Max Kistler 2007-08 LICENCE 2 UE 14 Epistémologie Présentation

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Max Kistler 2007-08 LICENCE 2 UE 14 Epistémologie Présentation
Max Kistler 2007-08
LICENCE 2
UE 14 Epistémologie
Présentation de l’extrait de : Nelson Goodman, Faits, Fictions et Prédictions, Paris, Ed. de
Minuit. (original anglais de 1955: Fact, Fiction, and Forecast, Indianapolis, Bobbs-Merrill,
1965.)
Les émeraudes « vleues » de Goodman
Avant de comprendre l'introduction par le philosophe américain Nelson Goodman du
fameux et mystérieux prédicat « vleu », rappelons l'enjeu de la nouvelle énigme de l'induction
que Goodman présente dans ce texte. Il s'agit d'une entreprise véritablement philosophique
dans le sens où Goodman veut nous rendre conscients d'un problème que nous réussissons à
résoudre sans la moindre difficulté dans la vie quotidienne. Le travail philosophique consiste
à nous montrer qu'il s'agit là d'un exploit remarquable dont on cherche ensuite à comprendre
les conditions de possibilité.
Les raisonnements déductifs se distinguent des raisonnements inductifs par le fait que
la déduction est capable de validité logique en vertu de sa forme : dans une déduction on pose
une (ou plusieurs) propositions ayant un certain contenu comme prémisse(s), pour en déduire
une proposition dont le contenu est une partie du contenu de la prémisse (des prémisses). Un
exemple est la déduction d'une vérité singulière à partir d'une vérité générale, par exemple :
Tous les corbeaux sont noirs.
Ceci est un corbeau.
Donc, ceci est noir.
Dans une déduction, la conclusion est plus faible que les prémisses, ce qui n'est qu'une
autre manière de dire que la conclusion contient moins d'information que les prémisses. Cela
explique la propriété la plus importante des déductions valides qui est que : si toutes les
prémisses sont vraies, alors la conclusion est nécessairement vraie. Il est important de ne pas
confondre la dépendance de la vérité de la conclusion par rapport à la vérité des prémisses,
exprimée par le conditionnel « si - alors », avec l'affirmation catégorique que les prémisses
sont vraies ou que la conclusion est vraie.
En revanche, une inférence inductive n'est jamais valide, au moins dans les sciences
empiriques. Il est nécessaire d'ajouter cette dernière qualification pour tenir compte de ce
qu'on appelle une « preuve par récurrence » en mathématiques, par laquelle il est possible
d'obtenir la preuve concluante d'une hypothèse générale à partir d’une prémisse particulière et
d’une prémisse qui montre que, si l'hypothèse est vraie d'un nombre quelconque n alors elle
est vraie du nombre suivant n+1. Dans les sciences empiriques, il n'est pas valide de tirer les
conclusions générales à partir d'observations particulières. Pour faire le parallèle avec les
propriétés de la déduction mentionnée plus haut, on peut dire que la conclusion d'une
induction est plus forte ou plus riche en information que l'ensemble de ses prémisses. Ceci est
la raison pour laquelle il n'est pas nécessaire que la conclusion soit vraie même si toutes les
prémisses sont vraies. Dire que l'induction n'est jamais valide ne signifie rien d'autre que le
fait qu'il est toujours possible que la généralisation soit fausse alors que les prémisses soient
toutes vraies. Par conséquent on ne peut pas être parfaitement certain que la conclusion d’une
induction soit vraie même si on est certain de la vérité des prémisses.
Ayant pris entière conscience de la fragilité des raisonnements inductifs, Popper
recommande d'abandonner l'induction en tant que raisonnement scientifique, pour n’avoir
recours qu'à la déduction1. Popper propose une méthode qui permet apparemment de se passer
de l'induction tout en permettant d’enrichir notre connaissance au-delà des informations
obtenues par l'observation directe. Cette méthode requiert l'invention libre d'hypothèses ou
« conjectures », qui sont ensuite soumis à la vérification expérimentale, ce qui permet d'en
éliminer certaines. Ceci est possible de manière logiquement rigoureuse et valide dans la
mesure où une seule observation permet de réfuter de façon concluante (car déductive) une
généralisation universelle, alors qu'il est impossible d'établir de manière déductive la vérité
d'une telle généralisation à partir d'un nombre fini d'observations.
La conception poppérienne de la recherche scientifique pose pourtant plusieurs
problèmes. Premièrement, le refus d'accepter l’induction dans toutes ses formes contraint
Popper à refuser d'accorder plus de crédibilité à certaines hypothèses qu'à d'autres. Ainsi,
lorsqu'il dit que, parmi les hypothèses testées et non réfutées, celles qui ont résisté à des tests
plus rigoureux sont mieux corroborées que les autres, il est facile d'oublier que la
corroboration plus forte d’une hpothèse ne nous donne aucune raison de lui accorder
davantage de probabilité qu'aux hypothèses concurrentes moins corroborées. Ceci signifie en
particulier qu'il n'est pas raisonnable de l’utiliser de préférence lorsqu'il s'agit de construire
des explications scientifiques, des prédictions et surtout quand il s'agit de faire des prédictions
dans le contexte d’une application technologique. Cela constitue un problème dans la mesure
1
Cf. Karl Popper (1934), Logik der Forschung, 3ème éd. augmentée, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1969; trad. par N.
Thyssen-Rutten et P. Devaux : La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973 ; Karl Popper,
Conjectures and Refutations, London, Rouledge and Kegan Paul, 1963; trad. par M.-I. et M.B. de Launay :
Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985.
où il est pratiquement sinon théoriquement indispensable de faire un choix : lorsqu’il s’agit
d’expliquer, de prédire ou de construire, il faut choisir l’une parmi les hypothèses ou les
théories alternatives disponibles qui n'ont pas été réfutées. Faire ce choix semble nécessiter
une forme d’induction. Non seulement en sciences, mais pour le choix de nos actions dans la
vie quotidienne, il est indispensable de faire confiance à certaines hypothèses universelles qui
n'ont pu être choisies que grâce à une induction. Nous avons observé jusqu'à maintenant qu'à
chaque fois que nous sommes sortis sous la pluie nous avons été mouillés. Nous en inférons
par induction qu’il en sera de même lors de la prochaine pluie et plus généralement lors de
toute sortie dans la pluie. Ce n'est que parce qu'il est raisonnable de croire à cette
généralisation qu’il est raisonnable de se munir d'un parapluie lorsqu'on sort dans la pluie.
Un autre problème posé par la conception poppérienne concerne l'origine des
conjectures. Il n'est pas réaliste de penser que les conjectures scientifiques soient inventées de
toutes pièces sans aucun support inductif. Le contenu des hypothèses avancées dans le
contexte d'une recherche d’explication n'est pas totalement déconnecté du contenu des faits
qu’il s'agit d’expliquer. Il n'est ni plausible que les hypothèses soient inventées en toute
indépendance des faits qui constituent leurs cas d’application ni raisonnable d'exiger des
scientifiques de suivre cette méthode. Lorsqu'il s'agit par exemple de trouver la loi de
l'attraction électrostatique, la méthode poppérienne semble suggérer d'envisager des
conjectures arbitraires : il relèverait du raisonnement inductif de chercher des hypothèses qui
s'accordent avec les faits observés. En ce sens, il faudrait envisager aussi bien que l'attraction
entre deux charges positives augmente avec la distance et qu'elle diminue avec la distance,
que ce changement se fasse de manière linéaire, par une fonction quadratique, cubique ou à la
cinquième puissance, ou encore selon une fonction logarithmique ou exponentielle, et selon
un nombre illimité d'autres fonctions et de combinaison entre ces fonctions. Ce n'est que dans
une deuxième étape que la plus grande partie des hypothèses sur l'attraction électrostatique
seraient éliminées par réfutation, pour ne laisser subsister que les hypothèses corroborées. Le
nombre d'hypothèses logiquement possibles étant infini, il apparaît comme miraculeux dans le
cadre du falsificationnisme2 poppérien que l'on « tombe », pour ainsi dire, si souvent sur les
hypothèses « justes », autrement dit sur les hypothèses dont les conséquences observables
correspondent aux faits observés et qui sont corroborées par les tests expérimentaux. La seule
2
Popper utilise le terme anglais « falsify » à la place du plus courant « refute », et ce choix terminologique a été
suivi par les traducteurs français : dans ce contexte, entendez donc « réfuter » quand vous lisez « falsifier »,
« réfutable » lorsque vous lisez « falsifiable », etc.
explication de notre succès dans la découverte d’hypothèses qui ne sont pas falsifiées3
sembler être que notre choix des hypothèses est guidé par les observations passées, autrement
dit que ce choix se fonde en partie sur l'induction.
Une fois que l'on admet que ce n'est pas par hasard ni par miracle que nous réussissons
à produire des conjectures générales qui s'accordent avec les faits observés, autrement dit que
la raisonnement inductif constitue une partie essentielle de la démarche scientifique, on est
conduit à se poser la question de savoir ce qui guide notre choix des inductions. Le texte de
Goodman attire notre attention sur la profondeur et la difficulté du problème de comprendre
notre capacité intuitive de faire les bonnes inductions et d'éviter les mauvaises.
Le texte commence par une proposition pour définir la confirmation. La notion de
confirmation est très proche de celle d’induction ; d'ailleurs les deux sont rejetées pour les
mêmes raisons par Popper. Il est équivalent de dire que les données empiriques a, b, c
constituent une base pour inférer inductivement l’hypothèse H, et de dire que ces données
confirment H. Admettons que nous ayons observé quinze corbeaux qui étaient tous noirs. Cela
peut conduire au raisonnement inductif dont la conclusion est que tous les corbeaux, même
ceux qui n'ont jamais été observés, même ceux qui ne sont pas encore nés et ceux qui sont
déjà morts, sont noirs. Cette inférence à H est bonne (attention, cela ne signifie pas « valide »)
précisément dans la mesure où les 15 expériences singulières contribuent à confirmer H.
La définition au début du texte impose une première restriction sur les inférences
inductives, que celles-ci doivent satisfaire pour avoir une chance de mener à une « bonne »
hypothèse : il faut prendre en considération l'ensemble des expériences déjà faites. Cela peut
sembler assez trivial : si on a devant soi un objet rouge et un objet bleu, on ne sera
certainement pas enclin à envisager l'hypothèse selon laquelle « tous les objets sont rouges »,
ce que l'on pourrait pourtant faire en ne tenant simplement pas compte de l'objet bleu qu'on a
devant les yeux. Cela signifie que Goodman exprime ici explicitement une règle que nous
connaissons et appliquons instinctivement lorsque nous faisons des inductions. Dans la
mesure où le nombre de faits dont nous faisons l'expérience est pratiquement illimité, et que
nous ne pouvons prendre en considération qu’un nombre fini de données, nous sommes
contraints de choisir celles dont nous tenons compte, et la règle de Goodman nous dit de
n'omettre aucune donnée pertinente pour l'hypothèse à construire. Sous cette forme, la règle
paraît peut-être déjà moins triviale puisqu'il est souvent difficile de juger si une donnée est
pertinente ou non. Goodman l’exprime ainsi : lorsqu'on généralise, on établit l'hypothèse que
3
Cf. note précédente.
« à l'intérieur de certaines limites, ce qui est vrai dans l'univers étroit des preuves empiriques
l’est également dans l'ensemble de l'univers du discours. » (p. 86 ; toutes les références au
texte de Goodman concernent les pages dans l’édition française : Nelson Goodman, Faits,
Fictions et Prédictions, Paris, Ed. de Minuit).
Une manière d’exprimer le contenu de l’hypothèse selon laquelle tous les corbeaux
sont noirs part d’une division de l'univers des objets en quatre classes : 1) les objets noirs qui
ne sont pas des corbeaux, 2) les objets qui sont ni noirs ni des corbeaux, 3) les corbeaux noirs,
et 4) les corbeaux qui ne sont pas noirs. L'ensemble des objets observés se range dans les trois
premières catégories, alors que la quatrième catégorie est vide. L'hypothèse selon laquelle
tous les corbeaux sont noirs consiste à projeter dans l'avenir ce que l'on a observé dans le
passé, à savoir que la catégorie 4 restera toujours vide. En ce qui concerne les corbeaux, cela
implique simplement qu'ils seront toujours dans la catégorie 3 et jamais dans la catégorie 4.
Dans le cas des corbeaux, il semble en effet raisonnable de s'attendre à ce que la corrélation
entre le fait d'être un corbeau et la couleur noire du plumage se conserve parmi les
expériences futures. Faire cette hypothèse sur la base d'une induction équivaut à juger que
cette corrélation n'est pas due au hasard. Dire qu'elle n'est pas due au hasard, c'est dire que
c'est une corrélation nomologique, c'est-à-dire une corrélation dans laquelle s'exprime une loi
de la nature. Le mot « nomologique » dérive du grec « nomos » (νοµοσ), pour « loi », et du
grec « logos » (λογοσ) pour « discours » ou « doctrine ». Il n'est pas plus simple ni moins
controversé de dire explicitement ce qu'est une loi de la nature que de dire par quoi se
distingue une bonne induction. Comme une loi humaine, une loi de la nature exerce une
contrainte sur un certain champ de phénomènes. S’il y a une loi qui dit qu'il faut avoir un
billet pour prendre le train, il est nécessaire pour chaque voyageur d'avoir un billet. Bien
entendu, les lois humaines ne sont pas suivies toujours et par tout le monde ; elles peuvent
être transgressées d'une manière qui n'existe pas pour les lois de la nature. Pour s'exprimer
encore de manière métaphorique, on peut dire que cette différence provient du fait que les lois
humaines sont imposées aux comportements des citoyens « de l'extérieur » alors que les lois
de la nature imposent des contraintes sur le comportement possible des objets, pour ainsi dire
à partir de l'essence des choses et de leurs propriétés, en d'autres termes « de l'intérieur ».
L'exemple des corbeaux peut paraître comme une illustration douteuse, dans la mesure
où il existe des corbeaux blancs, aussi appelés « albinos ». Pour illustrer la différence entre les
lois de la nature et les corrélations universelles accidentelles, Goodman choisit deux exemples
parfaitement clairs : il est légitime de raisonner de manière inductive à partir d'un échantillon
restreint de morceaux de cuivre dont on observe qu'ils sont conducteurs d'électricité, pour
conclure que tous les morceaux de cuivre ont cette propriété. C'est ce que Goodman exprime
en disant « qu'un morceau de cuivre soit un bon conducteur d'électricité augmente la
crédibilité des énoncés affirmant que d'autres morceaux de cuivre sont de bons conducteurs »
(p. 86). De manière analogue, chaque observation d’un morceau de cuivre qui est bon
conducteur d'électricité confirme l'hypothèse générale. A la paire de propriétés être en cuivre être bon conducteur d'électricité dont il est raisonnable de conclure que la seconde
accompagne toujours la première, Goodman oppose la paire de propriétés être un homme
présent dans cette salle - être le troisième garçon de sa famille. Dans le cas de ces deux
dernières, il n’est certainement pas raisonnable de conclure que la seconde accompagne
toujours la première sur la base de la simple observation qu'il en est ainsi dans l'échantillon
restreint d'un groupe de dix personnes qui se trouvent à un moment donné dans une salle
donnée.
Le problème philosophique - dont Goodman montre qu'il est équivalent au problème
de l’induction - est de trouver un critère parfaitement général sur lequel se fonde la différence
entre les deux types de cas. Une manière d'exprimer le problème est de dire que le lien entre
les propriétés est accidentel dans le second cas, mais nécessaire dans le premier cas. Ce n'est
qu'un accident que tous les garçons présents dans cette salle sont les troisièmes garçons de
leur famille ; autrement dit, il aurait très bien pu ne pas en être ainsi. En revanche, aucun
morceau de cuivre ne peut ne pas être un bon conducteur électricité. L'essence de l'espèce
naturelle (ou de la propriété) d'être en cuivre impose sur toutes ses instances la contrainte (la
nécessité) d’être un bon conducteur d'électricité. Mais cela n'est qu'une nouvelle terminologie,
une paire d'étiquettes apposées sur nos deux paires paradigmatiques de propriétés, ce qui ne
vaut pas une analyse des concepts d'association accidentelle et nomologique. La contribution
de Goodman à ce domaine de réflexion consiste à approfondir notre conscience de la
difficulté de trouver un critère universel et indépendant qui nous permettrait de déterminer à
propos d'une paire de propriétés que l’on trouve être associées dans un échantillon restreint, si
cette association est accidentelle ou nomologique, autrement dit s'il est raisonnable de la
prendre comme base d'une généralisation inductive.
Goodman montre en particulier qu'il n'y a aucun moyen de distinguer les deux cas
d'association de propriétés par la forme des énoncés qui les expriment. C'est ce que signifie
son affirmation : « La confirmation d'une hypothèse par un de ses exemples dépend beaucoup
de certains aspects indépendants de sa forme syntaxique. » (p. 86) Pour nous en convaincre,
Goodman invente le fameux prédicat artificiel « être vleu ». Son raisonnement est le suivant :
on part d'une généralisation inductive justifiée. Il prend l'exemple de l’inférence inductive qui
part de l'observation d'un certain nombre d'émeraudes toutes trouvées vertes, pour conclure
que « toutes les émeraudes sont vertes ». Cela semble raisonnable dans la même mesure et
pour les mêmes raisons pour lesquelles il est raisonnable d'inférer que tous les morceaux de
cuivre sont des bons conducteurs : on suppose qu'il existe un lien nomique entre la propriété
d’être une émeraude et la propriété d’être verte. Ce que Goodman veut montrer à l’aide du
prédicat étrange « être vleu », c'est qu'il n'est pas possible de fonder la distinction entre
corrélation accidentelle et nomologique sur un critère linguistique qui nous permettrait de
distinguer entre deux types de prédicats à partir d'un critère formel. Ce qu’est censé illustrer
le prédicat « être vleu », c'est que d'un point de vue logique il existe un nombre infini de
concepts que l’on peut utiliser comme catégories regroupant une série finie d'expériences ;
chacun de ces concepts correspond à un aspect commun à toutes ces expériences que le
concept permet d’en abstraire. Les concepts de couleurs sont parmi nos concepts les plus
familiers : ainsi, il paraîtra très naturel de regrouper l'ensemble des émeraudes que l'on a
observées sous le concept vert. Pourtant Goodman montre qu'il existe une infinité d'autres
concepts qui s'accordent avec le concept vert à l'égard de cet échantillon d'émeraudes
observées mais qui en diffèrent dans une plus ou moins large mesure à l'égard d'autres objets.
On peut illustrer ce fait avec des prédicats parfaitement courants comme le prédicat « être vert
émeraude » ou le prédicat « être coloré » : toutes les émeraudes dans l'échantillon possèdent
chacune de ces trois propriétés. On peut donc se demander à propos de chacune d'elles s'il est
raisonnable de l'utiliser dans une généralisation inductive portant sur l'ensemble des
émeraudes. On peut parfaitement imaginer qu'il existe des émeraudes exceptionnelles qui, en
vertu d’impuretés dans leur structure cristalline, possèdent une couleur quelque peu différente
des émeraudes paradigmatiques. Cela montre que pour certaines propriétés trop étroitement
conçues en fonction de la couleur des émeraudes paradigmatiques, on peut parvenir à une
conclusion erronée lorsqu'on les utilise comme base d’un raisonnement inductif sur
l'ensemble des émeraudes.
C'est ce point logique simple que Goodman choisit d'illustrer avec son prédicat « être
vleu ». Ce prédicat « s'applique à toutes les choses examinées avant t pour peu quelles soient
vertes, et à toutes les autres choses pour peu qu'elles soient bleues » (p. 88). Cela signifie que
le prédicat « être vleu » et le prédicat « être vert » s'accordent en ce qui concerne n'importe
quel échantillon d'émeraudes examinées avant l'instant t. Le plus simple est de choisir pour t
un moment dans le futur, tel que le 1er janvier 2010. Pour nous, toutes les émeraudes que
nous ayons jamais observées sont des émeraudes qui ont été observées avant le 1er janvier
2010. A leur égard, les deux concepts sont donc coextensionnels : « être vert » s'applique
exactement aux mêmes émeraudes que « être vleu ». Cependant, leur extension (l’extension
d’un concept est l’ensemble des objets auxquels le concept s’applique) diverge lorsqu'on
quitte l'échantillon des émeraudes observées dans la période avant t. Lorsqu'on considère un
échantillon d'émeraudes observées après t, les deux concepts ne sont plus coextensionnels :
l'un s'applique à une émeraude examinée après t si et seulement si l'autre concept ne s'y
applique pas. Une émeraude examinée après t et trouvée verte n'est pas vleue, et une
émeraude examinée après t et trouvée vleue n'est pas verte, car en ce qui concerne les objets
examinés après t, vleu est équivalent à bleu, et le fait d’être bleu est incompatible (ou
contraire) avec le fait d’être vert.
Le cas de vert et vleu est censé illustrer que le fait qu'un concept s'applique à
l'ensemble des objets dans un échantillon fini donné ne procure en soi aucune garantie qu'il
soit raisonnable d'en inférer par induction que ce concept s'applique encore à l'extérieur de
l'échantillon.
Lorsqu'on généralise la couleur des émeraudes dans l’échantillon sur l'ensemble des
émeraudes, en utilisant soit l’un soit l'autre des deux concepts de couleurs envisagées par
Goodman, on obtient soit l'hypothèse selon laquelle « toutes les émeraudes sont vertes » soit
l'hypothèse selon laquelle « toutes les émeraudes sont vleues ». Lorsqu'on applique ces deux
hypothèses à un échantillon d'émeraudes examinées après t, il devient apparent qu’elles ne
sont pas équivalentes car leur valeur de vérité diverge : l'une est vraie si et seulement si l'autre
est fausse.
La contribution de Hume au débat sur induction fut d’avoir clairement expliqué
pourquoi les raisonnements inductifs ne sont pas valides et ne peuvent pas être valides. Hume
a montré l’importance de ce problème pour l’épistémologie, c’est-à-dire pour la justification
de la plus grande partie de nos croyances : le problème logique de l’induction est connu
depuis l’antiquité, et il prend toute son importance dans l’empirisme de Hume, dans la mesure
où tout élargissement de nos connaissances au-delà des connaissances directement obtenues
par l’observation sensorielle repose sur l’induction. Le problème de l’induction est le
problème de la justification de toutes celles parmi nos connaissances qui dépassent le
témoignage de nos propres sens ; il se pose dans la mesure où cette justification n’est pas de
nature logique, parce qu’elle repose sur un mode d’inférence invalide. A partir du constat
qu’il n’y a pas de solution logique au problème de l’induction, Hume montre que la
« solution » ne peut consister que dans la substitution d’un problème psychologique de
l’induction au problème logique de l’induction. Le problème psychologique qui est empirique
et donc en principe susceptible d’une solution, consiste à savoir pourquoi et comment nous
faisons effectivement des inductions. Pour répondre à cette question, Hume construit une
théorie empirique portant sur le mécanisme de l’association des idées. Lorsque deux
propriétés sont fréquemment rencontrées ensemble dans l’expérience, de sorte que les idées
qu’elles suscitent dans notre esprit soient elles aussi fréquemment associées, il se forme dans
notre esprit une association stable entre ces idées, ce qui a pour conséquence d’engendrer une
attente du sujet : lorsqu’on observe l’une de ces propriétés, on s’attend à ce qu’elle soit une
nouvelle fois accompagnée de l’autre. Former une telle attente, ce n’est rien d’autre que
d’avoir implicitement fait un raisonnement inductif sur l’association générale des propriétés
que l’on a trouvées associées ensemble dans un échantillon fini d’expériences.
La contribution de Goodman à ce débat est de nous montrer que ce que Hume
considérait comme une explication psychologique satisfaisante de la tendance inductive de
notre esprit, recèle un nouveau mystère : qu’est-ce qui permet à notre esprit de choisir les
propriétés dont l’association dans l’expérience suscite une association d’idées et donc l’attente
de leur association future ? L’expérience nous présente une infinité de propriétés, et ce sont
nos concepts qui nous permettent pour ainsi dire de les soumettre à un tri, de sorte que seules
les propriétés pour la perception desquelles nous avons des concepts appropriés font l’objet
d’expériences. Goodman attire notre attention sur le fait que le choix des concepts
présupposés dans la constitution de nos expériences ne va pas de soi ; il pose la question de
l’origine du choix de ces concepts : il nous montre surtout qu’il est impossible de reconnaître
les prédicats qui expriment les « bons » concepts à l’aide de critères formels, c’est-à-dire
linguistiques ou logiques. Sa question est : d’où tirons-nous notre connaissance, intuitive et
instinctive, que le prédicat « vert » est un « bon » prédicat exprimant un « bon » concept, qu’il
est « bon » d’utiliser pour former des attentes, autrement dit des inductions, alors que « vleu »
est un « mauvais » prédicat exprimant un « mauvais » concept qu’il ne faut pas utiliser pour
former des attentes sur la base d’un raisonnement inductif ?
Il y a pourtant un critère qui semble pouvoir fonder cette distinction très simplement :
ne suffirait-il pas de distinguer entre les prédicats purement qualitatifs et les prédicats qui ne
le sont pas parce que le concept qu’ils désignent dépend essentiellement d’un individu, soit un
objet individuel soit un instant temporel individuel. « J'entends déjà des protestations, dit
Goodman. ‘Considérez, m’opposera-t-on, les prédicats ‘bleu’, ‘vert’, ‘vleu’, que nous
connaissons déjà, ainsi que ‘blert’, qui s'applique aux émeraudes examinées avant t pour peu
qu'elles soient bleues, et aux autres pour peu qu'elles soient vertes. Il est évident’, poursuivra
mon interlocuteur, ‘que les deux premiers sont purement qualitatifs alors que les deux autres
ne le sont pas, leur signification faisant appel à une référence temporelle. » (p. 92). L'idée est
en effet assez « naturelle » de penser qu'il y a une catégorie de prédicats naturels désignant
des propriétés naturelles qui existent indépendamment de nos concepts et prédicats.
Un critère possible de distinguer les propriétés naturelles est de dire que ce sont les
propriétés qui sont impliquées dans des lois de la nature. Goodman reconnaît la valeur de ce
critère, mais nous fait remarquer qu'il ne s'agit pas vraiment d’un critère indépendant, dans la
mesure où il semble être tout aussi difficile de connaître les lois de la nature que les propriétés
ou espèces naturelles. Mais le passage que nous venons de citer contient la suggestion d'un
critère plus simple et plus formel : pour être « purement qualitatif », la définition d'un prédicat
ne doit contenir aucun nom propre ni aucune référence à un individu, ou à un endroit ou
instant temporel particulier. D’une part, cela reflète l'intuition que les propriétés naturelles
doivent être générales, c'est-à-dire indépendantes d'objets individuels. D'autre part, il semble
facile de reconnaître si le sens d’un prédicat contient une telle référence à un individu. En
effet, ce critère parvient aisément à montrer pourquoi il n’est pas raisonnable de conclure par
induction, à partir de l'observation de quelques hommes dans cette salle qui se trouvent être le
troisième garçon de leur famille, que tous les hommes dans cette salle sont les troisièmes
garçons de leur famille. Le prédicat « est un homme dans cette salle » est construit à partir de
la référence à un endroit particulier : cette salle. En fait, le prédicat contient également la
référence à l'instant temporel auquel est prononcé le démonstratif « cette salle », cette
référence étant implicite dans la mesure où c'est le contexte qui détermine l'instant en
question. Mais lorsqu'on entend « est un homme dans cette salle » on comprend « est un
homme dans cette salle en ce moment ». C’est ce manque de généralité qui est responsable du
fait que ce prédicat soit incapable de figurer dans une généralisation nomologique.
Le critère selon lequel un prédicat est « purement qualitatif », et la propriété qu'il
désigne « naturelle », si sa définition ne contient aucune référence à un individu est sans
aucun doute important ; il est généralement reconnu comme l'un des critères majeurs pour
distinguer les lois de la nature des généralisations accidentelles, en l’appliquant aux prédicats
contenus dans ces généralisations. Mais Goodman nous montre (p. 91) que nous ne pouvons
pas nous contenter de ce critère, dans la mesure où il n'exprime ni une condition suffisante ni
une condition nécessaire. Il n'est pas suffisant pour un prédicat d'obéir à la contrainte de ne
pas mentionner d'individus, pour être un prédicat purement qualitatif et pour désigner une
propriété naturelle, et cela n'est pas non plus nécessaire. Pour montrer que le critère n'exprime
par une condition suffisante, Goodman avance deux arguments. Le premier est que
l’hypothèse selon laquelle « toutes les émeraudes sont vleues » n'est manifestement pas
nomologique, parce que le prédicat « vleu » n'est pas purement qualitatif et ne désigne pas
une propriété naturelle, alors que cet énoncé ne contient aucune expression désignant
explicitement un individu. On pourrait répliquer que ce qui compte n'est pas la forme explicite
de l’énoncé et la présence de termes explicitement désignant un individu, mais le contenu des
prédicats figurant dans l'énoncé, et faire remarquer que le contenu du prédicat « vleu »
contient bien, en vertu de sa définition même, une référence à un instant particulier, t.
Mais si l’on se place au niveau du contenu, et c'est là le second argument pour montrer
que le critère n'exprime par une condition suffisante, Goodman nous fait observer qu'il existe
une définition équivalente, autrement dit une définition qui détermine exactement le même
contenu, qui ne contient aucune référence à des individus. Cela est vrai également des
prédicats qui contiennent explicitement une référence à un individu, comme c'est le cas de
« est un homme présent dans cette salle ». Cette salle possède des propriétés qui la distinguent
de tout autre objet dans l’univers. Il est peut-être nécessaire d'énumérer un grand nombre de
détails avant de parvenir à une description vraiment unique qui ne s'applique qu’à elle ; mais
cela n'a pas d'importance dans la mesure où ce qui compte est que cela soit possible en
principe. Et tel est effectivement le cas. En tout cas, c’est ce que stipule un principe
métaphysique traditionnel que l'on appelle « le principe de Leibniz ». Le principe de Leibniz,
ou loi de Leibniz, contient deux parties :
1. Pour des entités x et y quelconques, si x et y sont identiques, alors elles partagent
toutes leurs propriétés. En langage formel :
(∀x)(∀y )[x = y → (∀F )( Fx ↔ Fy )] .
Le côté gauche de l’implication matérielle (c’est-à-dire à gauche du « → ») exprime le
fait que x est identique à y (x=y); le côté droit signifie : pour toute propriété F, si et seulement
si l’objet x possède cette propriété F, alors l’objet y la possède aussi.
L’autre partie du « principe de Leibniz » est souvent appelée « principe de l’identité
des indiscernables » : il s’agit de la converse de l’implication précédente. Selon ce principe,
deux objets sont identiques si elles ne diffèrent par aucune propriété. Plus précisément :
2. Pour des entités x et y quelconques, si elles partagent toutes leurs propriétés alors
elles sont identiques : (∀ x)(∀y)[ (∀F)( Fx ↔ Fy) → (x = y).
Cependant, le raisonnement de Goodman présuppose la contrapositive du principe de
l’identité des indiscernables, qui lui est équivalente : si deux objets ne sont pas identiques,
alors ils diffèrent par au moins une propriété.
2a. Pour des entités x et y quelconques, si x et y ne sont pas identiques, alors il existe
au moins une propriété que possède l’un mais non l’autre. En langage formel :
(∀x)(∀y )[x ≠ y → (∃F )( Fx ∧ ¬Fy )] .
En ce qui concerne la salle particulière à laquelle fait référence le prédicat « est un
homme dans cette salle », dans la mesure où elle est un objet individuel distinct de tous les
autres objets dans l’univers, la version 2a) du principe de Leibniz nous garantit qu’il existe au
moins une propriété F que rien d’autre ne possède. Il est sous-entendu que cette propriété est
elle-même « purement qualitative ». Cela nous permet de comprendre la présentation concise
du raisonnement que nous avons effectué, par Goodman : « Il est évident qu'il ne suffit pas de
demander que l'hypothèse ne contienne aucun terme nommant, décrivant ou indiquant une
personne ou un lieu particulier. L’hypothèse embarrassante ‘toutes les émeraudes sont vleues’
ne contient aucun terme de ce genre ; et même lorsqu'il en apparaît un, par exemple dans
l'hypothèse concernant les hommes présents dans cette pièce, on peut facilement la remplacer
par un prédicat (court, long, nouveau ou ancien) qui ne contient pas de tels termes mais qui
s'applique exactement aux mêmes choses, et à elles seules. » (p. 91). Bref, il ne suffit pas
qu'un prédicat obéisse à la contrainte de ne nommer aucun individu ou d’être équivalent à une
description qui ne nomme aucun individu, pour qu’il soit purement qualitatif. D’ailleurs, l’on
pourrait faire le même constat en partant de la définition de « vleu » qui mentionne
explicitement l’instant individuel t : en vertu du principe de Leibniz, l’instant t possède des
propriétés uniques que l’on peut exprimer avec un prédicat purement qualitatif (quoique sans
doute complexe) P. Par conséquent, on peut faire référence à t à l’aide d’une description
définie « l’instant qui P » qui ne fait référence qu’à t tout en ne contenant que des expressions
qualitatives.
Ce qui est peut-être plus surprenant, c'est que cette condition n'est pas non plus
nécessaire : il n’est en effet pas nécessaire qu’un prédicat ne mentionne pas d'individus pour
être purement qualitatif ; en d'autres termes, il est possible qu'un prédicat soit purement
qualitatif tout en étant défini par référence à un individu. L'exemple que propose Goodman est
le prédicat « est de l'herbe à Londres ou ailleurs ». Ce prédicat contient la référence à l'objet
individuel Londres, mais, étant équivalent aux prédicat « est de l'herbe », il est néanmoins
purement qualitatif et désigne une propriété naturelle.
Mais Goodman va plus loin : il nous fournit un argument plus profond car plus général
mettant en doute le caractère absolu de nos jugements sur le contenu des prédicats. En effet,
lorsque nous cherchons à déterminer le contenu d’un prédicat, nous le faisons à l'aide d'une
définition qui est elle-même formulée dans une langue et qui contient d'autres prédicats.
Lorsque nous jugeons le caractère qualitatif du contenu du prédicat, nous cherchons la
présence de références à des individus dans les expressions qui nous servent à exprimer ce
contenu. Cela signifie que nous fondons implicitement notre jugement sur le lexique d’une
langue particulière, et surtout sur l'intuition, quant au sens des mots de cette langue, lesquels
sont primitifs : « vert » et « bleu » sont par exemple purement qualitatifs dans la mesure où
l'intuition linguistique nous dit que ce sont des prédicats primitifs qui ne sont pas introduits
par définition, mais plutôt par ostension (On apprend leur sens dans des situations où l’on
nous montre un objet auquel ils s’appliquent de manière paradigmatique.). Mais l'apparence
que cela garantit le caractère naturel des propriétés d'être vert et d'être bleu désignées par ces
prédicats est trompeuse : sur l'arrière-plan d'une autre langue, « vert » et « bleu » peuvent
apparaître comme des prédicats introduits par des définitions qui contiennent la référence à un
individu. Dans une langue hypothétique qui contient les prédicats « vleu » et « blert », on peut
introduire les prédicats « vert » et « bleu » par des définitions utilisant « vleu » et « blert »
ainsi que la référence à l'instant t. « ‘Vert’, par exemple, dit Goodman, s'applique aux
émeraudes examinées avant t pour peu qu’elles soient vleues et aux autres émeraudes pour
peu qu'elles soient blertes. Le statut qualitatif est donc une propriété entièrement relative et ne
peut suffire à partager les prédicats en deux classes. Ceux pour qui le caractère qualitatif est
un critère de bonnes manières semblent sous-estimer cette relativité. » (p. 92) Autrement dit,
le statut purement qualitatif d’un prédicat est relatif à la langue à laquelle il appartient et qui
est utilisée pour exprimer son contenu ; on ne peut donc pas compter sur la capacité de ce
critère pour nous renseigner de façon fiable sur le caractère naturel de la propriété qu’il
désigne, dans la mesure où celui-ci doit appartenir à la propriété de manière absolue, alors que
le caractère purement qualitatif d’un prédicat est relatif à la langue.
Dans la note (p. 88, note 10), Goodman nous montre que le nouveau problème de
l’induction est encore plus radical qu'il apparaissait grâce à l'introduction du prédicat « vleu »
: les émeraudes examinées jusqu'à t ne nous fournissent non seulement - faute d’avoir trouvé
un critère qui nous permet de distinguer les « bons » prédicats des « mauvais » - des données
que nous pouvons généraliser par l’hypothèse selon laquelle toutes les émeraudes sont vleues,
ce qui nous conduit à prédire que les émeraudes observées après t seront bleues. Goodman
nous montre que ces données peuvent, avec tout autant de logique, donner lieu à une
hypothèse qui nous conduit à prédire que toutes les roses examinées après t seront bleues.
Cela est possible grâce à l'introduction d'un nouveau prédicat artificiel « être une émerose »
qui est défini par le fait qu’il « s'applique uniquement aux émeraudes examinées avant t et aux
roses examinées par la suite. » Utilisant les prédicats « émerose » et « vleu », les observations
d'émeraudes effectuées avant t contiennent l'information selon laquelle toutes les émeroses
examinés jusqu'ici sont vleues. Par induction on obtient l'hypothèse générale selon laquelle
toutes les émeroses sont vleues. Or, cette hypothèse conduit à la prédiction que les roses
examinées après t seront bleues. Cela ne fait que pousser à son extrême la raisonnement déjà
entamé grâce à l'introduction du prédicat « vleu » et montre que, d'un point de vue purement
logique et en l'absence d’un critère pour justifier la distinction intuitive entre prédicats
purement qualitatifs ou naturels et prédicats non naturels, une induction formellement correcte
à partir d'un échantillon fini de données peut littéralement conduire à tout et n'importe quoi.
Logiquement, rien ne nous empêche d'inférer inductivement n'importe quoi à partir de
n'importe quelles données. D'où l'urgence de chercher un fondement logique ou métaphysique
à notre pratique inductive dont Goodman nous montre à quel point son succès est mystérieux.
Résumons le résultat de l'argumentation jusqu'ici. Goodman a repris le problème de
l'induction au point où Hume l’avait laissé : selon Hume, l’expérience de régularités dans la
nature produit en nous des habitudes ; ces attitudes créent l'attente que les régularités
persistent. La formation des habitudes et des attentes fondées sur elles sont, selon Hume, la
base psychologique de l'induction. Cependant, Hume n'introduit aucune distinction entre les
différentes régularités qu’il est possible d'observer ; par conséquent toutes les régularités
devraient être d'une égale efficacité psychologique et donc conduire à des inductions
« correctes » du point de vue psychologique, même si bien entendu aucune d’entre elles ne
peut jamais être logiquement valide. Goldman observe alors que cela ne décrit pas
correctement la situation. Parmi les régularités qui existent objectivement et que nous
observons, toutes n'engendrent pas des habitudes et ne deviennent pas la base de jugements
inductifs. C'est ce que le cas des émeraudes permet d’illustrer : objectivement, l'observation
d'un certain nombre d'émeraudes nous donne tout autant accès à l'association régulière de la
propriété d'être une émeraude avec la propriété d'être vert qu'à l'association régulière de la
propriété d'être une émeraude avec la propriété d'être vleu. La généralisation selon laquelle
toutes les émeraudes sont vleues possède une base inductive tout aussi solide que la
généralisation selon laquelle toutes les émeraudes sont vertes ; et l’attente que la prochaine
émeraude sera vleue semble logiquement tout aussi bien fondée que l’attente que la prochaine
émeraude sera verte. Pourtant, l'association régulière de la propriété d'être une émeraude avec
la propriété d'être vleu ne produit en nous aucune habitude ni aucune attente que la prochaine
émeraude observée sera vleue. Goodman nous montre qu'il y a beaucoup plus de régularités
objectives que celle dont nous devenons jamais conscients. La « nouvelle énigme de
l'induction », comme l'appelle Goodman lui-même, consiste dans la recherche d’un critère qui
nous permet de choisir les prédicats et les généralisations « bonnes » ou « utiles ». Il semble
clair que nous utilisions un tel critère intuitivement ; le problème philosophique consiste à
découvrir en quoi il consiste.
Il est crucial pour le chemin qu’emprunte Goodman pour résoudre cette nouvelle
énigme de l'induction, qu'il ne cherche pas la différence entre deux types de régularités dans la
nature, ou entre deux types de propriétés associées dans les situations dont nous faisons
l'expérience. Plutôt, Goodman oriente sa recherche sur les représentations linguistiques de ces
propriétés et de ces régularités. Les prédicats et les hypothèses qu’ils permettent de construire
semblent en effet être un objet d'analyse plus abordable, dans la mesure où les prédicats et les
hypothèses sont premièrement des œuvres humaines et deuxièmement en nombre fini.
Ensuite, Goodman montre que le problème de distinguer les bonnes inductions des mauvaises
est équivalent au problème de distinguer les hypothèses qui sont susceptibles d'être
confirmées par leurs « instances positives » des hypothèses qui n'en sont pas capables. Par «
instance positive » on entend une situation dans laquelle les propriétés dont l'hypothèse dit
qu’elles sont généralement associées sont effectivement associées. Une situation dans laquelle
apparaît un corbeau noir constitue par exemple une instance positive de l'hypothèse selon
laquelle tous les corbeaux sans noirs. Ensuite il montre qu’il est équivalent pour une
hypothèse d’être « confirmable » et d'être nomologique. En langage réaliste, qui n'est pas
celui de Goodman, une hypothèse nomologique est une hypothèse qui est susceptible
d'exprimer une loi de la nature. « Est susceptible », car elle ne désigne une loi que si elle est
vraie. Les hypothèses qui ne peuvent pas être confirmées correspondent en revanche aux
généralisations accidentelles.
Le cas des émeraudes vleues montre qu’il n'y a pas de manière simple de reconnaître
sur la base la seule forme linguistique ou logique d’un énoncé (ou des prédicats qu’il contient)
s’il est nomologique. Plus précisément, l'exemple de vleu et vert montre que le fait de ne pas
mentionner d'individu n'est pas une condition suffisante pour qu’un prédicat puisse figurer
dans un énoncé nomologique. L'exemple de l'herbe à Londres ou ailleurs montre que cela
n'est pas non plus une condition nécessaire. Nous avons vu également que nous ne parvenons
pas à un critère objectif en essayant d'analyser le sens des prédicats à l’aide de leur définition,
pour la raison que les définitions, qui sont les manières explicites d'indiquer le contenu d'un
prédicat, dépendent de la langue choisie. Il n'est donc pas suffisant de trouver une langue dans
laquelle la définition d'un prédicat ne mentionne pas d'individus pour être sûr qu'il soit
qualitatif : il peut y avoir une autre langue ou sa définition mentionne essentiellement des
individus.
L’introduction du concept de projection constitue un pas essentiel vers la solution
Goodmanienne au problème de l'induction. Faire des inductions, c'est projeter un prédicat qui
s'applique aux objets dans un échantillon restreint, à des objets en dehors de cet échantillon.
Voici comment Goodman rapporte sa propre manière de poser le problème de l'induction à
celle de Hume :
« Hume croyait que le mécanisme de projection est déclenché par les régularités dans
ce que l'esprit observe, et que ces projections sont faites conformément à ces régularités. Son
problème était alors de choisir lesquels, parmi ces régularités, déclenchent le processus
projectif. Nous abordons le problème du côté complètement opposé, en posant que l'esprit est
en marche dès le départ, émettant des projections spontanées tous azimuts. Peu à peu, le
mécanisme corrige et canalise son processus projectif. Nous ne demandons pas comment les
projections sont faites, mais comment, puisqu'elles sont faites, elles sont différenciées et
jugées valides ou non valides. À proprement parler, nous ne cherchons pas à décrire le
fonctionnement de l'esprit mais plutôt à décrire ou à définir la distinction qu’il établit entre les
projections valides et non valides. » (p. 98/9)
Même si on peut dire que Goodman a approfondi le problème de l'induction, sa
solution a un point fondamental en commun avec celle de Hume : Hume a établi que
l'induction ne peut jamais être justifiée logiquement. Goodman constate que d'un point de vue
logique, la distinction entre prédicats qu'il est correct de projeter et d’utiliser pour former des
hypothèses nomologique (les prédicats « projectibles ») et les autres n'a aucun fondement.
Goodman conclut sa réflexion avec la thèse selon laquelle il n'y a aucun critère non circulaire
qui permettrait de distinguer les prédicats projectibles des autres. Hume avait remplacé la
question normative de savoir comment on pouvait justifier l'induction par la question
descriptive de savoir comment nous raisonnons effectivement lorsque nous faisons des
inductions ; autrement dit, il a remplacé une question de droit par une question de fait. Au lieu
de demander comment il faut raisonner de façon inductive, la seule question à laquelle il
existe une réponse est seulement, selon Hume, la question de savoir comment nous raisonnons
de fait. De manière analogue, Goodman renonce à chercher la réponse à la question normative
de savoir quels sont les prédicats qu'il faut projeter ou qu'il est correct de projeter, pour la
remplacer par la question descriptive de savoir quels sont les prédicats que nous projetons
effectivement. Or, cette dernière question peut recevoir une réponse empirique grâce à la
simple observation de notre comportement linguistique. Pour faire le tri entre les prédicats
projectibles, comme « vert » et « bleu », et les prédicats non projectibles, comme « vleu » et
« blert », il est nécessaire et suffisant de se demander quels sont les prédicats qui sont
effectivement utilisés et acceptés dans la communauté linguistique. Cette solution empirique
au problème factuel de l'induction (qui se substitue au problème normatif de l'induction) se
situe sur le plan des prédicats ; il est très simple de l'utiliser également pour apporter une
réponse au problème initial, qui était de distinguer les hypothèses nomologiques qui font
l'objet des inductions correctes des autres. Ces hypothèses sont simplement celles qui sont
formées à partir des prédicats projectibles ; d’une part, il y a les hypothèses réellement
projetées qui ont explicitement été formulées et utilisées pour faire les prédictions ; d'autre
part, les hypothèses qui n'ont pas encore été projetées mais qui ne contiennent que les
prédicats projectibles et peuvent donc elles-mêmes être considérées comme projectibles. Il ne
faut cependant pas oublier que lorsqu'on dit que ce sont là les hypothèses qu'il est « bon » ou
« correct » de projeter, cela ne doit pas être interprété comme un jugement normatif mais
simplement comme le constat descriptif que ce sont les hypothèses qui sont acceptées par la
communauté linguistique.
Nous allons terminer notre commentaire en exprimant la thèse de Goodman avec le
vocabulaire qu’il utilise lui-même : par rapport à une hypothèse H donnée, il distingue entre
les instances positives et négatives. Les instances de l'hypothèse sont les cas, ou les situations,
auxquelles l’hypothèse s'applique et qui se sont révélés après observation être conformes ou
non avec le contenu de l’hypothèse. Prenons l’hypothèse H : « Toutes les émeraudes sont
vertes ». Les instances de l'hypothèse sont les émeraudes individuelles, ou les situations qui
contiennent une ou plusieurs émeraudes individuelles. Disons que s est une telle émeraude
individuelle. Une situation dans laquelle s est trouvée verte constitue une instance positive de
l'hypothèse H. Une situation dans laquelle on trouve que s possède une autre couleur,
constitue une instance négative de H. Tous les autres cas, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas fait
l'objet d'une observation, fût-ce dans le passé, dans le présent ou dans l'avenir, sont des cas
indéterminés. Les cas positifs constituent la classe des preuves empiriques ; les cas
indéterminés à un moment donné constituent la « classe de projection » de l'hypothèse à ce
moment-là. Les cas positifs supportent l'hypothèse, alors que les cas négatifs la réfutent. Un
seul cas négatif suffit pour montrer que l'hypothèse est fausse. Une hypothèse dont tous les
cas ont été déterminés est appelée « exhaustivement parcourue ». Sa classe de projection est
donc vide. Une hypothèse est réellement projetée à un moment donné, si à ce moment-là,
l'hypothèse a quelques cas indéterminés, quelques cas positifs mais n’a aucun cas négatif. Il
s'ensuit qu’une hypothèse ne peut pas être projetée 1) si elle est déjà exhaustivement
parcourue, 2) si elle n'a aucun cas positif ou 3) si elle a des cas négatifs.
En ce qui concerne les prédicats figurant dans les hypothèses, on appelle ceux qui
figurent dans beaucoup d'hypothèses réellement projetées qu’ils sont « bien implantés » (en
anglais, « entrenched »). Pour juger une hypothèse donnée, « nous devons consulter, dit
Goodman, le dossier des projections consignées dont ses prédicats ont déjà fait l'objet. Il est
évident que ‘vert’, par le nombre et l'antériorité, a la biographie la plus impressionnante. Nous
dirons que le prédicat ‘vert’ est beaucoup mieux implanté que ‘vleu’. » (p. 104). Lorsqu'il
s'agit de choisir entre plusieurs hypothèses, Goodman remplace le choix des hypothèses qu’il
est justifié de former par induction, par le choix des hypothèses qui contiennent les prédicats
mieux implantés. Lorsque nous sommes confrontés à des hypothèses incompatibles entre
elles, comme c'est le cas des hypothèses selon laquelle « toutes les émeraudes sont vertes » et
l'hypothèse selon laquelle « toutes les émeraudes sans vleues », nous choisissons
intuitivement la première. Goodman nous montre que cette préférence ne peut pas être
justifiée logiquement, pour la même raison qu'il est impossible de justifier l'induction en tant
que telle. Cette préférence a simplement un fondement factuel et non normatif, qui consiste
dans la meilleure implantation des prédicats contenus dans la première par rapport à ceux
contenus dans la seconde.
Comme la solution de Hume, la solution de Goldman fonde son explication de notre
pratique inductive sur les répétitions faisant l'objet d'expériences dans le passé. Cependant,
Goodman attache autant d'importance aux répétitions des termes employés pour décrire les
phénomènes qu’aux répétitions des phénomènes ou de nos expériences des phénomènes. Les
caractéristiques répétitives de l’expérience sont celles pour lesquelles nous avons forgé des
prédicats que nous avons pris l'habitude de projeter. (p. 106).
Laissons Goodman lui-même résumé son raisonnement : selon lui, « les racines de la
validité inductive se trouvent dans notre façon d'utiliser le langage […]. La démarcation entre
les prédictions (les inductions où les projections) valides et invalides dépend du monde et de
la façon dont les mots décrivent et pronostiquent ce monde. » (p. 124/5).