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Vies consacrées, 83 (2011-3), 192-201
Le transfert de la grâce
Une approche théologique des Dialogues des
Carmélites de Poulenc
Depuis Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer, l’apparition
sur une scène lyrique de religieuses — ou bien en l’occurrence
de leurs fantômes — se traduit généralement en termes de mélodrame ou d’hystérie. Les Dialogues des Carmélites, de Poulenc,
s’opposent à Suor Angelica, volet central du Triptyque de Puccini,
dont l’action se passe dans un couvent, en ne faisant appel qu’à
des voix féminines. L’œuvre de Poulenc est la seule qui s’appuie
sur une vision authentique de la vie religieuse et qui, sur un
texte d’une austérité redoutable, a pourtant réussi à constituer
un véritable opéra sans jamais fausser l’optique du livret. Elle
­approfondit au contraire le contenu spirituel du texte de Bernanos tout en lui apportant l’enveloppe charnelle qui peut-être lui
faisait défaut∞∞: une musique qui unit dans l’équilibre le pathétique et la retenue, le charme autant que l’austérité du Carmel.
Le souci essentiel de Poulenc a été de mettre en valeur le texte
littéraire pour le faire entendre1. Voici ce qu’il en dit à Pierre
­Bernac∞∞: «∞∞Orchestration très claire pour laisser passer le texte∞∞»2.
Comme dans ses deux opéras en un acte Les mamelles de Tirésias
1. Régine Crespin partageait, du moins au départ, un autre avis que celui de Francis
Poulenc à propos du texte de Bernanos∞∞: «∞∞Pour moi, la langue de Bernanos se suffisait
à elle-même et le sujet du livre me paraissait trop vaste, trop lourd, trop sérieux pour
qu’on l’habille de musique. […] Quelques jours plus tard, chez lui, il m’a joué au piano
l’air de la prison ainsi que le final, la scène de l’échafaud. J’en ai eu le souffle coupé et j’ai
rendu les armes, séduite, en fait, beaucoup plus par l’aspect vocal du rôle qu’il me destinait — l’air de la prison est divinement écrit, mélodique et harmonieux — que par l’allure
générale de l’œuvre∞∞». Régine Crespin au cours de sa carrière passera d’une Prieure à
l’autre∞∞: «∞∞En fait, pendant les dix-sept années où j’ai chanté le rôle de Madame Lidoine,
j’étais verte de jalousie envers celle qui chantait la Première Prieure.[…] Poulenc s’en
était rendu compte et m’avait prédit que je le chanterais vers mes quarante-cinq ans∞∞».
R. Crespin, D’une Prieure à l’autre, propos recueillis par F. Gastellier, in Poulenc, Dialogues des Carmélites, L’Avant-Scène Opéra, mai 1983, no 52, pp. 104-107. Voir également
R. Crespin, À la scène, à la ville, Mémoires, éd. Actes Sud, Babel 1997, pp. 167-173.
2. Lettre à Pierre Bernac, 22 août 1953. F. Poulenc, Correspondance 1910-1963, réunie,
choisie, présentée et annotée par Myriam Chimènes, Paris, Fayard, 1994, p. 758.
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Le transfert de la grâce
et La Voix humaine, Poulenc se révèle un génie de l’instrumentation. Sa musique, intense et transparente, jamais atonale, — il
dira d’ailleurs que ses pauvres Carmélites «∞∞ne peuvent chanter
que dans le ton∞∞»3 — se distingue par une poésie sonore pleine
d’émotions. Dans une lettre à Henri Hell, le compositeur s’étonne
lui-même∞∞: «∞∞Je n’aurais jamais cru que je pourrais écrire une
œuvre de ce ton…∞∞», ajoutant un peu plus loin que le public en
aurait froid dans le dos4. Cependant, il est bien conscient «∞∞qu’un
tel sujet comporte sa part de martyre∞∞»5.
Quelques mots sur l’origine de ce texte. À l’origine, Bernanos
avait été chargé de composer les dialogues d’un scénario cinématographique, lui-même tiré de la célèbre nouvelle de Gertrud
von Le Fort. Cette dernière, convertie au catholicisme en 1926, a
construit une œuvre tout entière fondée sur le thème de la grâce.
En 1931, elle signa donc La dernière à l’échafaud (Die Letzte am
Schafott), une nouvelle écrite sous la forme d’une longue lettre
ayant pour thème la marche au martyre de seize carmélites de
Compiègne qui furent guillotinées en place de Grève, le 17 juillet
1794. Ce texte s’appuyait lui-même sur les mémoires de Marie
de l’Incarnation, l’une des carmélites.
À partir de son nom, von Le Fort invente dans ce récit le personnage central de Blanche de la Force. L’angoisse de Blanche
face au régime de la Terreur était sans doute le reflet de celle que
ressentait l’auteur face à la montée du nazisme6. Mais l’œuvre
de Bernanos est profondément différente du récit allemand, ne
serait-ce que parce que Bernanos se trouvait lui-même à la veille
de sa propre mort.
Poulenc effectuera lui-même, «∞∞avec un immense respect∞∞», le
découpage du texte de Bernanos qu’il réduit de moitié environ.
3. De Cannes, il écrit à ce sujet à Henri Sauguet∞∞: «∞∞Comment va Paris∞∞? Se dodécaniset-il à toute allure∞∞? Les Carmélites, les pauvres, ne peuvent chanter que dans le ton. Il faut
leur pardonner∞∞»∞∞; op. cit. p. 782.
4. Lettre à Henri Hell, 14 février 1954, op. cit. p. 785.
5. Lettre à Georges Auric, 22 septembre 1953, op. cit. p. 768.
6. Citation de Gertrud Von Le Fort∞∞: «∞∞Ce n’est pas le destin des seize Carmélites qui fut
le point de départ de cette fiction, mais le personnage de la jeune Blanche. D’un point de
vue historique, elle n’a jamais existé, mais elle a reçu le souffle de la vie de mon esprit
intérieur, et on ne peut la détacher de cette origine, qui est la sienne. Née dans l’horreur
profonde d’une époque assombrie par les signes de la destinée, ce personnage m’est venu
comme l’emblème d’une époque à l’agonie travaillant à sa propre ruine∞∞».
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Dominique Goblet, o.praem.
Relatant la genèse de l’œuvre, il fait remarquer que «∞∞c’est mal me
connaître que de s’étonner de ma collaboration avec Bernanos.
Sa conception spirituelle est exactement la mienne et sa violence
répond parfaitement à un côté total de ma nature, qu’il s’agisse du
divertissement ou de l’ascèse∞∞»7.
La mort et la peur de la mort∞∞: c’est dans la métaphysique la
plus essentielle que s’enracine l’opéra de Poulenc, à travers le
texte de Bernanos. Les Dialogues des Carmélites sont l’histoire la
plus «∞∞entre les lignes∞∞» qui soit∞∞; c’est une longue méditation sur
la mort venant d’un homme qui se sait condamné. Le «∞∞silence∞∞»
du texte mène vers ces lieux de l’âme où s’affrontent la Grâce et
la liberté de l’homme. Le drame progresse, en une admirable
ascension, de la peur et de la détresse personnelles aux sommets
de l’accomplissement de la Grâce. Ici, psychologie et surnaturel
sont étroitement liés. Le thème de la Communion des Saints traverse tous les Dialogues. Participant à la mort rédemptrice du
Christ, la Prieure contribue au rachat des âmes, et la mort de
Blanche, incompréhensible dans une perspective rationnelle,
s’explique par la logique et la puissance de la Grâce et de la Communion des Saints.
On peut également avancer, sans tomber dans l’excès, que
Poulenc «∞∞l’anxieux∞∞» espérait une préfiguration de sa propre
fin dans la mort «∞∞visitée par la grâce∞∞» de Blanche∞∞: c’est par sa
fragilité qu’il a été séduit. «∞∞Blanche c’était moi et elle est encore
moi∞∞»8.
Ce sont ces différents thèmes théologiques et spirituels que
ces pages voudraient explorer. Que se cache-t-il derrière la peur
de la mort, le transfert de la grâce, le martyre, la Communion des
saints∞∞? Avant d’entrer dans ces sujets, je propose de retracer en
quelques lignes l’itinéraire spirituel qui va mener Poulenc des
Litanies à la Vierge noire aux Dialogues des Carmélites.
7. «∞∞L’Opéra de Paris∞∞», no 14, 1957. À ce sujet François Mauriac écrivit dans son BlocNotes du 2 février 1963, le jour même des funérailles de Francis Poulenc∞∞: «∞∞Poulenc
venait de recevoir des Italiens la commande d’un opéra sur le thème du Dialogue
des Carmélites. Son enthousiasme m’étonnait, m’agaçait un peu. J’ignorais tout alors
de son inspiration religieuse et le jugeais en secret bien présomptueux. La communion
des saints ne me semblait pas à sa mesure∞∞». In Poulenc, Dialogues des Carmélites, Un
itinéraire spirituel, Jean Roy, L’Avant-Scène Opéra, op. cit. p. 36.
8. Lettre à Hervé Dugardin, 30 mars 1958, op. cit. p. 890.
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Le transfert de la grâce
Des Litanies aux Dialogues, un itinéraire spirituel
Souvent, on a reproduit la formule de Claude Rostand selon
laquelle Poulenc aurait été moine et voyou9. Même si Francis
Poulenc ne récusait pas cette étiquette en disant∞∞: «∞∞Comme l’a
très bien dit Claude, il y aura toujours en moi du moine et du
voyou∞∞»10, ne convient-il pas d’aller au-delà de ce cliché un peu
caricatural pour découvrir le visage authentique de ce musicien∞∞?
Depuis le Bestiaire et la Rhapsodie nègre, les Mouvements Perpétuels jusqu’aux Dialogues des Carmélites et La Voix humaine,
que de chemin parcouru, quelle évolution∞∞! Il est évident que l’on
ne parvient pas, du premier coup, à de tels sommets. Au sujet du
parcours de Poulenc, Henri Sauguet affirmait avec beaucoup de
justesse∞∞: «∞∞Œuvre par œuvre, Francis Poulenc, d’un pas désinvolte, heureux, cocasse, charmeur, s’est épanoui librement, sans
changer d’orientation, d’itinéraire, de destination. […] Il a conquis
des terres et des lieux auxquels il semblait bien peu prédestiné et
qu’il a faits siens∞∞»11.
Jusqu’en 1936, aucune œuvre d’inspiration sacrée ne figure à
son catalogue, déjà riche de près de vingt ans de production.
C’est donc en 1936, alors que rien ne le laisse présager, que le
compositeur revient à la foi de son enfance et écrit ses Litanies
à la Vierge Noire∞∞; dès lors, rares seront les années qui ne verront
pas la création d’une œuvre sacrée. Poulenc se trouve alors en
vacances à Uzerche, où il répète avec le baryton Pierre Bernac et
le chef de chœur Yvonne Gouverné les programmes de concerts
de la saison suivante. La nouvelle de l’accident mortel de son ami
le compositeur et critique Pierre-Octave Ferroud12 lui parvient
alors qu’il projette de visiter le sanctuaire de la vierge Noire de
9. «∞∞Le moine et le voyou. Il y a deux personnes chez Poulenc∞∞: il y a, si j’ose dire, du moine
et du voyou. C’est le second qui a signé le nouveau concerto. Un mauvais garçon, sensuel
et câlin, polisson et attendri, gracieux et brusque, aristocrate et peuple, et qui a infiniment de distinction dans l’accent faubourien∞∞». Article de Claude Rostand publié dans
Paris-Presse du 26 juillet 1950, à propos de la première audition du Concerto au Festival
d’Aix-en-Provence.
10. Lettre à Hélène Jourdan-Morhange, 22 août 1950, op. cit. p. 693.
11. Henri Sauguet, L’œuvre lyrique de Francis Poulenc, in Poulenc, Dialogues des Carmélites, L’Avant-Scène Opéra, op.cit. p. 4.
12. Le compositeur Pierre-Octave Ferroud avait été littéralement décapité dans un
accident automobile à Salzbourg, le 17 août 1936.
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Dominique Goblet, o.praem.
Rocamadour, situé à quelques kilomètres de là. Cette mort brutale impressionne profondément Poulenc.
Yvonne Gouverné narre cette «∞∞visite∞∞» — qu’il faudrait peutêtre considérer comme une «∞∞visitation∞∞» —, et ajoute ce détail
qui n’est pas sans importance∞∞: «∞∞Rien ne s’est passé en apparence
et pourtant tout était changé dans la vie spirituelle de Poulenc.
[…] De retour à Uzerche, il se mit aussitôt à écrire l’œuvre si pure
pour chœur de femmes et orgue∞∞»13. Voici comment Poulenc revient
sur le «∞∞choc∞∞» de Rocamadour dans ses Entretiens avec Claude
Rostand, en 1953, au moment même où le musicien entreprenait
la composition des Dialogues des Carmélites∞∞: «∞∞Frappé de stupeur. Songeant au peu de poids de notre enveloppe humaine, la
vie spirituelle m’attirait à nouveau∞∞»14.
Si les Dialogues des Carmélites ont croisé par un heureux
hasard la route de Francis Poulenc, le musicien s’y était préparé
à son insu. «∞∞En plein milieu de la vitrine d’un libraire de Rome,
relate Poulenc, les Dialogues semblaient m’attendre∞∞»15. Plongé
dans la composition de ses œuvres avec une concentration extraordinaire, Poulenc va s’identifier à ses personnages. Pierre Bernac abonde dans ce sens, rattachant la dépression de 1954 à ce
phénomène d’identification∞∞: «∞∞Ces dames de Compiègne ne sont
certainement pas étrangères à cette grande crise. Si Blanche de la
Force et la première Prieure lui ont transmis leur crainte de la
mort, on peut au moins l’expliquer en partie par l’intensité avec
laquelle il a réussi à les faire revivre∞∞»16.
Une fois encore, les lettres de Poulenc montrent à quel point
il s’investissait dans son sujet, friand de descriptions qui faisaient
croire à la réalité. Poulenc écrit à Simone Girard, la confidente
des bons et des mauvais jours∞∞: «∞∞La mère Prieure me permettant
de vous écrire ces quelques lignes, j’en profite. Je ne savais pas la
vie si austère au Carmel∞∞»17. Ou bien encore, écrivant à Pierre
13. Yvonne Gouverné, p. 21, cité dans Francis Poulenc, Correspondance 1910-1963,
op. cit. Note 9, p. 426.
14. Francis Poulenc, Entretiens avec Claude Rostand, éd. Julliard, 1954.
15. «∞∞L’Opéra de Paris∞∞» (N°14, 1957).
16. Pierre Bernac, Lettre à X, 17 juillet 1954, (collection particulière).
17. Lettre à Simone Girard, 1er septembre 1953, in F. Poulenc, Correspondance, op.cit.,
p. 761.
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Le transfert de la grâce
Bernac, il dit∞∞: «∞∞Je ne viendrai pas à Paris […] parce que Mère
Prieure m’interdit de sortir de la clôture∞∞»18.
Bien entendu, le Poulenc des Dialogues restera toujours
Francis Poulenc. Il dira∞∞: «∞∞Il faut toujours du terreau humain
pour faire pousser des lys∞∞»19. Le 21 octobre 1955, son ami Lucien
Roubert décède des suites d’une pleurésie cancéreuse, le compositeur écrit alors à Simone Girard et précise∞∞: «∞∞Les Carmélites
achevées de recopier exactement à l’heure même où mon pauvre
grand rendait le dernier soupir. […] Qui dira jamais assez le secret
de certaines œuvres∞∞? […] J’espère que lorsque viendra ma vraie
mort je saurai alors mourir… comme Blanche∞∞»20.
La peur de la mort
Bernanos situe dans un drame terrestre cette grande partenaire de la vie humaine qu’est la mort. De la mort en couches
de la mère de Blanche jusqu’au martyre des Carmélites, en passant par la mort de la Prieure, la mort traîne, passe et repasse.
Elle tisse toute la trame des paroles de cette œuvre, depuis les cris
de la foule entourant le carrosse, repris dans ceux des révolutionnaires envahissant le Carmel et jusque dans la rumeur de la
foule qui cerne les suppliciées. Dans toutes ses œuvres, Poulenc
ne tentera jamais autre chose que de surnaturaliser l’angoisse
humaine. Il y parvient en comprenant que l’angoisse du Christ à
Gethsémani et son agonie donnent leur sens à toute agonie
humaine, ou plutôt, que c’est lui qui agonise dans chacune de
nos agonies. Bernanos l’avait déjà dit, dans une page de La Joie,
où l’abbé Chevance déclarait∞∞: «∞∞En un sens la Peur est tout de
même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi Saint… Ne vous
y trompez pas, elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède
pour l’homme∞∞»21.
La Passion du Christ se trouve donc au centre des Dialogues
des Carmélites. Chaque religieuse doit être confrontée au mal∞∞:
18. Lettre à Pierre Bernac, 11 septembre 1953, op. cit. p. 764.
19. Lettre à Simone Girard, 6 mars 1957, op. cit. p. 863.
20. Lettre à Simone Girard, 31 octobre 1955, op. cit. p. 831.
21. Bernanos, in La Joie, II, 4, extrait des Œuvres romanesques suivi de Dialogues des
Carmélites, Pléiade, Paris, Gallimard, 1961, p. 675.
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Dominique Goblet, o.praem.
la peur chez la première Prieure et Blanche, l’orgueil chez Mère
Marie…∞∞; mais également, à la souffrance, à la solitude, aux tentations, comme l’a été le Christ au Jardin des Oliviers. Dès le
début, le sens donné au déroulement de l’histoire s’exprime par
Blanche∞∞: «∞∞Il n’y a jamais eu qu’un seul matin, celui de Pâques∞∞!∞∞»
La Passion et la Résurrection se renouvellent chaque jour de la
destinée humaine. La peur humaine face à la mort va se «∞∞transfigurer∞∞» en s’accordant avec l’évocation de celle du Christ.
Poulenc est parvenu à mobiliser tous les moyens que la
musique mettait à sa disposition pour relever l’ambitieux défi de
donner une expression authentique aux sentiments humains et
aux angoisses existentielles. Le personnage principal, fictif, est
Blanche de la Force, âme craintive, qui a peur pour ainsi dire
même de son ombre. Mais en entrant au Carmel et en prenant
le nom de Sœur Blanche «∞∞de l’Agonie du Christ∞∞», elle montre
qu’elle choisit de surmonter ses peurs pour entrer volontairement et durant toute sa vie dans l’angoisse du Christ à Gethsémani. C’est le premier signe du sens profond de sa vocation audelà de la superficialité dans laquelle on la devine. Tout l’opéra
nous renvoie à Gethsémani, c’est-à-dire au lieu et à l’angoisse
qu’une âme éprouve lorsqu’elle se sent abandonnée de Dieu.
C’est également l’époque tout entière qui est à Gethsémani∞∞;
nous nous situons en 1798. C’est Blanche qui éprouve sans arrêt
cette angoisse métaphysique∞∞; puis ce sera la Prieure, frappée de
plein fouet par la nuit du mont des Oliviers, au moment de mourir. Dans la cellule de l’infirmerie (Acte I, 4e tableau), après trente
ans de vie conventuelle, elle est seule «∞∞absolument seule, sans
aucune consolation∞∞», comme le Christ à Gethsémani∞∞; elle délire
et meurt en disant∞∞: «∞∞mort…peur de la mort∞∞». Elle entre finalement dans «∞∞une mort trop petite pour elle∞∞», comme si on lui avait
envoyé par erreur la mort d’une autre. La Prieure sacrifie sa mort
en prenant sur elle, par avance, l’agonie de Blanche, anticipant
le martyre que subiront les autres carmélites. La Prieure meurt
pour Blanche ou, plus exactement, agonise pour sa fille spi­
rituelle, «∞∞l’enfant de sa vieillesse∞∞», «∞∞la plus chère à son cœur∞∞».
Le nom même de l’agonie circule de l’une à l’autre, l’épisode de
la Prieure qui jadis avait pensé entrer en religion sous ce même
nom ne servant que de prétexte dramatique. En effet, la Prieure,
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Le transfert de la grâce
avant de mourir, avouera que ce nom de Blanche de l’Agonie du
Christ, elle avait pensé le prendre, mais qu’elle avait reculé sous
l’avertissement de la Prieure d’alors∞∞: si on entre dans Geth­
sémani, on n’en ressort plus. Blanche est entrée au Carmel en
prenant, avec le nom «∞∞de l’Agonie du Christ∞∞» toutes les angoisses
que la Prieure n’avait finalement pas osé endosser, puisqu’elle
avait rebroussé chemin devant ce nom si terrible. Blanche, en
quelque sorte, s’est substituée à la Prieure en revêtant les craintes
et les angoisses de l’agonie. À son tour, la Prieure «∞∞prendra la
place∞∞» de Blanche en mourant dans l’angoisse et offrira ainsi à
la jeune novice une mort paisible quand ce sera son tour… Voilà
le transfert des destinées.
Le transfert de la grâce
L’horrible agonie de la Prieure représente une sorte d’échange
mystique, comme si sa mort atroce rachetait le sacrifice de la
pauvre Blanche tourmentée par l’angoisse. On retrouve ici un
autre motif de ce drame∞∞: l’idée de mourir pour autrui.
Poulenc a souligné à plusieurs reprises que le transfert de la
grâce était le thème central de la pièce de Bernanos. Dans ses
Entretiens avec Claude Rostand, en parlant des Dialogues des
Carmélites, il n’hésite pas à les définir de cette manière∞∞: «∞∞Si c’est
une pièce sur la peur, c’est également et surtout, à mon avis, une
pièce sur la grâce et le transfert de la grâce. C’est pourquoi mes
carmélites monteront à l’échafaud avec un calme et une confiance
extraordinaires. La confiance et le calme ne sont-ils pas à la
base de toute expérience mystique∞∞?∞∞»22. Dans une lettre à Pierre
Bernac, il affirme que «∞∞C’est toute la pièce∞∞»23.
Dans son approche de l’œuvre, Francis Poulenc reconnaît
l’importance de l’idée fondamentale pour Bernanos de la «∞∞réversibilité∞∞» des destins dans la mort∞∞: «∞∞J’ai tout naturellement commencé mon travail par le dialogue entre Mme de Croissy et Blanche, au premier acte. Ce qui, pour moi, compte autant que la «∞∞peur
de Blanche∞∞», c’est l’idée si bernanosienne de la communion des
22. F. Poulenc, Entretiens avec Claude Rostand, Paris, Julliard, 1954, pp. 213-214.
23. Lettre à Pierre Bernac, 19 décembre 1953, in Correspondance, op. cit. p. 777.
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Dominique Goblet, o.praem.
saints et du transfert de la grâce. C’est pour cela que j’ai essayé de
rendre «∞∞sensible∞∞» au maximum la scène dans laquelle Constance,
cette adorable soubrette de Dieu, explique∞∞: «∞∞qu’on ne meurt pas
chacun pour soi mais les uns pour les autres 24∞ ».
Dans la théologie catholique, les saints, vivants et morts,
­forment une communauté spirituelle où l’on peut intercéder
les uns pour les autres. La vie du corps mystique du Christ est
un échange perpétuel où chacun tient le rôle qui lui incombe.
Participant à la mort rédemptrice du Christ, la Prieure contribue
au rachat des âmes. Et la mort de Blanche, incompréhensible
dans une perspective rationnelle, s’explique tout à fait par la
logique et la puissance de la Grâce et de la communion des Saints.
Cette communion se réalise sous deux formes∞∞: l’une horizontale, qui unit les hommes entre eux, l’autre verticale, qui s’établit
avec le Christ «∞∞mort pour tous∞∞», de sorte que ce que chacun fait
ou souffre dans et pour le Christ porte du fruit pour tous25.
Ce «∞∞transfert de la grâce∞∞», cœur de la pièce de Bernanos,
va se développer jusqu’à un échange de destinées et de morts.
La première Prieure n’a pas eu la mort édifiante que sa vie vertueuse méritait. Ce n’est pas une injustice, mais au contraire un
sacrifice, où la religieuse a pris la peur d’une autre, la mort qui
aurait dû normalement être celle d’une autre. En d’autres termes,
l’angoisse de son agonie n’était pas vraiment la sienne, mais
celle, future, d’une anxieuse qui aura au contraire une mort
­courageuse. La première Prieure est morte en quelque sorte à la
place de Blanche et l’a délivrée de sa peur. C’est ce que déclare
Constance26, dans son langage imagé, dans une phrase clé, à la
fin du premier interlude de l’acte II∞∞: «∞∞On ne meurt pas chacun
pour soi mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place
24. F. Poulenc, Cahier de l’Herne, Georges Bernanos, Paris, 1962, réédition 1967, p. 156.
25. Catéchisme de l’Église Catholique, Mame/Plon, 1992, p. 206. cf. Lumen Gentium
no 49∞∞: «∞∞En effet, tous ceux qui sont du Christ et possèdent son Esprit, constituent une
seule Église et se tiennent mutuellement comme un tout dans le Christ (cf. Eph. 4, 16).
Donc, l’union de ceux qui sont encore en chemin avec leurs frères qui se sont endormis
dans la paix du Christ n’est nullement interrompue∞∞; au contraire, selon la foi constante
de l’Église, cette union est renforcée par l’échange des biens spirituels∞∞».
26. Tout à l’opposé de Blanche, entrée au couvent pour fuir l’existence du monde,
Sœur Constance a choisi librement la vie religieuse. Le personnage de cette dernière
est largement inspiré de la figure de sainte Thérèse d’Avila qui a réformé le Carmel
en 1562. Constance, par ses réparties et ses intuitions, incarne également «∞∞l’esprit
d’enfance∞∞» cher à Thérèse de Lisieux.
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Le transfert de la grâce
des autres, qui sait∞∞?∞∞» Poulenc citera cette phrase dans une lettre
à Pierre Bernac datée du 19 août 1955∞∞: «∞∞Comme je vous l’ai déjà
écrit, la phrase de Bernanos «∞∞On ne meurt pas chacun pour soi…
mais les uns à la place des autres∞∞» me hante∞∞»27.
Et Constance d’en donner l’interprétation∞∞: «∞∞Ça veut dire que
cette autre, lorsque viendra l’heure de la mort s’étonnera d’y entrer
si facilement, et de s’y sentir confortable…∞∞» Cette «∞∞autre∞∞» dont
la Prieure a assumé par avance la mort, n’est pas nommée, mais
il s’agit bien entendu de Sœur Blanche. Cette dernière «∞∞régé­
nérée∞∞», délivrée de toute peur, pourra monter calmement à
l’échafaud, en chantant la fin du Veni Creator.
- Dominique Goblet, o.praem.
Abbaye Notre-Dame de Leffe
BE – 5500 Dinant
On connaît sans doute ce Dialogue des Carmélites écrit par G.Bernanos
d’après la nouvelle de G.von Le Fort («∞∞La dernière à l’échafaud∞∞») qu’inspirait le martyre des Carmélites de Compiègne, durant la Révolution
française. L’opéra qu’en tira Francis Poulenc demeure un événement
musical insurpassé en même temps que l’aboutissement d’un itinéraire
spirituel devenu quête théologique∞∞: «∞∞Que se cache-t-il derrière la peur de
la mort, le transfert de la grâce, le martyre, la Communion des saints∞∞»∞ ?
a
27. Lettre à Pierre Bernac, 19 août 1955, op. cit. p. 826.
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