Prévention ou repression quelle priorité

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Prévention ou repression quelle priorité
Le passage d'une économie industrielle
à une économie tertiaire
Prévention ou répression :
quelle priorité ?
par Jacques Trémintin
La loi sur la prévention de la délinquance que nous prépare le gouvernement relance le
débat récurrent entre prévention et répression. Les émeutes du mois de novembre 2005
n'ont fait que renforcer les positions de chacun. D'un côté, les partisans d'une réponse
policière et judiciaire face aux jeunes délinquants. De l'autre, ceux qui dénoncent, depuis
des années, l'accumulation des matières inflammables dans les secteurs de notre société
confrontés aux discriminations et qui revendiquent des réponses socio-éducatives. Nous
proposons une lecture réalisée par deux sociologues qui se sont attachés à tenter de
comprendre les mécanismes à l'œuvre. Le premier, en passant les quartiers sensibles au
scanner, tente de saisir les tenants et aboutissants d'une situation qui ne cesse de
s'aggraver au fil du temps. Le second analyse le modèle américain qui, face aux
problèmes de l'exclusion, a mis en œuvre depuis une vingtaine d'années, la solution
répressive.
Face à la délinquance des mineurs, l'opposition entre ceux qui revendiquent la
manière forte et ceux qui préfèrent la
prévention n'est pas chose nouvelle,
chacun renvoyant à l'autre l'inefficacité
de ses méthodes. Les partisans de la répression s'appuient sur la démarche
objectiviste qui se focalise sur des faits
mesurables abordés à partir de leurs caractéristiques ainsi que de leurs conséquences.
Il est vrai que l'on ne peut guère contester le passage du nombre de mineurs
mis en cause de 50.000 en 1965 à
175.000 en 2002, la condamnation fréquente de jeunes issus de l'immigration,
les bandes qui font régner l'insécurité...
Effet pervers de ce raisonnement : une
stigmatisation qui réduit les quartiers à
leurs difficultés et ne fait que renforcer
l'enfermement des populations qui en
sont issues dans la culture de la rue.
Les partisans de la prévention s'inspirent quant à eux de l'approche constructiviste qui affirme que les représentations contribuent à fabriquer les problèmes sociaux. La délinquance des mineurs relèverait avant tout d'une construction artificielle. Il y aurait trop sou18
vent brouillage médiatique entre criminalité, pauvreté et immigration ainsi
qu'une trop fréquente confusion entre
insécurité et sentiment d'insécurité. Une
telle hypothèse ne permet pourtant pas
de tout expliquer.
Même si les média contribuent à jouer
le rôle de caisse de résonance (comme
l'a montré, en novembre 2005, la compétition engagée entre quartiers concurrents voulant faire mieux en nombre de
voitures brûlées, score rapporté chaque
soir par le journal télévisé), ils reflètent
à leur manière, malgré tout, ce qui s'y
déroule. Entre ces différentes représentations, il est difficile de trancher clairement : ce qui se passe dans les banlieues est à la fois le produit d'une construction mentale et d'une situation objective. Et cela ne date pas d'hier.
Quand on cherche
à comprendre (1)
Les premières violences urbaines sont
apparues en 1981 avec les rodéos de
(1)
voitures volées tout au long de l'été, à
Lyon et sa banlieue. Pour autant, ces
violences ne marquèrent pas une rupture, mais plutôt une continuité. Simplement, les processus à l'œuvre qui
étaient jusque là souterrains, devinrent
plus visibles.
Pour comprendre les mécanismes à l'origine de la forte dégradation des conditions de vie en banlieue, on ne peut se
contenter d'une analyse rapide et réductrice. Il est nécessaire de se référer à un
enchevêtrement de facteurs et de causes. Il y a d'abord le passage d'une économie industrielle à une économie tertiaire qui a frappé de plein fouet ces
quartiers, plus que tout autre, faisant exploser le taux de chômage de ses habitants. Il y a, ensuite, le changement de
nature de l'immigration qui fut, au départ, conçue pour alimenter les besoins
en main d'œuvre d'une nation en pleine
expansion.
Les salariés recrutés pour (re)construire
notre pays ont légitimement aspiré à s'y
installer et à y faire venir (ou y fonder)
«Sociologie des «quartiers sensibles»», Cyprien Avenel, Armand Colin, 2004.
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Les émeutes ne sauraient être confondues
avec une affirmation identitaire ou ethnique
leur famille. Mais, butant sur le racisme
ambiant et la ségrégation tant à l'emploi qu'au logement, cette installation a
trop souvent abouti à la ghettoïsation
d'une minorité ethnique assignée à une
structure de sous-emploi et au regroupement dans certains secteurs urbains.
Et puis, il y a eu ces grands ensembles
qui, d'emblèmes se sont transformés en
problèmes. Imaginés à l'origine, pour
être une étape dans le parcours de mobilité, ils sont devenus des lieux de relégation et de désespoir, symbole de
l'échec de l'insertion. La hiérarchie spatiale qui s'est alors opérée entre les quartiers sensibles et le reste de la ville correspond à une séparation physique et à
une mise à distance des plus pauvres.
Ce n'est pas un hasard si les 751 zones
urbaines sensibles regroupent 25,4% de
chômeurs (12,8%, en moyenne), 40%
de demandeurs d'emploi de moins de 25
ans (24,5%, en moyenne), 39% de sans
diplômes à la sortie de l'école (21,2%,
en moyenne), trois fois plus de RMIstes,
un ménage sur cinq subsistant avec un
revenu en dessous du seuil de pauvreté
(un pour dix, en moyenne). La banlieue
est devenue, au cours des années, l'archétype de l'exclusion et du mal-vivre.
Les émeutes qui y éclatent régulièrement, et singulièrement au mois de novembre dernier, ne sauraient être confondues avec une affirmation identitaire
ou ethnique. C'est une réponse à un sentiment d'injustice et de mépris qui témoigne du souci de dignité et de reconnaissance.
Si les habitants ont les pieds dans la précarité économique, ils ne rêvent pas d'y
demeurer. Leur tête est tournée vers
l'univers culturel des classes moyennes.
Si les moyens mis en œuvre pour atteindre cette quête passent souvent par une
micro-économie délinquante palliative
au chômage d'exclusion, cette déviance
dénote néanmoins une volonté d'intégration.
La question de l'exclusion a été remplacée par celle de l'ordre public et de l'insécurité. D'une dimension avant tout
sociale, le problème des quartiers sensibles a très vite pris une ampleur avant
tout sécuritaire. La volonté répressive
a de plus en plus pris le pas sur la tentative de compréhension et de prévention.
Le réflexe punitif, avant de déferler sur
l'Europe, a fait ses premières armes aux
États-Unis. Là bas comme ici, la question de l'insécurité a été particulièrement
mise en scène, exagérée, dramatisée, ritualisée, avec comme constantes :
l'ignorance des causes des difficultés,
un discours alarmiste, une stigmatisation de toute une série de publics (jeunes, chômeurs, mendiants, toxicomanes, sdf, prostitués , immigrés…). Il est
intéressant de rappeler ce qui s'est passé
outre-atlantique. Le pire n'est jamais
certain. Mais, ce qui s'est déroulé en
Amérique du nord peut nous faire réfléchir à ce que nous voulons ou non
voir advenir sur le vieux continent.
Le démembrement
de l'État social (2)
Au départ, il y a un projet néo-libéral
fondé sur l'exaltation de la responsabilité individuelle et l'ethos méritocratique
fondé sur la conviction que chaque salarié ne doit son destin qu'à lui-même.
L'ennemi, c'est l'État social accusé
d'étouffer l'initiative privée et d'installer une assistance trop généreuse, sapant
la volonté de travail et entretenant une
culture de dépendance.
Après toute une série de remises en
cause, c'est sous la présidence du démocrate Bill Clinton que sont initiées
des réformes qui vont porter le coup de
grâce au système de solidarité instauré
au moment du New Deal de Roosevelt.
La marchandisation des biens publics,
la montée du travail précaire et sous rémunéré, le délitement des protections
sociales ont conduit au remplacement
des droits collectifs aux secours par
l'obligation individuelle d'activité.
La nouvelle politique en vigueur commence par abroger le droit à l'assistance,
limitant le cumul des aides possibles au
cours de la vie, sur une période limitée
à cinq années, de quoi bien distinguer
entre le pauvre méritant et celui qu'il
faut remettre au travail. Elle cède ensuite la responsabilité jusque là fédérale des programmes sociaux aux États
de l'union, chacun pouvant moduler les
(2)
règles d'attribution. Dans les années
1950, une même délégation avait été
décidée pour ce qui concerne les hôpitaux psychiatriques. Le résultat constaté
est catastrophique. Des 559.000 patients
accueillis en 1955, ne restent plus que
69.000, quarante ans plus tard, les cliniques de proximité qui devaient prendre le relais n'ayant jamais ouvert, faute
de financement.
Dernier axe de la nouvelle politique sociale, l'exclusion de certaines catégories
de la population : résidents étrangers
présents depuis moins de dix ans, condamnés pour infraction à la législation
sur les stupéfiants, enfants souffrant de
handicap physique (315.000 d'entre eux
perdront leurs allocations dans les six
ans qui suivront).
La réforme de l'aide sociale a porté ses
fruits. Les récipiendaires au nombre de
douze millions en 1996, sont tombés à
cinq millions à la fin 2002. La politique
de restriction des aides sociales affirmait
vouloir réduire une prétendue dépendance
aux programmes d'assistance. Or, le montant de l'aide, dont le coût est pourtant
inférieur à 1% du budget fédéral, n'a cessé
de baisser en un quart de siècle, passant
d'une moyenne de 676 USD mensuels en
1970 à 342 USD (en dollars constants),
en 1995. Pourtant, la moitié des bénéficiaires quittaient le dispositif au bout d'un
an, les deux tiers au bout de deux ans. La
dépendance à cette allocation était donc
des plus limitée.
Les restrictions ainsi instaurées ne concernent pas que les allocataires de l'aide
sociale. Tout le secteur de la solidarité
est concerné. L'assurance chômage couvrait 81% des demandeurs d'emploi en
1975. Elle ne concerne plus, en 1990,
que 25% d'entre eux. L'invalidité professionnelle était prise en charge à raison de 7,1 salariés pour 1000 en 1975.
Elle ne concerne plus, en 1991, que 4,5
salariés pour 1000. Le budget fédéral
consacré à la construction des logements sociaux s'élevait à 32 milliards
de USD en 1978. Il n'est plus, en1988,
que de dix milliards. La formation professionnelle des salariés non qualifiés
bénéficiait de trois milliards de USD de
«Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale» Loïc Wacquant, Agone, 2004.
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La sanction pénale a perdu son objectif de réhabiliter les
criminels; elle les stocke à l'écart
crédits en 1975 permettant à 1,1 millions de stagiaires de recevoir une qualification. En 1996, ils ne seront plus
que 329.000, grâce aux 0,8 milliard concédés. Les hôpitaux de communauté
accessibles aux malades démunis de
couverture privée étaient 90, en 1967.
Ils ne sont plus que 42 en 1990.
Dans le même temps la moitié des aides
fiscales au logement d'un montant de 60
milliards de USD sont tombés dans l'escarcelle de 5% des ménages gagnant
plus de 100.000 USD par an. Résultat
de cette politique globale : le nombre
de pauvres s'est accru au point d'atteindre 40 millions de personnes (15% de
la population totale, contre 6% en
France et 3% en Allemagne), leurs conditions d'existence s'aggravant notablement.
Quand on ne cherche
qu'à réprimer
Au fur et à mesure que l'État se défaussait de son rôle économique et réduisait ses filets de protection, son pouvoir
s'est concentré dans ses prérogatives répressives. Il lui fallut faire face à la
misère montante, la survie impliquant
de plus en plus l'entrée dans l'économie
souterraine et dans la délinquance. Il
fallait aussi mettre au pas des pauvres
et les contraindre à se soumettre à l'insécurité sociale généralisée liée à l'érosion du travail salarial stable et homogène.
La solution adoptée privilégia le durcissement et le resserrement des mailles
tant policières que judiciaires et carcérales. L'État pénal remplaça progressivement l'État social. Au début de la décennie 1960, la commission nationale
consultative sur la justice criminelle
s'interrogeant sur le rôle criminogène de
l'incarcération, réfléchissait à des mesures alternatives et de décarcération.
La décennie suivante, la politique carcérale des États-Unis connut un tournant spectaculaire, amenant la population derrière les barreaux à doubler en
dix ans, à quadrupler en vingt ans et à
décupler en trente ans (200.000 en
1970, 1 million, en 1995 et plus de 2,1
millions en 2004). Jamais un pays dé20
mocratique n'a connu un tel phénomène,
le taux d'incarcération des États-Unis
atteignant de 6 à 12 fois celui des États
européens.
Ce qui explique cette répression, ce n'est
pas tant l'accroissement de la délinquance que la répression à son égard,
comme le montre le taux de prisonniers
pour 1000 infractions : 21 en 1975, 37
en 1985 et 105 en 1999. En 1980, la
police effectuait 10,4 millions d'arrestations dont 69% étaient suivis d'une
mise sous écrou. En 1995, elle procède
à 15,2 millions dont 94 % se traduisent
par une incarcération. Même si la répression frappe pour un oui ou pour un
non, elle n'atteint pas tout le monde de
la même façon : six prisonniers sur dix
sont noirs ou latinos (alors qu'ils ne représentent qu'un cinquième de la population totale), deux tiers vivent sous le
seuil de pauvreté, plus de la moitié n'ont
pas achevé leur études secondaires.
En outre, la délinquance en col blanc
n'est pas traitée aussi durement : si les
personnes jugées pour vol avec menaces ou violence étaient à 96% condamnées à une moyenne de 60 mois d'incarcération, celles jugées pour détournement de fond l'étaient à 31% pour une
période moyenne de 12 mois.
Une telle frénésie répressive provoqua
un encombrement des prisons. Rien
qu'en Californie, alors que 12 pénitenciers furent ouverts entre 1852 et 1965
et aucun entre 1965 et 1984, à compter
de 1984, cet État en a inauguré 23. Malgré les tentatives pour réduire le coût
de l'incarcération (en supprimant le financement des études pour les détenus
ou les programmes de réhabilitation, par
exemple), celle-ci est en train de devenir un véritable gouffre financier, à raison de 75.000 USD par an par détenu.
Pour financer de telles dépenses à
l'échelle des USA, le budget fédéral de
la justice dut être quintuplé, passant entre 1972 et 1990, de deux à dix milliards.
Celui des États fédérés augmenta de
383% de 1982 à 1997.
La sanction pénale a perdu son objectif
de réhabiliter les criminels; elle les
stocke à l'écart, afin de pallier à l'incurie des services sociaux et médicaux.
Ainsi, la libération conditionnelle concerne chaque année 500.000 détenus. Si
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près d'un million de tests de dépistage
d'une reprise d'alcool ou de stupéfiants
sont utilisés chaque année par les agents
de probation, pour contrôler les détenus en conditionnelle, les dispositifs de
réinsertion ont été réduits à portion congrue. Ainsi, l'autorité pénitentiaire de
Californie possède-t-elle 200 lits pour
les milliers de détenus sortants qui sont
sans abri, de quatre cliniques pour les
18.000 d'entre eux qui nécessitent des
soins psychiatriques lourds et de 750 lits
pour les 85.000 qui nécessitent d'une
cure de désintoxication. Rien d'étonnant, dès lors, qu'il y ait 60% de récidives.
La montée de l'État carcéral n'est donc
pas tant liée à la montée de l'insécurité
qu'au désengagement de l'État social.
Un symbole fort : pour lui permettre de
multiplier par huit les effectifs de ses
gardiens de prison, l'État de Washington a amputé de moitié les postes du secteur social et de l'enseignement. L'institution carcérale sert désormais d'instrument majeur de gestion de la misère :
la guerre contre les pauvres s'est substitué à la guerre contre la pauvreté.
Notre pays n'est-il pas confronté
aujourd'hui à la tentation, comme aux
USA, d'utiliser la prison à la manière
d'un aspirateur social qui nettoierait les
scories des transformations économiques et ferait disparaître de l'espace public les rebuts de la société de marché ?
En préférant la répression des désordres
à la promotion des droits sociaux et économiques, seule pourtant à même de
faire reculer tant le sentiment d'insécurité que l'insécurité, l'État français semble s'orienter vers le ciblage de la délinquance à laquelle qu'il souhaite s'attaquer. Pour s'en convaincre, il suffit
simplement de rappeler quelques chiffres : en 1996, la contre-valeur monétaire de la délinquance en col blanc
s'élevait à 142 milliards de Francs, là
où la délinquance de rue ne dépassait
pas 16 milliards.

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