Fausto Garasa - "Territoire et identité en terres d`Aragon

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Fausto Garasa - "Territoire et identité en terres d`Aragon
Territoire et identité en terres d’Aragon :
stéréotypes, histoire et diversité
Fausto GARASA
Université de Tours
Divers éléments liés au territoire donnent aux membres d’un groupe humain déterminé une
conscience d’eux-mêmes, le sentiment de faire partie d‘une communauté. Le territoire est à leurs
yeux référence et définition, symbole d’appartenance, élément de différenciation, singularité plus ou
moins marquée. Ces hommes se sont d’une certaine façon approprié la terre et l’ont intégrée dans
un rapport où l’attachement est souvent quasi-viscéral et essentiel. La relation territoire / identité,
inhérente, semble-t-il, au sujet sédentarisé, paraît alors aller de soi. Ressentie par un groupe donné
ou attribuée à ce même groupe par une ou des communautés extérieures, elle est le point de départ
d’une construction particularisante fondée sur des données objectives mais aussi des stéréotypes et
des préjugés plus ou moins caricaturaux.
Notre étude n’ambitionne pas de percer les mystères de telles réalités. Elle se limitera à
donner quelques aspects du phénomène identitaire lié, en terres d’Aragon, à une histoire commune,
aux stéréotypes et à la diversité au sein d‘un ensemble territorial particulier. Nous nous attacherons
notamment à analyser, selon une perspective historique, les éléments objectifs et subjectifs qui sont
le fondement d’une construction territoriale et identitaire complexe.
Précisons enfin que les deux premières parties de cette étude résument, pour l’essentiel, une
évolution historique. Elles peuvent donc ne pas apporter grand-chose aux spécialistes de l’histoire
de l’Espagne et à plus forte raison aux spécialistes de l’histoire de l’Aragon. Cependant, nous les
jugeons nécessaires pour poser la problématique et donner tout son sens à la structuration identitaire
évoquée.
Ces deux premières parties, dont pourront tirer profit les non spécialistes sont, comme
l’ensemble de l’exposé, accompagnées de nombreuses notes qui expliquent ou illustrent aux plans
géographique, historique ou linguistique des réalités complexes ou spécifiques.
I. Les éléments objectifs d’une identité
L’Aragon n’a jamais été un tout homogène capable de fédérer et d’unifier par ses
caractéristiques propres. Les éléments unificateurs objectifs, c’est-à-dire relevant de réalités
indépendantes de l’esprit, sont pour la plupart absents du contexte aragonais. Sur le plan
géographique, l’Aragon est avant tout diversité. Limité au Nord et au Sud par les Pyrénées et la
Cordillère Ibérique, son relief s’adoucit formant deux piémonts qui convergent vers la dépression
de l’Èbre, partie centrale d’un ensemble disparate. L’élément climatique que l’on considère parfois
comme un facteur déterminant attitudes et comportements, est aussi placé sous le signe de la
pluralité. En Aragon, les climats de montagne côtoient en effet un climat continental aux influences
méditerranéennes caractéristique de la vallée de l’Èbre.
La diversité géographique et climatique fut à l’origine d’un habitat rural et traditionnel
diversifié. Les matériaux de construction utilisés étaient ceux qu’offrait le milieu ambiant. Dans les
Pyrénées, les murs étaient en pierre, les toits aux pentes fortement inclinées étaient recouverts
d’ardoises ou de pierres plates, et les balcons, les portes et les fenêtres étaient en bois. Ces
dernières, peu nombreuses et de petite dimension afin de protéger l’habitat du froid et de l’humidité,
renforçaient l’impression d’intimité suggérée par les murs épais et laissaient deviner que l’espace
intérieur et sa distribution jouaient un rôle crucial dans la conception même du quotidien et du
rapport avec l’extérieur. La cuisine et son fogaril (âtre en aragonais), situés au premier étage,
constituaient un espace intime et privé, lieu de vie par excellence où seuls les membres de la famille
et quelques « élus » étaient admis. La séparation entre le dedans et le dehors était matérialisée au
plan urbain par l’absence de murs mitoyens entre les maisons et par un espace qui isolait celles-ci
en tant qu’unités physiques, sociales et morales. Ainsi, le nous s’opposait à l’autre, à l’élément
extérieur et étranger au milieu familial.
Dans la vallée de l’Èbre où prédominaient les argiles, les marnes, les roches calcaires et
l’ardoise, les maisons étaient généralement en briques1, rappelant le succès de l’architecture
mudéjare2 dans la contrée. L’habitat se caractérisait par l’existence d’une cour d’accès 3 assez
1
El adobe est une brique crue d’argile ou de torchis séchée au soleil. Elle était tout particulièrement utilisée
dans certaines contrées comme le district du Campo de Daroca, alors que l’usage de la pierre, très minoritaire, ne
servait de materiau de construction que dans une partie du Bas-Aragon où elle abondait.
2
Mudéjar se dit d’un sujet musulman résidant dans un État chrétien de l’Espagne médiévale. Les Mudéjars
jouissaient généralement de statuts particuliers. Appliqué à l’art et à l’architecture, l’adjectif mudéjar renvoie à un style
influencé par l’art musulman qui se répandit dans les royaumes d’Espagne du XIIe au XVIe siècle. L’art mudéjar se
caractérisa par des techniques particulières : utilisation privilégiée de la brique, arcatures aveugles, arcs outrepassés,
plafonds lambrissés, ornés de caissons (les artesonados), arabesques, etc. L’art mudéjar se développa tout
particulièrement à Tolède et à Séville, mais il fut aussi particulièrement présent en Aragon. De nombreux édifices en
font foi. Nous citerons à titre d’exemple les tours mudéjares de Teruel ou encore le Palais de la Aljafería de Saragosse.
Ce dernier est un Alcazar (forteresse-palais arabe. De l’arabe « qasr » précédé de l’article) construit dans la deuxième
moitié du XIe siècle, mais agrandi et embelli du XIIe au XVe siècle par des ouvriers et des architectes acquis aux
techniques mudéjares. La Aljafería est aujourd’hui le siège des Cortès ou parlement de la Communauté Autonome
d’Aragon.
3 Cette cour servit dans un premier temps à stocker les récoltes et le matériel nécessaire à l’exploitation des terres. Au
spacieuse qui était lieu de vie, d’échanges et de rencontres. Des conditions climatiques moins
rigoureuses que dans les Pyrénées permettaient que cet espace ouvert jouât le rôle de la cuisine
pyrénéenne, mais tout en constituant une ouverture sur l’extérieur à la fois physique et mentale. En
effet, en ce lieu de transition, les voisins et les amis, voire les étrangers de passage, étaient
facilement accueillis. L’esprit d’ouverture de l’habitant de la Ribera4, sa capacité à nouer des
relations avec son entourage, contrastaient avec le repli sur soi, caractéristique du pyrénéen
confronté à des conditions de vie autrement plus difficiles. En effet, la rudesse du climat de
montagne, le manque d’espace, les problèmes posés par le relief tant dans le domaine agricole
qu’en matière de transport, étaient sans doute source d’une méfiance accrue à l’égard de l’autre et
d’une attitude défensive qui faisait du noyau familial et plus concrètement de la cuisine et de son
fogaril, le centre d’une vie sociale restreinte mais rassurante.
Les réalités géographiques et les conditions édaphiques et climatiques particulières de
l’Aragon sous-entendaient aussi des paramètres économiques multiples : économie traditionnelle de
montagne reposant sur l’élevage et la transhumance, prépondérance de l’agriculture dans la vallée
de l’Èbre, productions de secano (terres non irriguées) et de regadío (terres irriguées). Ces réalités
concrètes nous font deviner des comportements, des traditions, des modes de vie différents. Définir
un tempérament aragonais uniforme ne serait, dans de telles conditions, que stéréotype et
généralisation identitaire abusive.
L’association langue / territoire comme élément identitaire objectif semble aussi vaine. En
effet, la langue aragonaise, mise à mal dès le XVe siècle par le castillan tant dans la littérature que
l’administration, n’a guère résisté au passage du temps et n’a de surcroît jamais été parlée sur une
bonne partie du territoire aragonais5. De nos jours, la pluralité linguistique est de mise au plan
régional : prédominant, le castillan est parlé par tous les Aragonais, mais il côtoie les parlers
minoritaires — essentiellement pyrénéens6 — du Haut-Aragon et le dialecte catalan de la Francha7.
XXe siècle, cet espace donnant sur l’extérieur perdit sa fonction première et ne garda que sa qualité de lieu d’accueil et
de rencontre. Pour stocker récoltes et matériel, des locaux annexes se substituèrent progressivement à la cour.
4 La Ribera qui signifie la Rive est un des noms donnés à la vallée de l’Èbre. On utilise aussi pour la nommer le
terme Tierra Baja ou Tierra Llana qui signifient respectivement Terre Basse ou Terre Plate.
5 Notamment dans les zones frontalières de la Castille.
6
Ces parlers aragonais, issus en grande partie du latin, sont très divers. En effet, les vallées pyrénéennes sont
longitudinales et parallèles, ce qui a rendu difficiles les contacts et les échanges entre les habitants de vallées distinctes.
Traditionnellement, les déplacements de populations se sont plutôt réalisés vers la France ou la Tierra Baja.
Des intellectuels, des amis de l’Aragon, au sein le plus souvent d’associations aragonaises (dont El Consello
d’a Fabla Aragonesa ou Conseil de la Langue Aragonaise créé en 1976 et reconnu officiellement par les Autorités en
1978), ont œuvré en faveur d’une normalisation de la langue régionale couramment appelée Fabla (parler, dialecte ou
langue selon la perpective adoptée). Récemment, on a tenté d’uniformiser les parlers aragonais en se basant
essentiellement sur les parlers de la zone centrale pyrénéenne.
La normalisation de la langue aragonaise permettra de la préserver et de la fixer. Cette normalisation arbitraire
et artificielle se fera cependant au détriment d’une certaine authenticité linguistique. Aujourd’hui, bon nombre
d’Aragonais parlant une fabla locale ne reconnaissent pas leur langue natale dans ces tentatives de normalisation. Quoi
qu’il en soit, la langue aragonaise, peu favorisée jusqu’à maintenant par les pouvoirs publics, est devenue un centre
d’intérêt et assurément un enjeu politique cher aux organisations nationalistes comme le Partido Aragonés ou La Chunta
On comprend alors qu’un dénominateur commun linguistique capable de créer une différence à
l’égard d’autres peuples d’Espagne n’est qu’un leurre. L’Aragon est bien loin de posséder le
substrat culturel commun de régions comme la Catalogne.
L’unicité originelle et la permanence dans le temps de facteurs humains et culturels unitaires
sont d’illusoires éléments fédérateurs qui ne peuvent être davantage retenus puisque le territoire
aragonais a été peuplé ou traversé depuis la période préromaine par des peuples forts différents :
Ibères, Celtes, Romains, peuplades germaniques, Berbères, Arabes, Francs. Ajoutons à cela les
effets des mouvements migratoires les plus récents.
Face à un tel constat, nous sommes en droit de nous demander pourquoi on parle de l’Aragon
et des Aragonais comme d’un ensemble territorial et identitaire particulier. En la matière, le seul
élément unificateur objectif est, à notre sens, une histoire partagée. C’est en effet cette histoire qui
dans les domaines territoriaux, politiques et administratifs a posé les jalons d’une destinée
commune. Tentons donc de cerner ces liens historiques qui constituent une colonne vertébrale
identitaire, cimentent les pièces d’un ensemble disparate et donnent un sens à l’Aragon en tant que
communauté.
Au Moyen Âge, une population pour le moins variée peuplait l’Aragon. Ainsi, vers 1137,
78% des habitants de la ville de Jaca8 provenaient d’outre-Pyrénées9, alors que les repeuplements
et la Reconquista aboutissaient à une certaine cohabitation entre chrétiens et musulmans, parfois
d’origine berbère ou arabe. La gestion de populations diverses et l’extension du territoire
aragonais10 au cours de la Reconquista impliquaient une organisation territoriale, institutionnelle et
administrative capable de répondre à des exigences financières, d’assurer l’ordre publique et
d’affirmer un ou des pouvoirs politiques.
Le royaume d’Aragon, dont l’histoire commence au XIe siècle, se structura tardivement. Son
organisation territoriale fut chaotique et mouvante. Durant tout le Moyen Âge les juridictions
Aragonesista (partis de droite et de gauche respectivement).
7
Il s’agit d’une zone longitudinale de l’Aragon oriental qui fait frontière avec la Catalogne. Elle occupe une
petite partie des provinces aragonaises de Huesca, Saragosse et Teruel. Si les Aragonais l’appellent Francha d’Aragón,
les Catalans l’appellent Franja d’Aragó ou Franja de Ponent (Frange d’Aragon ou Frange du Ponent).
8
Jaca, actuel chef-lieu de la « comarque » de Jacetania, fut au cours du XIe siècle, capitale du royaume
d’Aragon.
9
D’après Antonio Ubieto Arteta, « Alta Edad Media », in Introducción a la historia de España, Barcelona,
Teide, 1963, p. 137.
Les privilèges accordés par les rois d’Aragon à certaines villes et à certains territoires afin de fixer les
populations sur les terres repeuplées ou reconquises et d’assurer ainsi leur défense et leur développement, attirèrent de
nombreux étrangers qui provenaient de diverses zones et de divers royaumes situés outre-Pyrénées. Certains venaient
même du nord de l’Europe. Cependant, la plupart de ces allochtones venaient de la voisine Occitanie. Les conditions de
vie offertes aux étrangers en terres d’Aragon étaient plutôt alléchantes pour des sujets qui, pour la plupart, n’avaient
connu que les réalités féodales.
10
Il atteignit sa superficie maximale au cours du XIIIe siècle et n’avait alors plus grand-chose à voir avec les
petits comtés pyrénéens des premiers temps (le royaume d’Aragon se forma progressivement à partir des comtés de
Sobrarbe, de Ribagorza et d’Aragon, anciennes enclaves franques créées à la fin du VIII e siècle. Ces dernières servaient
de zone tampon entre l‘empire franc et la marche supérieure de Al-Andalus).
royales, seigneuriales et ecclésiastiques constituèrent en ces terres un ensemble complexe qui
relevait d’un pouvoir particulier et des aléas de l’histoire.
Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, à la suite de la Reconquista, l’Aragon établit ses
frontières définitives, se démarquant ainsi des deux autres grandes composantes de la couronne
d’Aragon : les comtés catalans et le royaume de Valence. La nette délimitation de l’espace
aragonais, l’institutionnalisation en 1247 des Fueros de Aragón11 et l’émergence en 1265 aux
Cortes d’Ejea de los Caballeros de la figure du Justicia de Aragón12 impliquait un projet qui allait
au-delà de la fragmentation juridictionnelle seigneuriale. Une ébauche de nation se profilait.
La formation des frontières extérieures fut étroitement liée à l’installation de postes frontières
ou péages appelés cullidas. On y percevait des generalidades, c’est-à-dire des taxes qui frappaient
les importations et les exportations. Les cullidas, qui donnaient lieu à ferme, constituèrent un
système qui finit par s’institutionnaliser. L’espace intérieur se définissait ainsi par rapport à l’espace
extérieur, par l’application d’une fiscalité particulière à l’égard des autres royaumes, par l’existence
d’une même monnaie et d’un protectionnisme commercial commun.
À partir du XIVe siècle, les habitants d’Aragon dotés d’institutions, soumis à des lois écrites,
évoluant à l’intérieur d’un espace clairement défini par des frontières stables et encadrés au sein de
circonscriptions administratives ou fiscales, commencèrent à prendre conscience de leur
appartenance à une nation. Jusqu’alors leur unique référence avait été le roi.
En 1300, un fuero de Jaime II précisait : « Quod officiales Aragonum sint de Aragonia »,
indiquant ainsi que les serviteurs du royaume devaient être aragonais 13. Il réservait les charges du
royaume aux aragonais et sous-entendait un lien entre territoire et identité. Les Cortes réunies en
1461 firent de même en définissant la nationalité aragonaise et en accordant une espèce de droit du
sol à tout enfant d’étranger résidant en terres d‘Aragon. Enfin, la Diputación del Reino de Aragón
(Députation du Royaume d‘Aragon), institution créée en 1363 par les Cortes de Monzón et chargée
de percevoir et de gérer les generalidades, devint un des symboles de l’Aragon en tant qu’organe
politique représentatif du clergé, de la noblesse et des municipalités. À la fin du Moyen Âge,
11
L’ancien français fors qui a le sens de coutumes et de privilèges ne traduit que très imparfaitement le mot
fueros. Voilà pourquoi nous conserverons le mot espagnol en italique tout au long de cette étude. En Aragon, les fueros
étaient des lois à caractère général qui, à partir du XIIIe siècle, furent promulguées à la demande des Cortes ou avec leur
accord. Le roi, pour qu’elles prissent effet, devait solennellement prêter serment devant les Cortes et s’engager à les
respecter. Les Fueros de Aragón connus également sous le nom de Código de Huesca, Compilación de Huesca ou Vidal
Mayor, furent réunis par l’évêque de Huesca, Vidal de Canellas, à la demande du roi Jaime I er. Le Vidal Mayor avait
pour but de créer un corpus capable de s’appliquer à tout le royaume et de remédier aux effets des multiples fueros
locaux et personnels, sources de division et de dispersion. Le Vidal Mayor permit, avec plus ou moins de succès, de
rendre plus homogène le droit aragonais.
12
Ce haut magistrat, garant des fueros était nommé par le roi parmi les nobles, mais sa charge devint de fait
héréditaire à partir du XVe siècle.
13
Pascual Savall Dronda, Santiago Penén y Debesa (ed. ), Fueros y Observancias del Reino de Aragón , t. 1,
Zaragoza, 1866, p. 67.
l’Aragon n’était plus un simple ensemble de terres et de sujets, mais une véritable nation qui
impliquait une prise de conscience identitaire. Il est vrai que la notion d’État qui serait le fait de
l’époque moderne et s’accompagnerait de tentatives tendant à consolider le pouvoir monarchique
face aux pouvoirs territoriaux seigneuriaux, n’était pas encore d’actualité. Ce fut à cette époque que
les aléas de l‘histoire, après avoir constitué un lien politique, géographique et identitaire,
commencèrent à jouer un rôle déstructurant.
II. Un processus historique déstructurant
L’union dynastique annoncée et symbolisée par le mariage des rois Catholiques en 1469, la
conquête de l’Amérique et l’avènement de l’Empereur Charles Quint, impliquèrent une formidable
extension des territoires que les souverains devaient contrôler et gérer. La gestion et le contrôle de
la diversité se faisaient alors aux plans péninsulaire et extra-péninsulaire. L’existence de deux
couronnes, de divers royaumes et comtés jouissant de libertés et d’institutions propres, la diversité
des peuples, des us et des coutumes, incitaient à privilégier dans la péninsule un renforcement du
pouvoir royal, d’autant plus que Charles Ier d’Espagne (l’Empereur Charles Quint), était un roi
étranger14. La période moderne se caractérisa en effet par une affirmation du pouvoir royal et de la
notion d’État, une orientation centralisatrice et une montée en puissance de l‘absolutisme.
En Aragon, l’absolutisme naissant se heurta aux institutions, aux dispositions séculaires et aux
fueros qui dénotaient une identité particulière liée à un territoire historique. En 1495 déjà, les Cortes
d’Aragon s’étaient opposées à l’implantation de la Santa Hermandad15 dans le royaume. Le
sentiment national ne fit que s’accentuer en 1588, lorsque les Aragonais s’opposèrent à la
nomination de vice-rois non Aragonais. La volonté de Philippe II allait dans ce cas précis à
l’encontre des fueros et faisait fi de ce que stipulait le testament de Ferdinand le Catholique à
propos des royaumes de la couronne d’Aragon :
Que seuls des naturels traitent et négocient les affaires desdits royaumes : que l’on ne fasse
entrer d’étrangers ni au gouvernement, ni au Conseil et qu’on ne leur permette pas d’occuper
les susdites charges car il convient grandement (pour le bien du gouvernement et de la
14
Charles Ier tenta d’abord d’affirmer son autorité en Castille. Plus tard, ce royaume devenu région, finit par être
considéré comme le siège du pouvoir politique et le symbole même d’un impérialisme et d’une centralisation plus ou
moins bien vécus. Avant de devenir ce symbole, la Castille, avec ses particularités, dut aussi s’incliner, comme les
autres composantes des couronnes hispaniques, face à l’affirmation du pouvoir royal.
15
La Santa Hermandad dont il est question fut créée en 1476 aux Cortes de Madrigal sur proposition du Grand
Trésorier des Rois Catholiques Alonso de Quintanilla. Cette juridiction criminelle jouissait de l’appui d’une milice dont
la fonction principale était d’assurer l’ordre dans les campagnes. La Santa Hermandad devint en 1488 une institution
royale qui s’étendit au royaume d’Aragon. En ces terres, elle fut supprimée en 1510, mais perdura en Castille jusqu’en
1835.
diplomatie) qu’œuvrent en ces domaines des personnes compétentes et expérimentées,
lesquelles, étant du cru, agissent en la matière avec plus d’amour et d’application16.
Ce ne fut qu’en 1591 que l’autorité royale, à l’occasion de l’affaire Antonio Pérez, exsecrétaire de Philippe II, réussit à imposer son diktat. Le Justicia de Aragón, Juan de Lanuza, fut
décapité et les Cortes de Tarazona de 1592, sous la pression royale, se virent dans l’obligation de
réformer les fueros et de réduire le pouvoir des institutions aragonaises.
À la fin du XVIIe siècle, malgré la modernisation de l’État et une volonté centralisatrice,
l’héritage médiéval continua d’être une réalité. Les Habsbourg avaient affaibli les institutions et les
fueros, mais ces derniers restèrent tout de même en vigueur jusqu’au début du XVIIIe siècle.
L’Aragon conserva une certaine autonomie, une certaine singularité politico-administrative.
Le XVIIIe siècle fut marqué par l’avènement du centralisme bourbonien en terres espagnoles.
Dans le but d’affirmer son autorité et de réformer et unifier les régimes juridiques hérités du Moyen
Âge, le premier Bourbon d’Espagne, Philippe V, fit promulguer les Decretos de Nueva Planta. Un
décret datant du 29 juin 1707 précisait au nom du roi :
Considérant que les royaumes d’Aragon et de Valence ainsi que tous leurs sujets ont perdu
toutes les lois et privilèges dont ils jouissaient pour s’être rebellés manquant ainsi au serment
de fidélité qu’ils me firent en tant que Roi, Seigneur et Maître […] j’ai décidé qu’il convient
[…] de soumettre tous les royaumes d’Espagne aux mêmes lois, tribunaux et usages sur le
modèle des lois de Castille […]17.
Le roi punissait de surcroît l’Aragon pour avoir soutenu l’Archiduc d’Autriche Charles lors de
la guerre de Succession. Les institutions (le Justiciazgo18, les Cortes et la Diputación) et les Fueros
aragonais furent abolis. L’Aragon perdit son identité politico-juridique et seul le Droit civil
aragonais fut préservé.
Avec les Bourbon l’autorité royale fut renforcée, l’administration centralisée et au début du
XIXe siècle l’Espagne était devenue une réalité politique et territoriale. Le concept de nationalité
16
« Que no se trate, ni negocie las cosas de dichos Reynos, sino con personas de los naturales dellos: Ni ponga
personas estrangeras en el Consejo, ni en el Govierno, y otros oficios sobredichos. Que cierto satisface mucho (y para el
bien de la governación, y negociación) que la traten los que la entienden, y tienen practica de ella; y con la naturaleza, la
facen con mas amor, y cura » (Bartolomé Leonardo De Argensola, Primera parte de los Anales de Aragón: que
prosigue los del secretario Gerónimo Çurita desde el año MDXVI del Nacimiento de Nuestro Redentor [...], Zaragoza,
Juan de Lanaja impresor, 1630, p. 25).
17
« Considerando haber perdido los Reynos de Aragón y de Valencia y todos sus habitadores por el rebelión que
cometieron, faltando enteramente al juramento de fidelidad que me hicieron como a su legítimo Rey y Señor, todos los
fueros, privilegios, exenciones y libertades que gozaban […] he juzgado por conveniente […] de reducir todos mis
reynos de España a la uniformidad de unas mismas leyes, usos, costumbres y tribunales, gobernándose igualmente todos
por las leyes de Castilla […] » (Novísima recopilación de las leyes de España , Lib. 3°, Tít. 3, Ley 1, Imprenta de
Madrid, 1805).
18
Institution correspondant à la charge de Justicia de Aragón.
espagnole s’affirma et le Guerre d’Indépendance ne fit que le mettre en lumière. Parallèlement,
l’identité aragonaise tendit à s’estomper dans la mesure où l’Aragon était un territoire parmi
d’autres dans un contexte national centralisé.
La constitution de 1812 d’inspiration libérale jeta les bases d’un État bourgeois, sans pour
autant rompre avec la monarchie héréditaire. Le rétablissement de cette constitution au début du
Trienio Liberal (mars 1820-septembre 1823)19 provoqua en Aragon des manifestations qui
montrèrent que le souvenir des fueros et des anciennes institutions du royaume était encore présent.
L’exaltation romantique du moment fut favorisée par une harangue du général Rafael del Riego y
Núðez. En effet, le 8 janvier 1821, après avoir pris ses fonctions de gouverneur militaire d’Aragon,
Riego n’hésita pas à inciter les Aragonais à défendre leur liberté politique en précisant qu‘il se
souvenait de « la peine que se donnèrent les Aragonais pour défendre leurs lois et privilèges et en
particulier du malheureux Justicia de Aragón Don Juan de Lanuza »20.
Le XIXe siècle se caractérisa pourtant par l’affirmation d’un centralisme politicoadministratif basé sur la découpe territoriale de Javier de Burgos du 30 novembre 1833. Cette
découpe fit bien quelques concessions à l’histoire en tenant compte de critères démographiques,
géographiques, administratifs, historiques et culturels. Ainsi, l’Aragon fut divisé en trois provinces
(Huesca, Saragosse et Teruel) qui correspondaient à peu près au territoire de l’ancien royaume
d’Aragon. Pourtant, la découpe territoriale allait de pair avec un système politico-administratif très
centralisé que précisait le décret du 21 septembre 1835 :
Il y aura dans chaque province un Conseil composé, pour le moment, d’un Gouverneur civil
de droit ou de toute personne tenant lieu de Gouverneur par royale autorisation, d’un
Intendant ou Directeur des Finances, d’un représentant de chaque circonscription judiciaire de
la province ou de tout district où œuvre un juge de première instance et d’un secrétaire sans
droit de vote nommé par le Conseil lui-même21.
Le représentant du pouvoir central était le Gobernador Civil (Gouverneur Civil, sorte de
préfet) et la province devenait l’unité territoriale fondamentale de la Nation espagnole dans les
domaines administratif, fiscal et judiciaire. La Diputación (Députation, sorte de Conseil général)
19
Période de trois ans (trienio) pendant laquelle les libéraux gouvernèrent l’Espagne dans une grande confusion
politique. Elle débuta après le soulèvement de Cabezas de San Juan (province de Cadix) à la tête duquel se trouvait
Rafael del Riego y Núñez. En 1823, Ferdinand VII, grâce notamment à une intervention militaire française, réussit à
rétablir le pouvoir absolu. Rafael del Riego y Núðez qui avait résisté à l’expédition française des Cien mil hijos de San
Luis (les Cent mille fils de Saint Louis), fut livré par des paysans aux autorités et pendu par ordre du roi en cette même
année 1823.
20
« lo mucho que los Aragoneses trabajaron en defensa de sus Fueros y Libertades, y especialmente del
desgraciado Justicia de Aragón D. Juan de Lanuza » (d’après José Ángel Sesma, José Antonio Armillas La Diputación
de Aragón, Zaragoza, Oroel, (Col. « Aragón, Cerca », 5), 1991, p. 259).
21
« Habrá en cada provincia una Diputación compuesta, por ahora, del Gobernador Civil, o de quien sus veces
haga, con Real autorización, el cual será nato, del Intendente o Jefe Principal de la Hacienda, de un vocal de los partidos
judiciales en que esté dividida la provincia, o en que haya juez de primera instancia y de un secretario sin voto
nombrado por la misma Diputación » (Diputación de Málaga. http://www.malaga.es/historia/sesion/).
était conçue comme un support et un élément intermédiaire entre le Gobernador Civil et les
municipalités. Elle n’était qu’un simple organisme consultatif prodiguant des conseils aux chefs
politiques placés par l’État à la tête de l’administration provinciale. Cette dernière était courroie de
transmission d’un pouvoir central qui escomptait gérer la diversité en gouvernant la nation de façon
uniforme et créer un marché unique avec les mêmes lois pour tous.
L’organisation territoriale libérale, reflet d’une idéologie et d’intérêts dominants, suivit dans
l’ensemble le modèle administratif napoléonien au cours du XIXe siècle22. Elle fut l’expression
d’un centralisme étatique qui n’admettait pas de pouvoirs territoriaux autonomes. Les municipalités,
tout comme les provinces, furent agents du pouvoir central dans un souci de rationalisation.
Au cours du XIXe siècle, le processus d’érosion des particularités locales se prolongea,
malgré les éphémères élans fédéralistes de la première République et les régionalismes émergeants.
L’Aragon, ne connut pas alors de Renaixença ou de Rexurdimento23 à proprement parler.
L’enthousiasme régionaliste des intellectuels et de la bourgeoisie se limita le plus souvent à
remettre au goût du jour un droit coutumier. De grands juristes comme Santiago Penén Debesa,
Roberto Casajús, Pascual Savall Dronda ou Joaquín Gil Berges, se firent alors les porte-drapeaux
du fait régional.
Le régionalisme élitiste du premier tiers du XXe siècle fut essentiellement urbain. Saragosse
en fut le bastion, mais il se développa surtout en Catalogne où il fut l’œuvre d’Aragonais émigrés.
Citons à cet effet la grande figure de l’aragonisme, Gaspar Torrente, influencé tant par le
catalanisme que par le fédéralisme républicain. Il est difficile de ne pas voir en cela un phénomène
mimétique qui ne semble pas traduire une conscience identitaire marquée au plan populaire. En
effet, malgré quelques succès électoraux, les régionalistes constituèrent une minorité capable, tout
au plus, de séduire quelques élites et de sublimer une relation territoire / identité de la façon la plus
artificielle qui soit. L’élection en juin 1919, dans le district de Boltaða, du premier député
régionaliste, Francisco Bastos, représentant de Unión Aragonesista de Barcelona, est, dans cet
ordre d’idée, révélatrice.
22
Rappelons que l’occupation, à partir de 1808, du territoire espagnol par les troupes françaises, fut à l’origine
d’une réorganisation territoriale uniforme d’essence républicaine et impériale. Le décret du 17 avril 1810 prévoyait en
effet la division de l’Espagne en 38 préfectures et 111 sous-préfectures. Le général Louis Gabriel Suchet fut en Aragon
le grand ordonnateur de la politique impériale. Il organisa notamment la découpe de l’Aragon en trois préfectures (Èbre
et Cinca, Èbre et Jalón et Guadalaviar) administrées respectivement par Huesca, Saragosse et Teruel. Ces divisions
territoriales qui furent dénommées d’après le nom des principales rivières comme ce fut souvent le cas pour les 83
départements français créés par l’Assemblée Constituante (décret du 26 février 1790), ne coïncidaient pas totalement
avec le territoire aragonais dans la mesure où elles empiétaient sur des terres catalanes et levantines. La réforme ne fut
cependant pas mise en pratique, mais en 1812 les autorités françaises tentèrent de nouveau de diviser l’Aragon en quatre
préfectures (Huesca, Saragosse, Alcañiz et Teruel), subdivisées à leur tour en corregimientos, ce qui semblait être un
compromis, au moins sur le plan onomastique, entre l’ancien et le nouveau système. Nonobstant, les opérations
militaires ne permirent pas non plus que cette nouvelle découpe administrative vît le jour.
23
Renaissance en catalan et en galicien respectivement. Renaixença et Rexurdimento renvoient à des
mouvements qui, au cours du XIXe siècle, furent à l’origine de la renaissance culturelle et linguistique de la Catalogne
et de la Galice (une renaissance linguistique et culturelle étroitement liée à l’émergence d’un régionalisme politique).
Le processus d’affirmation autonomiste aragonais fut également le fait d’une minorité. Il
déboucha en juin 1936 sur deux actes solennels. Le projet d’autonomie des Cinco Notables (Cinq
notables), œuvre de trois universitaires, un notaire et un avocat, renvoyait à une tendance
régionaliste élitiste et conservatrice, alors que l’avant-projet de statut d’autonomie de Caspe,
localité où se réunit la commission chargée de le préparer, fut essentiellement l’œuvre de la gauche
républicaine et de groupes d’émigrés aragonais de Barcelone. Le Congrès de Caspe réunit en effet,
outre les présidents des Diputaciones Provinciales de Huesca, Saragosse et Teruel (José Navarro,
Luis Mateo et Félix Ariño respectivement), les représentants des partis républicains, des Juventudes
de Izquierda Republicana et d’organisations nationalistes comme Unión Aragonesista ou Estado
Aragonés. Malgré l’appel adressé aux forces du Front populaire, les marxistes, à l’exception de
quelques groupes socialistes et communistes locaux, jugèrent dans leur ensemble que l’avant-projet
était par trop bourgeois. La puissante CNT resta, quant à elle, totalement à l’écart dudit avantprojet.
Est-ce à dire que le sentiment identitaire avait disparu chez bon nombre d’Aragonais après
deux siècles de centralisme ? Il est bien difficile de le dire car à l’époque il n’existait ni enquêtes, ni
études scientifiques sur le sujet et il faut s’en tenir à des écrits souvent politisés qui n’engagent que
leurs auteurs. Ainsi, le projet d’autonomie des Cinco notables précisait : « aujourd‘hui, nos marques
ethniques existent sans s‘extérioriser le moins du monde, le peuple les conserve à l’état latent […]
les valeurs morales de l’Aragon, le peuple lui-même les porte et les diffuse […] »24. Le peuple
aurait été le dépositaire d’une identité indissociable de la notion de territoire. Une identité en
sommeil réveillée, en quelque sorte, par une élite dans la mesure où « la connaissance de l‘Aragon a
été facilitée par nos érudits, lesquels par leurs publications et leurs interventions dans divers centres
scientifiques, ont fait connaître la haute spiritualité du peuple aragonais et sa vigueur raciale à
travers l‘histoire »25. S’agissait-il d’un réveil ou d’une pièce montée passéiste basée sur le souvenir
des institutions politiques et juridiques médiévales ? Tentait-on de mettre en avant et de revigorer
un patrimoine identitaire existant ou cherchait-on à le « ressusciter » après disparition ? Quoi qu’il
en soit, dans un cadre constitutionnel républicain favorable aux autonomies26, le régionalisme,
aussi conservateur et élitiste fût-il, pouvait prendre son essor.
La Constitution républicaine du 9 décembre 1931 autorisait la formation de régions
autonomes et précisait dans son article 10 que plusieurs provinces limitrophes « avec des
24
« […] hoy, nuestras manifestaciones raciales existen sin manifestaciñn alguna de vida exterior, las conserva el
pueblo en estado latente […] los valores morales de Aragñn los sostiene y difunde el mismo pueblo […] » (Carlos Royo
Villanova, El Regionalismo Aragonés (1707-1978), Zaragoza, Guara, 1978, p. 110).
25
« el conocimiento de Aragón lo facilitaron nuestros eruditos, que en publicaciones y en sus actuaciones en
diversos Centros científicos, dan a conocer la elevada espiritualidad del pueblo aragonés y su vigor racial a través de la
Historia » (ibid. ).
26
Ibid.
caractéristiques historiques, culturelles et économiques communes »27 pouvaient « se constituer en
région autonome pour former un noyau politico-administratif au sein de l‘État espagnol »28. Cette
même constitution sanctifiait cependant les subdivisions provinciales et donc la représentation
mentale, intégrée depuis longtemps, d’un territoire divisé de façon artificielle à des fins purement
administratives. Face à cette réalité qui relevait indubitablement du compromis, les auteurs du
projet d’autonomie des Cinco notables se résignaient, bon gré mal gré, admettant « par la force des
choses, l’arbitraire division en provinces »29. L’avant-projet d’autonomie de Caspe qui laissait
entrevoir une sensibilité républicaine, s’accommodait du compromis en précisant dans son article 1
que l’organisme représentatif de l’Aragon « est le gouvernement d’Aragon et son territoire, celui
que forment actuellement les provinces de Saragosse, Huesca et Teruel »30. Il ajoutait dans son
article 2 que « pourront faire partie du territoire aragonais, les territoires limitrophes ayant des
caractéristiques historiques, économiques et culturelles similaires »31. L’histoire et la culture,
reprenaient ainsi leurs droits et servaient de justificatifs à une découpe et à une représentation
territoriales liées à l’identité.
Le régionalisme qui ne constituait qu’un aspect du vécu identitaire, était alors pluriel et
étroitement lié à une vision politique particulière de tendance progressiste ou conservatrice. Le
régionalisme en tant que vecteur politique et identitaire lié à un territoire allait, durant la dictature
franquiste, être mis sous l’éteignoir. Franco s’en prit aux particularismes régionaux 32 pouvant
remettre en question les concepts d'autorité et d'unité nationale suggérés par le slogan « Espagne,
une, grande et libre ! »33 La mystique de l'Espagne glorieuse et de la Castille unificatrice
symbolisée par les Rois Catholiques s’imposa.
L’Aragon aux plans politique et administratif n’était pas envisagé comme un ensemble
particulier. Dans un ouvrage publié en 1978, les historiens Eloy Fernández Clemente et Guillermo
Fatás, précisaient que la région n’existait pas aux plans juridique, militaire, universitaire et
ecclésiastique34. En effet, la Audiencia Territorial (cour territoriale aux compétences civiles et
pénales sans équivalent en France) était le tribunal supérieur de Saragosse et non de l’Aragon. Les
armées de terre et de l’air ne dépendaient pas de divisions proprement aragonaises. Il est vrai qu’à
27
« con características históricas, culturales y económicas comunes » (Constitución de la República Española.
1931, Tít. 1°, Art. 11).
28
« organizarse en región autónoma para formar un núcleo político-administrativo, dentro del Estado español »
(ibid. ).
29
« como es forzoso admitir, la arbitraria división en provincias » (Royo Villanova, op. cit., p. 102).
30
« es el gobierno de Aragón y su territorio el que actualmente forman las provincias de Zaragoza, Huesca y
Teruel » (ibid.).
31
« podrán formar parte del territorio aragonés, aquellos otros limítrofes que tengan características históricas,
económicas y culturales similares » (ibid. ).
32
La pratique des langues régionales fut notamment interdite. Le Caudillo permit seulement que se développât
dans les régions un folklore politiquement bénin.
33
« ¡España, una, grande y libre! ».
34
Eloy Fernández Clemente, Guillermo Fatás Cabezas, Aragón, Nuestra Tierra, Zaragoza, Guara, 1978, p. 30.
Saragosse se trouvait le siège de la 3ème région aérienne, mais celle-ci comprenait l’Aragon, la
Catalogne, la Navarre, le Pays Basque et les provinces castillanes de La Rioja et de Soria. La
Capitanía General (Capitainerie Générale ou quartier général de la région militaire) se trouvait
également à Saragosse, mais elle régentait l’armée de terre dans les trois provinces aragonaises et
dans la province castillane de Soria35.Outre les trois provinces aragonaises, l’Université de
Saragosse régissait celles de Navarre, Logroðo et Soria. L’évêque de Jaca était suffragant de
l’archevêque de Pampelune et une partie de la zone orientale de l’Aragon dépendait du diocèse
catalan de Lérida. Les provinces, héritage du siècle précédent, étaient, quant à elles, plus que jamais
au centre du système politico-administratif. Des provinces que l’on alignait par ordre alphabétique
dans les annuaires statistiques ou que l’on regroupait dans la zone Èbre avec d’autres provinces non
aragonaises.
III. Reconstruction ou construction territoriale et identitaire
L’Aragon pouvait, à la mort de Franco, tout au plus prétendre à une histoire déjà ancienne et à
un droit civil particulier maintenu « sous perfusion » par des juristes locaux tout au long de la
période contemporaine. Ce fut dans les années soixante-dix, dans une atmosphère de fin de règne,
que débuta une reconstruction ou plutôt une construction identitaire et territoriale. Dans la première
moitié des années soixante-dix, les luttes contre le transvasement des eaux de l’Èbre en faveur de la
Catalogne et l’installation en Aragon de centrales nucléaires, réunirent d’amples secteurs de la
société aragonaise aux yeux desquels la région était le parent pauvre de la nation espagnole. Un
Aragon victime et réactif face aux tentatives hégémoniques des grandes sociétés industrielles
d’envergure nationale et de la puissante Catalogne, favorisée, pensait-on, au détriment de
l’expansion locale.
L’effervescence du moment fut accompagnée d’une série de manifestations et d’actes
culturels qui révélèrent un intérêt accru pour la région et donnèrent la parole à des chanteurs
engagés comme Labordeta qui criaient leur soif de liberté. L’histoire, la société et la langue
aragonaises furent l’objet d’une attention croissante qui se traduisit au cours des années 70 par une
activité éditoriale et médiatique accrue. Une conscience régionale diffuse et plurielle impulsée par
diverses tendances politiques commença à poindre.
La possibilité de l’autonomie offerte par la constitution de 1978 se présenta dans ce contexte
lié au désir de construire une société démocratique après quatre décennies de dictature, et de se
35
À partir de 1987, Saragosse accueillit le siège de la 5ème région militaire qui, en plus des provinces
aragonaises, comprenait celles de Logroño et de Navarre.
positionner dans les domaines politique et culturel :
La Constitution se fonde sur l’indissociable unité de la Nation espagnole, patrie commune et
indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie pour les
nationalités et régions qui la composent ainsi que leur mutuelle solidarité36.
Il s’agissait d’un compromis qui cherchait à préserver l’unité nationale au cours d’une période
de transition difficile tout en acceptant l’idée d’un droit d’autoexpression régionale. L’Aragon, à
l’instar d’autres régions d’Espagne, franchit le seuil de la porte que, légalement, on venait de lui
ouvrir. Son statut d’autonomie37, promulgué en 1982 avec, il est vrai, un certain retard par rapport
aux Communautés dites historiques, marquait le début d’une nouvelle ère où les particularités
politiques, territoriales et identitaires allaient jouer un rôle prépondérant dans un ensemble national
pourtant préservé.
Un passé lointain, une hypothétique personnalité aragonaise liée à une histoire commune, le
mythe de San Jorge (Saint Georges), patron de l’Aragon, la figure du Justicia de Aragón, garant des
libertés38, la mythification du droit civil aragonais, la prétendue démocratie médiévale et l’oeuvre
de l’Aragonais Joaquín Costa en matière d’irrigation, finirent par accompagner et cautionner un
processus identitaire qui avait pour cadre légal la Communauté autonome d’Aragon. Une
Communauté qui relevait plus du mimétisme et d’une volonté politique que d’une conscience
identitaire amplement partagée39.
Il n’en était pas moins vrai que l’identité aragonaise se créait plus qu’elle ne se récupérait
après deux siècles de centralisme où l’aragonisme n’avait été que le fait de minorités. Le pouvoir
central de l’État-nation créait les conditions d’une gestion de la diversité nationale qui n’était plus
uniforme et imposée. L’Aragon n’était plus une simple juxtaposition de provinces et se dotait d’un
gouvernement (la DGA ou Diputación General de Aragón), de Cortes (Cortes de Aragón),
d’institutions et d’une administration propre. Le Tribunal Superior de Justicia (Tribunal Supérieur
36
« La Constitución se fundamenta en la indisoluble unidad de la Nación española, patria común e indivisible de
todos los españoles, y reconoce y garantiza el derecho a la autonomía de las nacionalidades y regiones que la integran y
la solidaridad entre todas ellas » (Constitución española de 27 de diciembre de 1978, Tít. Prel., Art. 2, B.O.E., 29-XII1978).
37
Estatuto de autonomía aprobado por ley orgánica 8 /1982, de 10-VIII, B.O.E., 16-VIII-1982.
38
Le Justicia de Aragón finit par symboliser les libertés du peuple aragonais. Chargé de garantir le respect des
lois et des fueros, il aurait servi de médiateur entre le roi et ses sujets. En réalité, il servit surtout de médiateur entre le
roi et la noblesse qui tenta bien souvent de l’instrumentaliser, alors qu’au cours du XVe siècle les conditions de vie des
paysans attachés à la terre s’aggravaient. Une série de jacqueries (en particulier sous le règne d’Alphonse V), ne fit
qu’accentuer la répression.
39
Sur les événements historiques, les manœuvres politiques et la construction identitaire aragonaise de l’aprèsfranquisme, voir Fausto Garasa , « Construction idéologique et identité dans l’Aragon postfranquiste », p. 183-199, in
François Martinez, Marie-Christine Michaud, (dir. ), Minorité(s). Construction idéologique ou réalité? (Actes du
colloque international int. 13, 14, 15-V-2004), U. de Bretagne Sud-Lorient, PUR, 2005 et « L’instrumentalisation de la
cause aragonaise et le pourquoi d’une « hérésie » décriée », p. 153-163, in Antoine Fraile (dir. ), La trahison - La
traición (Actes du colloque 19, 20-III-2004), U. d’Angers, Almoreal, 2005.
de Justice) qui, en 1985, remplaçait la Audiencia Territorial, devenait l’organe juridictionnel majeur
de la Communauté. Il avait entière compétence en matière de droit civil aragonais, dans les
domaines administratif et du contentieux, au plan pénal et social (recours en cassation et révision
mis à part)40. Dans un contexte démocratique et à l’intérieur d’un nouvel espace territorial politicoadministratif, les Aragonais avaient la possibilité de prendre en mains leur destin. Enfin, le transfert
progressif — mais laborieux — de compétences depuis Madrid, rapprocha les aragonais de leur
administration.
Cependant, en Aragon, comme dans les autres régions d’Espagne, se superposaient le système
des communautés autonomes et le système des provinces. Le statut d’autonomie précisait : « la
communauté assurera la gestion ordinaire de ses services périphériques à travers les Diputaciones
Provinciales »41. Autrement dit, les services de la Communauté reprenaient le schéma provincial,
installant notamment des antennes de l’administration centrale de Saragosse dans chaque chef-lieu
de province. De plus, l’importance de Saragosse aux plans économique, démographique42 et
politique (elle était le siège de la DGA et des Cortes d’Aragon), traduisait un déséquilibre régional
et finissait par déterminer un centralisme communautaire qui supplantait le centralisme étatique. De
là l’idée de créer des « comarques »43 capables de supplanter à terme le système artificiel des
provinces en misant sur leur caractère fonctionnel dans les domaines administratif, économique et
culturel. Au nombre de trente-trois, ces « comarques » créées à partir de décembre 2000, se veulent
socialement plus cohérentes, plus proches des citoyens que les provinces et les partidos
judiciales44 et plus à même de rendre des services aux usagers que les municipalités traditionnelles
isolées et ne possédant pas toutes les capacités financières et techniques pour les assurer.
La réalité communautaire tout comme la constitution en son sein d’un réseau de comarques
auront à n’en pas douter des répercussions au plan identitaire, notamment chez les plus jeunes pour
qui l’association territoire, administration, politique et culture s’inscrira dans un cadre bien différent
de celui qu’ont connu leurs parents, et à plus forte raison leurs grands-parents, contemporains, bon
gré mal gré, du franquisme et de sa perspective unitariste.
40
Estatuto de autonomía , op. cit., Cap. IV, Art. 28, 29.
41
« la Comunidad Autónoma articulará la gestión ordinaria de sus servicios periféricos propios a través de las
Diputaciones Provinciales » (id, Cap. II, Art. 45. 1).
42
En Aragon, le déséquilibre démographique et économique en faveur de la capitale était dû à l’industrialisation
de Saragosse et à l’exode rural. En 1991, la capitale Saragosse avec ses 622.371 habitants accueillait 50,94 % de la
population régionale (d’après Padrón municipal de habitantes, Instituto Nacional de Estadística).
43
« Comarque » correspond à l’espagnol « comarca ». Le mot « comarque » n’est guère utilisé que par les
spécialistes. On ne le trouve pas dans les dictionnaires usuels. Il s’agit d’une sorte de district qui de nos jours a, en
Aragon, la prétention d’aller au-delà de sa simple fonction administrative.
44
Arrondissements ou districts provinciaux à caractère essentiellement juridique. Il s’agit de circonscriptions où
s’exerce le pouvoir d’un ou plusieurs juges de première instance qui connaissent tant d’affaires civiles que pénales. Le
chef-lieu d’arrondissement où siègent ces magistrats est en général la localité la plus importante de la juridiction.
IV. Stéréotypes et caricatures
Outre les éléments objectifs d’une histoire partagée, structurante ou déstructurante selon les
époques et au-delà de la prise de conscience de réalités politico-administratives et culturelles
délimitant un espace que l’on fait sien, les stéréotypes, éléments subjectifs par excellence, sont aussi
des éléments identitaires liés au concept de territoire.
Le territoire aragonais, son relief et ses conditions climatiques ont donné lieu à divers
stéréotypes qui tendent à définir l’habitant. Ces idées reçues acceptées, revendiquées ou écartées par
les autochtones, mises en avant par les autres habitants de la Péninsule pour qualifier ou caricaturer
l’Aragonais, sont des éléments qui contribuent à forger une identité. Elles peuvent en effet donner à
certains individus le sentiment de faire partie d’un groupe, soit parce qu’ils les jugent abusives et
qu’ils s’en démarquent, soit parce ce qu’ils les adoptent. Elles les aident à s’autodéfinir de façon
catégorique, tout comme elles autorisent l’étranger à cataloguer le groupe humain dont ils se
réclament.
La littérature a sans doute été un des principaux véhicules de ces stéréotypes dont les origines
se perdent dans la nuit des temps et dont personne ne sait avec certitude ce qui leur a donné vie. Le
célèbre jésuite aragonais Baltasar Gracián ne manque pas de mettre en scène dans son œuvre sa
terre natale de façon – et c’est bien compréhensible – fort positive. Dans El Criticón, l’Aragon sert
parfois de cadre au voyage initiatique des deux « voyageurs de la vie » que sont Critilo et Andrenio.
À l’occasion, son relief accidenté et la stérilité de ses terres deviennent, sous forme d‘évocation
métaphorique, un chemin pentu et difficile sur la voie qui mène à la vertu :
Nos deux voyageurs de la vie, Critilo et Andrenio, se trouvaient en Aragon — contrée que
les étrangers appellent la vertueuse Espagne — engagés dans l’ascension de la côte la plus
escarpée de l’existence. Ils venaient de traverser sans peine, même si c’était avec grande
peine, les riantes prairies de la jeunesse à la douce verdure et à l’exubérante flore. Ils
gravissaient la rude pente de l’âge viril, très accidentée si ce n’est fort broussailleuse : ils
s’attaquaient à une montagne de difficultés. Comme il advient à tous ceux qui montent vers la
vertu, Andrenio trouva l’ascension fort difficile car jamais il n’y a eu d’élévation sans côte.
Andrenio haletait et suait même ; Critilo l’encourageait avec de sages rappels et le consolait
au milieu de ce désert floral […]45.
L’Aragon, taxé de « vertueuse Espagne », est ici indirectement associé aux Aragonais dans un
45
« Hallábanse ya nuestros dos peregrinos del vivir, Critilo y Andrenio, en Aragón, que los extranjeros llaman la
buena España, empeñados en el mayor reventón de la vida. Acababan de pasar sin sentir, cuando con mayor
sentimiento, los alegres prados de la juventud, lo ameno de sus verduras, lo florido de sus lozanías, y iban subiendo la
trabajosa cuesta de la edad varonil, llena de asperezas, si no de malezas : emprendían una montaña de dificultades.
Hacíale muy cuesta arriba a Andrenio, como a todos los que suben a la virtud, que nunca hubo altura sin cuesta; iba
acezando y aun sudando; animábale Critilo con prudentes recuerdos y consolábale en aquella esterilidad de flores […] »
(Balltasar Gracián, El Criticón, t.2, Espasa Calpe, Madrid, 1971, p. 23).
contexte national plus large. Ces derniers sont, dans un autre passage du Criticón, qualifiés de
personnes bien nées, « sans fourberie ni artifice »46. Gracián marie alors grandeur et simplicité,
flirtant avec le stéréotype qui fait de l’habitant le reflet de sa terre natale. Bien d’autres auteurs
comme le politicien et économiste navarrais Pascual Madoz qui vécut de nombreuses années à
Saragosse y allèrent de leur couplet et le romantisme, malgré l’absence de grands auteurs locaux47,
magnifia l’Aragon, ses gens et son histoire.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le goût pour la couleur locale s’exprima à travers les
tableaux de mœurs dont Cosme Blasco48, sous le pseudonyme de Crispín Botana, se fit le
champion. Les stéréotypes véhiculés par cette littérature associèrent, pour le meilleur et pour le pire,
l’Aragon et les Aragonais à la ruralité. À la fin du XIXe siècle, Mariano Baselga Ramírez, évoquait
dans un de ses contes une troupe de jeunes gens qui parcouraient les rues de leur localité donnant
sérénade et cherchant noise :
[…] il y a quelque chose de très artistique dans cette troupe de jeunes musiciens qui,
lentement, remonte la grand-rue, quelque chose se marie alors merveilleusement à la lumière
et à l’atmosphère, quelque chose qui embellit, comme les grains d’un muscat bien taillé ou les
tiges naissantes du blé semé à la volée.
Ces magnifiques mains dont les pesants frottements polissent les manches de houe,
plaquent de vigoureux arpèges sur l’instrument de mon pays et la vétuste jota, au sortir des
cordes semble rire […] la décrépite guitare acceptant les rudes caresses de tels doigts […]49.
46
« gente sin embeleco »(Gracián, op. cit., t.1, p. 154).
47
Le romantisme aragonais ne fut guère brillant. Citons simplement les romans Las Ruinas de Santa Engracia o
el Sitio de Zaragoza (1830) de Francisco Brotóns, Marcilla y Segura o los Amantes de Teruel ((1838) de Isidoro
Villarroya ou le drame historique Alfonso el Batallador (1868) de Jerónimo de Borao. Cependant, quelques grands
auteurs non Aragonais mirent en scène un Aragon romantique. Mentionnons par exemple le drame El Trovador (1836)
d’Antonio García Gutiérrez qui inspira un opéra de Verdi portant le même titre (1853).
48
Nous lui devons notamment Las fiestas de mi lugar (1899) et une série de six livres, tous intitulés La gente de
mi Tierra. (1893-1898). Nous avons eu accès à La gente de mi Tierra en las Fiestas del Pilar Zaragoza à travers une
réédition de 1976. L’ouvrage est rempli de particularismes linguistiques aragonais et est autorisé et avalisé par un
supposé maire d’arrondissement nommé Lucas Gñmez, lequel, en tant qu’homme du peuple, prétend « qu’il n’est pas
un lettré » (« que no sabe de letras ») : Crispín Botana, La gente de mi tierra, Zaragoza, Caja de Ahorros y Monte de
Piedad de Zaragoza, 1976 (début du livre non paginé). La gente de mi Tierra en las Fiestas del Pilar Zaragoza met en
scène la façon de se comporter et les coutumes des rustiques Aragonais à l’occasion des Fêtes de Notre Dame du Pilar
qui ont lieu en octobre dans la capitale aragonaise.
49
« […] hay mucho de artístico en la rondalla que pausadamente sube la Calle Mayor, algo se amolda
maravillosamente a la luz y al ambiente, algo que compone, como los granos de un moscatel bien esporgado o las
nacientes matas de trigo sembrado a voleo.
Aquellas manos cuyo fejudo roce pulimenta los mangos de azada, hieren con rasgueo poderoso el instrumento
de mi tierra, y la vetusta jota al salir de las cuerdas parece que ríe […] la decrépita guitarra aceptando las rudas caricias
de tales dedos […] » (Mariano Baselga Ramírez, « Jota mayúscula », in Cuentos aragoneses, 3a ed., Zaragoza,
Institución Fernando el Católico, 1979, p. 173).
« Jota mayúscula » est, pour être plus précis, un conte tiré de « El cabezo cortado », un des trois recueils de
contes regroupés dans Cuentos aragoneses. Les deux autres recueils sont « Cuentos de la era » et « Por los Ribazos »,
publiés tout comme « El cabezo cortado » séparément et pour la première fois à la fin du XIX e siècle (1893-1898).
Esporgar ou Esporgá (variante recensée à Cretas, localité située à quelques kilomètres de la province catalane de
Tarragone, par le linguiste régional Rafael Andolz : Rafael Andolz, Diccionario Aragonés. Aragonés-castellano.
Castellano-aragonés, Zaragoza, Mira, 1992, p. 200) est un verbe aragonais qui n’a pas d’équivalent en castillan et qui
signifie soit tailler (des plantes, des arbres), soit perdre les fleurs ou les fruits naissant (un arbre, la vigne). Dans le sens
de tailler, il rappelle le verbe catalan esporgar qui se prononce « espurgá » (le o inaccentué se réalise phonétiquement
Le traitement identitaire de l’Aragonais est ici stéréotypé, mais bénin et même plutôt positif.
L’Aragonais fort et rugueux, semble lié à sa terre. Il serait ce noble paysan dont la rudesse
n’exclurait pas les manifestations artistiques et une certaine poésie populaire. Le conte est en effet
entrecoupé de couplets chantés par les jeunes en vadrouille et renvoie de surcroît à une tradition.
L’histoire se termine par une confrontation entre deux groupes de jeunes rivaux qui ramène le
lecteur à une virile réalité.
C’est au début du XXe siècle que la peinture des mœurs et les contes « couleur locale »
connurent leurs heures de gloire tout en dérivant vers une caricature de l’Aragonais sincère, entier
comme sa terre, mais brillant par une simplicité, une obstination légendaire et le cas échéant, une
certaine misogynie50. Un Aragonais lié viscéralement à son terroir, mais aussi à la jota et à la
Vierge du Pilar en tant que symboles d‘un territoire et d‘une identité. C’est ce type d’évocation
caricaturale qui relève de ce que l’on a appelé le baturrismo51.
Le chascarrillo est indissociable du baturrismo. Il s’agissait d’une petite histoire qui donnait
une image essentiellement négative des baturros. Son but était de faire rire en se moquant des
supposés caractéristiques et comportements des paysans aragonais. On trouvait les chascarrillos sur
les calendriers ou au bas de documents iconographiques, mais ils étaient aussi objets de recueils qui
faisaient le bonheur de la bourgeoisie urbaine. Les héros de ces chascarrillos étaient invariablement
des êtres primaires et obtus. On leur attribuait des vices que l’aristocratie et la bourgeoisie auraient
pu attribuer à n’importe quel paysan. Cependant, les chascarrillos définissaient indubitablement et
précisément l’Aragonais moyen comme si la qualité de paysan stupide était indissociable de
l’Aragon. Des auteurs comme Alberto Casañal Shakery ou Teodoro Gascón brillèrent dans ce
domaine en publiant des recueils de chascarrillos dont voici un exemple très court, mais suggestif :
- Un billet pour Saragosse.
- Vous n’avez pas assez.
- Eh bien, donnez-moi un billet pour mon argent52.
[u] dans de nombreuses zones du domaine catalan, alors que le r final ne se prononce pas, sauf lorsqu’il s’agit de
certains termes comme bar qui proviennent de langues étrangères).
50
La mysoginie du montagnard n’a pas attendu les contes aragonais du début du XXe siècle pour faire parler de
soi comme semble le montrer ce dicton du Haut-Aragon : « Les chèvres, les ânes et les femmes sont trois mauvaises
engeances » (« Crabas, burros y mulleres, tres malas generaciones »).
51
Le baturrismo est un dérivé de baturro qui signifie paysan aragonais. Selon le linguiste Joan Corominas, ce
dernier substantif serait lui-même un dérivé de bato, terme qui renvoie à homme grossier et stupide (Joan Corominas,
Breve diccionario etimológico de la lengua castellana, Madrid, Gredos, 1976, p. 90).
52
« - Un billete pa Zaragoza.
- No hay bastante.
- Pues hasta onde llegue ».
(Teodoro GASCÓN, Cuentos Baturros, Madrid, Noticiero-Guía de Madrid, 1900, p. 16).
Ce chascarrillo recueilli par Teodoro Gascñn apparaît au pied d’un dessin qui l’illustre et met
en exergue le bref dialogue entre un baturro et le préposé d’une gare. Le paysan aragonais qui veut
aller à Saragosse s’illustre par une stupidité supposée inhérente au monde rural et aux gens du
peuple que l‘auteur de Cuentos Aragoneses, Mariano Baselga Ramírez, qualifiait avec un certain
mépris de « populace »53. Le jargon utilisé dans le chascarrillo recueilli par Teodoro Gascón est,
comme dans les contes aragonais de l‘époque, fait de bric et de broc et se veut authentique54.
Tableaux de mœurs, contes et chascarrillos traduisaient par la louange ou la dérision un
besoin d’identifier ou de s’identifier par rapport à l’autre, c’est-à-dire le non Aragonais. Ce
schématisme folklorique qui ne tenait pas compte de la diversité humaine et sociale inhérente à
toute communauté, eut un succès indéniable. Le cinéma se fit l’écho de cet engouement pour les
stéréotypes identitaires. Ainsi, de 1915 à 1917, le catalan Domingo Ceret tourna une série de films
intitulés Cuentos Baturros55 (Contes de « baturros ») où l’on retrouvait l’Aragonais balourd et
d’une candeur frisant la stupidité. Tío Isidro, un des protagonistes de ces contes interprété par
Domingo Ceret lui-même, en est un parfait exemple. Dans Cuentos Baturros, le cinéaste ne faisait
que mettre en image des chascarrillos, créant ainsi un comique facile qui avait d’autant plus de
succès qu’il faisit surtout rire l’autre, en l’occurrence le voisin de l’industrielle et commerciale
Catalogne.
V. Assimilation des stéréotypes et création identitaire
Pourtant, l’image folklorique du baturro semble avoir été acceptée par un certain nombre
d’Aragonais qui ont fini par se l’approprier et se reconnaître dans certains stéréotypes que l’on
pourrait qualifier de positifs. Ainsi, l’image du baturro balourd (c‘est un pléonasme), mais drôle et
bon enfant, était parfaitement acceptée dans les années soixante et soixante-dix. Il suffit de se
rappeler l’immense succès que connut l’acteur Paco Martínez Soria, sorte de Fernandel aragonais
qui s’illustra au théâtre comme au cinéma, publiant même des disques humoristiques dont le
fameux El taxista Cayetano. ¡Si no fuera por la tos!56 (1965) ou encore El humor de Paco
53
« vulgacho », Mariano Baselga Ramírez, « El barbo de Utebo », in Cuentos aragoneses, op. cit., p. 267.
54
Le chascarrillo ci-dessus nous montre que le r vibrant intervocalique de para, en position faible, a fini par
s’amuïr dans le langage parlé. Ce phénomène n’est pas exclusivement aragonais et l’on peut même dire qu’il est fort
répandu en Espagne. Onde est semble-t-il un archaïsme aragonais. Unde (d’où en latin) a donné onde (ouverture du u en
o dans la même série vélaire) qui a fini par dire où dans le sens castillan de donde ou adonde. En castillan, onde a été
renforcé par la préposition de et est devenu donde (XIe siècle).
55
Baturro est ici un adjectif, mais baturro / ra est aussi un nom qui désigne un Aragonais ou une Aragonaise.
Baturro / ra peut aussi s’appliquer plus précisément à un habitant ou à une habitante de la province aragonaise de
Teruel.
56
Le chauffeur de taxi Cayetano. Ah, si cela ne dépendait pas de la toux !
Martínez Soria57 (1963) où le comique apparaît sur la pochette du disque portant boina (béret),
tenant porrón (sorte de bouteille pansue à long bec) et buvant à la régalade le sang de la terre en bon
vieux paysan aragonais.
Son film le plus connu est sans doute La ciudad no es para mí58 (1965). Il raconte l’histoire
d’Agustín Valverde, un villageois aragonais qui se rend à Madrid où son fils exerce la profession de
chirurgien. Paco Martínez Soria y joue le rôle — fort comique — de l’Aragonais à l‘état brut
confronté, pour le meilleur et non pour le pire, aux réalités de la capitale. À l’opposition identitaire
et territoriale Aragon / Madrid, s’ajoute une autre dualité campagne / ville.
Ce film que nous avons vu au début des années quatre-vingts à Huesca faisait alors encore
salle comble dans la capitale du Haut-Aragon. La caricature bénigne et plutôt positive de
l’Aragonais était acceptée par les autochtones et semblait définir et symboliser avec justesse une
communauté territoriale particulière. Dans les années soixante, il en allait de même des disques de
Paco Martínez Soria que les émigrés aragonais écoutaient avec délice en terres d’exil. Ces disques
étaient source de divertissement, mais aussi, dans un élan de nostalgie idéalisante, valeur refuge et
affirmation territoriale et identitaire face à l’Autre. Cet Autre qui pouvait être l’habitant du pays
d’accueil, parfois distant ou méprisant59, mais également le compatriote non Aragonais qui
semblait à la fois si proche et si différent.
Outre-Pyrénées, le régime franquiste avait instrumentalisé un des principaux emblèmes de
l’identité aragonaise, la fête de la Vierge du Pilar, dont la date (12 octobre) coïncidait avec La
Fiesta de la Raza, El Día de la Hispanidad et El Día de la Guardia Civil (La Fête de la Race, La
Fête de l’Hispanité et La Fête de la Garde Civile). L’Aragon et son baturro devenaient ainsi
indirectement des symboles politiques de l’hispanité et de l’attachement de l’Espagne franquiste à
la religion catholique. Un baturro qui apparaissait fréquemment sur les cartes postales des années
soixante posté sur la place du Pilar, son botijo (gargoulette) ou sa guitare à la main, chantant le cas
échéant la jota avec sa bien aimée devant la cathédrale, accompagné parfois de danseurs vêtus de
leur costume folklorique.
La place du Pilar, quant à elle, était le lieu de passage et de rencontre obligé pour tout
Aragonais se rendant à la capitale. Saragosse, bien qu’étant essentiellement urbaine, symbolisait à
elle seule l’Aragon dans la mesure où elle était le centre d’un espace territorial. Au beau milieu de
la vallée de l’Èbre, elle se mirait dans ce fleuve, autre symbole de l’Aragon, repère géographique,
source de vie dans une région où l’irrigation avait historiquement joué un rôle prépondérant. Rien
d’étonnant à ce que les grandes manifestations populaires des années soixante-dix et quatre-vingt57
L’humour de Paco Martínez Soria.
58
La ville n’est pas pour moi.
59
La xénophobie n’est pas chose nouvelle. Dans les années soixante, elle était déjà bien présente dans les pays
où les espagnols avaient émigrés, dans cette Europe Occidentale industrialisée qui était pourtant celle du plein emploi.
dix contre le transvasement des eaux de l’Èbre eussent tant de succès. Elles unissaient
indubitablement bon nombre d’Aragonais dans la défense d’un territoire et d’intérêts communs face
à l’autre, face au Catalan bénéficiaire du transvasement planifié, face au pouvoir madrilène
spoliateur, face enfin aux leaders régionaux du Partido Popular et du PSOE qui, obéissant à une
stratégie et à des directives nationales, semblaient se désintéresser de la « cause aragonaise ». La
manifestation de Saragosse du 23 avril 1992 qui réunit 120000 personnes, soit le dixième de la
population totale régionale, fut du reste taxée par un des leaders régionaux du PSOE, José Marco,
de baturrada (grossière niaiserie aragonaise), ce qui ne fit qu’accentuer le sentiment partagé par
beaucoup d’être les représentants d’une culture méprisée, humiliée et dominée. Le 19 janvier 1993,
Felipe González, chef du gouvernement socialiste, enfonçait le clou en déclarant à des journalistes à
propos des problèmes que lui posait la résistance aragonaise : « on ne peut s‘asseoir sur sa
gargoulette et dire, je ne partirai pas d’ici »60. L’allusion sous forme de chascarrillo au stupide et
légendaire entêtement des Aragonais n’échappa à personne et surtout pas aux principaux intéressés.
Bien qu‘il se fonde sur des généralisations et des simplifications subjectives et caricaturales,
le baturrismo lié à l’Èbre, à Saragosse et à la Sainte Vierge, semble être également créateur
d’identité. Le professeur Antonio Beltrán Martínez parlait en ces termes des Aragonais qui
participèrent à la traditionnelle offrande de fleurs à la Vierge du Pilar le 12 octobre 1994 :
La plupart portaient des costumes de « baturro » que certains, bien à tort, appelaient
aragonais. En s’en tenant à des critères érudits, on pourrait dire qu’ils portaient un
déguisement et même constater avec irritation qu’une bonne partie des personnes présentes
complétaient jusqu’à la caricature leur tenue, portant houlettes et besaces d’où pendaient des
chapelets de chorizos ou des gourdes de cuir dont ils venaient à bout (j’en fus témoin),
lorsqu’arrivés devant la Vierge et après avoir déposé les fleurs, ils levaient les récipients et
buvaient à la régalade pour montrer qu’il n’y avait pas plus aragonais qu’eux61.
Cette offrande qui a lieu lors des festivités de la Vierge, constitue la plus grande manifestation
publique d’un certain « aragonisme » identitaire. En ce jour symbolique (le 12 octobre), une
multitude d’Aragonais venus des villages de la province de Saragosse principalement, mais aussi de
localités des provinces de Teruel et de Huesca, viennent rendre hommage à la Vierge et en quelque
sorte se l’approprier comme symbole d’unité territoriale et identitaire.
L’acceptation et même la revendication du mythe du baturro — phénomènes souvent
60
« no se puede sentar uno en su botijo y decir, de aquí no me levanto », Heraldo de Aragón, 20-I-1993.
61
« La mayor parte iban vestidos con el traje de « baturro » que algunos, con escasa corrección, llamaban
aragonés. Con criterios eruditos podría decirse que vestían un disfraz y hasta con irritación comprobar que buena parte
de los presentes completaban su atuendo, hasta degenerar en caricatura, con gayatas, alforjas de las que colgaban las
ristras de chorizos o botas de cuyo contenido (fui testigo), llegados ante la Virgen y tras depositar las flores, daban
buena cuenta empinando el recipiente para dejar constancia, « a gargallo », de que a aragoneses no les ganaba a ellos
nadie » (Antonio Beltrán, Aragón y los aragoneses, Zaragoza, Ibercaja, (Col. « Boira » 26), 1995, p. 29. La gayata est
ici un terme aragonais qui signifie cayada, c’est-à-dire houlette en castillan.
dénoncés pour leur aspect caricatural — semblent partagées par certains62. Cette adhésion peut-être
consciente et relever de l’autodérision, voire de l‘autocritique. C’est en tout cas ce qu’affirme le
créateur de la bande dessinée satirique Supermaño63, Alberto Calvo64 :
Il me semble évident que la critique commence par l’autocritique. De quoi peut-on rire ?
De la commune superficialité, mais mes dessins sont surtout des parodies de moi-même. Je
raconte des choses qui m’arrivent : rire de moi-même est la base de mon humour, rire des
autres, ce n’est pas de l’humour, c’est de la mauvaise foi. Je m’empare des lieux communs
pour les détruire65.
Comme son titre l’indique, la bande dessinée Supermaño renvoie à un protagoniste qui n’est
autre qu’une sublime caricature d’Aragonais têtu et rustre66, portant costume folklorique, houlette
ou canne, parlant de surcroît un castillan truffé de tournures aragonaises qui va de pair avec une
prononciation locale très appuyée. Il vit dans une zone rurale non irriguées (de secano) que l‘on
pourrait situer en bien des endroits d’Aragon et courtise une certaine Pilar. Représentant d’une
plausible tradition paysanne confrontée à l’occasion à la modernité, ce Supermaño est associé à la
gargoulette, à la jota et aux animaux familiers que sont les brebis et les ânes. Irrévérent comme son
auteur, il est supposé être l’alter ego de ce dernier67.
62
Les stéréotypes qui permettent à certains Aragonais de se définir par rapport aux autres sont, ne l’oublions
pas, repris par les autres espagnols pour les définir comme le démontrent plusieurs enquêtes du CIS (Centro de
Investigaciones Sociológicas) Voir notamment José Luis Sangrador García, Identidades, actitudes y estereotipos en las
España de las Autonomías,, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas, 10, 1991, 201 p. ou Estereotipos
regionales, Estudio n° 2123, Centro de Investigaciones Sociológicas, http:// www.cis.es.
63
Maño signifie Aragonais, mais le mot s’utilise plus précisément pour désigner l’habitant de la province de
Saragosse et le différencier des habitants des provinces de Huesca et de Teruel appelés parfois respectivement fatos et
baturros. En tant qu’adjectif, maño peut aussi renvoyer à la capitale Saragosse. Ainsi, pour tous les commentateurs
sportifs d’Espagne, « el equipo maño » est invariablement le Real Zaragoza, équipe de première division qui remporta
deux coupes d’Europe en 1964 et 1995.
64
Alberto Calvo a une quarantaine d’années. Il est l’auteur de plusieurs personnages de bande dessinée et a
publié dans des revues comme Makoki et El Víbora ainsi que dans le journal régional Heraldo de Aragón. Il a aussi
collaboré à la réalisation de dessins animés. Parmi ses personnages, le plus célèbre est, à n’en pas douter, Supermaño.
Ce dernier, de façon surprenante, apparaît pour la première fois, dans les années quatre-vingts, dans El Diario Vasco.
En 2004, Alberto Calvo a publié la bande dessinée Supermaño (El libro). Pa qué tanto!! (Supermaño (Le livre). Est-ce
bien raisonnable!!). L’ouvrage (Alberto Calvo, Supermaño: Pa qué tanto!!, Zaragoza,Tomoshibi, 2004, 82 p.) est
préfacé par l’historien et érudit régional Guillermo Fatás. Actuellement, El Heraldo de Aragón publie les bandes
dessinées de Supermaño qui, il est vrai, n’ont de succès véritable qu’au plan régional. En effet, pour les comprendre
pleinement et donc les apprécier, le lecteur doit avoir une certaine connaissance des stéréotypes culturels aragonais et
des mentalités locales. Il doit de surcroît avoir assimilé un tant soit peu les éléments linguistiques et phonétiques du cru
sans lesquels les textes de Supermaño deviennent incompréhensibles ou perdent de leur saveur.
65
« Pero yo tengo claro que la crítica empieza por la autocrítica. ¿De qué te puedes reír? De la falta de sustancia
general, pero sobre todo mis viñetas son parodias de mí mismo. Yo cuento cosas que me pasan a mí: reírme de mí
mismo es la base de mi humor; reírse de los demás, no es humor, es mala fe. Me agarro a los tópicos para destruirlos »,
« El humor de Alberto Calvo », in http://antoncastro.blogia.com
66
Au dos de Supermaño. Sólo pa adultos (Supermaño. Pour adultes seulement), petite bande dessinée publiée en
1996 et numéro 2 d’une série de huit petits livres vendus à 300 pesetas l’unité, apparaît Supermaño en Rey de los Bastos
(Rois des rustres). Il s’agit-là d’un savoureux jeu de mots qui renvoie à Rey de Bastos, c’est-à-dire au Roi de Trèfle de la
baraja (jeu de cartes espagnol qu’en France on appelle aussi parfois jeu de cartes basque).
67
La mort de supermaño mise en scène par Alberto Calvo relève du chascarrillo burlesque. Il s’agit d’une série
de huit vignettes intitulée : La muerte de supermaño. Una muerte digna de él. Supermaño y fait bombance avec un
Les bandes dessinées de Supermaño connaissent actuellement un grand succès en Aragon,
notamment chez les jeunes. Ce succès est dû en particulier au plaisir que tirent ces enfants de
l’image confrontés à une caricature et à des stéréotypes qu’ils acceptent dans la mesure où ils savent
qu’ils ne correspondent pas à la réalité. La caricature est d’autant plus admise qu’elle est le fait d’un
Aragonais et n’émane donc pas de l’Autre, le non Aragonais dont la moindre intrusion dans le
domaine de la raillerie relèverait de l‘offense la plus grave.
L’acceptation, voire la revendication du mythe du baturro, peut-être également un phénomène
inconscient, bien que parfaitement intégré. Ainsi, en juillet 1998 un habitant de Gelsa, localité
située au bord de l’Èbre et en aval de Saragosse, déclarait :
Tu sais, chez nous les gens sont plutôt ouverts et bons enfants. Il est vrai qu’on trouve ici
toutes sortes d’individus, mais en général l’Aragonais est honnête et courtois. On dit qu’il est
têtu et il l’est. Ici il y a de l’eau, mais si tu t’éloignes de l’Èbre, rien n’est irrigué. Jadis, pour
gagner sa croûte en ces terres il fallait beaucoup d’obstination. C’est ainsi que la terre nous a
fait : nous sommes têtus et rudes, mais affables et ouverts. La franchise ne nous fait pas non
plus défaut. Nous sommes ce que nous sommes et fiers de l’être. Et bien sûr, nous sommes
plus Aragonais que dans d’autres provinces car ici il y a la Vierge du Pilar68.
Outre l’affirmation des stéréotypes liés à des facteurs géographiques et climatiques, nous
trouvons ici une hiérarchie identitaire basée sur un concept de province parfaitement assimilé et que
l’existence d’une communauté autonome n’a pas fait disparaître. L’homme fait allusion à la
province de Saragosse où se trouve la capitale et la cathédrale du Pilar, il se différencie des
habitants des provinces de Huesca et de Teruel qui, par leur situation périphérique seraient moins
aragonais que ceux de Saragosse (comble de l’ironie, la province de Teruel n’est située qu’à
quelques kilomètres du bourg de Gelsa). Nul doute qu’une telle allusion relève en partie de la
plaisanterie, voire d’une bénigne provocation, mais elle n’en est pas moins révélatrice. La découpe
compagnon — autre caricature d’Aragonais —puis, dans la plus parfaite tradition aragonaise, se dispute avec ce dernier
pour payer le repas pantagruélique. Apparaît alors un troisième personnage qui porte deux seaux d’eau et qui leur dit :
« Ne vous disputez pas. Celui qui sort le premier la tête du seau d’eau ne paie pas » (« No discutirse. El que saca la
cabeza del cubo de agua primero no paga. »). Les deux comparses plongent leur tête dans un seau d’eau et après un
certain temps, le troisième individu se trouve dans l’obligation de constater leur décès. La caricature de l’Aragonais têtu
semble nous dire: « Ce qui est dit est dit !». La mort absurde de supermaño est cependant mise en doute au bas du
dernier dessin par le mot « FIN » suivi d’un point d’interrogation.
68
« Hombre, aquí la gente es más bien abierta, campechana. Bueno, de todo hay pero por lo general el aragonés
es honráu (honrado) y cumplido. Dicen que es cabezón y lo es. Aquí hay agua, pero si te alejas del Ebro, todo es secano.
Antaño, para ganarse el cuscurro en aquellas tierras se precisaba mucha obstinación. Así nos ha hecho la tierra :
cabezones y bastos, pero llanos y abiertos. Tampoco nos falta franqueza. Somos lo que somos y con mucho orgullo. Y
claro, somos más aragoneses que los de otras provincias porque aquí está la Pilarica ».
Honrado > honrao (amuïssement du d fricatif intervocalique en position faible et en fin de mot). Honrao,
prononciation populaire fort répandue en Espagne et notamment en Andalousie, a donné en Aragon honráu (le o
formant hiatus avec une voyelle tonique plus ouverte se ferme davantage dans la même série vélaire et devient semivoyelle orthographiée u. Le a, la voyelle la plus ouverte de la diphtongue, porte l‘accent). Honráu au lieu de honrado
est une prononciation typique de certaines zones rurales. Généralisée en Aragon, elle s‘applique aux participes passés
ou aux adjectifs se terminant en - ado.
administrative mise arbitrairement en place au XIXe siècle semble être devenue, du moins pour
certains, un repère identitaire et il n’est pas rare qu’aujourd’hui encore l’Aragonais, lorsqu’il
s’adresse à un non Aragonais ou à un étranger, localise son lieu de naissance ou son lieu de
résidence en se référant à sa province ou à une province limitrophe69.
VI. Espaces territoriaux et niveaux identitaires
La province, espace politico-administratif arbitraire, ne constitue pas un ensemble territorial
homogène aux caractéristiques linguistiques, culturelles, économiques et sociales communes.
Pourtant, il peut être, nous l’avons vu, vecteur d’une identité liée aux stéréotypes. On retrouve par
ailleurs ce concept de province dans la rivalité opposant les habitants de la province de Huesca à
ceux de la province de Saragosse. Rivalité qui se situe dans le prolongement de celle qui durant des
siècles a opposé la ville de Huesca à la capitale aragonaise70. Enfin, dans le cas du Haut-Aragon, le
concept de province a même fini par se confondre avec un concept géographique71.
À l’intérieur d’une même province, plusieurs concepts identitaires peuvent également entrer
en jeu déterminant des sous territoires liés à un habitat, à des us et coutumes divers ou à l’usage
d’une langue différente. Ainsi, un habitant de Bolea (village situé à une vingtaine de kilomètres au
nord-ouest de Huesca) nous disait il y a peu à propos de la Francha, partie orientale de l’Aragon où,
rappelons-le, on parle des dialectes apparentés au catalan : « Là-bas on ne parle pas le castillan. La
langue que l‘on parle là-bas est une espèce de mélange. Ce n‘est ni du castillan, ni du français.
Personne ne comprend ces gens-là. Ils sont plus catalans qu‘Aragonais »72. Ici, la qualité
d’Aragonais passe étrangement par la pratique d’une langue bien peu différenciatrice : le castillan.
69
« Nací en Velilla de Ebro, provincia de Zaragoza » (« je suis né à Velilla de Ebro, village de la province de
Saragosse ») ou encore « Vivo en Tamarite de Litera. Es un pueblo de la provincia de Huesca, a unos cuantos
kilómetros de la provincia de Lérida » (« j’habite à Tamarite de Litera. C’est un village de la province de Huesca situé à
quelques kilomètres de la province de Lérida »). Notons que dans le deuxième exemple, le sujet parlant, pour être plus
précis, localise son lieu de résidence en se référant à une province Catalane et non à la Catalogne.
70
L’université de Huesca fut créée en 1354. En 1542, 1586 et au cours du XVII e siècle, des conflits opposèrent
Huesca à Saragosse à propos de l’université que les deux villes revendiquaient jusqu’à ce qu’en 1845 l’université de
Huesca fût supprimée, ce qui donna la suprématie en la matière à la capitale régionale. La prédominance de Saragosse
dans les domaines politique et économique est par ailleurs source d’une rivalité qui s’est étendue aux deux provinces.
Au sobriquet de cheposos (« bossus » en langage familier) infligé par les habitants de la province de Huesca aux
habitants de la province de Saragosse et plus particulièrement à ceux de la capitale (ceux-ci seraient bossus à cause du
cierzo, c’est-à-dire la bise qui souffle en terres saragossaines en hiver), les saragossains répondent en qualifiant les gens
de la province de Huesca de fatos (ridiculement prétentieux).
71
Sur le plan géographique, le Haut-Aragon n’est autre que la zone pyrénéenne aragonaise. Il se situe donc au
nord des provinces de Saragosse et de Huesca. La plus grande partie de son territoire se trouve dans cette dernière
province. Cependant, à l’heure actuelle, on tend à appeler, sans doute à tort, l’ensemble de la province de Huesca Alto
Aragón.
72 « Allí no se habla castellano. La lengua que allí se habla es una especie de chapurriáu. Ni es castellano, ni es
francés. No hay quien los entienda. Son catalanes más que aragoneses ». Chapurriáu est un mot aragonais qui
correspond au castillan chapurrado : mélange, mixture).
Le rejet de personnes peuplant pourtant le territoire aragonais se fait en tenant compte d’un signe
linguistique qui lie une partie de l’Aragon à la puissante Catalogne. Cette Catalogne autant haïe
qu’enviée est de nouveau l’autre par rapport auquel on se définit soi-même, que l’on dénigre et que
l’on caricature.
Les réalités géographiques, climatiques et économiques ont été aussi à l’origine d’espaces
spécifiques impliquant antagonismes, rivalités et stéréotypes identitaires. Il en est ainsi de la dualité
montaña / Ribera, c’est-à-dire, montagne / bassin de l’Èbre. Une dualité qui renvoie à la notion de
haut et de bas, mais aussi à deux univers culturels différents et à deux économies traditionnelles
distinctes basées respectivement sur l’élevage et l’agriculture. Les dures conditions de vie des
montagnards en on fait des êtres réputés brusques, sauvages, renfermés et près de leurs sous, alors
que les riberanos (habitants de la Ribera en aragonais), apparemment favorisés par le relief, les
conditions climatiques et l’irrigation sont réputés plus ouverts, mais aussi fanfarons et dépensiers.
L’opposition spatiale haut / bas crée deux identités distinctes à l’intérieur d’un même espace
communautaire. Chaque identité n’existe que par rapport à l’autre et ce n’est plus le stéréotype qui
crée l’identité, mais les réalités géographiques, climatiques et socio-économiques qui finissent par
créer l’image identitaire stéréotypée que l’on retrouve dans quelques dictons populaires. L’un
d’entre eux, très répandu dans le Haut-Aragon, proclame : « Ne te marie pas avec un berger car on
te taxera de bergère, marie-toi avec un laboureur et l‘on t‘appellera Madame »73. Ce conseil sousentend que la femme ne trouvera son intérêt que si elle se marie avec un homme des terres basses,
avec un agriculteur moins rude et plus aisé que l’éleveur ou le berger montagnard, plus généreux
aussi et moins ladre74.
La femme des montagnes, réputée travailleuse, dure au mal et particulièrement apte à gérer
les affaires domestiques était considérée comme un bon parti par les riberanos. Quant à celle-ci,
elle avait tout intérêt, pensait-on, à trouver époux dans la vallée. C’est exactement ce que suggère
cet autre dicton : « La femme va au vin et le vin va à la montagne »75. La femme va au vin, c’est-à73 « No te cases con pastor, que te llamarán pastora; cásate con labrador, que te llamarán señora » (Dicton recueilli
par José Damián Dieste Arbués, Refranes Altoaragoneses, Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses (Col. « Cosas
Nuestras » 13, 1994, p. 123).
74 Les montagnards avaient la réputation d’être avares (« agarráus » , soit en bon castillan, « agarrados » ). Ce
stéréotype s’explique si l’on tient compte de l’existence d’une économie de montagne qui ne laissait guère de place à la
gabegie. Tout était prétexte à économiser et à dépenser le moins possible en prévision d’un possible « coup dur ». De
nombreux dictons populaires se font l’écho de ce stéréotype dû aux dures réalités économiques des sociétés
montagnardes traditionnelles. Nous n’en citerons qu’un qui raille manifestement les habitants de Grasa (localité
aujourd’hui abandonnée, située à 902 mètres d’altitude et dépendant de la municipalité de Sabiðánigo) : « À Grasa, on
cherche un chevrier pour garder le troupeau, un chevrier qui soit mal payé, qui s’occupe bien du bétail et n’ait pas de
sac à provisions » (« En Grasa buscan cabrero pa toda la cabrería, que cobre poco salario, que tenga as crabas gordas y
que no lleve mochila »).
75 « A muller cara to vino y o vino cara to pino » (id., p. 127).
Les articles définis aragonais singuliers o et a, comme les articles définis singuliers castillans el et la, proviennent
respectivement de illum et illam, accusatifs singuliers masculin et féminin du démonstratif latin de troisième série ille.
L’évolution phonétique en aragonais a été la suivante : illu(m) > lo (chute de la partie initiale et du m de l’accusatif et
ouverture du u en o dans la même série vélaire) > o ; illam > la > a. Nous n’insisterons pas sur la distincte et parallèle
dire à la Ribera, alors que le vin (l’homme de la Ribera) va au pin, c’est-à-dire à la montagne (la
montagnarde).
Enfin, les rivalités ancestrales entre villages, entre quartiers, voire entre rues d’une même
localité délimités territorialement76, ont donné lieu à de nombreux stéréotypes, souvent péjoratifs,
que l’on applique à l’Autre. Mariano Baselga Ramírez écrivait à ce propos dans un de ses contes :
Comme le villageois est habile à multiplier des potins semi-historiques qui malmènent la
réputation des habitants des villages voisins, […]
Ceux de la Basse Paroisse
sentent l’herbe pousser
alors que ceux de la paroisse Saint Paul
la foulent et ne la voient pas.
chantent à Saragosse les fidèles de la paroisse de la Magdalena quand ils cherchent à
blesser leurs éternels ennemis de la paroisse Saint Paul […]77
La rivalité est ici liée au concept de communauté religieuse qui sous-entend deux espaces
particuliers gérés par deux églises distinctes.
L’origine des rapports conflictuels liés à la proximité d’un rival que l’on pourrait qualifier de
évolution phonétique castillane.
Le groupe li du latin muliere s’est palatalisé en aragonais et a donné muller. Il en est de même de filium qui a
donné fillo (seul le castillan, contrairement aux autres parlers romans de la péninsule, a perdu le f initial latin). Muller,
mot qui existe aussi en catalan, se prononce mullé (comme en catalan) dans certaines zones de l’Aragon oriental.
76
Les rivalités identitaires entre villages pouvaient et peuvent encore être liées non seulement à des facteurs
géographiques ou économiques spécifiques, mais aussi au concept de communauté religieuse. C’est ce concept de
communauté religieuse particularisante qui se traduit par l’existence de peirones (petits ouvrages ornés de l’effigie d‘un
Saint Patron) au bord du chemin. Ces éléments physiques marquent les limites municipales, mais mettent aussi en avant
la dévotion à un saint particulier. Le mot peirón est un mot aragonais répertorié par Rafael Andolz dans le district
d’Albarracín, au sud de la province de Teruel (Rafael Andolz, op. cit, p. 328). Ce mot s’utilise cependant dans la
majeure partie de l’Aragon et notamment dans la province de Saragosse.
Les quartiers, souvent délimités dans les localités d’une certaine importance par des rues ou des centres
d’intérêts (économiques, commerciaux, culturels le cas échéant) ou le concept de paroisse, peuvent également devoir
leur existence à un relief particulier et relever de la dualité haut / bas, liée à son tour à des facteurs socio-économiques.
Ainsi, la partie basse d’une localité possédant terres irriguées et cultures fruitières se démarquera de la partie haute
moins bien lotie.
Dans de nombreux villages d’Aragon, l’effigie du saint patron était dans certains cas gardée à tour de rôle par
une famille habitant la rue dont il était le protecteur. Les rues, clairement délimitées territorialement pouvaient être (et
le sont encore là où la coutume perdure) source d’une identité particulière par rapport au reste de la localité. Cette
identité était donc liée au religieux et à la tradition ainsi qu‘aux fêtes du Saint Patron que l‘on organisait entre voisins.
77
« Y qué maña la del aldeano para acumular sobre la aldea vecina chismes semi-históricos de los cuales salga
malparada la fama de sus vecinos, […]
Los de la Parroquia Baja
sienten la hierba nacer
y los de la de San Pablo
la pisan y no la ven
cantan en Zaragoza los de la Parroquia de la Magdalena cuando quieren molestar a sus eternos enemigos de la
Parroquia de San Pablo […] » (Baselga Ramírez, « El barbo de Utebo » », op. cit., p. 267).
« El barbo de Utebo » est plus précisément tiré du recueil de contes intitulé « Por los Ribazos », recueil inclus
dans Cuentos Aragoneses.
territorial et d’identitaire se perd parfois dans la nuit des temps et reste à ce jour inconnue. Ainsi, la
rivalité légendaire entre les villages d’Ena et de Partenoy78 situés entre Huesca et Jaca, pourrait être
due à des facteurs fort divers : conflits concernant les pâturages, affronts infligés à telle ou telle
famille, passions amoureuses ou animosités personnelles. Il reste cependant de cet antagonisme
ancestral un petit dicton en fabla aragonaise dont voici la traduction : « Les jeunes de Partenoy
mangent une viande très tendre, un chevreau non castré et un bouc incontinent »79. En zone de
montagne et dans les sociétés traditionnelles, la consommation de viande étant associée à la fête, on
comprend alors que ce petit dicton fût essentiellement raillerie destinée à se moquer des jeunes de
Partenoy. Ces derniers, jugés sans doute trop pauvres par leurs homologues d’Ena devaient bien
mal s’alimenter. L’hostilité à l’égard de l’Autre était en particulier, comme semble le montrer le
dicton, le fait de la jeunesse fougueuse toujours prête à en découdre.
Les rivalités évoquées qui, le plus souvent, n’allaient pas au-delà de l’affirmation d’une
identité propre à l’intérieur d’un espace donné et ne sortaient pas du cadre relativement bénin de la
banale – et souvent cocasse – querelle de clocher, pouvaient dans certains cas dégénérer. Ainsi, un
dicton de la localité d’Hecho (Pyrénées aragonaises occidentales) affirme : « Il n’y a pas que les
habitants d’Ansñ qui traversent la Vallée, les habitants d’Hecho la traversent aussi et la
retraversent »80. Le dicton en question met en exergue l’identité des habitants d’Hecho et leurs
droits face à ceux d’Ansñ. Selon José Damián Dieste Arbués, auteur d’un recueil de proverbes
aragonais liés au monde de l’élevage, la rivalité entre les habitants des deux villages était déjà
ancienne et un jour, des habitants d’Ansñ entreprirent de s’emparer illégalement de titres de
propriété portant sur des pâturages appartenant à la localité d’Hecho. Lorsque les usurpateurs
pénétrèrent sur le territoire d’Hecho, ils furent attaqués par leurs rivaux. L’issu fut dramatique dans
la mesure où il y eut des morts.
Quelles que soient leurs conséquences, ces antagonismes ne sont pas, il est vrai, typiquement
aragonais, ils sont le fait de toute société humaine liée à un territoire et à des intérêts spécifiques qui
forgent une identité particulière dans un contexte englobant où l’adversité, comme le stéréotype,
crée l’identité et permet de se situer par rapport aux autres.
78
Ces deux villages de la province de Huesca se trouvent à quelques dizaines de kilomètres de l’ancienne
capitale du royaume d’Aragon, Jaca. Ena et Partenoy sont situés dans une zone accidentée des contreforts des Pyrénées
à 768 et 735 mètres d’altitude respectivement. Dans les années quatre-vingts, Partenoy était déjà un village abandonné
alors qu’Ena ne comptait plus qu’une trentaine d’habitants.
79
« Os mozos de Partenoy comen la carne muy fina, un segallo sin capar y un buco con mal d’orina » (José
Damián Dieste Arbués, op. cit., p. 134).
Notons l’emploi de l’article défini pluriel aragonais os et du substantif aragonais buco qui, comme le substantif
français bouc, provient sans doute du gallo-roman buccus ou du celte bucco. Le buco aragonais correspond
sémantiquement au macho cabrío castillan.
80
« No son sólo los de Ansó los que pasan la Canal, tamién [sic] la pasan los chesos y la tornan a pasar » (id., p.
125-126).
VII. Épilogue
L’Aragon, territoire complexe et pluriel, constitue un ensemble pour le moins hétérogène au
plan géographique, climatique, socio-économique, linguistique et culturel. Établir une relation entre
territoire et identité est donc tâche ardue. Où trouver les éléments différenciateurs et spécifiques
capables de fédérer la communauté aragonaise face aux autres communautés ?
L’Aragon ne possède pas le patrimoine culturel et linguistique commun des Basques ou des
Catalans. Le rapport complexe entre territoire et identité sous-entend en ces terres des facteurs
historiques objectifs qui ont, au cours du temps, créé des frontières, des limites, une organisation
politico-administrative, des institutions, des lois et des usages dans lesquels les Aragonais ont pu se
reconnaître et se sentir différents. Ce sont donc avant tout les aléas d’une Histoire partagée et
l’existence d’une volonté politique qui sont à l’origine d’un sentiment identitaire plus ou moins
marqué et fluctuant. Évoluant au cours du temps, ce dernier est en effet passé par une phase de
déstructuration pour aboutir à la récente et, à notre sens, très artificielle, « renaissance
communautaire ».
Ce sentiment identitaire a parfois été forgé ou renforcé par des stéréotypes que certains
Aragonais ont fini par adopter, se mettant en scène à l’occasion et devenant ainsi les protagonistes
de leurs propres topiques, les acteurs d‘un baturrismo exacerbé frisant parfois le ridicule. Ces lieux
communs identitaires, uniformes et englobants, souvent caricaturaux, véhiculés notamment par la
littérature, mais aussi par le cinéma et la bande dessinée, ont servi également de repère à l’Autre, au
non Aragonais. Cet Autre qui ne fait pas partie de la communauté. Cet Autre par rapport auquel
l’individu se définit et qui, somme toute, le définit. Cet Autre face auquel l’émigré, l’exilé, se
trouve des racines dont il n’avait peut-être pas conscience lorsqu’il vivait sur ses terres. Cet Autre
qui, le cas échéant et en dépit de sa qualité d’Aragonais, peut être exclu ou rejeté par
l’ethnocentrisme d’une minorité au sein d’un ensemble territorial et identitaire marqué au sceau de
la diversité.
Le phénomène identitaire lié au territoire renvoie enfin à des espaces et à des niveaux
identitaires fort divers qui s’emboîtent les uns dans les autres, s’opposent ou se complètent au sein
même d’un ensemble régional qui est loin d’être homogène. Bien qu’ils impliquent pour la plupart
rivalités et affirmation de soi, leur multiplicité et leur variété les rendent difficiles à cerner et
excluent toute généralisation abusive. Cette étude n’a fait que les esquisser.
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