TOUT LAISSER POUR NE PAS SE FAIRE PRENDRE Sur Claude

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TOUT LAISSER POUR NE PAS SE FAIRE PRENDRE Sur Claude
TOUT LAISSER POUR NE PAS SE FAIRE PRENDRE
Sur Claude Jutra et À tout prendre
Par Georges Privet
Il est étrange (mais pourtant curieusement approprié) que le film qui
est souvent décrit comme l’acte fondateur du cinéma québécois soit
aujourd’hui encore une de ses œuvres les plus méconnues et les plus
mal diffusées. Comme il est étrange (et tout aussi étrangement
approprié) que la mémoire de son auteur – qui souffrait de la maladie
d’Alzheimer – soit aujourd’hui honorée chaque année par un milieu qui
l’avait jadis honteusement oublié. Tout comme il est étrange (et
finalement, tout aussi approprié) qu’À tout prendre reste – un demisiècle après sa sortie – le geste sublime d’un défricheur qui a
courageusement invité le cinéma québécois à explorer une voie qu’il a,
pour l’essentiel, largement choisi d’ignorer; celle d’un cinéma artisanal,
urgent et intensément personnel, « amateur » dans le sens noble du mot,
à côté duquel le cinéma québécois actuel a souvent l’air empesé,
paresseux et lourdement industriel, « professionnel » dans le pire sens
du terme…
Candid-eye identitaire, à l’air beat et faussement maladroit, À tout
prendre est le home movie d’une âme tourmentée, filmant presque tout –
y compris sa propre fin - avec désinvolture et légèreté. D’entrée de jeu,
l’appartement de Claude nous apparaît comme un décor de théâtre,
dont il brise le quatrième mur dès la première scène (lorsqu’il partage
avec nous le « Life » qu’il est en train de lire - « Life » qui souligne
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d’ailleurs d’emblée que dans ce pays « la vie » se déroule en anglais).
Appartement truffé d’accessoires incongrus (un sombrero, des masques,
une fenêtre par laquelle débarque son voisin du dessus, qui habite
pourtant… l’appartement d’à côté!), espace quotidien et absurde,
présenté d’entrée de jeu comme le théâtre mental d’un homme en quête
de lui-même, entouré d’amis et d’amants en représentation perpétuelle
(qu’ils soient mannequins, acteurs ou metteur en scène). Et pour cause :
Claude vit dans sa tête (et nous, avec lui) le film de sa vie…
D’emblée, l’antihéros/cinéaste d’À tout prendre se pose une question qui
hante sans doute la plupart des réalisateurs québécois depuis les débuts
de notre cinéma : « Je n’ai connu ni la peur, ni la misère, ni la guerre, ni
même le grand amour. Quand on est si démuni, qu’est-ce qu’on peut
bien raconter? » La réponse est aussi simple qu’évidente: on peut se
raconter soi, ou du moins – si on est Québécois – la quête de soi. Mais
contrairement à cet autre Claude contemporain, celui du Chat dans le
Sac, qui affirmait d’entrée de jeu, « Je suis Canadien-français, donc, je me
cherche. », le Claude d’À tout prendre semble dire, dès le début, « Je suis
Québécois, donc, je me fuis. ».
Récit d’une quête en forme de fuite, le film devient la projection
fiévreuse d’une âme tourmentée, fractionnée, démultipliée, dont les
fragments se répondent alors même qu’ils volent en éclats, et qui
dialoguent entre eux – visuellement et verbalement - avec l’honnêteté
brutale de celui qui sait que la vérité est un mensonge et sa quête, une
fuite incessante.
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Monologue constant où Jutra fournit les questions et les réponses
(«Johanne, tu te fiches de moi?», « Éperdument mon cher!»), À tout
prendre multiplie les artifices, hurlant à chaque plan son plaisir de faire
du cinéma. Car il n’y a guère que lui qui trouve grâce aux yeux de Jutra
(son ami Victor lui dira d’ailleurs qu’il a «une vision 16mm des choses»).
La seule vérité, pour Claude, étant son tourment, et le cinéma, le
meilleur moyen d’en rendre compte. Le film peut d’ailleurs être vu
comme la réponse de Jutra au passage d’À la recherche du temps perdu,
cité par Victor. « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport
entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément
- rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle
s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui».
À tout prendre cherche à restituer ce rapport entre sensations et
souvenirs, via une oeuvre qui mélange le réel et l’imaginaire, le
conscient et l’inconscient, le visible et l’invisible. Le vrai et le faux s’y
entremêlent constamment, tant sur le plan formel que narratif,
l’esthétique du faux révélant l’émotion du vrai, ou, en tous cas, de la
vérité intérieure de Claude. Une vérité insaisissable et fuyante (une des
constantes du protagoniste incarné par Jutra est son besoin permanent
de bouger, évoqué dès le début du film, alors qu’on le voit rouler en
Vespa le long du fleuve, seul mais formidable compagnon de route,
auquel Jutra récite quelques vers du Bateau ivre). Le tout lié au fil d’un
film dont le système nerveux semble obéir aux mouvements de la
pensée, dans une perpétuelle fuite en avant.
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Une fuite qui donne à ce film insaisissable la forme d’un véritable
labyrinthe de miroirs, remplis d’autres « moi » potentiels, d’autres
Jutra(s) possibles. D’ailleurs, le film regorge littéralement d’échos
sonores et visuels, de rimes internes et externes, d’images et de
personnages dédoublés.
Prenez la Barbara de Monique Mercure, qui apparaît rapidement
comme un double négatif de Johanne – même grande bouche
gourmande, mêmes pommettes saillantes, même rire sauvage. Cette
ressemblance devient flagrante dans la scène où Claude surprend les
deux femmes chez Carmen, ses deux amantes riant de lui en même
temps et de la même manière, partageant apparemment les mêmes
secrets sur lui-même. Le film renvoyant une fois encore – c’est un des
motifs récurrents de sa structure – Claude à lui-même, c’est-à-dire à ses
propres doubles.
Techniquement, Claude a bien sûr un ami, Victor – personnage insolite,
débarquant toujours quand on ne l’attend pas, acteur jouant les voisins
de vaudeville (dans la vie comme au théâtre). Mais Victor est un
confident inutile dans ce film sans subconscient – il est, en fait, une sorte
de Jiminy Cricket décalé et superflu -, puisque tout ce qui serait
normalement tu ou refoulé dans un autre film s’exprime ici est ici haut
et fort.
On parle bien sûr beaucoup dans À tout prendre, mais les mots n’y
révèlent rien d’autre que leur infinie capacité de mensonge. De l’accent
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emprunté des personnages (le faux « français international » qui était
évidemment de rigueur à l’époque) aux histoires inventées de Johanne
(qui cachent longtemps ses véritables origines), les mots ne révèlent
que leur tentative de masquer. Le film multiplie d’ailleurs les
calembours (« … trop heureuse? » « Tu veux dire « trop peureuse »?
« Éliminons la liaison. » « Elle est trop dangereuse? »), les aphorismes
puérils (« La femme est un homme qui n’a ni queue, ni tête »), les
phrases toutes faites que l’auteur prend lui-même plaisir à défaire
(« Qu’est-ce que je raconte? J’entends mes propres paroles qui
résonnent comme de la littérature et tombent, tombent, tombent (le son
amplifie l’écho de chacun des « tombent ») dans l’abîme du ridicule. »),
comme s’il n’en finissait plus de dire ce que les mots dédisent autant
qu’ils disent, et cachent encore plus qu’ils ne révèlent.
Aux mots, le film préfère les sons, les bruitages et les onomatopées qui
jalonnent le parcours de Claude, comme s’il s’agissait des aventures d’un
personnage de dessin animé; le bruit d’un vrai révolver qui sort d’un
pistolet d’enfant, foudroyant Claude comme s’il avait été vraiment
touché; le fracas des glaces brisées qui suit la question de Johanne «
Amour, aimes-tu les garçons? »; la voix de Jutra disant « Tu ne trouves
pas que j’ai mauvaise mine? » au moment où nous voyons une
radiographie de sa tête; les coups de feu des deux hommes qui
apparaissent chez lui quand il parle de son besoin de solitude; l’étrange
musique militaire qui accompagne le moment où Claude et Monique Joly
s’en vont au lit (comme si Claude se comportait alors en « bon petit
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soldat »); le « glouglouglou » absurde qui suit la disparition de Claude
après qu’il se soit jeté à l’eau.
Jutra ne cesse d’ailleurs de mourir grotesquement dans ce film
joyeusement adolescent. Une fleur en plastique, du sang en ketchup, des
accessoires de cinoche pour parler de vérités profondes. Ou pas. Car À
tout prendre est – et c’est une partie de son charme – un film grave qui
ne prend rien au sérieux. Rien sinon la liberté associée au mouvement,
la seule qui compte réellement, ou du moins, la seule qui puisse faire
illusion…
Je disais plus tôt qu’À tout prendre est le récit d’une fuite. Peut-être, mais
vers quoi?
Nous le découvrons quand Claude prononce finalement la phrase qui
donne son titre au film. Après avoir passé quelques semaines à faire le
«double portrait» de Johanne enceinte, désignant le bébé à naître d’une
flèche au-dessus de laquelle il a écrit « moi », Claude décide que ce
nouveau « moi » n’aura pas plus le droit d’exister que les autres. « … À
tout prendre, je sais que la somme de 200$ pourrait tout arranger… »
L’argent sera emprunté à la banque – en anglais, of course! – et, après
avoir « célébré » sa décision par l’achat d’un « pull en mohair d’Italie »,
Claude sera effectivement libéré de la naissance de ce « moi »
encombrant, de cette trop probable réalisation d’un avenir partagé.
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« Que resterait-il de l’amour sans l’orgueil? », se demandait plus tôt
Claude à voix haute, pendant qu’on le voyait batifoler avec Johanne.
Dans À tout prendre, la réponse est « rien », puisque l’amour y est
constamment montré comme un sentiment indissociable de la vanité. Si
Claude aime sortir avec Johanne, c’est, parce qu’il « aime la montrer »; si
les amants s’échangent des cadeaux, cet échange est montré comme un
rituel aussi narcissique que risible; si le film nous montre le couple faire
une promenade nocturne d’amoureux, ce sera évidemment le soir d’une
autre mascarade, l’Halloween; et si Claude exprime finalement une
conclusion sur la nature de l’amour, celle-ci sera ânonnée – sans nul
doute consciemment - sur le ton péremptoire de l’adolescent
découvrant une Grande Vérité : « Je déclare solennellement que tout
amour sincère et réciproque est une lamentable chimère. »
Reste l’amour – on ne peut plus sincère et réciproque – de soi…
De fait, si Claude – assumant enfin son homosexualité – finit par baiser
avec un homme, ce sera évidemment avec l’acteur (François Tassé), qui
incarne son alter ego dans le film à l’intérieur du film. Les répliques de
ce dernier face au personnage de Monique Joly sont d’ailleurs presque
les mêmes que celles que s’échangeaient plus tôt Claude et Johanne
(Elle: « Ce n’est pas moi que tu aimais. C’est une image que tu avais
inventée. » Lui : « Non, c’est toi; parce que tu me délivrais de toutes les
images. »). Et quand l’acteur posera une question à son metteur en
scène en tête à tête («…ce qu’on a fait aujourd’hui, est-ce que c’est
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bon? »), on ne s’étonnera pas d’entendre sortir de sa bouche la voix de
Jutra plutôt que celle de l’acteur en question.
Mais cet amour de soi est aussi mâtiné d’une haine équivalente
(personnifiée par le personnage joué par Patrick Straram), qui soustrait
le film à toute accusation de narcissisme, cette formidable autofiction
étant aussi une redoutable autocritique, brossant le portrait sans fard
d’un personnage seul face à ses images de lui-même.
Mille et un détails viennent d’ailleurs renforcer cette impression que le
film se déroule entièrement dans la tête de Claude : de ses apartés
constantes, où Jutra ne cesse de tout commenter, à la voix anonyme, qui
siffle hors champ le thème musical du film, à la taverne où Claude
rencontre Nicholas.
Ultimement, ce qui fait d’À tout prendre un œuvre purement
cinématographique, c’est le rapport de l’antihéros/cinéaste aux images,
à commencer par les siennes; ce besoin constant de les inventorier afin
de les détruire, et de les briser pour – ironiquement – mieux les
immortaliser. Claude se révèle dans l’éclatement de tous ses possibles;
ce qu’il est résultant de la somme de tout ce qu’il a été, fantasmé ou
refusé d’être. Dès la fin de la première scène, Claude est en dialogue
intérieur avec lui-même affirmant qu’il est arrivé au « moment de jouer
le tout pour le tout ». Son but? « Expédier honorablement ma jeunesse
et me débarrasser enfin de tous ces personnages en moi qui sont ce que
je ne fus jamais et qui me hantent ». Notons pour la petite histoire que
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«Le tout pour le tout» était d’ailleurs le titre de travail d’À tout prendre…
Mais que l’on retienne le titre original (mentionné dès le début du film)
ou son titre définitif (mentionné peu avant sa fin), qu’il s’agisse
d’empêcher Johanne d’accoucher de cet autre « moi » qu’elle porte en
elle, ou de « se débarrasser enfin de tous ces personnages en moi qui
sont ce que je ne fut jamais », le programme reste le même : éliminer les
doubles virtuels du cinéaste (qu’ils apparaissent en rocker, en
tortionnaire, en tueur chic et en Pierrot lunaire) pour n’en laisser qu’un,
celui – tout aussi multiple et insaisissable - qui évolue constamment
sous nos yeux.
D’où vient cette volonté d’anéantir tous ces Claude possibles? Sans
doute de la famille et du clergé. Il est d’ailleurs significatif que les scènes
avec la mère et avec le prêtre (tous deux joués par des acteurs d’origine
française : Tania Fédor et Guy Hoffman) soient parmi les rares où la voix
de Claude peine à se faire entendre et où les échappées formelles du film
n’osent pas se manifester – comme si le film et son auteur perdaient
soudainement tous leurs moyens pour s’effacer devant un discours
qu’ils n’arrivent pas à contrer.
La gravité et le silence qui entourent la dernière visite de Claude à sa
mère (qu’il va voir dans sa chambre, en montant les marches de son
escalier, comme un condamné celles de l’échafaud) semble d’ailleurs
sortie d’un autre film (un suspense hitchcockien, genre Suspicion), lourd
de secrets inavouables, même pour un film aussi impudique que celui-ci.
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Jutra partage manifestement ce besoin qu’a son protagoniste de briser
son image, de les exorciser en les multipliant, d’abjurer en les imaginant
ses espoirs, ses craintes et ses fantasmes, bref, son histoire, réinventée
en un flot d’images mouvantes, libres comme lui ne peut l’être,
s’envolant vers les cieux ou vers l’Afrique, fuyant une réalité trop étroite
pour la multiplication de ses images, trop documentaire pour son
histoire animée…
Lors d’une ultime fuite en Vespa, la voix off de Claude s’exclame avec
jubilation : « Vivement la joie du mouvement! Marier le temps à l’espace,
changer d’endroit, de paysage et de visage... » Mais Claude fait plus que
rechercher le mouvement – il semble vouloir devenir lui-même une
image animée (voir les scènes où il apparaît en ombres chinoises, où il
mime la démarche « d’un jeune bourgeois », et où il s’envole vers les
cieux sous la forme d’une silhouette cartonnée, seule l’image pouvant
échapper à la force d’attraction du suicide, elle seule pouvant le
soustraire – et encore, brièvement – à la prison (le mot revient souvent)
de la vie quotidienne). La scène extraordinaire où les amants séparés se
démultiplient devant un mur à grands coups de surimpressions - lui
entièrement vêtu de noir, elle toute habillée en blanc – est
emblématique d’un film tout en contrastes, qui cherche l’ombre dans la
lumière et vice-versa, l’un ne pouvant exister sans l’autre, mais l’un ne
pouvant pas non plus vivre longtemps aux côtés de l’autre.
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Se perdre dans l’autre pour mieux se retrouver, ailleurs à défaut de
pouvoir le faire ici, c’est évidemment le dernier plan du film, dans une
Afrique à la fois exotique et colonisée, où le regard interrogatif d’un
« grass boy » nous envoie celui des Nègres blancs que nous sommes.
L’avenir fantasmé de Claude rejoignant le passé imaginaire de Johanne,
la vérité (mais en est-ce vraiment une?) se mêlant une dernière fois au
mensonge (mais en est-ce vraiment un?), sans qu’il soit possible de les
démêler, À tout prendre nous forçant à les prendre ensemble, comme
des demi-vérités (ou mensonges) indissociables et complémentaires.
De fait, une des plus grandes ironies d’À tout prendre est que son
antihéros ne « prend » finalement rien et finit par tout laisser : l’amour
de Johanne, ce « moi » qu’il a conçu avec elle, le « Québec libre » qui
demande à naître (voir le graffiti devant lequel Claude passe les mains
dans les poches… juste avant d’aller se suicider!). La lettre finale que
Johanne lui adresse après son avortement (« Sois en paix, tu n’as laissé
aucune trace. ») amènera la voix intérieure de Claude à hurler à Jutra :
«Elles sont en toi, tes traces!».
À tout prendre est à la fois l’exorcisme et la célébration de ces traces; un
testament d’identités avortées, une somme de personnages possibles,
de Claude virtuels éliminés par ce Jutra singulier, qui effaça
mystérieusement le « s » familial quelques années plus tôt, au moment
où il entra officiellement dans le monde du cinéma. Ce Jutra singulier
dans un pays de Jutras innombrables semblait avoir décidé de se rendre
unique en célébrant sa multiplicité via ce cri angoissé mais libérateur,
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cette oeuvre adolescente d’une étonnante maturité, cet « adieu »
ironique à une jeunesse qu’il prolonge paradoxalement pour toujours.
Comme si Jutra avait mystérieusement deviné qu’il oublierait un jour
tous les Claude qu’il avait portés. Comme s’il avait anticipé que ce film
deviendrait le seul témoignage de ce que la vie allait effectivement – et
cruellement - lui permettre d’effacer; comme s’il avait compris qu’un
jour il ne resterait plus qu’un seul Jutra et qu’À tout prendre, il valait
mieux que ce soit celui-là…
Formellement, À tout prendre emprunte manifestement – et à part égale
- aux deux pères (antinomiques) auxquels il est dédié; combinant
l’iconoclasme formel de Norman McLaren et la quête identitaire de Jean
Rouch, au fil d’un film qui tire sa singularité de sa multiplicité formelle,
sa cohérence plastique de son aspect faussement brouillon, embrassant
tous les styles et tous les genres, forgeant son esthétique éclatée à
grands coups d’emprunts (il est d’ailleurs à la fois ironique et approprié
qu’une de ses scènes les plus célèbres – celle où Johanne chante «
Choucoune » - provienne en fait des chutes d’un autre film, Seul ou avec
d’autres).
De fait, À tout prendre apparaît comme le film d’un homme qui – ne
pouvant échapper au tourment de sa voix, de ses pensées, de ses images
– tente d’en restituer le flot pour exister autrement; l’autofiction d’une
homme pour qui la vérité change 24 images par seconde, le suicide et la
résurrection d’un créateur qui cherche désespérément à exister – non
seulement dans le cinéma, mais carrément sur celluloïd, le film d’un
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d’un cinéaste qui cherche désespérément à documenter ce qui échappe
traditionnellement au documentaire et à animer ce qui échappe
habituellement à l’animation, pour se transformer en pure image de
cinéma, en détruisant toutes celles qui l’amarrent au réel.
Jutra a-t-il « préfiguré » sa mort, comme on l’a souvent écrit, en réalisant
ce film qui semble effectivement la mettre en scène? Ou a-t-il plutôt
choisit de donner un sens à sa vie en faisant d’une mort précipitée par
l’oubli une occasion de célébrer son souvenir? Impossible à dire…
Reste qu’À tout prendre nous apparaît aujourd’hui comme une bouteille
jetée à la mer, où l’auteur aurait mis tout ce qu’il était. À cette différence
près que c’est finalement l’auteur qui s’est jeté à la mer, nous laissant
seuls avec sa bouteille. L’original tourmenté a disparu au profit des
images qu’il portait en lui, images dont le mouvement perpétuel (pour
reprendre le titre d’un des premiers films de Jutra) résume mieux que
tout ce qu’il portait en lui.
Au fil(m) du temps, le personnage a enterré son créateur, le réel s’est
estompé devant la fiction, et l’art a transformé l’arbitraire en destin.
C’était, à tout prendre, le meilleur échange possible pour un artiste
perdu au pays de l’oubli…
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