Leo STRAUSS, De la tyrannie, traduction H. Kern, revue par A
Transcription
Leo STRAUSS, De la tyrannie, traduction H. Kern, revue par A
Leo STRAUSS, De la tyrannie, traduction H. Kern, revue par A. Enegrèn, suivi de Correspondance avec Alexandre Kojève (1932-1965), traduit de l'anglais et de l'allemand par A. Enegrèn et M. de Launay, Paris, Gallimard, 1997, 428 p. L'ouvrage reprend, corrige et enrichit l'édition de 1954 : il contient le Hiéron de Xénophon (non signalé dans le titre), le texte de Strauss, sa critique par Kojève, la réponse (« Mise au point ») de Strauss et la correspondance Strauss-Kojève, de 1932 à 1965. Le texte de Strauss (De la tyrannie) est bien connu où Xénophon, qui met en scène un dialogue entre le tyran Hiéron et Simonide, est crédité d'un art d'écrire entre les lignes (« un discours adressé à un tyran par un homme qui est au pouvoir de celui-ci peut-il être sincère ? », p. 48). Strauss dégage de l'œuvre, soumise à une interprétation abondante, sinueuse et parfois répétitive, les principes de la compréhension classique du problème de la tyrannie. Il met en relief la fonction critique du philosophe, attaché à un idéal qui transcende la polis ; orienté vers et par l'activité contemplative réservée à une élite, le philosophe ne peut que se désengager du pouvoir et se montrer soucieux de s'écarter du corps social : la « dépréciation théorique et pratique de la patrie ou de la cité » est inévitable, pour celui qui fait de la vertu ou sagesse le bien suprême (p. 137). Kojève, le discute dans un texte court, nerveux, plein d'audace et de provocation théorique (Tyrannie et sagesse). Il remarque d'abord, non sans ironie, qu'après tout, la « tyrannie idéale », cette tyrannie bienfaisante à laquelle Simonide exhorte Hiéron, présentée par Xénophon comme une utopie, est « devenu à l'heure actuelle, une réalité presque banale » (p. 153, et de renvoyer au régime de Salazar, p. 154). Fidèle à son inspiration hégélienne, Kojève établit un rapport dialectique entre la politique novatrice du tyran et la spéculation politique du philosophe. Aussi, toute sa lecture est-elle animée, en sous-main par la critique hégélienne du « bel esprit ». Il conteste fermement que le philosophe ne puisse faire autre chose que de parler d'un « idéal » politique : le philosophe est « parfaitement capable de prendre le pouvoir et de gouverner ou de participer au gouvernement, en donnant, par exemple, des conseils politiques au tyran » (p. 167). Kojève critique durement la philosophie du repli sur la « chapelle », rigoureusement inacceptable pour « qui admet, avec Hegel, que la réalité (…) n'est pas donnée d'emblée, mais se crée au cours du temps » (p. 173) et il engage le philosophe à l'action politique (et l'on voit bien comment il s'identifie lui-même à cette figure). Il fait notamment remarquer que les disciples des philosophes entrés en politique se font volontiers tyrans, et que « les tyrans d'envergure ont généralement eu des origines philosophiques » (p. 185). Certes le conflit du philosophe, face au tyran, est inévitable, mais si le tyran « fausse » (verkehrt) l'idée philosophique, c'est d'abord pour la transposer (verkheren) dans le réel (p. 195). Dans sa « Mise au point », Strauss constate l'amical, mais radical désaccord : s'il concède à Kojève que le philosophe « doit aller sur la place du marché », c'est pour « y découvrir les philosophes potentiels », et non certes parce qu'il serait mu par le désir de déterminer ou codéterminer la politique de la cité (p. 240). Kojève oublie de distinguer la politique philosophique (les moyens par lesquels le philosophes tâche de se rendre acceptable) de l'action proprement politique à laquelle le philosophe est susceptible de participer (p. 241). Malgré sa conception pour le moins idéalisée de l'activité philosophique (et son anti-modernisme réactif), nous laisserons volontiers le dernier mot à Strauss, qui perçoit bien ce que l'aspiration de Kojève à l'avènement de l'Etat universel peut avoir d'inquiétant et d'abord pour l'activité philosophique elle-même : elle n'en saurait en effet qu'en marquer la fin pure et simple (p. 248). La correspondance, présentée par ses éditeurs américains, est d'un intérêt philosophique inégal, mais, outre l'écho de la discussion précédente, elle contient d'intéressants éléments de discussion de textes platoniciens, et un essai très stimulant d'application de la méthode de lecture entre les lignes de Strauss par Kojève lui-même sur les textes de Julien l'apostat, de Salluste le cynique et de quelques autres auteurs du IVe siècle. Il est à cet égard dommage que les notes n'indiquent pas les références bibliographiques de l'article que Kojève a tiré de ces lectures, qui a connu une réédition (1).