Dominique Picard Transition et ritualité dans l`interaction sociale

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Dominique Picard Transition et ritualité dans l`interaction sociale
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Dominique Picard
Transition et ritualité
dans l’interaction sociale
Les moments de transition sont souvent des moments problématiques car ils impliquent des aspects de rupture, de choix et de changements de repères.
Je voudrais montrer que ces moments se rencontrent dans diverses
occasions de la vie sociale quotidienne et que les rituels d’interaction
(ce qu’on appelle communément la « politesse » ou le « savoir-vivre »)
se proposent comme des moyens d’y faire face.
Ces rites répondent à des ressorts dramatiques liés aux finalités et
enjeux de toute relation interpersonnelle et relevant de deux grandes
problématiques : une problématique relationnelle et une problématique
identitaire. La première, que l’on peut rattacher à la notion de « territorialité », concerne le contact et la distance interpersonnelle ; elle vise à
défendre l’intimité des protagonistes par des règles de protection et
s’actualise dans ce qu’on appelle le « tact » (frapper avant d’entrer, ne
pas ouvrir une lettre qui ne vous est pas adressée, demander l’autorisation pour emprunter un stylo ou une cigarette)…. La seconde est caractérisée par la défense et la valorisation de l’image de soi ; elle implique
l’existence d’un accord tacite de coopération entre les partenaires pour
que tout le monde puisse « garder la face » et se traduit, par exemple,
dans le fait qu’on ne souligne pas une gaffe commise devant soi ou
qu’on évite les sujets de conversation qui peuvent entraîner des manifestations affectives déstabilisantes, comme la gêne ou la colère. Reconnaissance des « faces » (selon une terminologie popularisée par Erving
Goffman 1) et défense des territoires apparaissent ainsi comme les
enjeux fondamentaux de la dramaturgie sociale.
1. Cf. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne (trad. Paris, Minuit, 1973) et Les Rites
d’interaction (trad. Paris, Minuit, 1974). Sur la question, plus large, des relations interpersonDominique Picard, professeur de psychologie sociale à l’université Paris XIII.
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Rituels et transition
Il existe, dans la vie sociale, un certain nombre de situations – que
l’on peut qualifier de « délicates » ou de « problématiques » – qui sont
potentiellement dangereuses car susceptibles de menacer l’image des
acteurs ou d’entraîner des violations territoriales réelles ou symboliques.
Beaucoup de ces moments délicats s’apparentent à des moments de
transition : passage d’une situation à une autre (comme lorsqu’on se
marie ou qu’on est embauché dans une organisation), d’un mode relationnel à un autre (lorsqu’on entre en relation avec quelqu’un ou qu’on
le quitte), d’une position sociale à une autre (une promotion, une mise à
la retraite, un veuvage…). Une des fonctions essentielles des rituels
sociaux est de permettre leur gestion. Ce sont des moyens symboliques
de conjurer les mauvais sorts qui peuvent perturber les petits et les
grands moments de l’existence.
Je voudrais à ce propos soulever deux questions et tenter d’y
répondre. Pourquoi ces situations de transition sont-elles aussi « problématiques » ? Quel rôle peut y jouer le rituel et pourquoi occupe-t-il
une place aussi centrale dans leur gestion ?
Entrer dans une relation ou en sortir : une transition difficile
Quand on entre en relation avec quelqu’un, on passe d’une relation
potentielle à une relation effective ; quand on quitte quelqu’un, on passe
d’une relation effective à une relation achevée. C’est ce qu’Erving Goffman appelle des « changements du degré d’accès mutuel » (1973, p. 88),
changements socialement gérés par des « rituels d’accès ». Ils peuvent
intervenir au moment où une relation est initiée (c’est le cas, notamment, des « présentations ») ; ou bien chaque fois qu’elle devient effective (dans les « salutations ») ; ou encore lorsqu’elle s’interrompt (avec
les rituels d’adieux). Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article,
d’entrer dans les méandres et les subtilités de ces rituels ; nous allons
néanmoins tenter d’en comprendre les ressorts essentiels à travers deux
exemples de situations : l’« entrée en relation », lorsque deux inconnus
font connaissance ; et la « clôture de la relation », lorsqu’on doit quitter
ses hôtes à la fin d’une soirée 2.
Entrer en relation avec des gens, faire leur connaissance, parler,
échanger, partager peuvent être source d’enrichissement et de bien-être,
à condition que chacun y trouve sa place, s’y sente apprécié et reconnu ;
nelles, on pourra également consulter E. Marc et D. Picard, Relations et communications interpersonnelles, Paris, Dunod, 2000, coll. « Les Topos ».
2 Pour plus de détails, on pourra se reporter à notre article : « Les “rituels d’accès” dans le
savoir-vivre », Ethnologie française, XXVI, 1996, 2, « La ritualisation du quotidien », p. 239247.
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autrement dit, reçoive les marques de déférence, de respect ou d’intérêt
auxquelles il estime avoir droit, et les prodigue à son interlocuteur. Il est
en effet aussi mal venu de traiter avec familiarité quelqu’un dont le statut social est élevé que d’adopter un comportement trop formel avec un
égal (par exemple, en s’acharnant à vouvoyer un collègue dans un
milieu professionnel où le tutoiement est de règle).
Il faut alors naviguer entre deux risques : celui d’être « impoli » en
ne manifestant pas suffisamment d’ouverture et d’attention aux autres ;
et celui d’être « importun » en imposant sa présence ou en étant trop
insistant. Entrer en communication nous engage ; c’est un mouvement
irréversible (accepter de prendre un verre avec un inconnu fait que, justement, on ne peut plus le traiter exactement comme un inconnu ; on
ouvre une possibilité de relation dont l’autre risque d’abuser). Mieux on
sait à qui on a affaire, mieux on saisit les intentions et les attentes de
l’autre, moins on court de risques. Mais lorsqu’on rencontre quelqu’un
pour la première fois, sans rien connaître de lui, toutes les ratées sont
possibles.
Le rôle des rituels de présentation est précisément de prévenir ces
risques. En effet, que fait-on lorsqu’on présente l’un à l’autre deux individus qui ne se connaissent pas ? D’abord, on les transforme d’inconnus
en interlocuteurs potentiels en les nommant. On ajoute aussi quelques
mots qui vont leur permettre de se situer mutuellement : « Gilbert, l’ami
d’enfance dont je t’ai souvent parlé » ; « Catherine, qui, comme toi,
adore la peinture » ; « Jean-Michel, spécialiste en criminologie »….
Autant de renseignements qui vont initier leur conversation et l’orienter
vers des sujets susceptibles de créer entre eux un lien, sans risquer d’être
intrusif, maladroit ou empoté. Pour ceux qui connaissent les codes, une
indication supplémentaire est apportée par l’ordre des présentations puisque l’usage veut qu’on nomme toujours en premier la personne dont le statut est le moins élevé (ou, plutôt, qu’on renseigne en
premier la personne dont le statut est le plus élevé) : on présente d’abord
un homme à une femme, un jeune homme à un vieillard, un collègue à
un supérieur, un membre de sa famille à un invité, etc. L’ordre des présentations a ainsi une valeur significative qui renseigne les interlocuteurs sur leurs positions sociales respectives et leur permet de se
positionner l’un par rapport à l’autre, de ne pas commettre d’impairs et,
éventuellement, de procurer à leur partenaire les marques de déférence
auxquelles il s’attend.
En définitive, les présentations permettent de situer l’autre comme
partenaire légitime, clairement identifié et statutairement situé, et d’engager la relation avec un minimum de risques. Les présentations posent
ainsi les fondements d’un « contrat de communication » implicite qui
autorise les protagonistes à aller plus loin s’ils le souhaitent ou à maintenir, au contraire, la relation à un niveau de convivialité superficielle
sans qu’ils puissent se sentir offensés. La transition entre le « quant-àsoi » et la convivialité est ainsi faite avec souplesse et dans la sérénité.
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Pour la clôture de la relation, les exigences sont semblables : il ne
faut pas être importun en abusant du temps et de la disponibilité de ses
hôtes (être « envahissant ») ; mais il ne faut pas non plus être impoli en
donnant l’impression qu’on s’ennuie et qu’on désire écourter la communication. Là aussi, un cadre rituel existe pour réguler cette situation.
On en trouve les principes dans tous les traités de savoir-vivre, ouvrages
séculaires et toujours vivants qui sont censés apporter des réponses à
tous les problèmes de la vie sociale. Selon ces fidèles gardiens des
rituels sociaux, un départ ne s’improvise pas et nécessite la coopération
des hôtes et des invités pour être réussi.
Un hôte ne pouvant décemment pas « renvoyer » son invité, c’est à
ce dernier de prendre l’initiative du départ (selon une norme qui s’est
peu à peu établie autour d’une heure et demie après la fin du repas, car
il ne faut pas partir « la dernière bouchée avalée » – ce qui signifierait
qu’on n’est venu que pour le repas). Il doit le faire sans hâte mais de
façon ferme (un départ amorcé doit toujours être accompli). L’hôte peut
ainsi, sans crainte de voir son invité revenir sur ses intentions, manifester son regret de le voir partir, l’accompagner (toujours sans hâte) jusqu’à la porte d’entrée qu’il devra ouvrir lui-même.
Tous ces gestes ont une signification symbolique précise. Lorsqu’on
reçoit quelqu’un « chez soi » (dans un territoire personnel), on lui
accorde une marque de confiance, d’estime ou d’amitié valorisante ;
pour que cet acte garde son sens, il convient que l’hôte ne manifeste
aucun désir de voir partir son invité, donc lui laisse l’initiative du départ.
Celui-ci, à son tour, montre qu’il n’abuse pas de la confiance qu’on lui
a faite en s’appropriant un espace qu’on lui a simplement demandé de
partager un moment. On est entre gens bien élevés, et les protestations
de l’hôte seront bien prises pour ce qu’elles sont : des marques symboliques et formelles d’estime et non l’expression d’un véritable désir de
prolonger la soirée. Et si l’invité ne touche pas au bouton de la porte,
c’est parce qu’il reconnaît qu’il n’a aucun droit sur le territoire de son
hôte, qui a seul le pouvoir d’en contrôler l’accès. Conduite et protégée
par le rituel, la transition s’est effectuée sans problème, c’est-à-dire en
respectant la face et le territoire de chacun.
Les rituels d’accès sont donc loin d’être des actes mécaniques,
simples habitudes dénuées de sens ; au contraire, ils apportent une
réponse nécessaire à l’inconfort des situations de passage que les relations sociales nous amènent à vivre quotidiennement ; passages qui, on
l’a vu, sont ressentis comme autant de « ruptures », puisqu’on abandonne une situation pour entrer dans une autre et que cette transition
implique de concilier des exigences contradictoires (ouverture et fermeture ; distance et proximité ; partage et respect des territoires…).
Cette transition requiert un certain « travail » pour assurer le passage sans heurts d’une situation à une autre, d’un rôle à un autre. Il est
un peu semblable à celui de l’acteur qui, seul et concentré dans sa loge,
se maquille et entre peu à peu dans un personnage qui peut être en totale
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rupture avec ce qu’il est « dans la vie ». Ce travail doit aussi atténuer la
brutalité de la rupture pour la rendre supportable à tout le monde. Dans
le cas des changements d’accès mutuels, on doit éviter de se montrer
« impoli » (en n’apportant pas à l’autre la reconnaissance identitaire à
laquelle il estime avoir droit), d’être « importun » (en forçant sa tranquillité et son territoire), voire « ridicule » (en ignorant les règles du
savoir-vivre). Les moments de transition étant, par essence, des sortes
d’« uchronies » dans lesquelles on n’est plus tout à fait dans l’instant
précédent, mais pas non plus encore dans le suivant, sont des « parenthèses » faites pour accueillir cet indispensable « travail » du passage.
Travail nécessaire, mais travail délicat, car la transition est du même
coup le lieu de tous les possibles : le positif, comme le négatif ; l’aisance
comme le malaise ; la réussite comme l’échec. Les actes rituels sont là
pour orienter le travail transitionnel dans le sens de la positivité. Ils
assument alors clairement une fonction de réassurance, facilitent également la communication et permettent aux interactions sociales de s’effectuer avec un minimum de ratés (Picard, 1998)…
Cette fonction facilitatrice des rituels, que nous expliciterons plus
loin, s’exerce avec encore plus de force et d’évidence dans les situations
où un individu change de statut ; dans ce cas, en effet, les enjeux sont
encore plus forts que lors des changements d’accès car ils impliquent
souvent plus qu’un individu : tout un groupe social avec ses habitudes,
ses traditions et ses valeurs.
Le changement de statut : passage et ratification
Les changements de statut peuvent apparaître comme une autre
forme de transition. Dus à un mariage, un veuvage, un départ à la
retraite, une promotion, une reconversion professionnelle…, ils s’apparentent également à des ruptures et supposent un ajustement psychologique souvent profond pour la personne en transition et pour son
entourage. C’est que ces changements peuvent bouleverser réellement
notre vie en atteignant notre identité la plus profonde, notre estime de
soi et notre relation à autrui (Lipiansky, 1992).
En effet, le sentiment que nous avons de notre identité ainsi que
l’image que nous donnons de nous-mêmes conditionnent en grande partie la place que nous occupons dans un milieu social, dans nos groupes
d’appartenance et dans nos relations avec les autres. Or cette place et
cette identité sociale dépendent essentiellement de positions statutaires :
selon que l’on vit seul ou en couple, que l’on est ou non professionnalisé, qu’on est cadre ou employé, qu’on est jeune ou vieux, dépendant
ou autonome…, on n’est ni perçu ni traité de la même façon. Ainsi, les
jeunes mariés, tout à leur bonheur, mettent quelque temps à s’apercevoir
qu’ils reçoivent moins de confidences et moins d’invitations de leurs
amis restés célibataires ; en revanche, leur salon se peuple de plus en
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plus de couples. Le « Maître de conférences » devenu « Professeur des
Universités » se rend vite compte que les portes (des administrations,
comme des éditeurs) s’ouvrent plus facilement devant lui. Le ministre
qui a perdu son portefeuille fait, lui, l’expérience inverse.
Là aussi, cette rupture de situation implique un moment de transition 3. Et, là aussi, des rituels sociaux interviennent pour en permettre
une gestion harmonieuse. Cependant, dans ce cas, l’individu n’est pas le
seul concerné : les positions sociales (et les types de relation qu’elles
entraînent) s’ajustent les unes aux autres dans un système interactionnel
bien réglé, et tout changement de l’un des éléments suppose un ajustement des autres. C’est pourquoi, dans le cas des changements statutaires, le groupe social, hautement concerné par la trajectoire de chacun
de ses membres, accompagne souvent ce changement par des « cérémonies » – comme les mariages ou les obsèques – ou, tout au moins, le
marque plus ou moins solennellement par des réunions conventionnelles et attendues : c’est le rôle que tiennent les « pots » donnés à l’occasion d’un départ à la retraite, d’une promotion ou d’une remise de
décoration. Pots et cérémonies sont plus ou moins formalisés ; mais ils
comportent toujours des actes rituels (dits « de ratification ») qui peuvent être considérés comme de véritables « rites de passage 4 »
modernes, et la formalisation symbolique d’une nécessaire transition.
Les rituels de ratification peuvent varier en surface selon le type de
changement statutaire advenu (ainsi l’ambiance d’un mariage est fort
différente de celle d’un enterrement, voire de celle d’une profession de
foi). Néanmoins, ils comportent de nombreux aspects communs qui
impliquent à la fois le bénéficiaire du changement et la communauté qui
entérine ce changement.
Ainsi, un changement de statut s’effectue rarement « dans la clandestinité » ou « en catimini » ; au contraire, l’usage veut qu’on en
informe les membres de la communauté : c’est la fonction essentielle
des « faire-part » ou des annonces dans les rubriques « décès »,
« mariage », « soutenances de thèse » ou « distinctions » des quotidiens ; et, d’une façon moins formalisée, il est d’usage, dans la plupart
3. L’utilité de ces moments de transition peut être démontrée a contrario par le manque qui s’en
fait sentir lorsqu’ils n’existent pas et que le changement s’effectue brutalement, comme dans le
cadre d’un licenciement où le travailleur devient chômeur, ou lorsqu’un accident brutal fait d’un
actif un invalide. On peut penser alors que certaines manifestations comme les occupations
d’usine, les pétitions de soutien, les procès ou même certaines formes de soutien thérapeutique
assument un rôle de substitution face à l’absence de prise en charge collective et rituelle de la
transition.
4. Les « rites de passage » ont été largement étudiés par les anthropologues. Ce terme désigne
les types d’actes rituels qui, dans les sociétés primitives, marquent l’entrée définitive des jeunes
dans le groupe des adultes. A. Van Gennep en a identifié les différentes phases : coupure des
attaches entre le jeune et son foyer ; vie hors du groupe avec expérimentation de la souffrance
et de l’obéissance absolue aux anciens ; accueil triomphant de l’initié et intégration dans le nouveau groupe (cf. A. Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Nourry, 1909).
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des organisations, d’informer, par des notes circulaires largement diffusées, l’ensemble du personnel (ou éventuellement d’un service) de la
promotion d’un salarié ou de son départ à la retraite.
À ces changements sont très souvent associées des festivités –
« buffets », « messes », « repas », « cocktails »… – durant lesquelles
tout le monde est censé « partager » l’émotion de la personne en mutation : la joie de la « demoiselle » qui devient « madame », la peine de
l’« époux » qui devient « veuf », la fierté du « promu », ou du nouveau
« chevalier »… Ces festivités comportent souvent les mêmes caractéristiques : le partage de la nourriture ; des formules convenues adressées
au bénéficiaire (« félicitations », « condoléances », « vœux de bonheur »…).
On y prononce aussi des discours attendus qui doivent suivre des
passages obligés : ainsi, pour un départ à la retraite, le supérieur hiérarchique doit retracer la carrière du partant en valorisant sa compétence et
son dévouement à l’organisation, manifester le regret de le voir partir et
ne pas oublier de glisser une petite pointe d’envie à propos de l’« heureux » sort qui l’attend. Le partant répond en exprimant sa confusion
devant tant de compliments (« fort exagérés ») et son émotion face à la
présence amicale de ses collègues ; il laisse entendre que des regrets
peuvent l’habiter, mais « avoue » son plaisir à l’idée du bonheur qui l’attend ; et après avoir glissé quelques anecdotes amusantes impliquant
l’institution ou quelques-unes de ses célébrités, il remercie son supérieur pour ce qu’il a dit, puis les membres de l’assistance pour être
venus si nombreux, en laissant passer une petite pointe d’émotion (que
tout le monde attribuera à la séparation d’avec un milieu si chaleureux).
Souvent des cadeaux sont offerts. C’est en général un objet qui s’accorde au nouvel état de la personne fêtée : un missel au communiant,
quelques récits de voyage au cadre qui prend sa retraite et aura enfin le
temps de parcourir le monde, un objet d’art au nouveau promu qui
pourra en décorer son futur bureau directorial… Hautement symbolique, ce cadeau matérialise la présence, l’accompagnement et l’approbation du groupe lors de ce changement de statut.
Les fonctions du rituel
On voit que le rituel a une fonction « instituante » au sens où Pierre
Bourdieu parle de « rites d’institution ». Pour lui, tout rite social a pour
objet essentiel de consacrer symboliquement une frontière entre des élus
et ceux qui ne le sont pas. En ce sens, c’est un acte d’« institution »
(dans le sens, précise P. Bourdieu, où l’on « institue » un héritier) fait
pour confirmer à celui qui en est le bénéficiaire qu’il est du bon côté de
la barrière. Le rituel de passage peut apparaître alors non seulement
comme un acte de ratification mais aussi comme « un acte de communication, mais d’une espèce particulière : il signifie à quelqu’un son
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identité, au sens où à la fois il la lui exprime et la lui impose en l’exprimant à la face de tous » (1982, p. 60). Du même coup, le rite de passage
devient aussi une façon de renforcer l’identité sociale d’un individu et
en même temps du groupe qui le reconnaît.
Cependant, tous les changements de statut ne sont pas de même
nature. Du point de vue des valeurs sociales, le changement peut provoquer une altération de la position du mutant (pour une veuve, par
exemple, ou pour un retraité) ou bien correspondre à une élévation
sociale (comme le mariage, la profession de foi, la remise de décoration).
Dans le premier cas, le rituel montre à la personne concernée que sa
participation à la communauté n’est pas remise en question. Ainsi, lors
d’un enterrement, la famille entière figure sur le faire-part, suit le cercueil, s’aligne pour recevoir les condoléances ; elle affiche ainsi son
unité, se présente en tant que « groupe » devant la communauté et se
montre solidaire pour entériner les inévitables changements qui s’effectuent en son sein et soutenir ceux qui vont subir des altérations de statut 5. De la même façon, la présence massive des « amis et
connaissances » assure une fonction identique et exprime, par exemple,
que l’estime et le respect dévolu au père défunt par la communauté est
susceptible de se reporter sur sa veuve ou son fils orphelin.
Lorsque le changement est valorisant, le rituel marque aussi que
personne n’éprouve à l’égard du promu la moindre jalousie et que la
collectivité s’engage à lui prodiguer, sans arrière-pensées, les marques
de respect dues à sa nouvelle position. Cela se note, par exemple, dans
les discours prodigués durant le « pot » offert par un nouveau promu.
Celui du représentant des supérieurs qui l’ont élu est surtout laudatif et
justifie la décision. Celui du représentant des collègues est plus complexe : il ratifie la décision prise en y associant le groupe entier (« C’est
au travail de tout le service que ta promotion rend hommage »), mais en
même temps il signifie, souvent de manière ironique, la distance qui
s’instaure entre le promu et son ancien groupe d’appartenance (« Nous
n’oserons plus te prendre ton tour à la cantine ou faire des réflexions sur
la couleur de tes cravates »). Ce « double langage » est une façon de
gérer, dans la taquinerie et la bonne humeur, le passage d’une position
égalitaire à une position hiérarchique et les inévitables changements
relationnels que ce passage va entraîner : moins de complicité et de
liberté de langage ; plus de marques de respect et de contrôle de soi. De
toute façon, le discours se termine toujours par un hommage au promu,
5. En effet, un décès entraîne la plupart du temps une certaine restructuration au sein de la
famille. Ainsi, celui de la mère peut renforcer les responsabilités de la fille aînée ; le père redevient un homme libre, susceptible d’introduire une « belle-mère » et d’imposer à ses enfants de
nouveaux modes de vie, peut-être des « demis » frères et sœurs, ce qui induira des changements : redistribution de l’héritage, apparition d’une « belle famille », etc.
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afin de bien montrer que ce qui lui arrive n’est que justice et que tout le
monde l’accepte dans la joie et sous les applaudissements 6.
Les rituels de ratification apparaissent bien être une façon d’entériner collectivement le passage d’un statut à un autre et de rassurer l’intéressé sur le fait que le changement dont il est l’objet est accepté et
qu’il occupe toujours une place dans la communauté et dans l’esprit (ou
le « cœur ») de ses membres. Ils opèrent comme des sortes de « mécanismes de défense » collectifs contre les dangers, les tensions et les dissensions que pourrait entraîner le changement.
L’acte rituel facilite la transition
Il est maintenant possible de comprendre la place qu’occupent les
actes rituels dans les moments de transition. S’il y a transition, c’est
qu’on se trouve dans une situation de passage et de rupture où l’on abandonne ses repères pour en retrouver d’autres. La fonction spécifique de
la transition est donc de baliser un « trajet » au cours duquel on va pouvoir écarter les dangers suscités par le changement. Car chaque position
implique une « place » et un « rapport de places », un code de communication, des normes relationnelles 7… et c’est tout cela qui se modifie
tout à coup et qui nécessite de tous un réajustement complexe : il faut
en effet entériner le changement tout en évitant une rupture ou une
mutation trop brutale qui pourrait remettre en cause la relation.
Un exemple intéressant en est fourni par ce que l’on appelle la
« période de deuil » que l’on observe après la perte d’un être très
proche, notamment d’un conjoint. Lorsqu’une personne est endeuillée,
un conflit risque de s’instaurer entre la convivialité qu’exige la vie
sociale et le retrait que réclame sa douleur. Son éventuelle présence en
société pourrait poser des problèmes : la peine qu’elle éprouve l’empêchant de participer pleinement aux joies et aux futilités de la conversation et sa présence entravant les manifestations de plaisir des autres. Le
savoir-vivre a donc instauré une période de transition durant laquelle il
est admis qu’une personne endeuillée soit laissée à sa douleur, qu’elle
limite au strict minimum ses contacts sociaux et qu’on ne la sollicite pas
pour participer à des festivités. Après ce laps de temps déterminé 8, le
6. Une ambiguïté similaire existe lors d’un départ à la retraite : le partant accède à un juste repos,
mais perd son statut de productif, son pouvoir, et aussi des collègues qui constituaient souvent
l’assise principale de sa sociabilité. Les discours insistent donc, comme une compensation, sur
l’« envie » dont il est l’objet et tendent à situer la « perte » et le « manque » du côté de l’organisation (qui va être privée d’un élément irremplaçable) pour mieux taire la perte et le manque
que subit le partant.
7. Sur la définition, le rôle et l’impact de ces notions, on pourra se reporter à E. Marc et
D. Picard, L’Interaction sociale, Paris, PUF, 1996.
8. La durée officielle du deuil a varié au cours des siècles. Pour une veuve, elle était, par
exemple, d’un an entre 1800 et 1860, puis elle est passée à deux ans, pour revenir à dix-huit
mois en 1900, puis de nouveau à deux ans dans les années trente... Aujourd’hui, les traités de
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deuil est considéré comme terminé : la personne endeuillée retrouve une
place dans son groupe social, et ses amis, collègues et relations ne se
contraignent plus devant elle. Cette façon d’institutionnaliser une
période de deuil « officielle » facilite du même coup la reprise des relations et la transition entre l’« avant » et l’« après ».
Pour effectuer ce travail transitionnel, la coopération de tous les
partenaires est nécessaire. D’abord, ils doivent tous montrer qu’ils adhèrent au changement et qu’ils comprennent que les autres y adhèrent
aussi. Leur première tâche consiste donc à s’envoyer mutuellement des
messages de réassurance du type : « Je suis d’accord pour entériner le
changement et poursuivre notre relation dans le nouveau contexte ; et je
comprends bien que vous l’êtes aussi. » Or, pour que le passage s’effectue sans encombre, ces messages doivent être sans ambiguïté et clairement compris. Les actes rituels, par leur forme même, correspondent
tout à fait à ces critères 9.
En effet, le propre du rituel est de proposer des attitudes, des comportements et des formules largement stéréotypés qui relèvent d’un
code symbolique partagé. Leur caractère conventionnel, en leur ôtant
toute ambiguïté, les rend immédiatement compréhensibles pour les initiés. C’est une caractéristique précieuse dans les situations critiques.
Dans les salutations, par exemple, le dialogue, même réduit à sa plus
simple expression, suffit à jouer son rôle entier : le double « bonjour »
signifie la reconnaissance mutuelle ; la paire de répliques « Comment
allez-vous ?/Très bien merci, et vous ? » marque l’intérêt sans danger
pour l’intimité ; faces et territoires sont préservés. De la même façon,
dans la cérémonie du mariage, tout symbolise l’union des familles : les
parents de chaque marié « ont la joie » de faire part du mariage de leur
enfant ; le jour dit, le père de la mariée conduit sa fille jusqu’à l’autel,
la dépose lui-même auprès de son fiancé et, après la messe, lorsqu’elle
sort unie à son époux, il accompagne ses premiers pas de femme après
avoir offert son bras à la mère du marié tandis que sa femme le suit de
près au bras du père du marié ; et tous deux recevront les « félicitations » des invités auprès de leur fille… Là aussi le message est clair et
sans ambiguïté. Dans tous les cas, le rituel a joué son rôle : faciliter la
communication en lui enlevant tout aspect aléatoire et donner une signification symbolique claire à la situation. Chacun sait ce qu’il doit faire
ou dire, les répliques s’enchaînent de façon prévisible ; les risques (de
conflit, de quiproquo, de gêne…) sont réduis au minimum ; et on a fait
savoir-vivre parlent généralement de « quelques semaines » durant lesquelles on doit s’abstenir
de toute vie mondaine.
9. Il existe plusieurs conceptions du rituel, qui toutes apportent un regard intéressant mais souvent partiel sur ce phénomène. Notre propre conception, étant donné l’objectif de cet article,
reste ici largement implicite, mais elle est développée dans notre ouvrage Les Rituels du savoirvivre, Paris, Le Seuil, 1995 ; pour une approche plus large, on pourra se reporter à l’ouvrage de
Claude Rivière sur Les Rites profanes, Paris, PUF, 1995.
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l’économie de nombreuses questions (« Que faire ? », « Comment vat-on interpréter mon comportement ? », « Que veut-il dire ? »…).
Cependant, faciliter la communication n’est pas la seule utilité des
rituels, qui remplissent traditionnellement d’autres fonctions au sein des
groupes sociaux, notamment celui de consolider leur unité.
En effet, les rituels sont des objets construits et appris. Connaître un
rituel, savoir l’appliquer, en comprendre le message lorsqu’on en est la
cible, c’est se sentir appartenir à un groupe d’initiés. Pratiquer ensemble
une séquence rituelle, c’est aussi se dire : « Nous nous comprenons
parce que nous sommes du même clan. » En ce sens, on peut donc dire
que l’acte rituel, chaque fois qu’il est pratiqué, renforce les acteurs dans
leur sentiment d’appartenance groupale 10. C’est un atout précieux dans
les moments de transition, avec les risques de rupture qu’ils comportent.
D’ailleurs, dans les grandes cérémonies de passage, comme les
obsèques ou les mariages, le rituel dépasse la simple « ratification » statutaire des quelques personnes concernées et accompagne le changement du groupe familial entier. On peut le montrer en reprenant
l’exemple du mariage. Lorsque deux jeunes gens se marient, ils quittent
leur famille d’origine respective et en bouleversent l’ordonnancement
au-delà même du sentiment d’abandon que ce départ peut provoquer. En
effet, des gens jusque-là étrangers les uns aux autres vont désormais être
liés statutairement et devenir « beau-père » ou « belle-sœur », oncles ou
cousins « par alliance ». Cette union des deux famille est elle aussi ratifiée par le rituel : les quatre parents sont présents sur le même fairepart ; le cortège est formé par des couples « mixtes » dont chaque
membre est issu d’une des deux familles (le père du marié avec la mère
de la mariée, un cousin du marié avec une cousine de la mariée…), et
un même souci de mixité guide le choix des places à table, etc. En fait,
tout rite de passage associe étroitement l’individu qui effectue ce passage et le groupe auquel il appartient ; si l’individu a besoin de voir son
statut ratifié et d’être reconnu par son groupe, on peut dire que, inversement, le rite tend à la confirmation du groupe et de l’ordre social qui
est le sien. C’est que l’individu change de statut à l’intérieur d’un système de places qui l’inclut et le dépasse. Et c’est aussi ce changementlà qu’il faut entériner, c’est aussi cette transition-là qu’il faut favoriser
et ce réajustement-là qu’il faut instituer.
En ce sens, on peut dire que les rituels de passage sont aussi l’occasion de rappeler à un groupe social, au moment où il doit subir des
changements et aborder des tournants, que sa stabilité n’est pas ébranlée. Selon le principe d’homéostasie, le système perdure au-delà des
changements qui affectent certains de ses éléments – la famille survit à
la mort du père et l’entreprise à la retraite de ses cadres –, comme la
10. Par exemple, l’aspect ritualisé de la soutenance de thèse peut tout à fait être compris dans
ce sens.
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Dominique Picard
relation peut se poursuivre au-delà des changements de situation. C’est
aussi ce que veulent signifier les actes rituels de transition.
Pour conclure
Ainsi, on a vu comment le rituel permet de faire face aux phases de
transition de la vie sociale quotidienne. Il opère de façon complexe à
plusieurs niveaux :
– au niveau intrapsychique, il joue un rôle de sécurisation face aux
changements impliqués dans la transition. Il constitue notamment une
sorte de « réassurance identitaire » en apportant une reconnaissance de
l’image de soi que l’on cherche à donner. Pour ce faire, le rituel institue
une démarche de « confirmation mutuelle ».
À ce niveau, il constitue aussi, comme la psychanalyse l’a montré,
un mécanisme de défense contre l’angoisse de l’inconnu qui accompagne les transitions et revêt une fonction « conjuratoire » ;
– au niveau de la relation et de la communication, il permet de gérer les
moments transitionnels avec un minimum de risques pour la face et le
territoire des acteurs. Il assure la conciliation d’exigences contradictoires inhérentes à la vie sociale : ouverture et fermeture, proximité
nécessaire au contact et distance assurant la protection territoriale,
confirmation des changements identitaires et continuité de la relation…
Dans toutes ces fonctions, le rituel fournit un code de communication et de comportement clair, opératoire et relativement simple ;
– au niveau du groupe social, le rituel assume une fonction régulatrice
et homéostatique. Il renforce la cohésion groupale face aux tensions que
génère la dynamique transitionnelle. Il assure la continuité du groupe
par rapport aux changements positionnels de ses membres. Il permet
une reconnaissance et un renforcement de l’identité des membres et de
l’identité du groupe.
C’est en raison de cette triple action – individuelle, relationnelle et
sociale – que le rituel (qu’il soit d’accès, de passage ou de ratification)
apparaît comme un opérateur majeur pour gérer la transition.
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sciences sociales, n° 43, juin.
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Transition et ritualité dans l’interaction sociale
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