semble contraire : le mélange d’être et de non-être qui caractérise le devenir ou l’épreuve de la violence et de l’injustice. L’originalité véritable de Hegel n’est donc pas dans cette épreuve, mais dans la compréhension d’une rationalité de la raison qui doit à la fois « reconnaître » et « surmonter » l’irrationnel. Merleau-Ponty parle de « raison élargie ». Qu’est-ce à dire ? Premier point, la définition même du spectre de la rationalité : il se produit avec Hegel une ouverture du champ d’exercice légitime de la raison au-delà de ce que Kant nomme « entendement » (Verstand) et qu’un lecteur de la République pourrait qualifier de rationalité dianoétique (di£noia). Nous y reviendrons. C’est essentiellement à un second point que semble penser Merleau-Ponty : l’attitude de la raison à l’égard de l’irrationnel. Hegel occupe en quelque sorte une position médiane (ou plus exactement un optimum) entre deux extrêmes : d’un côté, annulation de l’irrationnel, et de l’autre, affirmation de son irréductibilité et de sa toute-puissance. Extrêmes et optimum Bien qu’une lecture fine de chaque auteur nous obligerait à remettre en question une telle vision, il est possible de prendre Leibniz et Nietzsche pour illustrer ces extrêmes. Pour ne pas céder à la tentation de caractérisations trop sommaires, appuyons-nous sur deux textes précis. 1 Le premier est le Discours de métaphysique, section XIII . Leibniz pose que « la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais ». Même s’il ajoute que « ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu », il reste qu’elles sont déterminées comme contingentes, que César franchira le Rubicon, deviendra dictateur et que « cette action est comprise dans sa notion ». La logique de l’inessence (« praedicatum inest subjecto ; ou bien je ne sais ce que c’est que la vérité », déclare la fameuse lettre à Arnauld du 14 juillet 1686) fait de la contingence la forme narrative de la nécessité. Ce qui, de prime abord, semble 1. Leibniz, Discours de métaphysique, introduction et notes par Jean-Baptiste Rauzy, Paris, Pocket, « Agora », 1993, p. 35-37. 14 cheminer avec hegel sans raison ne l’est que relativement à notre ignorance. Même voulue comme telle par Dieu (et donc même en accordant que Leibniz sauve notre liberté — ce qui ne va pas de soi), la contingence n’est pas un irrationnel. L’irrationalité n’existe pas au regard de Dieu. Le second texte est le chapitre intitulé « La “raison” dans la philo1 sophie » appartenant au Crépuscule des idoles . Devant l’expérience du devenir, la raison — incapable de supporter la vie — se crispe : « Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n’est pas… » La santé reconnaît l’étrangeté de la vie à l’égard du rationnel. Celui-ci n’est que l’expédient morbide inventé par « les philosophes » devant le chaos. Au lieu de voir en Platon un effort non point pour éliminer le sensible, mais pour lui donner sens, Nietzsche y trouve une « falsification du témoignage des sens » par imposition désespérée de mensonges : « le mensonge de l’unité, le mensonge de l’objectivité, de la substance, de la durée… » (ibid., § 2). Le langage de la raison métaphysique est porteur de mort : mort de ce qui lui résiste et mort de soi-même, éperdument recherchée en son instauration même par Socrate qui remercie Esculape en lui sacrifiant un coq pour avoir été guéri de la vie, qui n’est à ses yeux qu’une « longue maladie ». Entre des extrêmes de ce genre, la raison hégélienne cherche à « reconnaître la rose de la raison dans la croix du présent » (Préface des Principes de la philosophie du droit). Reconnaître, c’est avouer (contre la toute-puissance du rationalisme) qu’il y a bien de l’irrationnel, du contingent, de la violence (la croix du présent). Reconnaître, c’est aussi discerner le sens (la rose de la raison) de tout cela, ne pas renoncer à le penser. La raison hégélienne fleurit ou éclot au sein même de ce qui lui semble étranger. Elle reconnaît ce qui lui résiste sans jamais l’abandonner à l’absurde. C’est pour et en cela même que la philosophie hégélienne doit déployer ce que Merleau-Ponty nomme « une raison élargie ». Nous montrerons dans la prochaine leçon comment cet « élargissement » se manifeste non seulement dans la restauration de la légitimité et de la puissance de la raison contre la « discipline » (Zucht) kantienne (attachée à un entendement qui ne doit pas franchir les limites de l’expérience), mais encore par la volonté de système, qui n’est pas volonté d’écrase1. Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, « La “raison” dans la philosophie », § 1, dans Œuvres, édition de Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Laffont, « Bouquins », 1993, t. II, p. 962-963 ; pour l’édition scientifique, voir Kritische Studienausgabe (abr. KSA), herausgegeben von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, Berlin, de Gruyter, Band 6, 1969, p. 74-75. lire hegel 15 ment ou d’absorption, mais accueil des différences au sein d’une totalité (ou d’une totalisation) organique. Ce n’est pourtant pas ainsi que les successeurs immédiats de Hegel ont perçu la raison spéculative. Du dernier Schelling (qui fait de la philosophie hégélienne le paradigme d’une « philosophie négative », c’està-dire enfermée dans une logique incapable de retrouver l’existence) à Heidegger (faisant du « dialogue avec Hegel » le moyen de mettre en évidence la « constitution onto-théo-logique » de la métaphysique et sa figure la plus emblématique), en passant par Feuerbach (qui cherche à rendre à l’Homme ce que la théo-logique hégélienne n’accordait qu’à Dieu), Marx (qui voit dans la praxis et non dans une Raison éternelle le moteur de l’histoire), Kierkegaard (qui défend les droits de l’existence singulière contre l’universalité anonyme de la Raison), etc. De l’ingratitude à la reconnaissance Après l’apport, l’ingratitude donc. Une philosophie ne se pose qu’en s’opposant ; c’est une loi que les successeurs de Hegel semblent vérifier. Encore faut-il s’entendre sur ce couple position / opposition. On peut s’opposer en prenant toute la mesure de ce à quoi l’on s’oppose. Ce que Merleau-Ponty suggère, c’est que la postérité philosophique de Hegel n’a pas voulu ou n’a pas pu prendre sa mesure. Elle n’a donc fait de la pensée spéculative et du système que des repoussoirs. La raison coupée de l’existence. L’universel qui écrase l’individuel. L’idéaliste qui oublie qu’avant de spéculer, l’homme doit produire ses moyens d’existence. La raison d’État qui soumet l’individu au « plus froid des monstres froids ». L’accomplissement de cette tradition métaphysique instaurée par Platon et Aristote et marquée par l’oubli de ce qui est « digne d’être pensé (denkwürdig) » — l’Être qui n’est rien d’étant tout en n’étant pas sans l’étant. Que faire ? Lorsque Merleau-Ponty parle de « relier à leur origine » ces pensées « ingrates », cela ne signifie pas qu’il faille méconnaître l’intensité et l’originalité de leurs oppositions — ce serait régresser vers une rationalité réductrice et identitaire, et donc trahir ce qu’il y a de plus vivant dans la pensée hégélienne. Cela signifie retrouver la richesse du système derrière les images-repoussoirs qu’on en a constitué. Notre tâche ne consiste donc pas à répéter Hegel (Merleau-Ponty précise : « Non que Hegel soit lui-même la vérité que nous cherchons »). De toute façon, d’une part toute « répétition » est une interprétation — plus ou moins distante, plus ou moins originale —, d’autre part la répétition