Cosimo Santese - Centre Hospitalier Alès

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Cosimo Santese - Centre Hospitalier Alès
Comme de l’huile à une lampe
Cosimo Santese*
« Ce qui m’étonne c’est que dans notre société, l’art n’est plus de rapport qu’avec les objets
et non pas avec individus ou avec la vie … La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être
une œuvre d’art ? »1
On débattait il y a quelques semaines à peine et on débat encore d’un nouveau projet de loi
visant à renforcer la contrainte sur les malades mentaux. Rien sur la disparition de 50 000 lits
de psychiatrie en 30 ans, rien sur la réduction des temps de séjour, rien sur ces malades
devenus SDF ou occupent, de plus en plus nombreux, les cellules des prisons à la place des
chambres d’hôpitaux disparues. Rien pour dénoncer le fait qu’ils sont plus souvent agressés
qu’agresseurs et qu’ils meurent d’esseulement et de précarité. Peu importe tout cela car petit à
petit le fou redevient le bouc-émissaire des ratés et des malheurs de notre société en devenant
le fou dangereux, objet de toutes nos peurs.
Pourtant, hasard du calendrier, c’est aussi le moment où l’on célèbre les 50 ans de l’histoire
de la folie de Michel Foucault et le 500° anniversaire de L’éloge de la folie d’Erasme de
Rotterdam. Hasard de la géographie, Erasme est le nom donné à l’hôpital où le président de la
république prononça le 2 décembre 2008 un discours qui ouvrait la voie aux nouvelles formes
de contraintes concernant les malades mentaux. D’un discours à l’autre l’écart est grand. En
1509 Erasme faisait dire à la folie : « Quels que soient les propos que le monde tient sur mon
compte (car je n'ignore pas combien la Folie est mal famée, même auprès des plus fous), il
n'est pas moins vrai que c'est moi, oui, moi seule, qui ai le secret d'égayer les dieux et les
hommes. Ce qui le prouve hautement, c'est qu'aussitôt que j'ai paru au milieu de cette
nombreuse assemblée pour prendre la parole, une joie extraordinaire a brillé sur toutes les
figures. Soudain, vos fronts se sont déridés; vous avez applaudi par des rires si aimables et si
joyeux qu'assurément, tous tant que vous êtes, vous me paraissez ivres du nectar des dieux
d'Homère, mélangé de népenthès2, quand tout à l'heure, sombres et soucieux sur vos bancs,
on vous eût pris pour des échappés de l'antre de Trophonius3. De même que quand le soleil
montre à la terre sa face éclatante et radieuse, ou que, après un rude hiver, le printemps
reparaît, ramené par les zéphyrs, tout change aussitôt d'aspect, la nature rajeunie se pare de
riantes couleurs; de même, dès que vous m'avez aperçue, vos visages se sont transformés.
Ainsi, tandis que d'habiles rhéteurs, par de longs discours soigneusement préparés,
parviennent difficilement à dissiper l'ennui, moi je n'ai eu qu'à me montrer pour en venir à
bout. »
1
Michel Foucault
Plante carnivore
3
Architecte qui avec son frère Agamède construisit le temple d’Apollon à Delphes
2
En 2008, le président réduisait le fou à un danger dont il fallait protéger la société par
quelques de mesures voyantes et coercitives : bracelet de géo-localisation, création d’unités
fermées avec système de vidéo surveillance, création de chambre d’isolement à sécurité
renforcée, quatre unités pour malades difficiles. Déclinaison d’une clinique nouvelle de
l’exclusion et de la contention car rien sur la pénurie de psychiatres suffisamment formés, sur
la désinstitutionalisation du service public hospitalier, sur les effets de la logique d’entreprise
appliquée aux hôpitaux, sur l’effacement des pratiques de soins relationnelles au profit de
rééducations comportementales et de traitements chimiothérapiques plus rentables.
L’objectif de ce discours ne paraissait pas autre que de fournir à l’opinion publique
l’assurance de la volonté politique de normaliser l’ensemble de la société. En profitant de
l’émotion suscitée par le drame de Grenoble le pouvoir s’est immiscé dans l’intimité de la
relation de soin jusqu’à en dicter les conduites et les pratiques. Peut-être qu’un jour ce seront
les préfets qui rédigeront les ordonnances. Ce sera une solution face à la carence de
psychiatres.
Et si nous ne pouvons qu’être d’accord avec le souci d’éviter de telles tragédies, la question se
pose des moyens pour y parvenir et des conditions sociales et historiques qui peuvent
conduire à de tels drames, ce que le philosophe François Jullien appelle le
« configurationnel » qu’on pourrait aussi appeler les circonstances, l’ambiance, l’histoire. Car
derrière ce coup d’éclat médiatique et politique se pose la question de l’existence même de
ceux qui ont occupé une place dans ce drame. Pourtant de leur histoire … rien. L’actualité
brulante et aveuglante a fait disparaitre l’épaisseur existentielle des protagonistes, l’intérêt
politicien a comme pillé leur existence et leur vie. Seuls demeurent les indéfinis, inquiétante
étrangeté d’ombres menaçantes : d’un côté un fou dangereux, récidiviste, de l’autre une
victime qui aurait pu être n’importe qui d’entre nous. Indéfini des êtres sans visage, réduits à
cette seule laideur propice à toutes les peurs et à tous les excès. Pour Lévinas4 au contraire le
visage dans son dénuement et sa vulnérabilité nous convie à nous sentir responsable d’autrui,
car le visage est porteur d’une histoire, le visage témoigne de l’existence d’autrui et contrarie
la volonté de le faire disparaitre.
Voilà qui nous rapproche un peu plus du thème de cette journée, écrire la folie, écrire pour
rendre aux fous leur histoire, écrire pour résister à l’anonymat qui les ferait disparaitre, écrire
pour résister à l’oubli, écrire pour qu’ils retrouvent un visage.
J’ai trouvé dans un texte de Michel Foucault : la « vie des hommes infâmes » de quoi
alimenter cette réflexion (nous nous aiderons aussi du travail de Mario Colluci)
Celui que Foucault appelle « l’homme infâme » c’est d’abord un homme sans réputation,
autant dire sans histoire(s), un obscur homme de la rue à qui il arrive, pour un court instant,
d’être mis sous les projecteurs du pouvoir. Si cet homme ordinaire est amené à la lumière,
c’est que le « pouvoir » trouve un intérêt à exhiber les signes dont il est porteur. Dès lors
« l’homme infâme » va être dépossédé, spolié de ce qui constitue le fond de sa vie : bribes
d’histoires qu’il croyait perdues, gestes qu’il avait oubliés, récits qu’il avait laissés en suspens
… Tout ceci qui devait rester dans l’ombre, sous le couvert d’une intimité chaude et
protectrice, voilà que, pour des raisons qui le dépassent, l’aveuglante lumière du pouvoir le
détaille sans plus laisser d’ombres, dénoncée son intimité devient une gêne familiale puis
sociale qui justifie son internement. Ainsi de Mathurin Milan placé à Charenton le 31 août
1707 voilà ce qui était écrit : « Sa folie a toujours été de se cacher de sa famille, de mener à la
4
Ethique et infini, Fayard, 1982
campagne une vie obscure, d’avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdus, de
promener son pauvre esprit dans les routes inconnues et de se croire capable des plus grands
exploits »
Ce qui restera des « vies infâmes » ne sera plus que ce moment où elles furent foudroyées.
Michel Foucault insiste « Ces hommes n’existent que par ces quelques paroles terribles qui
étaient destinées à les rendre, pour toujours, indignes de la mémoire des hommes » Vies
pétrifiées à jamais dans quelques formules d’archives où ne s’inscrit rien de beau ni de digne.
C’est avec ces quelques mots que le pouvoir donne à cet « homme infâme » sans corps et sans
voix une existence, pour mieux la faire disparaitre, enclose dans un tombeau de phrases
définitives et de certitudes qui l’embaume.
Cette mise à nue de l’intime à seule fin de jouissance (d’un pouvoir), qui fait du sujet une
sorte d’écorché psychique, exhibé, livré aux regards fascinés qui croient voir un homme là où
ils ne détaillent qu’une mécanique sans Histoire, car sans visage, n’est-elle pas la définition la
plus juste de l’obscénité ? C’est aussi le risque principal des écrits cliniques, particulièrement
lorsque ces écrits prennent les nouvelles formes de compte-rendu dans les dossiers de soins
informatisés. Il faut s’astreindre à des récits comportementaux, les plus objectifs possible. Les
patients y sont de plus en plus souvent décrits au lieu qu’on y écrive car les soignants ne
prennent plus le risque de parler des effets subjectivant de la relation tant on les contraint à
substituer objectivité à distance subjective. Dès lors il peut y avoir une dépersonnalisation des
écrits (favorisé par l’absence d’une calligraphie personnelle) au point où, comme je l’ai
entendu au sein d’une équipe de soin, le cadre pouvait continuer d’écrire le compte-rendu
d’une infirmière en affirmant qu’une ou l’autre ça n’avait pas d’importance. Ainsi peut-on lire
sur un site de formation infirmier que le dossier infirmier facilite la saisie des données
d’information, qu’on y évitera autant que possible le texte libre, qu’il amène les soignants à
utiliser un langage commun (standardisé ?) La description du Réel prime sur toute autre
considération, c’est à dire les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles sont visibles par tout
le monde de la même façon. Ces comptes-rendus risquent de devenir de simples reproductions
niant la part d’aléatoire propre au parcours d’un sujet, tant soignant que soigné. Reproduit le
plus fidèlement possible dans le dossier le Réel devient la vérité pétrifiée du patient, d’autant
plus qu’il n’est pas si facile d’effacer de la mémoire informatique ce qu’un jour on y a
consigné. Ce qui ouvre la porte à un autre risque : celui de refuser d’écrire ce dont on n’est
pas absolument certain afin d’éviter tout reproche ultérieur.
Du littéral au littéraire.
Comment peut-on témoigner des effets du Réel est la question qu’ont aussi eu à se poser ceux
qui voulurent transmettre l’expérience terrifiante de la Shoah.
De ceux-là Gideon Hausner disait : « Ils craignaient de ne pas être crus » peut-être parce que
comme l’indique Dori Laub5 : « Le récit non écouté est un traumatisme aussi grave que
l’épreuve initiale » D’ailleurs beaucoup d’entre eux ont choisit le silence plutôt que le risque
de disparaitre une deuxième fois et à jamais en voyant leur histoire se dissoudre dans
l’épreuve terrifiante de l’incrédulité.
Pourquoi les premiers récits de ces rescapés de l’horreur rencontraient ils une telle défiance ?
Peut-être parce qu’ils avaient la forme d’une description littérale et sans fard de l’univers
5
Psychiatre et psychanalyste
concentrationnaire ; réalisme implacable du récit dont la clarté aveuglante finit par causer de
la souffrance et fait se détourner le regard.
Peut-on transmettre des faits bruts sans transmettre par la même occasion la brutalité des faits
eux-mêmes ?
Non répondait Georges Perec à cette question : « Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, c’est
une erreur de le croire. Ou s’ils parlent il faut bien se persuader qu’on ne les entend pas, ou
ce qui est plus grave, qu’on les entend mal »6 il ajoute « La littérature concentrationnaire a la
plupart du temps commis cette erreur. Cédant à la tentation naturaliste … elle a entassé les
faits, elle a multiplié les descriptions exhaustives d’épisodes dont elle pensait qu’ils étaient
intrinsèquement signifiant […] ils ne l’étaient pas pour nous. Nous n’étions pas concernés »
Ce qui est advenu ne va pas de soi, les faits ne sont pas transparents, ils ne parlent pas d’euxmêmes ; tels quels les faits ne sont pas porteurs de sens et surtout ils ne disent rien du sujet
qui les énonce. Le sujet disparait derrière l’évidence des faits laissant l’auditeur seul au prise
avec un Réel qu’il ne pourra que rejeter ou devant lequel il s’enfuira.
Comment alors le langage peut-il transcender sa propre littéralité pour accéder à l’essence du
Réel, à ce qui peut s’entendre du Réel ? En passant justement de la littéralité qui est une
présentation des faits au littéraire qui permet au lecteur de se faire une représentation des faits.
Passage de la vérité littérale qui est description à la vérité littéraire qui est narration. De l’un à
l’autre c’est le sujet de l’énonciation qui fait son apparition, sujet soumis aux lois du langage.
Dés lors le narrateur ne se placera plus du côté de l’exactitude mais du côté du vrai et de ce
qui fait sens. Ainsi un témoignage erroné n’est pas pour autant falsifié ; oublier n’est pas
mentir et ça n’empêchera pas le récit de faire sens.
Le littéraire est donc ce qui permet de faire entendre l’invraisemblable. Il s’agit de construire
une « fiction du Réel » dit C. Lanzmann en parlant de son film Shoah : « Que signifie filmer
du Réel ? Faire des images à partir du réel, c’est faire des trous dans la réalité. Cadrer une
scène, c’est creuser. Le problème de l’image c’est qu’il faut faire du creux à partir du plein …
Shoah c’est une fiction du réel » 7 Creuser le Réel pour témoigner signe le renoncement, sinon
l’impossibilité de tout dire, c’est la marque de l’humain en tant qu’il est soumis aux lois de
l’inconscient et du langage, pour Lacan le langage permet de coloniser le Réel. La fiction
c’est remettre de l’humain dans l’expérience sans pour autant la trahir, c’est rendre crédible
sans mentir. C’est ce qu’exprime si bien Robert Antelme : « Entre ce dont je me souviens et le
reste, je peux croire qu’il n’y a pas de différences, parce que je sais qu’il y a, dans ce qui est
perdu, des moments que j’ai voulu retenir » 8
Un témoin peut oublier, son récit montrer des lacunes qui témoignent elles-mêmes des limites
du langage et des effets du travail psychique (refoulement …) Cet impossible à l’exactitude,
qui fonde le discours scientifique, doit-il contraindre le témoin au silence ? Rend-il son récit
moins vrai ? Moins digne ?
C’est ici que la fiction remplace le témoignage, ou plutôt le prolonge en lui rendant tout son
crédit. C’est ce que soutient G. Semprun : « Seul l’artifice d’un récit maitrisé parviendra à
transmettre partiellement la vérité du témoignage » et en précisant « L’esthétisation, la
fiction, l’écriture littéraire peuvent participer à la transmission et au partage du vécu hors
norme » La fiction préserverait aussi le témoin du retour de la violence dans son récit, et de
6
G. Perec Robert Antelme ou la vérité de la littérature
Entretien avec François Gantheret « L’amour de la haine »
8
L’espéce humaine, pp 290
7
penser à Primo Lévi dont Semprun associe la mort à sa volonté de transmettre sans recourir à
la fiction. La reproduction du réel peut conduire à la mort. Nous connaissons bien cela dans
les processus psychique.
La fiction propose donc de mettre des « écrans de transparence » tant pour masquer les
béances du récit que pour en couvrir le surcroit de Réel, ce n’est qu’ainsi qu’on peut
concevoir l’inconcevable. Il ne s’agit pas de transcrire la réalité mais de dire le vrai et le vrai
s’inscrit dans le discours balbutiant et lacunaire d’un sujet. Comme le soin d’ailleurs. Les lois
du langage, l’impossible à dire tout du réel, sont des limites qui bordent ces deux perversions
actuelles de la communication que sont voyeurisme et exhibitionnisme. Elles évitent l’horreur
de l’obscénité.
Dans la fiction le lecteur est donc confronté aux manques et il est appelé à répondre au texte, à
se glisser dans les interstices qui s’imposent à lui. Il devient partenaire actif de la
transmission. Ce seraient les manques du récit, ses lacunes qui nourrissent l’intérêt et
l’investissement du lecteur, c’est par là qu’il se laisse prendre au récit.
Ecrire est l’œuvre d’un Sujet qui prétend à l’existence. La fiction est une construction (et non
une invention) éthique de l’expérience qui s’oppose à toute idéologie du récit, telle qu’on la
voit apparaitre aujourd’hui dans la standardisation des comptes-rendus neutres et objectifs.
Pour Freud la fiction est la construction d’une néo-réalité ayant le pouvoir de faire naitre du
sens chez le lecteur. Autant le compte-rendu se veut décalque, autant la fiction a pour règle de
laisser le lecteur aux prises avec l‘énigmatique et avec son désir à lui d’habiter les lacunes, les
manques du texte. Ainsi pour Voltaire : « Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs
font eux-mêmes la moitié » 9
Ce qui se déploie dans la fiction c’est l’invisible et l’inaudible, l’infime et l’intime c’est une
logique du détail qui s’oppose à une logique de la description et de la généralité (Dieu git dans
les détails selon le titre du livre de Marie Depussé) R. Barthes disait à propos de la fiction :
« c’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la
science » Freud lui-même disait : « Je m’étonne moi-même de constater que mes
observations de malades se lisent comme des romans et qu’elles ne portent pour ainsi pas ce
cachet de sérieux, propres aux écrits des savants » 10 Comme les poètes et les écrivains qu’il
admirait tant, Freud a su faire une œuvre du singulier sans se détacher du Réel et de la Vérité.
Parce que la fiction engage celui qui écrit il devient alors possible d’écrire des histoires de
malades et non plus des histoires de maladies. C’est tout le sens du beau livre d’Ignacio
Garaté « histoire de Paulina Luz » que d’avoir construit une histoire avec ce qui n’aurait pu
rester que quelques notes perdues dans un dossier psychiatrique.
Freud s’est fait secrétaire d’une parole qui l’excédait mais il n’était pas un passeur indifférent,
son travail littéraire aura pour fonction de gommer l’évidence des processus primaires.
L’autre nom de ce travail d’effacement des processus primaire pourrait être sublimation.
La sublimation tisse un voile qui masque l’indécence des processus primaires, l’écriture est un
voile sur le Réel. C’est un voile de beauté. C’est le sens du travail de la sublimation, c’est la
condition nécessaire à toute civilisation disait Freud ; c’est la transformation du réel de la
pulsion en un objet socialement reconnu et valorisé. C’est ne pas laisser l’autre dans la nudité
de ses processus primaires, c’est une limite à l’obscénité. Il faut le répéter avec Freud : c’est là
9
Dictionnaire philosophique
1895, Etudes sur l’hystérie, PUF
10
la marche de la civilisation, celle qui permet à la folie et aux fous de conserver leur place
parmi nous.
Tisser, poser ce voile est l’essentiel de notre travail clinique, lutte incessante contre
l’idéologie de la transparence, contre le diktat de la vérité nue qu’on finit par confondre avec
l’omnipotence du savoir absolu et dont l’objectif est la recherche d’un responsable du malheur
de toute une société. L’essence de notre travail clinique c’est de recourir à la narration dit J.
Hochmann, pas si loin de Lacan qui disait que la psychanalyse est un art de la conversation ;
de recourir au vraisemblable plutôt qu’à l’absolu de la vérité, à la fiction plutôt qu’à la preuve.
Ce voile sur l’autre c’est le respect de la distance subjective, celle qui existe entre un sujet
singulier et un autre sujet singulier. Qu’à t’elle à voir cette distance subjective avec
l’objectivité de la distance géographique ; qu’à t’elle à voir avec la mise à distance des
malades mentaux, avec leur relégation dans ces nouveaux lieux d’exclusion que vont
devenir/redevenir les hôpitaux psychiatriques si on n’y prend garde ?
Ce voile de beauté que doit être l’écriture de la clinique convoque une rencontre esthétique
(du grec aisthèsis, sensation) avec le lecteur au moment où il retrouve dans les manques et les
lacunes du texte ses propres manques et lacunes. Il y a un partage des émotions, de l’ordre du
transfert, et qui échappe au seul savoir. La beauté est ce voile nécessaire dont les plis
dessinent de leur fluidité la forme humaine que nous avons tous en partage. Ce recours à
l’esthétique peut donc avoir une fonction réparatrice pour les liens sociaux. En voilant sans les
dénier les processus primaires la fiction permet au lecteur d‘entrer dans un processus
d’identification, de se réassurer quant à l’estime qu’il a de lui-même et de se sauver d’un
effondrement narcissique possible car accepter l’autre c’est s’accepter soi-même.
C’est pourquoi cette écriture là est un acte politique tout autant que subversif car nous n’y
dévoilons pas la responsabilité de l’autre pour mieux en jouir mais en voilant la crudité de ses
émotions nous affirmons notre propre responsabilité à son égard. C’est sans doute ce que nous
enseigne un épisode de la vie de Noé :
20.
Noé
commença
à
cultiver
la
terre,
et
planta
de
la
vigne.
21. Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente.
22. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux
frères.
23. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à
reculons, et couvrirent la nudité de leur père ; comme leur visage était détourné, ils ne virent
point la nudité de leur père.
Ce n’est pas la honte qui les pousse à couvrir la nudité exubérante du père mais plutôt pour,
qu’échappant à la dérision de l’exhibition, il ne soit privé ni de sa possibilité de parler ni de sa
responsabilité de père.
Nous sommes responsables de la responsabilité d’autrui disait Lévinas. L’écriture, quand elle
est clinique, est la marque de cette responsabilité.
Il faut continuer à se risquer à l’écriture, à s’engager dans ce qu’on écrit, oser écrire nos
histoires avec les patients et témoigner de nos parcours conjoints. Notre responsabilité de
soignants, c’est de rendre leur visage à ceux qui n’en ont plus mais aussi, je crois, qu’il soit
beau.
*Cosimo Santese : Psychologue, Psychanalyste, Hôpital de jour « La Rose-Verte », Secteur
de psychiatrie pour l’enfant et l’adolescent. Centre Hospitalier d’Alès.
* Communication faite au colloque du 21 mai 2011 : Soigner, Eduquer, Que peut-on encore
écrire ?