Evoquer sur le site des Alumni de Sainte-Marie Lyon

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Evoquer sur le site des Alumni de Sainte-Marie Lyon
Evoquer sur le site des Alumni de Sainte-Marie Lyon la place des œuvres de beauté et plus
précisément celle de la poésie, peut paraître déplacé, tant ce dernier est avant tout consacré
à la vie des anciens de Sainte-Marie Lyon (étudiants, lycéens, professeurs, parents d’élèves,
entrepreneurs et intervenants, personnel de la direction et de l’administration) et aborde
plutôt des sujets liés à l’entreprise, au monde du travail et de la formation.
Inapproprié, aussi, surtout en ces temps de morosité généralisée, de désenchantement, de
drames humains et de violence aveugle. Pourtant, sans évidemment négliger l’importance du
Mal qui nous enserre et qui demeure, même nommé, toujours mystérieux, sans omettre de
lutter de toutes nos forces contre lui, il est urgent d’accorder dans notre vie une place
essentielle à la Beauté pour éclairer notre existence, raviver le sens, ne pas permettre que
s’éteigne la flamme de l’espérance.
La poésie, pour parler d’elle dans ce propos, n’est pas un bibelot sonore pour esthètes
mélancoliques, un beau bijou langagier, qui servirait d’ornement et donnerait de la joliesse à
nos vies. Son rôle est vaste et pluriel ; si elle est une ode merveilleuse, chantant les hommes,
le monde, les dieux, si elle se veut parfois militante évoquant les combats à mener pour la
liberté, si elle nomme le mal pour mieux l’exorciser, si satirique, elle se gausse de nos travers,
elle est avant tout un nouveau langage qui ravive notre rapport à nous-mêmes, aux autres et
au monde, illumine notre existence, nous fait abandonner nos conformismes, nos doxas, notre
langage vide ou bavard, nous tire en quelque sorte des ténèbres que nous prenions, aveugles
que nous sommes, pour le jour ; elle nous aide donc à vivre mieux.
Telle me paraît la poésie de René CHAR, surtout celle écrite dans les années 1938 - 1947.
Fureur et Mystère et les Matinaux (NRF Poésie Gallimard) sont deux recueils qui sont les
sommets de la production poétique du poète des Névons à l’Isle-sur Sorgue, puis des Busclats
dans le Lubéron (quand fut vendue la grande maison paternelle), et même peut-être un
sommet de la poésie du XXème siècle. C’est l’œuvre d’un être farouchement épris
d’indépendance et de liberté. Il y a d’ailleurs mille raisons d’aimer et de lire Char, surtout les
œuvres de cette période et particulièrement certains de ses aphorismes tirés de « Feuillets
d’Hypnos », auxquels nous nous intéresserons plus particulièrement ; c’est une poésie d’une
très grande humanité, passant d’une vive sensualité à une haute spiritualité, une poésie qui
est aussi un engagement politique au cœur du tragique des années de guerre, qui impose
d’entrer en Résistance ; elle est en outre un parti pris de la nature pour qu’en soient
conservées la beauté, l’ harmonie, la luxuriante diversité ; enfin une mise en relief de valeurs
ou de qualités, en ces temps de maquis, comme la générosité, l’amour d’autrui, l’amitié, la
lucidité sur la situation présente, l’autorité, sans omettre la place essentielle de la Beauté.
Tout poème devient un lieu de « contre-terreur », un espace qu’il nomme, dans « Qu’il
vive ! », un « contre sépulcre », en somme un chant à la vie, une charte pour mieux mener sa
barque malgré les tempêtes; chacun d’eux est ainsi une parole fulgurante, parfois brève et
dense, qui surprend, interroge et fait sens, qui permet de réfléchir et de mieux agir, redonne
espoir. Jamais la mort n’a la victoire, ni les forces du Mal que représentent la guerre, le
nazisme et la collaboration. Pour Albert Camus, en 1948, René Char est notre plus grand poète
vivant et son recueil Fureur et mystère est ce que la poésie française nous a donné de plus
surprenant depuis les Illuminations et Alcools. « J'ai sur ma table, écrit l’auteur de l’Etranger
dans une lettre adressée à son ami René Char, le justificatif de « Fureur et mystère ». Un mot
seulement pour vous dire ma joie, et pour vous redire que c'est le plus beau livre de poésie de
cette malheureuse époque. Avec vous, le poème devient courage et fierté. On peut enfin s'en
aider, pour vivre. »
René Char, qui a pour ascendants majeurs,- des sortes de frères aînés si l’on veut-, Héraclite
et d’autres présocratiques, Nietzche et Rimbaud bien sûr et quelques peintres comme
Georges de La Tour ne publie aucun recueil de 1940 à 1946, sans mettre un terme pour autant
à son activité poétique. On peut même avancer, sans trop se tromper, que ses plus beaux
poèmes sont écrits durant cette période de Résistance et de clandestinité. Démobilisé en
1940, après avoir combattu en Alsace, il s’est engagé dans la Résistance sous le nom de
Capitaine Alexandre dans un des maquis du Sud Est, la section Parachutage de Durance-Sud.
L’heure est à l’action du capitaine maquisard désormais et non à la publication dans les revues
de ce qu’il peut écrire dans ses rares moments de pause : « J’écris brièvement, écrit Char, je
ne puis m’absenter». Il y a comme un devoir à « remettre à plus tard la part imaginaire, qui,
elle aussi, est susceptible d’action ». Il range ou plutôt cache le « colt poétique » durant ses
années de lutte clandestine pour dégainer un vrai révolver. De son PC de Céreste dans les
Alpes de Haute Provence (anciennement les Basses Alpes), il se met en sommeil de la
littérature éditée, s’extrait de la sphère publique et littéraire pour laisser place à la seule action
qui lui paraît essentielle; il commande ses hommes, dont le sens du devoir, la belle noblesse
et la généreuse amitié l’étonnent.
Ne pas publier ne signifie donc pas ne pas écrire. Son engagement fait d’ailleurs naître chez
lui des qualités et des conduites (sens de l’autorité - solidarité - ascétisme de la parole et dans
la vie de tous les jours - valeur du silence - parole cryptée et imagée - vie en union avec la
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nature environnante, etc.) qui influencent à n’en pas douter son écriture poétique. La lutte
menée par le chef résistant fait surgir également et étonnamment une réflexion sur le rôle de
la poésie qui, même si elle est œuvre de beauté, n’en est pas moins habitée d’un devoir
éthique devenant ainsi force d’insurrection. De même, la perception de la beauté et de
l’harmonie de la nature, tout comme la noblesse de certains êtres, poussent à être vaillants,
à se mettre debout, à s’insurger.
Durant la Résistance Char tient un carnet rempli de notes qu’il ne publiera, remanié, sous le
titre « Feuillets d’Hypnos », avec d’autres textes qu’en 1948. Le choix d’Hypnos comme figure
du poète n’est pas anodin. Dans la mythologie grecque, le dieu Hypnos est le fils de la Nuit
(Nyx), le frère jumeau de la Mort (Thanatos), qu’il combat ; c’est un voyant, puisqu’il a le don
de percevoir en dormant, de demeurer un gardien en éveil quand le monde est endormi. Char
est bien le « dormeur éveillé », comme Desnos, l’ami de l’équipée surréaliste ; il est ce poète
qui reste lucide et clairvoyant dans la nuit nazie. « La Vérité attend l’aurore à côté d’une
bougie, écrit-il, Le verre de fenêtre est négligé. Qu’importe à l’attentif ! ».
C’est de quelques uns de ses 237 « fragments » que je voudrais parler, en donner quelques
uns à lire pour que naisse le désir chez chacun de poursuivre la lecture et d’en tirer profit.
Cette sous-partie de « Fureur et Mystère » fait alterner de brefs passages aphoristiques et des
narrations plus longues sur les actes de résistance menées par Char et ses maquisards, « une
poignée de jeunes êtres (qui) part à l’assaut de l’impossible » ; ce sont souvent de simples
notes auxquelles se mêlent des témoignages sur les activités du maquis. Ces quelques textesdes sortes de « fusées » pour reprendre un mot baudelairien, sont parfois des paroles de feu
et de sang. Jaillissant comme des éclairs, ils évoquent au présent les années de combats et de
risques partagés avec ses hommes à l’amitié indéfectible. Ces paroles d’une concision
violente, -grenades verbales dégoupillées-, sont riches de mots puissants, denses et lumineux,
dont on n’épuise jamais le sens ; ils en conservent par là une profondeur, un hermétisme qui
ne doit pas effrayer le lecteur. Char joue sur le paradoxe et la réconciliation des contraires,
sans qu’aucun des termes contraires ne soit pour autant aboli ; il use de l’énigme également
et de l’image surprenante, de l’opposition entre le concret et l’abstrait. Ces paroles rappellent
l’épreuve quotidienne du tragique de l’existence humaine dans ces années durant lesquelles
auraient pu triompher le désarroi ou le désespoir face au pouvoir monstrueux du nazisme et
à l’abomination de la collaboration, si personne ne s’était levé pour résister dans la nuit
terrifiante et croire en l’aurore à naître et en la liberté à reconquérir.
L’important est de comprendre,-et c’est le dessein de ce propos-, que cette poésie écrite au
présent (présent de l’action et présent de vérité générale), poésie née dans l’urgence entre
1943 et 1945, n’est pas que liée à la seule période qui l’a vu éclore, la Résistance, mais qu’elle
est encore pleine de sens et de valeur pour notre présent et pour chacun d’entre nous, surtout
en ces temps de violence aveugle qui nous plongent dans l’effroi.
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Les quelques aphorismes qui suivent, donnés à lire (FH, suivi du numéro de l’aphorisme
renvoie ci-après à « Feuillets d’Hypnos »), souvent elliptiques et paradoxaux, sont semblables
aux fameux « fragments » d’Héraclite avec lesquels on peut pour partie les comparer, tout
comme on peut mettre en relation la parole flamboyante de Char avec celles de Nietzsche ou
de Rimbaud. Dans ces sortes de maximes dominent le sens de la formule et le paradoxe qui
peuvent étonner d’abord, puis nourrir la réflexion. Quoi qu’on dise de l’obscurité de Char, à
qui veut bien le lire, il demeure dans les écrits de cette époque un poète lumineux, profond
et « transparent », un adjectif qui selon lui, qualifie et définit les êtres qu’il côtoie avec « une
sérénité crispée », parce qu’il est un chef, confiant des missions, donnant des ordres qui ne
sont pas faciles à prendre, dont il connaît néanmoins l’impérieuse nécessité et les dangers
qu’ils font courir.
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« J’aime ces êtres tellement épris de ce que leur cœur imagine la liberté qu’ils s’immolent
pour éviter au peu de liberté de mourir. Merveilleux mérite du peuple. (Le libre arbitre
n’existerait pas. L’être se définirait à ses cellules, à son hérédité, à la course brève ou
prolongée de son destin… Cependant il existe entre TOUT CELA et l’Homme une enclave
d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le
maintien.) »(FH155)
(Une belle reconnaissance par les maquisards eux-mêmes, de la liberté de l’homme, qui ne
serait pas défini seulement par des déterminismes génétiques, sociaux ou de toute autre
nature, mais qui possède fichée au cœur, une morale qui le pousse à agir pour le bien et la
liberté. Préserver cette lumière, ce point d’or, symboles d’absolu chez Char, qui illumine notre
vie et lui donne sens, qui nous pousse à dépasser tous les conditionnements. D’où
l’étonnement de ceux qui nous enferment dans un destin ou dans l’incapacité de nous
métamorphoser, de nous défaire de nos liens.)
Nos conduites et nos actions parfois surprenantes et audacieuses disent notre grandeur,
notre souveraineté, notre liberté.)
«Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin…»(FH88)
(Il faut prêter attention à la voix des poètes ; ce sont des éveilleurs d’âme si essentiels qu’on
ne peut s’en passer.)
"Ne t'attarde pas à l'ornière des résultats."(FH2))
(Ce précepte, sentence quasi liminaire du recueil, a une valeur universelle qui dépasse les
circonstances de sa naissance, sans doute liées à l’action de résistance menée par le capitaine
Alexandre ; il s’applique à notre présent, à nous qui pensons que le résultat est le point final,
un terme à notre combat ou à notre travail, qu’il met fin à notre quête. Le mythifier nous fait
oublier que nous devons être toujours en route, que doivent perdurer notre action et notre
engagement, qu’il nous faut continuer d’être en marche, d’être dans le devenir.
Médiocre ou fameux, le résultat n’est finalement jamais ce qui compte vraiment. Il s’agit par
exemple humainement, pédagogiquement, professionnellement de poursuivre le chemin et
d’entrer dans une logique du dépassement. Ne pas en rester à la note obtenue, mais tout faire
pour la bonifier encore, quand bien même aurait-on 20 /20 (!), disais-je jadis à mes étudiants.
L’écho au poème « Ornières » de Rimbaud est bien présent ; les ornières, ces lieux où l’on
s’embourbe, signifiant métaphoriquement, dans ce court texte des « Illuminations »,
l’immobilisme, la routine, les désillusions. Ainsi en est-il, pour Char, de tout résultat sur le
chemin de notre vie. En outre chez le poète, on n’est jamais dans une logique liée au calcul,
au rendement.)
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« Nous n’appartenons à personne sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous,
inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence. »(FH5)
(Refuser toute servitude, tout embrigadement ; être fidèle à l’ absolu qui reste « non vu et
indécomposable » ; être fidèle à la lumière, à l’ éclair, à la flamme d’une bougie ( qui sont ,
pour Char, des images de la transcendance ou de l’absolu) ; tendre vers ce « soleil » révélé,
ce « point d’or » (en nous ? en dehors de nous ?) que nous ne percevons guère, mais qui
demeure inextinguible , qui nous pousse à nous dépasser, à dépasser infiniment l’homme que
nous sommes, un être pétri de finitude. L’« absolu » est ainsi souvent comparé par le poète à
la lumière d’une lampe ou d’une bougie qui repousse la nuit épaisse et drue de notre existence
mortelle. « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. » (« A la santé du
serpent », Le Poème pulvérisé). Dans les tableaux nocturnes des « Madeleine » de Georges
de La Tour, qu’il aime tant, danse aussi cette flamme de la bougie, porteuse d’espérance, nous
révélant ce vers quoi chacun doit tendre.)
"L'acte est vierge, même répété."(FH46)
(Cet aphorisme, extrêmement ramassé, apparaît comme semé de paradoxes et de
contradictions. Comment, par exemple, un acte répété peut-il être vierge ? Pourquoi parler
de « virginité » pour évoquer un acte ? Ce précepte, formé d’une phrase, finalement
injonctive, courte et dense, que Char nous demande d’approuver est bien habité d’une
opacité énigmatique ! Pourtant on peut comprendre que s’il y a apparemment « répétition »,
notre action est cependant toujours nouvelle. Ce qu’il nomme « répétition » (il faudrait relire
la réflexion de Kierkegaard qui est lumineux sur cette notion) n’a rien à voir avec la routine, la
réitération, l’automatisme dans nos gestes. L’agir véritable est toujours un commencement,
une première fois. Dans chacun de nos gestes, apparaît donc du nouveau, sinon nous restons
des êtres mécaniques, mus par des réflexes, qui reproduisent ce qu’ils font depuis toujours.
On met en avant par là l’être toujours en devenir, vocation à laquelle nous sommes appelés ;
ce qui prime, pour plagier Bergson, c’est le devenir de l’être (futurum esse). On ne peut vivre
que dans une dynamique constamment renouvelée et créatrice.)
"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament.».(FH 62)
(Là encore le propos est paradoxal, car s’il y a héritage, il y a nécessairement un donateur qui
nous transmet en droit, par testament, divers biens et sans doute quelques obligations. Peutêtre faut-il lire dans cet aphorisme non seulement les difficultés d’une transmission rendue
impossible, pour les résistants eux-mêmes, après ces temps de guerre et à la fin de leur
épopée, en somme une parole de légataire qui ne peut surgir, mais peut-être aussi un écho
au vide politique et institutionnel que laissèrent justement les années de guerre et de
collaboration. Le « trésor » de ces temps de Résistance, où il fallut tout réinventer, cette belle
et forte nouveauté -tant dans la vie quotidienne, les gestes, les paroles que dans les principes
-, n’ont donc pas pu, en quelque sorte, selon Char, être couchés sur un testament, être offerts
aux générations suivantes. L’on n’a pas pu retranscrire en mots ce trésor qui était une liberté
retrouvée dans et par la lutte, dire ce nouvel espace du « vivre ensemble » inventé dans ces
années de guerre et de maquis. Ces temps de Résistance avaient finalement livré un trésor
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sans âge, surtout encore une fois pour ceux-là même qui les avaient vécus, un moment du
temps impossible à nommer et à fixer ; en somme, un miraculeux mirage. Pas de testament,
selon le poète, donc venant de l’armée des Ombres et des maquis. Seul demeure l’héritage !
Peut-être également, et c’est une autre interprétation, veut-on, en ne rédigeant pas de
testament, ne pas imposer une voie à suivre, mais laisser à nos descendants l’initiative,
l’obligation de faire des choix personnels pour inventer leur présent et leur avenir ? Hannah
Arendt se réfère constamment à cet aphorisme de René Char. Selon elle, Il exprime le droit
absolu de chacun de prendre et de laisser, de déconstruire pour reconstruire, d'inventorier
pour inventer.
Mais y-a-t-il un présent possible sans lien avec le passé ? Que faire s’il n’y a pas une
transmission ? Il n’y a plus alors ni de présent ni de passé ni d’avenir possibles, rien qu’un
« devenir » incessant !
Char aura toujours la nostalgie de cette période épique, que fut pour lui la Résistance, qui
disparaît à la Libération; il la mythifie même dans ses écrits postérieurs ; il regrette le « poids
de diamant » englouti d’un coup, la clarté étonnante, quasi irréelle, de cette époque à jamais
révolue.)
« Quel étrange sentiment que celui de se pencher sur une époque révolue, comme engloutie
déjà de tout son poids de diamant, alors que nous ne touchons pas encore à la fin du jour
dont elle fut le matin. Deux années de clarté incertaine, de formes difficiles à fixer faisant
suite à un espoir qui ne connut jamais d’équivalent dans le long cheminement de la volonté
et du courage des hommes, s’estompent dans notre dos… » (« La liberté passe en trombe »
1946)
« Le poème est ascension furieuse. La poésie, le jeu des berges arides »(FH56)
« Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement » (FH114)
« L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté » (FH81).
(Il y a des « non » qui disent notre révolte et qui sont finalement des « oui » étonnants, signe
que nous ne sommes pas inféodés, ni asservis, comme ceux d’Antigone ou de Dom
Juan. « Penser, c’est d’abord dire non. », écrit Alain. Cette idée est également assez proche
de la pensée de Camus, de la notion de « révolte » que l’on peut découvrir dans son essai,
l’Homme révolté.)
« Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue » (FH197).
(Toujours être en mouvement, rester un être de l’aube, -comme Rimbaud chantant les
« matinées d’ivresse »-, un être des commencements sans cesse réitérés, privilégier le saut
énergique, refuser l’immobilisme, la position des assis, de ceux qui ne sont présents qu’en fin
de journée, à la dernière heure, pour assister « au festin, épilogue » du jour , une fois l’œuvre
achevée. Il y aurait donc ceux qui bondissent et œuvrent et ceux qui ne sont jamais en
mouvement, qui ne se montrent et ne paradent qu’au banquet final, aux tardives soirées
mondaines, lorsque tout a été bouclé.)
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« C’est l’enthousiasme qui soulève le poids des années. C’est la supercherie qui relate la
fatigue du siècle. »(FH139)
(Rester jeune dans son cœur, tout en vieillissant, c’est demeurer enthousiaste, être capable
d’admiration et d’étonnement ; la charge des jours, des années est alors moins lourde ; tout
autre attitude est jeunisme, imposture et mensonge, comédie sociale)
« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place reste vide,
mais le couvert reste mis. »(FH131)
« Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments » (FH28)
« Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce
qui vaut d’être regardé » (FH59)
« Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer » (FH96)
(La vie n’est pas un brouillon que l’on pourrait reprendre et corriger à sa guise. Chaque parole,
chaque geste réalisé ne peut être gommé, ni effacé. Ce qui ne nous empêche pas de les
reconnaître comme nôtres et de les assumer, quelle que soit leur valeur ou leur médiocrité.)
« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font
rêver. »
« Pour qu’un héritage soit réellement grand, il faut que la main du défunt ne se voie
pas. »(FH166)
« Accumule puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers la plus dense, la plus utile et
la moins apparente. »(FH156)
(La générosité est une valeur essentielle pour Char. S’enrichir, accumuler les biens n’a rien à
voir avec une logique capitaliste; on n’accumule pas pour connaître le joli confort douillet des
nantis qui thésaurisent ou boursicotent. Il s’agit moins ici d’ailleurs de richesses matérielles
que des trésors de pensée ou d’écriture, de sagesse acquise au fil des jours. Toute richesse
reçue, accumulée est faite pour être partagée, distribuée, redonnée.
Etre humble également. Ne pas attendre de gratitude, ni de reconnaissance pour l’action
qu’on mène, ou encore (pour Char) pour les œuvres poétiques qu’il écrit et publie. Héroïsme
discret, proche d’une morale aristocratique, celle prônée par certains grands penseurs et
écrivains du XVIIème siècle, voire vertu chrétienne de l’effacement. « Heureux les humbles
de cœur, car ils hériteront… ! »(Sermon sur la Montagne/Les Béatitudes).
Offrir à autrui une richesse dense, (« donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie.
Telle est la voie sacrée.»), une richesse qui soit utile et efficace, tel est l’enjeu. Et par-dessus
tout, la modestie comme vertu cardinale.)
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« Guérir le pain. Attabler le vin. »(FH184)
(Ici est exprimé le souhait de ne plus se nourrir d’ersatz d’aliments, comme durant
l’Occupation, faite de rationnements, de restrictions, de produits de remplacement, mais à
nouveau de retrouver une nourriture et une boisson de qualité et authentiques. Aspiration
aussi à une vraie tablée impossible à réunir dans ces années de luttes et de privations. Désir
d’une belle « eucharistie » humaniste, athée mais néanmoins sacrée, où sont partagés le pain et
le vin.)
« Chante ta soif irisée » (FH163),
« Un homme sans défauts est comme une montagne sans crevasses. Il ne m'intéresse
pas (règle de sourcier et d’inquiet)»
« On ne se bat bien que pour les causes qu'on modèle soi-même et avec lesquelles on se
brûle en s'identifiant ». (FH63)
« Epouse et n’épouse pas ta maison ;»(FH34)
(Encore une recommandation contradictoire: avoir des racines, être de sa terre, de sa rue, de
sa ville ou de son village, de son pays, en connaître l’histoire et les valeurs, les vivre
pleinement, et dans le même temps être capable d’être critique, savoir prendre du recul,
quand les valeurs chez soi sont bafouées ou que d’autres, ailleurs, sont pertinentes. A côté de
cet enracinement, il y a donc le devoir impérieux d’aller vers d’autres contrées, comme le
bohémien Rimbaud ou comme les « matinaux » qu’il nomme dans le recueil éponyme , ces
êtres vagabonds, sans attaches qui savent ouvrir dans le ciel « d’insatiables randonnées ».),
ces passants qui refusent de s’installer et restent en accord avec le vent. En un mot, il faut
savoir épouser sa communauté de valeurs, d’identité, de coutumes, de croyances etc., et
savoir aussi s’en déprendre pour connaître d’autres expériences, se frotter à d’autres
mentalités, à d’autres cultures. Etre sédentaire et nomade à la fois. )
« Agir en primitif et prévoir en stratège.».(FH 72)
(Paradoxe là encore : la prévision serait de l’ordre de la raison, l’objet d’une réflexion mûrie,
longuement pensée ; quant à l’action, elle serait faite d’impulsions, d’instincts, de
spontanéité, de désirs sans frein… Ce mariage des contraires ferait la force de l’homme
d’action.)
« Tiens vis-à-vis des autres ce que tu t'es promis à toi seul. Là est ton contrat ».
« Le peuple des prés m'enchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas
de me la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de l'herbe,
l'orvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte
son linge, le papillon qui simule l'ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les
fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus les météores
hirondelles...Prairie, vous êtes le boîtier du jour. »
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(La nature, celle du Vaucluse comme celle des Basses Alpes, est pour Char une terre de beauté où il
trouve un apaisement en ces moments tragiques ; la terre, le monde végétal et ici celui des insectes
ou des hirondelles, si humbles soient-ils, sont porteurs d’espoir ; la nature est un lieu de « contre
terreur » et de vie, de tendresse et d’harmonie, un jardin d’Eden, un « locus amoenus ».( un lieu
agréable).)
« Je suis épris de ce morceau tendre de campagne, de son accoudoir de solitude au bord
duquel les orages viennent se dénouer avec docilité… » « Sur une route de lavande et de
vin, nous avons marché côte à côte dans un cadre enfantin de poussière à gosier de
ronces… » (« Biens égaux », 1947)
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils
s'habitueront. »(FH)
(Etre soi-même, être d’une grande audace, ne pas fuir le risque, ni l’idéal, ni la vocation qu’on
s’est donnés en mûrissant passionnément ses choix exigeants, appelant à se dépasser. Ne pas
dépendre du désir et du rêve des autres, de ses proches, qui éliraient volontiers à notre place
tel ou tel chemin professionnel ou social. Autrui s’habituera à la longue à notre hardiesse
singulière, à notre folle passion. )
« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la
Beauté. »(FH236)
(Beauté des visages des jeunes hommes énergiques, des jeunes femmes rencontrées et
aimées, des paysages du Lubéron, des Alpes de haute Provence parcourues, des tableaux de
Georges de la Tour, dont une reproduction de « La femme et le prisonnier » (« Job et sa
femme » aujourd’hui) est épinglée au mur dans le Bureau P.C. de Céreste et qu’il commente
avec bonheur... Char fut toute sa vie l’ami des peintres (Braque-Miro-Picasso--MatisseBrauner-Léger-Arp-Nicolas de Staël, etc.) ; beaucoup d’entre eux illustrèrent magnifiquement
son œuvre.)
« Beauté, je me porte à ta rencontre dans la solitude du froid. Ta lampe est rose, le vent
brille. Le seuil du soir se creuse. » (« Seuls demeurent », 7)
« Autant que se peut, enseigne à devenir efficace pour le but à atteindre mais pas au-delà.
Au-delà est fumée. Où il y a fumée, il y a changement. »(FH1)
(On dirait un précepte bouddhiste ou taoïste. C’est plutôt un précepte de stratège. Rien ne
peut succéder à l’acte réalisé, car serait abolie la vraie présence au monde, pour courir après
des chimères ; on sortirait des limites fixées et l’on se perdrait alors dans une finalité
inconsistante et vaine. Autrement dit, si on dépassait le but que l’on avait défini avec
précision, on perdrait en efficacité, en rigueur, en méthode. On risquerait même d’échouer.
Donc ne pas aller au-delà du but fixé et de l’action précisée. Aller au-delà serait un leurre. On
a là sans doute une réflexion pleine d’autorité d’un chef de maquis, du Capitaine Alexandre
qui décide de l’action guerrière à mener, qui donne des ordres à ses hommes, qui leur fixe un
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objectif précis, gage de réussite, pour qu’ils n’en fassent pas davantage, pour qu’ils s’y
tiennent et que l‘action réalisée soit un succès, quoi qu’il advienne.)
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L’on devrait donc toujours avoir dans sa « poche révolver », là où on glisse d’ordinaire son
porte- feuille, dans son cartable d’affaires, son « eastpak » ou tout autre besace, dans son
beau sac de jeune femme, quelle qu’en soit la marque, non pas (seulement) un portable,
quelques dossiers essentiels, son porte-cartes, ses stylos, son baladeur ou diverses babioles,
mais… un livre de poésie. En cette période de doute, de fragilité et de drames, même si chacun
sait mener sa barque dans ses études comme dans son travail professionnel, faire route avec
des bouquins poétiques sur soi, où nous est rappelée la place essentielle de la Beauté, ne peut
qu’être profitable, apporter de la joie et nourrir notre espérance. « A thing of Beauty, écrit
Keats, is a joy for ever.»
L’œuvre de Char n’est pas seulement un témoignage sur la Résistance et de l’action qu’il
mena, assorti de quelques beaux poèmes ou de préceptes paradoxaux, mais une leçon de vie
pour notre aujourd’hui. Pour conclure ce propos, après avoir donné à lire et commenter
quelques aphorismes de Char, extraits surtout de « Feuillets d’Hypnos », porteurs de sens
pour le temps présent, dans lesquels la Beauté, « (ce) beau souci » ( François de Malherbe) se
marie à un devoir éthique, pour que ces pages suscitent, espérons-le, la lecture de « Fureur
et Mystère » et des « Matinaux », je voudrais donner à lire le poème « Qu’il vive ! », un des
plus connus, paru dans « les Matinaux ».
Publié en 1947, ce poème est un acte de foi dont chaque parole de vie a une force d’exécution.
Cette apparente mosaïque de maximes aphoristiques en vers libres, faite d’injonctions, de
défenses, de restrictions, de négations est une charte humaniste d’un poète prophète
fulgurant. Il s’agit de bâtir un pays du cœur, qui soit une contre–terreur, un « contre sépulcre »
après ces temps tragiques de luttes et de guerre. Tout dit ici la beauté des commencements,
fussent-ils balbutiants, la beauté de l’aurore, comme celle du printemps, du présent (hic et
nunc) qu’il faut assumer pleinement, sans se décourager, sans se soucier des buts lointains, ni
être habité de faux enthousiasmes. Préférer l’amour du proche. Etre un veilleur pour guetter
l’aurore malgré la nuit qui peut parfois nous cerner ; savoir fortement dire « merci » ou
« bonjour » avec tout son cœur ; donc ne pas être dans une politesse formelle et mondaine.
Être accueillant envers autrui, plein de pudeur et d’attention dans la relation qu’on tisse avec
lui ; être exigeant d’abord pour soi. Savoir remercier. Toujours donner davantage que ce que
l’on a reçu. Ne pas ajouter au mal subi, en y voyant quelque fatalité. Ne pas demeurer dans la
seule rentabilité ou la seule efficacité. Faire preuve de gratuité.
Tout dit dans ce court poème la joie du partage, la force de la générosité. L’anaphore comme
un « refrain (« dans mon pays »/ « de mon pays ») qui revient à chaque sentence aphoristique
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impaire (donc 5 fois), métamorphose ce poème peu accessible au premier abord en un chant
qui égrène ses 9 commandements pour que règne une vie sociale nouvelle, en symbiose avec
la nature. La nature en effet est présente; dans cette Charte, elle accompagne dans son
exubérance la belle résurrection rêvée de l’homme.
A tous et à chacun, bonne lecture.
Jean-Louis RAVISTRE TASSIN, mars 2016
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(Ce pays n’est qu’un vœu de l’esprit, un contre-sépulcre.)
Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés
aux buts lointains.
La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à
l'attentif.
Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée.
Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.
On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.
Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de
n'avoir pas de fruits.
On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.
Dans mon pays, on remercie.
« La sieste blanche », Les Matinaux .René Char 1948
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