« L`INDE D`AUJOURD`HUI ET DE DEMAIN »

Transcription

« L`INDE D`AUJOURD`HUI ET DE DEMAIN »
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
Table Ronde
organisée par l’association Jaïa Bharati
Maison de l’Inde – Paris
18 juin 2003
avec la participation de
François Gautier, Claude Arpi,
le Dr Koenraad Elst et le Général Alain Lamballe
animée par Laurent Baldo
3 bis D, avenue Boileau z 78600 Maisons-Laffitte z Tél 01 39 12 54 14
E-mail : [email protected] z Site Internet : www.jaia-bharati.org
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
Nous présentons ici la retranscription de la première partie de la table ronde
organisée par l’association Jaïa Bharati à la « Maison de l’Inde » à Paris en juin
2003.
La seconde partie, qui porte sur la question irrésolue du Cachemire, sera
publiée ultérieurement.
Nous constatons souvent dans la presse française que, peut être par
ignorance ou parti pris, s'exprime très souvent un sentiment négatif vis-à-vis de
l'Inde, et particulièrement à l’encontre de la politique de son gouvernement actuel.
Pour aborder les questions touchant à la politique et la situation intérieure de
l’Inde d’aujourd’hui, nous avons donc tenu à inviter des personnalités – journalistes,
écrivains et chercheurs – ayant une connaissance approfondie de l’Inde pour y
vivre depuis de nombreuses années, comme Claude Arpi et François Gautier, ou
pour y faire des séjours d’études réguliers, comme le Général Alain Lamballe et le
Docteur Koenraad Elst1.
Nous espérons que la lecture de leurs interventions aidera à lever certains
préjugés ou idées reçues, et à porter sur l’Inde un autre regard.
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Voir les biographies respectives en fin de document.
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
Laurent Baldo : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, merci d’être avec
nous ce soir pour cette table ronde « L’Inde d’aujourd’hui et de demain ».
L’Inde voit aujourd’hui un véritable engouement de la part du public français.
On le constate au niveau culturel, des festivals de l’Inde sont organisés un peu partout
en France où la musique carnatique et hindoustanie, les danses Bharata Natyam ou
Odissi sont à l’affiche, il y a eu aussi au cinéma la déferlante « Devdas », « Lagaan »,
et on pourrait multiplier ainsi les exemples. Pourtant, l’Inde, ce pays au tissu social si
complexe et à la culture si riche reste encore relativement mal connue de la part du
grand public en France.
Ce soir, nous avons voulu avec nos invités, aborder deux grands thèmes. Avec
François Gautier, nous verrons plus particulièrement la situation politique interne à
l’Inde, et à travers ce fil conducteur nous aborderons d’une manière plus générale la
société indienne. Le Dr Koenraad Elst pourra nous apporter sur ce sujet le fruit de
toutes ses recherches. Avec Claude Arpi nous présenterons la question du
Cachemire, « l’imbroglio » cachemiri, et à travers le problème du Cachemire nous
aborderons les relations entre l’Inde et le Pakistan, par extension probablement les
relations entre l’Inde et la Chine, et sur ce point le Général Lamballe pourra nous faire
profiter de toutes ses compétences et son expertise.
Nous allons donc tout d’abord commencer par la situation politique en Inde.
En mars dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un article d’un écrivain
indien, Madame Arundathi Roy2. Dans cet article Arundathi Roy avait cette description
de la situation politique en Inde : « La censure, la surveillance, la suspension des
libertés civiles, les tentatives visant à définir qui est citoyen indien et qui ne l’est pas
en raison de son appartenance à une minorité religieuse, sont devenus autant de
pratiques courantes. » Ce sombre tableau est malheureusement bien trop souvent
repris par les médias français.
François Gautier, nous aimerions avoir votre sentiment, vous qui vivez et
enquêtez en Inde depuis de nombreuses années ?
François Gautier : Je vis en Inde depuis maintenant 34 ans. En 34 années on
ne m’a jamais arrêté dans la rue pour me demander mon passeport, je n’ai jamais été
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Arundathi Roy, célèbre écrivain et activiste antinucléaire, qui obtint le Prix Booker en 1997, pour son
livre « Les dieux des petites choses ».
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
agressé, en tant que journaliste je suis allé dans les endroits les plus sacrés, les plus
reculés, les plus difficiles d’accès, avec mon ignorance, ma peau blanche, mes
appareils photos, mon walk-man. Il y a une tolérance en Inde extraordinaire. Pour un
Occidental c’est un pays difficile l’Inde, c’est un pays difficile à vivre pour un
Occidental. Mais il y a une tolérance, une acceptation de l’autre qui est unique. Le
grand génie de l’Inde c’est cette acceptation de l’autre. Malheureusement aujourd’hui
on voit dans les médias et on lit partout que l’Inde est un pays intolérant, fanatique.
Mais ce n’est pas du tout notre expérience, bien au contraire ! Et toutes les personnes
qui connaissent un petit peu l’Inde, qui ont voyagé, qui ont partagé la vie des Indiens,
vous diront que dans les campagnes les plus reculées de l’Inde, les hommes et les
femmes les plus simples vivent cette acceptation de l’autre. C’est quelque chose qu’ils
ont dans leur peau, dans leurs gênes, il y a une acceptation merveilleuse de l’autre
qui n’existe pas en Occident. Et je pense que Claude Arpi dira la même chose, le
Général Lamballe qui connaît bien l’Inde aussi, Koenraad Elst aussi. Et c’est pour ça
que nous nous battons pour l’Inde, que nous essayons de faire passer ce message
car c’est sans doute la solution du futur, accepter l’autre, accepter que l’autre soit
d’une autre couleur, d’une autre religion, d’une autre opinion politique. C’est quelque
chose qui existe en Inde et qui est présent aujourd’hui.
L.B. : Alors pourquoi cette… disons, cette attitude très négative de la part
d’intellectuels comme Arundathi Roy et bien d’autres. Est-ce politique ? Quel est
l’objectif de ces personnes-là ?
F.G. : C’est très complexe, il y a beaucoup de facteurs. Arundathi Roy, je la
connais bien parce qu’ à une époque elle défendait quelqu’un qui s’appelait Phoolan
Devi3. Phoolan Devi c’était un bandit, c’était le bandit des grands chemins en Inde, et
l’histoire de Phoolan Devi a été exploitée par pas mal d’écrivains, dont Irène Frain, de
scénaristes… et donc Arundathi Roy défendait Phoolan Devi. Arundathi Roy n’était
pas du tout connue à l’époque, elle avait écrit un livre qui n’a pas eu de succès. C’était
quelqu’un de sympathique, de brillant, de gentil.
Alors comment est-ce qu’on explique cette dérive intellectuelle en Inde ? Je
pense que le marxisme joue encore un rôle très important dans l’intelligentsia
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Surnommée « La reine des bandits » Phoolan Devi était à la tête d’une communauté de bandits de
grand chemin.
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indienne. En Occident on est un petit peu passé là-dessus maintenant mais en Inde la
pensée marxisante est encore très présente. Des gens comme Arundathi Roy s’en
recommandent, et c’est tout à fait louable, sauf que le marxisme appliqué à l’Inde c’est
un contre-sens, parce que l’Inde est un pays totalement différent du nôtre et on ne
peut pas y appliquer des paramètres qui sont valables pour l’Occident.
Je crois aussi que Monsieur Nehru, qui était un homme remarquable, a fait
le pari en 1947 de niveler les grandes inégalités qui existent en Inde – de castes, de
pauvreté qui sont tout à fait réelles –, par le socialisme. Et donc pour faire ceci
Monsieur Nehru a pensé qu’il valait mieux faire fi du passé historique de l’Inde,
gommer toute une partie de l’histoire de l’Inde qui était pourtant très importante, et
également de prendre des positions politiques très marquées4. Et donc il y a toute une
génération d’intellectuels depuis 1947 qui partage la même idéologie.
Maintenant, le deuxième facteur c’est… on trouve en Occident, et
particulièrement en France, une pensée dont Arundathi Roy se recommande, alors
est-ce que ce sont les Indiens qui influencent les Français, ou est-ce que ce sont les
Français qui influencent les Indiens… ? C’est un grand mystère que je n’ai jamais
réussi à élucider. Mais il n’en reste pas moins que l’intelligentsia indienne, en général,
est souvent hostile à sa propre culture et, malheureusement, propage une image de
l’Inde qui est fausse, qui ne correspond pas à la réalité. Encore une fois, cette image
qu’ Arundathi Roy propage de l’Inde dans les articles du « Monde Diplomatique » ou
du « New York Times », d’une Inde hindoue intolérante, c’est un contre-sens total.
Ceux qui connaissent l’Inde savent que la grande majorité des hindous sont
des gens tolérants, non violents, et qui acceptent l’autre… C’est vraiment une
expérience vécue que nous avons tous. Malheureusement les gens qui ne sont pas
en contact avec cette réalité, parce que l’Inde c’est la réalité des campagnes, la réalité
rurale – 70% de l’Inde est rurale –, ceux qui comme Arundathi Roy vivent dans des
grandes villes et qui sont très occidentalisés, sont coupés de cette réalité, donc ils ne
se rendent plus compte de ce qu’elle est.
Mais nous notre expérience est que la majorité de l’Inde est tolérante et
accepte l’autre.
L.B. : Dr Elst, votre point de vue sur cette question là ?
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Nehru déclarera à Alain Daniélou venu le voir pour lui exprimer son émerveillement de l’ancienne
culture et civilisation hindoues : « C’est justement tout ce que nous voulons éradiquer ».
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Dr Koenraad Elst : La meilleure preuve que les choses en Inde sont autres
que ce qu’en dit Arundathi Roy, c’est justement qu’elle est en train de faire une
carrière de commentateur politique en tenant un discours d’opposition virulent, et elle
ne se fait pas arrêter ou emprisonner – ni censurer. En fait, son seul problème avec la
loi, c’est que, bien qu’étant activiste écologiste, elle s’est faite construire une très belle
maison en région forestière où il est interdit de construire.
Et d’autre part il faut savoir que d’une manière générale, les journaux en Inde
sont pour la plupart du côté de l’opposition et sont même très critiques vis-à-vis du
gouvernement5.
Récemment un incident qui a attiré mon attention concernait les informations
sur les recherches archéologiques à Ayodhya6. La Cour a ordonné de faire des
fouilles archéologiques sur le site, il y a quelques mois. En secret, ils avaient fait venir
une société indienne avec des scanners très puissants qui, selon le rapport de l’expert
canadien, avaient détecté que dans le sous-sol il y avait des fondations d’un bâtiment
autre que la mosquée de Babar qui a été démolie en 1992, et la Cour a donc ordonné
des fouilles. Depuis, les journaux annoncent régulièrement dans des entrefilets que
les archéologues trouvent une sculpture ou un vestige ancien – bref on est en train de
trouver des choses. Et bien, il y a une semaine, le « Times of India » a écrit : « Le
rapport du service archéologique a conclu qu’il n’y a rien, aucun signe d’un temple ».
Et quand on lit l’article en fait, ils ne citent pas les archéologues, leur source est un
avocat, Jilani, qui représente justement le lobby musulman, le « Babri Masjid Action
Committee ». Et en fait Jilani accuse les archéologues de fabriquer des preuves. Donc
par implication il dit : « Oui ils disent avoir trouvé des preuves d’un temple, mais moi je
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En fait les critiques de l’opposition sont essentiellement dirigées sur le parti dominant du gouvernement, le BJP « Bharatiya Janata Party » dont les membres sont issus d’organisations hindoues. Ce
gouvernement, censé représenter les aspirations de la majorité hindoue, est accusé par ses opposants
de nourrir un fondamentalisme hindou. Certains vont même jusqu’à l’accuser de fascisme, bien que ces
accusations ne reposent sur aucun fait comme en témoignent les intervenants de cette table ronde.
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Selon la tradition hindoue, la ville d’Ayodhya (Uttar Pradesh) est le lieu de naissance du dieu Rama.
De nombreux éléments tendent à prouver que le temple originel dédié à Rama, dont l'ancienneté
remontait au XIe siècle, fut rasé en 1528 par l’empereur moghol Babar, et que sur les ruines de ce
temple et avec ses matériaux mêmes, Babar fit érigé en son honneur la mosquée Babri (Babri Masjid).
De ce fait, depuis des décennies, plusieurs organisations hindoues souhaitent reconstruire un temple
dédié à Rama sur un terrain adjacent au site disputé de la mosquée. Ce à quoi le lobby musulman et
l’intelligentsia marxiste s’opposent. Du fait de cette opposition et de leur refus à tout compromis, le 6
décembre 1992, à l'appel de plusieurs organisations hindoues, quatre à cinq cent mille pèlerins venus
de tout le pays se rendirent à Ayodhya, et devant les caméras du monde entier procédèrent à la
démolition de la mosquée Babri.
La Cour Suprême d’Allahabad (Uttar Pradesh) a ordonné ces fouilles archéologiques afin de déterminer
scientifiquement un fois pour toute si oui ou non il y avait bien un temple sous la mosquée, et si oui
d’autoriser éventuellement la construction d’un temple.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
ne les accepte pas. » Et l’impression que l’on reçoit à la lecture de cet article, c’est
que finalement la conclusion scientifique des fouilles archéologiques est qu’il n’y a
jamais eu de temple sous la mosquée. Et le jour d’après sur la BBC c’est cette même
désinformation qui est diffusée, le « Courrier International » ici en France même
histoire. Donc on façonne l’opinion publique de sorte que le jour où le rapport officiel
sortira, tout le monde va penser : « Mais c’est du négationnisme, on se rappelle quand
même d’après ce que nous avions lu et entendu qu’on n’avait rien trouvé ! D’ailleurs
c’est le rapport officiel qui nous dit qu’il y a un temple, c’est-à-dire le rapport du
gouvernement, et on sait que le gouvernement c’est les fascistes hindous » et ainsi de
suite… Et puis beaucoup de rédacteurs en chef ici diront, « Oui, mais l’Inde ce n’est
pas tellement important, cette histoire de fouilles archéologiques on en a déjà parlé il y
a quelques semaines, et on n’avait rien trouvé, alors on ne va pas y revenir. » Donc
très probablement, la plupart des opinions publiques internationales ne vont même
pas être informées des trouvailles7.
L.B. : Alors comment expliquer cette attitude des médias français ? On se
rappelle justement de ce dossier dans le « Courrier international » au titre racoleur
« La fièvre hindouiste » – c’était quand même assez choquant. Donc pourquoi cette
attitude de la part des médias français qui reproduisent apparemment quasi
systématiquement ce qui est véhiculé par cette intelligentsia marxiste ?
F.G. : En fait, c’est un phénomène très intéressant. Si vous êtes journaliste
posté à New Delhi, que vous soyez Français, Américain, Allemand, vous vous heurtez
à deux problèmes : le premier problème c’est que votre éditeur en chef ou votre
rédacteur en chef « Étranger », qui généralement est totalement ignorant de l’Inde, a
des idées très arrêtées sur l’Inde. C’est le gros problème. Les gens ne connaissent
pas l’Inde. C’est un pays très complexe, immense. Moi qui y ai vécu 34 ans, je n’ai
pas encore fait toute l’Inde. C’est un pays extrêmement difficile à comprendre, or vous
avez le problème de rédacteurs en chef qui croient connaître l’Inde, qui ont quelques
idées arrêtées : le fondamentalisme hindou, les minorités persécutées et point. Et
donc, si vous voulez faire passer vos papiers – et ce n’était pas seulement mon
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Après des semaines d’excavations, le département d’archéologie indien (Archaeological Survey of
India – ASI) a fait part dans un rapport officiel, de la découverte d’une importante structure en pierres et
en briques datant du 11e ou 12e siècle.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
problème, c’est le problème de tout correspondant –, il faut tomber dans ce sillon, il
faut aller dans ce sillon, dans ce sens là.
Le deuxième problème, si vous voulez éviter la politique il faut que vous fassiez
dans l’anecdotique : les palais de Maharaja, la corruption, ou bien carrément il faut
parler de choses très négatives. C’est vrai qu’il y a de gros problèmes en Inde, c’est
un grand pays, il y a un milliard d’habitants, alors qui dit gros pays dit grands
problèmes. Alors on se focalise sur le négatif parce que les éditeurs et rédacteurs
pensent que c’est ça qui va se vendre en France, c’est ça le problème. Ils pensent
que ce qui va se vendre c’est la pauvreté en Inde, c’est Mère Teresa… Mère Teresa
c’est formidable, mais je veux dire, on ne va pas parler de Mère Teresa ad vitam
eternam, alors qu’il se passe des choses extraordinaires dans ce pays.
Qui dit grands problèmes dit aussi grands potentiels. Chose extraordinaire,
l’Inde est probablement le pays internaute au monde qui a le mieux réussi, qui envoie
des fusées dans l’espace, elle a de grands chercheurs… Même au niveau le plus
commun il se passe des choses extraordinaires, des arts martiaux inconnus qui ont
donné naissance au Kung Fu8 par exemple, et tant d’autres choses…
Enfin, pour un journaliste, on ne peut pas trouver pays plus extraordinaire,
matière plus riche que l’Inde. Or, soit dans le politique on est obligé de tomber dans le
sillon et de parler de l’Inde négativement parce que les Français ont une certaine idée
de l’Inde, ou alors il faut parler de l’anecdotique. Et moi j’ai trouvé que c’était vraiment
très dur parce que je voulais dire aux Français « Attendez, l’Inde c’est un pays
merveilleux, c’est vrai qu’il y a le problème des castes – c’est vrai qu’il y a des castes
en Inde, mais il y a aussi… il y a eu deux-trois musulmans qui ont été Présidents de
l’Inde9, le Président actuel est un musulman, celui d’avant, Monsieur Narayanan, était
un intouchable, donc c’est un pays aussi où les castes les plus basses ont accès aux
postes les plus élevés ! C’est ça qu’on voudrait dire, mais malheureusement on se
heurte toujours à ce sillon, à cette pensée que reflète Arundathi Roy, cette pensée
négativiste par rapport à l’Inde, négationniste… toujours les castes, toujours les
intouchables… D’ailleurs on l’a vu quand le Président de l’Inde, Monsieur Narayanan,
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Le Kalaripayat, art martial du Kérala. Les techniques ancestrales de cet art martial auraient été
élaborées il y a près de 4 000 ans. Elles furent transmises oralement de génération en génération avant
d’être gravées sur des feuilles de palmes il y a 2 500 ans et de nous parvenir.
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La république indienne a connu trois Présidents musulmans dont le Président actuel A.P.J Abdul
Kalam.
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est venu en France10, tout ce que les journaux ont trouvé à dire, que ce soit « Le
Monde », « Le Figaro » ou « La Croix » c’est : « Un Président intouchable en France
qui va serrer pour la première fois la main du Président français. »
Il y a des choses bien plus extraordinaires à dire… Mais le problème c’est ce
cercle vicieux que j’ai évoqué. Si vous êtes correspondant, vous vous heurtez à ce
cercle vicieux… je ne sais pas ce qu’en pense mon ami le Général Lamballe, mais
soit vous tombez dans le sillon et vous vous conformez, et là vous perdez votre…
finalement votre idéal de journaliste qui est de faire passer quelque chose d’autre que
le conventionnel, que le préjugé, soit vous écrivez ce que vous ressentez vraiment, et
à ce moment là, c’est terminé pour vous, on ne vous publie pas.
L.B. : Vous vouliez rajouter quelque chose Général ?
Général Alain Lamballe : Écoutez, je crois que ce que viens de dire François
Gautier est tout à fait juste.
L’Inde est un énorme pays. De ce fait là, il est tout à fait normal de trouver des
choses bien et de trouver des choses qui ne le sont pas. D’ailleurs c’est Kipling qui a
dit je crois « On pourrait tout dire de l’Inde et son contraire ». On peut tout dire de
l’Inde. On peut dire que c’est un pays extraordinaire, et c’est vrai, mais par ma
vocation professionnelle je me suis surtout intéressé aux problèmes conflictuels, c’est
à dire que j’ai touché le mal. J’ai touché tout ce qui allait… moins bien disons, les
conflits communalistes, comme on dit là-bas, les problèmes conflictuels dûs aux
différentes communautés, non seulement entre hindous et musulmans, mais les
problèmes que l’on trouve dûs à la diversité précisément de l’Inde. J’ai étudié
également les problèmes dûs à l’eau. Arundathi Roy précisément s’est intéressée
aussi au problème de l’eau, elle a eu une parole discordante. Je ne sais pas si nous
aborderons tout à l’heure ce problème de l’énergie et ce problème de l’eau, mais voilà
un problème fondamental évidemment pour l’Inde – pas seulement pour l’Inde
d’ailleurs –, pour l’ensemble de l’Asie du sud et pour l’ensemble du monde. Et bien, ce
problème de l’eau divise les gens, divise les communautés, divise les villes et les
campagnes, etc. Et Arundathi Roy a pris une position extrêmement stricte dans ce
domaine là, en particulier pour s’opposer au projet d’aménagement de la rivière
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Le Président K.R. Narayanan s’était rendu en France en avril 2000.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
Narmada, – qui est une des plus belles rivières de l’Inde. Elle s’oppose en fait à la
construction de grands barrages.
Voyez, il y a en fait en Inde un débat permanent, des avis divergents, des
tensions, ce qui prouve que c’est une démocratie qui vit. Finalement, on peut le
prendre comme ça.
Claude Arpi : Je voudrais revenir sur le sujet de l’eau et des barrages. Tout à
l’heure François Gautier a évoqué Nehru, et bien que Nehru ait dit au début des
années cinquante que « Les nouveaux temples de l’Inde sont les barrages »,
aujourd’hui, Arundathi Roy qui suit un peu l’idéologie de Nehru sur certains aspects,
se bat contre les barrages… Alors il y a là une ironie… En Inde, on trouve souvent de
telles ironies.
Et je voudrais aussi donner mon témoignage : je suis depuis 30 ans en Inde,
j’écris ce que je veux dans mes articles, personne ne m’a jamais dit ce que je devais
écrire. Le gouvernement n’est jamais intervenu, il ne m’a jamais dit « Vous devez
écrire ça ou pas ça ». Il y a cette liberté de la presse en Inde, contrairement à ce
qu’affirme Arundathi Roy. Je pense que la liberté de la presse en Inde est beaucoup
plus grande qu’aux États-Unis. Parce qu’aux États-Unis vous avez CNN qui est un
monopole, cela n’existe pas en Inde. En Inde aujourd’hui, sur les cinq grands journaux
nationaux, il y en a quatre et demi qui sont contre le gouvernement actuel.
Pratiquement cinq en fait. Et on les laisse faire leur travail…
L.B. : Donc, l’Inde reste une grande démocratie – la plus grande démocratie –,
toujours vivante. Comment pourrait-on définir la politique du gouvernement actuel, qui
est justement attaquée et critiquée par cette opposition ? Et mal connue en fait. Ici
c’est un sujet que l’on ne développe jamais car il y a toujours cette profusion de
slogans extrêmes de la part des opposants au BJP : fascistes, fondamentalistes
hindous, pour semble-t-il, masquer ce qui se fait réellement. Comment pourrait-on
définir cette politique François Gautier ?
F.G. : Il y a une grande contradiction. En Occident le Président Bush jure sur la
Bible quand il est élu, personne ne trouve rien à redire. Si en Inde le Premier ministre
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
indien jurait sur la Bhagavad Guita11 cela provoquerait un tollé. L’Inde est un pays très
laïque quoi qu’on en dise. Les personnes qui connaissent l’Inde un petit peu vous
diront qu’il y a une pluralité, malgré les problèmes. Encore une fois, on se focalise sur
les problèmes, il y en a de gros en Inde certes, mais il y a une liberté d’expression,
une pluralité extraordinaire, comme nous l’avons dit.
En Occident nous avons bien des partis démocrates chrétiens – je veux dire en
Europe. L’Europe est une civilisation judéo-chrétienne, d’ailleurs en ce moment
l’Europe est en train de décider si elle est une Europe unie chrétienne ou une Europe
unie laïque. Le problème identitaire se pose partout, mais notre civilisation est une
civilisation chrétienne, et nous l’acceptons.
En Inde, on a rejeté un petit peu cette identité, cette grande identité hindoue qui
fait quand même la majorité écrasante de l’Inde. Il ne s’agit pas d’écraser les autres,
bien sûr, mais en Inde vous avez 80% d’hindous. Et c’est une majorité qui est
pluraliste, qui accepte l’autre. L’hindouisme aujourd’hui encore est la seule spiritualité
au monde qui dise « Dieu peut être Bouddha, et peut être Krishna, et peut être
Mohammed, Dieu se manifeste de 10 000 manières, de 10 millions de manières, nous
l’acceptons. » Je veux dire, où trouvons-nous cela aujourd’hui ?
Donc cette majorité hindoue, moi il me semble, se devait d’avoir un
gouvernement qui reflète d’une manière aussi laïque et aussi tolérante que possible
cette grande culture, cette grande spiritualité. Alors lorsque le BJP est venu au
pouvoir – moi je l’avais vu venir depuis longtemps, je pensais que tôt au tard cela allait
arriver –, le monde entier, et malheureusement aussi de nombreux intellectuels
indiens, tels Arundathi Roy, ont crié à l’arrivée du nazisme, à la catastrophe mondiale
pour l’Inde. Et c’est tout à fait injuste, c’est tout à fait injuste car cela n’a pas été du
tout le cas, et parce que, encore une fois, ce gouvernement qui se recommande, – qui
se recommandait, je ne sais pas si c’est le cas aujourd’hui –, de la majorité hindoue
est un gouvernement tolérant, un gouvernement qui a fait son possible pour faire
place à tout le monde, pour calmer les esprits, pour démontrer qu’il accepte tout le
monde. Mais on continue en Occident, et notamment en France, à parler des
nationalistes hindous, du fondamentalisme hindou, ce qui est, encore une fois, un
contre-sens total.
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Texte fondamental de l’hindouisme tiré du Mahabharata, l’un des deux grands textes épiques de la
littérature indienne avec le Ramayana.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
L.B. : Alors comment pourrait-on définir cette politique ? Peut-on parler d’un
gaullisme à l’indienne ?
F.G. : Encore une fois je ne voudrais pas… le gaullisme, le gaullisme appartient
à la France. Je crois que l’Inde a besoin d’un peu de nationalisme. L’Inde est un pays
très éclaté, c’est un pays où tout le monde tire de son côté, c’est un pays qui manque
de discipline collective. C’est un pays totalement indiscipliné, ceux d’entre-vous qui
connaissent l’Inde le savent bien. Les Indiens sont des gens extraordinaires mais
totalement indisciplinés. Alors il faudrait que les Indiens pensent indien, comme nous
les Français nous pensons français, et pour ça il faudrait un gouvernement qui puisse
rassembler, qui soit suffisamment nationaliste dans le bon sens, gaullien si vous
voulez oui, gaullien dans ce sens-là, pour rassembler tout le monde. Et je crois que
c’est important.
Je pense que ce gouvernement qui a déçu beaucoup de gens avait, ou a, la
possibilité de faire cela, de dire « Vous êtes d’abord Indiens » à tout le monde : aux
hindous, aux chrétiens, aux musulmans, aux Tamouls, aux gens du Nord-Est12,
« Vous êtes d’abord Indiens . Et ensuite vous êtes hindous, vous êtes musulmans,
vous êtes catholiques… » C’est très important. Mais pour ça il faut un gouvernement
fort, un gouvernement… gaullien, je veux bien.
C. A. : J’aimerais dire que le gouvernement de Delhi est une coalition de 22
partis. Et il y a des personnes de tous les bords, de droite et de gauche. Monsieur
Georges Fernandes par exemple, qui est chrétien, est le numéro 3 dans ce
gouvernement, et il est socialiste ! Il ne faut pas oublier que c’est une coalition, et ce
n’est pas seulement un gouvernement BJP qui est représenté.
L.B. : Général Lamballe ?
Gal A. L. : Quand on parle d’hindouisme en Inde, et de majorité hindoue, je
crois qu’il faut parler chiffres. Les hindous bien sûr sont nettement majoritaires en Inde
puisqu’on en compte à peu près 800 millions, sur une population qui dépasse un petit
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12
L’Inde est une fédération de 27 États. Dans certains d’entre eux il existe des organisations ou des
partis politiques qui nourrissent des velléités sécessionnistes. Leurs dirigeants n’hésitent pas à tenir un
discours populiste auprès des populations locales.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
peu le milliard maintenant. 800 millions d’hindous et à peu près 140-150 millions de
musulmans. Ce qui fait quand même de ces derniers une minorité fort importante.
Mais il ne faut pas seulement considérer l’Inde en tant que telle. Il faut élargir
l’examen du problème et inclure toute l’Asie du sud. Si vous incluez les autres pays du
Sud, notamment les deux plus importants après l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh,
vous arrivez à un total de musulmans qui n’est évidemment pas du tout négligeable.
La population du Pakistan est de 150 millions d’habitants à peu près, la plupart
musulmans, quant au Bangladesh on arrive à peut-être 130-140, et peut être 150
millions – la plupart étant musulmans, il y a 10% d’hindous je crois13. Donc si vous
ajoutez les populations musulmanes de ces trois pays, vous arrivez au chiffre de 450
millions. Si ce n’est pas tout à fait vrai maintenant, ce le sera peut être dans six mois,
ou dans un an ou dans deux ans, donc ça ne change pas fondamentalement les
données du problème.
Alors quand on parle hindouisme il faut penser à ça : 800 millions d’hindous
d’un côté contre 450 millions de musulmans ! Est-ce qu’on appelle ça une minorité ou
est-ce que c’est une communauté en tant que telle ? Je crois que c’est une
communauté en tant que telle. Nulle part ailleurs dans le monde on retrouve un tel
nombre de musulmans. En Indonésie, il y en a, seulement si l’on peut dire, environ
220 millions.
Ces chiffres expliquent le sentiment d’isolement que peuvent ressentir, me
semble-t-il, un peu curieusement, les hindous. Bien évidemment ils sont majoritaires,
je l’ai dit : 800 millions contre 150 millions en Inde, 800 millions contre presque 450
millions en Asie du Sud. Mais il faut aussi voir le problème tel qu’il peut se présenter à
l’avenir. Or, tous les chiffres le prouvent, le taux de natalité dans les communautés
musulmanes, que ce soit en Inde, au Pakistan ou au Bangladesh, ce taux de natalité
est nettement supérieur au taux de natalité qui existe chez les hindous. Autrement dit,
la proportion entre hindous et musulmans évoluera en faveur de ces derniers. D’où le
sentiment de crainte des hindous pour l’avenir14. D’autant plus que les hindous après
tout sont seuls dans le monde. Bien sûr il y a une diaspora indienne, hindoue en
__________
13
Avant la partition des Indes britanniques en 1947, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh formaient une
seule entité. Dans les provinces situées dans ce qui allait devenir la République islamique du Pakistan,
on comptait alors 25% d’hindous. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 1% !
14
D’autre part, les infiltrations massives de Bangladeshis musulmans au Bengale et dans les provinces
du Nord-est pourraient à moyen terme modifier les proportions entre hindous et musulmans dans ces
provinces en faveur de ces derniers.
13
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
particulier, à travers le monde, en Malaisie, dans le Pacifique, mais ce sont des
communautés qui ne représentent quand même pas des chiffres considérables. Au
contraire, les musulmans de l’Asie du Sud ne sont pas seuls, ils font partie de
l’Oumma15. Il y a une large bande de territoire qui va du Maroc jusqu’aux Philippines
qui est essentiellement musulmane.
Donc vous voyez bien que curieusement les hindous ont un sentiment
d’encerclement. Ce qui explique parfois leur attitude défensive.
L.B. : Cela pourrait expliquer donc ce supposé « nationalisme hindou »
Gal A. L. : En effet, ça peut l’expliquer.
L.B. : Koenraad Elst voulez-vous rajouter quelque chose ?
K.E. : Quand le BJP est venu au pouvoir en 1998, d’aucuns ont prédit les pires
calamités. Mais en fait, après presque cinq ans maintenant on peut évaluer leurs
prédictions. La seule chose que le BJP ait faite et qui ait satisfait les prédictions, ce
sont les essais nucléaires qu’ils ont effectués tout de suite après leur arrivée au
pouvoir. Mais bien évidemment le programme nucléaire datait déjà de Nehru, il avait
été lancé juste après l’invasion chinoise en 1962. Alors, même sur ce point, ce n’était
pas le BJP qui en était à l’origine.
Mais pour le reste, on avait dit qu’il y aurait des chambres à gaz pour les
musulmans ou qu’ils seraient jetés dans l’Océan indien, des choses absurdes comme
cela. Et bien sûr il n’en a rien été – ce qui a gravement déçu certains commentateurs
en quelque sorte. En 1999, il y a eu des problèmes avec des missionnaires chrétiens,
et là on a voulu faire croire à une campagne anti-chrétienne de la part des hindous
orchestrée par les autorités. Pour tous les problèmes qui se produisaient au sein de la
communauté chrétienne soudainement on y voyait la main hindoue. Il y a eu l’histoire
__________
15
Voici la définition de l'Oumma musulmane que donne A. Del Valle dans son ouvrage Guerres contre
l'Europe : « Terme arabe désignant par extension la communauté politico-religieuse, culturelle et
juridique des croyants musulmans du monde entier […] La ‘Oumma al-islamiyya’ (communauté
islamique) est universelle et intemporelle. Elle ne connaît aucune limite de temps ou d'espace. Là où se
trouvent les ‘croyants’ – y compris dans un État majoritairement non musulman, dès lors que les
musulmans n'ont pas abjuré – la Oumma est présente en tant que communauté religieuse distincte et
surtout en tant que nation et État. La Oumma constitue donc une extra-territorialité politico-juridique et
civilisationnelle de fait lorsqu'elle se développe dans un État 'infidèle' dont elle conteste la légitimité du
‘pouvoir impie’ en place. »
14
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
de quatre nonnes qui ont été violées et tout de suite les hindous avaient été pointés
du doigt. Mais en fait il a été prouvé que cela n’avait rien à faire avec les militants
hindous, c’était une affaire inter-chrétienne, il y avait des chrétiens parmi les
violeurs16. Mais c’est ça un peu le style des opposants au BJP. Ils n’ont pas pu
exploiter cette affaire de persécutions des chrétiens. Mais l’année passée, il y a eu les
émeutes au Gujarat. Et là, pour certains commentateurs c’était vraiment une très
bonne opportunité, parce que là ils pouvaient retrouver leur crédibilité, dire « Vous
voyez nous vous l’avions bien dit. »
L.B. : Est-ce que vous pouvez faire un petit rappel de ces événements puisque
vous les évoquez ? L’événement déclencheur et ce qui s’est passé par la suite.
K. E. : Oui bien sûr. D’abord il y a eu une attaque par une foule de musulmans
sur un train de pèlerins hindous qui a fait 58 morts, puis quelques jours après, en
représailles, il y a eu une réaction hindoue contre les quartiers musulmans à
Ahmedabad et quelques autres villes du Gujarat. Le chiffre officiel fait état d’environ
800 morts dont près de 70% seraient musulmans, la presse elle dit 2000. Quel que
soit le chiffre, c’est sérieux évidemment. Mais quand on compare avec la période où le
parti du Congrès était au pouvoir, cela n’a rien d’exceptionnel pour ainsi dire. Il y a 14
ans par exemple, il y avait eu à peu près le même nombre de morts dans le Nord-Est
du Bihar, et puis en 1983 dans les États du Nord-Est, il y a eu un conflit entre la
population tribale et les musulmans venus du Bangladesh qui a fait 3 000 morts. Donc
ce niveau là de violence, ce n’est pas que c’est bon bien sûr, mais cela n’a rien
d’exceptionnel dans l’histoire de l’Inde.
Donc dans cette perspective là, rien de spécial ne s’est produit sous le
gouvernement BJP à l’encontre des minorités. En fait, c’est plutôt le contraire. Par
__________
16
En effet à l’époque (en 1998), le rapport de la Commission indépendante dirigée par le juge Wadhwa
avait innocenté les organisations hindoues de toute participation dans le meurtre du pasteur Staines en
Orissa et le viol des nonnes de Jabhua, ainsi que de toute implication dans une campagne orchestrée
contre la minorité chrétienne, contredisant les accusations des églises et organisations chrétiennes et
désavouant la campagne médiatique contre les organisations hindoues. Les médias s'étaient
malheureusement bien gardés de mentionner ce rapport et de reconnaître leur fourvoiement.
Le rapport de la National Commission for Minorities (NCM) paru en Inde en février 2001 arrivait aux
mêmes conclusions, à savoir qu'aucun parti politique en particulier, aucune organisation, religieuse ou
non, n'a orchestré les attaques dont ont pu être victimes des chrétiens. Par contre, ce rapport
condamnait les médias pour leur empressement à établir ce genre de conclusion.
15
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
exemple, un phénomène que je trouve important, c’est un non phénomène en fait.
C’est quelque chose qui ne s’est pas produit. Je m’explique : partout dans le monde,
même en France, en Belgique, en Angleterre, on voit des jeunes musulmans partir
dans les camps d’entraînements d’Oussama Ben Laden ou autres, et bien on note
l’absence totale de musulmans indiens dans ce mouvement là. Même au Cachemire,
tous les attentats et attaques sont toujours perpétrés par des musulmans arabes,
afghans et pakistanais, et pratiquement jamais par des musulmans indiens.
L. B. : Je voudrais juste revenir sur un point. Certains donc accusent ce
gouvernement de fondamentalisme religieux, or pour preuve du contraire, si besoin
était, il y a, je crois, l’article 30 de la Constitution qui est assez discriminatoire par
rapport à la communauté hindoue justement, et qui n’a pas été du tout révisé. Et il y a
aussi le Code civil indien qui n’est pas unique pour tous les citoyens indiens. Est-ce
que vous pouvez nous dire deux mots sur ce point ?
K. E. : Oui, l’article 30 de la Constitution dit que toutes les minorités ont le droit
de fonder des écoles, des collèges ou des universités qui sont financés par l’État bien
qu’ayant un caractère religieux. D’autre part, il autorise une école confessionnelle
subventionnée par l'État à stipuler dans ses statuts que, par exemple, tous ses
enseignants doivent être des chrétiens, ou qu’au moins 50% des élèves doivent être
des musulmans, des choses comme cela. Alors que les hindous ne bénéficient pas de
ces droits là17. Quoique cela puisse être une question d’interprétation. En effet il y a
actuellement une pétition auprès de la Cour suprême pour que cet article s’applique
aussi à la majorité hindoue et peut être que les juges vont conclure : « Bon l’article ne
mentionne effectivement que les minorités, mais il peut s’interpréter d’une telle façon
que par implication il s’applique aussi pour la majorité ».
D’ailleurs quand on regarde au niveau régional, les hindous sont souvent aussi
une minorité, au Cachemire par exemple, et en d’autres endroits en Inde. En plus,
parfois il s’agit d’écoles religieuses, d’une secte, d’un mouvement au sein de
l’hindouisme, l’Arya Samaj par exemple, ou la Ramakrishna Mission qui, bien qu’étant
__________
17
L’article 30 autorise aussi les minorités à adapter les programmes scolaires autour d’un
enseignement religieux.
16
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
hindous sont des mouvements minoritaires. Donc il est possible que cela se règle
comme cela18.
S’il faut changer la Constitution, cela nécessite d’avoir la majorité des deuxtiers que le BJP n’a pas du tout. Et je ne pense pas qu’ils vont se risquer à régler cette
question de façon dure. Et c’est encore plus valable pour la question du « Common
Civil Code », la loi personnelle laïque. Actuellement, en ce qui concerne le système en
matière de mariage ou d’héritage, les musulmans, les parsis, les chrétiens, les
hindous et toutes les autres minorités ont des lois différentes. L’exemple le plus connu
c’est qu’un musulman peut épouser quatre femmes, tandis que les autres ne le
peuvent pas. D’autre part, il est très difficile pour les chrétiens de divorcer alors que
pour les hindous c’est plus facile en passant par le juge. Même difficulté pour les
femmes musulmanes, tandis que pour les hommes musulmans c’est très facile et
c’est stipulé par la loi. Donc sur ce point de « Common Civil Code », la position laïque
devrait abolir le système actuel. Mais en Inde, curieusement, ce ne sont pas les partis
dits laïques qui prennent cette position là, au contraire, c’est le BJP, supposé
fondamentaliste hindou, qui veut – ce qui pour moi est très représentatif d’un état
laïque – une loi commune pour tout le monde, quelle que soit son appartenance
religieuse. Mais là, changer la Constitution, c’est vraiment très risqué. Souvenez-vous
qu’en Iran le Shah a vraiment perdu le pouvoir au moment où il a attaqué certains
privilèges de la classe cléricale. Donc en Inde, si on abolit la charia en matière de
mariage, d’héritage ou de divorce, cela veut dire qu’on prend beaucoup de pouvoir à
la classe cléricale musulmane. Donc, dans tous les quartiers musulmans partout en
__________
18
Il est probable que lorsque l’Assemblée constituante a voté cet article, de nombreux députés
pensaient qu’il s’appliquerait aussi implicitement à la majorité hindoue, mais cela n’a pas été le cas. Ce
qui a conduit par exemple la Ramakrishna Mission a se déclarer non hindoue pour éviter que ses
écoles ne soient nationalisées par le gouvernement du Bengale.
Ainsi l’article 30 constitue une réelle discrimination religieuse et est en contradiction avec le supposé
caractère laïque de la république indienne. Il est aussi le symbole de toutes les discriminations envers
la majorité hindoue. Parmi les plus criantes, citons le traitement différent qui existe en matière de
gestion des lieux de culte. Alors que les musulmans administrent librement leurs mosquées et les
chrétiens leurs églises, les hindous sont systématiquement privés du droit d’administrer leurs temples.
Ceux-ci sont sous la tutelle du gouvernement qui ne reverse qu’une infime partie des fonds collectés –
à savoir, les offrandes et donations des dévots – à la gestion des temples, mais les utilisent pour le
financement de projets ne bénéficiant pas aux hindous, comme c’est le cas actuellement dans l’État du
Karnataka, par exemple, où le gouvernement du Congrès en redistribue une partie importante pour la
construction d’institutions chrétiennes, de madrasas, voire même pour le financement du pèlerinage à
la Mecque ! Ce triste état de fait explique le délabrement dans lequel se trouvent de nombreux temples
en activité et les conditions de vie parfois miséreuses de certains prêtres hindous et de leurs familles.
(D’après Koenraad Elst, Bharatiya Janata Party vis-a-vis Hindu Ressurgence, Éd. Voice of India, New
Delhi).
17
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
Inde on verrait une rébellion, et très certainement le BJP ne va pas s’y risquer. Donc,
je pense que ce système va durer encore longtemps.
L. B. : Merci.
Pour conclure sur la politique intérieure en Inde, quels sont donc les traits
caractéristiques au niveau économique de la politique du gouvernement actuel ?
Comment est-ce qu’elle se traduit au niveau économique ? Et par rapport au parti du
Congrès, quelles sont les grandes différences de cette politique ?
F.G. : La libéralisation économique a été initiée par le gouvernement du
Congrès au début des années 90. Elle a été initiée par Rajiv Gandhi d’abord, puis
suivie par Narashima Rao dans les années 90, quand les caisses de l’état étaient
pratiquement à sec. Elle s’imposait.
Alors maintenant il y a controverse en Inde sur la manière dont elle doit se
faire. Il y a beaucoup de personnes qui pensent que la civilisation Coca-Cola, Mac
Donalds, etc. qui a ravagé toute l’Asie ne devrait pas avoir le dernier mot en Inde et je
pense que même Arundathi Roy n’a pas tort là-dessus…
L. B. : Justement elle écrit dans ce même article du « Monde diplomatique »
« que le gouvernement actuel serait en train de brader les infrastructures de l’Inde :
l’eau, l’électricité, le charbon, la santé, l’éducation aux dépens des couches sociales
les plus défavorisées ».
F.G. : C’est le grand problème de trouver une troisième voie. On voit aux ÉtatsUnis où tout est privatisé, c’est la loi du plus riche, du plus fort. D’un autre côté, on voit
les Nations qui ont été étatisées à outrance comme l’Inde l’a été à une époque, ça a
créé beaucoup d’abus, une énorme bureaucratie, beaucoup de corruption, et souvent
les privilèges ne vont pas aux plus démunis. C’est ce qu’on a vu en Inde. Alors est-ce
que l’Inde va être capable de trouver une troisième voie, qui ne soit pas celle du
capitalisme, pas celle du socialisme, c’est ce que l’on espère. C’est pourquoi on prie
tous. Cela serait extraordinaire, mais pour l’instant on a l’impression quelquefois que
la libéralisation économique de l’Inde n’est pas faite tout à fait intelligemment…
18
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
L. B. : C’est à dire qu’en ce sens le gouvernement actuel ne fait rien, ou a peu
de différence près, comme son prédécesseur ?
C. A. : Il y a tout un mouvement swadeshi19 qui voudrait que tous les produits
soient fabriqués en Inde, et que justement il n’y ait pas cette américanisation de l’Inde
par la civilisation Coca-Cola dont parlait François Gautier et que les valeurs vraies de
l’Inde, les valeurs éternelles, les valeurs traditionnelles de l’Inde ne soient pas
envahies par une culture qui est extérieure. Et Arundathi Roy, tout comme plusieurs
membres du gouvernement actuel, tel que le Dr Murli Manohar Joshi20, se battent
pour cela, c’est le même combat.
Il y a un concept très intéressant je trouve, que le Dr Joshi a évoqué
récemment à l’Unesco, et je crois dans d’autres forums, aux Nations-Unies aussi,
c’est ce qu’on appelle en anglais le « sustainable consumption », c’est très difficile à
traduire en français, mais on pourrait dire la « consommation modérée »21.
Il est indispensable pour l’Inde de trouver une troisième voie. Cette
consommation à outrance qui nous vient d’Outre Atlantique, qui existe aussi ici en
Europe, conduit la planète à la catastrophe inévitable si on ne trouve pas cette
troisième voie…
Et traditionnellement ce concept existe en Inde, comme dans beaucoup de
sociétés traditionnelles, et dans ce sens là je crois que lorsqu’on parle de nationalisme
c’est positif.
Je lisais récemment des ouvrages sur les Indiens d’Amérique du Nord, ils
avaient cette conception de ne pas dépenser trop, de ne pas consommer trop.
Si l’Europe et les États-Unis, et même l’Inde, et l’Asie, et la Chine ne trouvent
pas une solution dans ce sens on va à une catastrophe certaine.
Il y a un grand agronome américain, Lester Brown du World Watch Institute, qui
a écrit un livre dont le titre est « Qui est-ce qui va nourrir la Chine ? » où il dit qu’on a
calculé qu’avec le développement économique de la Chine, les Chinois s’enrichissent
de plus en plus, ils consomment de plus en plus de nourriture à base de porc et à
base de poulet. Ce qui implique de produire de plus en plus de grains pour nourrir
porcs et poulets, et Brown estime que dans dix ans, dans quinze ans peut-être, il n’y
__________
19
Swadeshi : indianité en matière de développement de la production artisanale, industrielle, etc.
Murli Manohar Joshi : Ministre de l’Éducation du gouvernement central actuel.
21
On parle aussi « d’économie globale contrôlée ».
20
19
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
aura pas assez de céréales sur la terre pour couvrir les besoins de la Chine. La Chine
étant riche, elle achètera aux pays les plus pauvres tout ce dont elle aura besoin et
ces pays n’auront plus de quoi nourrir leur propre population. Et cela entraînera tout
un cycle de catastrophes.
Donc c’est ce problème là qu’il faut que l’Inde résolve, et peut être que l’Inde
peut trouver une solution plus facilement que certains pays grâce à son ancienne
culture.
F. G. : Je voudrais ajouter que le génie de l’Inde a toujours été d’absorber les
influences étrangères, de ne pas les rejeter, et en même temps de les indianiser, et je
crois qu’à une petite échelle cela se passe pour l’américanisation. Je me rappelle
quand MTV est arrivée en Inde, ils ont essayé de coller MTV en Inde telle qu’elle est
montrée aux États-Unis ou partout dans le monde, et ça n’a pas du tout marché. Du
coup maintenant, si vous voyez MTV, il y a beaucoup de chansons hindies, de pop
hindie, il y a des tas de musiques indiennes de mixage qui se sont développées, c’est
très intéressant. Pareil pour Mac Donalds. Mac Donalds propose maintenant des
repas végétariens… Donc c’est un phénomène très intéressant.
Alors est-ce que l’Inde va réussir, comme elle l’a toujours fait, à indianiser cette
nouvelle influence, cette colonisation matérialiste de l’Occident ? Si elle y arrive ce
sera tout à fait génial.
L. B. : Guy Sorman22 disait à ce sujet-là dans un article du « Figaro » : « À
l’heure de la mondialisation et de la tendance à l’aplatissement de toute diversité
culturelle, l’Inde reste une grande civilisation debout ».
Donc l’Inde est encore debout, vivante, et sa culture aussi…
F. G. : Ceux qui ont assisté à la dernière Khumba Mela à Allahabad, où il y a
eu, je ne sais pas, 40 à 50 millions de personnes venues de toute l’Inde, de tous
bords, de toutes les castes aussi, pour un rituel qui pouvait paraître complètement
dépassé au XXIe siècle, ont pu constater que cette Inde là est toujours vivante, elle vit,
c’est ça. On a un espoir grâce à ça, parce que cette Inde vit toujours.
__________
22
Guy Sorman, écrivain, auteur du livre Le Génie de l’Inde, Éditions Fayard, Paris, 2000.
20
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
L. B. : Ce qu’on appelle le « revivalisme hindou » n’est-ce pas justement un
mouvement en réaction à cette mondialisation galopante, au rouleau compresseur de
la mondialisation ?
K. E. : Aujourd’hui, la globalisation est un nouvel élément qui nourrit le
revivalisme hindou, mais c’est un mouvement qui date déjà du 19e siècle. Bien qu’à
cette époque aussi il y avait déjà l’occidentalisation avec les Anglais.
Quelqu’un que je connais assez bien, Arun Shourie, qui est le Ministre de la
privatisation du secteur public, dit un peu la même chose que Guy Sorman. Il dit qu’au
niveau économique, mais aussi au niveau culturel, l’Inde peut gagner dans la bataille
de la globalisation. Au niveau économique cela se vérifie tous les jours avec le
développement de l’offshore, l’outsourcing, les délocalisations, beaucoup de services
de comptabilité, d’informatiques se font maintenant en Inde pour les sociétés
occidentales, et au niveau culturel Arun Shourie dit que ce sera la même chose.
D’abord il faut tenir le coup quand on ouvre les portes, c’est un choc les premières
années, mais après on verra que l’Inde va rayonner. Et cela se voit par exemple dans
le monde musulman. En Turquie, surtout dans les pays du Golfe, Bahrein, Koweit, il y
a une influence indienne très forte. La musique populaire arabe par exemple, c’est de
la musique hindie en arabe…
F. G. : Tous les yeux de l’Occident sont tournés vers la Chine, mais je crois que
nous nous trompons parce que l’avenir du monde, en tous les cas de l’Asie passe par
l’Inde. Parce que c’est une démocratie, parce que il y a des tas de choses qui se
passent.
Et nous on voudrait, je pense que tous ceux qui sont là voudraient que les yeux
de la France en particulier, se tournent vers l’Inde parce que c’est non seulement une
grande démocratie, mais économiquement c’est un pays d’avenir. C’est un pays où
les gens sont pro-occidentaux, c’est un pays libéral, c’est un pays d’avenir. Alors que
nous avons misé sur la Chine. Je ne veux pas parler en mal de la Chine mais la Chine
ce n’est pas une démocratie, la Chine n’est pas un pays pro-occidental, la Chine n’est
pas un pays où on parle anglais couramment comme le fait une grande partie de la
classe moyenne et moyenne supérieure de l’Inde. Alors il faudrait que l’Occident, et la
France en particulier, se tourne vers l’Inde, et prenne conscience de ce qui se passe
dans ce pays.
21
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
L’Inde est un pays vulnérable, qui est entouré de nations qui lui sont hostiles,
un pays qui est mal compris, qui n’est pas soutenu par l’Occident. L’Inde a besoin du
soutien de l’Occident, de sa compréhension, et de la France en particulier.
Et cela ne se passe pas et cela attriste beaucoup d’entre nous parce qu’il existe
entre la France et l’Inde une convivialité qui ne s’explique pas mais qui est vraiment
réelle…
L. B. : Merci. Est-ce que l’un d’entre-vous souhaiterait rajouter quelque chose ?
C. A. : Je crois aussi que l’Inde n’a pas été capable de promouvoir son image,
je crois que ses gouvernants ne sont pas très bons en public relation et ils n’ont pas
été capables de vraiment projeter une image positive comme la Chine l’a fait. Les
lobbies chinois sont beaucoup plus forts. Par exemple, la Chine a créé il y a une
trentaine d’années des chaires d’études chinoises aux États-Unis, en Angleterre,
partout. Les Chinois voient toujours 20-30 ans en avance, et l’Inde n’a pas cette
capacité, l’Inde voit ou 2-3 ans en avance, ou 6 mois en arrière parfois. Il n’y a
pratiquement rien en Occident de similaire pour l’Inde. Et cette carence en matière de
communication, ce manque de vision, c’est vraiment la faute du gouvernement, que
ce soit le Congrès ou le BJP ou n’importe quel parti, ils ont tous fait la même chose. Et
tant que le gouvernement ne décidera pas de faire un effort dans ce sens là, ne
comprendra pas l’importance de faire un effort dans le sens de la communication –
c’est tellement important dans le monde d’aujourd’hui –, l’image de l’Inde en pâtira. Je
crois que c’est principalement la faute du gouvernement indien. Je ne sais ce que
vous en pensez François Gautier ?
F. G. : Oui, Claude Arpi a raison, absolument.
Ce que je voudrais ajouter par rapport à la France et l’Inde, parce que quand
même c’est un sujet qui nous tient à cœur, c’est : pourquoi est-ce que la France ne se
tourne pas vers l’Inde un peu plus ? Parce qu’il y a eu beaucoup d’efforts qui ont été
faits : Monsieur Mitterrand était venu avec une très importante délégation, j’étais là à
ce moment là ; Monsieur Chirac est venu en 1998 avec un Airbus et un Concorde
plein du top niveau des industriels français et politiques français – il y a un réel effort
de la part de Monsieur Chirac qui a été fait. Pourquoi 5 ans plus tard il ne s’est
pratiquement rien passé au niveau politique et au niveau économique ?
22
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
La France est le dixième investisseur en Inde, vous vous rendez compte,
derrière la Suisse, derrière la Belgique ! Pourquoi, alors que tant d’efforts ont été faits,
alors qu’il existe une convivialité, alors que les Français ont naturellement une
sympathie pour l’Inde ?
Le problème c’est l’image de l’Inde. C’est la conclusion à laquelle je suis arrivé.
Il faudrait que nous puissions changer l’image de l’Inde, d’une image qui est une Inde
pauvre, d’une Inde des castes, une Inde qui est Mère Teresa en une Inde qui émerge,
comme la Chine. Bon, évidemment l’Inde est une démocratie, alors tout ne marche
pas aussi bien qu’en Chine. En Chine vous avez au top, au sommet, un dirigeant qui
dit « Voilà, ça va être comme ça, il y aura un enfant par couple. » En Inde ce n’est pas
possible, c’est une démocratie, donc forcément il est plus difficile d’y faire des affaires
qu’en Chine, où tout est imposé d’en haut – comme le planning familial par exemple.
Mais pourquoi est-ce que la France ne se tourne pas plus vers l’Inde ? Il faut
savoir qu’il existe chez nous une pensée de la France sur l’Inde qui est aux mains, –
je ne sais pas si certains d’entre eux sont là ce soir, je ne crois pas –, qui est aux
mains d’une petite poignée d’hommes et de femmes qui pour la plupart font partie du
CNRS ou de l’EHESS ou du CERI, et ces gens-là font la pluie et le beau temps sur
l’Inde en France. C’est à dire qu’à chaque fois qu’il se passe quelque chose en Inde,
ce sont eux qui écrivent les articles dans les grands journaux, ce sont eux qui
collaborent aux livres d’histoire sur l’Inde, et donc ils façonnent la pensée des
Français quant à l’Inde. Et malheureusement, ils perpétuent cette image misérabiliste
de l’Inde, et c’est très triste. Parce que du coup, les Français n’investissent pas en
Inde. Ils ne se disent pas « Ah attention ! si demain il se passe en Chine une
révolution ou un tremblement social, l’Inde est notre alternative ». Il ne disent pas
cela. Parce que l’Inde a cette image misérabiliste et elle n’arrive pas à s’en
débarrasser. Et nous nous battons tous – en fait nous ne sommes qu’une petite
poignée – contre cette image misérabiliste parce que nous savons que l’Inde est un
pays où il y a des gens qui sont bien plus riches que les Français, où il y a bien plus
d’argent, qu’il y a au moins 200 à 300 millions d’Indiens qui ont un pouvoir d’achat non
négligeable… Mais malheureusement l’Inde n’intéresse pas les Français, exceptés les
articles sur les Maharaja dans « Paris Match », j’en ai vu encore un ce matin, ou les
articles sur les trafics de reins, ou sur les fondamentalistes hindous.
Pourquoi ? C’est une question que nous nous posons tous, et c’est une
question à laquelle j’aimerais que vous réfléchissiez…
23
« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
L. B. : Merci…
C. A. : Pour illustrer cette question des relations franco-indiennes, je voudrais
dire une chose qui me rend très triste. Je m’adresse au représentant du
gouvernement de l’Inde qui est ici ce soir23. L’Inde a décidé, il y a quelques mois,
d’accorder pour la première fois la double nationalité à ses ressortissants vivant à
l’étranger, par exemple aux Indiens qui travaillent aux États-Unis. Et l’Inde a choisi
sept pays, et la France n’est pas dans ces sept pays. Personnellement, j’avais
demandé la double nationalité, j’ai vécu 30 ans en Inde et je suis marié avec une
Indienne. La France n’est pas dans ces pays alors que la Finlande y est. Alors c’est
quelque chose que je ne comprends pas. C’est pour ça que tout à l’heure je disais
que la faute en revient aussi au gouvernement indien.
L. B. : Oui, l’Inde a sa part de responsabilités…
C. A. : (riant) Je le dis devant le représentant du gouvernement indien.
Question du public : Est-ce qu’il y a une explication ?
C. A. : Je ne sais pas. Peut-être que les Indiens en France sont moins riches
que les Indiens aux États-Unis ? Je ne sais pas. Il faut demander au gouvernement, je
ne peux pas répondre pour le gouvernement indien. Mais quand j’ai fait la demande
on m’avait dit « Bien sûr la France sera inclus » et la France aujourd’hui n’est pas
incluse dans les sept pays qui ont été choisis. On a inclus l’Australie qui par exemple
refuse la double nationalité, alors je ne comprends pas24…
F. G. : C’est peut-être un geste politique aussi. La France n’a fait aucun geste
politique vis-à-vis de l’Inde… Par rapport au Cachemire par exemple qui, légitimement
et géographiquement fait partie de l’Inde, car ce n’est même pas comme la Corse qui
est séparée par la mer. C’est le berceau du shivaïsme, le berceau de la civilisation
indienne, alors… Moi je pense que le gouvernement français, et Monsieur Lamballe
__________
23
Monsieur Sanjay Panda, Premier Secrétaire de l’Ambassade de l’Inde (Presse, Information et
Culture).
24
Depuis cette conférence, la France a été incluse dans la liste.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
va peut être me contredire, aurait pu faire un petit geste en disant, en reconnaissant à
l’Inde sa légitimité quant au Cachemire. Et cela aurait créé un immense capital de
sympathie en Inde pour la France.
L. B. : Nous allons devoir terminer, et pour conclure cette table ronde je
voudrais revenir sur une interview de Monsieur Atal Behari Vajpayee, Premier ministre
de l’Inde, réalisée par François Gautier pour le compte du « Figaro » dans laquelle
Monsieur A.B. Vajpayee disait : « Je crois, comme l’a annoncé le philosophe Sri
Aurobindo, en la renaissance de l’Inde. Nous devons nous libéraliser, réussir notre
industrialisation, mais sans perdre nos racines culturelles et spirituelles. Nous devons
adopter les technologies les plus modernes sans trahir le génie de l’Inde ».
François Gautier, pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce philosophe et
éventuellement si vous avez une idée de ce que peut être cette renaissance ?
F. G. : Je crois que la renaissance de l’Inde est en train de se produire, on ne
s’en aperçoit pas forcément en France et en Occident, mais l’Inde est en train
d’émerger. Nous croyons tous ici en cette renaissance de l’Inde, elle était prévue par
de grands philosophes comme Sri Aurobindo qui ont dit qu’elle était inéluctable, et
qu’elle se passerait de toute manière. Il y a eu des embûches, il y a eu des difficultés,
mais l’Inde est en train d’émerger, c’est un pays émergeant comme on l’appelle, non
seulement économiquement, mais spirituellement… La spiritualité indienne rayonne
sur le monde de différentes manières.
Économiquement maintenant, à travers la révolution Internet, l’Inde a fait sa
marque dans le monde, et je crois que quelqu’un a parlé tout à l’heure de la
délocalisation, de nombreuses sociétés américaines sont en train de délocaliser en
Inde, les révolutions sociales qui sont en train de se faire, les castes, malgré ce qu’en
disent les indianistes français, sont en train de s’effacer peu à peu au contact de la
civilisation moderne des grandes villes. Donc cette grande renaissance se passe en
ce moment, et je pense que d’ici 20 à 30 ans le monde occidental va prendre
conscience de cette merveille qu’est l’Inde, de cette grande civilisation qui a survécu.
On a connu nombre de grandes civilisations – égyptiennes, grecques, en
Mésopotamie –, mais l’Inde à ma connaissance est la seule qui ait survécu, qui en
4 000 à 5 000 ans d’existence a pu transmettre une grande partie de ses savoirs, de
sa sagesse, de sa connaissance, de sa tolérance et l’amener aujourd’hui dans l’Inde
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
du XXIe siècle. Donc cette Inde-là, peu à peu, à l’insu de beaucoup, est en train
d’émerger, et c’est la renaissance de l’Inde dont parlait Sri Aurobindo.
L. B. : François Gautier merci. Claude Arpi, Dr Koenraad Elst, Général Alain
Lamballe, je vous remercie. Merci à tous pour votre participation.
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
BIOGRAPHIES
François Gautier
Écrivain, journaliste et photographe français, François Gautier, né à Paris, fut le
correspondant en Inde et en Asie du sud du « Journal de Genève » pendant quinze ans, puis
du « Figaro » durant huit ans. Il écrit régulièrement pour la presse indienne.
François Gautier est l’auteur du livre Un Autre Regard sur l’Inde (1999, Éditions du
Tricorne), pour lequel il fut invité à l’émission « Bouillon de Culture » en mai 2000 (ce livre a
été réédité trois fois depuis). Il travaille en ce moment à un livre sur les femmes indiennes
pour les Éditions Albin Michel, et a publié en mai 2003 un ouvrage sur l’hindouisme pour les
éditions J.P. Delville : Swami, PDG et moine hindou. Écrivant également en anglais, François
Gautier est l’auteur de Rewriting Indian History (Éditions Vikas), Arise O India (2000, Éditions
Har Anand – trois rééditions), A Western journalist on India (2001, Éditions Har Anand) et A
Guru of Joy (2002, India Today Book Club).
Résidant en Inde depuis 33 ans et marié à une Indienne, François Gautier partage son
temps entre New Delhi et la ville internationale d’Auroville, près de Pondichéry.
Claude Arpi
Français marié à une Indienne, Claude Arpi vit en Inde depuis près de 30 ans. Il est
directeur du Pavillon de la culture tibétaine dans la zone internationale d’Auroville dans le sud
de l’Inde.
Claude Arpi est l'auteur du livre The fate of Tibet (1999, Éditions Har Anand) traduit en
français sous le titre Tibet, le pays sacrifié publié aux Éditions Calmann-Lévy en 2000 et
préfacé par le Dalaï Lama avec qui il entretient une longue amitié. Il est également l'auteur de
deux autres ouvrages : La politique française de Nehru – La fin des comptoirs français en
Inde (1947-1954) et And long and dark shall be the night : The Karma of Tibet publiés aux
Éditions Auroville Press International.
Claude Arpi est non seulement un spécialiste du Tibet mais aussi des relations sinoindiennes et indo-pakistanaises. Actuellement il termine un nouveau livre sur la question du
Cachemire.
Claude Arpi écrit aussi régulièrement des articles pour « Rediff.com », le premier portail
indien d'informations et le journal indien « The Pioneer ».
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« L’INDE D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN »
Général Alain Lamballe
Général de brigade (cadre de réserve). St-Cyr. Docteur en sociologie politique. Diplômé
de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO). Diplômé du Centre des
Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie Modernes (CHEAM). Alain Lamballe a occupé plusieurs
postes diplomatiques notamment en Asie du Sud (Inde, Pakistan, Sri Lanka, Maldives) et il a
effectué de nombreuses missions ponctuelles à travers le monde. Alain Lamballe est l’auteur
d’un livre, Le problème tamoul à Sri Lanka, (1985, Éditions l’Harmattan) et d’une trentaine
d’articles, en majorité sur les problèmes politiques, économiques et militaires de l’Asie du Sud.
Docteur Koenraad Elst
Diplômé en Sinologie, Indologie et Philosophie, le Docteur Koenraad Elst a fait son
doctorat au sujet du revivalisme hindou à l’Université de Louvain en Belgique. Bénéficiaire
d’une bourse, il a suivi des cours de philosophie à l’Université hindoue de Bénares (Benares
Hindu University – BHU). Le Dr Koenraad Elst a interviewé de nombreux dirigeants et
penseurs indiens durant les fréquents séjours qu’il a effectués en Inde depuis 1988. Il publie
régulièrement des articles dans la presse et a écrit une vingtaine d’ouvrages concernant
l'histoire ancienne et contemporaine de l'Asie du Sud, Mahatma Gandhi, les religion
comparées et le dialogue interreligieux, et la problématique multiculturelle. Parmi ceux-ci
citons : Decolonizing the Hindu Mind (2001, Éditions Rupa & Co, New Delhi, Inde), Bharatiya
Janata Party vis-à-vis Hindu Resurgence (1997, Éditions Voice of India, New Delhi, Inde) et
Ayodya, The Case Against the Temple (2002, Éditions Voice of India, New Delhi, Inde).
Laurent Baldo
A vécu sept ans en Inde, pays où il retourne régulièrement et où il a de nombreux
contacts. Il est membre fondateur de l'association Jaïa Bharati dont il est Président. Jaïa
Bharati est une association dédiée à l'Inde dont les buts sont de faire connaître la culture et la
civilisation indiennes, et d’informer sur l'actualité en Inde (culturelle, sociale, politique,
économique).
Site Internet : www.jaia-bharati.org Contact : [email protected]
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