Mouv 57_Angela Laurier oct dec 2010
Transcription
Mouv 57_Angela Laurier oct dec 2010
6 Angela Laurier regards Spécialiste de la contorsion, la Franco-Canadienne Angela Laurier porte son corps aux limites et invente une danse foudroyante. Après Déversoir, elle continue avec J'aimerais pouvoir rire ! de se mettre sens dessus dessous pour regarder en face les ressorts intimes de l’anormalité, exposée ici dans sa dimension fertile. La déraison à bras-le-corps Déversoir, 2008. Photo : Cie Angela Laurier. regards Née en 1962 au Québec, Angela Laurier commence très jeune la gymnastique, puis l'acrobatie et la danse, avant de se consacrer à la contorsion. Elle se produit avec le Cirque du Soleil et le Cirque du Trottoir. En 1988, elle part en Europe où elle travaille avec le cirque Gosh, Robert Lepage, Michel Dallaire.Elle signe ses premiers spectacles avec Poème-Cirque : l'ArtEstNié, File ! (2001) et L'AngeEstLà, l'OrYEst (2004). En 2006, elle monte sa compagnie et crée Exutoire (2006), forme courte de Déversoir (2008), puis J'aimerais pouvoir rire ! (2010). Depuis 2004, elle collabore par ailleurs avec le chorégraphe François Verret. arquée, étirée, elle traduisait dans sa chair et ses os (on entendait, amplifié, le craquement de ses articulations) la torture de l'angoisse, la raison qui part à la renverse, le déchirement familial. Angela Laurier nous mettait face à une sidérante tentative de démystification de la folie. Alors que Déversoir met le doigt sur la blessure, J'aimerais pouvoir rire ! est lumineux comme une renaissance. Il marque les retrouvailles avec son frère – qui lui a montré le chemin de l'art et l'a encouragée à se lancer dans la danse et le cirque. « Depuis toujours, il influence profondément mon travail », souligne l'acrobate. En 1999, elle évoquait déjà cette relation dans Mon grand frère, mais un comédien incarnait alors le personnage du frère. Angela Laurier a fait irruption dans le paysage du cirque contemporain au début des années 2000, à La Villette, avec deux solos. Tout en se désarticulant, la contorsionniste adressait au public des textes écrits pour elle par le sulfureux David Noir. Dans le premier, elle réglait ses comptes avec le voyeurisme. Dans le second, elle campait des êtres grotesques, presque bouffons. Ces performances explosives étaient de sérieux coups de poing donnés au numéro de contorsion classique. Tournant le dos au cliché de la femme-serpent, Angela Laurier affirmait son ambition de raconter son histoire, et, par là, nos tumultes intérieurs et nos difformités psychiques. Comme d'autres circassiens de sa trempe, elle a ainsi creusé son art au-delà de la prouesse pour en extraire une dramaturgie propre. Dix ans plus tard, J'aimerais pouvoir rire ! livre un aboutissement de sa recherche. Là, le langage physique tout personnel d'Angela Laurier se mêle à la vidéo, à la musique live et à l'univers de son frère, Dominique Laurier, qui slamme et peint en direct. L'ensemble produit ce que l'on peut appeler une « performance autobiographique à quatre mains ». Le frère de l'artiste était déjà présent dans les vidéos de Déversoir, spectacle où elle exorcisait un héritage familial douloureux. On y a découvert l'histoire d’une tribu nombreuse (neuf enfants) marquée par la maladie mentale du père et celle du frère en question. Les interviews de ces derniers, sur grand écran, constituaient la matière élémentaire de la performance. Aux témoignages de la souffrance mentale, des soins psychiatriques, répondait, sur le plateau, la silhouette gracile et presque nue de la comédienne-contorsionniste. Cassée, La contorsionniste fait de chaque pas l’occasion d’un vertige. Dans J'aimerais pouvoir rire!, celui-ci est sur le plateau, avec ses textes bouillants d'une fameuse rage de vivre et son imaginaire empreint de chamanisme. La remarquable mise en scène de Lucie Laurier repose sur le frottement entre ces deux fortes personnalités. Que celle-ci, comédienne réputée au Québec, soit la dernière de la fratrie fait pour beaucoup dans la justesse du ton. Elle a su construire un cadre rigoureux alternant séquences documentaires et moments de performance où l'improvisation a sa place. La gestuelle d'Angela Laurier est ici moins tourmentée que dans Déversoir, malgré la dureté singulière du travail corporel. Avec trente ans de pratique, la contorsionniste sait pousser son corps aux limites du déséquilibre intérieur ; elle a appris à s'adapter aux effets secondaires (maux de tête et difficultés respiratoires). Sortie du moule de l'exploit spectaculaire, son art garde l'essence d'une technique défiant la morphologie du corps humain et désoriente notre perception, tendant alors vers une intensité expressive proche du Butô, cette « danse de l'être ». Dans le premier tableau, d'une blancheur de limbes, l'acrobate figure des formes embryonnaires. De chrysalide, elle devient lentement créature qui s'ouvre, se rétracte et se tend vers la lumière. On lit les tensions internes du corps qui cherche sa forme, l'effort pour Angela Laurier 7 croître et sortir de soi. Apparaissent les ombres d'une hystérique de la Salpêtrière, d'un orant implorant le ciel, d'une statue vivante. La force du spectacle, c'est aussi les moments de duo ; quand le frère et la sœur s'élancent dans une danse endiablée, éperdue comme un jeu de l'enfance. Angela Laurier fait de chaque pas l'occasion d'un vertige, poussant jusqu'au bout l'intensité du mouvement, tandis que Dominique pose une danse brute, terrienne, qui semble s'enraciner très loin, comme ses poèmes mystiques. Car J'aimerais pouvoir rire!, c'est aussi la prise de parole d'un homme qui dépasse sa condition de malade pour dire sa vision du monde. Et c'est une victoire concrète sur l'enfermement mental et social que produit la schizophrénie. Une dimension humaine à fort écho social ; il suffit de penser à la progression d'une politique obscurantiste qui assimile maladie psychiatrique et pur danger social (1). Le spectacle met en avant la maladie mais il révèle surtout, avec la lucidité nécessaire, l'immense force de vie qui peut l'accompagner. « Ce spectacle revendique la part lumineuse de la folie comme un univers riche en poésie et en contradictions, écrit Lucie Laurier. La folie est-elle nécessaire à une expression sans contraintes ni censures des différents états psychiques de l'être humain ? » Une réponse, il y en a une chez le psychiatre François Tosquelles : « Sans la connaissance de la valeur humaine de la folie, c'est l'Homme même qui disparaît. » La création d’Angela Laurier s'affirme comme un acte vital, qui transforme intensément ses auteurs. Elle montre la possibilité de regarder en face la souffrance pour la changer en force. Et, quelque part, cela nous arme de courage. Naly Gérard 1. Voir à ce sujet la dénonciation des réformes actuelles dans le secteur de la santé mentale, par le Collectif Psychiatrie (www.collectifpsychiatrie.fr). Déversoir, du 24 au 26 novembre au Trident, Scène nationale de Cherbourg. J'aimerais pouvoir rire !, le 14 décembre à El Médiator, Perpignan , le 18 janvier au Parvis, Tarbes, le 3 février à la Scène nationale de Martigues... www.cie-angelalaurier.com