La compétence plurilingue vue par les apprenants d`une L3 : le

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La compétence plurilingue vue par les apprenants d`une L3 : le
Education et Sociétés Plurilingues n°20-juin 2006
La compétence plurilingue vue par les apprenants d’une L3: le
plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
Mariana BONO
I discenti plurilingui possiedono competenze che non vanno definite in termini
puramente linguistici. Al di là della capacità di comunicare in due, tre o più lingue, la
competenza plurilingue è legata ad aspetti cognitivi, a strategie di apprendimento, alla
percezione di sé come discente, a rappresentazioni relative al valore delle lingue e al
modo migliore per impararle. Lo studio delle competenze specifiche dei plurilingui
necessita di una considerazione di questi elementi, che sono sempre ancorati in un
contesto socioculturale particolare, e il cui impatto sulle pratiche linguistiche non è
più da dimostrare. Nel quadro della nostra ricerca sulle pratiche e le rappresentazioni
dei discenti di Spagnolo L3, questo articolo esplora la nozione di atout plurilingue,
vale a dire il vantaggio strategico dei plurilingui nell’apprendimento delle lingue.
L’inchiesta, condotta da l’Université de Technologie de Compiègne, riguarda una
popolazione studentesca non specialistica iscritta ai corsi di Spagnolo, il cui repertorio
comprende, oltre al Francese L1, l’Inglese e il Tedesco. Attraverso l’analisi dei loro
discorsi sul ruolo delle lingue conosciute nell’apprendimento di una nuova lingua,
porremo la questione delle condizioni che devono essere presenti affinché i discenti
percepiscano il loro plurilinguismo come un vantaggio strategico potenzialmente
acceleratore dell’apprendimento.
Multilingual learners develop competences which cannot be described on purely
linguistic terms. Besides the ability to communicate in two, three or more languages,
multilingual competence is related to cognitive issues, learning strategies, selfperception as a language learner, representations of the value of a given language and
of the best way to learn it, etc. These factors are context-dependent, they therefore
need to be taken into account in any attempt at studying the specific competences of
multilinguals. The present article explores the existence of a multilingual asset,
defined as the multilinguals’ strategic advantage in language learning. The subjects of
study are young adults learning Spanish as their 3rd language in a French university
and whose repertories usually include English and German. The analysis of their
discourse on the role of prior language knowledge in the learning experience will
allow us to discuss the conditions that must be met for learners to perceive their
multilingualism as a strategic advantage in the learning process.
«Si le bilinguisme est en soi un atout incontestable (et non une sorte de handicap),
il faut pourtant que certaines conditions soient réalisées. Ces conditions sont à la
fois sociales et linguistiques (attitudes positives face aux langues concernées et
aux cultures qui leur sont associées, représentations libérales de la variation,
tolérance face aux formes non standard). Purisme et bilinguisme sont en tout cas
difficiles à concilier» (Lüdi & Py 2002: 181).
M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
La valeur des langues
Dans sa théorie de la langue et des échanges linguistiques, Pierre Bourdieu
attribue au langage une place centrale dans la dynamique de la reproduction
sociale. Le langage est envisagé par Bourdieu en tant que capital
linguistique, capable de procurer à ses détenteurs un certain profit, matériel
ou symbolique, à l’intérieur d’un marché. La notion de capital linguistique
a été récemment employée par des sociolinguistes canadiens dont les
recherches explorent les liens entre plurilinguisme et identité. Certains
chercheurs défendent la thèse selon laquelle la valeur accordée à une
langue, ainsi que l’investissement d’un individu dans son apprentissage,
sont influencés par l’anticipation du profit qu’il peut en tirer,
l’apprentissage d’une langue étant associé à l’augmentation des ressources
matérielles et symboliques à sa disposition. Dans ses différents travaux sur
les choix et les comportements linguistiques de jeunes adultes issus de
l’immigration et évoluant dans des environnements plurilingues, Diane
Dagenais a pu montrer que le plurilinguisme est perçu comme une
ressource donnant accès à des communautés linguistiques différentes, au
niveau local mais aussi international. En effet, des phénomènes
sociopolitiques et économiques actuels comme la globalisation et les
migrations à grande échelle ont conduit à l’adoption d’une perspective
transnationale et ne sont pas sans conséquences dans l’attribution de valeur
aux langues (Dagenais & Lamarre 2004).
En France, au sein de la communauté éducative sur laquelle nous
enquêtons et dans l’enseignement supérieur en général, nul ne songerait
mettre en question la valeur des langues en tant que capital linguistique
avec d’importantes retombées sociales, économiques, mais aussi
symboliques. L’attribution d’une valeur symbolique aux langues est
manifeste, par exemple, lorsque les étudiants suivent un cours d’initiation
dans une langue, sans aller au-delà. Au bout d’un semestre, leurs acquis
linguistiques ne leur permettent pas d’obtenir un profit réel (l’utilisation
effective de la langue à des fins communicatives), en particulier quand la
langue est réputée difficile, comme c’est le cas du chinois, mais ils espèrent
bien en tirer un profit symbolique, souvent résumé dans l’allusion à «une
ligne de plus dans mon CV». La connaissance de plusieurs langues est donc
unanimement reconnue comme un enjeu essentiel dans la formation des
étudiants, qui devront évoluer dans des milieux professionnels de plus en
plus internationalisés, où la capacité à établir des relations interculturelles
fluides est un besoin incontesté. Dans ce contexte, le plurilinguisme
représente un capital de formation très prisé, et les langues font désormais
partie des cursus proposés par les universités, les écoles commerciales et
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
scientifiques. Du côté des étudiants, jeunes adultes sur le point d’intégrer le
marché du travail, on assiste à une véritable gestion des répertoires, qui
tient compte à la fois des projets tangibles (effectuer un séjour de mobilité
étudiante ou un stage à l’étranger) et des stratégies de construction de
carrière sur le moyen/long terme («je veux travailler aux Etats-Unis,
l’espagnol est de plus en plus important là-bas»).
Dans une perspective sociolinguistique, nos observations de terrain vont
dans le sens des recherches nord-américaines: le plurilinguisme est crédité
d’une valeur croissante dans le nouvel ordre économique mondial. Nous
souhaitons ici aborder une question qui, à nos yeux, mérite d’être posée:
dans un monde de plus en plus ouvert au plurilinguisme, quelles sont les
pratiques plurilingues auxquelles on accorde de la valeur? Selon Monica
Heller, ce sont des pratiques héritées d’une idéologie monolingue. Les
langues continuent à être envisagées comme des entités closes qui doivent
être conservées intactes; les pratiques d’alternance, mélange ou fusion de
codes, largement décrites dans les travaux sur les interactions entre
individus plurilingues, sont toujours stigmatisées. Autrement dit, il faut être
«plusieurs fois monolingue» (et le prouver par des emprunts occasionnels!)
(Heller 2000: 10). En lien avec cette observation, Véronique Castellotti
(2005: 2) a récemment tracé le portrait du «vrai» plurilingue dans les
représentations ordinaires du plurilinguisme: «tout le monde doit être
plurilingue, mais certains sont meilleurs plurilingues que d’autres». Ces
réflexions ne sont pas sans rappeler les propos de Lüdi et Py (2002 et
citation supra): purisme et plurilinguisme sont difficiles à concilier. Au
sein de l’institution scolaire, la quête du purisme linguistique se traduit par
des pratiques langagières dans lesquelles on cherche à créer des zones
monolingues car toute alternance est vécue comme une intrusion passible
de sanctions (Bono 2006).
L’atout plurilingue ou l’avantage stratégique des plurilingues
La question est désormais posée: le plurilinguisme, bien qu’il représente un
véritable investissement (capital de formation), a-t-il pour autant de la
valeur en tant que ressource pour l’appropriation d’une langue nouvelle
(capital d’apprentissage)? La réponse exige que l’on s’éloigne des
considérations d’ordre sociolinguistique pour rappeler brièvement les
arguments psycholinguistiques qui appuient l’hypothèse du plurilinguisme
en tant qu’accélérateur potentiel de l’apprentissage. Si, sur le plan cognitif,
la connaissance de plusieurs langues constitue un avantage stratégique, une
ressource susceptible d’être mobilisée dans des nouveaux apprentissages,
quelles conditions doivent être réunies pour que ces connaissances
préalables soient perçues par les apprenants comme un atout? En effet,
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
comme on le verra plus loin, si la notion du plurilinguisme en tant que
capital de formation bénéficie d’un consensus large, l’idée que les
compétences plurilingues agissent en améliorant l’aptitude à apprendre des
langues est loin d’être acceptée par tous.
L’époque où l’on associait l’acquisition et l’usage de deux ou plusieurs
langues à toutes sortes de troubles (poids cognitif excessif, confusion de
langues, conflits identitaires, affiliations douteuses, voire schizophrénie)
semble loin derrière nous. Plusieurs publications de référence dans l’étude
du bi/plurilinguisme, dont Baker (2001), rappellent qu’aucune recherche
empirique récente n’a pu confirmer un quelconque effet négatif du
plurilinguisme sur la cognition. Cependant, une certaine anxiété persiste
quant aux difficultés associées à l’apprentissage de plusieurs langues
(Cavalli et alii. 2003, Moore 2006). Ces représentations anxiogènes
peuvent aider à expliquer la réticence des apprenants à s’appuyer sur le
déjà-là, c’est-à-dire, sur les apprentissages préalables.
Avant d’aborder le plurilinguisme en termes de bonus ou d’avantage
stratégique, il est nécessaire de définir la notion de compétence stratégique.
S’appuyant sur plusieurs typologies, Laurent Gajo (2001) définit la
compétence stratégique comme la capacité à combler les imperfections des
autres
compétences
(linguistique,
discursive,
interactionnelle,
socioculturelle) afin de garantir le flux communicatif. La compétence
stratégique fait partie de la dimension métalinguistique de la compétence
plurilingue, au même titre que les représentations de la langue et de ses
locuteurs. Elle peut se transformer, avec les représentations, en atout
potentiel pour l’apprentissage. Cet atout se traduirait par une conscience
métalinguistique accrue, une meilleure perception de la nature arbitraire du
signe linguistique, une plus grande flexibilité cognitive, une plus grande
créativité, une capacité d’analyse et d’abstraction, une meilleure sensibilité
communicative. Danièle Moore (2006) mobilise le concept d’atouts
d’apprentissage. Ces atouts, qui constituent la «boîte à outils» de
l’apprenant, sont envisagés sous l’angle des connaissances
métalinguistiques qui permettent notamment le développement des
compétences transversales, transférables d’une langue à d’autres. Ainsi,
l’atout plurilingue (le savoir métalinguistique chez les plurilingues) est
actualisé de façon interlinguistique, de telle sorte que les pratiques d’appui,
de passage ou de mise en relation constituent un lieu d’observation
privilégié de cet atout (1).
Nous retiendrons pour notre analyse la mise en garde de L. Gajo par
rapport au risque de distorsion associé à la décontextualisation de la notion
d’atout: «les hypothèses autour de l’atout bilingue, privées d’une
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
dimension sociale ou contextuelle, courent le risque de généraliser à l’excès
le discours sur le bilinguisme et de ne pas rendre compte de situations
ressenties comme problématiques» (Gajo 2001: 133). L’auteur signale plus
loin que, lorsque le potentiel atout bi/plurilingue rencontre l’institution
scolaire, les lois spécifiques de l’institution entrent en concurrence avec cet
atout, pouvant le rendre invisible. En d’autres mots, trois ordres de
compétence, la compétence scolaire, la compétence stratégique et la
compétence linguistique, peuvent entretenir des rapports conflictuels. Si
l’institution scolaire vise le développement des compétences linguistiques,
elle ne se contentera pas d’une compétence stratégique, définie comme la
mise en place par les élèves de stratégies de sauvetage ou de
«débrouillardise» (par exemple, le recours à l’alternance des langues),
parce que cette compétence peut nuire la progression dans le seul
apprentissage qui compte, c’est-à-dire l’apprentissage orienté vers
l’acquisition de la norme. La compétence scolaire, entendue comme la
capacité à s’adapter aux attentes et aux lois fixées par l’institution,
conditionne ainsi la construction et l’actualisation de l’atout plurilingue.
L’atout plurilingue en contexte: le terrain de l’enquête
L’enquête a été menée au Département de Technologie et Sciences de
l’Homme de l’Université de Technologie de Compiègne, parmi des
étudiants ingénieurs inscrits dans des cours d’espagnol de niveaux A1
(niveau introductif ou de découverte) et B2 (niveau intermédiaire, selon
l’échelle de six niveaux proposée par le Cadre Européen Commun de
Référence pour les Langues (chapitre 3: 25-34). L’espagnol est au moins la
troisième langue des apprenants, après le français (langue première),
l’anglais (langue connue des tous), et l’allemand (de nombreux élèves ont
déjà appris cette langue au collège/lycée). Afin d’obtenir des données
permettant de tester l’hypothèse d’un atout plurilingue, nous avons utilisé
un questionnaire conçu pour relever les perceptions et les croyances des
apprenants par rapport à l’impact des langues connues dans l’apprentissage
d’une langue nouvelle. Outre des questions portant sur les langues connues,
les modalités d’acquisition et les compétences dans chaque langue, le
questionnaire comprenait une série de déclencheurs destinés à générer du
discours à propos du plurilinguisme en général et du rôle des connaissances
préalables en particulier.
Un total de 85 étudiants (59 de niveau A1 et 26 de niveau B2) ont répondu
au questionnaire, distribué lors de la première semaine de cours. Nous
allons traiter les données en deux étapes. Dans une première étape,
l’analyse des discours autour des motivations et des choix des langues
permettra d’aborder le plurilinguisme en termes de capital de formation.
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
Ensuite, nous tenterons de dégager les principales tendances dans les
réactions à la proposition «Le fait de connaître d’autres langues aide à
apprendre l’espagnol». Notre objectif ici sera d’aborder la problématique
du plurilinguisme en tant que capital ou atout d’apprentissage, du point de
vue des apprenants.
Analyse des données
La gestion du répertoire linguistique
Afin d’obtenir des informations sur les motivations qui guident le choix
d’une langue dans l’enseignement supérieur et d’identifier ainsi les critères
mobilisés par les étudiants dans la gestion de leurs répertoires linguistiques,
nous leur avons demandé d’indiquer les principales raisons pour lesquelles
ils avaient choisi l’espagnol. Les réponses obtenues, tous niveaux
confondus, confirment l’argument avancé ci-dessus sur la perception du
plurilinguisme en tant que capital linguistique.
Motivations pour apprendre l'espagnol
liens familiaux, entourage
10
critères scolaires
13
facilité d'accès, progrès rapide
14
intérêt culturel
15
27
critères esthétiques
37
diffusion internationale
41
critères linguistiques
46
utilité pour les études, travail
Le tableau montre le nombre total de réponses (plusieurs réponses
possibles par apprenant). La valeur de l’espagnol est principalement liée à
son utilité et à sa diffusion internationale. Ces deux critères ont été les plus
cités, loin devant des critères comme la facilité de l’espagnol ou sa
prétendue «beauté». Sur un total de 85 apprenants, l’intérêt et l’utilité de
l’espagnol pour les voyages, aussi bien dans un cadre personnel que
professionnel, sont mis en avant par 46 étudiants. Certains indiquent avoir
déjà voyagé ou avoir l’intention de le faire prochainement. La plupart des
apprenants envisagent la mobilité géographique comme une expérience
souhaitable et à leur portée, ou encore comme un besoin dans le cadre de
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
leur évolution professionnelle. Ensuite, 41 réponses mentionnent des
arguments que l’on peut appeler linguistiques, c’est-à-dire portés sur
l’élargissement des compétences langagières: découverte et apprentissage
d’une nouvelle langue pour les débutants; progression, amélioration des
compétences en espagnol pour les élèves de niveau intermédiaire. Dans
certains cas, il s’agit d’un choix «par défaut», comme chez cette élève qui
dit vouloir «apprendre une langue: 1) qui soit utile, et 2) qui ne soit pas de
l’allemand». Le troisième critère est l’importance démographique de
l’espagnol, sa diffusion internationale. Viennent ensuite des arguments
esthétiques (l’espagnol est considéré comme une belle langue; les mots
«sonorité» et «attirance» reviennent souvent dans le corpus) et culturels
(références au cinéma et à la littérature de langue espagnole). Enfin, 14
étudiants ont mentionné la facilité d’apprentissage qui permet selon eux de
faire des progrès rapides; 10 font référence à des liens d’amitié ou
familiaux, soit par l’origine, soit parce qu’un ami ou un membre de la
famille habite dans un pays hispanophone; et 13 invoquent des raisons
d’ordre scolaire («Ils ne proposaient pas l’anglais et je ne voulais pas trop
continuer l’allemand car après sept ans d’étude je risquais de me retrouver
dans un groupe trop fort pour moi. Sinon, j’avais demandé chinois en
premier choix et espagnol en deuxième»).
Un second élément d’argumentation peut être dégagé des réponses à la
question «Quelles langues aimeriez-vous apprendre après l’espagnol?».
Comme le montre le tableau ci-dessous, la langue qui reçoit le plus grand
nombre des voix est le chinois. Le chinois et le japonais ensemble ont été
mentionnés par 58% des interviewés, et bien qu’il y ait – pour certains
élèves en tout cas – un intérêt linguistique et culturel (la découverte d’une
langue et d’une culture éloignées ou d’une écriture différente), la raison
principale est d’ordre économique, comme l’illustre ce témoignage:
1. «Les Chinois seront des partenaires industriels et de recherche importants dans les
années à venir. Si nous voulons accéder aux marchés qu’ils proposent, je pense que
l’apprentissage de cette langue sera important pour tout ingénieur» (étudiante de 2ème
année de Génie Biologique, espagnol L4).
Deux autres éléments méritent d’être signalés. En premier lieu, les langues
citées (à l’exception du russe et de l’arabe) peuvent être apprises à
l’université, ce qui a pu conditionner les réponses des étudiants. En second
lieu, les étudiants qui ne souhaitent pas apprendre d’autres langues (15 sur
85, soit 18%) disent vouloir approfondir leur maîtrise des langues qu’ils
parlent déjà. D’une manière générale et pour la population étudiée, le seuil
critique au-delà duquel la volonté d’élargir le répertoire s’estompe se situe
autour de quatre langues. Dans la plupart des cas, il s’agit du français, de
l’anglais, l’espagnol et l’allemand («avec ces langues, on peut comprendre
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
et se faire comprendre n’importe où»).
Quelles langues après l'espagnol?
ne sait pas
4
russe
4
arabe
4
portugais
10
allemand
12
aucune
15
anglais
16
18
japonais
22
italien
31
chinois
Ces données confirment que la valeur accordée à une langue pèse dans les
choix des apprenants et détermine en partie jusqu’où ils vont s’investir dans
son apprentissage (Dagenais & Lamarre 2004 et ci-dessus). Dans les écoles
d’ingénieur en France, cette valeur est calculée à partir des critères très
précis: on doit maîtriser l’anglais, connaître d’autres langues de diffusion
internationale comme l’espagnol ou l’allemand et, si possible, s’initier à
une langue non européenne mais d’importance à échelle mondiale. Le
témoignage suivant montre que, pour les apprenants, la connaissance de
plusieurs langues constitue un avantage stratégique sur le plan
professionnel, de telle sorte que la gestion de leur répertoire linguistique est
indissociable de la gestion de leur carrière.
2. «Avoir des notions dans plusieurs langues peut être un atout non négligeable, avec
une maîtrise correcte de l’anglais. Les autres langues sont complémentaires à l’anglais
qui est la langue des affaires. Avoir des notions d’espagnol permet de se démarquer par
rapport à d’autres candidats avec le même profil mais maîtrisant uniquement une seule
langue. Avoir plusieurs langues peut être un atout et démontrer notre ouverture sur notre
environnement, notre prise de conscience sur le fait que l’anglais n’est pas la seule
langue présente sur le marché mondial. Cela montre qu’on est prêt à partir dans
plusieurs types de pays donc cela démontre notre adaptabilité» (étudiant de 3 ème année
de Génie Informatique, espagnol L4).
Plurilinguisme: un atout ou une source de difficultés?
Une fois que l’on a affirmé la valeur des langues en tant que capital de
formation, il importe de revenir sur le processus d’apprentissage en soi afin
de s’interroger sur leur impact potentiel dans l’appropriation d’une langue
nouvelle. Dans ce qui suit, nous tenterons de répondre aux questions
suivantes: l’avantage stratégique associé au plurilinguisme est-il reconnu
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
par les apprenants? Si oui, dans quelles conditions?
A la suite de D. Moore et de L. Gajo, nous avons défini l’atout plurilingue
comme l’ensemble de connaissances et de stratégies métalinguistiques
transférables d’une langue à d’autres, qui favorisent l’apprentissage en
stimulant la capacité réflexive, la flexibilité et la créativité de l’apprenant.
Dans notre corpus, la majorité des étudiants ont réagi favorablement à la
proposition «Le fait de parler d’autres langues aide à apprendre
l’espagnol» (61 sur 85 informateurs, soit 71%). Environ un quart de ces
réponses affirmatives ne mentionnent pas de conditions particulières pour
que l’aide soit effective, et seulement un quart des réponses mettent en
avant le gain métalinguistique:
3. «Oui [ça aide d’avoir déjà appris d’autres langues] car notre cerveau est habitué à
jongler entre plusieurs langages» (étudiant de 2ème année du Tronc Commun, espagnol
L5).
Les mots «mécanismes», «automatismes», «techniques d’apprentissage» et
«gymnastique intellectuelle» apparaissent également dans les réponses
affirmatives. Mais si nous nous penchons sur l’actualisation
interlinguistique de l’atout plurilingue à travers les pratiques d’appui, de
passage ou de mise en relation, nous observons que pour la moitié des
informateurs ayant répondu positivement, la proximité typologique est une
condition sine qua non pour affirmer l’utilité d’une langue dans
l’appropriation d’une autre. En effet, 47% des interviewés répond «ça
dépend des langues», estimant que seule la connaissance des langues
proches peut s’avérer utile. Cette représentation est tributaire d’une vision
liée exclusivement à la dimension linguistique de l’apprentissage, qui ne
prend pas en compte les acquis métalinguistiques dans leur intégralité.
Dans cette perspective, la comparaison n’est considérée bénéfique que dans
les cas de correspondance ou de parallélisme entre deux langues; la
comparaison ou le contraste avec des langues qui n’appartiennent pas à la
même famille sont jugés nuisibles.
Parmi les réponses négatives à la proposition «Le fait de parler d’autres
langues aide à apprendre l’espagnol» (21 sur 85 informateurs, soit 24%), il
y a des refus catégoriques («Je ne pense pas que parler anglais m’ait appris
à apprendre l’espagnol donc je ne suis pas d’accord avec cette affirmation.
Chaque langue a un certain mode d’apprentissage») et des réponses qui
évoquent également le risque de confusion:
4. «Pas l’italien en tout cas! Je confonds les mots et ai le réflexe de vouloir parler
italien!» (étudiante de 2ème année du Tronc Commun, espagnol L5).
5. «Pas forcement puisque après plusieurs années d’allemand et d’anglais, les réflexes
initiaux sont de donner des mots allemands/anglais. C’est également difficile de se
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
trouver de nouveau dans une situation où la langue fait barrière, où il y a un manque
inhérent de vocabulaire» (étudiant de 3ème année du Tronc Commun, espagnol L5).
Quelques réflexions en guise de conclusion
Les données ici présentées suggèrent que, dans l’enseignement supérieur,
les étudiants sont conscients de l’importance de disposer d’un répertoire
élargi et s’investissent dans l’apprentissage de langues selon des critères
très précis, censés leur donner accès à des communautés et à des réseaux
qui dépassent largement les frontières nationales (cf. extrait 1 ci-dessus).
Dans notre corpus, l’accent est mis sur l’étendue des possibilités
communicatives d’un individu. En ce sens, l’addition d’une langue au
répertoire est considérée très favorablement (cf. extraits 2 et 3), mais, trop
souvent, la notion d’atout est associée exclusivement à l’addition et non
pas à la combinaison des langues: «on s’accorde plus facilement à louer le
bilingue dans l’étendue de son espace communicatif que dans la qualité
même de son discours» (Gajo 2001: 129). En effet, de nombreux
témoignages montrent à quel point la combinaison des langues, les
interactions, et les traces discursives qui en résultent sont ressenties comme
des imperfections, des déficits à combler (cf. extraits 4 et 5).
Un nombre élevé d’interviewés pose comme condition pour l’actualisation
de l’atout plurilingue la proximité entre les langues. La proximité rassure,
mais en même temps, certains la craignent comme une source potentielle
de confusion. Ces deux tendances en apparence contradictoires
s’expliquent en partie par le fait que les représentations du plurilinguisme
sont ancrées au niveau du répertoire, autrement dit, dans la dimension
purement linguistique de la compétence. Les apprenants (et ils ne sont sans
doute pas les seuls) ont du mal à considérer leur compétence stratégique,
entendue comme la capacité à combler des lacunes dans les autres
compétences, comme un atout. Ainsi, bien que la majorité d’étudiants
enquêtés voient dans leur plurilinguisme un accélérateur d’apprentissage,
peu d’entre eux évoquent des avantages cognitifs et métalinguistiques
concrets, à savoir la flexibilité cognitive, la capacité d’analyse et de
décentration par rapport à la langue ou les langues de référence, bref, un
éventail plus large de stratégies, y compris les stratégies de comparaison et
de contraste entre les langues connues.
Un deuxième élément d’explication est lié aux valeurs promues par la
communauté éducative, qui ne sont pas toujours en accord avec les valeurs
et les objectifs associés à l’apprentissage des langues dans d’autres
situations sociales. Dans leur vie extra- et post-scolaire, les étudiants
trouvent «normal» et «souhaitable» de se débrouiller avec les moyens du
bord, alors qu’au sein de l’institution scolaire, une communication réussie
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
est une communication conforme à la norme. Cette croyance partagée a au
moins deux implications: les compétences partielles sont mal acceptées, et
le recours à l’alternance est souvent ressenti comme une faiblesse. Selon
Castellotti et Moore (2002), une telle focalisation sur la forme peut avoir un
effet considérable sur le sens que les élèves attribuent à l’apprentissage des
langues, et risque de les amener à mettre en question l’utilité sociale des
compétences acquises à l’école. A l’intérieur du triangle formé par la
compétence linguistique, la compétence stratégique et la compétence
scolaire, la quête d’une compétence linguistique élevée combinée à la
pression normative exercée par l’institution peut générer de l’anxiété face à
la proximité, déclarée «source de confusion» et typiquement illustrée par la
peur des «faux amis». Elle n’encourage pas non plus la prise de conscience
par les apprenants de leur potentiel métalinguistique, qui est indépendant de
la typologie des langues qu’ils ont pu apprendre.
A la lumière de ces résultats, apprendre aux élèves à gérer leur compétence
stratégique, à la reconnaître et à l’utiliser dans leurs pratiques langagières
apparaît comme indispensable pour les aider à prendre conscience des
avantages liés au plurilinguisme. Entre l’acquisition des compétences
linguistiques et le recours à une compétence stratégique d’appui, l’équilibre
est pourtant difficile à trouver. Si nous réfléchissons en termes de création
de valeur, il paraît important d’insister sur la valorisation des pratiques
d’appui, de passage ou de mise en relation, qui mettent à contribution
l’ensemble de savoirs et de compétences préalablement acquis.
Note
(1) Par pratiques d’appui, de passage ou de mise en relation, nous entendons l’ensemble
de pratiques langagières qui reflètent la médiation ou l’influence de la L1 ou de toute
autre langue connue de l’apprenant. Pour comprendre ou s’exprimer en langue cible,
celui-ci peut avoir recours, de manière consciente ou pas, à des stratégies basées sur la
comparaison ou le contraste interlinguistique, à la recherche d’indices qui l’aideront à
formuler des hypothèses sur le fonctionnement lexical ou morphosyntaxique de la
langue cible. Dans une perspective plurilingue de l’enseignement et de l’apprentissage,
ces pratiques sont envisagées comme des ressources potentielles, dont la mise en place
présuppose le développement d’une compétence métalinguistique, entendue ici comme
la prise de conscience par l’apprenant des possibilités d’exploration et de comparaison
qu’offrent les langues.
Références
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M. Bono, Le plurilinguisme est-t-il toujours un atout?
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