diderot démystifié. les lectures de la religieuse

Transcription

diderot démystifié. les lectures de la religieuse
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ. LES LECTURES DE LA RELIGIEUSE
Nicholas Paige
P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France
2011/4 - Vol. 111
pages 851 à 868
ISSN 0035-2411
Article disponible en ligne à l'adresse:
---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Paige Nicholas , « Diderot démystifié. Les lectures de La Religieuse » ,
Revue d'histoire littéraire de la France, 2011/4 Vol. 111, p. 851-868. DOI : 10.3917/rhlf.114.0851
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..
© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2011-4-page-851.htm
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ.
LES LECTURES DE LA RELIGIEUSE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
La Religieuse a été démystifiée tant de fois depuis un demi-siècle
environ qu’il pourrait paraître que je vienne un peu sur le tard. À partir du
début des années 1960, la critique a commencé à percevoir la curieuse
postface de l’œuvre comme un cadre qui mettait en question le contenu du
texte principal — des mémoires prétendument écrits par une religieuse
fugueuse à un bienfaiteur potentiel. Cette postface, connue depuis 1875
sous le titre apocryphe de Préface-annexe, prend la forme non d’une
déclaration auctoriale typique mais d’une narration des origines mêmes du
roman-mémoire : l’histoire malheureuse de la sœur Suzanne Simonin,
nous informe-t-on, faisait partie d’une supercherie que Diderot et d’autres
avaient montée contre un ami sensible — une supercherie détaillée au
cours de la postface. Au moment de la première publication de La
Religieuse, dans les années 1790, l’inclusion de cette vue sur les coulisses
ne fut pas au goût de tous : elle détruisait «!l’illusion!» du lecteur, disaient
des commentateurs. Or, l’opinion a fait volte-face depuis : la Préfaceannexe, répète-t-on de nos jours, importe précisément parce qu’elle permet de tenir à distance le pathos du texte principal. Ce que Diderot nous
fournit par le biais de ce récit de mystification n’est rien moins que l’antidote démystifiant du roman lui-même — le point de vue éclairé qui nous
sauvera du sort du trop crédule Marquis de Croismare, si capté par l’art de
Diderot qu’il voulut accueillir chez lui une religieuse qui n’a jamais été.
La démystification que je propose est, l’on s’en doute, bien différente
de celle que je viens de décrire : ce qui a besoin d’un regard froid n’est
* University of California, Berkeley.
RHLF, 2011, n° 4, p. 851-868
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
NICHOLAS PAIGE*
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
pas tant les mémoires de Suzanne Simonin que la Préface-annexe ellemême et ce que la tradition critique en a fait. Car la lecture dominante de
ce document a été motivée par des déterminations tout à fait étrangères aux
préoccupations de Diderot lui-même. Déterminations historiques, entendons. D’abord, c’est l’esthétique moderne elle-même qui exige qu’on ridiculise l’effusion lacrymale de Croismare, car depuis Kant et Hegel la
réponse affective aux œuvres de la part des lecteurs se voit traiter (par
Wordsworth, par exemple) de «! soif dégradante de stimulation outrée! »1.
Ce ridicule est nécessité en outre par le triomphe, dans la première moitié
du dix-neuvième siècle, d’un réalisme «! sérieux! » et «! masculin! » sur le
roman sentimental «!frivole!» et «!féminin!»2. Et il cadre parfaitement avec
la posture de l’universitaire moderne, posture qui s’ensuit directement des
changements précédents : du structuralisme à la déconstruction, comme
dans toutes les métamorphoses de la Kritische Theorie, il faut surtout
maintenir la «! distance critique! » protégeant les experts du brouillard
émotionnel ou idéologique qui égare les lecteurs ordinaires. Et puis les
diderotiens ont des raisons bien à eux d’ériger la Préface-annexe en document-clef : Diderot n’avait-il pas un peu été un Croismare lui-même, dans
ses drames sentimentaux des années 1750, et dans le texte qui en est venu
à incarner la lecture «!d’absorbement!» de l’âge de la sensibilité, c’est-àdire L’Éloge de Richardson (1762)3 ? L’argument typique s’énonce
comme suit : dans son premier jet de 1760, La Religieuse fut une tentative
de faire du Richardson ; peu à peu cependant Diderot en vint à se méfier
d’une mode dont on avait abusé, changea son fusil d’épaule, et écrivit la
Préface-annexe pour mettre au courant ses lecteurs arriérés. Bien plus que
le récit d’un simple tour joué entre particuliers, la Préface-annexe devient
donc l’allégorie du renversement de l’empire larmoyant de la sensibilité
au profit du scepticisme mûr et autoréflexif qui prendra le devant dans
1. William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge, Lyrical Ballads, éd. R. L. Brett et
A. R. Jones, Londres, Routledge, 1963, p. 249. (Ici et ailleurs, c’est moi qui traduis.) Au début de
son Esthétique Hegel fait attention de distinguer son usage du terme de celui du siècle précédent,
c’est-à-dire «! l’époque où l’on considérait les œuvres d’art par rapport aux sentiments qu’elles
devaient produire, comme par exemple les sentiments de l’agréable et de l’admiration, de la peur,
de la compassion, etc.! » (G. W. F. Hegel, Esthétique, t. 1, éd. Benoît Timmermans et Paolo
Zeccaria, Paris, Librairie Générale Française, coll. «!Livre de Poche!», 1997, p. 51). Sur le discrédit croissant qui pèse sur les larmes, voir Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, XVIIIeXIXe siècles, Paris, Rivages, 1986.
2. En dehors d’Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, voir surtout Margaret Cohen, The
Sentimental Education of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 1999.
3. Sur l’importance de l’absorbement dans la critique d’art de Diderot, voir Michael Fried, La
Place du spectateur, trad. Claire Brunet, Paris, Gallimard, 1990 ; sur la lecture préconisée par
L’Éloge, voir Roger Chartier, «! Richardson, Diderot et la lectrice impatiente! », Modern
Language Notes, 114/4, 1999, p. 647-666. Le dossier du malaise de la critique diderotienne
devant les engagements «!sensibles!» du philosophe sera documenté au cours de la présente étude.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
852
853
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
Jacques le fataliste. Il devient donc possible d’affirmer que Diderot souscrit à l’avance aux présupposés de la critique moderne — au plus grand
plaisir, bien entendu, des critiques modernes.
Ennemi ni de la modernité ni de la distance critique, je pense néanmoins que nos présupposés ont, dans ce cas précis du moins, déformé
l’auteur que nous prétendons servir. D’où le besoin d’une lecture démystifiée de la Préface-annexe, c’est-à-dire d’une lecture qui, refusant la tentation d’y voir une mise en abyme moderniste, replace ce document
curieux dans le contexte de la spéculation esthétique de l’époque. Et cette
spéculation n’annonçait pas forcément la nôtre, même si les archéologues
de l’esthétique moderne ont surtout cherché à voir dans l’enchevêtrement
des discours contemporains sur le beau, le goût et l’imagination les premières annonces du tournant kantien ou hégelien4. Car il faut bien reconnaître une autre dimension du discours esthétique du dix-huitième siècle
qui peut nous sembler aujourd’hui à la fois étrange et naïve : c’est, très
précisément, l’intérêt qu’on porte à la naïveté elle-même, ou en d’autres
mots, à l’illusion comme ce qui fonde la possibilité pour le spectateur de
l’œuvre d’art d’être moralement et esthétiquement ému (ces émotions ne
se séparaient pas)5. Certes, on doutait beaucoup de la possibilité d’une
illusion totale : quelques-uns, comme Du Bos ou Burke, imaginaient des
degrés dans l’illusion, tandis que d’autres, comme Marmontel, postulaient
plutôt un effet de prise et déprise sur le spectateur. Mais on ne pouvait se
passer du concept lui-même, parce qu’au fond l’expérience de l’art était
toujours conçue comme le succédané d’une expérience réelle faisant
défaut, un pis-aller donc : aussi parfaite que soit l’illusion théâtrale, disait
Burke dans un texte célèbre, le spectateur abandonnera le théâtre sans
hésiter s’il apprend qu’une exécution aura lieu sur la place d’à côté6.
Comme nous le verrons, si la Préface-annexe interroge cette tradition,
reposant la question du genre d’illusion que peuvent bien demander les
4. Pour le domaine français spécifiquement, voir Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice, 1680-1814, Pise, Pacini, 1984,
2 vol. Des vues plus larges ne manquent pas. Voir notamment Ernst Cassirer, La Philosophie des
Lumières, trad. Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1986 ; M. H. Abrams, The Mirror and the Lamp :
Romantic Theory and the Critical Tradition, New York, Oxford University Press, 1953 ; James
Engell, The Creative Imagination : Enlightenment to Romanticism, Cambridge, Harvard University Press, 1981 ; Luc Ferry, Homo aestheticus. L’Invention du goût à l’âge démocratique, Paris,
Grasset, 1990, et Le Sens du beau. Aux origines de la culture contemporaine, Paris, Librairie
générale française, 2001 ; et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la
philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992.
5. Aussi bizarre que cela puisse nous paraître aujourd’hui, écrit David Marshall, dans le discours esthétique des Lumières, «!la supériorité et la puissance de l’art consistaient à transformer
les spectateurs sophistiqués en spectateurs naïfs! » (The Frame of Art : Fictions of Aesthetic
Experience, 1750-1815, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2005, p. 5).
6. Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and
Beautiful, éd. J. T. Boulton, Londres, Routledge, 1958, p. 47.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
mémoires de Suzanne Simonin, c’est sans toutefois mettre en question
l’illusion comme but et effet de l’art.
La genèse compliquée de La Religieuse et sa Préface-annexe a été si
souvent retracée que notre connaissance des faits s’est un peu incrustée :
nous savons des choses qui n’ont jamais été et nous ignorons ce qui est
sous notre nez. Commençons par un décapage rapide.
Les premiers bruits publics sur le roman furent disséminés par la version primitive de ce qui deviendrait la Préface-annexe. À l’occasion de
Mélanie, ou la Religieuse, «! drame! » inspiré par le suicide récent d’une
religieuse désespérée, les lecteurs fortunés de la Correspondance littéraire
du 15 mars 1770 pouvaient lire les phrases suivantes, signées de l’éditeur,
Frederich Melchior Grimm : «!La Religieuse de M. de la Harpe a réveillé
ma conscience endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j’ai été l’âme, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois
autres bandits de cette trempe de nos amis intimes!»7. Le complot de 1760
selon Grimm visait à faire revenir à la civilisation parisienne le Marquis
de Croismare, un ami qui s’était retiré sur ses terres proches de Caen un
an plus tôt et qui, accaparé par une nouvelle dévotion et la paix domestique, ne semblait pas vouloir en revenir. L’amorce : un appel d’aide de la
part d’une religieuse fugueuse, Suzanne Delamarre, que le Marquis avait
secourue quelque trois ans plus tôt lorsqu’elle cherchait sans succès à
faire annuler ses vœux. Le document de la Correspondance littéraire
comportait les lettres échangées entre Delamarre, Croismare et une certaine Madame Madin (protectrice de Suzanne depuis son enfance), aussi
bien que la présentation que Grimm en faisait. Le lecteur apprend que la
fugitive dit chercher une position de domestique ; que Croismare répond
de façon positive ; que Madin informe périodiquement le Marquis de la
santé de la jeune femme, blessée gravement lors de son évasion du couvent et par là incapable de prendre la voiture pour Caen, comme le voulait Croismare ; et que le Marquis est enfin informé de la mort pieuse et
résignée de la religieuse. Bien entendu, il n’en était rien : les lettres de
Delamarre et de Madin étaient des faux, fabriqués pour susciter la sympathie du sensible Croismare. L’ami n’accourut pas, comme on l’avait
espéré, mais ses lettres, finalement, valaient mieux que sa présence :
«!Nous employions alors nos soupers à composer, au milieu des éclats de
rire, les lettres de la Religieuse, qui devait faire pleurer notre bon marquis ; et nous y lisions, avec les mêmes éclats de rire, les réponses honnêtes que ce digne et généreux ami lui faisait!»8. Or, les comploteurs ne
7. Le texte de Grimm n’est plus reproduit tel quel ; je le cite d’après Denis Diderot, Œuvres,
éd. Jacques-André Naigeon, t. 7, Paris, Deterville, 1798-1800, p. 267.
8. Ibid., p. 272.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
854
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
855
faisaient pas que rire, car Grimm témoigne aussi des mémoires que
Diderot commença à écrire au nom de la religieuse malheureuse :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
Or, les habitudes de travail de Diderot étaient malheureusement telles
que «!ce roman n’a jamais existé que par lambeaux, et en est resté là : il
est perdu!»10. Vers la fin de son récit, Grimm revient au sujet, déplorant la
perte de ces mémoires, qui «!auraient formé une lecture très intéressante!»
s’ils avaient été achevés et «!mis au net!»11.
Le roman ne fut pourtant pas perdu du tout. Le 27 septembre 1780
— deux mois après la dernière livraison de Jacques le fataliste dans la
Correspondance littéraire, et plus généralement à l’époque où Diderot
triait ses écrits en vue de publication ou de préservation — le philosophe
écrivit à Jakob Heinrich Meister, qui avait pris la relève de Grimm, et lui
offrit La Religieuse. Celle-ci parut dans la revue manuscrite entre octobre
1780 et mars 1782 ; dans ce numéro de mars figuraient non seulement les
dernières pages des mémoires de Suzanne Simonin (Diderot ayant
renoncé au nom de la vraie sœur Delamarre), mais aussi le texte de
Grimm de 1770 — augmenté, nous dit Meister, de «!quelques notes nouvelles de M. Diderot!»12. En fait, le texte avait été subrepticement modifié
en plusieurs endroits, et il n’était pas du tout évident, pour le lecteur
n’ayant pas en tête le texte original, de savoir où se situaient les ajouts du
romancier. Pour commencer, le document de base de Grimm se trouvait
désormais affublé d’un titre — «!Préface de La Religieuse » — et Diderot
avait remplacé le «!nous!» collectif de Grimm par son propre nom, devenant par là l’auteur du complot aussi bien que du roman-mémoire. À ces
changements relativement mineurs s’ajoutait une anecdote nouvellement
introduite : un jour, l’acteur d’Alainville interrompt Diderot en pleine
composition des mémoires, et le voit en pleurs devant son propre manuscrit ; dans une réplique devenue célèbre, l’auteur s’explique à son ami
perplexe : «!je me désole d’un conte que je me fais!»13. La plus importante
9. Ibid., p. 272-273.
10. Ibid., p. 273.
11. Ibid., p. 311.
12. La mention est reproduite dans Jean de Booy, «!Inventaire provisoire des contributions de
Diderot à la Correspondance littéraire », Dix-huitième siècle, 1, 1969, p. 392. Elle est confirmée
en outre par l’exemplaire de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (manuscrit CP 3866).
13. Denis Diderot, Contes et romans, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. «!Bibliothèque
de la Pléiade! », 2004, p. 385. L’anecdote trottait dans la tête du philosophe depuis un bon
moment. Dans une lettre à Sophie Volland du 19 septembre 1761, il dit avoir interrompu sa lec-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
[T]andis que cette plaisanterie échauffait l’imagination de notre ami en
Normandie, celle de M. Diderot s’échauffait de son côté. Il se mit à écrire en détail
toute l’histoire de notre Religieuse ; s’il l’avait achevée, il en aurait fait le roman le
plus vrai, le plus intéressant et le plus pathétique qui eût jamais existé. On n’en
pouvait pas lire une page sans fondre en larmes […]9.
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
des «! notes! » signalées par Meister était un paragraphe final, intitulé
«!Question aux gens de lettres!», où le complot est transformé en méditation métapoétique. Ici, Diderot se rappelle les matinées qu’il passait à
composer «! des lettres bien écrites, bien pensées, bien pathétiques, bien
romanesques! » ; les après-midi, en revanche, furent consacrées à la suppression de tout ce que ses amis et sa femme trouvaient «!d’exagéré [et]
de contraire à l’extrême simplicité et à la dernière vraisemblance! »14.
«!Quelles sont les bonnes ? demande Diderot. Sont-ce celles qui auraient
peut-être obtenu l’admiration ? Ou celles qui devaient certainement produire l’illusion ?!»15.
Il était donc manifeste, dès la parution originelle de La Religieuse
dans la Correspondance littéraire, que Diderot avait refaçonné le texte de
Grimm pour encadrer le sien. Or pour des raisons inconnues et sans doute
inconnaissables, les premières éditions imprimées du roman, paraissant
dans les années 1790, furent suivies non pas par la «! préface de La
Religieuse » de mars 1782, due à Diderot, mais par le récit du complot
qu’avait donné Grimm en septembre 1770. Ce qui veut dire que les modifications de Diderot furent bel et bien oubliées jusque dans les années
188016. C’est à cette date que Jules Assézat, préparant sa nouvelle édition
des œuvres de Diderot, exhuma à la Bibliothèque de l’Arsenal un manuscrit qui avait vraisemblablement fourni le texte augmenté de la
Correspondance littéraire de 1782. Or, Assézat ignorait que le texte qu’il
allait reproduire avait déjà vu le jour ; et inexplicablement, il ne prit pas
note du titre entier du manuscrit, qui indiquait clairement que les additions, par rapport au texte de Grimm, venaient de la plume de Diderot luimême17. Ce qui fait que dans le volume comportant les romans du philosophe, Assézat nous donne, certes, le document augmenté ; mais ce texte,
ture de Clarissa pour apostropher les personnages de Richardson ; un ami, d’Amilaville (pas
encore d’Alainville), «! n’entendait rien ni à mon transport ni à mes discours! » (Denis Diderot,
Correspondance, éd. Georges Roth, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, p. 306). De
même, dans L’Éloge de Richardson, Diderot dit avoir observé ce comportement chez un ami anonyme (cf. Denis Diderot, Contes et romans, op. cit., p. 908). Dans un cas comme dans l’autre,
l’idée du créateur qui pleure sur sa propre création n’est pas présente.
14. Denis Diderot, Contes et romans, op. cit., p. 408.
15. Ibid.
16. Oubliées, du moins quant au récit remanié du complot. Car pour l’emplacement du texte,
ces premières éditions suivaient toutes l’exemple de la Correspondance littéraire, où le récit
s’appelait une «!préface!» tout en étant positionné comme une postface. Cette congruence entre
ce qui semble être le choix de Diderot et celui de ses premiers éditeurs est mystérieuse : si ceuxci connaissaient le positionnement que voulait Diderot, pourquoi ne reproduisirent-ils pas le texte
de celui-ci ; et en revanche, s’ils ne connaissaient pas les intentions de Diderot, ne fut-ce qu’une
coïncidence qu’ils aient choisi de reproduire le texte de Grimm, et encore à la place même où
Diderot avait mis le sien ? Que je sache, la question n’a jamais été posée.
17. Comme le note Herbert Dieckmann, «! The Préface-Annexe of La Religieuse », Diderot
Studies, 2, 1952, p. 38-39 (note 7).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
856
857
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
désormais la «! Préface-annexe », est traité comme une curiosité plutôt
que comme le paratexte de l’auteur. Ce n’est qu’au début des années 1950
qu’Herbert Dieckmann découvrit deux autres manuscrits de la Préfaceannexe ayant échappé à l’attention d’Assézat. L’un d’eux dissipait tout
doute : il contenait le texte de Grimm, avec tous les changements et additions de la Préface-annexe de la main même de Diderot. D’où, enfin, la
reconnaissance de quelque chose qui aurait sauté aux yeux si on avait pris
la peine de consulter un exemplaire de la Correspondance littéraire :
«! non seulement Diderot révisa-t-il la Préface-annexe […], mais il la
transforma en partie intégrale du roman!»18.
Partie intégrale, sans doute, mais pour dire quoi ? Dieckmann s’abstint
de spéculer sur la manière dont l’inclusion de la Préface-annexe pourrait
infléchir notre interprétation du roman-mémoire ; qui plus est, il mit en
garde contre la tentation de lire l’ensemble comme une mise en abyme
moderniste de l’ordre du Journal des Faux-Monnayeurs de Gide19. La critique n’attendit pourtant pas longtemps pour pousser les choses dans cette
direction. Car en 1961 Robert Mauzi fit paraître la première édition de La
Religieuse à prendre en compte la pseudo-découverte de Dieckmann sur
la Préface-annexe ; celle-ci autorisait Mauzi à proposer que le récit du
complot «! projette sur le roman tout un éclairage d’humour qui détruit
délibérément l’illusion!»20. Élaborant l’aperçu de Mauzi, Jean Varloot en
1978 rajouta un autre terme — la distance — à ce qui était en passe de
devenir une tradition interprétative. Pour Varloot, La Religieuse est «!une
œuvre double!», composée de deux textes radicalement différents, «!l’un
fondé sur une illusion identifiant l’auteur et le héros, l’autre fonctionnant
dans une distanciation totale! »21. En 1991 Rosalina de la Carrera poussa
beaucoup plus loin encore : poursuivant la remarque de Dieckmann selon
laquelle la Préface-annexe témoigne d’autant d’«! invention! » et de
«!fable!» que le roman lui-même, elle vit dans l’agencement de ces deux
textes un piège qui ne peut pas ne pas se refermer sur le lecteur, aussi
avisé soit-il22. La Préface-annexe, raisonne-t-elle, nous fait croire à notre
18. Ibid., p. 22. Encore un point curieux dans toute cette histoire curieuse : Dieckmann ne
savait pas plus qu’Assézat que le texte qu’il donnait avait déjà paru dans la Correspondance littéraire. À ma connaissance, le seul à relever ce fait fut Jean de Booy, op. cit., qui n’en fit rien.
D’où, pour Dieckmann, le besoin de construire un argument pourtant superflu pour l’importance
du texte et pour son emplacement inhabituel (c’est-à-dire, à la fin du roman).
19. Ibid., p. 22-23.
20. Denis Diderot, La Religieuse, éd. Robert Mauzi, Paris, Armand Colin, 1961, p. XI.
21. Jean Varloot, «!La Religieuse et sa Préface. Encore un paradoxe de Diderot!», Studies in
the French Eighteenth Century Presented to John Lough, éd. D. J. Mossop, G. E. Rodmel et
D. B. Wilson, Durham, University of Durham, 1978, p. 268 et 269.
22. Rosalina de la Carrera, Success in Circuit Lies : Diderot’s Communicational Practice,
Stanford, Stanford University Press, 1991 ; pour la remarque de Dieckmann, voir op. cit., p. 31.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
supériorité sur ce benêt de Croismare ; notre distance critique est pourtant
bien fragile, puisque tout le complot pourrait être non moins une fabrication que les mémoires de Suzanne ; tout espoir de maîtrise critique n’est
donc qu’un leurre23. Quelques années plus tard, Vittorio Frigerio revint au
«! démantèlement! » de l’illusion romanesque que réalise la Préfaceannexe, cette fois-ci en soulignant le pouvoir anti-idéologique de celle-ci,
capable de subvertir ce qui est, pour lui, «!un roman éminemment traditionnel!»24. À en juger par ces réflexions, et d’autres encore, s’est imposée
comme une évidence l’idée que La Religieuse est «! divisée entre le discours narcissique, passionné et séducteur de l’héroïne et le dévoilement
ironique de l’illusion dans la Préface-annexe, qui nous donne un coup
d’œil sur ce qui se passe dans les coulisses!»25.
Certes, la majorité du travail critique sur La Religieuse a toujours pris
pour sujet les mémoires mêmes de la sœur Simonin. Mais chaque fois que
l’attention critique porte sur la Préface-annexe, c’est pour la voir comme
une subversion de ces mémoires : je n’ai pas pu mettre la main sur la
moindre interprétation dissidente de ce que Diderot fit du texte de
Grimm26. Derrière ce consensus, on devine en fait un jugement de goût :
n’est-ce pas que les mémoires hautement pathétiques de Suzanne sont tout
simplement passés de mode ? Et comme je l’ai déjà suggéré, l’utilité de la
Préface-annexe dépasse la «! mise en italiques! » (pour reprendre une
image de Varloot) du texte même de La Religieuse27. Car pour autoriser le
transfert des cendres de Diderot au Panthéon de l’écriture moderne, il faut
à tout prix que ce créateur de drames larmoyants dans les années 1750 se
convertisse à la religion séculaire du pur signifiant. Commencée en 1760,
c’est-à-dire parallèlement à L’Éloge de Richardson, La Religieuse fut pour
Diderot une occasion de «!faire du sensible!» ; peu à peu, il en vint à se
23. L’idée que le récit du complot lui-même pourrait relever de la fiction se trouve aussi dans
Vivienne Mylne, «! Truth and Illusion in the “Préface-Annexe” to Diderot’s “La Religieuse”! »,
Modern Language Review, 57/3, 1962, p. 356. De la Carrera, dont les remarques sur l’impossibilité de la maîtrise critique sembleraient découler plutôt de la célèbre lecture lacanienne de la
«!Lettre volée!» de Poe, ne cite pas Mylne.
24. Vittorio Frigerio, «!Nécessité romanesque et démantèlement de l’illusion dans la “PréfaceAnnexe” à La Religieuse de Diderot!», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 16, 1994,
p. 54 ; l’auteur renvoie à plusieurs reprises au travail de De la Carrera.
25. Elena Russo, Styles of Enlightenment : Taste, Politics, and Authorship in EighteenthCentury France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2007, p. 23. Pour un argument similaire, voir Richard Terdiman, Body and Story : The Ethics and Practice of Theoretical Conflict,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, p. 19-38.
26. Je n’ai retrouvé que des ébauches éparses d’une autre lecture : Roger Kempf, Diderot
et le roman, Paris, Seuil, 1964, p. 221 ; Philip Stewart, Imitation and Illusion in the French
Memoir Novel, 1700-1750, New Haven : Yale University Press, 1969, p. 308 ; Vivienne Mylne,
The Eighteenth-Century French Novel : Techniques of Illusion, 2e édition, Cambridge, Cambridge
University Press, 1981, p. 212-213.
27. Jean Varloot, op. cit., p. 269.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
858
859
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
méfier d’une esthétique maintenant devenue banale, et se lança sur la voie
sceptique et avisée qui le mènerait à Jacques le fataliste. «!Diderot vient
d’expérimenter [la puissance de l’illusion richardsonnienne] avec La
Religieuse », remarque tout récemment Henri Lafon dans son édition de
L’Éloge ; «!Il la remettra ironiquement en question dix ans plus tard dans
Jacques, lorsque sera évidente la glissade amorcée par les médiocres vers
l’hégémonie de l’effusion!»28. Similairement, l’historien de l’art Norman
Bryson affirme qu’«!au moins en 1769 Diderot sait se méfier de l’empire
de la sensibilité : d’abord lecteur et champion pionnier du roman, il se
rapproche maintenant de Sterne et de la parodie des prémisses réalistes du
roman! »29. Et dès le travail fondateur de Dieckmann, c’est la Préfaceannexe qui laisse voir ce tournant dans la pensée du maître. Mauzi : «!La
préface-annexe jointe à La Religieuse, c’est déjà, comme M. Dieckmann
le suggère, Jacques le fataliste »30. Varloot : «! La Religieuse se révèle
alors, dans l’histoire du roman, comme œuvre “moderne” elle aussi! »
— aussi bien que Jacques, s’entend31. La Préface-annexe est devenue une
invitation à lire La Religieuse comme une parodie des romans sentimentaux, ou mieux, comme ce qui en anglais va sous le nom de camp — une
flamboyance un peu datée, cultivée de manière ironique et affectueuse32.
Avant pourtant de se précipiter dans de telles interprétations de la
«! dissonance grinçante! »33 entre texte et paratexte, sans doute faudrait-il
s’assurer que cette dissonance existe. Si nous examinons de plus près les
différentes strates du récit du complot, nous remarquons deux choses.
Tout d’abord, le seul passage à suggérer quelque chose de l’ordre d’une
«!distance ironique!» par rapport au pathos se trouve déjà dans la version
de Grimm : il s’agit bien sûr des conspirateurs, riant en composant leurs
lettres pathétiques au marquis. Cette anecdote domine inévitablement les
arguments que je viens de détailler, mais son importance dans le texte
entier de Grimm, et a fortiori dans la version remaniée de Diderot, est loin
d’être claire. Grimm, notons-le, n’approfondit pas cette veine ironique,
mais témoigne tout de suite du grand effet émotionnel du texte de Diderot
— texte qu’il ne dit jamais prêter au rire. Ainsi, vers la fin des lettres
échangées, lorsque le marquis demande à Madin de voir les mémoires de
28. Denis Diderot, Contes et romans, édit. cit., p. 1264.
29. Norman Bryson, Word and Image : French Painting of the Ancien Régime, Cambridge,
Cambridge University Press, 1981, p. 198-199.
30. Denis Diderot, La Religieuse, édit. cit., p. IX. Le rapprochement vient en effet de
Dieckmann, mais celui-ci évite explicitement de voir en l’un ou l’autre une anticipation du «!Je
me voyais me voir!» de Valéry (Herbert Dieckmann, op. cit., p. 22-23).
31. Jean Varloot, op. cit., p. 270.
32. Le texte fondamental sur ce mode est de Susan Sontag, «! Notes on “Camp”! » (1964),
Against Interpretation, New York, Picador, 2001, p. 275-292.
33. Elena Russo, op. cit., p. 23.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
Suzanne, Grimm remarque qu’il est bien dommage que ces mémoires
n’aient pas été achevés, et il le fait non pas parce qu’il regrette de ne pas
pouvoir prolonger la mystification, mais parce que ce texte aurait été
«! une lecture très intéressante! »34. En second lieu, même si nous nous
accordons à voir de l’ironie dans le vocabulaire sentimental de Grimm
(une possibilité que je ne conteste pas), il faut admettre que Diderot ne
fait rien pour la renforcer. Au contraire, là où Grimm parle déjà du
«!roman le plus vrai, le plus intéressant et le plus pathétique qui eût jamais
existé!»35, Diderot se hâte d’intercaler l’anecdote sur les larmes qu’il versait sur sa propre création, comme pour étoffer l’affirmation de Grimm.
En outre, la «! Question aux gens de lettres! » qui clôt la Préface-annexe
remaniée postule seulement deux rapports possibles au roman : d’un côté,
on peut admirer les talents rhétoriques de l’écrivain qui sait produire un
beau discours, et de l’autre on peut s’adonner totalement à l’illusion du
vrai. Ce qu’on ne trouve pas, bien entendu, est un rapport «!distancié!» au
texte. Et de toute façon, l’option valorisée par Diderot est très évidemment la seconde — la poésie de la simplicité, et par là de l’illusion.
Quel genre de lecteur est-ce alors, que ce marquis de Croismare ? On
a suggéré sa parenté avec Don Quichotte36, et l’implication de l’interprétation moderne de la Préface-annexe est en effet qu’il est un mauvais lecteur, le type même du lecteur que Diderot voudrait nous dissuader d’être.
Cependant ni Grimm ni Diderot n’a fait d’analogie entre Croismare et un
lecteur des mémoires de la sœur Suzanne qui n’aurait pas pu profiter de la
démystification diderotienne. On ne peut évidemment contester l’inclusion par Grimm de l’anecdote du rire des conspirateurs devant la sincérité
larmoyante des répliques du marquis. Grimm lui-même dit cependant que
Croismare est un peu un modèle de notre propre réception — «! le rôle
qu’il joue dans cette correspondance n’est pas le moins touchant du
roman!»37 — et j’ai déjà noté que les additions qu’apporte Diderot ne font
que renforcer cette tendance38. En outre, il faut sans doute rappeler à quel
point la réaction du Marquis s’accorde avec la pensée esthétique de
l’époque et celle de Diderot lui-même. Car le spectateur réagissant devant
34. Denis Diderot, Œuvres, édit. cit., p. 311.
35. Ibid., p. 273.
36. Jay Caplan, Framed Narratives : Diderot’s Genealogy of the Beholder, Minneapolis,
University of Minnesota Press, 1985, p. 45.
37. Denis Diderot, Œuvres, édit. cit., p. 311.
38. Diderot aurait pu supprimer l’ironie de Grimm s’il l’avait désapprouvée, pourrait-on
contrer. Deux remarques. D’abord, le romancier choisit (nous ne savons pourquoi) de ne pas couper le texte de Grimm, laissant en place même le commentaire désobligeant de ce dernier sur son
aptitude au travail, qu’il réfuta seulement dans une parenthèse. Ensuite, Diderot (comme beaucoup d’autres) adorait les supercheries et le persiflage. Voir Roger Kempf, op. cit., p. 211-232 ;
Jean Catrysse, Diderot et la mystification, Paris, Nizet, 1970 ; et, pour le contexte contemporain,
Élisabeth Bourguinat, Le Siècle du persiflage, 1734-1789, Paris, PUF, 1998.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
860
861
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
l’œuvre d’art comme s’il était devant une réalité était comme un idéal —
non pas un Quichotte ridicule, mais bien quelqu’un qu’on aurait voulu
être tout en sachant cet idéal inaccessible. C’est dans la théorie dramatique que nous retrouvons ce lieu commun, et celle de Diderot ne fait pas
exception : ainsi, dans Les Bijoux indiscrets, l’héroïne pense qu’un
Africain ne connaissant rien aux conventions théâtrales prendrait une tragédie pour une réalité ; et Le Discours sur la poésie dramatique compare
le spectateur idéal à l’enfant qui assiste au théâtre pour la première fois39.
L’illusion pour Diderot est toujours la pierre de touche de la pratique théâtrale, et en cela, il ne tranche nullement avec ses confrères. Jaucourt, dans
l’Encyclopédie, imagine un sauvage à l’opéra ; bien entendu, il prend ses
dieux de carton-pâte pour des apparitions célestes. Or, le spectateur
éclairé n’est pas le contraire du sauvage : le fait d’être au courant de
l’existence des machines de l’opéra ne peut empêcher l’effet enchanteur
de la musique, et «! l’âme […] veut bien être enchantée par une fiction
dont l’illusion est, pour ainsi dire, palpable! »40. Dans l’opéra, c’est la
musique qui produit l’illusion, mais sauf dans le cas de la comédie, la spéculation dramatique renvoie inlassablement à l’oubli qui devrait caractériser l’expérience du spectateur. Mercier, par exemple, parlant du nouveau
genre du drame, écrit : «! Le jeune homme qui à la représentation de
l’Enfant prodigue [de Voltaire] tira précipitamment sa bourse quand il
l’entendit déplorer sa misère, fit et l’éloge de son cœur et celui du
genre! »41. À d’autres moments, ce genre de réaction est pris comme un
éloge des talents de l’acteur, par exemple lorsque Marie Dumesnil remercie un spectateur des imprécations dont il vient d’assaillir le méchant personnage qu’elle représente42.
De telles anecdotes ont une histoire qui dépasse de beaucoup le dixhuitième siècle : nous en retrouvons bon nombre au siècle «!classique!»,
et sans doute faudrait-il remonter jusqu’aux fameux raisins de Zeuxis43.
39. Mirzoza pense que l’Africain ne sera pas véritablement trompé, mais seulement à cause
de l’artificialité lamentable du théâtre français actuel ; voir Denis Diderot, Contes et romans, op.
cit., p. 136-37. La comparaison entre le spectateur idéal et un enfant se trouve dans Denis
Diderot, Œuvres esthétiques, éd. Paul Vernière, Paris, Garnier, 1994, p. 215.
40. Louis Jaucourt, «!Opéra!», Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts
et des métiers, éd. Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, t. 11, Paris et Neufchâtel, Briasson
et S. Faulche, 1751-1765, p. 495.
41. Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, ou nouvel essai sur l’art dramatique, Amsterdam,
E. van Harrevelt, 1773, p. 104 note.
42. Anecdote rapportée par Jean-Jacques Roubine, «! L’Illusion et l’éblouissement! », Le
Théâtre en France, éd. Jacqueline de Jomaron, Paris, Armand Colin, 1988, p. 410-411.
43. Pour le dix-septième siècle, voir l’exemple d’Aubignac, qui semble admirer la naïveté
d’une fille qui, submergée de pitié pour Pyrame, dit à sa mère d’avertir l’acteur que Thisbée n’est
pas vraiment morte (François Hédelin abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, Paris, Antoine
de Sommaville, 1657, p. 427).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
La Préface-annexe ne rompt pas du tout avec cette tradition, au contraire :
elle ne fait que l’étendre au roman. Après tout, dans L’Éloge de
Richardson, Diderot avait déjà comparé sa lecture de Clarissa à l’expérience des enfants au théâtre44. D’où la nécessité de voir Croismare
comme un avatar de l’enfantin Diderot, apostrophant les personnages de
Richardson ; en ouvrant sa maison à Suzanne, il devient le jeune homme
de l’anecdote de Mercier qui cherche à soulager un être de fiction. Et c’est
bien le drame bourgeois qui fournit la source probable des méditations
explicites sur l’illusion contenues dans la «!Question aux gens de lettres!»
de la Préface-annexe. Car dans son «!Essai sur le genre sérieux!» (1767),
Beaumarchais relate la lecture de son nouveau drame Eugénie devant un
groupe de «!gens de lettres!». Le texte, lui dit-on, ne convaincra pas sur
scène : «!Effeuillez, arrachez tout ce qui montre la main du jardinier. La
nature ne met dans ses productions ni cet apprêt, ni cette profusion. Ayez
la vertu d’être moins élégant, vous en serez plus vrai!». «!Mais qu’il est
difficile d’être simple !!», observe Beaumarchais, dans un passage dont la
ressemblance au texte postérieur de Diderot est parfaite45. Que les rires
que rapporte Grimm ne nous égarent pas : la Préface-annexe telle que
Diderot nous la laissa raconte la victoire de la sympathie et de la proximité sur la distance et l’ironie.
La Préface-annexe ne fait pas d’analogie entre Croismare et un lecteur
naïf de La Religieuse pour la simple raison que les romans à la première
personne ne sont pas des supercheries. Il y a une énorme différence qualitative entre les lettres manuscrites que les comploteurs envoyaient à
Croismare et des mémoires imprimés, achetés et lus par un public anonyme. Avec ou sans la Préface-annexe, tout lecteur réel saurait fatalement
que les mémoires sortaient de la plume de Diderot. Certes, Diderot aurait
pu substituer à la Préface-annexe un texte plus traditionnel, tel le récit de
la «! découverte! » d’un vrai manuscrit de religieuse. Mais affubler les
romans de ce genre de protestation de vérité était une convention qui ne
servait qu’à souligner l’intention romanesque. En d’autres mots, du point
de vue de la croyance des lecteurs à la réalité des aventures de Suzanne
Simonin, le dévoilement de la supercherie infligée à Croismare est totalement superflu. Nul lecteur de La Religieuse n’aurait pu être un Croismare.
Mais on pouvait espérer l’être — d’où le fantasme diderotien, dans la
«!Question aux gens de lettres!», de ramasser les lettres de Suzanne dans
44. Denis Diderot, Contes et romans, op. cit., p. 898
45. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Œuvres, éd. Pierre Larthomas, Paris, Gallimard,
coll. «!Bibliothèque de la Pléiade!», 1988, p. 139. Beaumarchais rend à Diderot ce que ce dernier
lui a prêté : les dates suggèrent que la «!Question aux gens de lettres!» n’est en fait qu’une amplification des remarques de Beaumarchais, à leur tour inspirées des textes diderotiens des années
1750.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
862
863
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
la rue, ou, selon L’Éloge, de découvrir les lettres de Pamela et de Clarissa
dans l’armoire d’un vieux château46. Le fait que l’illusion parfaite s’avérerait toujours impossible n’a pas empêché Diderot — ni d’autres — de
tenir cette illusion comme la base même de l’expérience de l’art. Et la
Préface-annexe donnait au philosophe une occasion de réfléchir sur cette
illusion et d’y faire réfléchir ses lecteurs.
Ce qu’ils firent. J’ai dit plus haut que la première impression de La
Religieuse en octobre 1796 fut suivie du récit du complot — non la version de Diderot qui avait déjà paru dans la Correspondance littéraire,
mais le texte original de Grimm. Et pourtant, à en juger par les comptes
rendus de cette édition et des suivantes, le récit de Grimm, par son inclusion même, provoqua des réflexions sur la nature de l’illusion romanesque. Certains critiques récusèrent l’inclusion de la postface pour la raison (bien prévisible) qu’elle détruisait l’illusion. C’est ainsi que Jean
Devaines, dans Les Nouvelles politiques, nationales et étrangères, soutient que la sobriété et la simplicité des mémoires faisaient qu’«!on aurait
été persuadé que les mémoires auraient été écrits par la religieuse ellemême sans conseil et sans exagération, si l’éditeur ne nous eût pas
détrompés! ». Or la «! plaisanterie! » est sans intérêt pour le lecteur : «! il
était déraisonnable sous tous les rapports de lui déclarer que ce qu’il avait
pris pour une vérité n’était qu’une fiction! », et Devaines conclut son
article sur l’espérance qu’une future édition «!supprimera une explication
qui détruit le plaisir du lecteur, l’utilité du livre, et l’illusion précieuse que
l’auteur avait créée avec autant de soin que de succès! »47. Le souhait de
Devaines, je l’ai dit, n’a jamais été respecté : toutes les éditions postérieures reproduisent le texte de Grimm, du moins jusqu’en 1875, lorsque
Assézat substitue la version de Diderot, appelée dorénavant la Préfaceannexe. Chose étrange, l’un des plus importants de ces éditeurs était tout
à fait de l’avis de Devaines. Jacques-André Naigeon, protégé de Diderot
et le premier à éditer ses œuvres complètes, ouvre le volume contenant La
Religieuse en déclarant que si les éditions précédentes n’avaient pas déjà
inclus les lettres entre Croismare et les conspirateurs, il les aurait supprimées : «!S’il est vrai, comme on n’en peut douter, que dans tous nos plaisirs […] il entre toujours un peu d’illusion ; s’ils se prolongent et s’accroissent même pour nous, en raison de la force et de la durée de ce
prestige enchanteur ; en nous l’ôtant, on détruit en nous une source
féconde de jouissances diverses, et peut-être même une des causes les
46. Denis Diderot, Contes et romans, édit. cit., p. 902.
47. Ce texte, comme les suivants, est reproduit dans J. Th. de Booy et Alan J. Freer, Jacques
le fataliste et La Religieuse devant la critique révolutionnaire (1796-1800), SVEC 33, Genève,
Institut et Musée Voltaire, 1965, p. 157.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
plus actives de notre bonheur! »48. Naigeon peut paraître un peu plus fin
que Devaines, dans la mesure où il tient l’illusion pour une qualité
variable : on n’est jamais véritablement trompé, suggère-t-il. Mais
Devaines et Naigeon sont d’accord sur une prémisse de l’esthétique de
l’époque que Diderot ne conteste pas plus qu’eux : le plaisir et le profit de
l’art dépendent de l’illusion.
Dans les pages d’autres périodiques, d’autres commentateurs se montrèrent nettement moins hostiles à l’inclusion de la postface. Non pas,
notons-le, parce qu’ils la concevaient comme l’antidote à une lecture
«! absorptive! » néfaste ou enfantine. C’étaient plutôt les conclusions que
Naigeon et Devaines tiraient de l’inclusion du récit de Grimm qui leur
semblaient porter à faux. Car après tout, ces conclusions n’ont pas beaucoup de sens : Devaines et Naigeon ne proposent évidemment pas de donner La Religieuse pour de vrais mémoires, en éliminant par exemple le
nom de Diderot de la page de titre49. (Ce serait une posture particulièrement étrange pour Naigeon, qui édite les œuvres du philosophe.) Pourquoi
donc l’illusion du lecteur survit-elle à la mention du nom de l’auteur, tandis qu’une carte de «! fabrication! » doit fatalement la détruire ? Voilà la
question provoquée par l’inclusion du texte de Grimm, et qu’Amaury
Duval aborde dans un compte rendu qui répond vraisemblablement aux
objections de Devaines :
L’illusion est détruite ! Qu’est-ce à dire ? Connaissez-vous l’illusion ? Quoi de
plus fugitif, de plus périssable, de sa nature ? La mîtes-vous jamais à l’épreuve
d’un moment de réflexion, d’un jet de lumières ? S’est-elle soutenue jusqu’à la fin
de votre lecture ? L’ouvrage est de bonne main, et l’auteur a rempli son but. Vous
assistez à la représentation de Phèdre, de Mérope : ne croyez-vous pas entendre
parler, voir agir une amante, une mère ? La toile tombe ; vous conservez une
impression profonde : mais qu’est devenue l’illusion ? Ces scènes pathétiques, ces
mouvements passionnés, ce langage de feu, tout cela est sorti du cerveau du poète.
Vous ne l’ignorez pas : votre plaisir de la veille, celui du lendemain, en a-t-il été,
en sera-t-il moins vif, moins pur, moins réel ? Misérable chicane ! La Religieuse
vous a offert tout le charme d’une histoire véritable ; qu’importe que ce ne soit
qu’une fiction !50
48. Ibid., p. 273.
49. Comme le note Henri Coulet en passant : «!La protestation de Naigeon portait d’ailleurs
à faux : La Religieuse n’était pas donnée comme une histoire véritable, du moins pas plus que
n’importe quel roman en forme de mémoires!» (Le Roman jusqu’à la Révolution, 9e éd., Paris,
Armand Colin, 2000, p. 465). Assézat, lors de la première publication de la Préface-annexe, avait
déjà remarqué la même chose (Denis Diderot, Œuvres complètes, éd. Jules Assézat et Maurice
Tourneux, t. V, Paris, Garnier, 1875-1877, p. 205). L’on pourrait même dire que l’affirmation de
vérité de La Religieuse était moins soutenue que dans la plupart des autres cas : aucune préface
ne fournissait de pittoresques détails sur la découverte du manuscrit.
50. J. Th. de Booy et Alan J. Freer, op. cit., p. 271. Duval avait déjà dans un autre compte
rendu témoigné de la puissance des lettres de la postface : «!J’avoue à ma honte que, tout averti
que je suis de la fausseté de ces lettres, si je me mets à en lire une, je n’arrive pas à la moitié sans
en avoir les yeux humides et le cœur serré!» (p. 124-125).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
864
865
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
Pour Duval, c’est dans la nature même de l’illusion d’être temporaire, fragile. On quitte toujours le théâtre ; préface ou non, on referme toujours le
livre ; et pourtant cela ne sape aucunement l’expérience de l’œuvre. Un
autre critique qui semble lui aussi avoir en vue les reproches de Devaines
offre une explication légèrement différente. Dans son Journal d’économie
publique, Pierre-Louis Roederer écrit, «! Pourquoi ce regret [au sujet des
révélations de l’éditeur] ? La vérité des détails et du style est si parfaite
qu’on n’en croit pas l’éditeur ; et on a bien raison!»51. Le style et le détail :
le talent de Diderot consistait justement dans la promulgation d’une
espèce de vivacité interne. Son texte n’était pas donné pour vrai, il donnait une impression de vérité. Révéler les particularités derrière la fabrication du texte ne changeait finalement rien à cette impression, car le soubassement de l’illusion s’était déplacé de façon presque insensible et
pourtant capitale. Les détracteurs de la postface avaient une fausse
conception de l’illusion de vérité parce qu’ils tenaient cette illusion pour
un effet de présentation : et l’auteur et le lecteur devaient faire semblant
de prendre le texte littéraire pour un vrai document. Mais le fait que la
postface ne change pas notre expérience du livre montre bien qu’un bon
écrivain n’a que faire de ces alibis : l’illusion passe de toute façon.
Défenseurs et détracteurs de la postface ne s’opposent pas sur des
questions de principe esthétique : tous s’engagent pour la cause de l’illusion de la réalité, sorte d’étalon-or sur lequel reposent notre plaisir et
notre profit moral ; personne ne voit le roman comme autre chose qu’un
mensonge qu’il faut cacher. Même Duval, qui conçoit l’illusion comme
temporaire, suppose que sous le «! charme! » de l’œuvre (mot qu’il faut
prendre au sens fort de «!sort!») le roman nous paraît une «!histoire véritable!». Et un lecteur — Roederer — arrive à une conclusion qui sera celle
de la «! Question aux gens de lettres! » de la Préface-annexe, où c’est le
style naturel et non l’ornement rhétorique qui produit l’illusion si soigneusement cultivée. Là, Diderot explique que, ramassant dans la rue une
liasse de lettres rhétoriquement parfaites, nous exprimons notre admiration : «! Cela est beau, fort beau! » ; ramasser des lettres naturelles, par
contre, provoque une autre réponse : «!Cela est bien vrai!», nous disonsnous52. Lorsque Roederer loue le style et le détail de La Religieuse, il ne
fait que se rapprocher de la pensée de Diderot lui-même (qui est aussi
celle de Beaumarchais, comme nous l’avons vu). Ce qui nous confirme
que les méditations du philosophe n’étaient pas si inouïes ni «!modernes!»
que les historiens de la littérature, toujours à l’affût de prédécesseurs et de
51. Ibid., p. 215. Roederer et Duval sont les seuls commentateurs à affirmer que le texte de
Grimm ne change rien au plaisir du texte, tout comme seuls Naigeon et Duval déplorent son
inclusion. La plupart des comptes rendus passent la postface sous silence.
52. Denis Diderot, Contes et romans, édit. cit., p. 408.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
prophètes, nous ont fait croire. Roederer ne connaissait pas la «!Question
aux gens de lettres! », puisque la Préface-annexe modifiée n’avait paru
que dans la rarissime Correspondance littéraire ; et pourtant tout comme
Diderot, il pouvait voir que le texte de Grimm, lu en conjonction avec le
roman, incitait non pas à la méfiance critique mais à une nouvelle et sans
doute plus adéquate théorie de l’illusion. L’illusion de l’art ne réside pas
dans sa présentation (nul lecteur ne peut espérer occuper la position privilégiée de Croismare), mais dans la puissance hallucinatoire du texte luimême, d’un texte capable de surmonter notre reconnaissance malheureusement indépassable que nous lisons «!seulement!» un roman.
«! La Religieuse se révèle alors, dans l’histoire du roman, comme
œuvre “moderne” elle aussi! ». Cette affirmation de Jean Varloot, citée
plus haut, résume très bien tout un pan de la critique diderotienne depuis
un demi-siècle. Elle me paraît pourtant douteuse. Si c’est pour dire que
toute œuvre sortant de l’ordinaire mérite d’être relue par les générations
futures, qui pourrait s’en offusquer ? Mais l’argument, qui reste largement
implicite chez Varloot comme chez d’autres, dépend d’une vision un peu
magique de la capacité des grands auteurs à voir dans l’avenir. Avant
même que «!l’illusion référentielle!» ne vienne dominer le roman sous le
règne du réalisme, l’auteur de La Religieuse a compris ses mensonges et
nous a appris à les tenir à distance ; le roman pour lui n’est pas ce qu’il
raconte mais l’acte même de raconter ; l’art ne saurait désormais être que
la philosophie de l’art, la mise à nu de ses propres procédés de signification, ou encore l’exposition de son matériau. Hegel, Clement Greenberg,
Roland Barthes, Denis Diderot : même combat.
Nous lisons donc volontiers Diderot à travers le prisme de ce qui vient
après, et pourtant il fut, comme nous tous, bien de son temps. En l’occurrence, cela veut dire que la Préface-annexe fut pour lui une manière
de s’interroger sur l’une des valeurs-clefs de l’esthétique pré-kantienne
— l’illusion — et le mode dominant du roman du dix-huitième siècle. Ce
mode, on le sait, était celui du document prétendu vrai : lettres, mémoires,
parfois choses vues, le roman de l’époque a pu être caractérisé de «!pseudofactuel!», par opposition au roman pleinement «!fictionnel!» du siècle
de Balzac53. Hormis quelques cas rares, la feinte était certes transparente :
qui prenait La Vie de Marianne pour autre chose qu’une œuvre de
53. L’heureux terme de «!pseudofactuel!» a été proposé par Barbara Foley dans un livre trop
peu connu des dix-huitiémistes, anglophones comme français : Telling the Truth : The Theory
and Practice of Documentary Fiction, Ithaca, Cornell University Press, 1986. Bien entendu, le
phénomène lui-même a été souvent relevé, par exemple par Vivienne Mylne, Eighteenth-Century
French Novel, op. cit. ; pour une récente étude d’exemples français, voir Jan Herman, Mladen
Kozul, et Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford,
Voltaire Foundation, 2008.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
866
867
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
Marivaux ? Même La Nouvelle Héloïse, que Rousseau refusa d’avouer
pour sienne, ne trompait personne54. Dans ce contexte, quoi de plus inutile
que de vouloir donner des leçons, avec la Préface-annexe, sur comment
ne pas prendre des affirmations de vérité pour de l’argent comptant ? Quel
lectorat de naïfs Diderot pourrait-il bien viser, quand cela faisait au bas
mot 60 ans qu’on reconnaissait que «!“mémoires”, en français, veut dire
“roman”!»55 ?
Non, Diderot ne subvertit pas les lieux communs romanesques de son
époque, il les explore, les approfondit, en fait quelque chose de… pas
commun. Le roman pseudofactuel typique est précédé d’une préface de
l’éditeur qui affirme, très souvent sans conviction aucune et en tout cas
sans espérance de rencontrer un Croismare, l’authenticité du texte qui
suit. Diderot se passe de ces affirmations, et de plus place après son
roman un récit dévoilant ce qui ne pourrait être de toute façon un secret
pour personne : que Suzanne Simonin n’a jamais rien écrit. Et ce n’est pas
tout. Car la Préface-annexe attire notre attention sur l’illusion — une illusion qui se fonde donc non sur une simple affirmation de vérité à laquelle
personne ne croit, mais sur la manière même d’écrire. Autrement dit, La
Religieuse produit une meilleure illusion, venant du texte et non du paratexte ; notre reconnaissance que nous lisons un roman est comme surmontée par le roman lui-même. Ce n’est pourtant pas dire que Diderot
découvre ainsi ce que Coleridge appellera plus tard «!la suspension volontaire de l’incrédulité!», ni qu’il est en train de théoriser un «!monde de fiction!» qui serait comme notre monde, cohérent et épais, sans être de notre
monde. L’horizon pour Diderot reste la stimulation éthique et esthétique
d’un lecteur qui doit prendre, autant que possible, une fiction pour une
vérité. Tout ce que nous dit la Préface-annexe est qu’il existe de
meilleures façons pour le roman de mettre en pratique une poétique de
l’illusion.
Certes, les «!expériences!» que fait Diderot sur l’illusion romanesque
ne se limitent pas à La Religieuse, et dans une version plus longue de la
présente étude je prends également en compte des textes tels que Les
Deux Amis de Bourbonne et Ceci n’est pas un conte56. Ceux-ci n’ont pas
une moindre importance, et apportent d’autres éclairages ; mais ils ne
54. Malgré ce qu’en a pu dire l’historien Robert Darnton, affirmant la naïveté extraordinaire
des lecteurs de Rousseau (Le Grand Massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne
France, Paris, Laffont, 1985, p. 201-238). Pour une mise au point, voir Nicholas Paige,
«!Rousseau’s Readers Revisited : The Aesthetics of La Nouvelle Héloïse », Eighteenth-Century
Studies, 42/1, 2008, p. 131-154.
55. Selon Richard Steele, dans un numéro du Tattler datant de 1709, cité dans Vivienne
Mylne, Eighteenth-Century French Novel, édit. cit., p. 75.
56. Dans Before Fiction : The Ancien Régime of the Novel, Philadelphia University of
Pennsylvania Press, 2011.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
DIDEROT DÉMYSTIFIÉ
REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
changent pas grand-chose au fait que Diderot, moderne pour un moment
— le sien —, ne le fut pas pour longtemps. Car s’il est bien allé de l’avant
dans sa théorisation de l’illusion, il misait sur une valeur dont les jours
étaient comptés : les réalistes allaient instaurer un rapport totalement différent entre roman et réalité. Oui, Balzac parle sans répit de la réalité de
ses romans, mais sans que ce soit du tout la réalité «!simulée!» de Diderot.
Pour Balzac, il va de soi que ses personnages sont des inventions, et c’est
justement pour cela qu’il a besoin de clamer haut et fort que ces inventions disent pourtant quelque chose sur la réalité française actuelle. Ses
romans sont ce qu’on a l’habitude d’appeler des «!représentations!» de la
réalité, ou si l’on veut, une espèce de construction analogique57. L’efficacité morale et esthétique de La Religieuse, en revanche, reposait sur une
impression de vérité : Suzanne Simonin nous touchait parce que nous
avions l’impression — grâce à l’extrême simplicité du style — qu’elle
existait ; le roman possédait une puissance de témoignage sur les vocations forcées précisément dans la mesure où nous pouvions croire à ce
témoin. «!Croire!» d’une façon littérale et toutefois jamais totale : pas plus
que les autres penseurs de son époque, Diderot ne pouvait concevoir
l’œuvre d’art comme une expérience «! autonome! » qui demanderait une
croyance propre et non «! historique! ». La Religieuse et sa postface, Les
Deux Amis de Bourbonne, Ceci n’est pas un conte : ces textes sont sans
aucun doute originaux par rapport à la production contemporaine, mais ils
sont tout aussi originaux par rapport à la production postérieure qui ne se
construira pas selon les mêmes présupposés esthétiques. De même, ils
sont auto-réflexifs ; mais l’auto-réflexivité ne nous soustrait pas à l’histoire, et ne veut pas dire que Diderot a compris avec un siècle ou deux
d’avance une vérité qui nous est maintenant chère. Démystifier Diderot,
c’est simplement lui refuser des dons de voyance auxquels lui, de toute
façon, n’a jamais eu l’idée de prétendre.
57. Dans son célèbre essai «! L’Effet de réel! » (reproduit dans Littérature et réalité, éd.
Tzvetan Todorov et Gérard Genette, Paris, Seuil, 1982, p. 81-90), Roland Barthes nous a habitués
à penser l’écriture réaliste comme productrice d’une espèce d’hallucination chez le lecteur naïf ;
de là a découlé, surtout dans la critique anglo-saxonne, toute une série de dénonciations du prétendu «!mensonge!» du roman réaliste. Or la théorie de Barthes est à plusieurs égards indéfendable. Voir Christopher Prendergast, The Order of Mimesis, Cambridge, Cambridge University
Press, 1986, p. 69-72 ; Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 111-62 ; et Raymond Tallis, In Defence of Realism, Lincoln,
University of Nebraska Press, 1998. Le cas de Diderot nous fait voir que l’idée de l’œuvre d’art
comme illusion de présence décrit beaucoup mieux le roman du dix-huitième siècle que le roman
réaliste, qui, lui, se passe totalement de notre créance littérale.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_berkeley_calif - - 169.229.32.136 - 28/01/2012 06h06. © P.U.F.
868