Aucun de nous ne reviendra

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Aucun de nous ne reviendra
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Aucun de nous ne reviendra
Extraits de la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo, direction
artistique Heidi Brouzeng, musique Alain Mahé
Après avoir suivi Louis Jouvet à Buenos-Aires pour une tournée théâtrale en 1941, Charlotte
Delbo rentre à Paris quand elle apprend l’exécution d’un ami, Jacques Woog, par le régime de
Vichy. Elle rejoint aussitôt son mari Georges Dudach dans la Résistance au sein du groupe
Politzer. Tous deux sont arrêtés en 1942 ; lui est exécuté le 23 mai, au mont Valérien avec les
membres du groupe Politzer ; quant à elle, elle est déportée à Auschwitz en janvier 1943, avec
deux cent-vingt-neuf autres femmes dont la moitié est communiste, pour la plupart des
Résistantes. Quarante-neuf sont revenues. Au cours de ces mois de déportation, elle parle de
poésie et de théâtre à ses compagnes. À cet égard, la récitante Heidi Brouzeng qui met en
scène non seulement dans la plus grande pudeur mais le plus délicatement qu’il soit, la prose
poétique de Aucun de nous ne reviendra, évoque cet épisode où la jeune femme échange au
marché noir un petit classique du Misanthrope contre sa ration de pain. Pour la lecture qui
s’ensuit faite à ses camarades, celles-ci lui coupent une tranche de leur propre ration pour
reconstituer la sacro-sainte portion de survie. Début 1944, Charlotte Delbo est envoyée au
camp de Birkenau, Rajsko ; transférée à Ravensbrück, elle est libérée par la Croix-Rouge
internationale en avril 1945.
Elle attendra vingt ans pour publier Aucun de nous ne reviendra, écrit en 1945, le premier
tome de la trilogie d’Auschwitz et après. Comment rendre compte et re-présenter (présenter
une seconde fois) l’irreprésentable d’Auschwitz ?
Heidi Brouzeng est attentive à la portée de ce poème philosophique qui va loin au-delà de la
mort et du désespoir dans un geste légitime et inventif de création.
Le spectacle est une installation sensorielle produite par une atmosphère de nuit, de peu
d’éclairages, de brumes, de visions de frayeurs et de cauchemars glaçants. Des fils
horizontaux et verticaux traversent le volume de l’espace – des barbelés qui délimitent le
camp, barres fragiles sur lesquelles s’appuie la prisonnière pour parler à une autre, au loin. De
grosses pierres, comme des contrepoids descendent des cintres, tenues par des fils. Les
douches de lumière, métaphores d’autres pluies macabres, se mêlent aux éclairages blafards
des projecteurs agressifs des nazis.
Une planche de bois à l’abandon sur le sol fait sonner et rebondir les sonorités d’une ondée
drue tandis qu’une tôle rouillée suspendue réinvente les tempêtes d’hiver.
À travers le support électroacoustique d’Alain Mahé, les bruits amplifiés accaparent
l’attention : fermetures brutales, heurts et raclements, frottements et crissements, rafales de
neige
silencieuse,
vents
sifflants,
tremblements
intérieurs
et
vibrations.
L’être est bousculé en profondeur, inquiété par un monde déserté par l’humanité.
Les mots de la récitante laissent entrevoir des images noires : vase, boue, tentacules de
pieuvres qui enserrent les bras, les jambes, les cous et les ventres de femmes, apparitions dues
à l’effroi, yeux désolidarisés de leurs orbites et mâchoires errantes.
Les sensations d’anéantissement et de disparition sont éprouvées existentiellement à travers ce
que l’auteur-témoin nomme « la mort vivante », ni la vie, ni la mort, un entre-deux où les
valeurs et les repères sont radicalement autres et étrangers.
Irréversible et perdu à jamais dans le passé d’un autre temps et d’une autre vie, ce rituel de la
journée où la petite fille rentrait chez elle dans la cuisine auprès de ses parents en annonçant :
« c’est moi ! ». Ce moi-là n’existe plus, nié et écrasé par l’immensité de la glace, du silence et
de la lumière criarde, un songe vertigineux. La jeune fille, rivée à cette vision indifférente des
champs blancs de neige, n’aimera plus dans l’avenir l’évocation des sports d’hiver. Pendant
les marches forcées qui mènent à une zone de travail, la colonne de femmes contourne une
petite maison aux rideaux de mousseline, une sonorité si douce à l’oreille. Elles vont jusqu’à
distinguer une tulipe de couleur entre ses deux feuilles dans un pot sur la fenêtre. Or, la
trahison de la beauté provoque la rage : la maison appartient au responsable nazi.
Un travail de haute exigence, une installation juste, subtile et rigoureuse, un voyage pudique
accompli dans une violence mesurée et une acuité hérissée de sensations, de visions et de
sons.
Véronique Hotte
L’Échangeur à Bagnolet, du 17 au 21 juin. Tél : 01 43 62 71 20