Là où poussent les roses sauvages

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Là où poussent les roses sauvages
Académie de l’Imaginaire – Équipe bleue – Tour 2 – Ruwan Aerts
Là où poussent les roses sauvages
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C’était un jour d’été comme un autre pour Nick, il arpentait les rues de Sydney dans sa
mustang cabriolet flambant neuve. Ses longs cheveux noir de jais s’animaient avec la brise et
les accélérations prodiguées par le puissant moteur du bolide rouge. Son visage allongé, son
regard perçant et son front proéminent lui donnaient un air sévère mais aussi un charme
ténébreux. Ce n’était pas le genre de garçon sûr de lui, arrogant, que l’on trouve parfois
derrière le volant de ce genre d’engin. Non, lui, il était plutôt réservé. Mais il ne boudait pas
son plaisir depuis son succès naissant au sein d’un groupe de rock. Au contraire de ses pairs
qui se vautraient avec complaisance dans toutes sortes d’excès, Nick gardait la tête froide.
Bien sûr, à l’occasion, il pouvait lui arriver d’accompagner ses musiciens dans de folles virées,
mais c’était très rare. Il préférait se retrancher dans la solitude. D’ailleurs, personne ne le lui
reprochait. Il était comme ça ; il ne vivait tout simplement pas dans le même monde. Le voile
de mystère qui l’entourait ajoutait à sa réputation et n’avait d’égal que la noirceur et la
mélancolie de ses textes.
Cet après-midi, il n’était pas occupé à écrire, à composer, ni chez lui dans sa demeure située
hors de la ville. Au travers de ses lunettes de soleil, il observait les gens aller et venir dans les
rues. La chaleur estivale était écrasante. Ce temps idyllique, l’agitation ambiante, les
terrasses et les commerces remplis de touristes, provoquaient chez lui un certain entrain.
Malgré son naturel solitaire, il se sentait d’humeur à flâner, sans but précis, juste pour
profiter lui aussi de cette belle journée. Il finit par se garer non loin du Domain. Il se dit qu’il
marcherait bien jusqu’à Macquarie Point pour admirer la vue magistrale sur la baie et
l’opéra.
Il se sentait serein dans ce parc. Depuis quelques mois, il essayait de se familiariser avec le
monde extérieur. Après tout, il allait peut-être devenir une célèbre rock star, alors autant
s’habituer ! Au milieu de toute cette foule, il n’était pas totalement à l’aise, mail il essayait
de ne rien laisser transparaître… Il imagina un instant l’enfer que pourrait devenir une telle
balade si tout le monde le reconnaissait. Dès lors, il parvint à se détendre pour savourer
l’anonymat dont il ne jouirait peut-être bientôt plus. Fini les promenades dans les magasins
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ou dans les endroits publics ! Il devrait faire fi de ces passe-temps. Et la maison dans laquelle
il avait passé une bonne partie de sa vie ? Serait-il obligé de la quitter ? L’incertitude le
taraudait. Nick pensa soudain à son petit havre de paix. Un endroit perdu dans la campagne
près d’une rivière, à l’orée d’un bois. C’était son endroit à lui et il aimait s’y ressourcer. Il
pouvait passer des heures près du cours d’eau, des saules pleureurs et même des roses
sauvages dont il aimait prendre soin. Ce lieu représentait une source de création, un refuge…
et bien plus encore. Vivre loin de ce sanctuaire serait un véritable déchirement pour lui. Mais
si la carrière du groupe l’exigeait, il devrait faire des choix.
Nick finit par arriver à l’Art Gallery of New South Wales. Il décida d’y entrer, désireux de
puiser de l’inspiration pour son art dans celui des autres. Et quelle inspiration ! Ce jour-là,
une exposition rassemblait des tableaux pour le moins sinistres. Nick aimait ce genre de
choses. Des artistes inconnus comme lui, mais dont les œuvres dégageaient une aura
fascinante et dérangeante qui le transportait. Les traits, les couleurs, les formes, le sens de
chaque peinture parlaient à ce qui gisait au plus profond de son âme. Il pensa à nouveau à
ces roses sauvages qui poussaient près de la rivière où il aimait tant musarder. De là
naissaient dans son esprit toutes ses chansons les plus sombres. C’est aussi devant une de
ces œuvres contemporaines macabres qu’il vit pour la première fois cette femme si belle, si
candide.
D’ordinaire, Nick savait ce qu’il voulait. Quand une fille lui plaisait, il essayait de tirer
avantage de sa timidité. Sa personnalité énigmatique, son look ténébreux, jouaient parfois
en sa faveur. Depuis son arrivée au parc, il ne s’était pas montré insensible aux femmes qu’il
avait croisées : leur visage apprêté, le galbe de leurs jambes, leur jupe parfois si courte, si
moulante, ou encore leurs formes affriolantes. Mais il ne pouvait se contenter d’une
attirance sexuelle. Nick aimait la séduction, il lui fallait bien plus que cela : la beauté
extérieure et intérieure en un seul être. Quelqu’un qu’il aimerait et préserverait, comme les
roses sauvages près de la rivière. Cette femme toute proche de lui semblait avoir quelque
chose de spécial. Le cœur battant, il la regardait discrètement étudier le tableau devant elle.
Chacun d’eux dévorait des yeux ce qu’il avait devant lui. C’en était presque dérangeant.
D’aucuns, en voyant cette scène, se seraient crus en présence d’un prédateur prêt à fondre
sur sa proie. Mais dans les yeux de Nick, il s’agissait bel et bien d’un coup de foudre. Quand
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la blonde se tourna vers lui, ses longs cheveux s’animèrent dans un mouvement anodin mais
si gracieux. Sans même paraître surprise, elle posa sur lui un regard pétillant et innocent. Ses
yeux bleus soutenaient sans mal la mine inquisitrice de Nick. Elle lui adressa un sourire.
Comme sous hypnose, le chanteur fut désarçonné et ne sut rien faire d’autre que le lui
rendre. Cette bouche charnue aux lèvres écarlates sur ce visage l’envoûtait. Cette teinte
rivalisait presque avec la couleur des roses qu’il aimait tant. Cela l’obsédait. Des premiers
mots qu’ils échangèrent aux premiers frôlements innocents de leurs corps, une incroyable
alchimie naquit. Nick sut qu’il avait trouvé une femme exceptionnelle, différente de toutes
les autres.
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La seconde fois qu’il la vit, c’était un samedi soir, sous un ciel constellé. Il vint à sa porte,
pimpant, dans un costume élégant, une fleur à la main. Nick tenait à ce que tout soit parfait.
Il l’emmena dans un des restaurants les plus chics de la ville pour commencer cette soirée.
Au cours de ces précieux moments, il fut surpris du naturel avec lequel il agissait. Lui qui
était d’ordinaire si effacé, ses attentions devenaient plus protectrices, plus chevaleresques à
l’égard de sa conquête. Il lui prenait la main, la lui caressait sans oublier de plonger un temps
dans les méandres azurés de son regard. Quand il ne pouvait plus le soutenir, il attirait la
jeune fille contre lui pour déposer un baiser au hasard de son front ou de son cou, juste pour
le plaisir de l’entendre rire ou de la voir se blottir dans ses bras. Aussi loin qu’il s’en
souvienne, Nick n’avait jamais éprouvé ça, même avec les autres. Après le dîner, les deux
tourtereaux marchèrent au détour des rues. La vie nocturne animée dans Sidney était
captivante et lumineuse, mais au milieu de cette effervescence enchanteresse, la rock star
n’avait d’yeux que pour la femme à ses côtés. Au fur et à mesure de leur balade ponctuée
d’étreintes fugaces, la lune montait dans le ciel à l’instar de leur désir.
Cette nuit-là, ils firent l’amour pour la première fois. C’était fou, précipité, insensé, pourtant
c’était venu naturellement, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Nick prit vite goût
au parfum de la peau de cette fille qui se donnait à lui. Cette peau si douce collée à la sienne,
ce corps qui ondulait autour du sien lorsqu’il était en elle, tout cela l’enivrait. Les deux
amants prirent leur temps ensuite, plus rien d’autre n’existait. Longtemps après, ils finirent
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par s’endormir, épuisés. Un peu plus tard, Nick se réveilla. Quelque chose le perturbait. Il se
tenait debout, nu et immobile, devant le lit où dormait l’élue de son cœur. De la même
manière qu’il l’avait déshabillée du regard à la galerie, il continuait de la contempler en
silence. Son visage amorphe, sa bouche entr’ouverte et ses yeux exorbités lui donnaient une
allure de coquille vide. Ou alors était-ce tout le contraire : l’enveloppe charnelle parfaite
étendue là faisait-elle défiler en lui un flot d’émotions diverses ? La lune éclairait les fesses,
le creux des reins et le dos de la fille. Sa chevelure blonde ondulait dans son cou puis jusque
sur les draps froissés. Mais Nick avait peur. Plus il la regardait, plus il voulait que cet instant
dure une éternité. C’était la plus belle des femmes qu’il avait rencontrées ; il ne voulait pas
la perdre. Il reporta son attention sur la commode dans la chambre. Il contempla la rose qu’il
lui avait offerte quelques heures plus tôt. Elle trônait déjà dans un vase avec un peu d’eau.
Cela le toucha. Lui non plus, il ne voulait pas que la beauté de sa nouvelle compagne se fane,
il était bien décidé à faire ce qu’il fallait pour la protéger du temps. Nick revint se coucher en
voyant qu’elle s’était réveillée. Il lui caressa le visage, elle lui sourit.
— Merci, je n’en avais jamais vu de si belle, tu es si attentionné, chuchota-t-elle.
— Je vais prendre soin de toi, Élisa, je te ferai oublier toute la peine que les autres hommes
ont pu te faire jusqu’à présent.
— Oui, ne me quitte plus.
— Sais-tu d’où viennent ces roses sauvages, si écarlates et si douces ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête, se retourna, offrant un autre pan de sa splendide nudité à la clarté de la
lune. Nick l’admira, sa main effleura les petits seins d’albâtre ronds et fermes avant de
glisser sur le ventre et les cuisses de sa nouvelle muse. Oui, une muse. C’est ce qu’elle
deviendrait une fois là-bas près de la rivière. Elle verrait cet endroit où il aime tant écrire.
Nick était certain qu’elle s’y plairait, et que sa seule présence et sa beauté au cœur de ce
paysage déchaîneraient son imagination.
— Si je te montre là où elles poussent, tu viendras y passer un après-midi avec moi ?
— Oui, bien sûr. On ira où tu voudras mon amour…
Ils se rendormirent dans les bras l’un de l’autre, jusqu’au petit matin.
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Quand Alan Vaughn reprit son service à la morgue, il se dit que son week-end prolongé était
bel et bien fini. Il était en retard. C’était mercredi matin et sans caféine, il savait que ce ne
serait pas une bonne journée. Ce boulot l’exténuait de plus en plus, son assiduité et son
professionnalisme diminuaient avec les années. Les yeux encore brouillés par le sommeil, il
s’affaira devant la cafetière de son bureau. Une fois que l’odeur familière lui envahit les
narines, il passa dans la salle attenante. Le médecin légiste d’une quarantaine d’années
alluma toutes les lumières. Chaque néon crépita avec le même bruit singulier avant de
fonctionner correctement. Alan était seul dans cette pièce au carrelage usé par le temps. Le
mur avec les cellules réfrigérantes contenant les cadavres se tenait devant lui. Sa simple
vision lui rappela le travail qui l’attendait. Il devait commencer par le corps de la fille
retrouvé dans une rivière, à quelques kilomètres d’ici. C’était une priorité, l’ordre émanait
directement de sa hiérarchie. Alan pouvait le comprendre aisément, cette mort n’était
sûrement pas due à une chute, ni même à une simple noyade. D’ailleurs toute la presse en
faisait déjà ses choux gras, que ce soit à la télé, à la radio, ou dans les journaux ; tout le
monde ne parlait plus que de cette mystérieuse fille… ou encore la « La Rose Sauvage »
comme l’avaient surnommée les médias. Son corps avait été découvert lundi en fin de
matinée, une rose entre les dents. Alan, par son métier, ne connaissait que trop bien ce
triste scénario : une femme victime d’une mauvaise rencontre, de violences conjugales et
dont la vie se terminait de façon tragique. Quand ses collègues seraient là, il commencerait
l’autopsie et il en saurait plus.
Alors qu’il continuait à sortir son matériel et une civière en acier inoxydable, Alan commença
à ressentir quelque chose d’étrange. Au début, il mit cela sur le compte de la fatigue, il
continua de préparer ses instruments sur la table d’autopsie. Plus il faisait des allées et
venues entre cette grande salle et son bureau, plus il constatait quelque chose de troublant.
D’ordinaire, le matin, l’odeur du café parvenait jusqu’à l’encadrement de la porte, puis celle
des produits comme le désinfectant planait ensuite dans la morgue. Seulement cette fois, un
remugle de terre humide mêlé à un léger parfum de fleur envahissait l’endroit. D’abord
succincte, l’étrange émanation devint de plus en plus forte. Alan fronça les sourcils. Il ajusta
son tablier et couvrit ses cheveux bruns d’une charlotte. Il scruta les environs. Il était inquiet,
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il savait que quelque chose était ici, avec lui. Cette désagréable conviction le fit reculer de
quelques pas. Un instant, Alan crut voir des reflets, des mouvements improbables et furtifs
dans l’inox des cellules réfrigérantes. Les néons faiblirent au même moment. Ils crépitaient,
éclairaient par saccades. Après quelques secondes, ils s’éteignirent tous sauf un : celui tout
proche des frigos mortuaires. Alan recula encore. Il entendit un martèlement sourd à
l’intérieur de l’un d’eux qui s’ouvrit au même moment. Un mort étendu sur une civière plate
s’avança. « C’était elle ! La Rose Sauvage ! », pensa-t-il. Alan voulait fuir, mais ses membres
ne lui répondaient plus. Au contraire, il approcha avec prudence le corps de la jeune femme.
La première chose qui le frappa, c’était la beauté, la sensualité, l’apparente vitalité dégagée
par ce cadavre au-delà de sa lividité. Son visage et ses cheveux étaient restés intacts, figés.
On aurait presque cru qu’elle dormait, innocente, sereine, la bouche si pulpeuse n’attendant
que le baiser d’un prince charmant pour la réveiller. Alan avait beau être détaché et
professionnel dans son métier, il était captivé. Une force émanait de ce corps sans vie et
l’ensorcelait. Il se prit soudain à effleurer lentement la commissure des lèvres, la joue, le cou
puis le sein de la jeune femme morte. Il n’y avait là rien de concupiscent, il s’attendait
presque à ressentir de la chaleur, à sentir battre le cœur à nouveau ! Il n’avait jamais vu de
personne si bien conservée après son décès. Il interrompit bien vite son geste lorsque les
paupières de la fille s’ouvrirent. Alan sentit son cœur se soulever et crut un moment qu’il
allait tomber à la renverse dans les grands yeux de la « Rose Sauvage ». L’inquiétude se
mêlait au regard bleu de la défunte.
— Aidez-moi ! supplia-t-elle.
Sa voix chevrotante résonnait dans la tête d’Alan alors qu’aucun son ne sortait des lèvres
remuant avec peine.
— Comment… vous… vous êtes morte ! balbutia Alan.
Elle s’accrocha à son avant-bras et pivota légèrement la tête pour mieux le fixer.
— Aidez-moi ! Comment Nick a-t-il pu me faire du mal ? La première fois qu’il m’a prise dans
ses bras, je me suis sentie si bien. Au fil des jours, avec lui, j’oubliais tous mes problèmes.
Lorsque je me sentais mal, j’arrêtais de trembler et de pleurer dès qu’il m’enlaçait. J’ai bien
connu d’autres garçons, mais ce n’était pas pareil. Nick était plus âgé, ce fut mon premier
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homme et ce fut merveilleux. J’ai été naïve, pourtant je suis sûre qu’il m’aimait ! Je ne
pensais pas que ces mêmes bras puissent me… Je ne savais pas, j’ai cru un instant à tous ces
contes de fées.
Alan était pétrifié, il ne bougeait plus, la main froide de la fille tenait toujours son avant-bras.
— Le lendemain de notre première nuit ensemble, reprit-elle, il m’a emmenée près de la
rivière, dans cet endroit où il aimait tant venir. Nous y avons passé un après-midi
formidable ! Oh, Alan, je vous souhaite un jour de pouvoir ressentir quelque chose d’aussi
fort. Il m’a montré les roses qu’il aimait tant. Il était si doux, il me couvrait de baisers. Mais
au bout d’un moment, il s’est renfermé, il paraissait si préoccupé. Il répétait sans cesse qu’il
ne savait plus quoi faire, que ce moment devait être unique, que je ne devais jamais
changer ! J’ai eu beau le rassurer, lui dire que rien ne changerait entre nous, que nous avions
toute la vie devant nous. Quand je me suis étendue dans l’herbe près des roses, il s’est
agenouillé sur moi en me jetant un regard triste et froid. La dernière chose que j’ai pu
entendre de sa part était une sorte de murmure. Je ne sais pas ce qu’il a voulu dire. Je me
souviens ensuite de la pierre dans sa main avec laquelle il m’a…
Alan sentit l’étreinte de la morte se relâcher. Le bleu dans ses yeux semblait perdre en
intensité. Sa voix doucereuse ne résonnait plus dans la tête du légiste. Seuls des sanglots
persistaient. Alan vit même une larme couler sur la joue de la morte. La tristesse de la jeune
femme le fit pleurer comme son corps lui avait fait douter de sa mort au point de la toucher.
Le cadavre resta inerte, mais la voix revint.
— Dites à tout le monde que Nick m’a fait ça ! J’aimerais tant lui demander pourquoi, j’avais
confiance en lui, je croyais que c’était l’homme de ma vie ! Je ne saurai jamais ! Peut-être
que les gens comprendront son geste, peut-être qu’ils comprendront l’amour que je lui
portais… Tout le monde me surnomme « La Rose Sauvage », mais en réalité je m’appelle
Élisa. Élisa Day. Faites ce que vous avez à faire, Alan, et racontez mon histoire.
Quand Alan ressortit de cette transe, il resta immobile devant le corps sans vie d’Élisa. Cette
expérience surnaturelle le laissa pantois. En général, il ne croyait pas au paranormal, c’était
un homme de sciences avant tout. Il sécha ses larmes et contempla la salle à présent
éclairée normalement. L’émanation de terre humide et de parfum florale avait disparu aussi,
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et à travers l’odeur persistante des produits d’entretien, le doux arôme du café revint lui
chatouiller les narines. Il sourit. La journée serait bonne, finalement. Malgré les années, la
belle Élisa venait de lui rappeler un des aspects importants de son métier.
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Quelques jours plus tard, un homme d’environ trente-cinq ans fut convoqué au
commissariat. Il attendait dans une pièce réservée aux interrogatoires. Son visage sévère et
ténébreux, ses longs cheveux noirs rendaient imperceptible chez lui la moindre émotion. Il
semblait sûr de lui, vindicatif, il ne voulut même pas d’avocat. En face de lui, l’inspecteur
Clarence Madison ne le quittait pas des yeux. Pourtant, après des heures interminables, Nick
Bennet, star montante d’un groupe de rock, finit par montrer des signes de faiblesse. Il faut
dire que la scène de crime et le rapport d’autopsie avaient de quoi l’inquiéter. De confusions
en contradictions, de balbutiements en bégaiements, l’assurance de ce personnage singulier
commença à s’effriter. Nick était en réalité un psychopathe à l’image de ceux qu’il idolâtrait
dans ses textes. Il finit par confesser le meurtre d’Élisa, dont il était pourtant fou amoureux.
Mais ce que le policier ignorait, c’était l’ampleur de l’œuvre macabre de ce déséquilibré.
— Vous savez, commença Nick, ce dernier jour que l’on a passé ensemble, je l’ai emmenée
voir les roses là-bas. Vous n’avez pas idée à quel point c’est féérique. C’est si calme, le vent
est doux et le bruit de l’eau dans la rivière y est si apaisant !
— Vous étiez donc bien près du lieu du meurtre en compagnie d’Élisa Day, ce jour-là, lâcha
Clarence sans détourner son regard.
— Vous ignorez ce qu’est le grand amour, n’est-ce pas inspecteur ? Je vous parle d’un amour
si fort que votre seul désir est qu’il dure. Vous seriez alors prêt à n’importe quoi pour le
conserver, même s’il fallait lui ôter la vie ! Je voulais la garder belle ainsi, sans qu’elle
vieillisse, le plus longtemps possible… Exactement comme on le fait avec les fleurs quand on
les cueille.
— Mais vous avez tué Élisa, son corps aurait fini par se décomposer et…
— Non ! hurla Nick. Je vous interdis de juger ma façon de l’aimer ! J’aurais pris soin de son
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corps. Je l’aurais conservé, embaumé, je l’aurais gardée belle et jeune jusqu’à ce qu’elle
dépérisse et se fane, comme mes roses… Mais c’est ainsi, tout ce qui est beau finit par
mourir. C’est ce que je lui ai dit avant de la frapper avec une pierre, je voulais la rassurer…
Tout aurait pu marcher, comme pour les autres, je l’avais mise dans l’eau pour la laver, mais
le courant l’a emportée trop loin…
— Les autres ? répéta l’inspecteur Madison, hébété.
Nick ne cachait plus sa part d’ombre désormais. Le monde allait enfin avoir un aperçu de son
œuvre. L’heure était venue pour lui de tomber le masque… Mais montrer sa vraie nature ne
le sauverait pas. Sa folie causerait sa perte… Il continua néanmoins de se justifier.
— Je ne pouvais pas garder toutes ces femmes en vie, les voir vieillir et perdre leur beauté.
Je voulais qu’elles soient aussi magnifiques que mes fleurs. Maintenant qu’elles ne le sont
plus malgré mes soins, elles reposent près de la rivière, je les garde ainsi toujours près de
moi. Élisa est la plus parfaite d’entre elles et croyez-le ou non, inspecteur, je l’aimerai
toujours. Elle restera belle plus longtemps que les autres !
— Nick, reprit calmement Madison, vous êtes en train de me dire que vous avez tué d’autres
femmes ? Avez-vous vraiment caché les corps là où vous avez assassiné Élisa Day ? Où
exactement, Nick ? Vous les avez enterrées ? Dites-le nous, soyez raisonnable, tout est fini
maintenant.
— Là où poussent les roses sauvages, inspecteur, murmura Nick, dans un rictus inquiétant.
D’après « Where The Wild Roses Grow », écrit par Nick Cave et interprété en duo par Nick
Cave et Kylie Minogue.
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