Train de vie

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Train de vie
François Chaffin
Train de vie
Commande de Teddie Thérain / Atelier de la Maloterie
contact : François Chaffin — 6, rue d’Orsay — 91140 Villejust — 06 07 49 74 43
francois.chaffi[email protected]
À celle qui bouge sa tête...
© François Chaffin, toute reproduction interdite sans autorisation écrite préalable.
Léa, l’air au départ, sur le quai désert d’une improbable ligne de chemin de fer, aujourd’hui presque
effacée...
La voix du quai est toute off, timbrée comme l’antan, facétieuse et prompte au dialogue.
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Léa :
— Partir... monter un peu. Prendre l’air, manger l’air, traverser l’air et s’y envoyer ; s’y enfoncer... Toucher le
ciel, en compter sept... Laisser aller...Se dériver... Lâcher tout... Partir en douce... Si doucement que rien ne
bouge vraiment, que rien ne change tout à fait mais se glisse d’avant vers lointain, et semble s’effacer avec des
lenteurs d’Orient...
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Holà ma belle, toute cette poésie un jour de pluie ! Tu ne crois pas que tu en fais des wagons !
Léa :
— ... Qui êtes-vous ? et où êtes-vous ?
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Et bien... c’est un peu compliqué de t’expliquer tout ça... Je suis... un peu partout autour de toi, une sorte
de permanence en bitume et faïence... Deux nerfs d’acier au milieu d’un corps couché, d’un bout l’autre et
plat comme limande... Avec des chronographes en place des yeux et des horaires plein la bouche... Alors tu
parles si ça me fait plaisir que tu sois là, toute menue sur ma peau damée, à te mouiller la mélancolie...
Léa :
— Je voudrais partir, prendre le train, embarquer pour l’horizon, quitter le gris des océans, Boulogne et
Desvres sous la pluie, et la suie qui retombe en collines, le ciel qui se fume en cheminées ! Tu comprends ! je
veux voir du pays, changer d’air, changer les couleurs, les gens, et ne plus m’encombrer du pavé d’ici !
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Mademoiselle, du calme : le train, c’est mon affaire et comme je suis une maison sérieuse, bien pensante
au confort de ses clients, voila de quoi l’attendre en meilleure humeur.
Chanson : Les Maqueuw’s d’pavés
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Oh moi, c’est d’la musique qui m’prend les traverses et m’en fout plein les ballasts... Ça m’donne el grand
frisson, et mi j’sus folle ed ça !!!
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Léa :
— Arrête ton patois et ton rock de baltringue ; je te dis que j’en ai par-dessus la tête des roll’s et des mop’s et
du foutu Calais... Assez de la forge et du bruit des machines, assez de la bière et des flon flons de l’Adolphe...
Je m’sens crever dans tout l’étroit de ce pays, toute petite dans sa parlure et sa figure de nord !... Je t’en prie,
emmène-moi, emporte-moi, ne me laisse pas me dissoudre et finir dans l’immobile des boulons...
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Bon, bon, moi je voulais juste donner un peu de mou au temps qui passe, dessalé ton cœur et te hisser
haut même un petit sourire...
Léa :
— Laisse tomber la mer... Donne-moi une chance de partir, un train, même un petit, même un tortillard...
Tant qu’il bouge et moi dedans, tant que les gens montent et descendent, viennent et vont et ne semblent plus
accrochés au monde comme des moules sur un carnaval... Donne-moi ce train-là...
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Au fait, tu ne m’as pas dit comme c’est ton petit nom...
Léa :
— Léa. Léa tout court ; une mouette, sans les ailes qui vont dessus.
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Bon, Léa, moi c’est le quai, tout l’bazar de la gare et des rails qui me poussent de partout. Toutes directions
: Le Portel, Boulogne, Saint Martin, Bonningues mais aussi Wimereux, Audresselles, Cap Gris-nez, et puis
d’un autre côté Desvres, Lumbres, Samer ; le diable et son train !...
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Léa :
— Ce n’est pas vraiment le grand saut...
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Tu voulais du tortillard, du qui part et qui s’arrête, qui monte et qui descend, tourne et retourne : en voilà
! Si tu veux aller loin, il y a de quoi : quarante-six kilomètres et neuf cent vingt mètres pour deux francs
quatre-vingt cinq en première classe !
Léa :
— Ça va... à quelle heure le prochain train ?
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— ... Ça dépend des années...
Léa :
— Cette année, ce jour, cette pluie : à quelle heure je m’en vais !?...
La voix du quai (un et l’autre musicien) :
— Laisse-le venir, laisse-lui le temps ; c’est lentement qu’il existe, se déplace, nous revient et te prendra...
Léa :
— Tu parles comme un vieux ! Ta bouche est longue et tes idées plates ! Tu es froid comme un temps qui
s’oublie et je sens ta mort aux quatre vents... Laisse-moi tranquille et continue de pourrir ; je suis jeune,
je suis vivante, moi ! je peux courir si je veux, sauter par-dessus la Liane ou traverser la Manche, je peux
m’envoler s’il me pousse des ailes !!! Toi t’es plus rien que des morceaux de ferraille et de bois sans suite, un
souvenir de quai à l’agonie qui me débite ses pauvres sagesses... Il n’y a plus que le nord qui te fatigue et le
moisi des voyageurs...
Un jeune homme s’est approché de Léa, sans qu’elle ne le voie.
Benoît :
— Salut !
Léa :
— ...
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Benoît :
— Bel endroit pour une colère, non ?...
Léa :
— On vous a sonné ?!
Benoît :
— Il n’y a plus rien qui fonctionne dans cette gare... Je n’ai rien entendu.
Léa :
— Et si vous passiez votre chemin ?
Benoît :
— C’est ce que je fais...
Léa :
— Ne vous arrêtez surtout pas.
Benoît :
— C’est un peu mon métier de m’arrêter de temps en temps, frôler le quai, regarder tout autour et partir
encore, libéré de ceux-ci, plein de ceux-la...
Léa :
— C’est la journée des barjots de la bouche ou c’est la marée qui vous envase les mots ?...
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Benoît :
— ...
Léa :
— Donc vous partiez ?...
Benoît :
— Pour Desvres, Mademoiselle, prochaine étape... Mais l’exactitude compte pour beaucoup dans mon affaire
et il est temps juste pour nous d’en prendre un peu, et du bon ! (s’adressant aux musiciens) Messieurs, fête,
messieurs, fête el’maximum !!!
Chanson : Les géants, Cath’rine et Benoît
Benoît :
— Donc, vous n’acclamez pas nos géants desvrois, et pourtant ils défilent devant vos yeux et vous invitent
sans ambages à vous montrer très généreux... Comme dit la chanson...
Léa :
— C’est de la pure musique d’aujourd’hui, j’en frissonne encore...
Benoît :
— Le temps à passé plus vite, non ?
Léa :
— Oui, il n’a pas demandé son reste ...
Benoît :
— Mais tout le monde aime cette musique !
Léa :
— Tout le monde aime la pluie de temps en temps...
Benoît :
— Vos sarcasmes deviennent sympathiques.
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Léa :
— ... Et le train n’est pas mieux arrivé, ni plus reparti...
Benoît :
— Vous avez raison, il faut que je m’en aille...(il s’est plié d’un seul coup, comme touché par une douleur du
côté de l’abdomen) Ha !...
Léa :
— Qu’est-ce qu’il y a ! Qu’est-ce que vous avez !...
Benoît :
— Rien... C’est un cadeau des temps modernes... Ça me met KO de temps en temps, quand les horaires
concordent exactement...
Léa :
— Mais qu’est-ce que vous racontez, quels horaires ?... Ça va aller ? Relevez-vous, je vous en prie...
Benoît :
— il est exactement neuf heures et cinquante-huit minutes. En Gare du nord, Paris, capitale de notre France,
le train à grande vitesse sept mille deux cent vingt-neuf s’élance sur un ballast spécialement conçu à son
intention... Dans moins d’un quart d’heure, il aura quitté la région Ile-de-France et roulera à plus de deux
cent soixante kilomètres heure en direction du Nord-Pas-de-Calais. Il entrera en gare de Lille Europe à dix
heures et cinquante-six minutes, soit cinquante-huit minutes plus tard, pour une distance estimée à deux
cent trente kilomètres à vol de pylônes électriques !...
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Léa :
— Et alors, pas de quoi se faire mal, c’est le progrès !
Benoît :
— Le progrès ! Je voulais vous en parler mais il est temps que moi aussi je m’en aille...
Léa :
— Ça va aller ?
Benoît :
— Ne vous inquiétez pas ; un bon coup d’eau à boire, de quoi me chauffer l’entraille et je serai plus loin... Oh,
pas très loin d’ailleurs mais un peu parti quand même...
Léa :
— C’est peut-être un ulcère... vous devriez consulter... Excusez-moi d’avoir été désagréable tout à l’heure...
Benoît :
— Ne vous en faites pas... Je m’appelle benoît justement, Benoît Morin... et vous ?
Léa :
— Léa. Léa Pilchard. Je suis moi aussi sur le point de partir...
Benoît :
— Et où allez-vous ?
Léa :
— Un peu plus loin, au moins... Ailleurs...
Benoît :
— Vous êtes pressée ?
Léa :
— De m’en aller ?
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Benoît :
— Non, d’aller vite...
Léa :
— Pas tant que ça ; du moment qu’on bouge...
Benoît :
— C’est ma spécialité : je peux vous emmener.
Léa :
— Je suis tentée.
Benoît :
— En voiture !
Léa :
— Quelle voiture ?
Benoît :
— Ne faites pas attention à tout ce que je dis, je parle et ça soulage un peu mon ulcère...
Léa :
— Par là-bas ?
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Benoît :
— Il n’y a qu’à se laisser glisser le long des voies, et avancer tranquille... À cette vitesse, tout peut arriver...
Léa :
— J’aime bien ce que vous dites...
Benoît :
— Donc, en voiture Léa, et donnez-moi donc votre main, ça secoue toujours un peu fort au démarrage...
Elle lui donne la main, Ils partent à pied... On entend le train...
Léa :
— Ça va mieux ?
Benoît :
— Ça va toujours mieux en bougeant, oui...
Léa :
— Rien de trop vite !
Benoît :
— Juste de quoi profiter...
Léa :
— Et pas le grand monde...
Benoît :
— C’est dimanche, ils viendront tous, comme avant...
Léa :
— Qui ?
Benoît :
- Les hommes en moustache et costume de sortie, les femmes en toilette, les musiciens, les chasseurs, les
faïenciers, les mineurs, les vendeurs de légumes, les lapins, les poules, les amoureux, les familles en visite, les
bucoliques et les pique-niqueurs, les chefs de gare en jupon et cheminots en suie, les enfants sioux attrapeurs
de rêves, les marchands de poissons, les fleuristes et les buveurs de bière... Tout un petit nord en mouvement
qui s’en vient, tourne et retourne sur ses campagnes, et de la mer en verdure, et de l’usine au bal...
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Léa :
— Ça en fait du monde pour un endroit désert...
Benoît :
— Il faut aller tranquille, laisser venir notre petit monde, ils savent d’où je viens et par où je me roule...
Léa :
— Ce n’est peut-être pas un ulcère...
Benoît :
— Quoi ?
Léa :
— Plutôt un grain, une petite fissure dans ta tête, des vapeurs !...
Benoît :
— Léa, je plaisantais...
Léa :
— Ça me va... et tant que les voies se mènent à l’horizon...
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Benoît :
— Filons un petit train, et bavardons sur ces chemins de traverse... Tu veux bien ?
Léa :
— Tant qu’on avance, et même à cette allure...
Benoît :
— ... Aux places vingt-cinq et vingt-six de la voiture dix-sept du beau et bien rapide Tégévé, un homme
tout seul et une femme toute seule ont oublié de se parler depuis le départ de Paris. Les corps, quand ils
sont propulsés à pareille allure, se retrouvent mal, comme satellisés dans une sorte de couloir continu, où
les particules ne se retrouvent jamais, chassées l’une de l’autre par les champs magnétiques et contraires
du toujours plus véloce vingt et unième siècle... Lui aimerait bien engager la conversation, mais elle, côté
fenêtre, semble hypnotisée par les flous d’un paysage qui recule à grande vitesse...
Léa :
— Tu as des visions ?...
Benoît :
— Mais nous, nous voilà en nature et passés par l’air et la fumée, Léa et benoît couverts du bruit des campagnes et de l’acier des machines, des voix et cris de voyageurs, d’un peu de suie et mille fois bénis par la bienveillance des vaches qui se sont accoutumées à nos lenteurs mécaniques.
Léa :
— Benoît, si tu faisais un petit break, si tu ne disais plus rien pour quelques mètres...
Benoît :
— Ma chère Léa, nous voici arrivés une première fois : cinq minutes d’arrêt ! Les voyageurs sont priés de ne
pas trop s’éloigner du train et de ne pas uriner sur les roues...
Léa :
— C’est quoi cette ruine ?
Benoît :
— Une gare Mademoiselle, une halte momentanée.
Léa :
— Ça, une gare !
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Benoît :
— Il y a des murs, un reste de toit, le fantôme d’un guichet et nous sommes à l’arrêt côte à côte à ce qui a dû
être un quai : donc, une gare !
Léa :
— Mais pourquoi est-ce qu’on s’arrête ?
Benoît :
— J’avance toujours comme ça : j’avance et je m’arrête, et puis je repars...
Léa :
— L’Homo Nibus du Boulonnais !
Benoît :
— Sérieusement, Léa, j’ai soif, très soif, et j’ai chaud... je dois refroidir un peu.
Léa :
— Ça, ce n’est pas une mauvaise idée... Il me semble que tu tiens une fièvre qui te porte au délire...
Benoît :
— Léa...
Léa :
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— Oui ?
Benoît :
— Je reviens... Tu vas m’attendre ?
Léa :
— C’est possible.
Benoît :
— Je laisse monter les musiciens...
Léa :
— Ça me fait plaisir...
Benoît :
— Je reviens !
Léa :
— J’en suis sûre !... (il s’en va et elle pense à voix haute) Benoît Benoît Benoît... Complètement piqué, le
garçon... mais pas désagréable... Quand même, un peu de silence, c’est bon pour le corps...
La musique démarre pleine peau : “Au faisan doré“
Benoît : (revenu et fredonnant)
— Au faisan doré, au faisan doré, y’a de l’amour qui se promène - Au faisan doré, au faisan doré, dans son
sillage il vous emmène de tous les cotés, la joie la gaieté, et la musique vous entraîne - Au faisan doré, au
faisan doré, on sait aimer, rire et danser... (il fait danser Léa, et puis ils finissent) Ha c’est pas rien, tout ça...
Léa : (en sourire)
— Je ne pratique pas régulièrement la bourrée, mais c’était amusant...
Benoît :
— Bon, c’est l’heure, les gars ; on embarque et ça redémarre !
Léa :
— J’allais le dire... Mais à qui tu parles ?
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Benoît :
— Les musiciens, toujours en retard, la gueule en pente et le piston plein de bière ! Bon, ils montent et on
s’ébranle...
Léa :
— Et pourquoi non !...
Benoît :
— Attention au départ ! Donne-moi la main Léa...
Léa :
— Oui, ça secoue pas mal quand ça démarre...
Le bruit du train qui démarre...
Benoît :
— Mais tu sais que tu apprends vite, toi ?!...
Léa :
— Tu as bu ?
Benoît :
— De l’eau, jamais autre chose... Deux cents litres...
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Léa :
— Quand on a vraiment soif... Et la température ?
Benoît :
— Stabilisé. Je suis réglé comme une horloge... Une horloge qui brûle et fume et se tape un chemin de fer...
Léa :
— Benoît, tu me plais !
Benoît :
— Qu’est-ce que tu dis !
Léa :
— Je dis qu’il ne pleut plus !
Benoît :
— C’est à cause de la musique, ça change tout !
Léa :
— Où est-ce qu’on va ?!
Benoît :
— Plus loin, un peu plus loin encore !
Léa :
— Ça me va !
Le bruit du train s’éloigne...
Benoît :
— Dans le TGV sans escale sept mille deux cent vingt-neuf, un homme et une femme, déplacés simultanément sur un axe Paris Lille et touchant à cet instant le point le plus proche d’Amiens, ne se sont toujours pas
adressés une parole...
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Léa :
— Je les imagine... La femme s’est plongée dans un tabloïd spécialement rédigé pour les personnes de son
sexe, et consulte à la rubrique épilation les modes opératoires les plus adaptés aux aisselles...
Benoît :
— Au kilomètre cent trente-sept, à plus de deux cent soixante kilomètres heure, l’homme, feignant une
démangeaison des yeux, engage son corps dans une rotation sur deux plans et simule un brusque intérêt
pour le paysage, approchant de ce fait son visage du visage de la femme, et pénétrant lors son périmètre
d’intimité...
Léa :
— C’est à la page trente-deux d’une revue traitant spécifiquement de la repousse du poil en milieu féminin,
que la femme assise à côté de l’homme distingue maintenant précisément : et toute une partie du profil droit
de l’importun, et ses intentions visqueuses révélées par une haleine des plus approximative...
Benoît :
— Il inhale maintenant très exactement le parfum poivre et vanille qui se dégage du corps et des vêtements
de sa voisine...
Léa :
— Elle distingue à présent beaucoup plus nettement toute l’irrégularité d’une épiderme négligemment entretenue, et la singularité de la pomme de l’Adam mâle et voisin...
Benoît :
— Il voudrait défaire le dernier bouton de son corsage...
Léa :
— Elle subodore un tissu capillaire en friche...
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Benoît :
— Il aime la transparence et la soie de sa peau...
Léa :
— Elle voudrait aller en page trente-trois...
Benoît :
— Il tourne la tête et lui adresse un regard...
Léa :
— Le paysage semble tomber de vertige en vertige...
Benoît :
— L’air conditionné stimule sa libido...
Léa :
— Elle relève sa tablette, se dresse, lisse sa jupe, et décide qu’elle ira aux toilettes...
Benoît :
— Il sent ses mollets frôler l’étoffe de ses genoux...
Léa :
— Elle s’éloigne en oubliant déjà qu’il pût exister un homme de la sorte...
Benoît :
— Il regarde par la fenêtre du train : le paysage s’engloutit brusquement dans un tunnel, avec un fracas de
lavabo...
Léa :
— Moralité :
Benoît :
— L’épilation est une priorité ferroviaire...
Léa :
— Et plus grande est la vitesse, mais pas plus se rapprochent les hommes...
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Benoît :
— Cette histoire m’a donné faim...
Léa :
— Cette histoire m’a rendu triste... Parle-moi de toi...
Benoît :
— C’est une longue et sinueuse aventure, pleine de bruit, de vapeur et de ferraille...
Léa :
— Je ne suis pas pressée...
Benoît :
— C’est un minimum, pour entendre cette histoire... Denis Papin fût un de mes lointains ancêtres, un ingénieux qui avait découvert la force motrice de la vapeur d’eau. Plus tard, James Watt, un maudit anglais d’Angleterre et plus tard encore, Richard Trevithick, un non moins maudit bouffeur d’agneau bouilli à la sauce
menthe, fit manœuvrer sur une voie ferrée circulaire “Catch me who can“, une lointaine parente à moi...
Léa :
— Félicitations...
Benoît :
— Mais côté France, ma plus proche famille a toujours été attentive à l’économie et aux performances, d’où
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sa préférence pour la double expansion, mise en œuvre grâce à une étude poussée de l’échappement et des
circuits de vapeur et à une haute surchauffe, au maximum de la puissance massique atteinte par une locomotive.
Léa :
— Bien sûr...
Benoît :
— Et me voilà, ouvrant la voie, le bal et le siècle tout en même temps, du Portel à Bonningues, de St Omer à
Boulogne, mon panache blanc filé au vent du nord, rythmant dans la scansion de mes bogies mes allées et
revenus, et tout mon Yo-Yo boulonnais !...
Léa :
— Benoît, finalement, on va faire une pause, se contenter de la pluie et du beau temps...
Benoît :
— ... et de l’amour, Léa, et de comment elle va la vie, à ces allures-là ! Musiciens, sonnez saxo et fifres, et
faites-nous langueur et coeurs bleus...
Musique : “Ainsi va la vie“
Léa :
— Bel effort...
Benoît :
— N’est-ce pas !
Léa :
— Repartons-nous ?
Benoît :
— Point, ma belle, ici c’est la forêt de la Capelle, le rendez-vous des amoureux et de la bonne humeur, des
flonflons et du pique-nique ; j’ai d’ailleurs l’estomac au fond des bielles et soif d’un bon broc de graisse.
Léa :
— J’en ai l’eau à la bouche... Benoît, qui sont tous ces gens dont tu parles ?
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Benoît :
— Les clients du dimanche, les badauds et les amants, familles et bucoliques, les marchands à la morue
légère, les vendeurs de bestiaux de tous poils et plumes : tout un peuple qui prend le temps d’un voyage aux
petits pieds, bien calé dans son plaisir !
Léa :
— Je ne vois personne, je n’entends rien !...
Benoît :
— Allons ! Ouvre les yeux, écoute un peu plus loin, laisse-toi aller...
Léa : (elle se laisse aller)
— ... D’abord la musique, assez de quoi se commencer la bonne humeur et partir en gigue... Allez, musiciens,
fête, fête, fête !!!... Et puis que nous gueule les marchands de frites et de charbon, les pisseurs de bière et les
bouffeurs de suie... Cris et boniments dans tous les wagons et que ça parte bien en l’air !...
Les musiciens envoient la sauce (instrumentale) et la parlure commerciale et Boulonnaise : “ils sont frais
mes filets d’maqueriauws, ben frais !“, “tu parles, j’su dégréyaï, z’ont pas vu l’mer d’puis l’crétacé !“, “mes œufs,
qui veut d’mes œufs ?!“, “Ben tiens, vu qu’tes poules sont toutes maquaï à mites, sûr qu’c’est des œufs pondus
pourris c’t’affaire !“, “une vache, mon royaume pour une vache !“, “j’ai soif, qu’on me donne un jus d’moules!“,
hé l’parigo, prends une cayelle, et assis-te par terre !“, etc, etc... (bordel improvisatif intégral supervisé par le
Cappe de Boulon...)
Benoît :
— Chauffe, l’Adolphe, Chauffe !
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Léa :
— Danse, Benoît, danse !
Ils dansent les danses ancestrales des boulons, et la musique s’emballe, et ça gueule un bon coup par toute la
guinguette du train et du monde rejoints... jusqu’à épuisement...
Benoît : (en apnée)
— J’su Carvaï, ma Léa, les compressions à zéro et pas même un p’tit reste de vapeur pour un coup de sifflet...
Je vais poser là mes essieux et finir de r’garder comme t’es belle...
Léa :
— Bravo, les musiciens, bravo !
Un musicien :
— L’orchestre du “faisan doré“, pour vous servir ma p’tite madame, l’étincelle au piston et de quoi faire se
lever le soleil au nord !
Un musicien :
— C’est vrai comme elle est chouette, la môme ! Une vraie coquille d’amour...
Un musicien :
— les zigues, un supplément pour les deux zius d’la Léa !...
Musique : “Cette valse pour vous“
Léa : (elle applaudit)
— Merci, messieurs, merci...
Un musicien :
— Bon, c’est la pause... (au public) Mais ne bougez pas ! On va faire passer l’assiette : pour les musiciens, et
pas d’fuyards, le Bon Dieu vous r’trouvera !!!...
Léa :
— Ça va Benoît ?
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Benoît :
Je m’retrouve... Un petit stop en foret de la Capelle, ces dimanches d’avant, pour vingt-cinq centimes,
une quinzaine de kilomètres et une heure de voyage au pays du bon temps qui passe...
Léa :
— Ne sois pas nostalgique, les vaches sont toujours là ; fidèles aux champs, elles nous gardent en
mémoire...
Benoît :
— Depuis l’an 1900 et pendant les trente-cinq années qui ont suivi, j’ai cru en ce petit paradis.
Léa :
— Les temps changent et se passent la main, mais tu es toujours bel et bien.
Benoît :
— Un souvenir, Léa, un petit souvenir bien tortillard au fond des vieux et des archives.
Léa :
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?...
Benoît :
— La vitesse, Léa, elle emporte les hommes dans les confusions de vivre... (légère, sa douleur se réveille) En
moins d’une heure le train à grande vélocité numéro sept mille deux cent vingt-neuf arrive en gare de Lille
Europe, quand il m’aurait fallu un soleil et sa lune pour en parcourir tout autant... L’homme et la femme des
places vingt-cinq et six de la voiture dix-sept sont déjà debout, tendus, accrochés aux portes comme on se
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tient pour se sortir de danger. Ils ne vont pas se dire l’au revoir ni s’échanger quelques bons numéros ni même
se promettre une bonne journée. Ils ne s’aiment pas et s’oublient déjà le plus que possible en remontant le
quai. Ils ne se parleront jamais... se rateront toute une vie...
Léa :
— Tu parles comme un vieux, Benoît ; avec tes histoires en boîtes, toutes faites pour expliquer le monde !
Tout est possible, même à grande vitesse... C’est toi qui freines des quatre fers...
Benoît :
— Oui, Léa, je suis démodé tout à fait ; un vieux machin de l’ancien temps...
Léa :
— Mais tu es jeune, tu ne peux pas vivre hors le temps !
Benoît :
— J’ai plus de cent ans, Léa, et j’ai vu les hommes me lâcher il y a des dizaines d’années...
Léa :
- Arrête tes fatigues et retrouve-toi !
Benoît :
— Incurables électrons ! En me jetant, savaient-ils ce qu’ils perdraient...
Léa :
— Sais-tu seulement à quoi ressemble aujourd’hui ?!
Benoît :
— Un monde de toupies ! Un gigantesque chassé-croisé de matière et de corps satellites, Léa... On bouge
maintenant pour soi, pour nier la distance et sa contenance... Il faut aller vite, et loin, et que le voyage soit
exclu du voyage ; il faut arriver quelque part, seul endroit où les choses commencent désormais. Le déplacement n’est plus que parenthèse à notre aventure humaine et je reste de ceux qui vivaient en même temps
qu’ils se transportaient...
Léa :
— Mais tu es seul, Benoît, piétinant ce monde en raccourci, qui se touche à touche en allongeant des mains
d’aéroplane, de train, de voiture, d’hydroglisseur ! Tu es seul à sécher sur tes traverses de nulle part, avec tes
petits monologues de quai à quai, ton équipage de mouches et ton horizon en forme de vache... Cesse de t’enfoncer dans l’armoise et le vieux, réchauffe ton cœur ici et maintenant, ne rate pas ton tour ! Envole-toi !...
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Benoît :
— Où allons-nous, ma Léa, où allons-nous à ces sortes d’allures ?...
Léa :
— ... Tant qu’on avance...
Benoît :
— Je suis si fatigué, Léa ; à bout de souffle, abîmé dans mes propres vapeurs...
Léa :
— Envoie ce qui te reste, laisse aller, et nous venir l’inconnu...
Benoît :
— (long silence) ... Alors on avance encore un petit peu ?
Léa :
— Même un petit peu... Tant qu’on est en partance...
Benoît :
— Prochain arrêt ?
Léa :
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— Plus loin, ça ira bel et bien.
Benoît :
— Un pays de faïence, de géants et de musique... Chauffe, Adolphe ! Chauffe-nous l’histoire avec ton bogiebogie-desvrois-des-familles !
Les musiciens : “La chanson du faïencier“
Le train démarre...
Léa :
— Ouais... Ça sonne quand même un peu rétro-boulon ta musette à deux à l’heure.
Benoît :
— Mais ce n’est pas mauvais pour la moyenne... Nous voilà relancés !
Bruit infernal du train...
Léa :
— Ah bon !
Benoît :
— Puissance maximale ! Tous les manomètres sont au taquet !
Léa :
— Il y a un papillon qui nous dépasse !
Benoît :
— C’est sûrement un papillon supersonique !
Léa :
— Et la vielle dame qui nous rattrape, elle est aussi supersonique ?!
Benoît :
— Madame Vandrepote, quel bon vent vous amène ?!
Un musicien/madame Vandrepote :
— Mon parapluie ! J’ay oublié mon parapluie !!!
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Benoît :
— Mais quel parapluie, madame Vandrepote, il ne pleut jamais par ici !
Un musicien/madame Vandrepote :
— June homme, i faut t’ taire el boucan et stopper tes machines ! Je n’te lâcherais pas tant qu’mon pépin
n’aura r’trouvé el terre ferme et l’d’ssus ed em tête !
Léa :
— Où ça votre parapluie madame ?!
Un musicien/madame Vandrepote :
— Wagon ed première, côté fenêtre, côté orchestre !...
Léa :
— Je vais le chercher !
Un musicien/madame Vandrepote :
— Merci, Mademoiselle, merci ! Et dit’ ben à c’chauffeur qu’i’ n’est qu’un malotru à tête ed suie !
Léa : (cherchant au milieu de l’orchestre)
— Je ne le trouve pas !
Un musicien/madame Vandrepote : (qui marche à côté du train)
— Y est là, je l’sais ! C’t’encore un vaurien d’musicien qui l’a carapaté !...
TRAIN DE VIE
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On entend un coup de feu.
Léa :
— Qu’est-ce que c’est que ça !!!
Un musicien/madame Vandrepote :
— C’est c’voyou ed machiniste, y m’tire dssus !
Benoît :
— Non, madame Vandrepote, il n’y a rien en vous que je veuille manger !
Léa :
— Benoît, qui a tiré ?!
Benoît :
— C’est moi, Léa, j’ai tiré un beau lièvre qui sortait du fourré !
Léa :
— Mais t’es dingue !
Benoît :
— Je saute du train pour le récupérer... je reviens !
Léa :
— Et qui va conduire le train ?!
Benoît :
— La providence ! (il se trouve près de madame Vandrepote)... Bonjour, madame Vandrepote, quel bon vent
vous amène ?
Un musicien/madame Vandrepote :
— Ferm’eut’bouc, tin nez y va cair ‘n’din !
Benoît :
— Sois raisonnable, vielle dame, prin tes guet’ et monte à carette !
Léa :
— Benoît, remonte immédiatement !
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Un musicien/madame Vandrepote :
— T’as fini d’faire eul’bellot, maintenant qu’e t’siffle el toutou !
Benoît :
— Je cherche mon lapin !
Un musicien/madame Vandrepote :
— J’cherche min pépin !
Léa :
— Je ne le trouve pas !
Benoît :
— Léa, regarde si la pression est constante ! Il me semble que le train va bien vite maintenant !
Léa :
- T’es vraiment nul, côté humour, remonte tout de suite !!!
Un musicien/madame Vandrepote :
— C’est vrai, Léa : il a in’gueule, il en est pas maît !
Benoît :
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— C’est toi qui a mangé mon lapin ?
Un musicien/madame Vandrepote :
— C’est toi qu’a mangé min pépin !
Léa :
— Bon Dieu, il est nulle part ce lapin... ce pépin !
Benoît :
— Mais il est à votre bras, le parapluie !...
Un musicien/madame Vandrepote :
— Ah oui, c’est vrai... J’ai ben cru l’avoir égaré dans c’maudit tortillard !
Benoît :
— Vieille dame, le train ne vous siffle ni ne vous salue pas !
Un musicien/madame Vandrepote :
— Voyou crasseux, r’monte donc enfourner ton bois au diable et disparais !!!
Léa :
— Benoît, reviens, il y a un tunnel qui nous arrive !
Benoît :
— Je n’ai pas retrouvé le lapin !
Léa :
— On s’en fout du lapin !
Benoît :
— C’est bon, j’arrive !...
Il remonte dans le train, exit le musicien/madame Vandrepote...
Léa :
— Je ne sais pas conduire les trains dans le noir...
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Benoît :
— Fais confiance à toute cette machine, elle ira au bout du noir si on le lui demande...
Le plateau vire au noir-tunnel dans une métamorphose réverbérée des sons... C’est comme de la musique au
fond d’une canette, et le temps qu’on a pour entendre ça...
Léa :
— Tout va bien ?
Benoît :
— J’allume un peu la loco... (Il allume une lampe à pétrole et les ombres en profitent pour se danser...)
Benoît :
— Ça va ?
Léa :
— ... C’est bizarre, toute cette histoire...
Benoît :
— Tu veux t’en aller ? Descendre à la prochaine ?
Léa :
— ... Toi qui te racontes un vieux train d’antan, et moi qui m’y accroche ; la musique et les voyageurs qui nous
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promènent la peau et l’esprit...
Benoît :
— Ce n’est pas un beau voyage ?
Léa :
— ... Cette lenteur, et maintenant tout cet obscur... J’ai des impressions de chambre d’enfant, bien calé sous
les draps, et de partir en songes...
Benoît :
— Est-ce que c’est un mauvais rêve ?...
Léa :
— Je ne sais pas, Benoît ; j’ai besoin de réel, d’aller un point l’autre vraiment, et d’y déplacer ma vie.
Benoît :
— Tu crois que ce n’est pas ce qui se passe ?...
Léa :
— Nous verrons bien au sortir du noir, quand le tunnel s’ouvrira...
Benoît :
— Tu sais, Léa, personne ne m’avait plus parlé depuis des lustres... Je suis heureux de t’avoir trouvé...
Léa :
— Dans le mazout de mes ennuis, et tout mon immobile...
Benoît :
— Mais si jolie, décrochée du nord et prête à se filer la première brise !
Léa :
— Arrête ton boniment et dis-moi où nous irons à ces incertitudes-là...
Benoît :
— Jusqu’au bout, Léa ; quarante-six kilomètres et neuf cent vingt mètres ailleurs, et treize gare et dix haltes
plus loin...
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Léa :
— Et que ferons-nous en bout de ligne ?...
Benoît :
— ...
Léa :
— ... Demi-Tour Bien sûr... Comme le petit train des enfants : trois petits tours et puis reviennent... Une
connerie de faux départ pour nulle part !
Benoît :
— Léa...
Léa :
— Cinquante kilomètres bon Dieu, ce n’est pas le grand vertige !... Et si on passait sous la Manche ou pardessus les ponts de géant ! Si on fonçait cap aux infinis ou sur les bords des falaises... Si on montait jusqu’aux
étoiles et qu’on se ferrait la voie lactée, en se fumant un ou deux cosmos !... Et si au moins on roulait toute
cette misère à la vitesse de la lumière ou en défonçant les murs de briques de ces putains d’usines !!!
Hein,
Benoît, si j’avais rêvé plus grand, plus loin, plus vite !!!... Une espèce de migration sans retour, la traversée de
tous les nord !... Ça plutôt qu’un petit rail bordé de vaches et de musette !...
Benoît :
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— ... Tu prendras une correspondance...
Léa :
— Bien sûr ! Il y a une charrette qui nous attend à Bonningues, direction Samer, puis fret à Boulogne par
un écraseur de baudet de ton espèce et retour à marée basse, sur un quai gisant et désert, et des poissons qui
applaudissent...
Benoît :
— N’importe quelle correspondance... À Boulogne tu prends l’Orient Express et tu peux recoller le soleil
et la Manche... Ou foncer à Lille, Calais, aller aux capitales, Paris, Londres ! Et de là partir en monde, Léa,
partir en t’accrochant sur le dos des ailes de sept cent quarante-sept mètres d’envergure et te filer le train
sur les tarmacs de n’importe quelle planète où tu feras escale avec ta même petite gueule de “je-ne-sais-pasprofiter-de-ce-qui-me-vient“ ! Où est le voyage, Léa, quand on est soi partout et qu’on se coltine ses humeurs
en gâtant les paysages... Où est le voyageur, Léa, quand on est son propre prisonnier et que nos barreaux
laminent tous les ciels du monde...
Léa :
— L’air nouveau me rendra nouvelle !...
Benoît :
— Mensonge que d’y croire, quand tu es incapable de mesurer autrement qu’en vitesse et distance la beauté
qui se coucherait à tes cotés !
Léa :
— Mais quelle beauté dans cet obscur de fumée et d’interminable lenteur !
Benoît :
— On se parle, Léa, on se frôle nos vies de solitaire à solitude, on a ri et tu me plais... Même ici et à ces
vitesses-là, ce n’est pas rien...
Léa :
— Je voudrais comprendre qui tu es...
Benoît :
— Quelqu’un qui attend depuis très longtemps...
Léa :
— Arrête ton bla-bla de cheminot et tout ce train-train nébuleux !... Parle-moi vraiment.
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Benoît :
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Léa :
— Savoir, ça, je m’en fous... Je veux sentir de toi quelque chose qui puisse m’accrocher pour de bon, et me
garder longtemps, et loin de moi me donner une chance de me refaire, la belle et la vie...
Benoît :
— Je ne sais pas si j’ai ce talent-là.
Léa :
— Pour commencer, est-ce que tu es réel, ou plutôt une sorte de mirage, un reste de vapeur sur un reste de
chaleur...
Benoît :
— Bien réel, en vérité ; un homme pris entre deux rails au fil du temps et de l’oubli qui vient à belle allure...
Léa :
— Tu recommences tes fièvres et tu profites des mots pour ne rien me dire !
Benoît :
— Je suis fini, Léa, comme une ligne tracée sur le temps. J’ai été train de vie et d’espoir, train-plaisir et utile
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aux hommes dans les quotidiens d’antan.
Léa :
— C’est bon, inutile d’en rajouter...
Benoît :
— Tu peux quand même entendre l’histoire aller à son bout ; ensuite, le tunnel nous crachera son terme et
sa pleine lumière : ce sera le terminus et tu décideras pour toi de l’issue du voyage...
Léa :
— Tu as raison, autant habiller le noir d’une voix, même si elle s’emmêle au délire...
Benoît :
— J’ai été conçu dans la joie et pour l’utile et le plaisir... Conçu pour être un passeur, un titan qui porte sur son
dos les multitudes en mouvement, femmes et enfants, et les hommes, les travailleurs comme les marchands,
les badauds et les touristes, les musiciens, les bêtes à cornes, en poils et en plumes et les bicyclettes, les... (il
se plie en deux sous l’effet de la douleur)
Léa :
— Benoît ! Ça ne va pas ?!... Benoît !
Benoît :
— Maudite soit la route qui mal y conduit ! Maudits soient les inconstants qui m’ont fait naître en Pas-deCalais et m’y ont laissé mourir... Démantelé comme une vieille ferraille obsolète... Rouillé en mille parties,
volatilisé aux quatre vents... J’ai mal, Léa, mal dedans, et soif...
Léa :
— Il n’y a plus rien à boire, Benoît, il faut que nous sortions du noir...
Benoît :
— Si nous pouvions nous sortir de ce tunnel en panache blanc et fumant nos conquêtes en plein vent, si tu
m’avais connu du temps de ma jeunesse, Léa...
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Léa :
— Déconne pas, Benoît, c’est juste un peu du mal de ventre qui te reprend ! C’est ton TGV qui te repasse par
la tête et te fait la mauvaise mine et le souci ; c’est pas si grave que tu le sens, mon Benoît, c’est pas si grave
que ça...
Benoît :
— T’es si joli en petite lumière, ma Léa, t’es comme une des flammes qui habitaient mon ventre...
Léa :
— Pense plus à ce qui te brûle, ça va passer... On va s’en jouer une petite avec l’orchestre, histoire d’agiter un
peu l’ambiance...
Benoît :
— Les musiciens... Ils sont encore là ?...
Léa :
— Et où tu veux qu’il aille, le Patoux et toute sa bande de drilles, hein ? Où tu veux qu’ils jouent mieux qu’ici,
avec nous et tout l’bataclan ferré, la parlure en sax et le toutim du souvenir... Allez, messieurs, faites votre
office et sonnez plein tube, et sortez-nous de ce tunnel !
Les musiciens jouent : “Min Batisse in Liquette“
Benoît :
— Léa, j’sus tout comme in sec vide, qui tient pas d’bout, mais vrai la musique, ça me profite encore bel et
bon... Armets-moi in’bistoule tant qu’on y est...
Léa :
— C’est bon quand tu souris, Benoît... Dis-moi, parle-moi encore de toi, de tes amis musiciens, du train où
s’en allaient les gens que tu racontes...
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Benoît :
— J’ai soif...
Léa :
— On arrive, ne t’en fais pas !
Benoît : (les compressions au plus bas)
— ...
Léa :
— Dis quelque chose...
Benoît :
— ... Alors c’est fini ?... On m’en avait parlé, des collègues locomotives, il y a longtemps... Personne ne voulait
y croire, on se disait que c’était juste comme une légende, des histoires qu’on se raconte au bord du feu... Il y
a si longtemps, et je l’avais oublié...
Léa :
— Benoît, qu’est-ce que tu racontes, je ne comprends rien...
Benoît :
— C’est notre lot, à nous, de s’enfoncer un jour dans un tunnel et de n’en jamais ressortir... C’est comme ça
qu’on s’en va vraiment, et qu’on se libère des hommes...
Léa :
— Benoît, je suis là, je reste avec toi... ne te fous pas la pression...
Benoît :
— Ma mouette, ça c’est une bonne surprise !... et d’aller as’caillon en si jolie compagnie c’est bon à prendre et
te garder le plus loin possible, à cette allure que je peux encore...
Léa :
— Ton ventre, c’est mieux ?
Benoît :
— Il est tout sec et froid comme une machine qui tourne plus, et qui bouge encore parce qu’il reste une
dernière petite pente à se faire la malle...
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Léa :
— On est plutôt du genre à continuer l’histoire, et profiter en brûlant par tous les bouts !...
Benoît :
— C’est une très jolie pente, en effet...
Léa :
— Ne finit pas de sourire, ça nous guérit des noirceurs...
Benoît :
On ne peut pas revenir de tout, Léa ; un jour, il faut bien que quelque chose
s’arrête : ou toi ou le paysage... J’ai eu bien du bon temps, ma belle, et jusqu’aujourd’hui, où je m’en vais en
passant par tes yeux...
Léa :
— Et le bout de chemin qu’on s’est promis de faire ensemble, pied à pied, face à face...
Benoît :
— Il n’en reste plus que des morceaux pleins d’armoises et de l’oubli des gens...
Léa :
— Qu’est-ce qui t’est passé dessus pour que tu sois si triste...
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Benoît :
— Tellement d’années, Léa, et tant de gens... Et puis la vie qui change et se trouve d’autres manières de
bouger... D’abord les autobus et puis les routes, les voitures particulières et les tramways, tout ce qui a fait de
moi, peu à peu, un inutile et un rebut... Les gens voulaient que la vie aille vite ; je n’ai pas pu suivre la course...
Les gens ont voulu que ça aille loin ; je n’ai pas pu grandir au-delà du pays de Boulogne... Quand ils m’ont
remisé au fond des hangars, j’avais à peine trente-cinq ans et du bon acier encore à faire valoir. Ils m’ont fait
porter leurs poubelles et les enfants sioux, dévalant de chacune de mes voies, ont attaqué mes lenteurs avec
des rires qui ont achevé de rouiller mes humeurs... Et quand la guerre est venue, ils m’ont laissé emporté
pièce à pièce, démantelé pour servir l’Allemagne occupant le nord de mes aïeux... Je n’étais plus que ce que tu
vois une dernière fois : un voyageur sans bagage ni fumée, sans compagnon ni horaire ni destination...
Léa :
— Benoît, tu es un homme, un type qui me plait jusque sous la pluie et même au bout du noir...
Benoît :
— C’est un coup de la fée électricité : pour ne pas me finir tout à fait, je l’ai bien vu se pencher sur mes fers
dispersés et m’embrasser à toute vapeur !...
Léa :
— Elle ne t’a pas raté, la bonne fée, mon Benoît... Le tunnel va se finir et nous, repartir pour le nouveau et
des mille ans si c’est possible...
Benoît :
— Je suis pas sûr, ma Léa... Mais j’aime que tu me gardes sous tes ailes et t’accompagner quand même un petit
peu où tu vas te sortir, à ces lumières qui vont te prendre...
Léa :
— Écoute ! Les musiciens, le bruit du train, il y a tout qui repart !
Benoît :
— Léa ... Bon vent !!!...
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La musique et le bruit du train, un noir et la pleine lumière : Léa se trouve seule en musique et le regard au
plus loin.
On entend la voix du quai/un musicien faire une annonce de type aéroport : “ (ding dong) Boulogne, Paris,
Londres, Lille, Rio, Desvres, Sydney, New York, Madrid, Samer, Québec, Tombouctou, Le wast, Pékin,
Mexico, Tokyo, Saint Martin, Rome, Istanbul, La Capelle, Tahiti, Bonningues, tous les voyageurs sont priés
d’embarquer sur le quai numéro un. Il n’est pas nécessaire de vous munir de vos bagages...“
Grove de la bande à Patoux et silence et noir cut !
FIN
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