La Gruyère plus l`électricité
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La Gruyère plus l`électricité
Entre Genève et bulle La Gruyère plus l’électricité Par Joëlle Kuntz B ulle a helvétisé Genève. C’est par la Gruyère que la République, essentiellement urbaine, tournée vers la France et le monde, a attrapé la connaissance et le goût de la campagne suisse, après qu’elle ait rejoint la Confédération. L’armailli gruérien a fourni au cosmopolitisme genevois une dimension régionale et suisse, avec l’esthétique et la mythologie paysanne qui lui étaient jusque là étrangères. En 1849, quand la recherche du pittoresque s’est emparée de la culture citadine, l’industriel genevois d’horlogerie, Jean-François Bovy, dit John Bovy, acquiert le château de Gruyères, laissé vacant, vidé de ses meubles et promis à la démolition. Avec son jeune frère Daniel, un artiste ancien élève d’Ingres, il le transforme en un monument des arts et artisanat comme il s’en crée ailleurs en Europe en réaction à l’industrialisation: retour à «l’authentique», aux «métiers», aux «matières», au mobilier d’origine, aux coutumes populaires. Ainsi repensé et décoré par toute une colonie d’artistes dont, parmi d’autres, Jean-Baptiste Corot, Barthélemy Menn, Henri Baron ou François Furet, le château médiéval de Gruyères devient un objet touristique de renommée internationale, sur fond sonore du Ranz des vaches. Il promeut un modèle d’identité qui rassemble modernité économique et tradition, un mélange dont Genève fait l’un des grands motifs de l’exposition nationale de 1896, autour de la figure de l’armailli. C’est en effet un pâtre monumental de quatre mètres de haut vêtu du «bredzon» fribourgeois qui accueille les visiteurs. Le journal officiel de l’exposition le présente comme un «Génie suisse, d’une inspiration élevée». Il porte un flambeau tout pareil à celui de la statue de la Liberté à New York, mais «imité des vieux pots-à-feu dont le musée des armures possède cinq exemplaires assez curieux», dit le journal. La nuit, le pâtre gruérien, chantre de la liberté primitive, projette «des flots de lumière électrique» sur le monde du progrès et de la modernité. Ainsi se veut la Genève fin de siècle: la Gruyère plus l’électricité. Dans le Village suisse, cette Suisse miniature censée représenter à l’Expo la réconciliation de l’avenir et de la mémoire, le Chalet de Montbovon joue les stars: construit en 1668 en Gruyère, il a été transporté à Genève, admiré par la foule puis racheté à la fin de l’exposition par la Fondation Gustave Revilliod qui l’a installé dans le parc de l’Ariana où il trône encore aujourd’hui, à côté du Palais des Nations. L’ONU peut bien avoir pour mission de changer le monde pour y faire régner la paix, elle a interdiction d’attenter à ce vestige de la pastorale gruérienne de Genève. Le bœuf géant de Bulle, exhibé pendant quatre mois en 1896 dans le parc de plaisance de l’exposition par le boucher Enkerli, a fini, lui, à l’abattoir. On en tira paraîtil plus de mille kilos de viande. De cette bonne viande fribourgeoise qui fournissait Genève en protéines et aussi en images: bœuf suisse, lait suisse, fromage suisse. Le «nous» national passe toujours par l’estomac. Le «gruérisme» de l’intelligentsia genevoise ne s’est pas éteint après la clôture de l’exposition nationale. John Bovy ruiné, son gendre Emile Balland, industriel de l’horlogerie comme lui, a repris le château de Gruyères pour en perpétuer la réputation. Lorsque le site a été repris par le canton de Fribourg, en 1938, pour en faire un musée, c’est encore un Genevois, Henri Naef, descendant d’une autre famille de néo-châtelains en Gruyère, qui en est devenu le conservateur. Il a poursuivi l’œuvre entreprise. Aujourd’hui encore, le château figure très haut sur l’agenda culturel des Genevois. Il n’y a plus d’armaillis «là-haut» ni de bœuf géant sur la place de Bulle, mais il reste les albums de famille et le goût de la crème de Gruyère.