Tourisme et identités de genre à Agadez, Niger
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Tourisme et identités de genre à Agadez, Niger
Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme Tourisme et identités de genre à Agadez, Niger Ouassa Tiekoura de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable (Hemmati, 1999). Ce rapport a conclu que la situation dans l’économie touristique reflétait celle des marchés du travail en général en raison de la ségrégation très prononcée des sexes en matière d’emploi. Plus de 70% des employés dans les tâches subalternes sont des femmes. Une analyse fine des fonctions assumées par les uns et l’autre montre que la division sexuelle dominante du travail se retrouve dans l’économie touristique de façon presque caricaturale : les femmes restent cantonnées dans les secteurs informels de survie les moins valorisés de l’économie. Dès lors, on peut conclure de ces travaux que dans les sociétés des pays du Sud qui s’ouvrent au tourisme, les rapports de genre tendent à être confortés, et les inégalités structurelles renforcées. Les travaux académiques qui se situent à l’intersection des questions de genre et de développement s’inscrivent déjà dans une longue histoire (Bisilliat, 1992). Le plus souvent, ils visent à comprendre comment les différences entre hommes et femmes sont inscrites dans les représentations sociales, naturalisées en leur sein (Bisilliat et Vershuur, 2000), comment elles se traduisent en inégalités structurelles, et comment ces inégalités se reproduisent ou se modifient dans des contextes de transformations économiques et sociales liés au développement. Mais si elle est ancienne, cette problématique dans les sciences sociales garde toute sa pertinence au vu de la persistance des inégalités entre hommes et femmes et des difficultés que les politiques de développement rencontrent dans la promotion de l’équité entre les sexes. Toutefois, ce domaine de recherche mérite d’être approfondi par des travaux complémentaires : il s’agit à la fois de mettre à disposition de nouvelles études empiriques et d’affiner l’analyse des mécanismes de reproduction sociale qui semblent être à l’œuvre dans ce type de contexte. Dès lors, une approche de la dimension genrée du développement par le tourisme justifie de coupler une analyse entre termes de rôles sociaux et économiques et une analyse en terme d’identités sociales et collectives. En effet, alors qu’elle a fait l’objet de nombreuses recherches ayant porté sur les représentations de l’ethnicité, la question des dimensions identitaires du développement touristique reste encore peu étudiée pour ce qui est de l’évolution ou de la pérennisation des rapports de genre. Le développement touristique est l’un des contextes au sein desquels ces rapports inégalitaires entre hommes et femmes se trouvent particulièrement bien questionnés pour deux raisons principales: le tourisme instaure un contact entre des personnes relevant de sociétés où les rapports de genre sont différents ; le tourisme suscite l’apparition de nouveaux métiers et de nouveaux marchés dans lesquels les femmes et les productions ou services assurés par les femmes viennent prendre place. Les effets du tourisme sur le développement et les rapports de genre au sein des sociétés d’accueil ont attiré l’attention des organisations intergouvernementales, au premier rang desquelles l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), les organisations non-gouvernementales qui contribuent souvent au développement des initiatives touristiques, et parfois même les administrations nationales et les entreprises du secteur touristique elles-mêmes. Les quelques études reposant sur une comparaison internationale montrent que le développement touristique a tendance à conforter les différentiels de genre plutôt qu’à les faire évoluer. C’est notamment le cas du rapport sur l’emploi et la participation des femmes dans le secteur du tourisme établi par le Forum des Nations Unies sur l’environnement et le développement à l’intention Cet article va montrer ce qu’il en est pour la région d’Agadez au Niger. Cette région a connu des à coups dans son développement touristique dont il est possible de suivre les effets : destination en pleine croissance dans les années 1980-90, elle a subi les contrecoups de deux rebellions et de la montée du terrorisme islamique, au point d’être aujourd’hui désertée par les touristes (voir pour plus de détails l’article d’Emmanuel Grégoire et Marko Scholze dans ce même dossier). C’est donc sur une courte période de temps que les femmes d’Agadez ont vu s’ouvrir de nouvelles opportunités économiques et de nouveaux contacts avec n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 1 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme l’extérieur ; elles en gardent un souvenir très vif qui les conduit à exprimer des positions très contrastées sur les acquis de cette période et les conséquences de la disparition du tourisme dans la région. Toute société se dote d’un savoir spécifique concernant l’être humain en tant qu’individu situé dans le corps social (Mauss, 1950; Bruhl, 1935 ; Griaule, 1947 ; Cissé 1973 et Stoezel, 1987). L’individu y est pensé comme un « nœud » ou une convergence de signes ou de relations, un élément généalogique qui participe d’un ensemble, la société, en dehors de laquelle, il ne saurait conserver quelque consistance ontologique ou axiologique que ce soit (N’daw, 1983, p. 150). La société est alors constitutive de la personne qui est impliquée dans une multitude de structures : familles, lignages, villages, clans, ethnies, etc. Cet article s’intéresse donc à la façon dont les femmes, en particulier les femmes touarègues, ont vu leurs conditions influencées par cette parenthèse touristique. Il s’intéresse plus spécialement à la façon dont les représentations identitaires qui leur sont associées, notamment celles qu’elles contribuent à forger elles-mêmes, se sont trouvées affectées par le développement de ce secteur économique et le contact avec les touristes. Cet article rapportera aussi l’évolution de ces identités de genre à celle d’autres identités sociales et culturelles à l’œuvre, notamment les identités ethniques et les identités groupales au sein de certaines de ces ethnies. La société traditionnelle touarègue, par exemple, de nature matrilinéaire accordait une grande place à la femme. La femme était la dépositaire de la culture touarègue (Naffet, 2006). C’est de la lignée maternelle que se transmettaient les pouvoirs qui étaient ceux d’une aristocratie guerrière (Issiag Ag Kato, 2003). Les femmes nobles (imajighen) étaient dispensées de tout effort d’ordre physique ; elles seules savaient, en général, lire et écrire tifinar (alphabet berbère) dont elle transmettait les connaissances aux jeunes. Elles se consacraient donc principalement à la reproduction culturelle. Dans l’institution maritale traditionnelle, elles jouaient le rôle central depuis le mariage jusqu’à l’éducation des enfants en passant par la gestion du foyer. La femme touareg détenait aussi des droits de propriété ; tout ce qui matérialisait la cellule familiale lui appartenait en commençant par la tente et son contenu. En cas de séparation, l’homme n’avait droit qu’à son apparat au sens strict du terme. Par ailleurs, les imajighen siégeaient aux côtés de leurs maris ou sans eux dans les Tamenokalat (les assemblées de chefferies) mais avaient seulement voix consultative aux « délibérations ». Cependant, elles participaient activement aux « intrigues » (Naffet, 2006) politiques pour déposer les chefs. La recherche a été conduite en 2010 et 2011 par une équipe réduite d’enseignants-chercheurs et d’étudiants avancés des départements de géographie et de sociologie de l’Université de Niamey; elle a nécessité plusieurs missions de terrain et la réalisation de nombreux entretiens. Un premier séjour d’exploration a permis l’identification des entreprises touristiques et artisanales, ainsi que des principaux acteurs de ces domaines d’activité : les responsables d’agences de voyage et des principaux hôtels, les guides, les artisans, le bureau régional des artisans d’Agadez, etc. L’équipe a porté une attention particulière à la place des femmes dans les diverses entreprises et les différents métiers représentés. Lors d’un second séjour, d’une durée d’un mois, 40 entretiens, principalement réalisés avec des femmes touarègues, ont été réalisés à Agadez. Il s’est essentiellement agi d’entretiens individuels, très exceptionnellement d’entretiens collectifs de type semi-directif. Les femmes interrogées avaient entre 31 à 80 ans, plus du tiers ayant autour de cinquante ans. Cette seconde étape de la méthodologie a donc privilégié le point de vue des acteurs : descriptions des activités, analyses personnelles de leur place en tant que femmes dans la ville d’Agadez, stratégies de positionnement, et tout particulièrement catégories ethniques et sociales mobilisées dans ces descriptions, analyses et énoncés stratégiques. Au cours des dernières décennies, cette condition a profondément changé, du moins pour les femmes ayant quitté leur région d’origine. L’exode massif des Touaregs, leur sédentarisation, l’installation de beaucoup d’entre eux dans des villes comme Agadez et les mutations économiques expérimentées à la faveur de ces bouleversements ont recomposé les rôles et les statuts. La sédentarisation forcée en particulier a amené les femmes à s’installer dans des milieux où elles se retrouvaient souvent dépourvues de tout moyen de subsistance. Les biens familiaux ont souvent été vendus pour assurer la survie du groupe. Par ailleurs, les femmes ont souvent été dépouillées de Le statut traditionnel de la femme touarègue et ses modifications récentes n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 2 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme leurs biens propres : bétail et bijoux. La perte du bétail s’est accompagnée d’une perte de revenu et de sécurité matérielle en cas de divorce. Poussée par la nécessité, la femme touarègue a dû se soumettre à faire des travaux productifs auxquels elle ne participait jamais auparavant. Sa fonction d’éducatrice et de conseillère, décisive dans la transmission des savoirs aux filles en particulier, ne se fait plus comme avant. Enfin, la sédentarisation a conduit les femmes à abandonner le rôle qui était le leur dans la construction et l’entretien des tentes, rôle qu’elles n’ont pas retrouvé dans les constructions en dur auquel elles ne sont pas associées. genrée du travail qui répond à deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux dits « d’hommes » et des travaux dits « de femmes ») et le principe hiérarchique (le travail d’un homme « vaut » plus que le travail d’une femme). Si le caractère universel de cette structure a fait l’objet de débats en anthropologie (HéritierAugé, 1984 ; Peyre et Wiels, 1997), elle est manifestement commune aux différentes populations en présence à Agadez au début des années 1980. L’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.) est une caractéristique partagée des populations sahéliennes qui se côtoient en ville. Ainsi la forge est une activité réservée aux hommes touareg alors que la maroquinerie et le travail des feuilles de palme sont devenus des activités féminines, une fois que les femmes ont été mises à contribution dans le travail artisanal. Les femmes touarègues qui se sont installées à Agadez se sont trouvées immergées dans un milieu caractérisé par un fort brassage de groupes culturels différents - touareg, haoussa, peul, kanuri, songhay, arabes - et une diversité d’activités économiques liées au rôle de pole d’échanges que constitue la ville entre l’Afrique du Nord et la région sahélienne. Si Agadez dispose de ressources touristiques moindres que son environnement – principalement les paysages, le patrimoine archéologique et les modes de vie traditionnels des montagnes de l’Aïr, et le désert du Ténéré, popularisé par les premières éditions du rallye Paris-Dakar, entre autres – elle est devenue dans les années 1980 la porte d’entrée des touristes européens et la plateforme logistique de l’économie touristique dans la région. Les habitants de la ville et de ses environs immédiats se sont insérés dans cette nouvelle économie en adaptant leurs productions et leurs modes de vie ; des agences de voyages et des auberges ont vu le jour en ville ; des pasteurs ont offerts leurs services aux agences de voyage dans le guidage des touristes ; des agriculteurs, pratiquant le maraîchage, ont ajusté leur gamme de produits à la demande touristique occidentale ; des artisans, longtemps spécialisés dans la fabrique de meubles et d’instruments culinaires (mortiers, louches, etc.) se sont tournés vers la fabrique de bijoux en nickel, or et argent dont ils ont très tôt compris que les touristes étaient friands ; etc. Le développement touristique n’a pas remis en cause cette structure. Les touaregs se sont montrés particulièrement actifs dans le développement de services touristiques et d’un artisanat destiné aux touristes et à l’exportation. Mais ce développement a clairement conforté le différentiel de genre et la hiérarchie de prestige qui lui correspond : les activités de guidage et d’hébergement, considérées comme les plus valorisantes, sont très tôt revenues aux hommes d’Agadez ; les femmes ont plutôt conforté leur présence dans le domaine des services domestiques, notamment dans les auberges, et investi l’artisanat, autrement dit dans des activités considérées comme moins nobles. Au plus fort de l’activité touristique, on a compté à Agadez seulement quelques femmes à la tête des entreprises touristiques les plus prestigieuses : trois étaient cheffes d’agence de voyages en 2007, une quatrième était hôtelière. La place que les femmes occupent dans l’économie touristique à partir des années 1980 correspond donc à la place qu’elles occupent traditionnellement sur le marché du travail local : le principe de séparation et le principe hiérarchique s’y trouvent transposés. L’évolution de la division genrée du travail lors de la parenthèse touristique à Agadez Pour de nombreuses femmes, le développement touristique à Agadez a indiscutablement permis à un grand nombre de femmes touarègues de tirer des revenus nouveaux. S’il est impossible de disposer de statistiques sur les chiffres d’affaires et les bénéfices réalisés dans ce domaine, encore moins sur la répartition de ces revenus entre les personnes, les entretiens insistent sur l’importance Les différents groupes culturels représentés à Agadez se caractérisent par des activités économiques plus ou moins spécifiques ; les touaregs maîtrisent surtout l’art de la forge, de la maroquinerie et du tissage des feuilles de palme. Tous ces groupes adoptent une division sociale n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 3 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme que représentaient les flux d’argent pour certaines personnes au moment où l’activité connaît son apogée. Ces revenus sont principalement venus des touristes de passage dans les années 1980, puis de l’exportation de leur production artisanale par les commerçants haoussas circulant entre le Niger et le Maghreb ou par des ONG européennes. spécialisation de la production artisanale, les hommes contrôlent l’ensemble du cycle de production et de commercialisation. Pour la maroquinerie et la confection d’objets décoratifs par exemple, les hommes maîtrisent le commerce de ces matières premières, en l’occurrence les feuilles de palmier (kava) et les peaux de cuir ; ils les achètent aux paysans et aux éleveurs, et les revendent ensuite aux femmes. Ces dernières n’ont pas accès à ce marché. Ce faisant, les hommes s’arrogent les bénéfices des diverses transactions et s’assurent du même coup le monopole de la commercialisation finale des produits. La plupart des femmes qui avaient une activité rémunératrice dans l’artisanat étaient associées au centre artisanal d’Agadez. Ce centre a fédéré jusqu’à 1 500 adhérents, hommes et femmes, dont une large majorité était regroupée par métiers, en coopératives. Au plus fort de l’activité du centre, on a compté 72 de ces coopératives. Ce centre a reçu une aide du Programme d’Appui à l’Artisanat (PAA) dont le financement est assuré par la République Fédérale d’Allemagne. Les femmes y pratiquaient des activités qui tantôt existaient bien avant le développement touristique (maroquinerie, vannerie, cordonnerie, tissage), tantôt sont apparues avec lui (teinture, confection de draps et de coussins, tricot, couture et petit commerce). Mais de fait, ces produits artisanaux étaient moins vendus et beaucoup moins rémunérateurs que les bijoux fabriqués par les forgerons, tous des hommes. L’avantage dont ces forgerons disposaient sur le marché touristique a servi leurs épouses, qui avaient quelques facilités pour écouler leur propre production, alors que les autres femmes, y compris les nobles, peinaient plus souvent à trouver des acheteurs, y compris via les circuits d’écoulement mis en place par les ONG. Les enjeux identitaires de l’implication des femmes dans le développement touristique L’économie touristique et l’économie artisanale à Agadez sont donc très fortement marquées par un différentiel de genre dans les métiers pratiqués, la prise de décision et le contrôle des flux de marchandises et d’argent. Toutefois, cet article vise aussi à analyser la façon dont les personnes interrogées rendent compte de cet état de fait à l’aide de catégories identitaires. L’analyse des entretiens nous conduit à quatre constats différents. Un premier constat est que le différentiel de genre est très présent dans les descriptions et les justifications que nous ont données nos interlocuteurs. Interrogés sur le tourisme à Agadez et les transformations qu’il a induites, notamment dans le domaine de l’artisanat, nos interlocuteurs sont très nombreux à spécifier d’eux-mêmes les rôles différents que les hommes et les femmes jouent dans ces secteurs économiques, souvent en les rapportant aux rôles des uns et des autres dans l’organisation sociale traditionnelle. Par exemple, une maroquinière nous a dit : « la femme joue plusieurs rôles (le ménage, les soins aux enfants…) ; … elle pratique des activités telles que la teinture, le tricotage, elle travaille le cuir et les peaux, fabrique des savons cosmétiques, elle fait des broderies, confectionne des draps, fait la couture ». Une autre maroquinière : « je suis une vieille femme, donc je peux vous dire ce que représente la femme dans notre société même si je n’ai pas eu la chance d’avoir beaucoup d’enfants. La femme d’Agadez prend en charge le foyer. Elle travaille la peau et tisse les nattes. Comme tu vois, malgré mon âge, je peux encore fabriquer des Istufor (portefeuille traditionnel porté par les touaregs) et des pochettes. » Le président du centre artisanal d’Agadez nous disait aussi: « Nous entretenons (…) de très bonnes relations avec les femmes. Nous les Le travail artisanal des femmes était principalement organisé en groupements collectifs, dits aussi « unions », ou « groupements d’intérêt économique ». De ce point de vue, la situation à Agadez diffère sensiblement de celle que l’on observe dans l’Aïr. A Timia par exemple, les artisanes travaillent isolément, le plus souvent à domicile, pendant que les hommes se consacrent au maraîchage (Spittler, 1993). Par ailleurs, même dans les domaines d’activités de prédilection des femmes, ce sont les hommes qui prennent les décisions. Dans le domaine de l’artisanat, elles assurent les tâches d’exécution, presque jamais des fonctions à responsabilité au sein des entreprises et des associations : une étude conduite à la fin des années 1990, alors que le tourisme est assez dynamique dans la région, a montré que la région d’Agadez présentait le plus faible taux d’entreprises dirigées par des femmes au Niger, la moyenne nationale étant pourtant déjà particulièrement faible1. Dans tous les domaines de n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 4 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme aidons ; nous ferons toujours en sorte qu’elles évoluent ». De tels énoncés mettent d’emblée le différentiel de genre au cœur des descriptions fournies ; ils tendent à l’inscrire dans une segmentation spatiale, qui rapporte les femmes à l’espace et à l’économie domestique. La contribution des femmes aux secteurs touristiques et artisanaux est aussi présentée comme se plaçant dans le droit fil des occupations ménagères traditionnelles et quand il est fait référence à une « évolution » de leur condition, c’est ici au sein d’un énoncé qui atteste de la pérennité des schèmes paternalistes et patriarcaux. de nous promouvoir, mais nous sommes à l’ère où nous ne pourrons nous laisser faire » ; ou encore « les hommes profitent plus que nous du tourisme, les femmes sont obligées de se contenter des miettes » ; « c’est comme dans les autres domaines, les hommes s’accaparent de tout ». Cette fois, la tradition est invoquée comme un prétexte au conservatisme : « les hommes sont plus impliqués que les femmes dans le tourisme car ils ont plus de moyens que nous, ils préfèrent que nous restions à la maison, ils se cachent derrière la tradition qui dit que la femme doit rester au foyer ». Le rôle que les hommes jouent dans la chaîne d’approvisionnement, de production et d’écoulement de l’artisanat est particulièrement dénoncé : « Les hommes ne laissent pas souvent les femmes faire le travail. Ils s’accaparent tout ». « Pendant la saison touristique, chacun trouve son compte qu’on soit hommes ou des femmes soit. (Mais) nous sommes toujours piétinées par les hommes. Nous sommes vraiment marginalisées car c’est toujours aux hommes que nous vendons nos produits à un prix très bas, mais ils prennent le soin de les revendre plus chers aux touristes ». Rares sont les femmes qui nuancent ce type de propos : « Quand les touristes arrivaient, les femmes ne comptaient pas sur les hommes. Elles n’attendaient pas que le mari donne de quoi préparer ». Notre deuxième constat est que cet état de fait est souvent justifié par cette continuité avec la tradition. Selon une teinturière : « la femme doit rester au foyer et l’homme doit sortir. Mais en restant à la maison, elle ne doit pas croiser les mains, elle doit pratiquer des activités manuelles pour épauler l’homme. La femme a aussi un rôle à jouer dans l’éducation des enfants. Pour ce qui me concerne, je pratique la teinture et le tricotage chez moi ». Pour certaines femmes donc, cette répartition des rôles présentée comme héritée de la tradition apparaît satisfaisante, voire gratifiante, précisément parce qu’elle conforte la tradition. Mais ces femmes sont aussi conscientes du fait que les savoir-faire qu’elles mobilisent dans l’économie touristique et l’image sociale qu’elles véhiculent répondent à une attente touristique : elles perçoivent chez les touristes le plaisir d’avoir affaire à des femmes pour des produits qu’ils associent fortement à l’image qu’ils se donnent des populations locales et au rôle que les femmes peuvent y jouer. Le contact touristique contribue alors à renforcer les positions et les identités sociales tout en le légitimant : « La venue des touristes renforçait notre identité car elle nous permet d’y veiller » ; « le tourisme nous donne une garantie quant à la préservation de notre identité culturelle ». Dans ce cas de figure, la mobilisation de l’identité de genre participe d’une forme de critique, de contestation, voire de résistance. Elle a pu susciter des initiatives qui se présentent alors comme de véritables alternatives à la situation dénoncée. Une Union des femmes artisanes d’Agadez a vu le jour 2 en réunissant six groupements professionnels . Une ONG Européenne, Takkayt, qui se qualifie d’ « association d’appui aux initiatives paysannes », a accompagné cette initiative en mettant à disposition du matériel nécessaire à la fabrication d’articles de maroquinerie. La responsable de cette union explique: « Nous tirions nos revenus de la vente des produits que nous confectionnions, c’est à dire les pochettes, les porte-monnaie etc. à raison de cinq mille francs CFA3 l’unité. La totalité de cette somme était remise à chacune des femmes membres des groupements. Il était fait obligation pour chaque femme de verser une somme forfaitaire de trois mille francs tous les quatre mois. » Cette initiative est clairement présentée comme l’expression du souci d’émanciper les femmes de la tutelle masculine, notamment en en faisant des acteurs autonomes dans la monétarisation de leur activité. C’est en raison de cet objectif d’émancipation que l’ONG Takkayt s’est associée à cette initiative. Notre troisième constat est plus spécifique à un groupe de femmes qui présente les choses sous un autre angle et se positionne différemment. Ces femmes se disent conscientes d’être enchâssées dans des rapports sociaux et politiques qui participent d’une culture et d’une idéologie qui les maintiennent dans une situation d’infériorité. Celles qui tiennent ce discours disent avoir compté sur le contexte touristique pour se soustraire à cette situation. En effet, elles témoignent encore aujourd’hui des frustrations subies à l’époque de l’apogée du tourisme à Agadez : « quand l’activité touristique marchait, les hommes nous empêchaient n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 5 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme de passage. A l’heure actuelle, le centre artisanal d’Agadez n’est que l’ombre de ce qu’il a été au début des années 1990 ; beaucoup de salles sont fermées ; seuls quelques artisans fréquentent les lieux, et quelques boutiques restent ouvertes pour d’éventuels visiteurs. Quelques structures collectives de production et de commercialisation ont été maintenues, mais elles ont du se repositionner. Notre quatrième et dernier constat a trait aux effets différents que le tourisme semble avoir joué dans l’évolution des identités de genre d’une part, et des identités ethniques d’autre part. Dans les entretiens que nous avons réalisés, les appartenances ethniques ont été peu évoquées par nos interlocuteurs pour décrire et analyser la parenthèse touristique à Agadez. Quand elles l’ont été, ce fut selon deux modalités : dans un premier type d’énoncé, il s’agissait de dire que les enjeux identitaires liés à la pérennisation ou à la transformation des activités féminines étaient similaires d’une ethnie à l’autre ; dans un second type d’énoncé, il s’agissait de constater que le tourisme avait contribué à faire évoluer les pratiques artisanales entre les ethnies et entre les castes au sein des ethnies. Ainsi l’artisanat chez les Touareg a longtemps été l’apanage de la caste des forgerons4 (inadan en tamasheq). Récemment, cette activité s’est diffusée dans les autres catégories sociales. C’est ainsi que l’on observe aujourd’hui que le terme « inamajalan » (artisan) est largement préféré à celui de « inadan ». Les entretiens réalisés semblent donc montrer que le tourisme a moins exercé son pouvoir de transformation sociale dans le domaine des identités de genre que dans d’autres. Dès avant les rébellions, quelques ONG européennes et nigériennes avait créé des réseaux d’écoulement vers l’Europe des produits artisanaux de la région d’Agadez. Mais la crise des années 2007-2009 en a compromis plusieurs. Aujourd’hui quelques initiatives tentent tant bien que mal de réorienter l’écoulement de la production vers les grandes villes sahéliennes. Des foires sont aujourd’hui organisées à un rythme quasi-mensuel entre les différentes capitales de la région – Ouagadougou, Dakar, Bamako, Niamey, etc. Les productions d’Agadez y sont commercialisées parmi beaucoup d’autres. En outre, le Salon International de l’Artisanat pour la Femme (SAFEM), bisannuel et circulant d’une ville à l’autre du Niger, constitue un débouché important pour l’artisanat féminin de tout le Niger. Ses objectifs sont, entre autres, de « promouvoir les produits artisanaux par et pour la femme, contribuer à l’autonomisation des femmes artisanes5 ». Tout en contribuant, avec l’urbanisation et la sédentarisation, à des métamorphoses importantes du rôle des femmes dans la société, le développement touristique à Agadez a donc pérennisé la force du couple hommes-femmes dans les représentations de la société en usage et suscité des positionnements identitaires différents de la part des artisanes pour tantôt en justifier les manifestations, tantôt pour les contester. Certaines se sont accommodées des assignations identitaires, justifiées par des références à la tradition ou encouragées par l’imaginaire touristique. D’autres ont vu dans cette ouverture économique et culturelle une motivation pour contester ces mêmes assignations. Cette ligne de clivage social et identitaire apparaît comme particulièrement vigoureuse et stable si on la compare à d’autres, pourtant plus médiatisées, comme celle des ethnies. Toutefois, ce type de filière de substitution, d’initiative privée ou étatique, ne peut remplacer en importance les ventes assurées autrefois et tout au long de l’année par le contact avec les touristes et les marchands transitant par Agadez. Ces tentatives de réorientation de la commercialisation des produits vers les salons professionnels sahéliens ont rencontré un succès modeste, leur ouvrant quelques débouchés certes, mais qui ne permettent pas d’écouler une production aussi importante à des conditions aussi avantageuses que dans la relation directe avec le touriste de passage. La crise du tourisme et de l’artisanat touristique à Agadez occupe une place importante dans les entretiens qui ont été conduits sur place. Pour en décrire les conséquences, le différentiel de genre n’est généralement pas invoqué: « Lorsque la saison touristique battait son plein, nous avions l’habitude d’encaisser plus de cent mille francs par jour dans notre boutique. Mais aujourd’hui avec l’insécurité, c’est à peine si nous gagnons mille francs par jour ». Une artisane commente ainsi la situation présente: « le tourisme avait une place de choix dans la vie des habitants d’Agadez car on vendait Le repositionnement des activités artisanales dans un contexte de crise touristique Avec les rébellions des années 1990 et 2000 et la montée en puissance d’Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), les touristes ont disparu et les femmes d’Agadez ont perdu leur principale clientèle n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 6 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme nos produits comme on voulait et chacun trouvait son compte. L’absence de l’activité touristique a créé aujourd’hui un déséquilibre économique fatal à Agadez. C’est pourquoi, tous les chasse-touristes se sont transformés en véritable délinquants ». Une différence de degré dans l’exposition à la crise des hommes et des femmes n’est que très exceptionnellement mentionnée : « C’est pourquoi nous demandons à l’Etat de tout mettre en œuvre pour ramener la paix, une paix durable en aidant surtout la femme qui est la plus vulnérable ». Conclusion Au final, il apparaît que le tourisme à son apogée à Agadez a sensiblement changé la nature des activités dans la ville et contribué à donner aux femmes touarègues un rôle économique significatif. Toutefois, l’implication de ces dernières dans l’activité touristique et l’artisanat, bien qu’elle ait été nouvelle pour beaucoup, n’a pas engendré de changement significatif dans les rapports de genre tels qu’ils préexistaient, notamment en raison de la pérennisation des représentations identitaires prévalant au sein des populations. Les identités genrées ont plutôt été confortées même si une minorité de personnes se sont efforcées de les renégocier. Pourtant, nos analyses de terrain nous conduisent à penser que certaines productions artisanales réalisées par des hommes résistent mieux à la crise du tourisme que la grande majorité des productions féminines. C’est notamment le cas des bijoux en argent, plus particulièrement encore des croix du sud ou croix d’Agadez dont les hommes forgerons ne sont fait les spécialistes. Ces bijoux continuent de s’écouler à travers l’Afrique du Nord-Ouest et en Europe à la faveur de circuits mis en place pendant la parenthèse touristique. Bien davantage que les femmes dont la mobilité géographique est contrainte par les contraintes sociales et culturelles, notamment l’obligation qui leur est faite de tenir le foyer et de s’occuper de la famille, les hommes ont pu migrer vers Niamey pour y déplacer leur activité artisanale au service des touristes ou se déplacer à travers le continent, voire l’Europe, pour exporter leur savoir-faire et leurs productions. En tout état de cause, la crise du secteur provoquée par les rébellions touarègues a eu de profondes conséquences sur la situation économique et sociale de ces femmes. Elles ne peuvent plus attendre de profits du marché touristique de proximité pour la commercialisation de leurs productions, ni espérer conserver le modeste degré d’autonomisation financière acquise à cette occasion. Celles qui misaient sur l’économie touristique pour faire évoluer les rapports de genre se voient privées de ressources pour leur action sociale et politique. Les circuits de commercialisation des productions artisanales mis en place en guise de compensation n’apparaissent pas porteurs des mêmes ressources en la matière ; ils n’en ont d’ailleurs pas la prétention. REMERCIEMENTS L'auteure remercie chaleureusement le Fonds National de la Recherche Scientifique Suisse pour avoir financé le projet de recherche (IZ70Z0_123903) dans le cadre duquel ce travail a été conduit. NOTES 1 Analyse diagnostique de la situation de la femme au Niger, 2000. Il s’agit de Sabara Akan Faya, Imordonafala, Alhéri, Agargari Saka, Adili Kaya, N’wala, Tudu Biano. Il s’agit de noms en haoussa symbolisant la qualité ou la fonction du groupement : par exemple montagne du Biano, succès, bravoure, etc.. 3 A peu près 8 euros. 4 Les forgerons sont membres d’une caste, groupe qui se définit par son caractère héréditaire et endogamique et par l’appartenance de ses membres à une même entité ethnique. Contrairement à leurs homologues de l’ouest du Niger, les forgerons touaregs ne sont pas considérés comme membres d’une caste inférieure. Avec le tourisme, c’est un métier qui a été revalorisé. Traditionnellement, les forgerons sont considérés comme détenteurs de pouvoirs mystiques. 5 Extrait du décret créant le SAFEM. 2 BIBLIOGRAPHIE Bisilliat J., 1992, Face aux changements. Les femmes du Sud, Paris, L’Harmattan. n°2 – 2012 – Tourismes et dynamiques identitaires 7 Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme Bisilliat J., Vershuur C., 2000, « Le genre un outil nécessaire, introduction à une problématique », Cahiers Genre et Développement, n°1. Dankelman I. & Davidson A, 1988, Women and Environment in the third world : Alliance for the future, Earthscan in association with IUCN. Debarbieux B., Rudaz G., 2011, « ‘Mountain women’: silent contributors to the global agenda for sustainable mountain development », Gender, Place & Culture: A Journal of Feminist Geography, article on line first. Hemmati M., 2000, Women and sustainable development: from 2000 to 2002, in Dodds F. (ed), Earth Summit 2002. Issyad Ag Kato, 2003, Le développement durable, une chance pour les femmes et la culture touarègues du Niger, Conférence donnée à l’Université européenne d’été de Chalons-en-Champagne, disponible sur www.tamazgha.fr, consulté le 26 septembre 2012. 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