La fabrique de la vente. Le travail commercial dans les

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La fabrique de la vente. Le travail commercial dans les
Comptes rendus / Sociologie du travail 58 (2016) 80–114
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Or, en mettant en relation des carrières politiques avec les configurations organisationnelles
de travail qui les façonnent, ce livre fait preuve d’une grande originalité. L’ouvrage montre en
effet comment la position et la trajectoire des élus sont structurées à la fois par les logiques
spécifiques de ces espaces (règles de cooptation et de sélection, types de ressources qu’offrent
les différents postes, types de rapports de force) et par les dispositions des élus, constituées de
ressources (partisanes, territoriales, techniques) et de stratégies d’évolution de carrière.
Cependant, si l’intérêt de cet ouvrage est aussi de faire varier finement les échelles d’analyse
entre le méso et le micro-sociologique, on regrettera deux manques : d’une part, la faible prise en
compte d’un contexte plus large de transformation du travail et de son organisation dans l’action
publique. L’organisation du travail politique semble en effet indissociable du travail produit dans
les bureaucraties administratives, marqué par le nouveau management public, la réforme de l’État,
la réforme territoriale, la crise des finances publiques notamment, instituant ainsi progressivement
d’autres ordres de régulation. D’autre part, et ce n’est pas sans lien, la quasi-absence d’approches
longitudinales aveugle la question des processus de transformation des mondes du travail politique
sur le temps plus long, dont l’exploration aurait permis de restituer dans une perspective dynamique
les pistes de recherche intéressantes élaborées dans cet ouvrage.
Eléanor Breton
Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE),
Conservatoire national des Arts et Métiers, 2, rue Conté, 1LAB40, 75003 Paris, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 27 janvier 2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.010
La fabrique de la vente. Le travail commercial dans les télécommunications, E. Kessous,
A. Mallard (Eds). Presses des Mines, Paris (2014). 302 pp.
L’ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Kessous et Alexandre Mallard se propose d’enrichir
les analyses du travail de la vente en s’intéressant à ce que les auteurs nomment le « travail
commercial ». L’introduction revient brièvement sur la manière dont la sociologie a pu s’emparer
de cet objet — notamment pour sortir d’une représentation pittoresque de la vente (celle des
camelots et des bateleurs de foire), au profit d’une analyse de la vente ordinaire, plus représentative
des modes actuels de structuration du lien marchand (vente en supermarché, vente à distance,
etc.).
Cependant, et « par rapport à ce que serait une classique sociologie du travail des vendeurs »,
E. Kessous et A. Mallard proposent « une triple extension » (p. 29). D’abord, ils ne considèrent
pas uniquement le travail commercial comme une mise en relation d’un vendeur et d’un acheteur
mais comme la mise en relation d’un acheteur et d’une organisation commerciale dans laquelle le
vendeur s’inscrit. La vente y est une activité prescrite et encadrée. L’instrumentation de l’activité
— notamment les outils de CRM (pour « customer relationship management ») et les divers outils
de mise en relation du client et de la firme — ne participe pas simplement de la mise en forme des
relations marchandes mais joue « un rôle central dans l’intégration du vendeur à l’organisation
commerciale » (p. 30). E. Kessous et A. Mallard tiennent compte ensuite du rôle du client dans le
travail commercial et de la façon dont ce rôle est « travaillé » par l’organisation. Enfin, les auteurs
se montrent attentifs à la manière dont l’organisation peut produire, à partir de l’épreuve de la
vente, des connaissances sur le marché afin de mieux s’y adapter. En son sens plein, le « travail
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commercial » des auteurs ne semble pas se résumer à la vente mais paraît recouvrir l’ensemble
des activités qui rendent possible le lien marchand.
L’unité de l’ouvrage tient cependant moins à ces quelques propositions générales qu’à une certaine unité de lieu : les contributions ont en commun de reposer sur des terrains réalisés au début
des années 2000 dans les départements commerciaux de France Télécom ou sur des archives
liées à l’histoire de l’entreprise. Moins que de proposer une théorie du travail commercial, il
s’agit ici de documenter les pratiques de vente, leurs matériaux et leurs outils, les consignes auxquelles elles sont associées, leur production informationnelle et commerciale, en restant attentif
à la double dimension de la vente en tant que pratique s’inscrivant à la fois sur un marché
spécifique (le marché des télécommunications) et dans une organisation particulière (France
Télécom).
Les neuf contributions peuvent se répartir en trois parties. La première regroupe trois chapitres
s’interrogeant sur la vente en tant qu’activité. Dans ce lot, la contribution de Julia Velkovska
et Valérie Beaudouin porte sur l’interaction entre les clients et un « système vocal intelligent »
implémenté dans un standard téléphonique. Après être revenues sur les débats liés à la possibilité
de quelque chose comme une « intelligence artificielle », J. Velkovska et V. Beaudouin examinent
un important corpus de conversations client-machine dont l’enjeu est l’orientation du client vers
un service adapté. Leur analyse permet notamment de montrer, loin de l’idéal de « conversation
naturelle », l’effort d’adaptation auquel doit parfois s’astreindre le client pour accéder à un service.
En outre, il ressort de leur étude des conclusions substantielles pour l’analyse des interactions
homme-machine.
Les chapitres 4 à 8, composant la seconde partie, portent sur la production et la circulation des
informations issues du marché et leur capacité à produire des collectifs de travail et des modes de
coordination spécifiques. Dans l’organisation de la circulation des données, les logiciels de CRM
revêtent une importance primordiale, illustrée sur des modes différents par des contributions de
Marie Benedetto-Meyer, François Hochereau, Emmanuel Kessous et Céline Mounier. La contribution de F. Hochereau permet d’ailleurs de retracer l’histoire de l’informatisation de l’entreprise
qui accompagna sa transformation en « entreprise de service ». Un chapitre d’E. Kessous interroge quant à lui le logiciel et les pratiques qui y sont associées dans leur capacité à sortir de leur
fonction de contrôle pour produire un « monde commun » dans une organisation « flexible ».
L’auteur y montre que les usages du logiciel ne s’appuient pas uniquement sur sa justesse
mais sur les principes de justice qu’il permet d’activer, notamment dans les modes de règlement des litiges entre collègues, lors d’un conflit sur l’attribution d’une vente par exemple.
L’entrée par l’instrument permet ainsi d’illustrer la dimension collective et distribuée du travail commercial ainsi que le mode de coordination et de régulation des collectifs de travail qu’il
implique.
Enfin, les deux derniers chapitres proposent d’analyser des pratiques qui, si elles ne sont
pas immédiatement liées à la vente, participent elles aussi de l’articulation du marché et de
l’organisation. Par-delà leurs divergences, ces contributions de Roland Canu et Alexandra Bidet
ont en commun une perspective diachronique qui permet de saisir l’histoire du secteur. La contribution d’A. Bidet, par exemple, permet d’extraire, au sens archéologique, les premières formes
d’inscription de quelque chose comme un « marché du service téléphonique » dans les pratiques
des premiers ingénieurs de l’administration des PTT. Ce faisant, elle suggère non seulement de
revenir sur le rôle que l’historiographie classique leur attribue mais aussi de révoquer en doute
l’opposition technique/commercial : les pratiques des premiers ingénieurs, loin de relever d’une
version idéalisée de la technique indifférente aux enjeux pratiques, participaient déjà de la mise
en marché du produit téléphonique.
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On pourrait regretter in fine que le questionnement aux accents williamsoniens — même si les
travaux d’Oliver Williamson comme ceux de Ronald Coase sont absents de la bibliographie —,
annoncé dès l’introduction et censé sous-tendre tout l’ouvrage1 , ne soit repris qu’en creux par
les différents contributeurs. On regrettera aussi l’absence d’une définition formelle du « travail
commercial ». L’ouvrage constitue tout de même un compendium précieux pour qui s’interroge
sur une activité qui fut pendant longtemps sous-documentée par la sociologie du travail. Le
caractère situé de ces observations n’en réduit pas la portée. À bien des égards, l’histoire de France
Télécom constitue un laboratoire — ou un miroir grossissant — pour l’étude des transformations
des industries de réseaux en France. Le secteur a connu un régime d’innovation soutenu et une
mise en concurrence rapide, la structure de l’actionnariat a rapidement évolué, etc. Dans ces
changements, le rôle de la fonction commerciale est tout aussi symbolique que patent.
Benoit Giry
Centre Émile Durkheim, UMR 5116 CNRS et Université de Bordeaux,
3 ter, place de la Victoire, 33076 Bordeaux Cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 21 janvier 2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.012
L’artisanat français. Entre métier et entreprise, C. Mazaud. Presses universitaires de
Rennes, Rennes (2013). 220 pp.
Issu d’une thèse de sociologie, le travail de Caroline Mazaud s’inscrit dans la filiation du
livre homonyme de Bernard Zarca (1986). L’auteure décrit les mutations qu’a connues l’artisanat
depuis lors en prenant pour objet les indépendants à la tête d’entreprises inscrites au Répertoire
informatique des métiers (RIM). Salariés et apprentis sont donc écartés de son enquête. Celle-ci
est conduite dans cinq communes de Loire-Atlantique, principalement à partir d’entretiens et
de données démographiques fournies par la Chambre des métiers et de l’artisanat du département. Divisé en deux parties, l’ouvrage expose une thèse principale qui peut être résumée ainsi:
l’artisanat français des années 2000 est gagné par une logique d’« entrepreneurisation » (p. 146),
distincte de celle du « métier » qui prévalait auparavant.
La première partie s’intéresse tant à l’unité juridique du secteur des métiers qu’à l’hétérogénéité
des profils d’indépendants. Un premier chapitre soutient que les lois qui définissent le périmètre
et les objectifs du secteur et le travail de formation continue et de communication des instances
représentatives de l’artisanat se rejoignent dans la promotion des entreprises qui emploient le
plus de salariés, au détriment de la « culture de métier » (p. 49). Le deuxième chapitre s’attache
à cerner « l’évolution de la structure des activités et des métiers artisanaux » (p. 75). Pour ce
faire, l’auteure compare, à une même date, diverses caractéristiques de deux populations dans
les cinq communes retenues: les « sortants », qui ont en commun leur âge avancé (plus de cinquante ans), et les « entrants », qui ont en commun la fraîcheur de leur inscription au RIM (dans
les trois années qui précèdent l’enquête). Le troisième chapitre traite de l’organisation du travail et des carrières de ces indépendants. L’auteure rappelle que le nombre moyen de salariés
1 « Le vendeur doit-il en effet être considéré comme un membre d’une organisation, appliquant des règles et soumis
aux commandements d’une hiérarchie ? Ou bien faut-il au contraire l’appréhender comme un acteur du marché, engagé
dans une négociation avec un client dont les tenants et les aboutissants se décrivent comme calcul et maximisation de
leurs intérêts réciproques ? » (pp. 21-22).