Actes du colloque Home sweet home, un chez

Transcription

Actes du colloque Home sweet home, un chez
Actes du colloque
Home sweet home, un
chez-soi pour quoi
faire ?
28 septembre 2013
Maison des Cultures du Monde
Programme
Ouverture par Marie-Hélène Brousse, psychanalyste membre de l’ECF, Présidente de l’association IntervalleCAP et Catherine Meut Psychiatre - psychanalyste, membre de l'ECF, Directrice et Fondatrice d'Intervalle-CAP
Expériences et analyses institutionnelles avec
Claude Chevrier, Directeur de CHRS à Paris, CASVP
Jean-Marc Escurier, Directeur à l'Association Aurore
Isabelle Ferrari et Nathalie Roblin, éducatrices spécialisées, Association Communauté Jeunesse
Discussion animée par Catherine Meut et René Fiori, psychanalyste, membre de l'EuroFédération de
Psychanalyse.
Séquence clinique avec
Sarah Abitbol, Cinzia Crosali, Noa Farchi, Flavia Hofstetter, Assimina Rapti, Sabine Saint-Georges,
Euggelia Tsoni, psychanalystes, psychologues cliniciennes, accueillantes à Intervalle-CAP.
Discussion animée par Marie-Hélène Brousse, Pierre Naveau, Bénédicte Jullien et Catherine Meut,
psychanalystes, membres de l’ECF.
Séquence théâtrale avec les comédiens Jeanne Balibar, Bernard Gabay, Pascal Tokatlian
Le livre de l'intranquillité, Fernando Pessoa, extraits.
Anywhere out of the world, Charles Baudelaire.
Le Horla, Guy de Maupassant (extrait).
Le foyer et Le bruit des cabarets, Paul Verlaine.
Le vase d’or, E. T. A. Hoffmann (extrait).
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke (extrait).
Martin Heidegger, Bâtir-Habiter-Penser, extrait.
Conclusion par Marie-Hélène Brousse
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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SOMMAIRE DETAILLE
ARGUMENT _____________________________________________________________________________ 3
OUVERTURE ____________________________________________________________________________ 4
Marie-Hélène Brousse , psychanalyste membre de l’ECF, Présidente de l’association Intervalle-CAP _____ 4
Dr Catherine Meut, Psychiatre et psychanalyste membre de l’ECF, Fondatrice et Directrice de l’Association
Intervalle-CAP __________________________________________________________________________ 4
EXPÉRIENCES ET ANALYSES INSTITUTIONNELLES___________________________________________ 9
Une aventure humaine, Claude Chevrier, Directeur du Pôle Rosa Luxembourg, CHRS à Paris, CASVP ___ 9
Quel logement d'abord ? Jean-Marc Escurier, Directeur du secteur de l’accompagnement social et
psychologique à l'Association Aurore _______________________________________________________ 12
Association Communauté Jeunesse, Isabelle Ferrari et Nathalie Roblin, éducatrices spécialisées,_______ 15
Discussion animée par Catherine Meut et René Fiori, psychanalyste, membre de l'Euro-Fédération de
Psychanalyse. _________________________________________________________________________ 17
SÉQUENCE CLINIQUE ___________________________________________________________________ 22
Un propriétaire SDF, Sarah Abitbol ________________________________________________________ 22
Toute seule dans un coin, Sabine Saint-Georges _____________________________________________ 24
Un abri pour la jouissance, Cinzia Crosali ___________________________________________________ 26
Discussion animée par Marie-Hélène Brousse, Pierre Naveau, Bénédicte Jullien et Catherine Meut,
psychanalystes, membres de l’ECF.________________________________________________________ 28
Des mo(r)ts qui habitent le corps, Noa Farchi ________________________________________________ 31
Une maison vide de paroles, Assimina Rapti _________________________________________________ 33
Discussion , suite ______________________________________________________________________ 35
Enfermé “chez soi”, Evangelia Tsoni _______________________________________________________ 36
Un certain air de Bartleby…Flavia Hofstetter _________________________________________________ 37
Discussion, suite _______________________________________________________________________ 39
CONCLUSION __________________________________________________________________________ 40
SEQUENCE POETIQUE __________________________________________________________________ 41
Avec les comédiens Jeanne Balibar, Bernard Gabay, Pascal Tokatlian
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, n°43 6. (Extrait)__________________________________________
Charles Baudelaire, Anywhere out of the world – N’importe où hors du monde. _________________________
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, n°36 4. (Extrait)__________________________________________
Guy de Maupassant, Le Horla, 1887. (Extrait) ______________________________________________________
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, page 507. (Extrait) ______________________________________
Paul Verlaine, XIV - le Foyer, la lueur étroite de la lampe. (Extrait du recueil « La bonne chanson ») _______
Paul Verlaine, XVI - le bruit des cabarets, la fange du trottoir. (ibid.) ___________________________________
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité. page 508 (Extrait) _______________________________________
E. T. A. Hoffmann, Le pot d’or - Fantaisies à la manière de Callot, 1814. ___________________________
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, page 515 (Extrait) _______________________________________
Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Traduit par Maurice Betz, 1926. (Extrait) ________
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, page 514 (Extrait) _______________________________________
Martin Heidegger, les bâtiments ...« Bâtir-Habiter-Penser ». (Extrait) __________________________________
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, page 516. (Extrait) ______________________________________
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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ARGUMENT
"Le logement est un droit qui répond à un besoin humain fondamental de protection. Plus qu’un domicile, un
chez-soi, c’est un lieu intime pour vivre avec ses proches, ses objets familiers : foyer, asile contre le monde
extérieur et ses dangers.
Cependant, il ne suffit pas de trouver un toit pour se sentir chez soi. On peut loger quelque part sans y habiter
réellement.
Dans nos sociétés hypermodernes, existe-t-il encore la possibilité d’être chez soi ? L’idéal du Home sweet
home, douce illusion, nostalgie du paradis perdu, est mis à mal.
Désormais, notre espace privé et public est soumis à l’omniprésence du regard et de la voix, objets pulsionnels
démultipliés à l’infini par la puissance illimitée de diffusion et d’immédiateté des technologies numériques. Cette
sollicitation à l’excès, faisant fi des frontières et des seuils, provoque le corps et déloge du chez- soi.
Savoir-y-faire avec un logement implique le corps et sa jouissance. La psychanalyse a mis en évidence que le
plus familier peut loger le plus inquiétant, que le plus intime se trouve aussi à l’extérieur. Le réel n’obéit pas à la
topologie simple d’une délimitation franche entre dedans et dehors, entre interne et externe.
Il y a bien des manières d’être « sans adresse » quand la jouissance - en ses effets délétères - ne trouve pas à
se localiser : incurie, repli, impressions insistantes de vide et d’étrangeté, présence en trop menaçante,
déréalisation, hostilité de l’ambiance sont des modes du « sans domicile fixe ».
Pour tenir un logement, il faut pouvoir habiter son corps, avoir l’impression suffisamment solide de posséder un
corps à soi, une image unifiante de son corps. Si le corps ne trouve pas à se loger dans le vivant de la langue,
si la jouissance n’est pas arrimée aux signifiants du lieu de l’Autre, y incluant la limite de l’incomplétude, alors il
n’y a ni refuge ni demeure possible. Le sujet est dans l’errance, avec ou sans toit.
L’accompagnement psychique peut s’avérer nécessaire pour qu’un lieu devienne habitable.
Chaque week-end, souvent en urgence, les praticiens d’Intervalle-CAP accueillent la parole précaire de ceux
qui ne peuvent pas rester chez eux, de ceux qui n’ont pas de maison.
Nous essaierons de transmettre une expérience clinique et institutionnelle particulière qui se traduit pour
certains sujets, dans le respect de leur singularité et de leur liberté, par des effets d’apaisement et de traitement
contre l’errance et l’isolement ".
Catherine Meut
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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OUVERTURE
Catherine Meut
En introduction je présente Marie-Hélène Brousse, la présidente de l’association Intervalle CAP qui va nous dire
quelques mots. Ensuite j’interviendrai à mon tour et j’inviterai les intervenants de la discussion institutionnelle.
Marie-Hélène Brousse , psychanalyste membre de l’ECF, Présidente de l’association
Intervalle-CAP
Alors oui, j’introduis cette journée en tant que Présidente d’Intervalle-CAP.
Je voudrais d’abord vous témoigner du fait que, bien que ce soit un petit peu conventionnel, pour moi, ça ne
l’est pas du tout. J’ai vraiment choisi d’être Présidente d’Intervalle quand Catherine me l’a demandé.
Et par ailleurs, le thème que nous allons travailler aujourd’hui, me semble un thème essentiel.
Autrement dit, il me touche d’assez près. Alors, en ce qui concerne la présidence, comme je l’ai dit, si j’ai
accepté volontiers la proposition de Catherine Meut, c’est que ce dont est surgi Intervalle était un brassement
d’idées auquel j’ai participé. C’était un mouvement important pour la psychanalyse d’orientation lacanienne ;
l’endroit où l’on s’est posé la question de l’application de la psychanalyse à la question du lien social. Et dans ce
brassement d’idées qui a été un programme d’enseignement de deux ans, ou trois même, il m’apparaît
aujourd’hui rétroactivement très clair, que les idées n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles deviennent des
actes. Et, pour qu’elles deviennent des actes, il faut un désir d’un ou d’une toute seule. Et donc, c’est le désir de
Catherine qui, à partir de ce brassage d’idées, a permis la réalisation au sens propre d’une des orientations qui
définissent aujourd’hui la psychanalyse appliquée.
Le thème, pourquoi est-ce qu’il m’intéresse autant ? Il m’intéresse autant parce qu’il touche à la fois la question
du lieu, et en même temps, celle de la place. Et donc, il touche la question de l’orientation et du mouvement.
Pour se déplacer dans le monde, il faut sans doute le faire à partir d’une place, et avoir un chez-soi est un des
noms de cette place. Bien sûr que ce n’est pas facile de définir ce qu’est un chez-soi. Si on fait un peu varier
des choses avec la langue, chez soi ce n’est pas chez toi, ce n’est pas chez lui ou chez elle. Il y a un certain
nombre de références qui me venaient en rapport à ce thème. Une des références, chère, qui me venait, c’est
celle en rapport à un livre qui a beaucoup marqué mon adolescence, le livre de Virginia Woolf « Une chambre à
soi ». Et puis, une autre référence est l’expérience de plus en plus prégnante dans notre vie quotidienne, de voir
des gens sur les trottoirs, dormir, s’organiser des chez-soi. J’ai eu comme ça en face de chez moi, pendant huit
ans à peu près, une dame, dont le soir je pouvais voir à peu près comment elle organisait son chez-soi,
comment ce chez-soi, elle le défendait. Ce n’était pas un « home », il n’y avait pas de cheminée, il n’y avait pas
de feu dans la cheminée, mais il y avait un cadi, des sacs plastiques, un parapluie de fortune qui la protégeait
vaguement des intempéries. Elle se maquillait et j’ai pu voir aussi l’usure physique qui la gagnait au fil de ces
années. Elle était à peu près intouchable, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas lui parler, on pouvait juste
éventuellement l’accompagner, quand il faisait plus froid. Mais même comme ça, c’était un problème de lui offrir
une couverture, elle ne l’acceptait pas facilement. Elle était sans doute assez persécutée par tout ce qui venait
de l’extérieur s’introduire dans ce chez-soi. Donc, je trouve qu’il faut absolument que l’on travaille sur cette
question. Je pense que la psychanalyse a beaucoup à apporter aux autres sciences sociales qui s’intéressent
au logement des personnes errantes, sans domicile fixe ou pour une raison x ou y, en difficulté face à cette
question d’avoir un chez-soi ; parce qu’on ne peut pas ranger des êtres humains comme des objets sur des
étagères, même les plus luxueuses soient-elles, ou celles qui répondraient le mieux au besoin. Ca ne marche
tout simplement pas. Et c’est très important qu’à la fois les pouvoirs publics et les bénévoles, les associations,
qui s’intéressent à ce problème de fond, aient connaissance de ce que nous cernons plus facilement sans
doute à partir du savoir analytique. Les connaissances des coordonnées subjectives qui font qu’un « chez-moi »
est un « chez-moi ».
Voilà, je passe la parole à Catherine.
Dr Catherine Meut, Psychiatre et psychanalyste membre de l’ECF, Fondatrice et
Directrice de l’Association Intervalle-CAP
Merci Marie-Hélène. Je voulais commencer par dédier cette journée, Intervalle-CAP dédie cette journée à
Gudrun Scherer, notre amie, notre collègue qui nous a quittés cet été, qui a fait partie de cette aventure depuis
le début et qui y a misé son désir, son enthousiasme, son style très personnel et très engagé. Elle sera avec
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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nous aujourd’hui. Nous pensons à elle bien fort et, sans doute, aurait-elle été avec nous malgré sa maladie,
enfin peut-être…
Cela coïncide avec le fait qu’aujourd’hui, à quinze jours près, Intervalle-CAP fête sa dixième année d’existence ;
dans quinze jours ce sera la dixième année de naissance de notre association.
Je vais vous dire quelques mots sur un « chez soi », ensuite je vais évidemment vous présenter Intervalle-CAP,
et enfin j’inviterai nos invités d’autres institutions, les intervenants, que je remercie d’avance, à cette table.
Le logement est un droit qui répond à un besoin fondamental de protection. Au sens commun, un chez-soi c’est
plus qu’un domicile. Ce serait l’intimité d’un lieu pour vivre en paix avec ses proches et ses objets familiers, un
foyer, asile contre le monde extérieur et ses dangers.
Avoir un chez-soi n’a rien d’une évidence : on peut loger quelque part sans habiter réellement. Il ne suffit pas de
trouver un toit pour se sentir chez soi. Aujourd’hui, de plus en plus souvent, c’est supporter d’y vivre seul en
compagnie de soi comme unique présence. On peut être emprisonné à l’extérieur de chez soi, dehors, dans la
rue, comme on peut être enfermé chez soi, dans un isolement sans limites et sans nom.
Qu’appelle t’on un chez-soi ? A quelles conditions se sent-on chez soi ? Nous disons par exemple « être entre
soi » indiquant par là ce besoin d’exclure ce que l’on croit étranger à soi.
Le chez-soi est en rapport direct avec la réalité psychique. Il la reflète, la donne à voir dans le réel : ainsi du
joyeux désordre ou de l’appartement vide, froid, impersonnel. Notre logement nous ressemble.
Dans nos sociétés hypermodernes, existe-t-il encore la possibilité d’un chez-soi ? Désormais notre espace privé
ou public est soumis à l’omniprésence du regard et de la voix, objets pulsionnels démultipliés à l’infini, par la
puissance illimitée de diffusion et d’immédiateté des technologies numériques. Cette sollicitation à l’excès
provoque le corps et nous déloge du chez-soi. C’est le nouveau régime d’une précarisation généralisée, celle
du morcellement de la libido égarée dans les addictions et la consommation des gadgets, celle de l’accélération
du temps. « Home Sweet Home », douce illusion, est mise à mal.
En même temps, nous en appelons à toujours plus d’indépendance, à vouloir nous passer de l’Autre.
L’autonomie est devenue une injonction, un critère d’intégration et de santé implacable. Nous voici à l’époque
d’une solitude globalisée.
Par un certain côté, ceux qui viennent au centre d’accueil d’Intervalle sont très contemporains. Ils incarnent de
manière radicale l’égarement et l’isolement croissants de l’individu moderne.
Savoir-y-faire avec son logement implique le corps et sa jouissance, la jouissance et ses objets. Pour cette
raison, nous ne sommes jamais assurés d’avoir trouvé définitivement le chez-soi qu’il nous faut. Il n’y a pas une
fois pour toute de domiciliation fixe du chez-soi.
En effet, la psychanalyse, de Freud à Lacan, a mis en évidence que le plus familier peut se changer en le plus
inquiétant, que le plus intime peut se trouver aussi à l’extérieur ; que l’angoisse, compagne familière de
l’homme, peut surgir sans prévenir, menaçante, au cœur même d’une soit-disant tranquillité. Le réel qui
convoque le corps, ses lieux de vie et ses objets, n’obéit pas à une délimitation franche entre dedans et dehors,
entre intérieur et extérieur, entre soi et « non soi ».
Il y a bien des manières d’être « sans adresse » quand la jouissance - en sa férocité - ne trouve pas à se
localiser ni à s’apaiser. Avoir un chez-soi n’a pas de sens quand seuls comptent l’accès à l’objet
toxicomaniaque et l’exigence forcenée de sa présence. Peu importe alors où l’on habite, la rue ou le squatt font
aussi bien l’affaire. Incurie, repli, impressions persistantes de vide et d’étrangeté, présence en trop menaçante,
actes de destruction sont les modes multiples du « sans chez-soi. »
Il faut tenir à son corps pour habiter - et tenir - un logement, avoir l’impression suffisamment solide de posséder
un corps à soi, une image unifiante du corps. Si le corps n’habite pas le vivant de la langue, si la jouissance
n’est pas arrimée aux signifiants et au lieu de l’Autre, y incluant la limite et l’incomplétude, alors il n’y a ni refuge
ni demeure possible. Le sujet, exilé de son corps, dans une extériorité radicale, est dans l’errance. Pour
certains, l’accompagnement psychique, avec le temps qu’il faut, s’avère vital pour qu’un lieu devienne un abri
acceptable.
En quoi le dispositif d’Intervalle permet-il que des sujets sans abri s’adressent finalement à un autre, un
« psy » ?
Qu’est-ce qui les engage à dire quelque chose de leur solitude radicale et ainsi d’en céder une petite part à
l’Autre ? Grâce à l’accueil d’Intervalle, trouvent-ils une présence supportable ?
Il y a dix ans, l’association Intervalle-CAP a été créée pour offrir « un lieu d’accueil et de consultations pour des
adultes en situation de détresse psychique et d’isolement social ou familial ».
Il s’agit de créer un lieu autre, de proximité, ni médical ni social, strictement, en partant de ce constat : des
personnes peuvent se présenter dans des situations dites d’urgence ou de souffrance psychique qui n’appellent
pas nécessairement une réponse pharmacologique ou médicale, qui appellent une autre forme de réponse,
différente.
Si nous accueillons l’urgence, il ne s’agit pas pour autant de nous substituer aux services d’urgences
classiques, évidemment toujours nécessaires, ni aux hospitalisations psychiatriques.
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Présentation d’Intervalle-Cap
•
Une clinique du week-end : scansion et pause
La première disposition de ce lieu d’accueil est son ouverture uniquement le week-end, sans interruption.
En effet le week-end, temps de suspens des obligations et des rendez-vous sociaux, temps consacré à la
famille, aux amis, aux loisirs, aux achats, détermine une clinique du vide et de l’isolement. Pour beaucoup parmi
les plus vulnérables, le week-end, avec son rythme particulier, a pour nom l’angoisse, les idées noires ou
suicidaires, les douleurs physiques, l’errance, l’alcoolisation.
Ainsi, le week-end, Intervalle-CAP offre un espace-temps en contrepoids du reste de la semaine.
Et en ce sens il fait scansion, pause. Le centre se propose comme un lieu refuge contre l’isolement et l’errance
et se situe évidemment en relais du travail des partenaires du champ médical et social qui nous adressent ces
personnes.
L’intervention d’Intervalle étant limitée dans le temps, son action ne s’inscrit pas dans la logique classique des
cures ou des « prises en charge » habituelles avec des rendez-vous réguliers sur un plus ou moins long terme.
L’accueil psychanalytique y opère dans l’« ici et maintenant », le hic et nunc. En même temps, il s’agit de tenir
compte du travail de nos partenaires médicaux et sociaux.
•
Accès immédiat et gratuité
Outre la gratuité des entretiens, l’accès est immédiat, facile. On peut se présenter à Intervalle-CAP sans avoir
pris de rendez-vous. C’est une disposition évidemment très précieuse. Des personnes sonnent directement à la
porte. Ainsi les praticiens sont en prise directe sur le social, en temps réel, quand par exemple c’est le Samu
social qui dirige vers notre lieu des personnes sans domicile.
Intervalle est ainsi la première structure d’orientation analytique qui a fait le pari d’assumer - je veux dire
strictement, sans hospitalisation, sans médicaments, sans tout cela - qui a fait le pari d’assumer une
permanence d’accueil de jour, d’accès direct et gratuit. Grâce à ces conditions très souples, elle est de fait
devenu une structure où s’adressent des sujets en grande souffrance qui témoignent de leur décrochage social,
souvent dans l’urgence, mettant ainsi à l’épreuve de façon unique notre pratique clinique.
•
Une pratique à plusieurs inédite
Une autre disposition spécifique à ce lieu, c’est que d’un week-end à l’autre, du samedi au dimanche, les
accueillants changent. C’est une permutation aléatoire. Quand une personne revient une deuxième fois,
plusieurs fois, elle ne va pas retrouver forcément le même praticien. Elle ne peut pas non plus calculer sa
présence prochaine.
Cependant, si le praticien qui reçoit n’est pas toujours le même, la série des intervenants n’est pas non plus
infinie. Un sujet rencontre un praticien et lui parle. Les fois suivantes, il en rencontre d’autres. Après quelque
temps, il peut retrouver le premier et entre temps quelque chose s’est tissé. Une dimension temporelle est à
l’œuvre et le travail, ainsi, ne se fixe pas dans une répétition. Cela demande de la part du sujet, un certain effort
d’énonciation qui amène quelque chose d’inattendu, de dynamique.
L’expérience démontre que cette organisation peut convenir à ceux qui ont un rapport très problématique à la
parole et qui ne sont pas prêts à s’adresser d’emblée, de façon régulière, à un seul praticien, avec des rendezvous fixés à l’avance ; c’est un engagement avec l’Autre qui peut être difficile, voire impossible. Ceci peut
convenir paradoxalement à ces sujets pourtant marqués par les ruptures dans leur vie, quand le lien à l’Autre
est ténu, méfiant, souvent persécutoire en son fond. Il s’opère alors plutôt de leur côté, un transfert au lieu et à
l’ensemble de ses praticiens.
Nous incarnons ainsi un Autre pluralisé, donc moins menaçant, qui accueille simplement leur parole, qui n’exige
rien. Surtout, nous nous gardons au mieux envers eux de toute intention soignante qui peut les persécuter.
Dans ces conditions, il leur est alors possible, plus facile, de revenir, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas
dans un cadre plus conventionnel.
En même temps, ce qui fait la cohésion et le cadre de notre structure, de notre travail, c’est la formation
commune à ses praticiens, enseignement et pratique d’orientation lacanienne ; c’est notre inscription dans le
discours psychanalytique. Sinon, cette pratique-là, à plusieurs, serait proprement impossible.
Cette expérience de psychanalyse appliquée est guidée et régulée par un travail de contrôle et d’analyse
rétroactif à partir du matériau précieux, considérable on peut dire, des notes cliniques transmises par les
accueillants. Les cas qui vont vous être rapportés, en deuxième partie du colloque, ont été construits tous à
partir de ces notes, construits à plusieurs lors de nos réunions cliniques. Bien évidemment, il y en a eu un,
parmi nous, qui a décidé d’écrire le cas, mais sinon il a été construit à plusieurs ; ce qui est un excellent
contrôle pour chacun.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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En pratique
Un coordinateur reçoit durant la semaine les appels des référents.
Les personnes ont un premier entretien dit d’accueil. Elles n’y sont pas obligées, prenant connaissance du lieu
sans l’obligation à parler durant un entretien, quand ceci est trop difficile. Elles peuvent faire une pause-café,
regarder une vidéo…
Certaines participent à un atelier d’écriture ou de conversation.
Ainsi les modalités d’accueil s’adaptent-elles au cas par cas.
Un compte-rendu simple de l’accueil, respectant la confidentialité de ce qui a été dit dans les entretiens, est
adressé au référent, avec l’accord de la personne.
Qu’est-ce que l’accueil psychanalytique?
Intervalle-CAP n’est pas seulement un lieu d’écoute, il est aussi un lieu de réponse. Le public que nous
recevons nous oblige à répondre à un moment ou à un autre. Notre dispositif, comme je vous l’ai expliqué, nous
oblige à une certaine réserve, une certaine prudence, car les effets de nos interventions peuvent se répercuter
dans d’autres lieux. En même temps, dans nos rencontres avec ces sujets, qui ne sont pas dans le semblant,
nous avons à engager notre parole, comme notre présence physique.
Ce que déposent ces sujets, c’est une jouissance mortifère, envahissante qui les déborde, qui affecte leur corps
et les isole de l’Autre. L’urgence se situe alors du côté des praticiens - ça c’était une idée de vous MarieHélène Brousse - qui sont appelés à répondre, sans précipitation, en posant des « actes », en formulant des
paroles, en effectuant des interventions simples qui fassent coupure, arrêt dans cet illimité de la jouissance.
Il s’agit avant tout d’accueillir le hors-sens, le hors-discours, de relever, enregistrer, mémoriser (les notes
cliniques sont là pour ça), les signifiants S1 tous seuls, désarrimés, ceux qui accrochent une identification, qui
nomment une jouissance, qui indexent une conduite répétitive. Il s’agit de repérer ceux qui apaisent, qui ont un
effet de ponctuation, un effet d’arrêt, de limite. Par cette première opération et celle, seconde, mesurée,
prudente, du dialogue, certains sujets vont pouvoir construire un semblant d’histoire : c’est l’effet de sujet.
Et aussi, en nous appuyant essentiellement sur leurs mots, leurs phrases, leurs signifiants, réintroduire à
minima le lieu de l’Autre et du langage. Avec des effets d’apaisement, de traitement et de renouage du lien
social. Pas toujours bien sûr.
Accompagner l’isolement
Il n’y a pas de lien social possible sans limitation de la jouissance. Pour ceux qui s’adressent à nous, celle-ci,
non régulée, hors discours, se révèle dans la vie amoureuse, familiale et sociale en ses désastres.
La difficulté de la pratique réside dans la distinction à faire entre deux niveaux de réalité : celui des conditions
de la réalité au sens banal, concret, en particulier celle du logement, souvent terrible, et l’autre, qui sont les
conditions de la réalité psychique, ce que nous appelons la « causalité psychique ».
Ce qui protège le plus le sujet nous disait François Leguil, notre collègue, c’est d’avoir une adresse, un lieu où
adresser sa parole, sa plainte. Ces sujets témoignent d’histoires familiales catastrophiques dès leur prime
enfance. François Leguil identifiait pour ceux-ci, l’absence d’une « fonction protectrice essentielle », une
fonction qui n’opère pas.
Les sujets qui s’adressent à nous trouvent-ils cette fonction de protection qui leur fait défaut fondamentalement?
Intervalle se fonde sur le discours psychanalytique et son éthique, auquel d’emblée les sujets ont affaire.
Ce discours ménage une place à la jouissance. Premier effet d’apaisement : la découverte d’un lieu soutenu par
un discours inédit, d’un corps de discours où peut venir se loger la jouissance sans manifestation en retour, en
écho, de la jouissance de l’Autre et de ses exigences. Un lieu libre en son principe, un lieu de respiration, un
lieu libre de tout idéal de guérison, de tout impératif d’adaptation. Ainsi le sujet peut-il y trouver une présence
supportable, celle du praticien qui incarne ce discours et qui accueille son irréductible différence. Sa parole
précaire y trouve abri et soutien sans avoir à répondre à une demande de l’Autre en contrepartie. C’est la
difficulté de l’accompagnement de ces personnes : trouver l’équilibre d’intervention entre soutien, cadre et
respect de leur liberté. C’est un travail plus attentif que directif, réactif à l’hic et nunc de l’urgence subjective qui
les concerne au plus haut point. Aucune réponse protocolaire, standardisée, n’est adéquate ; toute réponse de
ce type porte en elle le risque en retour d’un repli aggravé, ou celui d’un passage à l’acte, suicidaire ou médicolégal.
Il s’agit d’accompagner l’isolement de ces sujets. A ce propos, je citerai Philippe La Sagna, notre collègue, qui a
travaillé auparavant au CPCT de Paris, maintenant au Centre Psychanalytique de Consultation et de Traitement
de Bordeaux : « (…) quand un sujet est dans une situation dramatique, dans une situation d’isolement et de
précarité absolue, il va avoir des difficultés à rentrer en relation avec celui qui accueille son être douloureux de
façon professionnelle ou technique. Transformer la misère de quelqu’un en un problème technique, est lui faire
perdre le dernier bien qui lui reste, sa dernière valise (…) il s’agit d’accueillir ce qui ne parle pas et, par
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excellence, celui qui ne parle pas. » Avant toute autre considération, n’est-ce pas le devoir d’humanité qui se
rappelle à nous ? Devoir d’humanité, sans le secours d’aucun bon sentiment, d’aucune bonne intention,
toujours douteux à juste titre pour ces sujets qui en leur liberté, par leur ironie et leur incroyance en l’Autre, en
dévoilent sans cesse le faux-semblant.
Je vous remercie.
1
La Sagna.P., « De l’isolement à la solitude », Revue La Cause Freudienne, n°66, Paris, éd Navarin, mai 2008,
p.48
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EXPERIENCES ET ANALYSES INSTITUTIONNELLES
•
Une aventure humaine, Claude Chevrier, Directeur du Pôle Rosa Luxembourg, CHRS à
Paris, CASVP
Je voudrais remercier Catherine Meut pour cette invitation.
Réfléchir à vos côtés a toujours été pour moi un exercice très enthousiasmant. Je développerai mon propos en
trois temps :
1. Le développement des politiques publiques de lutte contre l’exclusion comme facteur de cohésion
sociale.
2. Les centres d’hébergement, des établissements qui ont développé des pratiques de grande qualité en
matière d’accompagnement et de réinsertion sociale.
3. Le « chez-soi d’abord » : Je dirai quelques mots au sujet de cette expérimentation nationale.
Puis enfin il sera venu le temps de conclure…
Tout d’abord, il me paraît important de rappeler que je suis en effet directeur de quatre centres d’hébergement
qui aujourd’hui au sein du Centre d’Action Sociale de la ville de Paris forme un Pôle ; Le Pôle Rosa Luxemburg
et c’est à ce titre que je vous propose cette contribution.
Le développement des politiques publiques de lutte contre l’exclusion comme facteur de cohésion
sociale :
Les missions des centres d’hébergement sont précisées dans le Code de l’Action Sociale et des Familles.
L’article L. 312-1, qui définit les CHRS ( Centre d’Hébergement et de Réinsertion) et les CHU (Centre
d’Hébergement d’Urgence) parmi les établissements et services sociaux et médico-sociaux comme étant des «
établissements ou services comportant ou non un hébergement, assurant l’accueil, notamment dans les
situations d’urgence, le soutien ou l’accompagnement social, l’adaptation à la vie active ou l’insertion sociale et
professionnelle des personnes ou des familles en difficulté ou en situation de détresse ».
Ainsi que la loi du 2 janvier 2002 relative à la rénovation sociale qui place l’usager au cœur du dispositif.
Avec la politique de la refondation, la réorganisation des services de l’Etat (création des ARS, de la DRHIL), la
loi instituant le logement opposable et la logique du « logement d’abord » en 2008-2009 (Benoit Apparu), les
centres d’hébergement doivent faire face à de nouveaux défis, dans un contexte de crise financière et de
réduction des budgets alloués par l’Etat.
Des établissements qui ont développé des pratiques de grande qualité en matière d’hébergement et de
réinsertion sociale
Deux points ont contribué à l’évolution des pratiques dans le domaine de la réinsertion sociale.
En premier lieu, une prise en charge et un accompagnement de qualité au sein des centres, reposant
principalement sur le professionnalisme des personnels et sur leur motivation, analysés et réinterrogés dans
une dimension éthique. En second lieu, une attention particulière portée à la prise en charge des personnes
démunies souffrant de troubles psychiques.
• Un accompagnement pluridisciplinaire et innovant
Parler de « réinsertion » suppose au préalable de définir les contours de cette notion complexe.
S’il s’agit uniquement d’évaluer les taux de réussite de la politique de réinsertion menée dans ces structures, à
savoir le retour à l’emploi et à un logement autonome, notre réponse sera très prudente. C’est à travers une
longue pratique de terrain que l’on peut commencer à saisir la réalité du mot « réinsertion » pour ces publics.
La perspective que la personne trouve un mode d’insertion qui lui soit supportable peut paraître modeste,
mais c’est cette formule qui pour le moment, nous parait le plus convenir.
Les résidents que nous rencontrons au quotidien nous montrent à travers la grande diversité de leur parcours
de vie, combien ils sont «déstructurés » tant au niveau physique, psychologique que social.
La personne doit d’abord pouvoir se poser, reprendre des forces. L’accompagnement mis en place est pluriel et
se décline au travers du soin, du social, de l’éducatif et du culturel. Il couvre ainsi tous les aspects de la vie
sociale. L’accompagnement quotidien personnalisé est adapté au rythme des personnes (lever, participation au
repas, temps de loisirs, de repos). L’établissement, ouvert sur l’environnement extérieur, doit permettre aux
résidents de se réinscrire dans le droit commun, dans la cité.
Ainsi, il s’agit à partir de ce dispositif de réouvrir les personnes dans leur parole afin de les relégitimer.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Les ateliers théâtre, musique, peinture, photo, groupes de parole, conseil de la vie sociale sont de véritables
lieux de créativité, de reprise du lien social permanent ; ils vont aider le résident à sortir de l’enfermement, et le
réinsérer par la parole.
Cela me fait penser à ce que Félix Guattari aimait à dire au sujet de l’expérience de la clinique de La Borde: « A
La Borde, notre pâte à modeler c’est la matière institutionnelle qui est engendrée à travers l’enchevêtrement
des ateliers, des réunions, de la vie quotidienne dans les salles à manger, les chambres, le jardin… » et l’on
entend bien dans cet énumération, que la production de subjectivité concerne tous ceux qui sont pris dans cet
« enchevêtrement »
Plusieurs types de professionnels sont représentés au sein des centres d’hébergement : conseillers en
économie sociale et familiale, assistants sociaux, éducateurs spécialisés, moniteurs éducateurs, adjoints
d’accueil et d’insertion, psychologues, animateurs. La rencontre avec le résident, toujours complexe et parfois
violente, ne peut que bousculer le professionnel, et faire émerger chez lui des angoisses, des doutes et des
questionnements sans fin. L’établissement repose ses analyses institutionnelles sur plusieurs approches
théoriques et plus particulièrement à partir des apports de la psychanalyse et de la sociologie. Pour aider les
professionnels dans leur pratique quotidienne à mieux repérer les phénomènes de transfert, l’établissement
propose des formations et des groupes de supervision. Ils sont animés par des psychanalystes de
l’association Intervalle-CAP.
• Un axe fort de l’accompagnement : le soin et la prise en compte de la souffrance psychique
Le Pôle dispose d’un service de soins médico-psychologiques, atout important dans l’accompagnement
proposé aux usagers. Une grande partie des résidents rencontrés (plus de 30%) présentent des troubles
psychotiques, des troubles de l’adaptation et des troubles addictifs (consommation d’alcool importante et de
cannabis également).
C’est dans le cadre d’une convention de partenariat établie depuis trois ans avec l’hôpital Ste Anne, que nous
travaillons avec des médecins psychiatres qui disposent chacun de vacations de trois heures par semaine sur
les établissements.
Les soins sont longs à engager dans la mesure où il existe une certaine réticence, et une difficulté de
verbalisation. En revanche, une fois l’alliance établie, il est possible d’offrir un cadre contenant et structurant
soutenu par le personnel et l’infirmière.
L’orientation des soins vers l’extérieur reste néanmoins difficile.
Un travail important est fait avec les centres d’addictologie tels qu’ Emergence, Cassini, Sainte-Anne et
Fernand Widal. Un réel travail de concertation est aussi effectué avec le personnel autour du projet de
réinsertion individualisé de chaque résident avec une réflexion plus spécifique sur le handicap et le lien possible
avec la MDPH(Maison Départementale des Personnes Handicapées).
Du point de vue des psychiatres, le partenariat avec les établissements, a mis en évidence que la continuité des
soins était fortement améliorée grâce à l’hébergement.
En effet, ce travail partenarial permet aux patients de s’inscrire dans un projet à long terme de réinsertion et de
ne pas être perdus de vue par l’équipe soignante.
Les psychologues, quant à eux, proposent des espaces de parole aux résidents qui le souhaitent et collaborent
avec l’équipe socio-éducative à la réflexion et à l’élaboration du projet d’accompagnement personnalisé, dans
un souci de respecter le positionnement subjectif de chacun.
Le suivi proposé par les professionnels sociaux éducatifs ainsi que par le personnel de soin consiste, entre
autres, à soutenir le travail engagé par certains résidents au sein du secteur psychiatrique d’origine. En ce qui
concerne les résidents souffrant de problématiques psychiques graves qui ne seraient pas ou plus inscrits dans
les soins, l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire tentera progressivement de les amener à rencontrer des
soignants, voire d’entreprendre un traitement si nécessaire. Si une personne refuse tout soin et semble
dangereuse pour elle-même ou pour la collectivité, il pourrait être envisagé une hospitalisation.
• Un axe fort de ces politiques : humaniser les centres d’hébergement.
La mixité, une des questions liées à l’humanisation des établissements, avait été largement débattue par les
professionnels et les usagers lors de l’élaboration du projet d’établissement du CHRS la Poterne des Peupliers
en 2008. Je cite ce que nous disions à l’époque :
« Il nous appartient de nous questionner sur la réponse apportée par l’établissement tant aux besoins généraux
de la population sans abri en Ile de France qu’à ceux des hommes que nous accueillons.
La population féminine dans la rue est en progression. De même, les couples sans abri rencontrent des
difficultés à trouver un hébergement en commun. »
Par ailleurs, alors que nous travaillons avec les hommes accueillis pour envisager à terme un retour dans la
société « ordinaire », il nous semble paradoxal de proposer un hébergement exclusivement masculin qui n’existe
aujourd’hui qu’en milieu fermé (établissement pénitentiaire ou service fermé de psychiatrie). »
En effet, depuis les asiles de nuit du XIXe siècle, la société a évolué et l’accueil en CHRS doit se rapprocher le
plus possible, conformément au droit commun, aux conditions de vie en société. Ce projet de mixité, s’est inscrit
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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dans le changement de culture opéré par l’établissement, avec le passage d’une philosophie de la surveillance à
une philosophie de l’accompagnement éducatif et de lutte contre les discriminations et pour l’égalité des
droits.
Ainsi, au mois de novembre dernier, au CHRS la Poterne des Peupliers, nous avons commencé à accueillir des
femmes. Sur les cent cinquante-cinq places du CHRS, elles sont actuellement trente-trois, âgées de 25 à 58 ans
et proviennent majoritairement de Centre d’Hébergement d’Urgence et pour d’autres de la rue. Elles ont été bien
accueillies par les résidents et certaines d’entre elles sont porteuses de projets d’atelier et très actives au sein du
Conseil de la Vie Sociale.
Cette démarche d’humanisation et de modernisation des établissements s’inscrivait pleinement dans le projet
de restructuration du CHRS la Poterne des Peupliers. Une réhabilitation qui aura nécessité dix-huit mois de
travaux.
Installé temporairement sur le boulevard Montparnasse dans le 6ème arrondissement, nous avons réintégré
notre établissement d’origine au mois de juin dernier.
La restructuration du CHRS La Poterne des Peupliers illustre parfaitement l’évolution des politiques sociales en
matière de prise en charge de l’exclusion évoquée ci-dessus. En effet, le CHRS La Poterne des Peupliers,
construit en 1992 ne correspondait plus aux conditions actuelles d’hébergement. Il s’agissait d’un endroit
sombre dans lequel les besoins de l’être humain n’étaient pas vraiment considérés. Il accueillait jusqu’à cinqcents personnes entassées à six par chambre. L’accent était mis sur le contrôle des entrées et des sorties des
résidents (présence de caméras).
Aujourd’hui, de haut en bas de l’immeuble, ce dernier tente de constituer une invitation au lien social, à
l’ouverture sur le monde et à l’accompagnement. Il est accueillant, et la création d’atriums en son centre créant
une ouverture sur le ciel, le rend très lumineux. A chaque étage, on peut trouver des coursives, des petits
salons, une tisanerie et dans les chambres individuelles ou doubles il y a des sanitaires. Il y a aussi des
chambres pour les couples et les personnes à mobilité réduite ; enfin, nous disposons aussi d’une belle
cafétéria où il sera possible à partir de ce lieu de développer des rencontres, des débats, des discussions.
A ce jour, nous constatons que les hommes et les femmes se sont bien appropriés ces espaces qui à la fois
garantissent l’intimité de chacun et favorisent le lien social.
Le chez-soi d’abord : une expérimentation nationale
Avec trois associations et deux porteurs du projet, l’un sanitaire, l’Hôpital Maison Blanche, l’autre social,
L’association Aurore, notre Pôle participe à une expérimentation nationale prévue sur trois ans.
Cette dernière, intitulée « Un Chez- soi d’abord » (Housing First) vise la mise en place du droit au logement de
personnes sans- abri souffrant de troubles psychiatriques sévères. L’objectif est de démontrer l’impact (qu’il soit
positif ou négatif) de l’accès au logement individuel pour la réinsertion de ces personnes. La recherche s’est
engagée sur quatre grandes villes : Lille, Lyon, Toulouse et Paris. L’étude menée sur chacun des sites se fait
sur deux-cents personnes (cents logées et cents à la rue), sur la base du volontariat, et consiste, sur le principe
de la randomisation, à suivre ces deux groupes témoins. Une équipe dédiée est chargée d’assister les
personnes actuellement logées dans toutes leurs démarches : installation dans le logement, soins, prise en
charge sociale et éducative. Les membres participant au suivi de cette expérimentation se rencontrent
régulièrement une fois par mois dans le cadre d’un comité de gestion. Outre les porteurs du projet, les
participants sont les associations Charonne, Les Œuvres Falret et la Cité Saint Martin, la FNARS (Fédération
Nationale des Associations d’Accueil et de Réinsertion sociale), l’ARS (Agence Régionale de Santé) et la
DRIHL (Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement).
La Préfecture de Paris, à côté d’autres bailleurs sociaux, s’est engagée à mettre à disposition vingt-cinq
logements.
Au terme d’une année après le démarrage de cette étude, soixante-douze personnes sont intégrées dans la
recherche. Trente-deux personnes ont pu être incluses dans le bras logé. En raison du manque de logement de
type T1 qui convient aux locataires du programme, du faible turn-over du parc social, et des diverses obligations
du Préfet vis-à-vis des politiques sociales, le manque de réactivité des structures publiques (à l’exception du
CASVP qui a apporté dix logements) met en difficulté l’expérimentation ; il a été nécessaire de recruter une
personne pour rechercher des logements dans le parc privatif.
A ce jour, nous pouvons tirer deux enseignements de cette expérimentation qui impliqueront d’envisager
certaines pistes de solutions.
D’une part, cette expérimentation pose la question de l’accès direct de personnes à la rue souffrant de
troubles psychiatriques dans un logement autonome, quand bien même une équipe dédiée serait en
charge de son accompagnement de façon globale. Avec l’expérience du travail effectué en CHU et en CHRS,
et, bien que participant à cette expérimentation, nous continuons encore à penser qu’un cheminement
progressif doit être respecté avant de permettre à une personne issue de la rue de se réapproprier un logement
individuel, de « l’habiter », mais que néanmoins toute expérience a le mérite d’être tentée.
En revanche, il nous semble que l’expérience des « Maisons-Relais » serait à développer et à encourager pour
ces publics fragiles. En cette pénurie de logement, il faut veiller à ne pas opposer l’hébergement au logement.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Un échec à Paris de cette expérimentation, par l’absence de logements, démontrerait que ce programme ne
peut devenir une politique publique. Or, la question est politique, et pour qu’elle le devienne vraiment, il faut
d’abord la comprendre comme une question économique. Toute la difficulté de l’exercice consiste à penser la
politique sociale comme un investissement, et non comme une dépense.
On ne pourra résoudre cette pénurie de logements à bas coût qu’en mobilisant le parc privé existant pour une
période transitoire et, en parallèle, en engageant un grand programme de construction de logements très
sociaux, surtout en Ile de France.
Conclusion
Ainsi, je terminerai en disant que notre projet, et les pratiques auxquels nous nous référons, trouvent leur origine
dans l’expérience acquise depuis plusieurs années de l’accueil et de l’accompagnement de personnes en grande
difficulté au sein de différents centres d’hébergement du CASVP.
Cette expérience est celle du « prendre soin » qui est la condition de toute rencontre. L’écoute en constitue un
élément de base qui permet par le lien établi avec l’Autre un travail de restauration de la dignité de l’être par la
parole et par des actes. Cela nécessite une prise en compte des mots qui parfois peuvent signer une souffrance.
C’est cette attention particulière au sujet qui pourra le mobiliser dans son histoire, dans son intégration aux autres,
au groupe, avec pour perspective qu’il trouve un mode d’insertion supportable.
Prendre soin, c’est aussi s’opposer à toute forme de violence liée à une approche qui ne serait que purement
sécuritaire ou gestionnaire, et résister aux pulsions autodestructrices des personnes accueillies.
Comment s’engager avec des femmes et des hommes soumis à la violence de leur situation précaire ? Au sein de
notre dispositif, nous accueillons aussi des personnes en situation d’urgence. Cela suppose d’être disponible et
d’avoir le sens de l’hospitalité.
Le monde dans lequel nous vivons, loin de réduire les inégalités, les injustices, le mal être, accentue la violence
sociale. C’est dans ce contexte contradictoire que nous devons œuvrer, inventer toujours d’autres modes
d’échanges, d’accompagnement, avec lesquels l’humain vaut pour l’humain.
A l’heure où la stratégie nationale de prise en charge des personnes sans abri ou mal logées fait du « logement
d’abord » une priorité, nous devons explorer de nouvelles formes d’accompagnement, diversifier nos propositions
d’hébergement/ logement et mener une réflexion de groupement de coopération par territoire.
Avec notre projet, nous continuerons à penser les centres d’hébergement comme de véritables dispositifs, utiles,
situés au cœur du maillage territorial, véritable socle de la refondation de l’hébergement.
•
Quel logement d'abord ? Jean-Marc Escurier, Directeur du secteur de
l’accompagnement social et psychologique à l'Association Aurore
Avec ou sans « chez-soi », cette notion est récente dans le champ du social. Elle est plus large que celle de
« sans-abri » ou de « sans domicile fixe », car, elle englobe les personnes hébergées par des tiers, en centre
d’hébergement, en fait qui n’ont pas d’appartement à leur nom.
Pour commencer, je vais présenter succinctement le service PRISM de l’association Aurore. Il accueille neuf cents allocataires du RSA ayant comme problématique d’être sans domicile fixe, sortant d’incarcération,
addictés et ayant des troubles d’ordre psychologique.
C’est un accompagnement global, en référence partagée entre psychologues et travailleurs sociaux: la
philosophie du service est de rechercher un « mieux-être », passant par la création de lien, l’écoute et le
respect du rythme de la personne. Nous ne sommes pas un accueil de jour bien que beaucoup passent
quotidiennement se poser, prendre un café, échanger et ces moments informels se révèlent être aussi
importants que les moments formels des entretiens.
L’accompagnement est orienté sur les priorités exprimées par la personne quelles qu’elles soient.
Pour les SDF, la priorité est fréquemment l’hébergement ou le logement, souvent dans l’urgence. Cette urgence
qu’ils connaissent depuis des années par l’intermédiaire du 115 (numéro gratuit), est devenue pour eux une
habitude, un fonctionnement quotidien, permettant de ne pas penser à autre chose, de ne plus se projeter en
dehors des besoins primaires.
Nous essayons d’évacuer cette urgence pour faire émerger une autre parole centrée sur leur histoire, leur
parcours, leur santé et éventuellement une autre demande.
Cela peut prendre beaucoup de temps avant qu’une confiance s’installe et puisse laisser la place à un autre
élément que l’urgence d’un toit.
Néanmoins, pour certains, il est question d’un logement et de rien d’autre, et non de structure collective, en
sachant que c’est inatteignable du simple fait de la situation du logement à Paris. Ils demandent l’impossible et
ainsi le possible devient absent.
Il arrive tout de même que la demande soit exaucée, la réponse d’hébergement est positive : ça ne tient en
général pas très longtemps, une semaine est une victoire et cependant la demande en urgence demeure.
Ils sont exclus, s’auto-excluent. Leur demande peut en masquer une autre.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Beaucoup ont des pathologies diverses : affections virales, psychiatriques associées à une ou des addictions.
Ils sont souvent en rupture de traitement, soit qu’ils n’en veulent plus, soit qu’ils sont à la rue et prendre un
traitement est alors impossible, ou bien, parce que ce dernier sert de monnaie d’échange contre la satisfaction
de besoins élémentaires y compris celui de l’addiction.
Je vais maintenant décrire à travers deux expériences des exemples de personnes qui sont passées de la rue
au logement.
Première expérience :
Nous allons voir l’exemple de personnes ayant intégré un logement par le biais du dispositif « Un chez-soi
d’abord » qui est une expérience basée sur une recherche menée dans cinq villes françaises et pilotée par la
psychiatrie. A Paris, cela concerne cents personnes en logement et cents personnes à la rue ; elle a débuté en
2012 et doit s’achever en fin d’année 2013.
Pour intégrer cette recherche, les personnes doivent être à la rue, addictées, diagnostiquées « schizophrènes »
ou « bipolaires ». Elles sont invitées à rencontrer un anthropologue et un psychiatre et à la fin de cette
rencontre, le psychiatre tend deux enveloppes à la personne qui en choisit une. S’il y est inscrit « Un chez-soi
d’abord », la personne intègre le logement, si c’est « parcours classique », la personne reste à la rue. Ce qui
ressemble à un tirage au sort peut s’avérer pour des personnes fragiles perturbées psychiquement, ou
addictées aux jeux, être une expérience douloureuse, voire violente.
Pour cette expérience, sept personnes accompagnées par PRISM sont entrées dans le dispositif « Un
chez-soi d’abord ».
Ce sont des studios à Paris. L’équipe dédiée du dispositif « Un chez-soi » accompagne ces personnes au
niveau du quotidien, de l’aménagement, de la découverte du quartier, de la coordination médicale, et nous
continuons l’accompagnement global. L’équipe dédiée ne nous fait pas de retour : seuls les allocataires le font.
Nous nous apercevons vite que c’est très compliqué pour eux.
Il y a celui qui est resté dans le noir plusieurs jours jusqu’à que nous lui disions qu’il fallait appuyer sur
l’interrupteur pour allumer la lumière : personne ne le lui avait dit.
Et celui qui perd ses clés quasiment tous les jours et qui dort plus souvent à la rue qu’à l’appartement.
Celui encore qui passe de temps en temps à l’appartement pour aller aux toilettes et se laver, mais qui reste
dehors.
Ils passent dans le service régulièrement pour nous faire part de leurs difficultés et pour certains, de leur
souffrance d’être isolés.
Certains nous disent même que des douleurs sont apparues, des bruits aussi. Nous voyons ainsi que « la rue »
a permis à ces souffrances de rester enfouies.
Le fait de ne plus être dans l’urgence les perturbe aussi beaucoup, les déstabilise ; ils sont posés et pourraient
prendre un temps pour entamer un parcours de soins, mais cela ne leur vient pas à l’idée, ils sont trop éloignés
de tout et surtout d’eux-mêmes.
Un chez-soi est primordial, un endroit où ils se sentent en sécurité, où ils puissent être libres d’aller et venir à
leur guise, libre de consommer aussi, mais aussi un endroit où ils puissent être écoutés; ils le demandent
d’ailleurs, aidés et soutenus. Ce «chez-soi» ne peut s’initier qu’après un travail d’accompagnement d’accès à
l’autonomie. Ils le sont, « autonomes », à la rue, mais cette autonomie dehors est en total décalage avec la vie
en appartement.
Seconde expérience :
Je vais vous décrire une expérience menée par notre service de décembre 2011 à juillet 2013.
Durant cette période l’association Aurore a mis à notre disposition un appartement de quatre chambres
individuelles. Nous avons choisi d’héberger quatre personnes qui étaient à la rue depuis des années, malades
et addictées. Ces personnes avaient déjà été hébergées dans de multiples centres, mais elles n’étaient jamais
restées assez longtemps pour entamer un parcours au-delà de l’urgence. Ces multiples ruptures
d’hébergement ont fait que trois d’entre-elles n’émettaient plus de demande d’hébergement et vivaient sans
autre horizon que la rue.
Ces personnes ont été capables de survivre dans des conditions extrêmes dans la rue. Cela indique un
potentiel, mais qui n’est pas reconnu, y compris par eux-mêmes.
Nous avons inauguré cette expérience selon une proximité de notre part respectueuse et bienveillante, grâce à
une pratique souple et malléable, qui s’adapte au style de vie individuel et aux règles collectives en vigueur
dans le droit commun. Par nature, cette démarche remet en cause les cadres institutionnels trop rigides qui ne
permettent pas de rencontrer vraiment les gens. Mais elle pose aussi un cadre aux échanges, elle est normée
par des balises éthiques, clairement énoncées, et toujours réadaptées aux contextes de l’intervention.
Le seul objectif discuté avec les hébergés était leur mieux-être avec éventuellement l’accès aux soins.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Ainsi le règlement intérieur est-il réduit au minimum et leur est remis afin qu’ils puissent le commenter, le
modifier et l’amender.
Le règlement n’interdit pas l’alcool ni d’autres produits à l’intérieur de l’appartement ; simplement, après
discussion avec les futurs hébergés, il ne faut pas que la prise de ces produits nuise à la collectivité, en termes
de comportement à risque. Les visites sont autorisées avec comme seule condition, que les autres co-hébergés
soient non seulement avertis avant celles-ci, mais qu’ils donnent aussi leur accord. Avec rappel insistant sur le
comportement en général, la présence de voisins comme dans une location ordinaire. Ni plus ni moins.
Une participation leur a été demandée à hauteur de 10 % de leur ressource, c'est-à-dire quarante-cinq euros.
Ainsi Messieurs A., B., C. et D. ont intégré l’appartement le premier décembre 2013.
Une rencontre hebdomadaire fut mise en place avec leurs référents. Les six premiers mois furent difficiles.
M. B. ne dormait pas la nuit du fait de l’absence de bruit dans l’appartement : il mettait sa radio afin de pallier à
cette absence de bruit, ce qui gênait ses voisins. Il dormait souvent sur le balcon de sa chambre car il voulait
voir les étoiles et entendre le bruit de la rue.
M. A. continuait de vivre comme lorsqu’il était à la rue. Il prenait, empruntait et volait aussi ce dont il avait besoin
quand il en avait besoin. Il dormait quand il avait envie de dormir, aussi bien dans la journée que la nuit, pas
toujours dans sa chambre, aussi bien dans la pièce collective que dans la salle de bains. Sa chambre n’était
pas du tout investie ; il dormait sur le sol, son sac prêt et près de la porte de la chambre, et lorsqu’on lui
demandait pourquoi, il nous répondait : « comme ça, je suis prêt à partir, et quand ça sera fini, je suis prêt pour
retourner dehors… ».
M. C. continuait à passer plus de temps dans la rue que dans l’appartement.
M. D. était le seul à investir l’appartement dans sa dimension de logement, du chez-soi.
En revanche, il y avait malgré la cohabitation difficile, une solidarité entre-eux importante, car, lors des réunions
lorsque étaient évoqués les vols, le bruit, l’alcool excessif, ils insistaient afin que nous ne prenions pas de
sanctions. Sanctions que nous ne voulions pas prendre, mais nous leur retournions leur message en leur
demandant : « Que pensez-vous de ces agissements ? ».
Ils nous répondaient : « on s’en occupe ».
Nous nous apercevions que c’était trop compliqué pour ces hébergés d’intégrer un appartement, et le fait que
ce dernier soit semi-collectif s’est révélé très important. Si cela avait été des studios, A., B. et C. n’auraient pas
tenu trois mois ; ils nous l’ont répété maintes fois. Le fait d’être seul, de ne plus avoir l’urgence de
l’hébergement, a fait émerger des problématiques psychiques.
M.B. s’est mis à avoir un comportement de plus en plus surprenant. Sa souffrance le débordait, son état
empirait aussi bien physiquement que psychiquement. Il devenait de plus en plus confus. Ses co-hébergés le
soutenaient, l’aidaient, se levaient la nuit afin de l’apaiser. Après plusieurs rencontres avec l’équipe, le
travailleur social et la psychologue, il accepta de rencontrer un médecin et un addictologue. Il est parti ensuite
en appartement de coordination thérapeutique à Périgueux.
M. A. continuait d’emprunter ou de voler les co-hébergés. Il amenait dans l’appartement ses connaissances de
rue. Après plusieurs confrontations avec les hébergés, qui tout en le protégeant, commençaient à se
désolidariser, il s’alcoolisait de plus en plus. Nous commencions sérieusement à envisager de l’éloigner de
l’appartement, en concertation avec les hébergés. M. A. a été éloigné durant plusieurs jours, à plusieurs
reprises, de l’appartement, jusqu’au jour où il est venu lui-même nous dire qu’il ne pouvait plus rester, que
c’était trop dur pour lui.
Pourtant, lorsqu’il était à la rue, il était l’allocataire le plus pressant dans sa demande d’hébergement. Il a tenu
cinq mois dans l’appartement, il a touché à une certaine réalité, et cela lui fut insupportable. Depuis qu’il est
retourné dans la rue, il boit moins, son comportement s’est amélioré et il s’en amuse même.
Après trois nouveaux mois d’errance, il a intégré un centre de stabilisation où il est hébergé depuis janvier
2013. Il a effectué des démarches administratives, refait sa pièce d’identité, sa CMU. Ce passage en
appartement, jugé dans un premier temps comme un échec par l’équipe et lui-même, s’est avéré en fin de
compte positif quant à sa prise de conscience que la réalité est beaucoup plus compliquée qu’il ne le pensait.
M. C. n’a jamais changé de comportement durant toute la durée de l’expérience. Il a continué sa vie entre la rue
et l’appartement. Comme son comportement ne dérangeait pas les autres, et qu’il avait intégré dès le départ
qu’il retournerait à la rue quoi qu’il arrive, il n’avait rien changé à son attitude, est revenu dans la rue à la suite
de l’expérience.
M. D. a intégré un appartement de coordination thérapeutique. Il suit un parcours médico-social très rigoureux
et a nettement diminué ses prises de produits.
Cette expérience nous a permis de tirer quelques conclusions :
En s’appuyant sur les constats faits par les personnes hébergées elles-mêmes - je cite: « au moins, à la rue, on
est tranquille, on pense à rien », « personne nous demande rien… » - la première conclusion, c’est que la rue,
paradoxalement, peut permettre un certain « mieux-être » et une forme d’équilibre, surtout si l’errance a été
ancienne. Les personnes trouvent une sorte d’« équilibre » dans cette situation d’urgence de la survie. Les
hébergés l’ont signifié plusieurs fois.
Bien que nous ayons pris soin de ne pas être exigeants, ce sont eux qui se sont sentis pressés, oppressés, par
le fait « d’être comme tout le monde » disaient- ils.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Pour qu’ils puissent intégrer un logement, un long travail d’accompagnement est nécessaire ;l’échec est
omniprésent et doit être pris en considération. Un travail de préparation associant les personnes à cette
intégration est primordial.
Enfin, bien que n’étant pas isolés à la rue, il est quasi impossible pour eux d’intégrer seuls un logement sans
une aide de proximité, même si celle-ci doit être effectuée par un pair. Pour certains, se retrouver dans un
studio, seul face à l’angoisse, est trop lourd à porter et peut même s’avérer dangereux.
Comme Félix Guattari l’a écrit dans son ouvrage « De Leros à La Borde », « Ce que nous visions à travers nos
multiples systèmes d’activité et surtout de prise de responsabilité à l’égard de soi-même et des autres, c’était de
se dégager de la sérialité et de faire que les individus et les groupes se réapproprient le sens de leur existence
dans une perspective éthique et non plus technocratique.», nous voulons entreprendre de penser aussi
l’institution sociale ou les « équipements collectifs », comme des instances de production de subjectivités.
La vie collective de cet appartement s’est bien organisée dans l’ensemble, et chaque co-hébergé a pu prendre
sa place, parfois très éloignée de celle à laquelle nous pensions. Ceci a permis l’émergence d’un savoir-être,
d’un lien social nouveau, d’une mise en place entre co-hébergés de liens de solidarité intentionnels (et non plus
seulement de besoin ou de survie) qui n’existaient pas lorsqu’ils vivaient à la rue.
Ceci ne se crée pas magiquement, ni en se basant sur une expérience préalable, mais à partir d’une écoute qui
nous conduit à accompagner différemment chaque individu, et par notre intuition des potentiels et des
ressources de ces personnes. C’est ce qui a permis de nouvelles subjectivités et de nouvelles objectivités.
Notre travail n’est pas terminé, bien au contraire, mais cette position neuve « d’accueillis » a déplacé notre
regard et notre position ; la bienveillance, l’initiative et la parole se sont déplacées et étendues.
Elles étaient du côté des usagers, et ce fut très enrichissant.
•
Association Communauté Jeunesse, Isabelle Ferrari et Nathalie Roblin,
éducatrices spécialisées,
Nous sommes éducatrices au sein d’un CHRS géré par l’association Communauté Jeunesse. Cette association
existe depuis 1971 et a toujours essayé de s’adapter aux changements de notre société en créant des services
pour tenter de répondre aux besoins des personnes accueillies. Outre l’extension de ses possibilités
d’hébergement (aujourd’hui cent quatorze places), l’association a privilégié l’accueil des personnes - qu’il
s’agisse de familles ou de personnes isolées - en appartement dans le « diffus » : les logements étant ainsi
totalement intégrés dans la cité. Autour de cette offre qui concerne l’hébergement, Communauté Jeunesse a
développé d’autres services ayant pour mission de favoriser l’accès aux soins psychologiques et psychiatriques
des adultes et des enfants ou d’ adolescents qui s’y adressent (PEREN et ANTEA).
La loi définit la mission des CHRS comme celle d’aider les personnes accueillies à recouvrer « leur autonomie
personnelle et sociale » (article L 345-1 du CASF). Mais lorsqu’on parle d’accompagnement à l’autonomie, de
quoi parle-t-on ?
En CHRS, il est usuel de penser que le travail essentiel avec les ménages va s’articuler autour de l’accès à un
logement indépendant. Du côté des demandeurs - si demande il y a, ce n’est pas toujours évident - c’est bien le
manque d’un logement qui motive la demande d’entrée en CHRS. C’est d’ailleurs bien souvent le principal
objectif de leur projet.
A l’heure où les associations revendiquent (légitimement) un logement pour tous, et que la loi reconnaît ce droit
(DALO), nous assistons, en tant que travailleurs sociaux en CHRS, à la mise en œuvre d’une politique qui tend
à réduire sensiblement les durées d’hébergement des personnes accueillies, afin de les faire accéder plus
rapidement à un logement. Mais à quel prix ?
A Communauté Jeunesse, la durée d’hébergement est en moyenne de deux ans et demi, ce qui est trop long
pour les autorités de tutelle. Mais c’est ne pas prendre en considération la dimension singulière de chaque
situation.
Il nous a semblé important de partager notre expérience au regard de ce leitmotiv qui, au-delà de toute logique
individuelle, place l’individu face à un droit universel qui lui serait accessible, allant parfois jusqu’à l’injonction
d’exercer ce droit.
Le droit devient petit à petit un devoir.
Nous remarquons dans notre pratique quotidienne qu’il n’est pas si aisé d’accompagner les personnes que
nous accueillons jusqu’au relogement.
Au-delà des difficultés purement économiques, il existe d’autres freins qui sont inhérents à la singularité des
personnes. Ce ne peut être que par le tissage méticuleux de la relation à l’autre, avec ce qu’il nous transmet de
son regard particulier au monde, que nous pouvons l’aider à construire un projet de vie indépendamment de
l’institution.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
15
Nous avons souhaité évoquer la situation de Monsieur P. pour lequel le travail sur « l’autonomie personnelle et
sociale » a été justement de construire le maillage suffisant pour le soutenir dans sa vie quotidienne.
Dans les situations que nous rencontrons, il s’agit le plus souvent de prendre le temps d’envisager avec la
personne la meilleure solution pour une sortie d’hébergement. Que ce soit vers un logement ou vers une
institution adaptée, ce projet sera nécessairement travaillé pendant de nombreux mois. Pour certains, comme
M. P., il faudra d’abord travailler l’appropriation du logement qu’on met à sa disposition avant d’envisager de
vivre ailleurs.
Présentation de la situation de Monsieur P.
C’est à 46 ans que Monsieur P. fait appel au 115 et rencontre les travailleurs sociaux de CJ dans le cadre d’un
accueil d’urgence.
Ce monsieur a connu de nombreuses ruptures: familiales, professionnelles jusqu’à l’expulsion de son logement.
A l’issue d’un an d’hébergement à l’hôtel, les professionnels qui l’accompagnent se posent la question de la
pertinence d’un relogement en appartement autonome. M.P. souffre d’une maladie chronique dont les
conséquences dans sa vie quotidienne sont importantes, et qui donnent lieu à des hospitalisations mensuelles.
Sa maladie a pu être stabilisée grâce à une opération chirurgicale, mais cette intervention a eu de lourdes
conséquences, notamment dans le rapport qu’il a à son corps.
L’équipe éducative perçoit certaines de ses difficultés : repli sur soi ou investissement excessif, propos délirants
parfois ainsi qu’une consommation massive d’alcool. Après une période d’accompagnement par le PEREN,
Monsieur a accepté d’être orienté vers le CMP.
C’est ainsi que l’équipe décide de proposer à M. P. d’intégrer un dispositif spécifique de l’association. Il s’agit
d’un accueil au sein d’un petit immeuble de onze studios avec des parties communes et des activités
collectives. Ce dispositif s’adresse à des personnes orientées par des psychiatres partenaires de l’association
et permet aux personnes accueillies de s’approprier, ou de se réapproprier, à leur rythme, un lieu de vie autre
que l’hôpital ou la famille. Cet accueil, juste dans l’après-coup de l’opération chirurgicale de P. devait donc
permettre de traiter la question de l’isolement et du repli sur soi.
Les signes révélateurs de son état
Le rapport au corps de M. P. nous a d’emblée posé question. La question du corps était en effet omniprésente ;
M. P. nous montrant sans aucune pudeur sa cicatrice, exprimant la crainte que « ça ne se referme pas », le
sentiment d’avoir comme « un corps ouvert ».
Petit à petit, nous avons pu constater qu’un état d’euphorie important annonçait chez lui une chute de son moral
les jours suivants, ces deux états semblant proportionnels l’un à l’autre.
Dans son quotidien, P. est soit dans un investissement massif et excessif (alimentation, hygiène, activités
quotidiennes) soit dans un rejet total.
C’est souvent l’état dans lequel se trouve son appartement qui nous indique son état physique et moral.
L’équipe repère également des difficultés dans son lien à l’autre : M. P. supporte difficilement la collectivité et
parallèlement, il ne veut pas être seul, sollicite énormément les travailleurs sociaux. Il peut s’investir
démesurément dans une relation ou une activité. C’est néanmoins dans ces moments-là que les autres peuvent
alors devenir envahissants, voire persécutants. De même il a été difficile pour lui de sortir d’une relation
exclusive vis-à-vis de son éducatrice référente ; il ne peut solliciter d’autres personnes. Cependant, même avec
cette personne de confiance et de référence, il a pu, en début d’accompagnement, refuser d’ouvrir sa porte,
reclus dans son appartement.
Les difficultés dans ses relations aux autres s’expriment également dans les actes de la vie quotidienne et c’est
ainsi que les éducateurs étaient chargés de l’accompagner dans chacun de ses déplacements: courses,
rendez-vous médicaux, démarches administratives.
Les objectifs de travail
L’arrivée de M. P. sur ce dispositif nous a permis, à partir de nos observations, d’élaborer avec lui et d’adapter
un projet d’accompagnement spécifique.La première année d’hébergement est vue par M. P. comme une année
de convalescence : il se présente en effet comme une personne malade, monsieur a été diagnostiqué
diabétique à cette période et c’est sur cet élément, sa maladie, que nous nous sommes appuyés pour
construire un maillage de professionnels autour de lui.
Nous avons en premier lieu commencé à diversifier les intervenants : un partenariat s’instaure avec un médecin
traitant et, pour son diabète, des infirmières interviennent quotidiennement au domicile avec la possibilité,
lorsque leur présence devient trop envahissante, de l’appeler plutôt que se déplacer.
Il s’agissait également d’apprendre à différer certaines de ses demandes et de ne pas être trop en alerte par
ses appels et ses plaintes. M. P. peut nous inquiéter du fait de la fragilité de sa santé, lui-même étant très
angoissé par des phénomènes corporels qu’il ne comprend pas. Le plus souvent, un appel téléphonique permet
de le rassurer et de calmer ses angoisses.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Au quotidien, P. s’appuie sur son état de santé pour exprimer son mal-être. Nous avons pris cette indication
pour travailler avec lui ses relations aux autres. Tout passe désormais par la nécessité de se soucier de sa
santé : manger, avoir une bonne hygiène de vie, avoir une activité professionnelle adaptée à son état de santé.
Car s’occuper de sa santé est, en effet, moins envahissant pour lui.
Nous avons instauré un temps de repas hebdomadaire avec un travailleur social et des appels téléphoniques
réguliers permettent de s’enquérir de son état, se soucier de son bien-être, l’assurer d’une présence. Petit à
petit, nous avons pu évaluer ce que pouvait induire notre intervention et la réajuster au plus près de ses
capacités à la supporter (portage de repas à domicile, rendez-vous médicaux, infirmières à domicile).
Ces dispositions ont permis à M. P. de se créer des repères plus stables dans le quotidien et de commencer à
s’approprier ce corps mutilé et malade qu’il délaissait si souvent.
Il a fallu trois ans pour que M. P. puisse occuper plus sereinement ce nouvel espace et établir une certaine
stabilité de son état général : budget, santé, rapport aux autres. La durée de séjour est longue mais ce temps
nous a été nécessaire pour apprendre à travailler avec P. et lui proposer un accompagnement adapté.
Malgré ses difficultés relationnelles, P. peut aujourd’hui se soutenir d’un autre suffisamment distancié.
Aujourd’hui, il est possible d’envisager un relogement pour lui.
•
Discussion animée par Catherine Meut et René Fiori, psychanalyste, membre de
l'Euro-Fédération de Psychanalyse.
René Fiori :
Merci au quatre intervenants pour leurs exposés qui partent sur le même point, cette peine de logis, de
logement, pas de « Home sweet home ». Ce qu’on peut voir, et c’est très important, surtout dans le deuxième
exposé de Jean Marc Escurier, que j’ai beaucoup aimé, c’est qu’au fond nous avons des signifiants qui comme
ça voyagent : « hébergement », « logement ». Mais on peut très bien considérer son logement comme un lieu
d’hébergement et à l’inverse, avec un certain travail, un sujet peut très bien se loger dans un centre
d’hébergement. Ce qui est important, et vous l’avez souligné dans votre texte, c’est le rapport au discours, au
lien social. C’est ça, le logement vient de là. Alors après, on part du même point, mais au fond, moi j’aurais une
question à poser, le point de départ n’est pas vraiment le même. C’est-à-dire, il y a quand même un petit
départage de départ qui est, dans le cas que vous avez évoqué dans votre exposé, vous me direz si je me
trompe, que l’on part des volontés administratives. Si je me reporte aux informations que nous avons pu
échanger entre nous, je constate qu’il y a eu des essais dans plusieurs villes qui ont concerné plusieurs
centaines de personnes…
Jean-Marc Escurier :
Il y a eu un programme de recherche.
René Fiori : Un programme de recherche, c’est cela. Donc on prend des populations, c’est le terme qui est
évoqué, dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une sorte de laboratoire d’expérimentation ; ce que
Catherine Meut évoquait comme la scientificité à l’œuvre dans ce genre de démarche. Et puis d’un autre côté,
on a un autre point de départ qui est un peu différent quand même, qui est le lien de confiance, si j’ai bien
compris, qui s’instaure entre les intervenants ; la rencontre avec la personne et la dimension de rencontre a son
importance. Et moi ma question c’est que ça donne les mêmes choses. Est-ce que l’on a, par exemple, et on a
ici un compte-rendu abouti de Communauté Jeunesse, des démarches d’accompagnement se croisant, est-ce
que la rencontre est conciliable avec la volonté administrative qui est à l’origine des démarches que vous
évoquez ? C’est un peu comme ça que je poserais la question.
Jean-Marc Escurier :
C’est vrai que le service dans lequel je travaille oriente les gens vers ce programme. Dans ce programme de
recherche, après, on n’a pas de retour, pour l’instant, on a que le retour des personnes qui ont suivi ce
programme, mais on n’a pas de retour sur le programme en lui-même, des personnes qui dirigent ce
programme. Les psychiatres qui sont intégrés à ce programme sont des psychiatres de CMP (Centre Médicopsychologique) mais on n’a aucun retour de leur part. C’est-à-dire qu’on continue à accompagner les personnes
dans le service, ensuite ils font l’objet d’une étude, mais il n’y a pas de retour officiel pour l’instant. Ce sont des
personnes qui sont hébergées.
René Fiori :
Oui, par rapport à cette question, je fais écho aux réactions de la salle lorsqu’on a entendu un peu la démence
qu’il y avait dans le tirage au sort.
Jean-Marc Escurier :
Ça par contre on a l’info, de cette violence ! Ce sont les personnes qui ont effectué ce tirage au sort et on les
accompagnait. Mais à l’issue du tirage au sort, ça a été très bien pour certains.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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René Fiori :
C’est rassurant, mais…
Claude Chevrier :
Alors est-ce que ça donne les mêmes effets ? Pour l’instant c’est vrai que c’est difficile de dire quelque chose,
mais ceci dit, nous avons aussi l’expérience avec un certain logement diffus, et nous avons aussi accueilli des
personnes directement dans des logements, sans passer par la voie du centre d’hébergement d’urgence, du
centre de réinsertion et cetera… et puis après vient le logement. On a accueilli par voie directe dans des
appartements que nous avons. Car nous avons aussi une cinquantaine d’appartements sur le pôle.
Voici une expérience que nous avons tentée avec le Docteur Alain Mercuel ( psychiatre à Sainte-Anne).
Un monsieur qui vivait dans le Bois de Boulogne dans ses cartons disait qu’il ne pouvait pas rentrer dans un
centre d’hébergement parce qu’il était phobique. Il ne supportait pas la rencontre avec les autres, il ne
supportait surtout pas de partager une chambre avec quelqu’un. Tout naturellement le Docteur Mercuel s’est
retourné vers nous en nous disant : « Voilà, je sais que vous avez des appartements. Est-ce que l’on pourrait
essayer quelque chose avec l’un de nos patients ? » J’ai dit oui, bien sûr, pourquoi pas. Donc on a tenté et, je
vous passe les détails, il y a eu un accompagnement qui était vraiment très intéressant. Pour nous c’était du
nouveau, car à l’époque on n’avait pas encore mis en place cette expérimentation, donc nous étions vraiment
passionnés, intéressés. Et puis la personne d’emblée était très contente d’intégrer cet appartement. Petit à
petit, avec nos travailleurs sociaux qui intervenaient en binôme avec les intervenants de Sainte Anne, on voyait
le monsieur changer un peu. Il devenait passif, il commençait à ne plus rien désirer. Donc l’équipe sociale était
très inquiète à un moment donné, parce que c’était quelqu’un qui avait toujours beaucoup de projets et là, dans
son appartement, il devenait extrêmement passif et passait des journées à ne plus rien faire. Et un beau jour, le
Docteur Mercuel nous alerte en nous disant qu’il a reçu longuement le monsieur, qui veut retourner dans ses
cartons au Bois de Boulogne. Nous étions extrêmement surpris. En plus c’était l’hiver, vous vous souvenez, il y
a eu un hiver extrêmement froid, où il y eut beaucoup de neige. Ça s’est passé dans cette période. En plein
printemps, on se serait dit : bon voilà, il a envie de retourner voir les petits oiseaux, il a envie de vivre à
l’extérieur. Mais pas du tout, c’était en plein hiver, il y avait de la neige. Le monsieur ne supportait plus, nous
disait-il, de vivre dans son appartement. Et ce qui était très intéressant, c’est qu’il a pu nous dire qu’à un
moment donné il savait pourquoi il vivait, il savait pourquoi il se battait tous les jours, et là dans cet
appartement, il avait le sentiment qu’il n’attendait plus que la mort. Voilà, donc on lui a proposé de garder les
clefs puis de revenir dans cet appartement où on était très soudés avec lui. On était même surpris d’être aussi
souples ! Donc on lui a laissé les clefs, mais il n’en a pas voulu, il a dit : « Non, cet appartement peut servir à
quelqu’un d’autre. Moi je vous rends les clefs, je vous assure, je veux retourner dans mes cartons. ». Et il est
reparti.
Catherine Meut :
On aurait pu donner cela comme titre au colloque « Je veux retourner dans mes cartons. »
Moi j’ai beaucoup aimé que vous parliez du fait que le logement est devenu un droit, par le biais de la loi Dalo,
et que ce droit se transforme en devoir. Et dans les « demandes », entre guillemets, qu’effectuent ces
personnes auprès de vous, on sent bien qu’ils sont sous la coupe eux aussi de ce signifiant de la normalité : il
faut avoir un logement pour être comme tout le monde. Alors ils vous adressent des demandes, et j’imagine
qu’à force vous l’avez bien compris, ces demandes sont à prendre avec des pincettes. Et quand on entend ce
thème « un chez-soi d’abord » : ce programme a été effectué il y a vingt ans, aux Etats-Unis, ça a démarré à
New-York, grâce à un psychiatre qui s’appelle Sam Tsembéris. Il faut dire qu’à New-York ce n’est pas du tout le
même tissu de prise en charge des malades psychiatriques qu’ici en France. Il y avait une nécessité absolue
d’intervenir, et cet homme, tout à fait remarquable, a décidé de prendre les choses en main et de lancer ce
programme. On a le sentiment que « un chez-soi d’abord » c’est plutôt le signifiant maître du social ; c’est à
vous qu’on pose la condition qu’il faut reloger les gens. Et on sent bien que le logement est vraiment la priorité,
l’axe essentiel de votre travail. Il fait partie des demandes, des injonctions (sans être trop provocateur) du milieu
social. « Un chez-soi d’abord », d’abord pour vous ! C’est le signifiant maître de votre activité. Ça ne veut pas
dire que ce sera celui, comme le montre très bien tous vos exemples, de ces personnes à la rue. D’autre part,
la question du logement, ça n’est pas la même chose pour des gens qui travaillent et qui ont un problème de
logement pour des raisons économiques - c’est-à-dire qu’il y a un véritable problème économique des
logements sociaux et cetera – que quand il s’agit de personnes qui ont des troubles psychiatriques graves. On
ne peut pas poser les choses de la même façon. On n’a pas attendu le programme « Un chez-soi d’abord »
pour savoir que, bien évidemment, peut-être que les gens souhaitent un chez-soi, sauf qu’on n’est pas sûr que
ce soit un chez-soi. Ainsi les gens qui ont un appartement et qui sont suivis par le secteur psychiatrique, ça a
toujours été très compliqué. Et ce travail effectué maintenant par l’équipe de « Un chez-soi d’abord », effectué à
coup de grandes déclarations, ce n’est pas neuf, c’était déja fait par le secteur psychiatrique. Les infirmiers
psychiatriques (ils n’ont plus le temps maintenant, semble-t-il) allaient visiter les patients chez eux, essayaient
de discuter avec la concierge, essayaient d’arranger les choses, préparaient les hospitalisations pour éviter la
rupture, mais il y avait tout de même rupture, il pouvait y avoir rupture. Donc ce que dit ce psychiatre américain
qui est toujours en exercice - Aurore est allé l’interviewer – c’est que c’est aussi une question économique.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Avant toute chose, et c’est le cas à Paris, on ne trouve même pas les logements pour établir ce programme. Il
explique bien que le problème est avant tout un problème de pauvreté et qu’il n’y a pas de logement… Donc
que pensez-vous de cette lecture de prise dans un discours , vous avez l’administration qui demande de reloger
les gens, parce que ça fait mauvais genre qu’ils soient dans la rue et cetera, et vous, vous rencontrez ces
personnes comme en parlait Jean-Marc Escurier.
Jean-Marc Escurier :
Il est vrai aussi que les personnes que l’on rencontre en général collent à ce que nous voulons entendre. Il y a
un temps où ils axent leurs demandes sur le boulot : « on veut bosser, on veut bosser » mais ils s’aperçoivent
qu’il n’y a pas beaucoup de boulot. Donc ils axent ensuite leur demande sur le logement : « on veut être
hébergé, on veut être hébergé ». Et c’est vrai que par rapport au « Logement d’abord », il faut savoir
qu’actuellement une personne aura de toute façon un hébergement si elle a ce fameux papier comme quoi elle
a demandé le Dalo. Donc, comme tu disais, il y a un nouveau processus de normalisation qui tourne autour du
logement. C’est vrai que les travailleurs sociaux écoutent ce discours. Mais ce discours est ambiant et du coup
ils l’appliquent aussi aux personnes qu’ils reçoivent. Enfin à Paris la situation est un peu difficile, il n’y a pas de
logement et c’est vrai qu’en province, où le logement est beaucoup plus facilement accessible, j’ai entendu le
préfet Rémy dire par exemple à propos de Bordeaux : « il y a quatre-vingt-dix personnes qui font le 115, il y a
quatre-vingt-dix logements libres en HLM, pourquoi ne pas les mettre directement dans les HLM ? Comme ça
on supprimerait le 115 ! » C’est vrai que ce discours, on l’entend de plus en plus aussi autour de Paris. C’est
vrai que la réponse des appartements thérapeutiques, et celle des CMP, a toujours existé. D’ailleurs nous
pensions qu’en fait, ils allaient donner plus d’appartements à la psychiatrie, pour accueillir des gens. En fait non,
il s’est avéré que c’était trop cher. Et la recherche va s’arrêter dans pas très longtemps, je crois. Mais l’avenir
des gens dans les studios n’est pas bloqué. Que va-t-il se passer quand la recherche va s’arrêter ? C’est une
question : reprend-on l’accompagnement de ces gens après, en sachant que nous n’en avons plus les
moyens ? Quel est l’avenir pour ces personnes ? Des gens ont intégré leur logement. Mais je vous donne un
autre exemple : il y a trois mois, un monsieur qui a changé de service et qu’on n’a pas revu depuis, eh bien, on
sait très bien que ce monsieur dort à l’arrêt de métro Blanche pour la simple raison qu’il entend des voix et que
les voix sont couvertes par les bruits du métro.
Catherine Meut :
Tout ceci est pris dans l’injonction actuelle, européenne, de ce qu’on appelle la « désinstitutionnalisation ». Ça a
commencé par les hôpitaux psychiatriques, maintenant ça commence à viser les CHRS, les lieux
d’hébergement. Bon, tous ces lieux étaient très critiquables, sans doute, c’étaient des structures trop massives.
Mais ce qui guide tout ça, c’est quand même de grandes visées d’économie, et je ne crois pas exagérer en
disant les choses ainsi. Cependant ce programme « Un chez-soi d’abord », comme le dit ce psychiatre
américain, coûte très cher. Ça coûte très cher et pendant pas mal de temps. Mais après, ça coûterait moins
cher, dit-il. Mais tout ceci demande une mobilisation extraordinaire de moyens.
Vous vouliez dire quelque chose peut-être Isabelle ?
Isabelle Ferrari :
Juste, oui, c’est que nous, on est traversé effectivement par toute ces politiques qui privilégient plus
l’accompagnement dans le logement, avant, après… Et pour avoir entendu quelques observations sur ce
programme qui a été développé aux Etats-Unis, il me semble qu’il y avait effectivement des équipes très
diversifiées et mobilisables 24 heures sur 24. Effectivement, on a l’impression que sous couvert de mettre en
place ce genre d’expérimentation qui peut être intéressante en soi, on nous dit qu’il faut accompagner les
personnes au domicile, mais clairement on ne les accompagne qu’une fois par mois. Ceci est mis en place
quand les personnes sortent des centres d’hébergement vers un logement. Alors effectivement on essaye de
les mobiliser plus. Je pense que les travailleurs sociaux se rendent compte que ce n’est pas évident pour tout le
monde. Certaines familles ne nécessitent pas d’accompagnement plus poussé mais beaucoup d’autres, si elles
se sont retrouvées en centre d’hébergement, ce n’est généralement pas pour des difficultés purement
économiques comme nous le disions, et certaines nécessitent un accompagnement, une présence plus
régulière qu’une fois par mois.
Donc, je voulais juste dire que c’est un petit peu de la poudre aux yeux qu’on nous a mis.
Catherine Meut :
Monsieur P., dites-vous, s’est isolé. Même sa référente n’arrivait pas à entrer chez lui quand il se repliait. C’était
dans une résidence, une résidence d’accueil dont vous parliez, c’est ça ? Oui, c’est ça, comme vous l’avez
expliqué. Donc c’est dans cet endroit là, malgré des espaces de vie communs et un soutien, que ça a pu se
produire. Et vous dites à la fin : « aujourd’hui il est possible d’envisager un relogement pour lui ».
Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Isabelle Ferrari :
Quand ce monsieur est arrivé, il n’ouvrait pas la porte. Même quand il était très angoissé, il communiquait en
appelant le veilleur dont le bureau est collé à son appartement. Il était dans l’incapacité de se déplacer jusqu’à
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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ce lieu qui se trouvait à dix mètres. C’est pour dire que sa communication avec l’extérieur était très difficile.
Nous avons dû travailler cela au travers de média (notamment par le biais d’appels téléphoniques) parce que
nos présences, ma présence – au début c’était moi qui était sa référente - étaient très envahissantes. Comme
la présence de toute personne, alors qu’il était très en demande. C’était extrêmement compliqué et c’est vrai
qu’il a fallu beaucoup de temps pour comprendre cet espèce d’aller-retour continuel entre la présence
téléphonique plus rassurante pour lui, et comment traiter ces questions-là de son rapport au corps, de ses
angoisses, sans lui dire qu’il aille voir un psychiatre. Mais plutôt passer par le biais de sa santé physique dont
lui-même se réclamait.
Nathalie Roblin :
Lorsque l’on dit qu’à l’heure actuelle, on peut envisager un relogement pour Mr P, c’est grâce à tout ce travail
qui a pu se faire au cours de ces trois années, ce travail en partenariat, avec tout le maillage qu’il y a eu autour
de l’accompagnement de ce monsieur, qui nous permet effectivement aujourd’hui de l’envisager ; ce qui n’était
pas imaginable il y a encore trois ans.
Isabelle Ferrari :
Et il ne pourra pas être logé n’importe où.
Catherine Meut :
Pensez-vous à un logement autonome ?
Isabelle Ferrari :
On peut aujourd’hui le penser. D’ailleurs ce monsieur n’y pensait pas du tout. Il y a de cela trois ans, il était hors
de question pour lui d’intégrer un logement autonome. Là, il commence à y penser. D’où, nous, avec ce
maillage là on pense…
Nathalie Roblin :
… on pense que ce serait possible avec ce maillage institutionnel constitué autour de lui : avec le CMP, les
infirmières, le médecin traitant… Tout cet appareillage autour de lui.
Isabelle Ferrari :
Et avec le secteur bien sûr.
Catherine Meut :
C’est amusant cette définition « logement autonome ». On a l’impression que c’est le logement qui est
autonome, qui se balade comme ça…
Isabelle Ferrari :
Il ne dépend pas d’une institution, c’est ça.
Catherine Meut :
Il y a des échanges, des circulations… Quand même, ce qui se passe dans ces prises en charge, c’est qu’on
les fait beaucoup bouger, non ? On les fait beaucoup bouger, on les fait changer d’endroit. Il leur est dit : voilà,
vous avez deux ans, trois ans, pour vous faire un chez soi ici. Je caricature un peu, bien-sûr.
Isabelle Ferrari :
Deux ans, trois ans, c’est large !
Catherine Meut :
Et c’est large ! Donc on les trimballe comme ça. Bon, c’est leur structure, évidemment, par leur structure, ils ont
tendance à se faire l’objet de l’Autre et à se faire trimballer.
Jean Marc Escurier :
Ils sont attachés à leur quartier.
Catherine Meut :
Ils sont attachés à leur quartier. Comme la dame dont parlait Marie-Hélène Brousse. Il se trouve que quand
j’allais en analyse, il y a quelques années, chez Marie-Hélène Brousse, je tombais toujours sur une jeune
femme assise là dans la rue, et je disais à Marie-Hélène, « c’est affreux, vous avez vu ce qu’il y a dans votre
rue ? » Et c’est vrai qu’on n’aurait pas pu faire bouger cette dame de cet endroit là. C’était vraiment là,
précisément là, et pas ailleurs. Donc le quartier, oui…
Jean Marc Escurier :
… a toute sa valeur.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Catherine Meut :
Récemment, dans mon quartier, il y a quelques jours, un sans domicile fixe est décédé. Et alors il y a eu une
ème
mobilisation de tout le quartier, avec autel, bougies, hommages… dans le 7 , hein ! Donc tout le quartier s’est
mobilisé. Il se trouve que je ne connaissais pas ce monsieur, je ne l’avais pas remarqué car il était un peu loin
de mon cabinet. Donc, effectivement, on peut comprendre que quand ils s’installent à un endroit, il y a quand
même quelque chose qui a l’air de se mettre en place… Peut-être, certains n’avaient jamais parlé à ce
monsieur et sont quand même allés mettre une bougie sur l’autel. Donc, on voit bien qu’il se passe quelque
chose avec les habitants.
Marie-Hélène Brousse:
Les programmes humanistes ont toute ma sympathie, évidemment, en tant que citoyenne, si je puis dire. A un
moment donné, vous avez évoqué des personnes déstructurées. J’ai une opinion un peu différente sur la
question. Je crois que ce sont des personnalités très structurées et c’est pour ça qu’on a le plus grand mal à
leur changer leur programme. Donc, c’est une illusion de penser que parce qu’ils n’ont pas de structure, ils ne
sont pas structurés… Et donc c’est une position clinique et éthique absolument fondamentale de se rendre
compte que face à soi on n’a pas quelqu’un de défaillant et de déstructuré, mais quelqu’un qui est ordonné à
partir d’une solution qui est la seule possible pour qu’il soit en vie.
Le deuxième rebond que je voudrais faire, c’est sur la rue. Evidemment, pour la plupart d’entre nous la rue c’est
le contraire du chez moi. Ou chez moi ou dans la rue. La rue, ça a ses lettres de noblesse. Il y a toujours eu des
filles des rues, des garçons des rues… Enfin, on voit bien que ce sont des gens qui ont une position particulière
dans l’ordre symbolique qui ont une place dans la rue. Alors, je voudrais ajouter deux petites choses.
En ce qui concerne la préférence à la rue, le fait qu’il faut voir le ciel étoilé… Il y avait une expérience qui avait
été faite par la ville de Genève, expérience menée par un de nos collègues qui dirigeait un centre de
toxicomanie. La ville de Genève ayant constaté les ravages dans le quartier de la présence de toxicomanes,
avait décidé d’ouvrir un centre où l’héroïne serait donnée médicalement par des soignants et des médecins.
Bon, ils avaient fait tout un travail. Mais on retrouve la même chose, c’est à dire que l’héroïne de la rue était
meilleure que l’héroïne de la structure. Alors que, bien évidemment, en termes purement scientifiques et
objectifs, l’héroïne de la structure, elle était faite par un labo à Zurich, c’était clean de chez clean. Alors que
l’héroïne de la rue était porteuse d’un certain nombre de risques mortels incontestables. Donc, les collègues
avaient conclu que le terme « la rue » était en fait à traduire par « le lien social que représente la rue » pour ces
sujets. Donc, j’ai été particulièrement sensible à ce terme, et je voulais vous renvoyer ça, moins comme une
question, que comme le témoignage d’une coïncidence de ce que nous, à partir d’un travail analytique avec les
sujets, et vous, à partir d’un travail différent mais un travail d’écoute du sujet, mettez en évidence, c’est à dire le
fait que la rue, la rue pour des sujets fondamentalement libres, comme dit Lacan, que sont certains sujets
disons atteints de troubles psychiatriques comme ça semble être le terme en vogue aujourd’hui, pour ces sujets
là, libres, la rue peut être un chez soi ; parce qu’ils y sont libres, qu’ils n’y sont pas coincés.
Catherine Meut :
Si vous voulez bien, nous allons nous arrêter là. Il y a un bouleversement dans notre programme.
Jeanne Balibar doit, pour des raisons professionnelles de dernière minute, s’absenter plus tôt ; nous allons
donc avant la pause prévue, faire la séquence de lecture poétique avec les trois comédiens qui sont ici.
J’invite donc Jeanne Balibar, Bernard Gabay et Pascal Tokatlian à venir sur la scène.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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SEQUENCE CLINIQUE
Sarah Abitbol, Cinzia Crosali, Noa Farchi, Flavia Hofstetter, Assimina Rapti, Sabine Saint-Georges, Evangelia
Tsoni, psychanalystes, psychologues cliniciennes, accueillantes à Intervalle-CAP.
•
Un propriétaire SDF, Sarah Abitbol
Je voudrais juste dire avant de commencer que je trouve que ça tombe bien que nous nous trouvions dans la
Maison des Cultures du Monde, parce qu’à Intervalle, les praticiens viennent du monde entier en fait. Des
colombiens, brésiliens, italiens, israéliens, espagnols, même chinois...
Donc mon texte s’intitule : Un propriétaire SDF
M. M vient à Intervalle depuis plus de six ans chaque week-end. Il a un appartement qu’il pourrait
occuper aujourd’hui mais il vit comme un SDF depuis dix ans, passant d’un foyer à un autre dans des
conditions difficiles.
La plainte délirante et essentielle de M. durant ses entretiens à Intervalle-CAP concerne son logement.
Ce qui se passe pour lui, M. nous l’explique, sans relâche. C’est du « Kafka » haute voltige ! Il est victime des
aberrations du système de Santé Publique, du système de la Justice, de la police, des politiques et des
trafiquants de drogue.
Résumons rapidement les injustices délirantes dont nous fait perpétuellement part M.
•
Son logement :
M. a vécu avec sa mère dans un studio jusqu'à son décès. Grâce à un héritage, il achète un appartement.
Afin de gagner un peu d’argent, il loue des chambres à deux étudiantes. Celles-ci amènent leurs amis et très
vite, son appartement est squatté par des trafiquants de drogue. M. porte plainte, la police intervient mais ces
gens reviennent, le menacent et s’installent chez lui. Dès lors la police ne l’écoute plus. Depuis, il dort dans des
foyers d’hébergements, passant par ailleurs quelque temps dans la rue.
•
L’hospitalisation :
En 2007, M. se trouve probablement très agité après une manifestation, ou l’assemblée d’une des associations
dans lesquelles il s’implique. Il est tard, il a soif et se rend à l’hôpital pour demander un verre d’eau. Il est, alors,
hospitalisé de force. Il décrit cette hospitalisation comme une terrible humiliation.
M. M. mène plusieurs combats qui ont le même objet : la reconnaissance de son statut de victime.
L’appartement
M. M. souhaite la reconnaissance de l’effraction de son appartement. « L’appartement est vide sauf que si je
rentre, je perds le droit de reconnaissance des faits…».
Ainsi passe-t-il son temps à essayer de faire reconnaître cela. Nous serons témoins, durant toutes ces années,
de ses correspondances avec la justice, la police, des dossiers qu’il doit constituer, les avocats ne voulant pas
l’aider, les délais étant dépassés pour déposer un dossier. Nous avons du mal à le suivre. En 2008
M. reçoit une lettre indiquant la fin de l’enquête. Mais il ne retourne pas chez lui et attend toujours cette
reconnaissance.
L’hospitalisation
De même, à la suite de son Hospitalisation sur Demande d’un Tiers en 2007, M. nous fait le récit, étape par
étape, de ses démarches. M. demande l’accès à son dossier, il veut connaître la raison de son hospitalisation.
Les associations :
Comme une suite logique, M. est engagé dans diverses associations d’usagers de la santé mentale. Il milite
pour la reconnaissance de leurs droits. Son militantisme se précise au fil des années et apparaît comme une
solution. Ainsi il constate qu’aider les autres, les représenter, lui procure une satisfaction, l’aide à supporter ses
malheurs.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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La question concernant la reconnaissance :
L’existence de M. est une tentative d’accroche au père. M. décrit son père comme un homme brillant,
normalien, agrégé de lettres à vingt ans, nommé professeur à 28 ans, spécialiste de l’Inde, du sanskrit. Ce père
était également entouré d’hommes de la plus grande importance. Celui-ci était particulièrement soucieux
d’utiliser les expressions correctement et reprenait son fils lorsqu’il ne parlait pas de manière adéquate. M.
décrit une maison remplie de livres qui débordent de toutes les pièces. Adolescent, il s’intéressait aux sujets
chers à son père afin d’avoir un échange avec lui. « Par ailleurs, je n’ai jamais cherché à surclasser mon père,
sauf pour me montrer digne d’intérêt… j’ai trouvé l’occasion de l’intéresser en lui demandant des tuyaux sur les
versions latines ». « Mon père », ajoute M. « avait une reconnaissance contrairement à moi…Nous ne nous
situons pas à la même échelle, les capacités de mon père s’évaluent en échelle lettrée… ».
Le style de ses visites à Intervalle-CAP
M. se présente avec un corps abîmé, accompagné de ses affaires qu’il traîne dans un chariot. Il s’exprime avec
un langage précieux, soutenu, articulé et cohérent. Il a une précision technique impressionnante pour détailler
ses dommages corporels ainsi que les termes juridiques et sociaux de son affaire. Or, tout en étant cohérent,
son discours s’égare tellement dans les détails - chaque détail en appelant un autre - avec une telle
précision, que le fil se perd rapidement et qu’il est en définitive difficile, voire impossible de comprendre ce
qui s’est passé. M. ne peut aller à l’essentiel, il ne peut synthétiser. Son style d’énonciation métonymique a
comme effet d’épuiser celui qui l’écoute. Le Nom-du-Père étant forclos, rien ne peut capitonner son discours, le
point de capiton étant ce qui permet de donner un sens à un énoncé.
Généralement courtois à notre égard, M. traverse périodiquement des moments de grande colère et se montre
très agité. Ses colères sont toujours provoquées par un écrit ! C’est une lettre pour l’administration, un texte
pour une assemblée, une lettre pour protester d’avoir été exclu d’une liste… Des écrits pour faire valoir ses
droits, pour protester contre l’injustice, pour être reconnu. Ce qui revient à dire que la reconnaissance doit
s’inscrire, laisser une trace matérielle.
Tout ce qui est de l’ordre de l’écrit est extrêmement difficile pour lui. Il demande toujours à l’accueillant de lire
ses lettres. Il nous dira que la rédaction est impossible pour lui, car on ne peut tout faire entrer dans une page.
Il ne parvient pas à condenser et croit que tout peut être dit et écrit sans perte, sans trou. Ainsi, lorsqu’il parle,
aucun signifiant ne peut faire point d’arrêt pour lui. Il veut être sûr de se faire comprendre, dit-il, et ayant
conscience de ce qu’est le langage, avec ses équivoques et ses ambiguïtés, il ne parvient pas à conclure.
Il a horreur de l’équivoque. M. cherche à éviter le malentendu inhérent au langage. C’est pour cela que nous
avons affaire à un discours qui ne se termine jamais. M. nous dit être dans le doute perpétuel sur le sens des
mots qu’il utilise : « J’ai une difficulté car je suis un peu méticuleux, pour ne pas dire un peu maniaque, soucieux
de l’exactitude, c’est pour cela que je vire à la complexité complète ».
En somme, il voudrait parler comme un livre, comme son père. L’écrit serait une garantie. L’écrit tend à mettre
un point d’arrêt qu’il ne peut pas mettre dans la parole.
Fonction et place d’Intervalle-CAP
Contrairement à ce qui semblerait logique, M. ne vient pas à Intervalle-CAP pour que nous l’aidions à
récupérer son appartement, mais pour que nous reconnaissions et authentifiions son expérience!
Dans son combat incessant, il cherche la reconnaissance des dommages subis, de l’injustice rocambolesque
dont il est victime. Il ne cherche pas à se défendre. Au fond, aucune reconnaissance venant de l’Autre ne
pourra jamais l’apaiser dans le refus de l’Autre où il se trouve. Seule la reconnaissance symbolique acceptée
permet à un sujet de se reconnaître dans l’Autre.
Ainsi pouvons-nous dire que M. est en quelque sorte un « Sans Domicile du Lieu de l’Autre ». A Intervalle-CAP,
il traite essentiellement son rapport au langage. Cette nécessité incessante de précision traduit une volonté de
coller le symbolique au réel. Il cherche à fixer le signifiant et le signifié, à obtenir un écrit.
Voici comment il l’énonce : « Le sens n’est pas dans le concept, ni dans le mot, il est dans le réel qu’on a, dans
le commun devant soi. Le sens est dans la réalité… c’est ma cuisine à moi. C’est un truc dans lequel le travail
n’est jamais terminé, c’est un peu comme une psychanalyse ».
M. déborde comme les livres de son père. A Intervalle-CAP, nombre d’accueillants de diverses nationalités sont
là pour l’écouter. M. s’adresse au monde par le biais d’Intervalle-CAP qu’il prend à témoin. A partir de là, il se
loge dans le syndicat des délogés. N’étant pas logé dans l’Autre, il cherche un moyen d’accroche à l’Autre. Se
loger dans le syndicat des délogés est une solution pour s’inscrire dans le lien social.
Les accueillants ont accueilli sa position d’énonciation problématique sans l’encourager ni la nier, marge de
manœuvre étroite. Ceci a permis à M. de faire un usage social de sa position subjective de « victime », une
nomination qui lui assure aussi le logement de son être au monde ainsi qu’une place dans le discours de
l’Autre politique et social.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Conclusion
M. se prive de son logement. Mais ce qui est important, c’est qu’il se déclare comme victime et en tant que tel, il
est celui qui est refusé. Et il y trouve une place qui peut paraître paradoxale. Ainsi, tant qu’il n’obtient pas le
constat d’effraction de son appartement, il peut continuer à être La victime, représentant des malades.
Aujourd’hui, il exerce certaines fonctions dans diverses associations. Il a été récemment nommé Vice-président
d’une importante association.
Cette nomination lui donne une légitimité. Cependant, ce qui est particulier et qui a toute sa logique, c’est que
ceci n’atténue en rien sa colère, son désespoir, face à l’injustice subie, il y a maintenant dix ans. Ainsi, dans les
entretiens à Intervalle-CAP, s’écrivent et s’enregistrent dans un même mouvement, son parcours au sein des
associations qui le loge dans un discours social et son cri de victime, son être de jouissance rejeté par l’Autre.
•
Toute seule dans un coin, Sabine Saint-Georges
Mado arrive pour la première fois à Intervalle-CAP un samedi matin. Elle reste la quasi-totalité de la journée
recroquevillée dans un coin en présence d’autres patients. « Dans un coin » est un élément récurrent dans le
discours de Mado.
Sa venue à Intervalle-CAP
Mado est dans le hall d’entrée, lorsque l’accueillante lui propose un premier entretien. Elle ne réagit pas, les
mots ne semblent pas l’atteindre, et seul un geste délicat, une petite pression sur le bras de la part de
l’accueillante la réanime un peu, sorte de rebranchement discret à l’Autre.
Mado est orientée par le psychiatre et le psychologue de l’hôpital de jour dans lequel elle est suivie.
« Seule ce week-end », car sa copine est partie « prendre l’air », précise- t- elle, elle est venue pour « éviter de
faire des conneries, de se foutre en l’air ».
Au fil des entretiens, nous apprenons que « se faire du mal » a une signification pour elle particulière : se
couper.
Elle n’a pas pris son traitement depuis plusieurs semaines, mais justement, elle l’a repris ce matin avant de
venir nous consulter.
Mado est suivie depuis l’adolescence. Elle a des troubles anciens.
Elle a eu une enfance difficile, privée de parole et marquée par les violences physiques et sexuelles de la part
de sa mère et de l’amant de celle-ci, entre l’âge de trois et douze ans.
« Cela se passait devant ma mère… je les entendais monter l’escalier… ».
La première fois qu’elle a subi ces sévices sexuels, « tout a explosé, tout s’est cassé à l’intérieur » confie-t-elle
et : « ma mère me battait d’une façon imprévisible, sans raison aucune jusqu’au sang avec tout ce qui lui
tombait sous la main».
Le lien familial est donc marqué d’une jouissance sans loi. Le père est absent du discours de Mado, elle dit
seulement qu’« il était souvent parti pour son travail».
Le foyer familial n’a jamais été sécurisant ; sans cesse Mado a été soumise aux caprices de sa mère, à sa
violence.
Lorsque Mado fut âgée de huit ans, ses parents se sont séparés. Elle est partie vivre chez son père.
Le signifiant « week-end » apparaît donc une première fois ici : « Lorsque je retournais chez ma mère, le weekend, cela continuait ».
A l’âge de douze ans, elle refuse alors d’aller chez sa mère et là, elle commence à se scarifier : « C’est comme
si mon corps avait besoin de saigner, j’ai commencé à me couper, me faire mal ».
Mado marquait sans doute, par cet acte, une séparation impossible d’avec la mère, d’avec l’objet.
Lâchée par sa mère, comme plus tard, par sa copine, Mado se scarifie. A son insu, l’un des motifs de
consultation apparaît ici : Mado ne supporte pas la séparation. Elle a besoin d’une présence incarnée,
consistante.
Ce Week-end de solitude, sans sa compagne et l’hôpital de jour fermé, signifie le vide, l’abandon. Seule chez
elle, on peut supposer qu’elle peut rester prostrée, abandonnée à un corps vide et désincarné.
Se couper devant le regard de l’Autre
Mado a des idées noires qui l’envahissent massivement. Ses angoisses et ses souffrances se sont intensifiées,
selon elle, depuis son retour des vacances d’été passées avec sa compagne.
Ces vacances se sont très mal déroulées car, dit-elle : « D’habitude, je me faisais mal toute seule dans un coin
mais en vacances, je me suis fait mal devant elle, elle n’a pas supporté ».
Mado va mal depuis ces vacances, que s’est-il passé ? S’est-elle sentie lâchée par l’Autre ?
Mado s’en remet tout entière au désir de l’autre. Pour vivre, elle doit rester branchée littéralement sur l’autre,
elle se sent en « automatisme » dans ses activités car « c’est sa copine qui propose et l’entraîne. »
Quand l’Autre la lâche, se couper devient alors pour Mado une tentative de faire exister son corps.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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« Je me suis fait mal devant elle » : son malaise se situe non seulement dans l’acte de coupure lui-même mais
aussi dans le fait qu’il ait eu lieu devant le regard de l’autre.
Ce regard de l’Autre était déjà convoqué dans l’enfance, rappelons : « cela se passait devant ma mère ».
Le regard de la copine se trouve pris dans une modalité particulière de la jouissance de Mado.
Les scarifications convoquent le regard, captent le regard de l’autre.
Ainsi, être vue se coupant, peut être une façon pour ce sujet d’éprouver ce corps comme vivant, de lui conférer
de la vie en suscitant sur le corps un dire de l’Autre en retour. Mais se couper est aussi une façon d’exclure
l’Autre en court-circuitant la parole par le passage à l’acte.
La jouissance est alors déchaînée, hors sens, faute d’ancrage dans le symbolique. Elle se passe de l’Autre.
Les mots manquent à Mado. Sa parole est vide, comme désincarnée et ceci est manifeste dans le premier
entretien très court.
Parler expose Mado plus que les scarifications, au point qu’elle peut dire : « prise d’angoisse, je préfère me
scarifier plutôt que de parler ».
Ce besoin de saigner, d’entamer sa peau jusqu’au sang, apaise peut-être Mado, trouvant dans ce sang qui
coule, la preuve de la vie ; cela doit passer par le corps.
Se scarifier peut aussi être une tentative pour se constituer un corps, un corps qui menace d’exploser, un corps
qui ne tient pas.
Ces entames corporelles sont-elles aussi une façon de restaurer une limitation d’avec le monde extérieur ?
Mado se sent abandonnée, car elle est sans défense face au désir de l’Autre qui peut causer son absence.
Sans ancrage solide dans le symbolique, dans les mots, elle est délogée de son corps, pulvérisée.
Le corps comme enveloppe suffisamment contenante fait défaut. Les limites entre l’intérieur et l’extérieur sont
poreuses au point qu’elle précise « se sentir envahie et recevoir des flèches en retour, mais ne pas savoir de
qui elles viennent ».
2
Ce signifiant « flèche » marque ici la trace d’un « évènement de corps » . Peut-être cette évocation du
signifiant « flèche » rend–elle compte d’une expérience hallucinatoire. Mais on peut aussi y entendre les
traumatismes sexuels du passé qui ont laissé des traces. Le mot « flèche » est ici fondamental. Ces flèches
sont sans doute corrélées au regard - les flèches du regard - mais aussi à l’organe de l’amant de la mère, celuilà même, qui a « fait tout exploser » ?
Le corps comme totalité s’édifie dans le regard de l’Autre mais aussi par les mots de l’Autre. « Le corps, c’est le
3
langage qui le décerne », nous livre Lacan . Ce qui donne un peu de consistance au corps de Mado c’est
lorsqu’elle est portée réellement par le regard de l’Autre et par sa présence.
Elle peut alors retrouver un peu d’existence et c’est pourquoi les moments de solitude sans la présence réelle
de l’autre lui sont insupportables, c’est pourquoi, elle ne peut pas vivre seule.
Dans un entretien, elle confie « se sentir morte » et précise que « construire sur du mort, cela est difficile ».
Mado est atteinte au joint le plus intime du sentiment de vie quand l’Autre n’est pas là et même si l’Autre est là.
Ici la structure de Mado semble nous indiquer que le signifiant n’a pas pris corps et que la précarité du lien
symbolique ne lui permet pas de loger son corps, de loger dans son corps.
Seule ce week-end et nulle part où habiter
Mado est venue à Intervalle-Cap en urgence, dans l’incapacité vitale de rester seule chez elle.
Son logement à lui seul ne peut la protéger. Elle nous avertit qu’elle ne sait pas si en rentrant chez elle, elle ne
va pas se faire mal. Deux repères, qui la font tenir habituellement, sa copine et l’hôpital de jour, sont
indisponibles. Lâchée par l’Autre, elle n’a plus d’endroit où se loger en sécurité. Intervalle-CAP va prendre le
relais par une présence réelle et assurer le rôle de maillage entre l’hôpital de jour et ce trou du week-end.
Ainsi Mado autorise-t-elle le compte-rendu de son accueil à son référent. Elle consent à parler et se saisit d’une
occasion d’adresse à l’Autre.
Les praticiens lui ont offert des mots, là où d’habitude, elle reste muette.
Les accueillants ont respecté son rythme, sa temporalité : le second entretien, en fin de journée, sera nettement
plus long. Mado a pu déposer quelques mots, surtout ce signifiant essentiel « flèche », ce qui a eu un effet
d’apaisement.
Néanmoins, il n’y a pas que la parole qui l’apaise; elle est restée la journée entière à Intervalle-CAP, la
présence des autres a eu un rôle essentiel : elle a été rassurante.
Ainsi, à la fin du premier jour d’accueil, elle peut dire : « A Intervalle, je me sens protégée et rassurée » et
revient le lendemain.
2
3
J.Lacan., « Joyce le Symptôme », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p.569.
J.Lacan., « Radiophonie », op.cit., p. 409.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Le temps d’un week-end, Mado a su trouver un lieu dans lequel loger son corps défaillant qui ne la laisse pas
en sécurité, ce corps soumis à une jouissance mortifère sans limites.
Il s’agissait pour les cliniciens de détourner cette jouissance mauvaise grâce à une présence éclairée
accompagnée de gestes discrets, afin de mettre à distance le risque de passage à l’acte autodestructeur.
La clinique d’Intervalle-CAP se situe au centre de ces paradigmes : du côté du sujet, être accueilli, écouté et
entendu au-delà de toute attente, du côté du clinicien, savoir entendre et faire advenir du sujet, faire surgir une
parole au-delà du corps vide.
•
Un abri pour la jouissance, Cinzia Crosali
Satya, quarante-sept ans, d’origine indienne, est arrivée à Intervalle-CAP dans un état de grande détresse et
d’angoisse. Mère de trois filles, elle vit avec la plus jeune, une fille très fragile qui aurait fait une tentative de
suicide quelques mois auparavant. Ses deux filles majeures ont quitté le domicile maternel et vivent chacune
avec leur compagnon.
La souffrance dont elle témoigne, est liée à des événements de sa vie qui remontent au moment de son
divorce. Elle suspectait son mari d’être coupable d’abord d’avoir « fermé les yeux » face au comportement
inadapté d’un ami de la famille envers les enfants, ensuite d’avoir lui-même accompli des attouchements sur
ses filles. Tous les accueillants sont frappés par le fait que Satya parle toujours au temps présent, produisant
une véritable actualisation d’événements situés seize ans auparavant. Les interventions des accueillants ont eu
pour objectif la temporalisation des faits permettant d'opérer une discontinuité entre le passé et le présent ainsi
qu’un apaisement de Satya.
Le mari était opposé au divorce ; il contestait les accusations de sa femme et ne voulait pas partir de la maison.
Elle souligne qu’à l’époque il y avait déjà dans le couple ce qu’elle appelle une « séparation des corps ».
Satya dit n’avoir jamais aimé son mari. Le mariage a été organisé par la famille selon les pratiques de son
pays ; elle n’a vu son futur mari que deux fois avant la cérémonie. Il ne lui avait pas plu, dit-elle, « parce qu’il
était mal habillé « et « qu’il avait une grande barbe ». Pourtant, puisqu’il était gentil, elle avait pensé : « C’est
un père bien pour moi », formulation où l’ambiguïté de ce « pour moi» ne relève pas seulement de son manque
de maîtrise de la langue française mais démontre une certaine confusion des places symboliques.
L’arrivée en France après son mariage n’a pas été facile. Satya parlera des conflits fréquents avec son mari qui
avait le double de son âge et qui l’accusait de tous leurs maux ; il la maltraitait, parlait mal d’elle, l’avait mise à
la porte, « pieds nus », l’avait effrayée un jour en abattant la cloison de la chambre dans leur appartement.
Satya craint alors d’être expulsée de sa maison par son mari qui la menace de la renvoyer en Inde. Elle finit, un
jour, par faire changer la serrure sur les conseils, dit- elle, de la police ; une solution qui se révèle pourtant
inconsistante puisqu’elle ne pourra pas enfermer hors des murs de sa maison une menace délirante qui la
persécute.
Satya n'est jamais à l'abri parce que la menace est perçue par elle comme en même temps de l'extérieur et de
l'intérieur : il s’agit de la menace d’une jouissance énigmatique et délocalisée qui fait irruption dans son corps, la
situant dans une position d’exclusion et d’angoisse. Satya se cramponne à son droit de garder son habitation
pour se protéger d’une sensation de persécution paranoïaque, mais c’est sa jouissance à elle qui est en cause,
qui la dérange et qui la déstabilise.
Son mari a occupé la place du persécuteur à un certain moment de sa vie, mais plus tard cette place sera
occupée par une assistante sociale qui a eu un rôle central lors du divorce. Cette femme, nous dit Satya, l’aurait
maltraitée, trompée, et surtout, aurait écrit des « mauvaises choses » sur elle dans son dossier social. Une
visite au domicile, effectuée par cette assistante sociale, acquière pour Satya la valeur d’une intrusion très
angoissante. Elle dira que l’assistante sociale est entrée chez elle et a circulé dans les différentes pièces de la
maison comme si elle connaissait déjà bien l’appartement, comme si elle y était déjà venue. Il s’agit d’une
expérience « d’inquiétante étrangeté » pour Satya : elle se sent envahie dans son intimité par cette personne.
Encore une fois, faute d’abri du Symbolique, la maison n’est pas pour elle un abri suffisant pour la défendre
contre la persécution.
Satya est persuadée d’avoir encore rencontré cette assistante sociale quelques années après son divorce sur
son lieu de travail, à la cantine d’entreprise où elle était employée. Complètement bouleversée, elle pense que
l’assistante sociale a retrouvé ses traces par le biais de ses fiches de paie et elle ne peut plus se débarrasser
de l’image inquiétante liée à cette personne. La dame lui apparaît dans des cauchemars d’une façon
envahissante. En pleurs, elle raconte des rêves, dont le caractère hallucinatoire nous semble évident : « Je la
vois toujours dans mes cauchemars, elle vient chez moi et elle veut occuper ma place au lit. Elle dort à côté de
moi et le lendemain, je découvre qu´elle a mis le feu au lit avec sa cigarette et je vois son gilet en flammes. Je
veux le récupérer pour montrer aux autres qu´en effet, elle a été chez moi ». L’Autre la rejoint et la persécute
jusque dans son lit.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Cette persécution se cristallise autour d’un thème central qui devient inébranlable pour Satya : elle doit
dénoncer cette intrusion de l’Autre qui abuse d’elle et qui la trompe.
Le Dossier compromettant
Une construction, lourde d'inquiétude, prend corps dans le récit de la patiente autour du dossier social qui
concerne son cas à l’époque du divorce. Elle dit un jour à un accueillant : « Ce dossier raconte des choses
mauvaises sur moi et mes enfants ». Elle ne veut pas que ce dossier circule sans qu’elle puisse contrôler qui
peut le lire et voudrait le récupérer. Ainsi le refus du service social de la ville de Paris de le lui restituer, plonge
Satya dans le désespoir. Le dossier incriminant est le lieu où se trouverait écrit le savoir de l’Autre sur la
jouissance de Satya. Une jouissance qu’elle résume dans la formule : « être une femme pas bien ».
Sa vie en Inde
L’histoire familiale de Satya nous éclaire sur la question : à quel Autre a-t-elle eu à faire ?
Deuxième fille d’une fratrie de six enfants, elle raconte son enfance et son adolescence en Inde, marquées par
les conflits importants avec sa mère, une femme décrite comme dure et sévère. La mère aurait interdit toute
liberté et tous loisirs à sa fille, l’aurait frappée face à ses difficultés scolaires. Du père, elle dit qu’il était toujours
absent, occupé à s’amuser et à dépenser beaucoup d’argent avec ses amis. Satya considère que son père a
été faible face à la dureté maternelle et qu’il « a fermé les yeux » quand sa mère la maltraitait.
Le regard
Le regard et les yeux reviennent à plusieurs reprises dans le discours de Satya. C’est en regardant dans les
yeux de l’autre qu’elle « sait » avec certitude les choses ou qu’elle les « comprend ». Le regard peut la
persécuter mais aussi l’orienter, lui permettant de lire dans la tête des gens, de les reconnaître.
Mais le regard est aussi un objet dont elle n’arrive pas à se séparer, un objet qui reste chargé d’une fixité
douloureuse.
« Fermer les yeux » est pour Satya le nom de la Faute. Le père « a fermé les yeux », le mari aussi « a fermé les
yeux » et surtout elle-même, ce qu’elle dit plusieurs fois en pleurs, à propos de ce qui est arrivé à ses filles :
« j’étais dans la maison et je n’ai pas vu ».
Perplexités
Au cours d’une séance, Satya parle de la façon dont elle est dérangée par ce qu’elle appelle « l’odeur du
mariage », une odeur tellement dégoûtante qu’elle peut provoquer son évanouissement. Ce phénomène,
probablement hallucinatoire, a même nécessité une fois son évacuation d'une cérémonie. Sa référence aux
feux rituels dans lesquels, en Inde, on brûle des feuilles et des fleurs lors des mariages n’explique pas
complètement sa réaction. L’hallucination olfactive de « l’odeur du mariage » s’impose au sujet avec le
caractère d’un phénomène élémentaire qui assaille le sujet face à la scène insupportable. Son propre mariage a
été très problématique, l’intimité des corps n’étant pas symbolisée, et à plusieurs reprises Satya nous transmet
son dégoût pour le corps de son mari. L’odeur du mariage semble concerner l’insupportable du corps sexué.
Nous ne savons pas quel statut donner à son discours autour des attouchements sur ses filles. Aucun procès
n’a été intenté contre le père, il n’a pas été condamné. Mais au-delà de la véracité des faits, ce qui nous
intéresse est de comprendre ce qu’en fait Satya. Dans son discours, son mari est le père qui ne protège pas
ses enfants, comme l’avait été le sien. Elle est aux prises avec un Autre qui la maltraite et la persécute mais qui
en même temps, la happe dans une jouissance qui ne peut pas se vide, ni se localiser.
À Intervalle-CAP
Elle dit à plusieurs reprises qu’à Intervalle-CAP elle se sent écoutée, en confiance, accueillie. La pluralité et la
permutation des cliniciens ont permis à la fixité de l’objet « regard » de se fragmenter et de perdre sa
consistance, sa connotation persécutrice habituelle.
Son rapport à l’Autre est d’habitude caractérisé par la méfiance, « ils me mentent, je le sais » ; à
Intervalle-CAP elle a pu entamer un peu cette certitude et établir une relation où son angoisse trouve des bords,
est contenue et limitée.
A Intervalle-CAP, où elle est venue nous raconter comment elle peut aussi être une bonne mère, les
accueillants et les stagiaires prennent des notes. Un autre dossier s’est ainsi construit au fil des entretiens.
Satya a pu traiter une question fondamentale : comment être une « bonne mère ». Son parcours à Intervalle lui
a permis de passer de la position de « la femme pas bien » à celle « de la bonne mère ».
Ses venues à Intervalle s'arrêteront au moment du mariage d’une de ses filles. Elle a participé à l’organisation
de ce mariage, elle a accompli sa fonction maternelle et elle en est fière. Les accueillants d’Intervalle-CAP,
dans la position de secrétaires dociles, ont enregistré et soutenu sa réussite. Un nouveau dossier existe et un
nouvel Autre a pu en accuser réception, abritant ainsi une image supportable de l’être de jouissance du sujet.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Discussion animée par Marie-Hélène Brousse, Pierre Naveau, Bénédicte Jullien et
Catherine Meut, psychanalystes, membres de l’ECF.
Bénédicte Jullien :
Alors, ce qui m’a intéressée, je prendrai après les cas séparément pour donner deux-trois petits éléments, ce
qui m’a intéressée dans ces cas là par rapport au thème de la question de un « home sweet home,
pourquoi ? » ?
Oui, pourquoi faire, on se le demande. Parce que par exemple pour ces trois sujets, quand même, le « home
sweet home » de leur enfance n’est pas vraiment d’évidence, puisqu’ils ont tous finalement vécu dans une
maison, à souffrir le martyre d’un père ou d’une mère maltraitant ou pire. Donc ça, c’est une chose déjà où l’on
s’aperçoit que finalement avoir une maison ce n’est pas si simple ni si agréable que ça.
Après je me suis posée la question de la différence finalement entre « habiter » et « être habité ». Parce que
finalement on voit combien ces sujets-là ont beaucoup de mal à habiter quelque part, à habiter même un
appartement dont ils sont propriétaires, à habiter le langage, mais en retour, et à l’envers, ils sont habités par
une jouissance dans le corps. Leur corps est habité par des phénomènes hallucinatoires mais aussi par une
souffrance du corps très importante. Mado nous le démontre, enfin en témoigne.
Ensuite, il y a aussi cette question qu’a évoqué Marie-Hélène Brousse tout à l’heure, sur la différence à établir entre « la maison » et « la place ». Elle disait « entre le lieu et la place », alors moi je le reprends et je dirais «
la maison sous le lieu ». Et finalement on voit bien qu’à partir d’une maison on ne peut pas forcément opérer, se
déplacer dans le monde alors qu’à partir d’une place, oui. La place c’est quoi finalement ? C’est là où je
terminerai mes généralités, c’est que c’est une place du côté de ce que l’on appelle nous, psychanalystes, le
Symbolique, une place dans le langage, le langage structuré par des règles et qui font un discours. Donc c’est
plutôt une place dans le discours de l’Autre et on voit bien comment ces trois sujets-là, ne sont pas du tout
inscrits, n’habitent pas le langage en tant qu’ils ne sont pas inscrits dans le discours de l’Autre.
Et puis je terminerai après sur la question de l’adresse, mais je voulais prendre deux-trois points des cas.
Notamment sur M., que j’ai moi-même rencontré à Intervalle lors de ses premiers accueils. Il y avait quelque
chose qu’on avait repéré assez vite chez lui dans cette espèce de… son point de capiton. Il y a deux choses
que je voudrais relever c’est que finalement, chez lui, il n’y a pas de maison sans mère. Parce que finalement
c’est à partir du décès de sa mère qu’il ne peut plus intégrer son appartement ; puisque finalement, quand sa
mère meurt, il hérite de l’argent, il se retrouve avec un appartement et dans cet appartement, il y fait venir des
gens qui l’en délogent. Donc je pourrais dire finalement pour lui - je ne sais pas si tu seras d’accord parce que
c’est une proposition que je te fais, Sarah - c’est : pas de maison sans mère. Et puis il y a aussi la question,
pour M. de la lettre et des lettres, et de tout ce qu’il fait à Intervalle-CAP. C’est un peu énigmatique en quoi ça
ne s’arrête jamais pour lui, ça n’arrive pas quand même à capitonner un minimum, c’est que tout ce travail qu’il
fait à Intervalle - c’est un travail dont il m’avait parlé - c’est un travail pour trouver la formule, la formule pour se
faire entendre de l’Autre. Donc c’est trouver les mots pour le dire et ça va bien avec la question du père et de
ses versions latines. Finalement après le tuyau des versions latines, il vient chercher des tuyaux à Intervalle
pour ses versions à lui de sa souffrance et ainsi trouver les modalités les plus… tout ce travail de traduction de
sa souffrance et d’essayer de la faire reconnaître par l’Autre. Voilà, donc ça c’est pour M. Ce sont des
propositions.
Et donc pour Mado, le cas de Sabine Saint-Georges, je me disais deux choses. C’est un sujet vraiment très très
en difficulté et l’on voit bien, quand même, que la maison pour elle, c’est le lieu de la violence. Et que, en même
temps, quand elle se sépare de l’Autre - parce que moi j’étais sensible au fait que quand même, les week-ends,
à l’âge de douze ans, c’est elle qui refuse de retourner chez sa mère - c’est là qu’elle commence à se scarifier.
Donc c’est quand elle introduit une coupure dans le lien avec l’Autre qu’elle ne peut pas le faire sans se couper.
Là où on voit que le symbolique ne fonctionne pas bien puisqu’elle est obligée de se couper dans le corps.
Elle est obligée de couper quelque chose dans le corps pour pouvoir consentir à quelque chose de la
séparation. On voit bien comment pour elle la question de la parole est très très difficile. Je ne sais pas si elle
est déjà revenue, si elle n’est venue qu’une seule fois, un seul week-end, ou si elle a pu faire de ses week-ends
quelque chose de moins maltraitant que les retours des week-ends chez la mère, et finalement elle cherche un
petit coin dans l’Autre.
Et puis le cas de Cinzia Crosali, Satya, la question du regard est centrale, effectivement les murs de la maison
ne la protègent en aucun cas du regard. Finalement entre « être persécutée par le regard » et « fermer les
yeux », c’est quand même un battement qu’elle essaye d’introduire pour finalement échapper à ce qu’est la
maison pour elle. C’était la maison de l’interdit, elle était l’interdit de sortir. On ne l’autorisait pas à sortir. Et pour
elle, finalement, tout ce traitement du dossier, j’ai trouvé ça très joli, parce que finalement, je dirais que pour elle
le dossier, c’est, à défaut de maison (puisque sa maison ne tient rien, elle y est persécutée qu’elle soit dedans
ou dehors), c’est une autre maison, c’est une maison plus symbolique puisque ce sont des écrits qu’elle a
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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construit à Intervalle dans le travail d’écriture que tous les accueillants ont fait pour elle. Voilà ce que je
propose.
Marie-Hélène Brousse :
Est-ce que vous voulez répondre ou commenter ce que vient de dire Bénédicte Jullien avant que je vous
adresse moi-même quelques commentaires ?
Sarah Abitbol :
On fait tout d’un coup, non ?
Marie-Hélène Brousse :
Vous préférez qu’on fasse tout d’un coup ?
Sarah Abitbol :
Oui.
Marie-Hélène Brousse :
On va faire tout d’un coup !
Alors bon, trois cas tout à fait passionnants et surtout qui montrent concrètement comment il y a vraiment une
orientation Intervalle si j’ose dire. On pourrait presque dire: il ya une méthode Intervalle. C'est très intéressant,
mais je ne développerai pas ça pour m'attacher plutôt au point qui nous réunit aujourd'hui, à savoir le thème
même de la journée, donc plutôt préciser les spécificités de chacun de ces trois cas par rapport à la question du
chez soi. Une drôle d'expression d'ailleurs, franchement... Enfin je me disais que le premier cas, celui
qu'évoquait Sarah Abitbol, mettait en avant dans la parole de ce sujet, la loi ; il s'adresse à la loi, il a une
adresse. Les avocats, les services... La loi, pourquoi faire? Finalement la loi, fondamentalement, pour avoir un
appartement qu'il a ; il l'a acheté, il l'a. Mais visiblement ça ne suffit pas de l'acheter pour l'avoir. Donc la seule
manière qu'il a de l'avoir, c'est qu'on lui prenne. C'est-à-dire que, vraiment c'est impressionnant, il faut qu'on lui
prenne son appartement pour qu'il puisse revendiquer de l'avoir. Donc il ne l'a que si on lui prend. Ca lui
convient que ça lui prenne des siècles et que ça soit impossible à conclure son affaire. Et ça, ça me rappelait
quelque chose qui se trouve dans le séminaire « l'Angoisse » de Lacan, quelque chose de très impressionnant,
parce qu’à un moment donné, je ne me souviens plus dans quel chapitre, il y a une réflexion sur les objets (a),
les objets absolument fondamentaux, qui sont prélevés sur nous et avec lesquels nous sommes dans une
relation très particulière. Lacan en fait la liste, il revient sur chacun pour les expliciter, en évoquant l'objet dans
l'Autre. D'une certaine façon, les objets (a) ne sont pas dans l'Autre ; il est absolument essentiel que nous les y
mettions. Et c'est un artifice de mettre nos objets (a) dans l'Autre. Ni notre mère, ni l'objet oral, ni... rien du tout
ça n'est dans l'Autre. Il faut absolument les mettre dedans l’Autre. Alors je me disais que ce monsieur, la
manière qu'il a eu de mettre son appartement dans l'Autre, c'est de se le faire prendre. Une fois que l'Autre l'a
vraiment, puisqu'il l'habite, qu'il en jouit, etc... alors lui aussi il l'a.
Le deuxième cas, celui de Mado, c'est un peu plus embêtant pour elle, puisque l'appartement elle ne l'a pas,
enfin l'appartement n'a même aucune importance. Ce serait n'importe lequel, on voit bien qu'il n'y a pas une
individuation de l'appartement comme on le voit dans le premier cas. C'est n'importe où, où se trouverait un
petit autre. Parce que fondamentalement le corps qu'elle n'a pas... pardon, l'appartement qu'elle n'a pas, c'est
un corps. Elle n'a tout simplement pas de corps. Elle est à la porte de son corps et encore s’il y a une porte. Ce
n’est pas sûr qu'il y ait une porte. Elle essaye de faire une coupure scarifiante, mais fondamentalement, ça ne
règle quand même pas le problème. Je dis ça, parce qu'il y a des gens qui arrivent à régler le problème par
exemple avec des tatouages. Il y a des sujets qui arrivent à régler le problème avec un certain nombre de
marques sur le corps. Elle, ça ne marche pas. Donc elle, c'est le corps qu’elle n’a pas et on voit bien que quand
on n'a pas de corps, on n'a pas tellement de chance d'avoir un appartement, c'est sûr.
Le dernier cas, celui rapporté par Cinzia. Je me disais quel est le signifiant qu'on peut extraire de ce cas ?
C'est le lit, je crois. Cette dame réduit l'appartement au lit et d'ailleurs la persécutrice vient jusque dans son lit lui
prendre sa place. Donc elle a quand même une place. Elle a une place dans un lit, dans un lit conjugal, d'où
d'ailleurs le symptôme hallucinatoire que j'ai trouvé merveilleux : elle ne supporte pas l'odeur du mariage. C'est
incroyable, c'est génial ! Ca m'a fait penser à « l'odeur des femmes », odor di femina, dans « Don Juan » ;
l'odeur du mariage, elle ne peut pas le voir, le mariage. Et fondamentalement, elle, la modalité qu'elle a d'avoir
une maison, c'est par l'intrusion. Elle ne peut avoir une maison que si un autre fait intrusion dans cette maison.
C'est le seul moyen qu'elle a.
Donc ça c'est les trois premiers points que je mettais en rapport, et naturellement, les trois cas sont très très
enseignants sur le type de population, de sujets, que vous recevez, sujets biaisés par rapport à notre énoncé,
puisque ce sont fondamentalement des gens qui n'ont pas d'appartement, qui n'ont pas de chez-soi plus
exactement et ça se manifeste dans les appartements. Et c'est intéressant donc de voir que dans les trois cas,
on a un recours à l'écrit. Là où on n'arrive pas à mettre les choses dans l'Autre, lieu du langage et de la parole,
alors on peut essayer le coup avec l'écrit. Le premier, c'est de toutes ses lettres, de ses suppliques et ainsi de
suite. Elle, la jeune femme, c'est la scarification, elle essaye d'écrire quelque chose sur son corps, ou qu'il y ait
une trace, de fabriquer une marque ; c'est vraiment l'écriture à minima, c'est la marque. Et puis la dernière, c'est
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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le dossier. Le dossier, le mauvais dossier qui finalement la décrit comme une mauvaise mère et qui fait l'objet
de son tourment en quelque sorte. Et puis au contraire, à Intervalle, il y a le bon dossier. A Intervalle, elle s'est
faite faire un dossier, un dossier sur mesure exactement. Et on voit que ça a calmé le jeu. C'est un dossier qui
répare « l'odeur du mariage », c'est-à-dire qui permet au fond de désodoriser le mariage. Le mariage ne sent
plus mauvais, ça va. (Rires)
Du coup, de ces trois cas cliniques mis ensemble, on peut avoir quand même une question, c'est-à-dire :
l'articulation entre le chez soi et la singularité de la présence dans le langage de tous ces sujets. On voit bien
que le chez soi est strictement corrélé à la position par rapport à l'Autre du langage, vous l'avez tous dit, c'est
clair, c'est se loger dedans. Au fond pour avoir un chez soi, il faut pouvoir se loger dans l'Autre. Après c'est des
détails matériels si j'ose dire, du plaisir, du déplaisir, tout ce que vous voulez. Il y a ça et puis il y a le fait que cet
Autre du langage, comme dit Lacan, cet Autre des langues naturelles, il utilise beaucoup l'expression à la fin de
sa vie pour préciser en quoi la psychanalyse se différencie de certaines autres disciplines. La psychanalyse se
différencie de certaines autres disciplines de travailler sur et par uniquement les langues naturelles, pas les
techno-langues, pas les langues scientifiques, les langues naturelles. Visiblement, ça ne suffit pas la question
de la langue naturelle aux trois sujets qu'on a vus, il leur faut aussi l'écriture. L'écriture qui est aussi un système
symbolique. C'est l'écriture des langues naturelles, on n'a pas affaire à des gens qui font, je dirais, des
théorèmes délirants. Mais ils essayent d'articuler par l'écrit quelque chose qui leur échappe dans leur être
parlant naturel. Voilà, ça je voulais dire ça, je trouvais que c'était des démonstrations formidables.
Maintenant, plus généralement, ce thème d'un chez-soi nous amène à différencier la question de la place de la
question du lieu. Jacques Alain Miller, dans son séminaire de 2001, qui s'appelle "Le lieu et le lien", dans sa
première leçon, explicite une différence entre la place et le lien qui est très intéressante et qui permettrait de
travailler encore plus ce thème. Il dit : « la place, elle est unique » et elle est donnée dans le système
symbolique, évidemment, en particulier le système familial, les structures de la parenté si vous voulez ; et il dit
par contre « le lieu, c'est multiple ». Donc il dit que la place est liée à la substitution et la métaphore ; le lieu, au
voisinage, à la métonymie donc, et au multiple. Et on pourrait dire que la plupart des sans-abri n’ont pas
véritablement de place, mais peuvent accéder à des lieux. On l’a vu tout à l’heure avec la rue, qui est un lieu
justement où ce n’est pas en termes de substitution que ça se pose, c’est en terme de « les uns à côté des
autres ». Et il n’y a pas de question du Nom. La place a un Nom, le lieu n’implique pas forcément le Nom, le lieu
reste éventuellement anonyme. Et pour les trois sujets que vous évoquez, il y a un vrai problème de passer du
lieu à la place. Et c’est plutôt l’incapacité de se situer dans une place qui produit l’incapacité d’occuper un lieu
comme un appartement.
Voilà ce que je voulais dire donc.
C’est encore autre chose « la maison ». Je finis là-dessus. La « maison », alors la Maison, il y a une équivoque
dans la langue, une sorte de stratification archéologique du terme de « maison », puisqu’on parle de la Maisonmère pour désigner une entreprise et le premier jet qu’elle a eu. On parle aussi de la « Maison Usher » par
exemple, pour reprendre l’œuvre d’Edgar Poe. Et donc c’est la Famille, c’est la gens, c’est la gens romaine,
c’est la lignée en quelque sorte, la Maison. C’est « Les Machins », c’est lié au nom propre. Et c’est aussi un
lieu. C’est un lieu que moi je comparerais quand même au pot. Mais alors, n’allez pas croire que ce soit peau »
P-E-A-U, c’est « pot », P-O-T. C’est-à-dire que c’est une paroi autour du vide, quelque chose qui produit du
vide. Et probablement, chez les sujets dont on parle, il y a un gros problème à produire du vide. Il n’y a pas de
vide et de plein, d’une certaine façon. Et je pense qu’on pourrait appliquer à une « clinique de la maison », ce
que Lacan déploie sur la « clinique du pot ». Quand il parle aussi du corps comme pot, pas p-e-a-u, mais pot,
l’espace vide, dans lequel justement peuvent venir se loger ces objets (a) qui nous constituent, qui sont en
quelque sorte des parties de nous même perdues. Et chez ces personnes psychotiques, la question du vide se
pose. Et d’ailleurs, je trouve que dans les exposés qui ont été faits tout à l’heure, j’étais très attentive quand ont
été cités les patients, c’est un problème pour eux. Ce n’était pas des lieux vides, c’étaient des lieux trop pleins
d’une certaine façon. Il n’y avait pas le vide. Le type au Bois de Boulogne, avec ses cartons, oui. Il se fabrique
un vide. Mais dans l’appartement, ce n’est pas vide, c’est bourré ; il n’y a pas de place pour lui. Je crois donc
qu’on aurait intérêt à aborder la question du chez-soi à partir du vide, avec la proposition « c’est seulement si on
a un vide qu’on peut avoir une maison et à plus fortes raisons un appartement. »
Sarah Abitbol :
Rapidement c’est vrai, je suis d’accord avec le fait qu’il cherche à trouver la formule. Il ne la trouvera jamais,
donc il continuera. La formule de son délogement en fait.
Et juste je veux dire deux autres choses :
Une, par rapport au fait que la seule manière de l’avoir c’est qu’on lui prenne, certes, mais la seule manière
d’être aussi, c’est qu’on lui prenne. C’est pas que de l’avoir, parce que tout à coup il est quelqu’un, il est celui
qui n’a pas. C’est comme ça qu’il se présente dans le lien social.
Et je voulais dire autre chose, par rapport à Intervalle et à ce patient, et à d’autres. Quand même, ce sont des
patients assez difficiles, ça n’est pas facile d’écouter un discours qui ne se termine jamais, où vraiment on rame
pour pouvoir ponctuer, pour pouvoir faire quelque chose. Alors, un des avantages quand même d’Intervalle,
c’est le fait qu’on soit plusieurs, parce que par exemple ce patient dont j’ai parlé, c’est vrai qu’il épuise celui qui
l’écoute. Déjà il faut arriver à suivre ce qu’il dit, et ce n’est qu’en lisant les notes cliniques et en construisant le
cas qu’on s’est aperçu de certaines choses. Du fait d’être à plusieurs, on est quand même frais, et on a une
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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écoute plus attentive. Car c’est vrai que de le recevoir toutes les semaines aurait été quand même assez
épuisant.
Marie-Hélène Brousse :
Ce n’était pas très important de l’écouter.
Sarah Abitbol :
Pas de l’écouter, mais quand même… Oui enfin c’est fatigant pour celui qui écoute. Même si ce n’est pas ce qui
est important. Moi je m’amusais parfois à l’écouter, car c’était quand même très rigolo la manière dont il
formulait le langage et ses phrases et cetera… Donc je m’amusais à écouter ses phrases. Parfois, je me
perdais ailleurs. Parfois, je lui demandais de me synthétiser en une phrase ce qu’il avait dit pendant pas mal de
temps. Mais quand même, on est en face, donc ce n’est pas si évident que ça. Donc le fait d’être à plusieurs, ça
permet ça aussi.
Sabine Saint-Georges :
Je voulais juste rebondir sur le vide. C’est vrai que Mado a une intimité complètement parasitée. Les frontières
sont poreuses entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime se conjoint avec l’extérieur, et l’étrangeté est partout. Donc
effectivement, du vide, elle n’en a pas vraiment en fait, parce qu’elle est envahie par l’Autre en permanence.
Marie-Hélène Brousse :
Alors il y a juste un point - parce qu’en ce moment je suis en train d’organiser des journées d’études sur le
« traumatisme » et donc je ne pense plus qu’à ça, je vous le dis, venez y, ça sera passionnant et cetera,
inscrivez-vous – et donc j’ai trouvé ce cas extrêmement intéressant. Justement, ça pourrait être un cas
totalement déchiffré en termes de traumatisme. Elle a été violée d’une manière abjecte et maltraitée par sa
mère, il n’y a pas lieu d’en douter finalement, c’est probable. Mais finalement son trauma ce n’est pas ça, vous
voyez. C’est juste que grâce à ça, si je puis dire, entre guillemets, n’y voyez pas de saloperie de ma part, mais
grâce à ça, elle arrive à donner un vague sens à la chose. Elle arrive à donner un sens qu’elle peut transmettre
à l’Autre : elle a ce jour là senti tout voler en éclats. Ce qui est probablement vrai aussi, enfin subjectivement
vrai. Mais enfin, c’est surtout vrai du point de vue du récit qu’elle peut se faire à elle-même de son destin. Là il y
a quelque chose. Il y a quelque chose comme un accroc qui vient à la place d’une division subjective.
Cinzia Crosali :
Merci pour tous ces commentaires, et donc pour reprendre la question du regard, en effet les yeux fermés, les
yeux, le regard dans ce cas sont très importants. Et c’est ça qui passe à travers les murs. C’est-à-dire cette
femme a une maison, une habitation, mais les murs ne sont pas des barrières. C’est comme si la maison était
poreuse, ça pouvait passer. Donc je le relie tout de suite à la question de l’intrusion. La seule façon pour avoir
une maison, c’est que la maison soit percée et que le regard, l’intrusion, l’Autre, puisse entrer. C’est sa façon
d’organiser les choses, mais c’est aussi très persécutant tout ça. En effet on a répété que ces personnes là
n’habitent pas leur corps et ne peuvent donc pas avoir une maison. Ils n’habitent pas le langage et surtout le
langage de l’Autre, le discours de l’Autre.
Mais ça ne veut pas dire alors que l’Autre ne soit pas proche, que le discours de l’Autre ne soit pas proche. Au
contraire, il a un pouvoir énorme. Il est même « trop » : trop près, trop proche… et il a un pouvoir terrifiant.
Donc, pour pouvoir habiter le discours de l’Autre il faut peut-être la question du vide, mais celle de mettre une
distance aussi, parce que là, on voit des cas où l’Autre est tellement présent... Avec le fait de ne pas habiter le
discours, on pourrait penser que l’Autre est éloigné, qu’il est loin, qu’il est ailleurs, mais non : il est toujours sur
le dos, l’Autre. Et dans ce cas là aussi.
Sinon le dossier d’Intervalle, évidemment, semble à présent une façon de se loger. Et le bon dossier fait à
Intervalle, je suis parfaitement d’accord que ça donne une enveloppe, la peau, le pot et tout le côté de
l’enveloppe qui sinon n’existe pas. Voilà c’était très rapide.
Catherine Meut :
Donc, j’appelle Pierre Naveau, Noa Farchi, Evangelia Tsoni, Sissy Rapti, Flavia Hofstetter.
Comme vous êtes quatre pour quatre cas, on va faire une coupure sinon ça va faire beaucoup. Donc, je
propose à Noa et Sissy de commencer - c’est tout à fait par hasard - et ensuite Evangelia et Flavia.
•
Des mo(r)ts qui habitent le corps, Noa Farchi
Le discours établi étant peu utile à N., on peut se demander à quoi et comment lui sert la parole quand il
s’adresse à Intervalle-CAP. Ce questionnement s’impose d’autant plus, que N. affirme que « s'il ne vient pas à
Intervalle, il explose ».
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Orienté par le SAMU social, N. est venu à Intervalle en juillet 2009 quasiment tous les week-ends sauf
dernièrement où ses visites se sont beaucoup espacées. De ce dispositif, N. a découvert une possibilité de faire
autrement avec les mots que simplement les accumuler dans son corps.
La présentation et la parole de N. sont très stéréotypées. Ses phrases ne sont ni construites ni élaborées.
N. est pris de tremblements à certains moments de l'entretien. Il regarde fixement son interlocuteur. Il parle
lentement et utilise quelques phrases comme points de fixation : « Je suis angoissé... manger-dormir tous le
temps... c'est toujours la même chose... c'est ça le problème ». Les médicaments que son psychiatre lui prescrit
ne soulagent pas son angoisse.
La solitude le trouble et se cristallise curieusement autour d’une pensée précise : « (que) personne ne
m'enterre », une phrase récurrente depuis son premier accueil. On peut donc réduire le cas à la dite phrase qui
est son « parasite », logé fixement comme nœuds dans son ventre et qui marque l'absence radicale de toute
dimension symbolique de son corps.
Son histoire
N. est né au Cambodge en 1964. Selon lui, ses troubles proviennent d’une chute dans les escaliers quand il
était âgé de trois mois. Causée par son frère aîné de 15 ans, elle lui a valu un traumatisme crânien et des
attaques épileptiques. Ses rares souvenirs d'enfance concernent des réactions maternelles violentes et sa peur
d'aller à l'école. Ce qu'il nomme « sa peur » l'accompagne depuis toujours.
N. vécut sa jeune adolescence au temps du régime totalitaire des Khmers Rouges. Il témoigne : « j'ai vu
beaucoup de morts dans mon pays pendant la guerre » et dit « avoir dormi à côté de cadavres de treize à seize
ans ». La famille a fui - à pied - pendant un an. Elle arrive en France en 1981.
Actuellement, ses journées sont marquées par le mouvement d’une marche incessante entre les différents
quartiers de la rive gauche. Quand il marche dans les rues de Paris, il regarde les autres, leur image. Il dit : « je
veux me suicider, j'ai des images de mort, je vois des images devant moi et regarder les passants fait partir ces
images de mort ».
Il passe d'un foyer à l'autre pour y passer la nuit, la semaine, le mois, selon ce que les services sociaux lui
offrent. Pourtant, il loue un appartement qu’il n'occupe pas. Il hébergeait un couple qui refuse de quitter son
appartement. Le couple semblerait l'avoir menacé verbalement jusqu’au départ de N. finalement de
l’appartement en 2007.
Malgré sa plainte concernant la solitude, N. est néanmoins très aidé par le réseau des services sociaux.
Il me semble que c'est principalement le rejet de l'Autre familial qui le hante. Benjamin d'une fratrie de six frères
et sœurs, il n’a plus aucun contact avec eux depuis vingt-cinq ans. N. a vécu dans la maison de ses parents
jusqu'au décès de sa mère en 2002. Cette dernière supportant mal le décès de son mari en 1992 et atteinte de
la maladie d'Alzheimer, paralysée, a passé ses sept dernières années à l’hôpital, attachée dans son lit ou dans
son fauteuil roulant. Les images de sa mère reviennent hanter les rêves ou rêveries (voire sous une forme
hallucinatoire) de N., celle-ci lui reprochant d'être désobéissant et absent à son enterrement.
Un rapport singulier au corps
Notons les deux moments où N. rencontre le corps en tant que cadavre. Durant son adolescence, le premier
temps concerne les horreurs vécues au Cambodge. Devenu adulte, le second temps le confronte au corps
maternel paralysé. Je ferai l'hypothèse que ce deuxième moment, articulé à son absence à l'enterrement de sa
mère, a déclenché l'errance chez N.
Ne trouvant pas à se loger dans son corps, N. erre dans une marche forcée, automatique, qui rappelle la
marche forcée au Cambodge. Puisque il n'y a pas de différence signifiante pour lui entre « vie » et « mort », il
cherche la rencontre avec les petits autres vivants, images en mouvement. En bougeant, N. lutte contre son
propre anéantissement, contre son vécu de cadavre, contre l’angoisse et les nœuds dans le ventre, qui sont
des phénomènes élémentaires qui le harcèlent.
« Je ne suis pas à l'aise dans la vie... je marche comme un animal » : N. nous apprend que son corps équivaut
au corps d'un animal en mouvement. Prise sous cet angle, peut-on lire à la lettre, sa phrase "(que) personne ne
m'enterre" - la sépulture étant très précisément ce qui distingue l’humain habité par le langage de l'animal ?
N'y aurait-il personne pour l’arrêter, personne pour s’occuper de son corps autrement que lui-même agi par le
mouvement de l’animal? Je propose une première hypothèse sur son transfert à Intervalle en relation à cette
terreur. Le transfert se situe au niveau de cette nécessité d'être entouré pour s'occuper de son corps en lui
offrant une pause.
Comment faire avec le langage ?
Le problème est d'autant plus compliqué du fait que ce corps d'animal est touché par le langage. N. parle de
son corps comme d'un organe contenant - son ventre est un « sac de nœuds d'angoisse » dit-il lui-même, et
précise-t- il encore : c'est « les idées, ça déborde le vase, ça parle dans mon corps ». Jacques Alain Miller nous
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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rappelle que Lacan « nous invite à penser que la schizophrénie a la propriété d'énigmatiser la présence du
4
corps, de rendre énigmatique l'être dans le corps ».
N. cherche à parler, il veut parler « tout le temps », même s'il ne sait pas de quoi et dit-il, c'est « toujours la
même chose, je n'arrive pas parler avec les mots ». N. témoigne ainsi de son ratage fondamental à articuler les
mots qui vivent et qui s'accumulent dans son corps, car son dit est une série de S1, signifiants isolés les uns des
autres, en itération, sans perte. On peut entendre ainsi pourquoi s'il ne vient pas à Intervalle, « il explose ».
« Chez Lacan » nous explique JAM, « d'admettre la thèse que le langage est un organe, cela vous pose la
5
question de quoi en faire».
Faisons une deuxième hypothèse : ne parvenant pas à créer une chaîne signifiante articulée (S1-S2), c'est à
partir des questions des différents accueillants d’Intervalle que cette articulation peut se faire. À la fin de son
deuxième entretien, N. remarque avec un grand sourire : « vous posez beaucoup de questions ».
C'est la première fois que cela lui arrivait, de faire un constat. En créant une chaîne signifiante, sous forme de
question-réponse, est-ce que l'entretien permettrait de ralentir la vitesse du mouvement incessant de N.,
tisserait-t-il, à minima, un peu, l'organe-langage ?
Un intervalle de vie
Sur sa demande, nous avons adressé N. vers un suivi psychologique hebdomadaire auquel il adhère depuis
plus de deux ans. De plus, depuis déjà un an, N. fréquente une dame qui l’a même un temps accompagné à
ses consultations. C'est compliqué pour lui car, dit-il, « elle pose beaucoup de questions ».
Néanmoins leur relation s’établit peu à peu. Il a également entamé des démarches légales pour récupérer son
appartement. Toutefois N. n’est pas certain de vouloir revenir y habiter car il retrouverait la solitude. D’ailleurs
c’est pour lutter contre celle-ci qu’il avait invité ce couple. N. agit maintenant contre la solitude et l'errance.
Récemment, N. nous a fait part de son goût pour l’invention de mots. C'est à cause de la « salitude », dit-t-il un
jour à une accueillante qui l’interrogeait sur l'arrêt récent de ses marches incessantes. Vous voulez dire
« solitude » lui demande alors l’accueillante. « Non » répondit N. en souriant, c'est à cause de la « salitude ».
Ainsi, N. a déposé un signifiant nouveau qui borde quelque chose de son être de déchet. Un signifiant par
lequel il entre un peu en conversation avec l’Autre, d’autant qu’il l’a énoncé avec un certain humour ou bien
était-ce de l'ironie ? Je dirais qu'en créant ce néologisme, à la place du cadavre ambulant, s’est logé un petit
intervalle de vie...
•
Une maison vide de paroles, Assimina Rapti
Mr E. vient à Intervalle depuis 2007. Il a quarante-six ans. A son arrivée, il travaille et vit seul.
Il se plaint alors de solitude : après vingt-sept ans de mariage, sa femme l’a quitté pour vivre en couple avec
une autre femme. Leurs deux filles ont suivi leur mère.
Un accueil en urgence s’effectue à Intervalle pour ce Monsieur, urgence subjective.
La séparation est vécue par le sujet comme un abandon. L’autre l’a laissé tomber. Sur le plan pratique, Mr E.
est désarmé face aux tâches du quotidien. Il qualifie cet état comme un « manque de force ». « La solitude me
fait tout perdre, même ma mémoire, je n'arrive plus à lire » dit-il.
La question du lien et du lieu se pose pour lui. Faute de présence réelle de cette femme, le sujet a perdu son
interlocuteur principal. Le silence s'installe dans sa maison et devient angoissant, mortifère. Il nous confie avoir
l'impression de « tomber malade et mourir dans ce lieu ». Sa solitude a une consistance, elle est réelle, quasi
absolue.
Mr E. tente une première solution. Il se réfugie dans une communauté monastique qui pratique vœu de silence.
« C'était une expérience traumatisante, non adaptée à mon cas » dira-t-il. Le retour chez lui reste difficile :
« depuis que je suis seul dans l'appartement, c’est pareil que la rue, dans la rue rien ne parle » explique-t-il.
Il s'adresse à des passants au hasard en forçant la discussion. Il décrit ceci comme étant une « urgence des
mots ». Il s'adresse à l'autre en catastrophe.
L’image de lui, qu’il présente à l’autre, témoigne d'un marasme et d’un rapport à son corps analogue au mal-être
cristallisé dans son logement. Sa certitude qu’une maladie va l'atteindre fait penser à une mélancolisation du
sujet, à un corps qui, par la suite de l'abandon, devient défaillant.
Les entretiens de M. E. à Intervalle-CAP sont occupés pendant une longue période par ses plaintes.
Une référence à sa mère nous aide à éclairer certains points de sa problématique. « Ma mère ne me
comprenait pas, quand je parlais elle voulait me passer par la fenêtre » dit-il pour ajouter ensuite : « je suis
capable de grandes choses si une femme m'aime et me demande des choses ».
4
5
Miller J.-A. « L'invention psychotique », Revue Quarto,n° 80/ 81, Bruxelles, 2004, p. 6.
Ibid, p.8.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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C'est alors sous cet angle que nous allons entendre ce qu'il va annoncer assez vite, d’une manière qui ne
souffre pas d’opposition : son intention de tout quitter et de partir avec un sac à dos vers le sud ; « j'ai besoin de
la mer » affirme-t-il. Cette équivoque entre la « mer » et la « mère », renvoie à la femme/ mère qui l'a quitté et
dont la présence lui était nécessaire pour qu'un minimum de désir soit soutenu par lui.
La féminité en tant qu’énigme
M. E. parle souvent des femmes, de son ex-femme et sa compagne, de sa belle mère, de ses filles et aussi
des femmes de passage qu'il rencontre par une agence matrimoniale. La séparation lui reste énigmatique et il
s’interroge dès lors sur la femme et son désir, sur ce vouloir féminin qui devient persécutant pour lui.
Il ne comprend pas comment « on » peut quitter un homme pour une femme. Si sa femme est homosexuelle
comment a-t-elle pu rester avec lui ? Peut-on changer de sexualité ? Et pourquoi n’en changerait-t-elle pas à
nouveau ?
Il émet l’hypothèse génétique de l'homosexualité puis un autre signifiant vient le troubler : la « bisexualité ».
Il interprète cela d'une manière précise : pour lui ça signifie avoir des rapports avec un homme et une femme en
alternance. Si sa femme est « bisexuelle », elle va donc revenir avec lui. Lecture « à la lettre » qui maintient sa
certitude d’un rapprochement de sa femme, de son retour.
Dans cette revendication, on perçoit un égarement, une confusion de la sexuation symbolique du sujet : il se
compare ainsi à la compagne de son ex-épouse sur le plan intellectuel et pense lui être supérieur.
Aussi dit-il : « Je ne la vois plus comme une femme et je vois aussi les filles d'une autre façon... j'ai du mal à
partager, moi, les filles, elle ». Il y a pour lui l’impossibilité d’une discrimination des places symboliques des
sexes ; tout est mis sur le plan d’une rivalité imaginaire.
À partir du moment où la mère n’est plus là, le semblant de la famille s'effondre, son rapport avec ses filles est
ébranlé. Il y a un détachement au niveau de son discours et sa fonction de père, n’ayant plus d’appui dans le
réel ni dans l’imaginaire, n'opère plus. Sa femme, en tant que mère, était la garante du schéma familial et M. E.
l'évoque clairement : « après son départ, nous ne pouvons plus parler de famille ».
Dans son effort pour face à sa souffrance, M. E. trouve un repère à Intervalle. Il cherche un appui par des
accroches imaginaires, sans succès. Le savoir, par exemple, est lié pour lui à la capacité de parler. « Tant que
nous savons des choses, on peut parler » affirme-t-il. Les signifiants de la culture, qui sont équivalents pour lui
à l’intelligence, constituent une sorte de grille de lecture de l'Autre qui lui est de peu de secours. Il cherche ainsi
un accrochage à l’Autre mais ses critères mouvants de sélection par la culture, indiquent sa grande difficulté du
lien à l’Autre. C’est sa tentative d’interprétation du monde et de défense contre le trou dans le savoir, dans le
langage, qui ne lui a pas délivré la signification du départ de sa femme. Cependant, il arrive à formuler un
constat : « Il faut que l'autre soit d'accord pour dialoguer ». Auparavant, cette évidence lui échappait.
Un obstacle supplémentaire dans sa capacité à établir du lien social est son rapport comptable à l'autre ; il se
décrit lui-même comme un « baromètre ». Il n'est pas inscrit dans la symbolique du don et de l’échange.
Il pense avoir tout perdu, il ne peut donc plus rien donner, rien perdre. Il ne veut plus « donner du temps » pour
son travail qui l’ « empêche de vivre » dit-il.
Son impossibilité à donner, à perdre, affecte son loyer qui reste impayé.
Il s'agit d'un décrochage de l’Autre majeur : tous ses repères (famille, travail, logement) sont atteints,
bouleversés.
Le silence est rompu
Le fait que ses propos aient été accueillis par l'équipe d'Intervalle, lieu où il n’a pas à payer, lui permettra de
localiser sa parole, et de dire qu'il y a trouvé « un toit ».
À l’encontre du silence qui régnait à son domicile, il a découvert un endroit « plein de paroles » devenu lieu de
soin pour lui.
Cependant, ceci ne l’empêchera pas, cinq ans après nous en avoir averti pour la première fois, de mettre à
exécution son départ. Il va préparer, méthodiquement, son départ vers la mer. Il va le planifier avec un grand
« sérieux » : quitter sa maison et laisser son emploi dans les règles. Ce départ n’est pas subi ; c’est un
processus en acte non seulement anticipé mais aussi organisé dans chaque détail. Il va entamer ainsi des
démarches pour bénéficier de l'AAH, et confie ses affaires à ses filles qu'il a de nouveau contactées. Il a prévu
d’être hébergé par la Croix Rouge dans Sud de la France.
Le fait que sa parole ait été accueillie à Intervalle-CAP selon la logique de sa singularité et non pas celle d’une
« réadaptation », lui a permis de se relier à quelque chose de l'ordre de la vie. En CHRS, où il a trouvé refuge,
le silence mortifère est rompu, l’Autre du social le prend en charge, est présent. Il est toujours à la recherche
d'une compagne.
Lors de son dernier passage à Paris, il est revenu à Intervalle et nous a expliqué « qu’il ne peut pas dialoguer
avec tout le monde » dans sa nouvelle habitation mais seulement avec deux ou trois de ses voisins. Il s'adresse
à l'autre de manière plus choisie. Un changement s'est effectué : il prend soin de son corps et présente une
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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image bien différente de la période où il vivait seul. Il a pu ré-habiter son corps depuis qu'il vit dans un lieu autre
que celui qui signifiait l'abandon.
M. E. ne se plaint pas de sa condition de SDF. Pour lui, ce n'est pas un malheur mais une solution. Il n'a plus
grand-chose à payer, et il n'est pas seul. Il le dit de manière précise : ma situation est « précaire mais n'est pas
dangereuse ». Cela semble lui apporter un certain apaisement qui lui permettra, peut-être, de se réinscrire plus
tard dans un lien social via le logement.
Discussion animée par Marie-Hélène Brousse, Pierre Naveau, Bénédicte Jullien et
Catherine Meut, psychanalystes, membres de l’ECF.
Pierre Naveau :
Peut-être puis-je évoquer d’autres dimensions que celles qui ont été évoquées jusque là, évidemment d’une
très grande force. Moi, ce qui me frappe, c’est ce qui revient dans chaque exposé, c’est à dire que la difficulté,
voire l’impossibilité, d’habiter quelque part, eh bien c’est souvent lié, pour aller très vite, au défaut de point de
capiton dans la parole. C’est-à-dire que manifestement se fixer dans l’espace, dans le temps, et dans la parole,
c’est quelque chose de quasiment impossible. Et dans le premier cas, c’est clair, tu disais Noa : « les phrases
sont désarticulées », donc la phrase manque. Donc je trouve qu’à toutes ces personnes dont on parle, la
phrase leur manque. La phrase telle que c’est une phrase investie, une phrase qui vit, qui palpite. Et la
conséquence de cela, c’est que le sujet se retrouve en effet, dieu sait si l’accent a été mis là-dessus, dans une
position de déchet. Donc le détail pour moi, tient à cela, au fait qu’il n’y ait pas d’arrêt, qu’il n’y ait pas de limite.
Même, dans l’un des cas précédent, on voyait que la seule façon de trouver pour une patiente, pour une femme
je crois, un point d’arrêt, c’était de provoquer une petite hémorragie, c’est ce qu’on appelle la scarification. Et
c’est vrai, c’est très frappant, les sujets qui ont cette pratique disent « ça m’apaise, ça m’arrête », voire « ça me
désangoisse », en effet. Donc, la phrase suppose en effet une articulation, un point de capiton et c’est ce qui
manque. Je crois qu’il est impossible d’habiter quelque part dans ces conditions-là. Et en attrapant un détail que
Sissy Rapti mentionnait, en ce qui concerne le premier patient, certes il a un appartement qu’il loue, mais il est
occupé par quelqu’un d’autre, un couple, et ici dans ce cas, il a un appartement, mais on apprend qu’il ne paie
pas le loyer. C’est-à-dire que s’il ne paie pas le loyer, sa dette s’alourdit. Et comme le nouage entre le Réel, le
Symbolique et l’Imaginaire est différent pour ce sujet, moi je dirais qu’il se retrouve en proie au crime d’exister.
Et je trouve que quelqu’un qui montre cela formidablement, c’est Samuel Beckett ; on voit que le destin de
quelqu’un à qui il manque la phrase, c’est plus que la douleur d’exister, c’est un crime d’exister. Je trouve que
quand on rencontre ce type de personne, on a l’impression qu’ils portent le monde sur leurs épaules. C’est
l’impression que me donnent quelquefois les personnages que je croise dans la rue comme ça, qui vivent dans
la rue précisément. C’est que, en même temps, ils sont libres mais c’est sans légèreté, c’est très lourd à porter
leur errance. C’est pour ça que je parle de Beckett, c’est parce que c’est quelqu’un qui rend ça très sensible en
effet.
Catherine Meut :
Oui, vous parlez de la palpitation de la phrase. Surtout dans le cas de Noa c’est très frappant : manger, dormir,
marcher, manger, dormir, marcher... Il répète ça à l’envi. Il dit qu’il a besoin de tout le temps parler, or ce qui
vous a frappé, c’est qu’il est pratiquement silencieux quand il vient. Il ne dit rien, si vous ne lui posez pas de
questions, vous ne pouvez pas avoir un dialogue avec lui.
Quant au cas de Sissy Rapti, lui il saoulait sa femme, parce qu’en fait, avec elle, il avait une oreille à la maison,
il le dit à plusieurs reprises : il parlait, il parlait, il parlait... Donc, il n’a plus sa femme à la maison, il va dehors
trouver cet interlocuteur qui au fond pourrait être n’importe qui, puisque c’est un monologue, et là il parle, il
parle, il parle… Et je crois qu’il vous saoulait pas mal à Intervalle. Ce qui est frappant, et vous l’avez dit, Noa
Farchi, tu l’as dit dans ton titre « Des morts qui habitent le corps », ou bien encore ce titre « Une maison vide de
paroles », c’est qu’effectivement, ce qui les menace quand ils sont chez eux, c’est la mort. On a entendu
Pessoa tout à l’heure et d’autres auteurs : on voit bien que ce qui guette ces personnes-là, c’est la mort.
C’est-à-dire que pour beaucoup d’entre eux, être dans la rue, et ton cas, Noa, est absolument paradigmatique
de ça - d’ailleurs il y a une association qui s’appelle Des Morts Dans La Rue, je crois -, quand on est dans la
rue, s’il vous arrive quelque chose, il y aura quand même quelqu’un pour s’en apercevoir. Ce sont des gens qui
fondamentalement ne peuvent pas prendre soin d’eux parce que au-delà du fait d’habiter effectivement le
langage, d’obéir à ses règles etc. ce avec quoi ils ont le plus grand mal, ils ne sont pas arrêtés dans leur flot de
paroles, c’est qu’on se demande ce qu’est la parole pour eux, il n’y a pas de vie. Et cette absence là de vie est
compensée par le fait, pour le cas de Noa, qu’il a amené un couple, pour ne pas être tout seul, pour qu’il y ait
de la vie chez lui. Et s’il vient à Intervalle, c’est aussi parce qu’il y a des gens vivants, des gens qui ont une
présence physique et qui lui parlent. Donc là, il retrouve le vivant de la parole chez l’Autre, mais pas seulement
ça ; il retrouve aussi les corps vivants dehors qui marchent, alors que lui sa marche, elle est une marche forcée,
automatique. Sauf qu’heureusement pour lui, récemment, ça va quand même mieux de ce côté-là.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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D’ailleurs il ne dit plus, enfin me semble-t-il, « marcher, manger, dormir », il va dire : « manger, se balader,
dormir ». Il y a un accueillant qui avait fait la confusion dans un entretien avec lui entre « balader » et
« marcher », et il avait rectifié lui-même : « non, pas balader, marcher ». Donc, il fait bien la différence entre
« se balader » et « marcher ». Il y a des moments où il se balade, et là il n’a plus le poids du monde sur lui, et il
y a les moments où il est repris dans la marche forcée. Et là on rejoint la question du trauma que soulevait
Marie-Hélène - sauf que pour lui ça n’a pas la même fonction que pour cette jeune femme aux scarifications - il
y a eu le trauma quand même des horreurs du Cambodge. Ils ont marché pendant des mois et des mois,
entourés de cadavres, ils ont dû fuir dans des conditions épouvantables, fuyant la mort et voilà, c’est comme si
ce qu’il n’avait pas pu symboliser, le rattrapait maintenant dans cette marche forcée, il le dit lui-même.
Pierre Naveau :
Il a rencontré l’indicible.
Catherine Meut :
Oui, il a rencontré là vraiment l’horreur. Et il n’avait vraiment pas l’appareil, je ne sais pas qui l’a d’ailleurs dans
ces moments-là, l’appareil symbolique pour amortir ce choc-là.
Bon, on va passer aux deux autres cas.
•
Enfermé “chez soi”, Evangelia Tsoni
Jo est un jeune homme de vingt-trois ans qui vient à Intervalle-Cap sur les indications d’un espace d’insertion
de son quartier. Lorsqu’il vient pour la première fois, il veut garder son anonymat, et ne confie son nom de
famille qu’avec l’insistance d’une intervenante. Malgré un sentiment de mal-être qui l’habite depuis l’âge de dix
ans, il n’a jamais fréquenté jusque-là le milieu psy.
Jo a décidé d’emménager à Paris depuis un an. Il s’est trouvé face à un choix vital : soit partir pour « vivre »,
soit rester chez ses parents et « se laisser mourir ». Pour pouvoir « vivre autonome », il lui fallait, dit-il, « se
libérer de l’emprise des ses parents », surtout celle de sa mère. Avant son déménagement il avait « une rage,
une folie » : il voulait « tuer ses parents sans jamais passer à l’acte ».
Il ne pouvait pas se loger chez eux car ce lieu était déjà occupé; il y avait un trop-plein de présence qui le
supprimait de la scène. Pour exister, il lui fallait tuer ses parents dans le réel. Néanmoins, au lieu de passer à
l’acte, il débute son périple d’étranger à Paris.
Jo repère qu’il « a toujours l’impression d’errer ». Il décrit son quotidien comme un éternel retour du même sans
point d’arrêt : « je n’ai pas de point fixe, je peux aller dans n’importe quel lieu » dit-il.
Le point autour duquel tourne son récit, le tournant de son histoire, c’est le déménagement de sa famille,
quittant la région parisienne pour une ville en province. Il a alors dix, douze ans ; il entre aussi au collège.
Depuis ce moment constate-t-il, « sa mère est sous un choc psychologique ». « Cette cicatrice » est toujours
là, « ça m’a déstabilisé », nous rapporte-t-il. Il situe le début de ses problèmes à partir de ce point-là, sans pour
autant lors des premiers entretiens faire un lien entre ces événements et son décrochage.
Dès cette période de changements, il commence à s’enfermer, à se réfugier dans les écrans, et à manger
compulsivement. Son corps lui semble alors étranger. Il se sent « sous tension». Une tension du corps qui le
contraint à être « lent » car dit-il, « si la pression est trop forte, ça peut le tuer ». Il cherche donc à réduire toute
tension au degré zéro. Il ne sait pas quoi faire d’une jouissance énigmatique de son corps qui s’impose à lui.
Comment ne pas voir ici un lien avec l’éveil de la sexualité de l’adolescence qu’il n’arrive pas à symboliser ?
Jo précise qu’il a chuté après le Bac. Il parle de cette période comme une « descente aux enfers » : il vivait
dans un « étourdissement quotidien». Pour supporter la tension, il se « plonge dans une sorte d’imaginaire,
automatique, dirigeable». Frénétiquement, il se met à accumuler des connaissances sur Wikipédia, avec pour
objectif ultime de « reconstruire l’origine des connaissances ». Cette solution n’aboutit à rien, car sur le Net, un
signifiant renvoie à un autre signifiant qui à son tour renvoie à un autre et ainsi, à l’infini, sans point d’arrêt.
Après deux ans de cet enfermement au domicile familial, il s’aperçoit que cette voie de recherche sur Internet
ne marche pas, et décide qu’il faut agir radicalement. C’est à ce moment-là que lui vient l’idée que la seule
manière de pouvoir exister, c’est de s’éloigner de ses parents, et de venir vivre à Paris.
Or, depuis son arrivée dans la grande ville, récente, cela continue, comme chez ses parents : il vit encore
« enfermé et isolé » dans sa petite chambre. Il ne sort que pour faire son jogging le matin, et le reste de la
journée, il reste absorbé devant un écran, vivant « dans une science-fiction », envahi par ce qu’il appelle « ses
hallucinations », à savoir « les images vivantes » de l’écran. Il ne peut pas investir son espace privé : il se laisse
remplir par le numérique, des regards et des voix qui viennent de l’extérieur, et qu’il ne peut distinguer de
l’intérieur de lui-même. Jo n’arrive pas à s’extraire de l’image qui prend pour lui le statut d’un réel hors-sens.
Seul à Paris, il constate, cette fois, que « la connaissance ne veut plus rien dire » pour lui. Le virtuel ne lui offre
pas une réponse qui pourrait faire tenir son être. En même temps, à Paris, il réalise qu’il a un « déficit social»,
que « les connaissances pratiques » lui manquent et que « tout n’est pas sur Wikipédia ».
C’est alors qu’il décide de venir à Intervalle, lieu de re-socialisation, comme il dit lui même. Démarche délicate,
car dans sa tentative constante depuis son arrivée dans la capitale, de « construire son autarchie », il se trouve
« coincé entre son envie de se passer de l’autre et son incapacité à y arriver ».
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Le récit que Jo dépose à Intervalle est fragmentaire, embrouillé et répétitif, énoncé d’une manière détachée,
presque apathique. Aucun lien de cause à effet ne s’établit pour lui, aucun sens : le déménagement de sa
famille, la dépression de sa mère, ce qu’il appelle « sa chute après son Bac », son déménagement à Paris, son
isolement chez ses parents et son enfermement actuel, tout se mêle dans un éternel présent.
Il donne une sorte d’explication, lorsqu’il nous dit au cours d’un entretien, que ce qui lui arrive c’est « qu’il a le
souvenir mais qu’il (n’est plus) connecté au souvenir » comme si « sa mémoire était formatée ». À ce propos, il
nous rapporte un exemple saisissant qui témoigne de son errance et de son statut réel de « sans domicile
fixe », de son monde déréalisé. A Noël, il est retourné chez ses parents pour passer les fêtes.
Néanmoins lorsqu’il arrive dans la ville où ses parents habitent, il ne reconnaît rien, « comme si c’était la
première fois qu’il y mettait ses pieds ». Durant ce séjour, il ne peut rien faire d’autre que « reprendre son
addiction à internet ».
Face à ce monde qui lui échappe et l’agresse, Jo reste perplexe, et la tension monte. Pour trouver un point
d’équilibre, il se tourne vers les écrans. Vaine quête d’identité et de sens par la capture imaginaire. Ce recours
est inefficace à défaut d’une trame symbolique qui pourrait le faire tenir. Jo constate que dans sa famille, on ne
parle pas. Il ne pouvait pas dire non à ses parents ; c’est eux qui ont tout décidé à sa place. Surtout sa mère,
toujours déprimée, sans qu’il sache pourquoi. De son père, la seule chose qu’il peut dire, c’est qu’il travaillait.
Jo, lui, s’est retiré de la scène pour ne pas être affecté.
Jo explique qu’il n’a pas de relations sociales car il ne dispose pas de langage approprié. Au cours des
entretiens à Intervalle, nous constatons qu’il ne parle pas pour se faire entendre : son lien à l’Autre est
interrompu. Il repère lui-même qu’il n’a pas à sa disposition « des outils, tels que les mots, les phrases, la
conjugaison». Par ailleurs, quand l’Autre est trop présent, Jo perçoit cette présence comme une agression,
comme celle des stagiaires d’Intervalle, et interroge aussi la fonction de l’accueillant, très sensible à toute
intervention.
Si Jo est un de ces êtres sans foyer c’est que, comme le dit Lacan, reprenant Heidegger, c’est le langage qui
est le foyer de l’être, et Jo est un de ceux qui n’arrivent pas à s’installer dans un topos/logos qui pourrait loger
leur être et leur jouissance. Chez ses parents, il vit comme s’il était mort. Chez lui, il ne sait pas comment
investir les murs et se laisse emporter par les images qui ne lui sont d’aucun secours pour limiter sa jouissance
mais plutôt qui l’avalent toujours et encore plus ; il se perd dans une dévoration impulsive du savoir infini sur
internet sans pouvoir s’y inscrire. Même la parole se consomme, de la même manière que l’image et les
connaissances pour lui.
Cependant sa présence à Intervalle semble s’inscrire pour lui comme un lieu d’accrochage à l’Autre qui lui
permet de se motiver un peu après ce gouffre d’isolement, et de faire des démarches : « ça socialise » dit-il, «
parce que maintenant il arrive à sortir un peu, échanger, partager ». Au fur et à mesure des entretiens, peu à
peu, il parvient à instaurer des liens entre les faits décousus de son histoire. Faire l’effort de venir à intervalle
soutient ce qu’il appelle sa « reconstruction ». Intervalle constitue ainsi un point d’arrimage, un premier lieu
d’adresse et de parole qui le soutient au départ afin de borner son errance et être avec les autres sans s’y
laisser piéger pour autant. Ce n’est pas par hasard qu’après sa rencontre avec Intervalle-Cap, il se met à
investir, à sa façon bien particulière, un autre lieu de parole, vers lequel il a été orienté par notre dispositif, pour
déposer son récit erratique. Il se met à s’activer, à son rythme. Il s’ouvre « lentement » au social tout « en
restant entier, autonome » et surtout, sans « être pris dans l’autre, pour que l’autre ne décide pas à sa place ».
•
Un certain air de Bartleby…Flavia Hofstetter
Les sujets qui se rendent à Intervalle n’ont pas besoin de prendre rendez-vous, ils viennent quand ils veulent, et
une fois arrivés dans le lieu d’accueil, ils ne sont pas obligés d’avoir un entretien avec un accueillant.
Ils peuvent, s’ils le souhaitent, rester dans la salle d’attente et boire un café. Nous essayons néanmoins que
cela ne devienne pas une habitude, le but étant tout de même de faire un entretien, dans l’idée qu’ils ont peutêtre quelque chose à dire. Nous sommes prudents : ce n’est pas parce qu’ils viennent à Intervalle qu’ils veulent
parler ; nous essayons d’être attentifs à ne pas faire peser sur eux une demande de notre part, qui pourrait
rapidement devenir intrusive.
Ceci fonctionne bien pour beaucoup d’entre eux, des sujets libres qui ne supportent aucun type de demande,
d’où leur impossibilité d’avoir un suivi régulier ailleurs : l’horaire et l’Autre pèsent trop. Trop de questions
peuvent les persécuter. Nous-mêmes, accueillants à Intervalle, sommes souvent témoins de ce mot que nous
avons dit de trop. Et nous apprenons par la réaction du patient, qu’il faut souvent dire le moins possible.
M. J. nous éclaire sur ce point. Lorsqu’il est allé voir un psychiatre, cela a été « catastrophique ». Le psychiatre
lui aurait parlé de « responsabilité subjective », lui aurait dit qu’il manquait de curiosité, l’invitant à se poser des
questions. M. J. reste perplexe ; il ne voit pas quelles questions il devrait se poser et du coup « c’est mal parti,
(…) c’est bloqué » dit-t-il.
Même après un bref suivi dans une autre structure de consultations psychanalytiques, il reste critique.
Il est d’abord venu nous rencontrer à Intervalle de manière irrégulière et nous l’avons orienté vers ce lieu non
médical. Là, il s’y est rendu de manière régulière, « j’ai fait leur cycle de rendez-vous » rapporte-t-il, non sans
ironie, mais une fois le suivi terminé, il revient à Intervalle pour nous dire que la méthode psychanalytique de ce
lieu « ne lui convenait pas », que cela lui « coûtait » trop, et qu’il y avait la « contrainte horaire ».
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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M. J. se sert ainsi d’Intervalle pour venir critiquer les autres dispositifs. En quoi ferions-nous exception,
échappant à son rejet de toute structure ? Il nous donne la réponse. A Intervalle, il est « un petit peu
tranquille », il y vient « pour son calme. Ici (…) on peut se poser, avoir un café, un rendez-vous ou pas… C’est
appréciable ! » Il vient « pour la liberté qu’[il] y trouve, cela rend ce lieu serein. (…) comme ce n’est pas
obligatoire ça ne peut détruire (…) la liberté est un atout à m’accrocher ». Il se sent bien à Intervalle car il peut
« ne rien faire ». Il peut « profiter d’un moment de suspens, se poser ». Il semblerait que pour ce sujet, une
place pour le « rien », rien attendre et rien faire, est possible à Intervalle. Nous sommes aussi l’objet d’une
grande méfiance de sa part. Il vient à Intervalle seulement quand ça va très mal, et que cette rencontre avec
l’Autre que nous incarnons, devient un mal nécessaire.
En même temps, il nous met dans une position délicate. Il ne vient pas pour parler car parler est pour lui une
« épreuve qu’il ne veut pas confronter », parler « lui prend de l’énergie et ne lui en donne pas », alors qu’il
aimerait savoir comment retrouver un peu d’énergie. Il cherche « plus des réponses qu’un lieu d’expression »,
sauf qu’il veut trouver des réponses « rapides et concrètes » à un problème que lui-même n’arrive pas à cerner
(il le dit). Lorsque nous ne répondons pas, il est déçu, ironique à notre égard, et lorsque nous répondons, il est
très rare que la réponse lui convienne.
Comme il n’est pas dans la logique du récit puisqu’il n’est pas dans le sens, nous avons peu d’éléments sur sa
vie. Il est très réticent à parler, il dit peu.
Après avoir passé un bac scientifique sans difficulté, il a été agent d’accueil, télévendeur, serveur, organisateur
de voyages, il a travaillé dans un théâtre, il a fait des enquêtes pour la sécurité sociale et les caisses de retraite.
Il a vécu aux Etats-Unis où il aurait fait des traductions pour des médecins et en Angleterre. Il aurait eu une
petite amie et aurait aussi fait une « vasectomie réversible » en Angleterre. Lorsque nous voulons plus de
précisions, il coupe net l’entretien avec des phrases du type « je me sens mal avec vous, on arrête ». Il
expliquera par la suite qu’il fait cela car « il a l’impression d’aller à contre-courant, de faire des efforts et que
pour lui, c’est trop ».
Nous savons pourtant qu’il a travaillé, qu’il a eu un logement, mais il s’est passé quelque chose qui a mis un
terme à cette inscription, peut-être précaire, dans l’Autre. Lorsque nous lui demandons ce qui s’est passé, il
répond : « Rien de pertinent, enfin il se passe toujours des choses… ».
Nous entendons aussi un délire, confus, peu organisé et à bas bruit et qui revient sans cesse à propos de « la
perte d’énergie ». Tout pour lui dans le lien à l’Autre, est une perte d’énergie très coûteuse, qui le fatigue, il dit
d’ailleurs que la perte d’énergie est synonyme de dépression. Il ne voit pas pourquoi il devrait perdre cette
énergie et donc il s’isole, tout en essayant de trouver une explication – délirante - sur la signification de la perte
d’énergie, sur « ce qui coûte et ce qui apporte » dit-il.
Que s’est-il donc passé pour M. J. ?
Il est venu pour la première fois à Intervalle après avoir pris la décision de témoigner en procès contre son
propre père.
Enfant, à l’âge de deux ans et sa sœur de trois mois, son père est incarcéré pendant huit ans pour des
braquages ; c’est un « gangster » dit-t-il. La mère, toxicomane, se voit retirer la garde de ses enfants pour
inaptitude, et ceux-ci sont alors élevés par la famille paternelle.
Lorsque le père sort de prison, il « prend sa fille pour lui » nous dit M. J., et aurait alors abusé d’elle.
Celle-ci aurait fait une tentative de suicide qui aurait été suivie d’une enquête psychologique sans conséquence
judiciaire. La famille paternelle aurait témoigné en faveur du père. Le récit est flou et nous n’en savons pas plus.
Cette sœur une fois adulte, décide de porter plainte contre son père, et c’est à ce moment que M. J. se met en
tête de la soutenir pleinement dans cette démarche.
Le père de M. J. est le père jouisseur. C’est le lien aux autres membres de la famille qui a fait fonction de
soutien paternel pour J. Or, lorsqu’il décide de soutenir sa sœur, toute cette famille lui tourne le dos, se
rangeant du côté du père. J. explique ceci par « une génétique familiale » autorisant ce genre de « pratiques »,
l’inceste. Un laisser-tomber de l’Autre se réactualise ainsi pour ce sujet.
Désormais, de manière assez spectaculaire, M. J. va se débrancher rapidement de l’Autre. Il perd son travail,
son logement, ne fait aucune démarche pour toucher ses allocations Assedic et perd ses papiers d’identité.
Il se retrouve à la rue à dormir sur un banc, et c’est dans ces conditions qu’il nous rencontre la première fois, en
urgence (il va très mal). Son identité, ses identifications, probablement déjà fragiles, sont ébranlées.
Il se retrouve sans appui. Lui-même le décrit : « Je ne sais pas si je suis dans le vide, ou si c’est moi qui suis
vide (…) c’est un peu comme s’il n’y avait rien ». Comme si sa subjectivité s’effondrait, ce qui le tenait dans le
monde, sa famille paternelle, son abri et qu’il devenait, un peu surpris, témoin de sa propre chute.
C’est l’expérience d’une catastrophe subjective qu’il ne peut symboliser. Dès lors, il n’a « plus goût à rien », se
sent « apathique » et « éloigné vis-à-vis de ce qui lui arrive ». Il ne fait plus que « l’essentiel ».
Cette famille paternelle constituait son unique soutien imaginaire, et non symbolique, et grâce à elle, il avait plus
ou moins réussi à se débrouiller dans la vie. Mais, quand celle-ci le lâche, c’est son lien à l’Autre qui se délite.
Nous sommes surpris de la façon dont M. J. décrit et vit ce lâchage de l’Autre : dans une grande indifférence,
comme anesthésié. Il dit : « Je vis cela avec calme. Je n’ai pas envie de me faire du mal et pourtant, je me
retrouve dans cette situation-là. Je ne sais pas pourquoi. (…), je me demande pourquoi je me mets sur un banc
ou qu’est ce qui me fait me mettre sur un banc, quel sens cela a ? (…) les choses se répètent et je m’en fous.
(…) je ne suis pas angoissé, je ne suis pas inquiet (…) pourquoi ça ne me fait pas peur ? ».
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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« Je ne suis pas suicidaire, je ne me suis jamais mutilé, ce n’est pas du même ordre même si cela y
ressemble » précise-t-il.
« Même si cela y ressemble » : effectivement nous y lisons cet aspect mélancolique où il devient déchet de
l’Autre mais rien de ce qui est typiquement mélancolique n’est présent. Pas d’auto-accusations ni d’autoreproches, pas de culpabilité ni de sentiment d’indignité. Juste un sujet qui assiste à sa déchéance sans pouvoir
ni vouloir changer quoi que ce soit, malgré tout rendu perplexe par sa situation.
Ainsi, nous n’imaginons guère un sujet qui pourrait être amené à avoir des idées suicidaires, comme dans la
mélancolie. Pas de douleur d’exister mais plutôt un refus de l’Autre dont il souligne l’imposture, plutôt une
indifférence telle, qu’elle l’amène à s’exposer à toutes les intempéries sur son banc, avec les risques que cela
entraîne, sans que ceci ne semble le déranger ni le toucher. Tel le héros négatif du roman d’Hermann Melville,
« Bartleby », qui finit sa vie allongé, recroquevillé, au pied du mur d’une cour de prison, « décharné » selon
l’auteur, après avoir opposé un refus énigmatique à une demande de son employeur, y perdant son travail.
Presque tout lui était devenu indifférent, et il avait même cessé de manger.
M. J. quant à lui, reste sur son banc. « C’est plus facile à supporter qu’on imagine », nous livre-t-il.
Absent et distant de lui-même en tant que sujet, il vient pourtant à Intervalle « interroger » ce vide qu’il a tout de
même su repérer.
Discussion, suite
Pierre Naveau :
Pressons le pas.
Oui, ce que l’on apprend finalement, ce sont des paradoxes. Ce que je tire rapidement de l’exposé d’Evangelia
Tsoni c’est que dans le fond, même ces personnes dont vous parlez, ont un partenaire. Par exemple, pour ce
jeune homme, le partenaire, c’est le virtuel, c’est cette fascination là, pour l’écran. D’ailleurs, dans le cas de Noa
c’était la marche, la marche forcée, ou bien là, l’idée de rejoindre le bord de la mer.
Autre paradoxe, finalement je finis par me dire que chacun a sa structure, ça c’est ce que rappelait MarieHélène tout à l’heure, chacun a sa singularité, chacun a son en-soi au sens de Sartre, et chacun a son chez-soi.
Finalement, toutes ces personnes ont leur chez soi qui a une forme qui peut varier en effet et, ce que
j’apprends, c’est que Intervalle a une fonction. Lacan aime à dire, aimait à dire à la fin de son enseignement,
que l’analyste dépend du réel. D’ailleurs, ses auditeurs disaient : « Mais comment ça ? Est-ce que le réel ne se
modifie pas en fonction de la psychanalyse ? » Et lui disait : « Non, l’analyste dépend du réel. » En ce qui
concerne Intervalle, le sentiment que j’ai, c’est que comme la psychanalyse a quelque chose à contrer, par
rapport au discours du capitalisme, par rapport au discours de la science, il me semble que ce qu’Intervalle
contre, au sens du verbe aller contre, c’est la poubelle. C’est vraiment sa fonction. A mon avis il y a une
contingence qui est la marque d’Intervalle, je l’apprends aujourd’hui ; c’est qu’à l’instant de la rencontre avec
Intervalle, la poubelle cesse. Ca ne dure qu’un temps, mais c’est une fonction. La femme qui entre dans le local
d’Intervalle devient la plus belle peut être, mais la poubelle cesse, me semble-t-il. Et aussi souvent, ça revient
beaucoup, c’est qu’il me semble que la formule de l’homme de la rue par rapport à la femme, c’est qu’ « une
femme l’a quitté », c’est très fréquent, je trouve. C’est vraiment : « ma femme m’a quitté il y a vingt-cinq ans » et
il n’a plus jamais retrouvé sa maison. Il y a un mot qui a été beaucoup prononcé lors de la première table, c’était
le mot addiction. Et sans doute, l’addiction pourrait-elle être reformulée, je ne sais pas, par rapport à la question
du partenaire justement me semble-t-il.
Je trouve aussi qu’il faudrait débattre, dans votre cercle, sur la liberté. Parce que la liberté, au sens de Lacan,
ce n’est pas ce qu’on croit me semble-t-il.
Catherine Meut :
Oui, tout à fait.
Flavia Hofstetter:
En fait, je voulais juste préciser que le lâchage de l’autre pour monsieur J. ce n’est pas tellement quand il va
parler au procès contre son père, c’est pas quand une femme le quitte, mais quand sa famille le quitte quand
même. C’est plutôt ça qui a fait effraction pour lui.
Catherine Meut :
Cela dit, dans les notes cliniques, il était déjà dans la rue avant que ne débute le procès du père… j’ai relu ça
attentivement. En fait, avec ces sujets, on ne sait jamais parce que la biographie, la chronologie… Justement
une des fonctions d’Intervalle, du fait que vous fassiez les secrétaires, que vous écriviez des notes et cetera,
c’est qu’il y a une forme de mise en ordre. Mais enfin, les sujets qui viennent et c’est lié au non-déroulement de
la phrase, sont dans un éternel présent. C’est-à-dire qu’il y a tout un effort à faire, de la part des accueillants,
pour reconstruire. Nous reconstruisons leur histoire, enfin nous essayons quelque chose de ce genre-là, et ça a
des effets pour eux. Ca ne veut pas dire qu’ils ont plus d’histoire. Ils se moquent de leur passé, de leur histoire
et de leurs parents ; enfin ils s’en moquent… c’est pas ça l’essentiel. Ce qui est essentiel pour eux, c’est ce
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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présent-là dans lequel ils sont. Et tout patient, enfin Monsieur « Bartleby » est très frappant là-dessus, vient
seulement quand ça va mal. D’ailleurs, on pourrait faire une journée sur le temps. Il explique à la fin, ce qui est
remarquable quand même, la dernière fois qu’il est revenu, il est venu nous interroger sur ce qu’est le langage.
C’est à Intervalle qu’il est venu dire ça, ce n’est pas par hasard. Il a toute une théorie sur le langage qui est très
lacanienne. Il a constaté qu’il n’arrive pas à utiliser le langage parce qu’entre ce qu’il pense vouloir dire et le
moment de l’énonciation et l’utilisation des mots, il y a une perte. La perte lui est insupportable, et c’est pour ça
qu’il n’arrive pas à parler. Enfin si, il parle, mais venir parler en analyse, c’est très coûteux, parce qu’il y a une
perte. Il remarque lui-même que ce procédé métonymique l’épuise.
Pierre Naveau :
Vous soutenez la phrase.
Catherine Meut :
Bien, Marie-Hélène va faire juste une conclusion.
CONCLUSION
Marie-Hélène Brousse :
Je pense que, comme moi, vous avez été tout à fait passionnés par les différents exposés qui se sont
succédés. Je voudrais juste dire un mot qui ponctuera un peu cette dernière table, celle avec Pierre Naveau qui
a mis l’accent sur le point de capiton, sur le langage. Moi, j’ai été frappée - j’ai retenu ça pour deux exposés
mais ils étaient pareils -, l’exposé de Sissy Rapti qui cite le patient : « je suis maintenant précaire mais je ne
suis pas en danger », ou bien l’exposé, le dernier que nous avons entendu, celui de Flavia, qui lui aussi
évoquait la précision du rapport au langage de ce sujet. Alors je me disais, voilà, j’ai appris une chose
aujourd’hui, à propos d’Intervalle. Il y a ce que Pierre a mis en évidence :« ils échappent à la poubelle, au
déchet », j’ajouterais quelque chose qui va dans ce sens.
Finalement, à Intervalle, on écoute ces sujets très singuliers d’une manière telle, qu’ils sont dans le bien-dire.
Malgré le manque de point de capiton, ils disent bien. Et je pense que ça a une vertu thérapeutique pour eux. Ils
arrivent à dire bien. Peu importe l’exactitude ou pas des faits auxquels ils se réfèrent, ce qui est important, c’est
qu’ils arrivent à bien le dire dans des formules qui nous apprennent quelque chose, et qui par conséquent leur
apprennent à eux quelque chose.
Donc ce bien-dire vient à la place où il n’y a pas le point de capiton. A défaut de point de capiton, arriver à bien
dire le phénomène auquel on est assujetti. Et c’est reconnu par les personnes qui écoutent à Intervalle.
Je pense que l’efficacité du traitement d’Intervalle tient à cela. C’est véritablement une efficacité
psychanalytique.
Alors je voudrais remercier tous les gens qui travaillent à Intervalle, Catherine, évidemment, qui s’est démenée
et est bien fatiguée après cette journée, et Annabelle Delestre, dont je sais aussi qu’elle a été une cheville
ouvrière de cette journée qui nous a tous enseignés beaucoup.
Merci à vous tous.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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SEQUENCE POETIQUE
Avec les comédiens Jeanne Balibar, Bernard Gabay, Pascal Tokatlian
« home sweet home » vient du poème éponyme de John Howard Payne (1791-1852) Acteur et dramaturge
américain.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, n°43 6. (Extrait)
Je ne sais si je dors, où si je sens simplement que je dors. Je ne rêve pas dans un intervalle précis,
mais je perçois, attentif, et comme m’éveillant d’un sommeil où je n’aurais pas dormi, les premières rumeurs de
la vie de la ville, qui montent, comme une inondation, de l’endroit vague, tout en bas, où se trouvent toutes les
rues de la Création. Ce sont des sons joyeux, filtrés par la tristesse de la pluie qui tombe, ou qui, peut-être, est
déjà tombée – car je ne l’entends pas pour l’instant… Rien d’autre que la grisaille excessive des fentes de
lumière qui avancent, parmi les ombres d’une lueur incertaine, insuffisante pour cette heure de la matinée, que
j’ignore d’ailleurs. Ce sont des bruits joyeux et dispersés et ils me font mal, au fond du cœur, comme s’ils
m’appelaient pour un examen ou une exécution. Chaque journée que j’entends se lever, de ce lit où je veux tout
ignorer, me semble devoir être le jour d’un événement important de ma vie, que je ne vais pas avoir le courage
d’affronter. Chaque jour que je sens se lever de son lit d’ombre, accompagné d’une chute de draps à travers
rues et ruelles, me convoque à un tribunal. Chaque nouvel aujourd’hui, je dois être jugé. Et l’éternel condamné
qu’il y a en moi s’accroche à son lit comme à la mère qu’il a perdue, et caresse son traversin comme si sa
nourrice pouvait le défendre du monde.
La sieste heureuse de la bête puissante à l’ombre des arbres, la fraîche fatigue du vagabond loqueteux
parmi les hautes herbes, la torpeur du Noir dans l’après-midi moite et lointaine, le délice du bâillement qui pèse
sur les yeux las – tout ce qui berce d’oubli et donne le sommeil, l’apaisement du repos dans l tête, venant
pousser d’un pied léger les volets de l’âme, cette caresse anonyme de dormir…
Dormir, être au loin sans le savoir, se retrouver distant de tout, oublier avec son propre corps ; avoir la
liberté d’être inconscient, dans ce refuge tel un lac perdu, stagnant sur de hautes frondaisons, dans les vastes
solitudes des forêts.
Un rien qui respire au dehors, une mort légère, dont on s’éveille avec regret et une fraîcheur nouvelle,
et où les tissus de l’âme cèdent au massage [?] de l’oubli.
Ah, et voici que de nouveau, telles les protestations renouvelées d’un homme qu’on n’a pas convaincu,
j’entends la clameur brusque de la pluie qui gicle dans l’univers éclairci. J’éprouve un froid qui atteint mes os
supposés, comme si j’avais peur. Et recroquevillé, nul, être humain seul avec lui-même dans le peu d’obscurité
qu’il me reste, je pleure, oui, je pleure de solitude et de vie, et ma peine, dérisoire comme une voiture sans
roues, gis au bord de la réalité parmi les déjections à l’abandon. Je pleure de tout, je pleure le souvenir des
genoux [accueillants] de la main qu’on me tendait, morte depuis, et puis les bras dont j’ai toujours ignoré
l’étreinte, l’épaule où jamais je n’ai pu m’appuyer… Et le jour qui se lève définitivement, la douleur qui se lève
aussi en moi comme la vérité crue du jour, et ce que j’ai rêvé, ce que j’ai pensé, ce qui, en moi, a oublié – tout
cela, cette amalgame d’ombre, de fiction et de remords, se mélange dans le sillon où roulent les mondes, et
tombe parmi les choses de la vie comme le squelette d’une grappe de raisin, dévoré en cachette par les gamins
qui l’ont dérobée.
La rumeur du jour humain augmente soudain, comme le bruit d’une sonnerie. Au fond de la maison
claque doucement la serrure de la première porte qu’on ouvre pour aller vivre. J’entends des pantoufles dans
un couloir absurde, qui mène à mon cœur. Et d’un geste brusque, comme un homme qui enfant se tue,
j’arrache de mon corps dur les draps et les couvertures moelleuses du lit qui m’abrite. Je suis réveillé. Le bruit
de la pluie s’estompe là-haut, dans l’extérieur indéfini. Je me sens plus à l’aise. J’ai accompli quelque chose
que j’ignore.
Je me lève, je vais à la fenêtre, ouvre les volets intérieurs avec la décision d’un homme courageux. Je
vois briller une journée de pluie claire, qui noie mes yeux d’une clarté terne. J’ouvre les fenêtres à leur tour. L’air
frais humidifie ma peau encore tiède. Il pleut sans doute, mais cette pluie, peut-être la même, a vraiment
diminué. Je veux me rafraîchir, vivre, et je tends le cou vers la vie, comme vers un joug immense.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Charles Baudelaire, Anywhere out of the world – N’importe où hors du monde. (Repris en 1864 sous le
titre Petits poèmes en prose)
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait
souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est
une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et
tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que
le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un
paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande,
cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les
musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des
maisons ? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la
beauté tropicale. »
Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est
ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons
nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si
c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de
la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous
pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous
enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer !»
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce
soit hors de ce monde ! »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, n°36 4. (Extrait)
Je ne possède pas mon propre corps : comment, grâce à lui, pourrais-je posséder ? Je ne possède pas
mon âme : comment pourrais-je posséder grâce à elle ? Je ne comprends pas mon esprit : comment, grâce à
lui, pourrais-je comprendre ?
Nous ne possédons, ni un corps, ni une vérité – pas même une illusion. Nous sommes des fantômes de
mensonge, des ombres d’illusions, et notre vie est aussi creuse au-dehors qu’au-dedans.
Qui donc connaît les frontières de son âme au point de pouvoir dire : je suis moi-même ?
Guy de Maupassant, Le Horla, 1887. (Extrait)
Je le tuerai. Je l'ai vu ! Je me suis assis hier soir, à ma table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande
attention. Je savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le
toucher, le saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma
poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le
découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée
avec soin, après l'avoir laissée longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace,
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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qui me servait chaque jour, pour me raser, pour m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux
pieds, chaque fois que je passais devant.
Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain
qu'il lisait par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! bien ?... on y voyait comme
en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon
image n'était pas dedans... et j'étais en face de moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas.
Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement,
sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré
mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir,
dans une brume comme à travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite,
lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui
me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence
opaque, s'éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.
Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité. Page 507 (Extrait)
Aujourd’hui, plus lente que jamais, la Mort est venue vendre à ma porte. Devant moi, plus lentement
que jamais, elle a déployé les tapis, les soieries, les damas de l’oubli et de la consolation qu’elle nous offre. Elle
avait pour eux un sourire d’éloge, et se souciait peu que je puisse le voir. Mais au moment où je me laissais
tenter, elle me dit que rien n’était à vendre. Elle n’était pas venue pour me donner envie de ce qu’elle me
montrait mais, par ce biais, pour me donner envie d’elle-même. Et, me parlant de ses tapis, elle me dit que tels
étaient ceux que l’on foulait dans son lointain palais ; de ces soieries, qu’on n’en revêtait nulle autre dans son
château de l’ombre ; de ses damas, que plus beaux encore étaient ceux qui recouvraient, de leurs chapes, les
retables de sa demeure d’au-delà du monde.
L’attachement natal qui me retenait à mon seuil nu, elle le dénoua d’un geste plein de douceur. « Ton
foyer, me dit-elle, n’a pas de feu : pourquoi donc veux-tu un foyer ? Ta maison, dit-elle, n’a pas de pain : à quoi
te sert-il donc d’avoir une table ? Ta vie, dit-elle encore, ne connaît pas de présence amie : en quoi donc ta vie
peut-elle te plaire ?
« Je suis, dit-elle, le feu des foyers éteints, le pain des tables vides, la compagne dévouée des solitaires
et des incompris. La gloire qui fait défaut dans ce monde, est la pompe de mon sombre royaume. »
Paul Verlaine, XIV - le Foyer, la lueur étroite de la lampe. (Extrait du recueil « La bonne chanson »)
Le foyer, la lueur étroite de la lampe :
La rêverie avec le doigt contre la tempe
Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés :
L'heure du thé fumant et des livres fermés ;
La douceur de sentir la fin de la soirée ;
La fatigue charmante et l'attente adorée
De l'ombre nuptiale et de la douce nuit,
Oh ! tout cela, mon rêve attendri le poursuit
Sans relâche, à travers toutes remises vaines,
Impatient des mois, furieux des semaines !
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Paul Verlaine, XVI - le bruit des cabarets, la fange du trottoir. (Extrait du recueil « La bonne chanson »)
Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs,
Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,
L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,
Voilà ma route - avec le paradis au bout.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité. page 508 (Extrait)
« Qu’as-tu donc, me dit-elle, qui te relie à la vie ? L’amour ne te sollicite pas, la gloire ne te cherche
pas, le pouvoir ne t’a point trouvé. La maison dont tu as hérité, tu l’as reçue en ruine. Les terres qu’on t’a
léguées, le gel avait déjà brûlé leurs prémices, et le soleil consumé leurs promesses. Tu n’as jamais vu le puits
de ton jardin autrement qu’à sec. Avant même que tu les aies vues, les feuilles pourrissaient dans tes bassins.
Les herbes folles jonchaient, sous les arbres, les sentiers ou les allées que tes pieds, d’ailleurs, n’avaient
jamais foulés. »
E. T. A. Hoffmann, Le pot d’or - Fantaisies à la manière de Callot, 1814. Traduit par Émile de La
Bédollière. (Extrait de la « Dixième veillée »)
Je doute à bon droit, cher lecteur, que tu te sois jamais trouvé enfermé dans une bouteille, à moins toutefois
qu’un rêve ne t’ait ainsi féeriquement emprisonné. Si tu as eu un rêve pareil, alors tu comprendras plus
vivement toutes les angoisses du pauvre étudiant Anselme. Mais, si tu n’as jamais eu un songe de ce genre,
pour nous plaire, à Anselme et à moi, enferme toi un moment, à l’aide de ta fantaisie, dans le cristal. Te voilà
entouré d’un éclat aveuglant, tous les objets qui t’environnent t’apparaissent entourés des couleurs de l’arc-enciel, tout tremble, vacille ou chancelle dans la chambre, tu nages, sans pouvoir te bouger, comme dans un air
congelé qui t’oppresse de telle sorte que l’esprit ordonne en vain au corps inactif. Un poids immense oppresse
de plus en plus ta poitrine ; chaque mouvement de ta respiration dévore quelques parcelles du peu d’air qui
joue dans l’étroit espace. Tes veines se gonflent, et, dans une crainte affreuse, chaque nerf tressaille en
combattant la mort. Aie pitié, bon lecteur, du terrible martyre que souffrait Anselme dans sa prison de verre.
Mais il sentait bien que la mort ne viendrait pas le délivrer, car il sortit du profond évanouissement où il était
tombé à cet excès de douleur lorsque le soleil vint, clair et joyeux, regarder dans la chambre et ses tourments
recommencèrent.
Il ne pouvait pas remuer un seul membre, mais ses pensées frappaient le verre, qui l’étourdissait de son
retentissement inharmonieux, et il ne distinguait, au lieu des mots que son esprit prononçait en lui-même, que le
sourd murmure de la folie.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité. Page 515 (Extrait)
J’ai toujours peur qu’on ne parle de moi. J’ai échoué en tout. Je n’ai pas même osé songer à être quoi
que ce soit ; quand à penser que je souhaiterais être quelque chose – cela, pas même en rêve, car même en
rêve j’ai vu mon incompétence à vivre, jusque dans mon état visionnaire de pur rêveur.
Nul sentiment ne peut me faire lever la tête de ce traversin, où je l’enfonce parce que je ne supporte
pas ce corps, ni l’idée que je vis, ni même l’idée en soi de la vie.
Je ne parle pas le langage des réalités, et parmi les choses de la vie je chancelle, comme un malade
alité depuis longtemps et qui se lève pour la première fois. Ce n’est qu’au lit que je me sens dans la vie
normale. Si j’ai la fièvre, cela me plaît comme une chose naturelle au malade chronique que je suis. Je tremble
et m’affole comme une flamme au vent. Ce n’est que dans l’air mort des pièces closes que je respire la
normalité de ma vie.
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Traduit par Maurice Betz, 1926. (Extrait)
Je suis couché dans mon lit, à mon cinquième étage, et mon jour que rien n’interrompt, est comme un cadran
sans aiguilles. De même qu’une chose qui était longtemps perdue, se retrouve un matin à sa place, ménagée et
bonne, presque plus neuve qu’au jour de la perte, comme si elle avait été confiée aux soins de quelqu’un, – de
même se retrouvent ça et là sur la couverture de mon lit des choses perdues de mon enfance et qui sont
comme neuves. Toutes les peurs oubliées sont de nouveau là.
La peur qu’un petit fil de laine qui sort de l’ourlet de la couverture ne soit dur, dur et aigu comme une aiguille en
acier ; la peur que ce petit bouton de ma chemise de nuit ne soit plus gros que ma tête, plus gros et plus lourd ;
la peur que cette petite miette de pain ne soit en verre lorsqu’elle touchera le sol et qu’elle ne se brise, et le
souci pesant qu’en même temps tout ne soit brisé ; qu’à jamais tout ne soit brisé, la peur que ce bord déchiré
d’une lettre ouverte ne soit un objet défendu, un objet indiciblement précieux pour lequel nul endroit de la
chambre ne serait assez sûr ; la peur d’avaler, si je m’endormais, le morceau de charbon qui est là devant le
poêle ; la peur qu’un chiffre quelconque ne puisse commencer à croître dans mon cerveau jusqu’à ce qu’il n’y
ait plus place pour lui en moi ; la peur que ma couche ne soit en granit, en granit gris ; la peur de crier et qu’on
n’accoure à ma porte et qu’on ne finisse par l’enfoncer, la peur de me trahir et de dire tout ce dont j’ai peur, et la
peur de ne pouvoir rien dire, parce que tout est indicible, et les autres peurs… les peurs. J’ai prié pour retrouver
mon enfance, et elle est revenue, et je sens qu’elle est encore toujours dure comme autrefois et qu’il ne m’a
servi à rien de vieillir.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité. Page 514 (Extrait)
Considérant que chaque événement de ma vie était un contact permanent avec l’horreur du Nouveau,
que chaque personne nouvelle que j’approchais était un nouveau et vivant fragment de l’inconnu, que je plaçais
sur ma table pour une méditation quotidienne, remplie d’épouvante – j’ai décidé de m’abstenir de tout, de ne
viser à rien, de réduire l’action au minimum, de me dérober le plus possible, pour n’être retrouvé ni par les
hommes, ni par les événements, de raffiner sur l’abstinence et de pousser cette abdication au plus haut point.
Tant le seul fait de vivre me terrifie et me torture.
Me décider, achever quelque chose, sortir de l’indécis et de l’obscur – autant de choses que je ressens
comme des désastres, des cataclysmes universels.
La vie est pour moi une suite d’apocalypses et de cataclysmes. De jour en jour je sens augmenter mon
incapacité à ébaucher seulement un geste, à me concevoir même dans des situations réelles bien nettes.
La présence d’autrui (toujours si déroutante pour moi) devient de jour en jour plus douloureuse, plus
angoissante. Parler aux autres me donne des frissons. Si l’on s’intéresse à moi, je prends la fuite. Si l’on me
regarde, je sursaute.
Je suis constamment sur la défensive. Je me fais mal à la vie et aux autres. Je ne peux pas fixer le réel
en face. Le soleil lui-même m’accable et m’attriste. Ce n’est que la nuit – la nuit, et seul avec moi-même -, loin
de tout, oublieux de tout, perdu enfin, sans lien avec la réalité ni avec l’utilité de quoi que ce soit, que je me
trouve moi-même et m’apporte quelque réconfort.
J’ai froid à la vie. Tout dans mon existence est fait de caves humides, de catacombes sans lumière.
Martin Heidegger, Texte 8 : les bâtiments dévoilent le monde comme une simple et unique maison.
Question III, « Hebel », dans « Bâtir-Habiter-Penser ». (Extrait)
« Seul le poète qui s’identifiait toujours plus clairement dans son essence propre comme l’ami de la maison, et
qui adhérait toujours plus résolument à cette vocation, pouvait écrire ces lettres.
Cependant nous persistons à poser la question : qui donc est-il, l’ami de la maison ? […]
Nous pensons d’abord aux maisons où habitent campagnard des citadins. Aujourd’hui, et souvent par force,
nous avons trop tendance à représenter les maisons comme des assemblages de pièces où se déroule au jour
le jour la routine de la vie humaine. La maison devient presque un simple récipient où habiter. Pourtant ce n’est
qu’en habitant que l’on fait vraiment de la maison une maison. La construction qui produit la maison n’est ce
qu’elle est dans sa vérité que si elle s’est accordée dès le départ à cette faculté de se laisser habiter qui éveille
et assure constamment des possibilités plus originales d’habitation.
Si nous parvenons à penser le verbe « habiter » avec suffisamment d’ampleur et de sens, il nomme la façon
dont les hommes accomplissent sur terre et sous la voûte du ciel leur migration de la naissance vers la mort.
Cette migration est multiforme et riche en métamorphoses. Partout cependant une telle migration demeure
fondamentale pour celui dont le séjour se déploie entre ciel et terre, naissance et mort, joie et douleur, œuvre et
parole.
Si nous appelons monde cet intervalle multiple, le monde alors est la maison qu’habitent les mortels. Les
maisons, les villages et les cités ne sont en revanche que des bâtiments qui rassemblent en eux et autour d’eux
cet intervalle multiple. Les bâtiments transforment la terre en une contrée habitée, désormais à proximité de
"Home sweet home, un chez-soi pour quoi faire ? " INTERVALLE-CAP Colloque du 28 septembre 2013
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l’homme, et en même temps ils installent sous la voûte du ciel la proximité qu’est le voisinage. C’est seulement
dans la mesure où l’homme, ce mortel, habite la maison du monde qu’il lui revient de bâtir à ceux du ciel leur
maison, et à lui-même sa demeure.
C’est de cette maison du monde que l’ami de la maison est l’Ami. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, page 516 (Extrait)
Les bulles d’air qui montent à la surface des bassins ont leur raison d’être pour les rêves. Coassements
lointains des grenouilles, étendues mortes au fond de moi ! Calme bucolique vécu en songe ! Et ma vie, futile
comme un vagabond fuyant le travail et dormant au bord des chemins, avec la senteur des prairies pénétrant
dans son âme comme un brouillard, comme un son translucide et frais, profond et éternel comme toute chose
que rien ne lie à rien – nocturne, ignorée, nomade et las sous la froide compassion des étoiles…
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Le centre d’accueil psychanalytique Intervalle-CAP est ouvert tous les samedis
et dimanches de 10 à 18 heures sans interruption.
Un lieu accessible pour des adultes en vulnérabilité psychique ou sociale
Accueil avec ou sans rendez-vous
Consultations gratuites.
La lutte contre l'isolement et l'exclusion - en relation avec la souffrance psychique et sociale - sont les
objectifs principaux de l'association Intervalle- CAP.
Centre d'accueil :
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Métro Porte d'Ivry ou Bibliothèque François Mitterrand
Tram 3 Maryse-Bastié
Bus 27 et 83
Pour prendre contact en semaine et le week-end : 06 68 21 55 20
L’association
Intervalle-CAP est une association Loi 1901 à but non lucratif fondée à Paris en 2003. En
complément de son activité d’accueil et de consultations, elle se consacre à la recherche
psychanalytique à partir de l’enseignement des docteurs Sigmund Freud et Jacques Lacan et délivre
aussi des formations auprès d’intervenants du champ social.
Catherine Meut : Directrice et Fondatrice d'Intervalle-CAP,
Psychiatre - psychanalyste, membre de l'ECF.
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