« Le prix des œuvres m`importe peu »
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« Le prix des œuvres m`importe peu »
MARCHÉ DE L’ART entretien Elizabeth Bouhlal « Le prix des œuvres m’importe peu » Après la vente d’art contemporain de la CMOOA accueillie récemment par le Palace Es Saadi, sa directrice nous raconte son parcours de mécène de la première heure. À quel moment avez-vous commencé à collectionner de la peinture marocaine ? Lorsque je suis arrivée au Maroc en 1966, la scène artistique marocaine était assez restreinte. Les peintres marocains étaient peu connus. On ne parlait que d’orientalistes. Majorelle lui-même faisait figure d’original et était aussi réputé pour son jardin que pour ses œuvres. J’ai un tableau de Talal, le fils de Chaïbia, datant de 1969, que presque personne ne connaissait à l’époque. Aujourd’hui, Talal est un peintre dont la renommée n’est plus à faire. Quel a été votre premier tableau ? Mon premier tableau, au Maroc, était un cadeau de mon mari Jamil Bouhlal, une toile d’Ahmed Louardiri. Il avait étudié à Paris où il partageait la même chambre que Cherkaoui, qui était aux Beaux-arts et commençait alors ses expériences sur toile de jute. Il fréquentait aussi Gharbaoui et Farid Belkahia. J’avais également une certaine connaissance de l’art marocain grâce aux peintures de Hassan El Glaoui que j’avais connu lorsque mes parents ont crée le Casino de Marrakech en 1952. Ce premier tableau fut le début d’une collection commencée à deux. Êtes-vous sensible au phénomène de spéculation ? Pour ma part, je n’ai jamais acheté une œuvre en pensant la revendre plus tard, à chaque fois c’est un nouveau coup de cœur. Un jour, un monsieur m’a demandé conseil pour l’achat d’un tableau. Il voulait savoir si c’était une bonne affaire, si sa cote allait monter pour le léguer à ses enfants. Je lui ai suggéré d’acheter plutôt de l’or ou d’investir dans l’immobilier car si l’on achète une œuvre, ce doit être par plaisir et pour la regarder, pas pour la mettre dans un coffre ! Pour autant, êtes-vous consciente de l’évolution des prix ? Bien évidemment, mais j’y accorde peu d’importance – quoique cela m’ait obligée à déplacer certains petits formats, pour qu’ils ne soient pas volés. Dans les couloirs du palace, qui sont comme des galeries d’art, je n’ai exposé que de très grands tableaux impossibles à mettre dans une valise ! J’ai remarqué que certains galeristes poussaient souvent leurs artistes à demander des prix très élevés. Cela les pénalise sur la scène internationale. Il est difficile d’investir dans l’œuvre d’un artiste marocain peu connu, même en cas de coup de cœur, si son prix est trop élevé par rapport au marché international de l’art. Aujourd’hui préférez-vous plutôt l’art contemporain ? Les grands maîtres du passé sont des figures inestimables, ils n’ont besoin que de mon admiration. Ils m’apportent une sérénité et un bonheur ineffables. Les artistes d’aujourd’hui sont un terreau vivant qui reflètent bien notre société actuelle, une société en perpétuel mouvement. Je remarque que mon goût a évolué aussi : je préfère m’intéresser à l’actualité de notre époque, j’aime être en contact avec les jeunes artistes et pouvoir leur apporter mon savoir et mon expérience. 126 << Diptyk n°34. juin-sept. 2016 Quelle est la place de l’art au Palace Es Saadi ? Le but, avec ce palace que nous avons ouvert en 2007, était de satisfaire toutes nos ambitions artistiques et de faire rêver nos visiteurs. Déjà dans le lobby, d’exceptionnelles céramiques de Kamal Lahbabi sont une invitation à la découverte de nombreuses œuvres exposées dans tout le palace. Et puis à l’occasion de la deuxième édition de Marrakech Art Fair, en 2011, nous avons créé une exposition dédiée à l’histoire de la peinture marocaine et à ses nombreux artistes. Nous avons «Je préfère m’intéresser à l’actualité de notre époque, j’aime être en contact avec les jeunes artistes» également contribué à créer Marrakech Art Fair avec Hicham Daoudi (le président de la CMOOA, ndlr) pendant deux années consécutives. De très nombreuses galeries du monde entier venant y exposer les œuvres d’artistes internationaux, il nous a semblé bon, pour la deuxième édition, de montrer à nos visiteurs étrangers que cette foire d’art avait lieu dans un pays à haut patrimoine artistique. Conçue pour être temporaire, cette exposition est devenue permanente… Cette exposition sans prétention a beaucoup plu. Elle a petit à petit évolué et est devenue muséale. J’ai été beaucoup aidée par Hicham Daoudi ainsi que par les peintres dont les œuvres étaient exposées. Mon plaisir serait maintenant de faire quelque chose de plus important, des expositions par période, par pays… Mais les affaires de la maison me retiennent encore. D’ici un an ou deux, peut-être. Vous intéressez-vous aussi à la scène moyenorientale ? Oui, grâce aux premières ventes aux enchères au Es Saadi et à mes voyages au Moyen-Orient. C’est ensuite à l’occasion d’une vente qu’accueillait l’Institut du monde arabe à Paris, en 2013 (« SyriArt, 101 œuvres pour la Syrie », au profit des victimes de la guerre, Syrie, ndlr), que je me suis réellement aperçue de l’importance de cette scène moyen-orientale. Vous avez accueilli en avril une vente d’art contemporain de la CMOOA : quel en a été l’écho ? Ce fut un pari audacieux mais une aventure exceptionnelle, cela a permis de donner une visibilité à de très jeunes artistes pleins de créativité et de talent. Il paraît que plus de 70% des œuvres ont trouvé acquéreur, ce qui est remarquable. À l’occasion de l’inauguration du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, en 2014, vous avez été décorée du grade d’officier de l’ordre du wissam alaouite par Mohammed VI… La France m’a déjà honorée mais cette décoration au titre de l’art, remise par le souverain de mon pays d’adoption, m’a apporté encore plus de joie et de fierté. À l’avenir, votre rêve est-il de créer un autre espace d’art ? Oui, bien sûr ! Ce serait ma plus grande joie. Comme tous les collectionneurs, j’ai envie de partager mes passions. Le plus grand bonheur est de faire vivre l’art dans le regard des autres. Propos recueillis par Corinne Cauvin Diptyk n°34. juin-sept. 2016 >> 127