Une fin de loup

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Une fin de loup
Une fin de loup
Cela faisait longtemps que je marchais. Longtemps, tellement longtemps que mes pattes en
étaient usée. Elles trainaient dans la boue froide de la forêt, mon souffle chaud se transformait en
buée et la fatigue et la faim me prenaient. Je hurle vers le ciel, mais je n’ai plus espoir, la meute était
trop loin maintenant. Je mourrais de faim. Un bêlement me rendit un souffle d’espoir. Une brebis !
De la nourriture rapidement acquise, ces abruties de brebis n’avaient jamais appris à avoir peur. Mais
sur le coup, c’était moi l’abruti, car le berger, qui était plus malin que ses moutons, m’avait entendu
hurler, et je l’entendais rentrer ses bêtes dociles et son chien aboyer pour remettre dans le droit
chemin celles qui l’étaient moins. Tant pis, je me lance. Soucieux, j’entendis le berger tirer deux
coups dans les airs. Normalement, cela aurait suffi pour me dissuader, mais aujourd’hui la faim me
tordait le ventre.
Je me tasse dans un buisson et attend le bon moment, le moment ou une brebis attirée par
une touffe d’herbe plus grosse que les autres sortirait du groupe et s’éloignerait discrètement, en
esquivant le regard vigilant du berger et de celui du chien. Evidemment, ce n’est pas mon jour, et
l’occasion tant attendue ne se présente pas. Pratiquement tous les moutons sont rentrés et seuls les
plus téméraires essaient, en vain, de résister au chien et au berger. Je ne peux plus attendre. Je pars
donc à la chasse, en me tassant sur le sol. Le berger ne semble pas m’avoir vu, et, en perdant
patience, je me jette sur un mouton un peu trop proche de moi. Le berger me repère et tire. Vlan ! Il
ne me touche pas à la tête, mais à l’épaule, et ce n’est pas une balle, mais du gros sel. Au moins une
seule chance dans ma journée. Gentil berger. Il aurait pu me tuer, mais c’est un gentil berger, et il ne
l’a pas fait. Ce n’est pas de la nourriture, mais je suis en vie. Je retourne me tasser dans la forêt avant
qu’il ne change d’avis. Je boite. Ça n’a beau être « que » du gros sel, la blessure me fait atrocement
souffrir. Il n’est peut-être pas si gentil que ça, il a peut être seulement loupé sa cible. Dans la meute,
on apprend à ne pas faire confiance aux humains. La meute. Je ne dis pas que je faisais confiance en
ce berger, mais je suis en vie et c’est peut être grâce à lui. La meute. Non ce n’est pas un gentil
berger, aucun berger n’est gentil. La meute. La meute. La meute, la meute, la meute que j’ai perdue.
La meute. Ce mot en deviendrait presque ridicule a force de le répéter, non ? Mais c’est le seul
auquel je peux me rattacher. Pour l’instant.
L’odeur. L’odeur, l’odeur d’un lapin. Je me lève, et ça me demande beaucoup d’effort. Mon
corps semble peser 10 tonnes, mais j’y arrive. J’y arrive. Ce n’était vraiment pas le jour pour me
perdre, car la lueur de la pleine Lune me trahit. Elle dévoile mon corps à n’importe quel petit gibier,
et j’ai beau me tasser, je n’arrive pas à attraper le moindre lapereau. Mon corps. Mon épaule. La
douleur. Je m’affale au pied d’un arbre, je n’en peux plus. J’entends des bruits, des branches qui
craquent dans la pénombre, des bruits de pas. C’est grand, peut être un sanglier. Il faut que je parte,
mais je n’en ai pas la force. Je vais me faire embrocher par un sanglier, pas si noble comme mort
pour un loup. Enfin, peut-on encore parler de loup ? Un loup n’est rien sans sa meute. Je ne suis rien,
plus maintenant. Les bruits se rapprochent, je tente encore une fois de me relever, mais la douleur
me ramène au sol. Puis j’entends, j’entends des sanglots. Un sanglier ne sanglote pas, le sanglot,
c’est purement humain. Et je n’aime pas les humains. Ça se rapproche. Je me tasse dans la terre du
mieux que je peux, car mon épaule souffrante m’handicape.
Deux humains, je les sens maintenant. Je sens l’odeur de chair et de sueur, je sens cette
odeur. Et quand on sent cette odeur, il vaut mieux s’enfuir, mais dans mon cas, cela semble un peu
compliqué. Je les vois. Je vois un humain avec de longs poils sur la tête, un autre avec des poils courts
mais partout sur le visage. Le visage de l’humain aux poils longs est caché par ses pattes, et je
l’entends. Elle sanglote. C’est une femelle. Je les distingue de plus en plus, car la Lune ne les cache
nullement. Ce qui m’embête, c’est qu’elle ne me cache pas non plus. Ils tiennent un paquet dans les
bras. Ils ne m’ont pas vu, ils regardent le petit paquet et le visage de la femelle est humide. Pourtant,
il ne pleut pas. Ils déposent le petit paquet auprès d’un arbre, et s’en vont. Il ne m’ont pas vu. Je veux
me lever, mais je n’y arrive toujours pas, alors je rampe. Tout à coup, un cri, un hurlement puissant,
me terrorise. Je me tasse sur le sol, je m’enfonce, je m’enterre. Je m’attends à voir surgir un monstre
du petit paquet, mais non, rien. Rien ne bouge aux alentours mis à part les oiseaux, effrayés eux
aussi. L’un d’entre eux se cogne à une branche, et tombe, quelque peu sonné. Je m’élance, au prix
d’une immense douleur, qui me terrasse à quelque centimètre de l’animal qui est en train de
reprendre ses esprits. Je me traine lamentablement dans la boue, qui rentre dans ma gueule, entre
mes pattes, s’infiltre sous mon pelage d’hiver et ralentis chaque seconde mon trajet. Plus que
quelques centimètre, et je me jette, enfin, je m’étale sur l’oiseau qui venait de se réveiller. Je le tue
d’un coup de mâchoire, et dévore ma maigre récompense, mais je ne me plaindrais pas.
Dans le feu de l’action, j’en avais complètement oublié le monstre qui continue de mugir. Je
me retourne et me lance dans une nouvelle traversée. Le panier n’est pas loin, mais l’effort fourni est
considérable. Je vais enfin voir ce que contient ce fameux paquet. Je pousse légèrement du bout de
la pâte un bout de tissus sale et déchiré qui recouvre la chose. C’est un bébé, un petit d’humain, qui
se remet à hurler de plus belle lorsqu’il découvre ma gueule maculée de boue. Un petit d’humain, ça
ressemble à humain pas poilu, difforme, minuscule, rondouillard. Il est bien appétissant. De la
nourriture facile. Mais… mais je ne sais pas, je ne veux pas. Il me ressemble, au fond. Il hurle pour
retrouver sa meute. La seule différence est que, eh bien moi, je n’ai pas été abandonné. Lui sa meute
ne viendra jamais le chercher, ils sont bien trop méchants pour ça. Moi je peux toujours garder
espoir, je suis un jeune loup, je n’ai pas l’âge de fonder ma meute, même si je suis doué à la chasse,
que je cours vite et que je suis fort. Mais non, je n’ai pas l’âge. Je retourne auprès de mon arbre, et
j’attends, j’espère. La meute. Le petit d’humain. Les oiseaux. Le sel. L’épaule. La Lune. Je pousse un
gémissement, les mots tournent, tournent dans ma tête. Et le petit d’humain hurle. Moi aussi, je
hurle. Et on pleure, ensemble, dans la nuit noire, dans le froid d’hiver. Je me tais, il continue de
pleurer. Je lèche ma blessure, cette grosse entaille dans mon épaule. Elle a un gout de sel, mais cela
me soulage et anesthésie la plaie. J’ai la tête qui tourne. Tout tourne. Il se met à pleuvoir. Une pluie
glaciale, qui engourdie et gèle considérablement mes poils et ma peau. Le petit continue à hurler. Il
hurle, le plus fort possible. Il finit par comprendre que ça n’aboutira à rien, et se tait. Lui aussi, il doit
être trempé. Dans le silence de la forêt, je m’endors.
Je revois la meute. Nous avions tous faim, les réserves ne suffisait plus pour couvrir nos
besoins. La meut partit donc en chasse. C’était la première fois que je partais pour une grande
chasse, autrement, je partais en groupe de quelques jeunes pour chasser le lapin. Jamais je n’avais
été aussi loin du territoire, la meute se mouvait en un long serpent gris et brun qui avançait
silencieusement. Nous avons marché longtemps dans la forêt, jusqu’à trouver trois porcelets perdu.
Nous les avons suivis, loin, car à chaque tentative, les petits s’en allait dans toutes les directions, et
nous mettions un temps fou à les retrouver. Puis, l’un de nous à senti une troupe de biche. Elles
s’étaient rassemblées pour boire autour d’un étang. Nous les encerclions pour trouver un point faible
et resserrer notre étau jusqu’à la prise de certaines d’entre elles. Mais le plan c’est mal passé, je ne
me souviens plus pourquoi, en tout cas, les biches se sont retournés et sont parties dans tous les
sens. Je me suis fait emporter par la masse. Je me suis retrouvé là, perdu, loin de tout et près d’un
bébé, humain. Bébé humain, qui, à ce moment-là, a décidé de hurler à plein poumons, ce qui me
réveille en sursaut. En fait, si il crie de la sorte, c’est parce qu’une corneille s’est posée sur la branche
au-dessus de lui. Elle me nargue d’un air méchant, et s’enfuit, car, il faut l’admettre, elle aussi a dû
être surprise par le cri du bébé. J’étais encore un peu sonné, et je voyais toujours sous mes yeux les
pelages de biches défiler comme une vague, qui, au passage, m’emportait vers d’autres rivages. J’ai
échoué ici.
La Lune nous lorgne. Je reste quelque minute à l’observer, jusqu’à qu’un éblouissement se
fasse ressentir. En la regardant bien, on y voit un lapin. Il est complétement courbé, comme affalé,
ses oreilles à droite, son bassin à gauche et ses pattes avant complétement recroquevillées. Peutêtre qu’il m’observe, et se rit de mon histoire, ou bien en pleure. Mais cela fait tellement longtemps
que les loups mangent les lapins. Peut-être que les loups mangent les lapins car la Lune leur
ressemble. Peut-être qu’un jour, les humains iront décrocher le lapin de Lune pour le tuer et le
manger. Peut-être que ce sera le petit qui cri dans son panier, mais je jure que si je survis, je lui
apprendrais à aimer la Lune et son lapin comme je les aime maintenant. Les hommes mangent de
tout, ils mangent même du bois, je crois. Ils ont découpés beaucoup d’arbres, certaines meutes ont
dû déménager, quand elles n’ont pas été complétement anéanties. Je ne sais pas pourquoi ils tuent
les loups. J’ai entendu dire qu’il faisait de nos têtes des décorations, de nos peaux des manteaux. Il
paraît qu’ils ne mangent même pas notre chair. Les hommes vont manger la Lune. Triste destin pour
celle qui brille dans la nuit.
C’est alors que j’entends de nouveau des bruits. Décidément. J’entends. J’entends pleurer.
C’est un bruit bien singulier que celui de la tristesse. Les hommes pleurent. Je vois de nouveau une
femelle, plus petite, plus mince que la précédente. Je pense qu’elle est plus jeune. Elle tient dans ses
mains un long bâton en fer, avec une forme complexe. C’est un fusil. Et là, je sens que c’est la fin. Elle
se redresse et je vois son visage blanc dans la clarté de la Lune. Quand elle aperçoit le panier, son
visage se tort d’une drôle de façon, sa gueule se redresse. Finalement, sa meute à lui a fini par le
retrouver. Pas la mienne. Quand elle m’aperçoit, sa gueule se tort à l’exacte opposé. Elle se contente
de ma présence pour pointer le fusil vers moi. Elle va me tuer. Rien n’arrêtera le coup fatal. Son œil
est froid. Elle fera de ma peau un manteau, de ma tête une décoration. Elle dévorera la Lune. De
toute façon, pour elle, je ne suis qu’un loup, un loup qui hurlait à la Lune.

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