soif de justice

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soif de justice
Eric VINCENT
SOIF DE JUSTICE
Soif de justice
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Mail : [email protected]
© Eric Vincent 2005. Tous droits réservés.
Toute ressemblance avec des situations ou des personnages ayant existé, existant ou à
venir, serait fortuite.
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SOIF DE JUSTICE
CHAPITRE 1
La géante gazeuse baignait l’habitacle exigu de ses mèches écarlates. Sanglé sur son siège antig, Prius affichait une sérénité insolite. D’un œil sans étincelle, il reluquait l’arsenal pointé sur
lui. Vingt canons à particules, verrouillés sur son antédiluvienne navette de transport,
n’attendaient qu’un prétexte pour abréger sa misérable existence et l’éparpiller dans l’infini.
La vieille carlingue rafistolée consentait un balayage scanner approfondi. Les vigies terriennes
de « Check Point Charlie », la station militaire dernier cri d’Alpha du Centaure érigée en
ultime rempart contre le terrorisme extraterrestre, prenaient leur rôle au pied de la lettre.
L’incontournable base filtrait les personnes et marchandises en transit entre la Terre et les
mondes environnants. Elle incarnait la frontière entre les Terriens « de pure souche » et leurs
anciens hôtes contraints à l’exil. Les patrouilles quadrillaient le no man’s land de cinq annéeslumière et abattaient tout engin étranger. Sans sommation.
Prius n’ignorait pas ces règles martiales. Il desservait « Check Point Charlie », embarquait les
colis, les voyageurs et les emmenait sur Tasmania, dans le système de Galilée. Il évitait de
jouer aux héros, prenait le fric et accomplissait sa besogne sans poser de questions. Les
Terriens étaient les maîtres.
L’homme d’origine mauricienne, tégument doré, crinière couleur corbeau, se gratta la barbe
et écarquilla ses yeux au coloris lilas insolite. Un tube lanceur éjecta une sphère lumineuse. Sa
puce neurale identifia les contours de l’objet.
« Un fouineur ? Ces paranos me prennent pour un terroriste ! Bande de tarés… »
La chose fut sur lui. Un des maudits douaniers brama :
- Ouvrez votre écoutille bâbord !
Prius obtempéra et se pencha sur la console de bord. Condamnation des zones adjacentes,
aspiration de l’atmosphère, verrouillage des sécurités supplétives, déverrouillage du sas. Il
effectua les manœuvres comme à la parade.
- La monarchie terrienne vous remercie pour votre coopération.
« Comme si j’avais le choix… »
Pas un mot prononcé à haute voix, histoire que ses interlocuteurs n’y voient pas une raison
de l’abattre. En cela, Prius ne différait pas de ses concitoyens, victimes des « oreilles »
indiscrètes du système « Fine Spy ». Avantage de taille : sa puce militaire l’autorisait à
communiquer en mode privilégié avec n’importe quelle personne équipée d’un processeur,
qu’il soit passif ou actif (comme le sien). Alors qu’il ne put s’empêcher de relever une certaine
analogie entre les régimes de Tasmania et de la Terre, une douleur lancinante émergea dans
son occiput et le martela jusqu’à ce qu’il chasse ses idées stupides.
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Soif de justice
Un crépitement électrique dressa ses cheveux crasseux. Induction magnétique du globe, figé à
quelques centimètres de sa joue. Sans geste brusque, il pivota la tête. L’inquisiteur, hérissé de
capteurs, flottait mollement, une lueur électronique de suspicion dans les diodes, comme si
l’intrus humain avait fustigé le roi de la Terre en personne. Son apparente fragilité signait le
modèle : série A, radiocommandée, non étanche, prévue pour évoluer en milieu hostile
pourvu d’une atmosphère standard ou dans le vide spatial. Son laser, bien en évidence,
causait de violentes brûlures.
« Afficher sa supériorité militaire, un credo né de la vieille Amérique… »
Une parabole se déploya. Le bruit sec, un cliquetis métallique identique au jaillissement d’une
lame de couteau à cran d’arrêt, ne le fit pas moufter d’un cil ; sous l’effet de la surprise,
n’importe qui aurait crié. Pas Prius. Les conséquences ineffaçables d’un enseignement
« Ki »…
Figé comme une statue, le souffle à peine perceptible, il laissa le fouineur passer son
anatomie au crible. Le grésillant appareil le renifla sous toutes les coutures. Au terme d’une
éprouvante minute, il le décramponna pour se consacrer au reste de l’habitacle. Il fureta,
ouïes grandes ouvertes, narines électroniques frémissantes, à la recherche d’explosifs, de gaz,
d’antimatière, d’équipements militaires et d’éléments interdits inscrits sur la longue liste
édictée par la dynastie terrienne des Ford.
Un sifflement strident perça les tympans du pilote. Durant une fraction de seconde, Prius
s’interrogea sur l’origine de l’ire du fouineur. Spontanément, il bascula sur ses habituelles
déraisons :
« Tirez ! Mettez-moi à mort ! Qu’on en finisse ! Que le cycle s’achève… »
Des images saccadées, surgies d’un passé indélébile, se superposèrent à sa vision. Des
hurlements de terreur emplirent son esprit sans qu’il ne puisse le fermer, ignorant l’injonction
de l’opérateur terrien réclamant des explications. Le tribunal, Titan 1, la déchéance, les
drogues, boire jusqu’à oublier, oublier pour oublier…
- Pour quelle raison transportez-vous des plantes sous cloche de verre ? Cherchez-vous à
introduire des agents toxiques ? Répondez ou nous ouvrons le feu !
Prius était paralysé par l’enfer vécu dans son imaginaire, intoxiqué par sa responsabilité. Des
voix le sommaient de rendre gorge pour l’infâme erreur qu’il avait perpétrée. La
bourdonnante boule de métal intensifia son avertisseur, bouscula les octaves. Son intelligence
artificielle détermina que la réaction du pilote n’entrait pas dans les critères de la normalité, ni
dans ceux d’une action terroriste préméditée. Elle libéra une aiguille longue d’un décimètre et
la plongea à la base du crâne du navigateur. La décharge électrique de trois mille volts, à
l’intensité pondérée, mit un terme brutal au cauchemar éveillé.
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- Pilote, donnez-nous une réponse : êtes-vous en état d’accomplir le retour ?
Plusieurs rigoles de sueur dévalèrent de son front pour disparaître sous sa barbe. Son pouls
s’était emballé, son souffle fait court. Il reprit conscience et balbutia :
- Oui… Euh… Oui… Ça va, ça va…
- Parfait ! Vous avez cinq secondes pour vous expliquer. Pourquoi transportez-vous des
plantes sous vide ? Y a-t-il des agents toxiques dans ces tubes ?
- Non. Pas d’agents toxiques. C’est une commande des laboratoires Kelton. Ce mode de
transport préserve les végétaux de toute détérioration imputable à l’atmosphère terrienne.
Vérifiez ma transmission.
D’instinct, le pilote dépêcha les éléments requis via sa puce. Il aurait dû utiliser l’ordinateur
de bord. Ce réflexe inattendu n’était qu’un vestige du passé.
A quelques kilomètres de sa position, l’officier releva le mode de transmission et répondit
avec circonspection :
- OK ! Tout est en ordre, nous vous envoyons le transbordeur.
Prius sourit. Le Terrien croyait au prestige de l’uniforme et de la fonction. L’uniforme… La
belle affaire ! Si cet abruti pouvait le voir sur son moniteur, il réviserait son jugement. Vêtu de
son sempiternel pantalon étanche crasseux, de son interminable imperméable noir et d’une
chemise autrefois blanche, miteuse, auréolée de quelques journées sans lessive, Prius faisait
peine à voir. L’odeur de chacal qu’il dégageait, complétait le sinistre tableau. Il n’était plus que
l’ombre de lui-même, une rumeur sans rapport avec le plus efficace juge d’instruction du
corps d’élite de Tasmania. Il avait remplacé la maîtrise des arts martiaux, de l’énergie « Ki »,
par les drogues, liquides ou solides, alcoolisées ou non. Tout ça pour oublier ce maudit
terroriste incrusté dans ses synapses. Le passé lui arracha de la rage :
« Matiz… Crevure ! »
A l’extérieur, un calme trompeur baignait Alpha du Centaure. L’activité spatiale se résumait à
l’arrivée de barges gavées de minerai arraché à Galilée, Delta, Mizar ou bien Triton, à leur
prise en charge par des tracteurs terriens. De plus rares cargos armés jusqu’aux dents, en
provenance de la Terre, fournissaient des biens d’équipement en retour. Seules les fédérations
en cheville avec la monarchie Ford bénéficiaient d’une ration de technologie dépassée, au
compte-goutte. Grâce à Gérald Fiesta, Tasmania s’en tirait plutôt mieux que la moyenne des
exilés, réduits à vivre comme au Moyen Âge. Le processus de vassalisation et de colonisation
jouait toujours, même à distance.
Le transbordeur quitta son aire de stationnement, le câble directeur dans son sillage.
L’opérateur manipulait les commandes électriques avec précision. Il guida le caisson
pressurisé jusqu’à la navette de Prius, immobile dans le firmament. Il ralentit le mouvement
et bloqua le déroulement du filin. Par infimes touches, il ajusta la position. Un chuintement
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sec témoigna de la mise en place des sécurités. Prius quitta le cockpit et se posta près du sas.
Il ignorait la nature de sa cargaison. Il en était toujours ainsi, pour des questions de sécurité.
Damnés Terriens !
L’iris métallique s’escamota. Le pilote se courba. Il ne distingua pas le moindre container.
Intrigué, il s’avança. Rien. Aucune marchandise. Le fouineur refit son apparition. Il fureta,
huma l’air, à la recherche de l’anomalie. Il tomba en arrêt devant la porte des toilettes. Des
bruits s’en échappèrent. Deux haut-le-cœur, une giclée de produits chimiques dans la cuvette,
un claquement d’expulsion des résidus. Une créature vêtue d’une aube grise en ressortit. Elle
s’arrima aux prises crampon. Sa large capuche tombait sur son visage et masquait ses traits.
Elle tanguait comme un apprenti pêcheur sur un chalutier. Elle encaissait le mal de l’espace
avec plus de violence que quiconque.
Prius scruta l’intérieur et questionna :
- Vous êtes seul ?
Le voyageur se contenta de hocher la tête. Etait-il muet ?
- Les frais de vol sont fixes. Vous devez payer le prix complet du voyage, c’est la règle. Le
billet se monte à quatre cent mille yens. Inutile de convertir en dollars, je ne les accepte pas.
Question de principe !
Sans contestation, l’étranger tendit une clef de paiement d’une main décharnée. La peau
n’était plus qu’un vestige. L’analyse, automatisme inscrit dans la puce militaire, se réveilla :
« Ravagée par les flammes. Pas beau à voir. »
Prius s’empara de la clef à usage unique et l’enchâssa dans son collecteur. Une impulsion du
lecteur logé dans son bracelet-montre et la somme exacte fut créditée sur son compte, logé
au cœur de sa puce neurale. Pour dépenser le fric, il lui suffirait d’appliquer n’importe lequel
de ses doigts sur un lecteur d’empreinte et de composer mentalement le code secret. Un
système intelligent, conçu pour lui éviter de dilapider ses gains trop vite. Qu’il commence à
être trop défoncé par la dope ou l’alcool, il oubliait la série de lettres et de chiffres, et il
arrêtait les frais…
- OK ! C’est bon pour moi. Installez-vous sur un siège à l’arrière. Il y a un distributeur de
nourriture standard, de boisson et de X-Time. Les toilettes sont à côté. Vu que vous ne
digérez pas les cabrioles spatiales, je vous conseille de vous bourrer d’X-Time tout de suite,
histoire que les deux mois ne ressemblent pas à une éternité et que vous ne gerbiez pas
durant le voyage.
Le type encapuchonné se contenta d’observer la marche à suivre avec docilité.
« Muet, cramé… Dieu sait ce que ces enfoirés de Terriens lui ont fait subir avant de me le
fourguer. Putain ! Quand vont-ils cesser de traquer et de déporter les colorés ? Je sais…
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Quand le terrorisme aura été mentalement, idéalement, génétiquement éradiqué de l’être
humain. Et encore… Je doute que cela mette fin à la persécution de pauvres bougres comme
lui. »
La dynastie des Ford ne relâcherait jamais la pression de sa dictature fasciste et raciste.
Jamais. Le spectre du terrorisme justifiait la terreur. La psychose s’emparait de certains
Terriens : ils fuyaient le soleil, de peur que leur épiderme se pare de teintes suspectes.
Il chargea les fragiles caisses à destination de la société Kelton. Les végétaux importés ne
présentaient pas d’intérêt particulier, sauf à vouloir transplanter sur Terre des espèces
imputrescibles et insensibles aux défoliants. Les descendants des Américains n’agissaient pas
pour des motifs écologiques, c’était l’unique certitude.
Une fois le transfert effectué, il reprit sa place aux commandes, jetant un regard
condescendant au pauvre hère ratatiné sur la banquette.
- On décolle dès que le transbordeur aura retiré sa ventouse.
Prius n’espérait plus de réponse et s’en foutait. Il n’avait qu’une envie : se tirer, arriver, se
poser, se bourrer, oublier.
Il se conforma à la procédure de vol et effectua la check-list. Un prélude rendu indispensable
par le manque de fiabilité de sa monture, « Le Muguet ». Il accorda une attention particulière
au compresseur temporel et aux propulseurs ioniques. Encore quelques vols et ils auraient
besoin d’une révision chez Time Shop, l’unique réparateur agréé de Tasmania. Un démontage
complet, des frais lourds en perspective. Du fric en moins pour ses beuveries. Quel gâchis !
Il régla le compresseur sur le facteur 30, soit soixante-quinze pour cent de sa capacité. Il
activa le préchauffage des propulseurs. Il effectua un calcul mental : quatre années-lumière,
propulseurs en vitesse lumière, facteur trente : quarante-huit jours compressés. Quelques XTime, et le voyage paraîtrait durer moins d’une semaine.
Il contrôla la présence de l’exilé. Il patientait, sanglé avec le harnais cinq points, le visage dans
l’ombre. Pauvre gars ! Banni… Il ne mesurait guère plus d’un mètre soixante, la taille d’un
gosse. Les Terriens seraient prêts à débourser des sommes astronomiques pour virer les
« métèques ». Et quand ils se seraient assurés d’avoir vidé les cinq continents du moindre
jaune, noir et basané, ils inventeraient autre chose pour les bruns, les roux, les handicapés, les
homosexuels et les autres dont la tronche, le comportement ou les idées ne leur revenaient
pas. La monarchie Ford puait le troisième Reich et ses sinistres chemises grises.
L’extinction d’un témoin lumineux garantit le désengagement du transbordeur, désormais à
distance de sécurité. Le compte à rebours fut lancé. La vigie lui lança un ultime message à
l’amabilité contenue :
- Pilote, vous avez dix secondes universelles pour mettre les gaz et quitter la zone de transit.
Passé ce délai, nous ouvrirons le feu.
Ce n’était pas l’instant idéal pour une panne.
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***
Trois planètes, un satellite et une naine blanche résumaient Galilée. Les mondes majeurs,
dépourvus d’atmosphère, supportaient des températures variant de cinq cents degrés audessus de zéro à cent quatre-vingt en dessous. Dénommés les trois Titan, ils regorgeaient de
ressources naturelles en regard desquelles le sous-sol de la Terre ressemblait à une coquille de
noix vide. Tasmania, unique lune de Titan 2, constituait l’exception dans l’enfer. Quoique…
L’astre terra compatible, d’un diamètre de huit mille kilomètres, ployait sous un rideau vert
d’arbres géants, de fougères, de plantes délurées et délirantes. Un marécage indivisible
ceignait la planète, d’un pôle à l’autre. Boule grise bleutée, Tasmania recevait des pluies tièdes
perpétuelles dont le débit variait de l’averse tropicale au cataclysme. Des orages et des
tornades ponctuaient l’effroyable météo. Les saisons n’existaient pas et le thermomètre
oscillait entre vingt-deux et vingt-six degrés. Cette monotonie de verdure ne connaissait
qu’une exception : Gaïa, la cité du plateau de Cook. A quelques dizaines de mètres au-dessus
du marigot s’élevait la métropole fondée par le sage Sonata. C’était la destination finale de
Prius.
A l’intérieur du « Muguet », la tension atteignait son comble. Le passager n’avait pas dégoisé
un mot du voyage, vissé aux toilettes où il rendait ses tripes ou plié sur un siège de la zone
passager. Une odeur pestilentielle de vomissure flottait dans l’air ; le système de purification
déclarait forfait. Prius n’avait jamais eu affaire à une personne aussi sensible au mal de
l’espace. Il aurait donné n’importe quoi pour emplir ses narines de effluves de l’échoppe de
Sang Song Yong, le vieux restaurateur coréen.
Il se focalisa sur sa tâche immédiate : entrer dans l’atmosphère avec l’angle correct et ne pas
partir en scories. Il aligna sa vedette sur la ligne d’équateur et tira les commandes jusqu’à
trente degrés. Le boulot de l’ordinateur de bord était de conserver ce cap mais sa dose de
confiance dans les automatismes était limitée. Il gardait les mains sur le manche et contrôlait
la situation. Le frottement de l’atmosphère sur la coque généra des échauffements et des
trépidations normales. Les alliages de tungstène et de titane rougeoyèrent dans les limites
acceptables.
Le passage à tabac ne dura pas des lustres et fit place au coup de tabac. La première ligne de
nuages franchie, la pluie martela la carlingue. L’impact des pavés liquides couvrait le
rugissement des tuyères d’atterrissage. Prius respirait avec précipitation et suait
abondamment. Il détestait l’entrée dans Tasmania, véritable exercice d’équilibriste.
Les yeux rivés sur le radar d’approche, il conservait sa route pour ne pas croiser un confrère
en phase ascensionnelle. Des éclairs rouges zébraient le ciel et le vent soufflait par rafales. Le
« muguet » se balançait comme un fétu de paille. Prius bataillait ferme. Derrière, le teint de
son « colis » virait au vert.
« Saleté de temps ! Bon sang, verrais-je un jour l’île de mes ancêtres, l’océanienne et
envoûtante Maurice ? »
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Une décharge frappa la queue de l’appareil. Le principe isolant de la cage de Faraday joua
mais la tension et l’intensité déclenchèrent un début d’incendie dans une armoire
électronique ; des extincteurs articulés jaillirent du plafond et du sol. Ils se déployèrent en
avant et éjectèrent de brefs jets de gaz carbonique, prévenant un éventuel appel d’air. Leurs
pinces se jetèrent sur les panneaux métalliques et les arrachèrent sans ménagement. Une
mousse carbonique se déversa. Elle se mua en une gangue étanche. Le pilote activa
l’intelligence artificielle pour dresser la liste des avaries. Les systèmes endommagés
bénéficiaient de relais fonctionnels. L’engin tiendrait le cap, hors de portée de la foudre. Le
rendez-vous chez Time Shop était inévitable.
« Au diable les paliers ! Le gosse ne gerbera pas davantage. »
Il plongea, au mépris de la règle des cinq cents pieds à la minute. Il inspira une bolée d’air et
la bloqua dans ses poumons. L’apnée prolongée rééquilibra la pression interne dans ses
oreilles. Le passager serrait sûrement les dents car il n’exhalait pas le moindre râle de douleur.
Le « Muguet » tombait comme une pierre, en mode supersonique, fracassant le mur d’eau
déversé en trombe. Il tremblait comme si ses pièces allaient se désolidariser. Prius le cabra à
l’instant précis où l’altimètre, réglé sur Gaïa, indiqua mille pieds. La décélération brutale
injecta une grande quantité de son sang dans ses membres inférieurs. Malgré sa combinaison
anti-g à fleur de peau, un voile noir glissa devant ses yeux durant une ou deux secondes. Ses
réflexes prirent le dessus, sans commande apparente du cerveau. La machine n’apprécia guère
le traitement et libéra quelques grincements suspects dans la manœuvre. Une plainte
contenue à grand-peine émergea de l’habitacle. Le gosse dérouillait. Sa tête dodelinait. Il avait
perdu connaissance, affalé sur son siège. Prius venait de lui administrer pas moins de dix G.
Des lueurs percèrent le rideau d’eau. Quatre projecteurs de dix mille watts pièce projetaient
un faisceau blanc et balisaient l’unique piste d’atterrissage. Tout autour, les lumières de la ville
apparurent comme de fines lucioles dansant dans le jour opaque et mourant. La cité se
dessina peu à peu, au-dessus de l’océan de verdure, impénétrable, mystérieux, dangereux.
« Le terrain des rebelles… »
En raison de l’exiguïté du plateau rocheux, l’altiport situé au sommet de la forteresse
technique - rassemblant les industries de la planète, l’ingénierie, la maintenance dont Time
Shop - n’accueillait pas d’appareils aux dimensions excédant cinquante mètres. Se poser sur
ce timbre poste relevait de l’exploit.
Prius déploya les ailes en W et les stabilisateurs. Le train d’atterrissage sortit de son logement.
Un puissant jet d’air chaud incurva l’eau et généra des chutes inversées de part et d’autre des
dérives. Un rugissement assourdissant accompagna la descente jusqu’à ce que la gomme des
roues touche le tarmac.
Prius soupira et coupa les moteurs. Une légère secousse lui signifia que le chef de piste
activait le tracteur magnétique pour le remorquer dans le hangar. Dehors, le martèlement de
la pluie reprit ses droits sonores. De son perchoir, il ne distinguait plus la ville, hormis la
forteresse monarchique, colosse de béton et d’acier, gardienne de la métropole tassée. Ses
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yeux s’accoutumèrent à la vision striée d’eau. Il dut lutter contre la fatigue naturelle succédant
à la tension nerveuse.
- Nous sommes arrivés.
Aucune réponse. Prius s’y attendait un peu. Il s’inclina pour évaluer l’état comateux de son
passager. La séance de gymkhana entre les éclairs, dans la purée habituelle, avait dû l’achever.
La ceinture était défaite, le type absent. Prius fila frapper aux toilettes. L’ouverture n’était pas
verrouillée. Personne à l’intérieur. Vingt secondes suffirent pour fouiller l’intégralité de
l’habitacle, chambre des moteurs comprise. Vide ! Il se rua sur le cockpit, contrôla le journal
de bord de l’ordinateur. Le sas n’avait pas été ouvert.
« C’est quoi ce cirque ? Un passager fantôme ? Une invention de mon esprit d’alcoolique ?
Un espion terrien ? »
Pris d’un doute, il vérifia que le montant de la transaction viré sur son compte personnel,
n’était pas un souvenir factice.
« Le fric est bien là. Où est passé ce môme ? Pourquoi mon instinct n’a-t-il pas sonné
l’alarme ? »
Il supposa que son sixième sens appartenait désormais au passé, enterré sous des litres
d’alcool et des tonnes de dope synthétique. Le type s’était acquitté de sa dette et s’était
littéralement évaporé. A moins qu’une pilule X-Time défectueuse lui ait foiré les neurones...
Taz Tv avait rapporté des effets secondaires que les laboratoires pharmaceutiques terriens
s’empressaient de démentir. Mais la X-Time n’était pas parfaite. Une infime erreur de dosage,
et l’esprit imprimait n’importe quoi. Prius se convainquit que des traces de produit avaient dû
s’activer bien après la dernière prise. Il consulta une dernière fois l’ordinateur : l’ouverture
des portes avait eu lieu deux minutes plus tôt. Le sas était béant et l’humidité grimpait en
flèche dans l’habitacle. A cette minute, le passager se soumettait déjà aux contrôles du bureau
de l’immigration.
« Saletés de pilules ! Je vous adore et je vous déteste tant… »
Il s’affala sur son siège.
« Oublier… Oublier… »
Il marmonna son leitmotiv, devant le crépuscule imaginaire produit derrière l’inextricable
couverture nuageuse, face à l’ouverture du hangar. Il se laissa gagner par le repos et
s’endormit, paupières redressées. Le couvercle liquide l’enveloppa de ses staccatos immuables
et l’emprisonna.
***
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L’appartement négligé, aux murs couleur moisissure, se résumait à une chambre standard de
quinze mètres carrés. Une loi, initiative généreuse édictée par Ramon Fiesta, père de l’actuel
administrateur, contraignait les constructeurs à respecter ces minima humainement
acceptables. Là-dedans s’entassaient une douche avec toilettes escamotables, une kitchenette
avec un réfrigérateur, une plaque électrique, un four multifonction, un évier l’approvisionnement en eau n’était pas un problème - , un pieu inconfortable, un pouf mité,
un informateur sous cloche et quelques placards de rangement. L’informateur universel tenait
lieu de téléviseur, de radio, d’ordinateur, de moyen de communication avec Taz Net. C’était
le rare objet de valeur aux yeux de Prius et le seul dont le fonctionnement était irréprochable,
grâce à sa cloche asséchante. Pour le reste, l’humidité intérieure, conséquence des pluies
continuelles, flinguait un à un les appareils électroménagers importés de la Terre. Tout se
déglinguait en moins de deux sur cette planète à la manque. Il se consolait :
« Heureusement que l’administration Fiesta se démène pour améliorer la situation ! »
Affalé sur la couche grinçante, il était plongé dans un profond sommeil. Etait-ce dû à la
fatigue, l’alcool, aux drogues ou aux trois à la fois ? La raison importait peu ; seul comptait le
résultat, la défonce totale couronnée d’inconscience.
Sa piaule ressemblait aux pires parties de Gaïa : un dépotoir à ciel ouvert. Des emballages de
bouffe asiatique, des papiers gras, des cadavres de gnôle vidée gisaient aux quatre coins de la
pièce. L’intégralité de sa vaisselle s’entassait dans l’évier, faute de douche avec friction
appliquée de liquide détergent. Aucune porte de placard n’était fermée : elles béaient toutes,
impudiques. Quelques paquets de biscuits éventrés ou de céréales périmées s’étalaient sur les
étagères. Le linge sale chancissait au pied de la colonne de nettoyage alors qu’il suffisait
d’enfourner les vêtements dans le logement, de refermer la trappe, d’injecter une dose de
nettoyant et de profiter de la douche incessante venue du ciel. Même ce simple automatisme
était devenu superflu aux yeux de Prius. Superflu parce qu’il ne contribuait pas à anéantir son
obsession mentale.
Sur un vieux carton traînait une clef publicitaire. Elle vantait les mérites de la nouvelle
clinique psychiatrique de Gaïa. L’établissement, créé à l’initiative de l’administrateur Fiesta
pour implanter des puces de traçage, soignait les victimes du syndrome pluviométrique. Cette
dépression, liée à l’absence de soleil visible, touchait les allogènes - les déportés arrachés à la
Terre - et les natifs de Gaïa. Ce milieu poisseux et malsain dégradait les humains.
Prius s’était intéressé à leur section neurochirurgicale. Il désirait trépaner la zone où son passé
de juge « Ki » était mémorisée. Il était même prêt à perdre son identité pour ne plus être
taraudé chaque jour, chaque nuit. L’informateur lui avait communiqué un refus catégorique
de l’établissement médical. Alors, il s’était gavé d’X-Time et de pilules diverses ponctionnées
sur son stock personnel, trop lâche pour mettre un terme définitif à sa vie honteuse.
***
Peu à peu, la clameur montait de la rue. Les marchands ambulants installaient leurs stands.
Une multitude d’émetteurs à ultrasons concassait les gouttes d’eau déversées par l’orage.
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Quatre mètres carrés, voire six ou sept pour les plus chanceux, préservaient les denrées ou
matériels de l’élément liquide. Les moins riches avaient droit à de simples bâches ou de larges
parapluies. Les molécules rebondissaient de toiles en ondes et s’écrasaient dans les collecteurs
situés le long des rues. D’une capacité insuffisante, ces derniers recrachaient le trop plein de
bouillon sur les voies bétonnées, pavées, voire sur la roche nue dans les bidonvilles. La voirie
confortable des beaux quartiers n’avait pas cours, ici. Les rues avaient des allures de place San
Marco, les jours de grande marée. Les gondoles et le charme vénitien en moins.
Un cri strident tira Prius de son sommeil. Souffle et gestes à l’économie, il repéra un rat long
de trois décimètres - sans la queue -, furetant dans les détritus, les dents aiguisées comme des
lames de rasoir. La bestiole s’était introduite par l’une des nombreuses fissures de la structure
du bâtiment, conséquence du ravinement météorologique. L’homme regretta de ne pas
posséder l’un de ces nouveaux chats bioniques, introduits par l’administrateur Fiesta pour
s’attaquer à la vermine. Quelle heureuse initiative ! Ces félins aux muscles renforcés, aux sens
transistorisés et surdéveloppés, traquaient rats, serpents et souris avec une rare délectation et
une réussite insolente. Hélas, les « biocats » étaient rares - Tasmania les importait de la Terre
et ils valaient leur poids en minerai - et des bandes de voyous organisées s’entraînaient au tir
sur ces cibles vivantes.
Le rongeur déambulait en toute quiétude et quadrillait son terrain de chasse avec méthode, à
la recherche de restes séchés. Il surprit un lèchelang. L’insecte, originaire de Tasmania, était
une grosse larve noire dotée de deux bouches et deux anus. Il se déplaçait par reptation sans
se soucier de ses six membres atrophiés. Deux membres faciaux, achevés par trois phalanges
équipées de dards, le faisaient ressembler à aucune autre bestiole terrienne. Le rat,
monumental en comparaison avec le lèchelang long de dix centimètres, se jeta sur la proie
facile, claquant des incisives.
« Il commet une erreur de débutant. Sous-estimer un adversaire apparemment inférieur. »
Sa réflexion se révéla prophétique : les dards de la larve s’enfoncèrent dans les bajoues de son
ennemi. Le poison injecté se doubla d’une décharge électrique de cinq cents volts. Son
adversaire hurla, recula, gesticula. Il fit quelques pas en direction des fissures et ralentit le
rythme. Il tituba, se coucha sur le côté, s’agita, spasmodique. Sa lente agonie débuta.
Le locataire des lieux se leva et attrapa un couteau sale dans l’évier. Il ne prit pas le temps de
viser ; la lame fendit l’air épais et éventra la larve. Un bref éclair blanc irisa le métal : l’insecte
exotique avait rendu gorge en vidant ses batteries. Prius considéra son tir. Il n’avait pas perdu
son adresse, malgré les litres d’alcool destructeurs.
« Un tueur, une vraie terreur ! Pourtant, tu as tout gâché lors de l’arrestation de Matiz, mon
pote ! » Souffla une voix dans son esprit.
Il pivota avec violence, à la recherche de celui ou celle - il n’identifiait pas la voix - qui s’était
moqué de lui. Non… Encore un tour de son imaginaire tourmenté. Il ramassa le couteau,
déversa le cadavre dans l’incinérateur du bâtiment et balança l’arme improvisée dans l’évier,
12
SOIF DE JUSTICE
sans nettoyer quoi que ce soit. Il s’en foutait. Tout ce dont il avait besoin, c’était une pilule et
une sacrée dose de remontant. Il vit l’heure sur le four : midi.
« Chez Paquito », son bar préféré, son port d’attache, ouvrait et ne baisserait pas le rideau
avant deux heures du matin. Il traîna sa carcasse jusqu’à son lit. Il vira le matelas ; sa
pharmacie personnelle était planquée dans le sommier. Il récupéra un sachet en plastique et
étala le contenu sur les draps froissés. Tout son arsenal à péter les plombs était enfermé dans
un pot de verre avec des cristaux absorbeurs d’humidité dans un double fond ; pas question
de gâcher avec l’air ambiant.
Il avait de tout : M-Fear, un produit désinhibant, producteur de confiance en soi à toute
épreuve, D-Paint un altérateur de la perception des couleurs, très prisé lors des soirées entre
ados, V-Max, un amplificateur sensoriel - idéal au lit, parfait avec M-Fear et T-Big, un
vasodilatateur donnant des érections de 24 heures - , du D-Tremens, un stimulant de
l’imaginaire, reproduisant les effets du delirium tremens - visions d’insectes et autres
créatures -, D-Space, du voyage dans les galaxies à l’état pur. Il comptait aussi du Z-Blackout,
le truc le plus radical toléré sur le marché. Cette dope légale vidait la zone mémorielle du
court terme au fur et à mesure qu’elle se remplissait. Les jeunes consommateurs s’en
délectaient et faisaient toutes les conneries imaginables durant six heures sans en conserver
une pensée.
Prius hésita. Une Z-Blackout bricolée aurait-elle raison de sa mémoire à long terme ?
Comment effacer les cauchemars ? Comment garder les bons moments ? Lesquels ? Y en
avait-il seulement un ? C’était si facile d’avaler ce truc, de délirer à mort et de se faire
ramasser par les flics ou mieux, par un juge, un vrai, qui ne commettait pas d’erreur de
procédure à la con.
Il prit la Z-Blackout, semblable à un innocent bonbon et la reposa. Il se rabattit sur un DCoolsound. Elle altérait la perception des sons : avec elle, une engueulade passait pour une
déclaration d’amour, une voix de canard pour une voix de sirène. Il croqua la pastille aux
effets anodins. Un produit de la classe D, ce n’était pas grand-chose. A partir de la lettre P,
on attaquait les choses sérieuses. A X, on frisait le danger. Z, c’était la limite autorisée. Mais
cette planète foutait les boules à une telle quantité d’habitants que le gouvernement, Gérald
Fiesta en tête, lâchait la bride au peuple.
Il avala un coup de flotte pour faire passer le cachet.
« A la santé de l’administrateur ! »
Il fourra un assortiment de drogues dans sa poche, histoire de ne pas être en panne durant la
soirée. Il trouva un drôle de goût à la boisson claire. Il n’avait plus l’habitude. Son gosier
n’avait vu que de la bière et de la gnôle depuis son retour sur Tasmania, six mois plus tôt. La
moitié d’une année à traîner entre son repaire crasseux et des bistrots malfamés, à claquer son
pognon dans toutes sortes de drogues faites pour le laminer. La soif, plus mentale que
physique, le transperçait. Il enfila son imperméable fripé et claqua la porte de l’appartement.
Le bloc de sécurité s’activa. Il avait du fric, du temps – son prochain contrat de transport
serait honoré dans trois semaines - et cette foutue planète n’offrait pas de distraction. Autant
se saouler jusqu’à la nuit.
13
Soif de justice
***
Camaro, un solide hispanique de cent quatre-vingt-dix centimètres, vantard, dragueur,
bagarreur et culotté, avait troqué son teint basané et son assurance coutumière contre une
couleur blafarde et des frissonnements. Son interlocuteur, vêtu comme le gourou d’une secte
puissante, avec une de ces aubes plongeant le visage dans les ténèbres, lui foutait la trouille.
Pourtant, son mètre soixante et son aspect famélique ne suscitaient pas la terreur. C’était plus
viscéral. L’ambiance, avec tous ces sbires encapuchonnés disciples du « Maître », lui foutait
les foies.
Il tendit un sac de toile opaque et recula. Le mage dénoua la cordelette qui le maintenait
scellé et plongea une main décharnée et brillante, aux stries roses et blanches. Lorsqu’il
respirait, il sifflait comme une cocotte minute. Il avait l’air maladif et Camaro haïssait les
malades, les handicapés de tous poils. Ils puaient la mort.
Le rythme des inspirations et expirations de son hôte trahissait un calme olympien. Il ne varia
pas d’une once lorsqu’il retira une gemme grenat de la bourse. La pierre n’était pas taillée
mais il en observa les moindres aspérités, à la recherche des défauts. Il déposa la roche sur un
scanner électronique ; une série de mesures s’afficha et lui soutira un invisible sourire.
- Est-ce que ces solariums vous conviennent ?
Le « maître » le fixa. Il sentit un souffle glacial lui caresser la nuque. Une voix s’immisça dans
son esprit, le clouant sur place :
« Ne t’a-t-on pas appris à tenir ta langue ? Accordes-tu si peu d’importance à ta
misérable vie ? »
Camaro ne s’attendait pas à ce mode de communication. Un télépathe !
- Excusez-moi, reprit le vendeur. Est-ce que… est-ce que la qualité est satisfaisante ?
L’homme en aube s’abstint de répondre et poursuivit ses examens. Une à une, dix roches
pesant plus de dix mille carats chacune furent retirées, soupesées, scrutées, évaluées. Son
futur acquéreur, car il comptait bien les posséder, reportait les données dans un ordinateur.
La machine fournirait ensuite à un robot l’ensemble des instructions nécessaires à la taille et
les cristaux arrachés à Titan 1 seraient transformés avec les pertes minimales. Il stoppa ses
travaux, sentant une perturbation. Sans se retourner, il sut que Camaro s’intéressait aux
locaux. Une curiosité déplacée. Cet individu appartenait à la race des maîtres chanteurs.
- Euh… qu’est-ce que vous voulez faire de ces cailloux ?
14
SOIF DE JUSTICE
L’homme en aube comprit la ruse : s’il révélait l’importance revêtue par ces gemmes, le prix
grimperait en conséquence, sans atteindre des sommets puisqu’il ne s’agissait que d’une pierre
semi-précieuse.
« Le cours légal est fixé à cinquante-trois centièmes de yens le carat, quels que soient
le poids et la taille. Tu n’en obtiendras pas un de plus. »
- OK, OK, c’était juste pour discuter. J’ai pris des risques pour vos joyaux à la con, c’est tout.
Camaro n’emporterait pas un round dans la négociation. Il marqua une pause et reprit :
- C’est quoi cet endroit ?
Le gourou fit enfin volte-face et abaissa sa capuche. Le voleur poussa un cri de frayeur
lorsque le regard le transperça et que son cerveau, avant de bouillir, reçut en guise d’oraison
funèbre :
« Ton tombeau. »
***
L’artère était noire de monde. La surpopulation transpirait dans la rue du Kenya où les
passants jouaient des coudes pour fendre la masse de badauds plantés devant les marchands
ambulants, les spécialistes des jeux de hasard ou les preneurs de paris clandestins. Des odeurs
de ragoûts épicés se mêlaient à celles de fruits locaux savoureux mais entêtants, de détritus
jetés derrière les baraques, d’urine des innombrables clochards. Viandes grillées, légumes
bouillis, marmites géantes, abattoirs en pleine rue, combats de coqs ou de Beta Splendens
thaïlandais - poissons combattants - suscitant la frénésie des parieurs, spectacles de foire,
gâteaux mielleux, gadgets terriens vendus à prix d’or, filles sublimes aux corps exposés nus
sous des parapluies multicolores, la rue de Kenya était une des plus pittoresques de la ville. La
cité s’ornait d'avenues bigarrées, de mélanges propres à exciter ou révulser. La vermine, locale
ou importée, les rats en tête, se taillait une part du lion dans cet univers où les règles
sanitaires ne signifiaient pas grand-chose, où la pollution était le cadet des soucis. Autre terre,
mêmes erreurs…
Les averses sans fin plaquaient la pourriture sur les corps et la moiteur, alliée à une négligence
de mise, attirait les parasites avides de nourriture facile. Cette saleté de flotte tiédasse mettait
les nerfs à vif et les rixes étaient monnaie courante. Du dégénéré sans job au quidam le plus
réglo, avec un boulot en or dans une administration pépère, chaque habitant était susceptible
de basculer dans la folie. L’embargo fantoche sur les armes à feu ou à faisceau, décrété par les
Fiesta dès leur avènement, n’empêchait pas les morts violentes. La morgue ne chômait pas,
quand les rongeurs laissaient quelques restes.
Prius progressait avec nonchalance, grisé par les discours flamboyants des camelots. Sa petite
D-Coolsound faisait de l’effet. Il s’arracha au bourdonnement des commerces pour
15
Soif de justice
s’enfoncer dans la rue d’Oulan-Bator. Le passage abritait le royaume des putes et des macs.
Des truands y fourguaient des flingues ou de la dope illégale et dangereuse. La puanteur y
persistait avec acharnement ; peu d’estaminets distillaient des effluves de bouffe pour
dissimuler la crasse des « perpendiculaires », comme les habitants baptisaient ces rues
secondaires. Le col de son imperméable remonté, il masqua au mieux les traits de son visage
au cas où le hasard le mettrait en présence d’une ancienne connaissance libérée de fraîche
date.
Le long du chemin, cinq filles lui firent du gringue, persuadées que sous son allure athlétique
et sa grande taille, il cachait des aptitudes pour le sport en chambre. Les habituels éjaculateurs
précoces, maris désoeuvrés et pleureurs, cadres stressés ou lobotomisés de service ne les
amusaient plus. Il repoussa leurs avances avec gentillesse. Pour lui, le sexe servait à faire
planer les femmes et l’amour était un sentiment plus abstrait qu’une dissertation de
philosophie ou que la théorie du chaos.
Il poursuivit sa route par la rue de La Havane jusqu’à ce qu’un cri, pas de jouissance, l’arrache
à son objectif. Dans une impasse sans nom - la plaque avait été maculée d’un mélange de
peinture et d’excréments -, une fille se faisait violer et tabasser par trois individus. Elle
braillait des appels à l’aide pathétiques. Prius entrevit son visage de poupée asiatique. Elle
avait quinze ans, à tout casser. Les mecs la défonçaient, dans tous les sens du terme. Ils ne
s’arrêteraient pas avant d’avoir fini de prendre leur pied ou de l’avoir réduite à l’état de
bouillie.
« Passe ton chemin ! Cela ne te concerne plus. Ces macs lui ont piqué son lecteur de crédit
secret et lui font payer sévèrement. Que tu les flingues, ne solutionnera rien à la misère du
monde : elle refera le trottoir et d’autres enfoirés lui mettront le grappin dessus. »
Malgré le vent tiède, Prius frissonna. D’où sortait cette foutue conscience à la morale
douteuse ? La picole ne l’avait jamais fait speeder avec une telle intensité. Pourquoi la DCoolsound n’atténuait-elle pas la rudesse des propos ? Pourquoi cette voix était-elle aussi
intransigeante ? Il se retourna, flairant une essence humaine. Il était suivi, observé, il en était
persuadé. Et pourtant… Rien ! Son instinct protecteur le ramena vers la fille. Tout
s’embrouillait dans sa cervelle. Il était incapable de détacher ses yeux de la scène obscène, ni
de bloquer les sons à l’entrée de son cerveau.
« Tu n’es plus un juge « Ki », connard ! Tu n’es qu’une sous-merde alcoolique et droguée,
tout juste bon à promener d’autres connards dans ce putain d’univers. Laisse tomber et va
expier tes fautes chez Paquito ! »
Sur le point d’obéir, la fille le remarqua enfin et le supplia des yeux, sans trahir sa présence. Il
fut incapable de maîtriser le déclic. Ses phalanges se recroquevillèrent, les ongles
s’enfoncèrent dans la chair, ses mains se couvrirent d’un halo crépitant d’un blanc bleuté. Ses
bras pompaient l’énergie tapie dans la moindre cellule de son organisme, l’esprit dominant la
chair. Le « Ki » fonctionnait toujours, à sa grande surprise.
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SOIF DE JUSTICE
Il se déploya comme le plus carnassier des félins. Les dix mètres entre lui et ses proies
s’effacèrent en une fraction de seconde.
Pour la malheureuse victime, le temps s’arrêta. Son esprit, trop lent, ne put enregistrer les
sonores craquements de vertèbres, ni mémoriser les coups fracassants. L’enfer se déchaîna
autour des macs, la bestialité sublimée en art en fit de la viande bonne pour l’équarrissage.
Lorsque les dépouilles, purgées de toute étincelle de vie, churent sur les pavés glissants, la
machine à tuer avait gagné la ruelle adjacente. Prius savait que la fille s’en tirerait avec des
ecchymoses, quelques coupures qu’un laser médical suturerait en un tour de main. Son
amour-propre serait mal en point pendant trois ou quatre jours, le temps qu’elle réalise
qu’elle avait eu du bol de ne pas avoir fini dans un dépotoir en bouffe à rongeur.
Quelques mètres plus loin, Prius enjamba deux poivrots hilares. La verge à la main, ils
concouraient pour vider leurs vessies à qui mieux mieux dans le caniveau. La pluie battante
lessivait le produit de leurs agapes et dessinait des formes sur le sol, cause de leur gaieté
ahurissante. Un laser rouge dessinait l’enseigne lumineuse du bouge et crachait ses slogans à
la gloire de bières et alcools locaux. « Chez Paquito », son escale préférée, son phare dans la
nuit.
Le pilote poussa la porte du sas. Un vent chaud et violent tourbillonna dans le minuscule
réduit. L’odeur caractéristique du bar y flottait déjà. Vingt secondes plus tard, le souffle l’avait
débarrassé de l’humidité imprégnée dans le tissu de ses frusques. Chaque bâtiment public
était équipé de ce système ; les quelques immeubles selects du quartier Marie Galante en
bénéficiaient également.
Dès que l’accès se libéra, Prius retrouva l’ambiance du bouge crasseux. Il se délecta du
quatuor odorant tabac, friture, vapeurs d’alcool, sueur. Le mélange sentait le travail
récompensé par le plaisir. L’éclairage minimaliste évitait de stigmatiser la pauvreté et l’état du
mobilier. Les murs de béton n’avaient reçu ni peinture, ni tapisserie, ces éléments décoratifs
ne tenant pas face au taux d’hygrométrie. José, le tenancier, avait récupéré de vieux panneaux
métalliques sur des vaisseaux spatiaux réformés et les avait rivetés à l’ancienne. Quelques
miroirs traités contre la corrosion dispensaient des reflets trompeurs sur la dimension de la
place. Le bar proprement dit, en inox, résistait à la rouille et aux heurts des habitués, victimes
d’alcoolémie patentée. Les sièges étaient fabriqués dans la même matière, pour des raisons
identiques. Des enceintes distillaient une cacophonie de bazar, inaudible dans le brouhaha
ambiant. Une oreille avertie n’aurait pas reconnu une note.
José l’apostropha :
- Salut Satis ! La même chose que d’habitude, pilote ?
Satis. Son nom d’emprunt, légal, avec de vrais faux papiers. Un changement rendu par
indispensable par la densité d’anciens taulards au mètre carré, trop heureux de lui faire la
peau.
- Non. Une bouteille d’eau-de-vie de kumquat.
- La vache ! T’es sûr ? Ce tord-boyaux titre 65 degrés et vaut 150 yens.
- Certain.
17
Soif de justice
- C’est parti ! Dis-moi… Qu’est-ce que tu fêtes ?
- Un triste anniversaire.
- Ah…
Cinq années depuis le verdict du procès, avec cette foutue relaxe. Matiz aurait dû être
condamné. Ce génie du mal, son ami perverti par les rebelles, avait inventé tant de bombes
destructrices qu’il aurait mérité le prix Nobel du démon le plus machiavélique. Ce traître à la
cause « Ki » avait été affranchi parce qu’il avait oublié de lui lire ses droits. Une stupidité aux
conséquences incalculables. Une demi décennie plus tard, l’annonce du jugement le hantait
toujours. Et Matiz, libre sans avoir été blanchi, pisté par de simples flics, n’avait pas eu de
peine à les semer, à disparaître, à se terrer dans la forêt pour fomenter sa vengeance contre le
système.
En frappant Titan 1, il avait signé l’attentat le plus sanglant de toute l’histoire de l’humanité.
Même les prétendus imams acquis à la cause des barbus du vingt et unième siècle n’avaient
pas égalé ce triste record. Matiz l’avait ridiculisé une dernière fois. Sa bombe neurotoxique
avait ravagé la station orbitale de la planète en quelques secondes. Les neurones des ouvriers
s’étaient consumés, leurs faciès s’étaient liquéfiés sous une déferlante de feu vert. Le rebelle
avait commis une erreur de minutage et avait encaissé les conséquences de sa propre folie.
L’administrateur l’avait récupéré et exhibé dans un cercueil de verre, à la vue des concitoyens.
Taz Tv avait inondé les ondes des images du triomphe. Fiesta avait transformé le désastre en
victoire. Gérald Fiesta était ce qu’il y avait de meilleur pour Gaïa. Prius y croyait dur comme
fer.
***
La nuit tombait sur Gaïa. Nuit ou jour, la distinction était ténue. « Chez Paquito » accueillait
les noctambules habitués au petit verre après une journée de boulot. A l‘écart dans son
renfoncement privilégié, Prius noyait sa raison dans une large chope de bière blonde. Trois
autres bocks, ainsi que la bouteille d’eau-de-vie, s’accumulaient sur sa table. De temps en
temps, il s’attardait sur les clients de passage. Parfois, il reconnaissait une tête, un pilote,
comme lui. La profession, soumise à une sélection sévère, et les engins volants, victimes
d’embargo terrien, en faisaient une caste restreinte.
Sur l’informateur allumé en permanence, les programmes de la soirée débutaient par le rituel
journal télévisé. Les rubriques tasmaniennes ne brillaient guère par leur originalité : attentats
terroristes, crashs, accidents d’extraction, inévitables meurtres dans les rues de Gaïa, laïus de
Fiesta ou de ses ministres. Parfois, quelques potins sur la minuscule jet set de l’avenue Marie
Galante. Seule la rubrique météo brillait par son absence, la faute à des projections invariables
depuis des dizaines d’années et identiques pour les siècles à venir. Si l’homme ne foutait pas
le cirque dans l’écosystème local, comme d’habitude…
Depuis quelques temps, les rebelles ne se manifestaient plus avec autant de véhémence. La
sublime Fujiko Honda, grande prêtresse du journalisme sur Taz Tv, le soulignait avec
justesse. Les campagnes d’introduction de puces, les programmes de filtrage de bruit ambiant
18
SOIF DE JUSTICE
et surtout, les nouveaux fouineurs étanches et autonomes expliquaient le recul du terrorisme.
Revers de la médaille, la traque monopolisait les moyens policiers et entraînait une
augmentation de la criminalité banale dans les rues de la cité.
L’ex-juge « Ki » percevait ces dépêches sans vraiment les écouter, les disséquer, comme à
l’époque où il était actif. Il aurait aimé entendre parler d’un mystérieux sauvetage dans une
rue sans nom, juste pour le plaisir. Mais la gosse qu’il avait sauvée, s’était sûrement planquée
et avait évité de déballer son histoire à un journaleux n’en ayant rien à battre de cette traînée.
Dommage ! Les petits actes, invisibles, concourraient bien plus à la sécurité que les
opérations spectaculaires contre l’ennemi sans visage.
Une horde de poivrots patentés fit irruption en beuglant des chansons paillardes. Des
hispaniques et des arabes, si Prius en jugeait par les sonorités saisies au fil de leurs
élucubrations. Passablement pintés, les clodos bousculèrent quelques abonnés et se vissèrent
au bar. Des grognements, des jurons volèrent de part et d’autre. Devant l’ambiance survoltée,
José se glissa vers une arrière-salle et récupéra sa batte de base-ball. Elle n’était pas taillée
dans du chêne tendre et friable, comme le voulait l’usage, mais extraite au laser d’un hydrocus
tasmanien. Elle possédait les propriétés de l’acier. Il déclencha une alarme silencieuse de
niveau un, destinée à avertir le commissariat.
Malgré les noms d’oiseau vociférés, les menaces proférés, Prius capta enfin une information
digne d’intérêt. Il se redressa et tendit l’oreille. Fujiko Honda lisait un feuillet délivré par un
assistant sur le plateau télévisé. Il relatait un détournement de solariums. L’abondance de ces
pierres semi-précieuses les rendait bon marché et moins prisées que des rubis. Elles étaient
parfaites pour des bijoux fantaisie dont la jeunesse terrienne faisait grande consommation.
Broyée par des mâchoires monstrueuses, la poussière de solarium entrait dans la composition
de fusées de feux d’artifice. Les explosions brillaient alors de mille éclats dans le ciel terrien.
La quantité extraite chaque année frisait le millier de tonnes et était vouée à l’exportation. Sur
Tasmania, les jeunes n’avaient guère les moyens de claquer du fric dans le superflu et la
pluviométrie ravalait les feux d’artifice au rang d’utopie.
Fujiko Honda précisait que des pièces de grande taille avaient été dérobées. Le butin total
n’excédait guère cent mille yens. Un individu nommé Séville avait été appréhendé avec dix
gemmes de plus de dix mille carats l’unité. Il était interrogé par la police. Elle promit
d’enquêter sur ces vols d’une nature peu commune.
Prius était dans tous ses états, excité comme une puce ; son instinct « Ki » renaissait de ses
cendres. Il cogitait, malgré l’agitation du bouge.
Dehors, vissé au trottoir malgré de violentes trombes d’eau, un observateur n’avait d’yeux
que pour le pilote entré chez « Paquito » quelques heures auparavant. L’homme, de petite
taille, ne s’abritait sous aucun parapluie, ni concasseur de molécules d’eau Il notait le
revirement de sa cible et cela le démangeait de passer à l’action. Il savait lire sur les lèvres et
avait décrypté l’annonce de la journaliste de Taz Tv. C’était d’autant plus fâcheux qu’il avait
commandité le vol relaté par Fujiko Honda. Il fallait s’occuper du juge sinon sa curiosité
insatiable et sa soif de justice pourraient bien remonter à la surface. Il en avait eu une nette
19
Soif de justice
démonstration avec le viol de la prostituée. Il ne devait plus se contenter de l’épier, il devait le
stopper.
La raison le poussa à en référer à son supérieur. Ses mains plongèrent dans l’aube et
s‘emparèrent d’un communicateur électronique. Il usa de la plus grande prudence pour
formuler ses phrases : « Fine Spy » analysait tout ce qui était audible. Son interlocuteur
décrocha aussitôt :
- C’est moi.
- Que voulez-vous ?
- Avez-vous vu les informations ?
- Oui.
- C’est fâcheux.
- Personne ne se doutera de quoi que ce soit. Aucune inquiétude à avoir.
- Au contraire ! Cette petite salope de journaliste a éveillé l’attention d’un certain pilote.
- Un pilote ? Je m’en fous !
- Pas n’importe quel pilote.
Il y eut un blanc, le temps que le personnage saisisse où l’homme en aube voulait en venir.
- Merde ! Lui ?
- Lui. Je le surveille depuis quelques jours. Son instinct est aux aguets, il est affûté. Il n’a pas
perdu la main. Il faut s’occuper de lui et aussi du minable que la police a arrêté.
- Oh ! Doucement, mon gars ! Pas question de retirer un « Ki » de la circulation et surtout
pas celui-ci. Les journaleux se régaleraient et fouineraient jusqu’à ce qu’ils aient rongé l’os
entier. Il faut procéder autrement. Voyons… Ouais ! Si le petit juge frétille, je vais lui donner
de quoi se soulager. Aucun problème. Faites-moi confiance !
- Et l’autre ? S’il parle, les flics remonteront jusqu’à moi.
- Il ne parlera pas. C’est un dur à cuire.
- Je sais mais je ne préfère pas laisser de place au doute. Je dois m’assurer qu’il se taira.
- Comment ?
- Cela me regarde.
L’encapuchonné replia le communicateur et le fourra dans sa poche. Puis, il dévoila son
avant-bras droit. Il tapota sur un clavier et s’évanouit dans le néant, comme si la magie ou la
foudre l’avaient enlevé au monde réel.
**
*
20
SOIF DE JUSTICE
CHAPITRE 2
L’atterrissage d’un malabar ventru, à la peau citronnée, à deux pas de son refuge extirpa un
profond soupir au pilote. La bagarre généralisée débutait à coups de bouteilles brisées, de
doigts tendus en l’air, de poings serrés envoyés à la volée dans des mâchoires tassées. Les
clients, des mineurs professionnels pour la plupart, s’arc-boutaient chaque jour sur des leviers
hydrauliques et charriaient de lourdes charges. Ils étaient robustes et avaient de la hargne à
revendre. Les rares nanas du troquet ne jouèrent pas les filles de l’air et entrèrent dans la
mêlée. Des couteaux sortirent de leurs fourreaux, le sang fut versé après une minute
d’échauffourée. Un mec, les boyaux entre les mains, s’écrasa à ses pieds.
Prius poursuivit sa séance de picole, protégeant son breuvage. Sa vie n’était pas en danger
tant qu’il ne prenait pas partie pour un camp ou un autre des insurgés. Et il ne tenait pas à
griller sa couverture en agissant à visage découvert dans un lieu public, en agitant son énergie
blanc-bleu sous le nez des belligérants. Que ses mains crépitent à la vue des victimes de
l’alcool et il s’en trouverait assez pour se rappeler de sa tronche, une fois dessaoulés.
José, le patron du bar, avait transmis l’appel d’urgence aux forces de l’ordre. Dans l’attente
d’une réaction policière au code de niveau 2, il faisait parler la batte de base-ball à grands
coups de moulinets. Un projectile fusa et lui ôta la matraque improvisée des mains. Le tir
venait d’un des semeurs de zizanie entrés en force. Prius imprima sa face de porc lardée de
cicatrices. Toute connexion mentale au système central d’identification était inutile ; la
tronche de ce pédophile doublé de braqueur était inoubliable. Un groin tenait lieu de nez au
centre de la tête d’Abdul Aixam. Ce malade de la gâchette, veinard insaisissable dénué de
puce, préparait sans doute un sale coup. Les pochards se redressèrent comme s’ils n’avaient
sifflé que de la limonade.
- Bien joué les gars !
« Pourtant, je les ai vus picoler et pas du sirop ! Je parie qu’ils ont avalé une V-Detox
améliorée. Ils sont trop nombreux pour que j’intervienne seul sans générer des soupçons. »
Aixam tendit une clef de crédit et agita son flingue :
- Aboule la caisse, le taulier ! Magne-toi, je n’ai pas que ça à foutre !
Une rafale pulvérisa quelques bonnes bouteilles de tord-boyaux, à quelques centimètres de la
tête de José. Le gros moustachu transpirait à grosses gouttes. A soixante ans passés, il ne
jouerait pas au héros. Ses doigts gourds se refermèrent sur son lecteur. Il pianota un code de
déversement et tendit l’appareil au bandit. Un sourire carnassier se dessina sur sa sale trogne
hirsute.
Sa joie s’effrita lorsque, dans le silence imposé par la tragédie, le vrombissement d’un
aéroglisseur perça la pluie. Des faisceaux bleutés coupèrent l’obscurité par alternance. Le
21
Soif de justice
vacarme extérieur grimpa en flèche. La cavalerie motorisée - la seule à bénéficier de véhicules
personnels - débarquait.
L’un des sbires paniqua :
- Les flics ! Putain ! On est cuits !
Il récolta un pruneau de la part de son patron. Il valdingua au sol et gueula comme un putois.
- Le premier qui flanche, le rejoint. Compris ?
Les autres opinèrent du chef. Aixam enchâssa sa clef électronique dans le lecteur et déroba la
recette en mémoire, soit un peu plus de 3000 yens. Il grimaça : il s’était cassé le tronc pour un
pourboire. Ce petit futé de José déversait la cagnotte une fois par jour, sur un autre compte.
La caisse était transitoire.
- Enfoiré de barman !
José recula. Dehors, le ballet des machines volantes continuait. Une nuée de forces de l’ordre
s’agglutinait dans la ruelle, générant un attroupement de badauds avides de rodéo policier.
Des tireurs d’élite se positionnaient. Prius observait les mouvements. Il connaissait la
conclusion sans avoir lu le scénario : un bain de sang. Le commissaire administratif Terrano,
un géant mexicain portant les bacchantes, déporté depuis une vingtaine d’années, ne faisait
jamais dans la dentelle. Tout le contraire d’un « Ki ». Bien qu’ils aient œuvré du même côté de
la barrière, l’ancien juge haïssait ce flic. Ses procédés s’apparentaient à ceux du Moyen Age.
Il devait se rapprocher d’Aixam sans utiliser une ruse « Ki ». Une idée saugrenue traversa son
esprit.
- Vous ne vous en sortirez pas sans des otages.
Le doigt sur la détente, Abdul rugit :
- Je t’ai sonné, toi ? D’abord, qu’est-ce que t’en sais, hein ? T’es un flic ? C’est ça, t’es un
putain de flic ?
- Non, j’suis pilote.
- C’est vrai, confirma José. Et un sacré bon pilote.
- Ah ouais ? Alors, le pilote, comme ça, on veut me donner des conseils ?
- Moi ? Non. Seulement… Dehors, je viens voir une gueule que je ne peux pas encadrer.
- Qui ça ?
- Terrano. Le commissaire administratif Terrano.
- Tu déconnes ! Cette enflure ne bougerait pas son cul pour un loqueteux comme moi !
- Va savoir… Il te prend peut-être pour une pointure. Avec lui aux commandes, dans deux
minutes, le bar va ressembler à une meule de gruyère.
- Putain !
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SOIF DE JUSTICE
Aixam fulmina. Il se tourna vers la vitrine et chercha la tête frisottée du Mexicain entre les
hallebardes venues du ciel.
- Cet enfoiré va mitrailler comme un dingue ! T’as raison, je vais prendre des otages. Amène
ton cul par-là !
- Quand je parlais de garanties humaines, je ne me portais pas volontaire.
Il agita son flingue à trouer la chair :
- Tu fais otage, ou tu fais le mort.
- OK, OK !
Il accepta, se leva, mesura chaque geste. Il se porta à la hauteur du braqueur et lui tourna le
dos. Il attendit de sentir le souffle chaud sur sa nuque.
Au moment où l’adversaire l’attrapait à la gorge et pointait son arme sur sa tempe, Prius lui
balança un coup de coude dans le groin. Le pif éclata comme une figue mûre. Le temps
qu’Abdul Aixam réalise son erreur, il était trop tard. Le pied botté du pilote explosa son
entrejambe et lui fit remonter le service trois pièces à l’étage supérieur. Il poussa un
hurlement déchirant et son assaillant mit à profit ce répit pour s’emparer de l’automatique.
Un ultime coup porté à la nuque fit taire le braillard. Il braqua le reste de la bande :
- On dépose les couteaux, les cure-dents, tout ce qui pique, allez !
Les flics donnèrent l’assaut. La vitrine vola en éclats, à coups de pulsateurs. Sous l’effet des
champs magnétiques, la vélocité des projectiles atteignit plusieurs centaines de kilomètres à la
seconde. Ce fut l’enfer. Les balles crépitèrent, percèrent les panneaux décoratifs, explosèrent
le béton, les miroirs, tout ce qui était moins résistant. Tout.
Les clients se jetèrent à terre ou foncèrent jusqu’aux toilettes où une issue de secours les
attendait. Quelques-uns écopèrent de balles perdues et furent projetés à plusieurs mètres
dans les airs. D’autres attendirent que l’orage cesse. Le tenancier plongea derrière son bar
dont l’intérieur était capitonné d’acier sur plusieurs épaisseurs. Les cônes métalliques
s’écrasaient sur le blindage en jouant une étrange mélodie. Il se rua sur le micro d’ambiance :
- Arrêtez de tirer, bande de tarés ! Ils se sont rendus ! Arrêtez, bon sang !
Les tirs cessèrent sur l’ordre d’un gradé. Prius reconnut la voix d’Impreza, l’un des
lieutenants zélés de Terrano. Pas un mauvais bougre mais juste bon à exécuter des ordres.
Encore qu’il cachait peut-être son jeu. Le subordonné lança :
- A l’assaut !
Les flics en armure de titane carbone gris, casqués, en liaison avec leur officier, investirent la
place et projetèrent les clients à terre, sans ménagement. Face au sol, mains dans le dos. Les
forces de l’ordre faisaient gicler la « colle à pinces », un mélange semblable à de la pâte à
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Soif de justice
choux, préféré aux antiques menottes. Cette méthode expéditive entravait une personne en
quelques secondes sans prendre le risque de l’approcher de trop près. Les canons, avec
réserve sous pression, vomissaient leur mixture sans distinction de race, d’âge ou de sexe.
- Embarquez-moi tout ça au poste pour vérification d’identité ! Pour les cadavres, direction la
morgue ! Ecoutez-moi tous : vous êtes en état d’arrestation. Vous avez le droit de vous taire
jusqu’à ce qu’on vous ait remis un logiciel de défense judiciaire. Vous avez entendu ? OK !
Equipe alpha et bêta au rapport !
- Nous avons stoppé les fuyards, répondit une voix venue du dehors. L’issue de secours ne
leur a été d’aucune utilité.
- Parfait ! N’oubliez pas de leur lire leurs droits. Qui est le patron de cette taule ?
José se redressa :
- Moi.
Le flic déclencha la caméra miniature fixée à son casque :
- Etablissement du procès verbal. Nom, prénom, profession et numéro de puce ! T’as intérêt
à faire vite, j’arrête ma journée dans trente minutes, ma régulière est un vrai cordon bleu et je
n’aime pas bouffer froid. Compris ?
- Compris. Fuego, José, barman, matricule ABB6677. Des types sont entrés dans le bar, ils
avaient l’air pinté. J’ai déclenché l’alerte. Ils ont cherché la bagarre après avoir insulté des
clients. Cela a dégénéré, des couteaux sont sortis de certaines poches. Je ne peux pas dire
desquelles. J’ai pris ma batte de base-ball pour faire le ménage mais l’un d’eux, celui qui
roupille contre le mur, là, a sorti un flingue et m’a désarmé. Il a annoncé la couleur et exigé
ma recette. Il a tiré un coup de semonce dans les bouteilles, là. Après, j’ai obéi et vous avez
débarqué en toute discrétion.
Impreza, glabre comme une statue grecque, iris bleu et carrure d’athlète, leva un œil amusé.
Ce barman faisait de l’humour alors qu’il avait failli cramer. Il avait du cran, le papy.
- C’est tout ?
- Non. Le pilote lui a dit que s’il ne n’utilisait pas des boucliers humains, il ne s’en sortirait
pas. Il a dit qu’il avait vu Terrano et l’autre a paniqué. Finalement, il a pris le navigant en
otage. Ce dernier lui a foutu un coup de coude dans la tête, un coup dans les boules et un
autre derrière les étiquettes. Après, il a ramassé le flingue et il a ordonné aux autres de
déposer les armes. C’est à ce moment que vous avez ouvert le feu.
- C’est bon, ça ira ! Il est où, ton pilote, pépé ?
- C’est lui, là. Il s’appelle Satis.
Satis, alias Prius, embrassait le sol comme les autres usagers, les mains prises dans la colle. Il
sentit qu’on le retournait sans précaution. Le lieutenant fronça les sourcils et écarquilla les
yeux. Il eut un léger mouvement de recul.
24
SOIF DE JUSTICE
- Satis… C’est ça, hein ?
- Oui monsieur le policier, répondit l’intéressé le plus sérieusement du monde, le regard
vitreux incapable de se fixer sur un point précis.
Le flic secoua la tête de droite à gauche. Il avait reconnu l’ex-juge à ses yeux lilas. Le tableau
s’était noirci depuis leur dernière rencontre ; des poches se creusaient sous ses orbites, il avait
perdu une bonne moitié de sa masse musculaire, il empestait la sueur et l’alcool. Inutile de lui
demander ce qu’il s’enfilait à longueur de temps. Par-dessus le marché, il avait troqué
l’uniforme blanc des juges pour la combinaison anti-g des pilotes. L’organisme de ces mecslà, soumis à des doses massives de X-Time, ne s’en sortait pas sans séquelles. Les labos
serinaient à tout va qu’en un siècle, il n’y avait pas eu un pépin attribuable à la pilule.
Personne n’était assez crétin pour avaler cette bouillie marketing pour bébé éprouvette
d’école de commerce.
- Eh ben…
Il fouilla dans un compartiment protégé de son armure et retira une espèce de piolet muni
d’une batterie. Il remit l’ex-juge sur le ventre et apposa la pointe sur la mixture enserrant ses
poignets. Une décharge neutralisa la matière et la rendit friable.
- Debout ! Carre-toi dans un coin et ne me fais pas chier ! OK ?
- OK mon lieutenant, lâcha Prius, une vague lueur d’amusement dans les yeux.
Malgré l’alcool, il disposait des ressources nécessaires pour faire exploser la colle à pinces. Et
Impreza le savait, le sentait. En d’autres temps, le juge aurait anéanti une escouade à mains
nues, à condition qu’elle ne soit pas armée comme des chars d’assaut. L’opération de police
prenait fin. Les aéroglisseurs ouvraient leurs ventres et embarquaient les prisonniers. Des
fouineurs contrôleraient les puces, les identités et gare à ceux qui seraient dispensés de
mouchards électroniques. Ils seraient assimilés à la caste des rebelles, emprisonnés, jugés dans
les plus brefs délais. Leur logiciel de défense « boguerait » en permanence, sans qu’une
explication informatique plausible ne puisse être avancée. Quant à la sentence, depuis la
bévue d’un certain ex-juge, elle était écrite à l’avance : neutralisation définitive par injection
mortelle.
***
Les flics libérèrent la place dans les règles, c'est-à-dire en abandonnant le bar dans un état
proche de la ruine. José n’avait plus qu’à payer les pots cassés, comme toujours. Il n’était pas
assuré. Aucune compagnie n’était assez dingue pour couvrir un commerce rue de La Havane.
Ce n’était pas du style à se prendre la tête entre les mains et à se lamenter sur son sort. Le
dernier flic à peine déguerpi, il traînait déjà un aspirateur industriel avalant les gravats de
verre. En attendant le remplacement de la vitrine, il baisserait le rideau de fer et tendrait sa
vieille bâche de plastique. Il y avait urgence : le vent rabattait la pluie dans l’établissement et
25
Soif de justice
augmentait le taux d’humidité de manière dramatique. Il s’arrêta aux pieds de Prius qui avait
repris sa place.
- Merci, l’ami ! Je te dois une fière chandelle. Si un jour tu as besoin de n’importe quoi,
demande et je me mettrai en quatre pour te l’obtenir. N’importe quel service.
- C’est noté. Tiens, José ! Fit le pilote en tendant la clef électronique reprise à Aixam. J’ai
ajouté cinq mille yens pour les dégâts. Après tout, si j’avais agi plus tôt, on aurait pu limiter
les frais.
- Tu n’es pas obligé, Satis. Je suis habitué aux bagarres et aux braquages.
- Allez, c’est ma tournée ! J’ai fait une bonne affaire avec mon dernier passager. Vas-y, prends
le fric ! En souvenir des bitures passées, présentes et à venir.
José accepta de bon cœur. Des salades comme ça lessivaient son modeste bénéfice. Peu à
peu, le bar retrouva une allure acceptable. Cinq clients trempés s’engouffrèrent dans le sas de
séchage, épargné par la ruée des forces de l’ordre. En quelques minutes, les conversations
s’animèrent, le brouhaha reprit ses droits. Deux parties de cartes se formèrent à quelques
tables réunies pour l’occasion. Des négociants s’assirent à une autre pour traiter de menues
affaires. Le sang versé fut nettoyé, les débris de verre éliminés, les trous de béton colmatés ;
le drame était ravalé au rang de fait divers.
Une chope de grès, remplie de bière brune, atterrit sur la table de Prius. José lui adressa une
œillade. Le buveur invétéré le gratifia d’un signe de la tête. Il glissa une nouvelle DCoolsound au fond de sa gorge et porta la boisson au bord de ses lèvres. Le liquide frais et
gouleyant glissa le long de l’œsophage en libérant ses arômes amers si rafraîchissants. Boire
sans soif mais jusqu’à plus soif, oublier ces minutes où son passé l’avait rattrapé. Pour
approcher cet idéal, il y avait la Z-Blackout. L’innocente gélule rose abraserait sa cervelle en
quelques secondes, le temps que son organisme assimile ses principes actifs. La tentation…
Il perçut un courant d’air parfumé. Une fleur au milieu du fumier. Des senteurs de violette
sur une note citronnée flattèrent son odorat. Il leva le menton et la vit. Ses yeux en amande
d’un noir profond, ses cils sans fin, ses pommettes saillantes, ses lèvres finement ourlées, sa
peau… un délice ambrée, sa taille menue, tout trahissait ses origines asiatiques. Une cascade
brune satinée tombait sur ses épaules, jusqu’au creux de ses reins. Son maquillage était
prononcé : une once de fard violet, du noir pour souligner son regard, du fond de teint pour
rehausser ses joues et une couche de rouge à lèvres pour susciter la morsure légère ; quant à
son accoutrement, un short de coton blanc taille basse fermé par des pressions, moulant une
paire de fesses fermes, un tee-shirt rose décolleté et raccourci, jeté sur son ventre légèrement
arrondi, des talons hauts compensant à peine son mètre cinquante, ils étaient minimalistes et
sans ambiguïté sur son activité. Elle trimbalait un petit sac à main façon paille tressée et le
balançait avec nonchalance. Elle s’empara d’une chaise tordue, posa son postérieur dessus,
croisa ses cuisses de manière subjective et l’aborda sans complexe :
- Salut chéri ! Cela te dirait de t’envoyer en l’air avec moi ?
- Tu es directe, toi.
- Toujours avec les beaux gosses. Alors ? Que penses-tu de ma proposition ?
26
SOIF DE JUSTICE
- Comment t’appelles-tu ?
- Comment je m’appelle ? Tu es un marrant, toi ! En général, les mecs que j’aborde, me
demandent si je suce, si j’accepte le sexe anal, s’ils peuvent me fourrer à trois, à quatre, voire
plus, avec des filles. Bref, les trucs habituels. Il y en a même des pilotes qui me demandent si
je veux m’éclater en apesanteur, en m’empiffrant de drogues de toutes sortes. J’ai eu droit à
tous les endroits possibles, à passer des fringues tous plus délirants les uns que les autres. Je
me souviens d’un tordu qui voulait que je m’habille comme sa femme, que je mette son
parfum, son maquillage. Et des tarés zoophiles, aussi. Mais là, pas question ! Je baiserai avec
des Tasmaniens, des extra tasmaniens à la rigueur mais pas avec des animaux. Ce qui exclue
ces connards de Terriens !
Voyant que son discours lui soutirait un sourire amusé, elle enchaîna :
- Je m’appelle Clio, susurra-t-elle avec sensualité, tout en s’approchant de lui. Mes grandsparents venaient de Thaïlande. Tu sais, ce pays où les filles sont toutes sexy et délicieuses.
Elle était à quelques centimètres de lui quand elle ajouta :
- Mais moi, j’ai quelque chose de spécial que les autres nanas n’ont pas.
- Ah ? Qu’est-ce que c’est ?
- Un vibreur interne dans le vagin.
- Tu es bionique ?
- Juste ça. Une puce convertit le sucre de mon organisme en énergie et alimente mon petit
gadget. Je le pilote depuis mon cerveau et avec, je peux épuiser un bataillon de soldats. Je l’ai
déjà fait ! Une centaine de mecs que j’ai vidés, les uns après les autres, suite à un pari. Tu ne
le regretteras pas, je peux te l’assurer.
- Ecoute, Clio, j’adore ton petit corps, tu es vraiment canon, tu as une voix de sirène mais je
n’ai pas le cœur à ça. J’ai des trucs à oublier.
- Une voix de sirène ? Tu as pris une D-Coolsound ? Sympa ! Tu sais, si tu veux oublier, j’ai
des trucs d’enfer, parfaitement légaux. Pour toi, ce sera cinq cents yens. Je te fais la totale,
massage compris et je passe la nuit avec toi. Allez, tu vas aimer ça, cela va te changer les
idées.
- Impossible… murmura Prius, perdu dans ses cauchemars. Impossible…
- Regarde…
Elle écarta les cuisses et en abaissa son short. Elle dévoila un tatouage en forme de papillon
en lieu et place du pubis. La figure fourmillait de détails et de couleurs. Un travail d’artiste.
- Mignon, hein ?
Il décocha un hochement de tête affirmatif. Elle prit ses mains et le força à se mettre debout.
Il tanguait à mort. La nuit risquait d’être courte.
***
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Soif de justice
Clio se révélait mieux qu’aguicheuse : elle était câline. Elle usait de gestes subtiles, gracieux, et
distillait un érotisme torride. La façon de le saisir par la main, de se blottir contre lui, d’opérer
quelques haltes sous des abris de fortune, de s’enrouler autour de lui comme une liane, de se
plaquer contre son torse pour susciter mille et un frottements. Elle se comportait comme si
elle était amoureuse de lui. Une sacrée professionnelle !
Prius n’éprouvait pas et n’avait jamais éprouvé de sentiments pour une femme. Pourtant, il
raffolait de la plastique des Asiatiques, les Thaïlandaises en particulier. Il les trouvait…
parfaites et d’un caractère agréable, docile, attentionné. Mais il ne comprenait rien à l’amour
et son cœur restait sourd aux mots, aux attentions, aux regards. Il avait couché maintes fois
avec différentes partenaires et le résultat s’était avéré désastreux à chaque fois. Même Ibiza, la
volcanique Paraguayenne, médecin légiste de métier, n’avait pas réussi à lui soutirer un aveu
sentimental. Et pourtant, elle en pinçait pour lui à l’époque où il lui procurait des « clients »
refroidis à la pelle. Lui, non. Ses fonctions sexuelles étaient normales, elle le lui avait assuré. A
ses yeux, Ibiza comptait vraiment. Il aurait été affecté, non… gêné… si un malheur lui était
arrivé. Mais un truc clochait dans sa tête : comme si la compassion, l’amour, la pitié, n’avaient
pas de place. Une caractéristique commune aux « Ki ».
Clio venait une nouvelle fois de l’attirer sous un porche. Son ventre était si bouillant que les
ruissellements de pluie sur la peau dégageaient de légers effluves vaporeux. Elle plaqua ses
cuisses à cheval sur sa jambe droite et guida ses mains sur sa peau de pêche. Il la sentait
vibrer, au sens propre du mot. L’excitation totale déclenchait son système vibromasseur
interne. Elle ne se contrôlait plus du tout. Il s’interrogeait sur les raisons d’une telle transe :
une V-Max améliorée ? Quoi ? Ce n’était quand même pas pour son allure crasseuse et sa
puanteur permanente qu’elle se mettait dans un état pareil !
Il ne voyait que le cloaque puant de la rue sordide, elle se croyait seule avec lui sur une île
déserte avec un décor de carte postale terrestre. Comment composait-elle ce rôle qu’elle
jouait à la perfection ?
Elle lui mordilla le lobe de l’oreille et lui glissa :
- J’ai envie de toi.
Elle lui servit un sourire de concours de beauté, une dentition d’une blancheur paradisiaque
et d’un alignement militaire. A sa grande surprise, elle l’embrassa, fouillant sa bouche à la
recherche de la langue. La hardiesse le mit mal à l’aise. Il recula. L’esquive n’échappa pas à la
jeune femme.
- Je ne te plais pas ?
- Si, Clio. Tu es… adorable et… charmante… C’est juste que… Regarde autour de toi !
Qu’est-ce que tu vois ?
- Des rues, des habitations géantes, des enseignes lumineuses, des commerces, des sociétés.
Pourquoi ?
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SOIF DE JUSTICE
- Et la merde, tu ne la vois pas ? Les trombes d’eau interminables, la puanteur, la crasse, la
vermine animale et humaine ? T’as bien un mac, non ? Il ne te dérouille jamais ?
- Toi, tu vois tout en noir. J’ai ce qu’il te faut pour te faire planer, chéri. Tout ce qu’il faut
pour que cette nuit, tu voies la vie en rose. Et non, je n’ai pas de mac.
- Pas de mac ? T’es une exotique ou quoi ?
- Non, je suis une Tasmanienne de pure souche, beau mec. Je ne baise pas pour vivre, juste
pour arrondir les fins de mois. Je change de coin tout le temps, ce ne sont pas les endroits
demandeurs qui manquent ici. Je choisis mon mec en fonction de mes goûts et je prends
mon pied. J’ai l’œil pour repérer les types sources de bonnes surprises. Quand je me trompe,
je le renvoie chier, c’est simple. Je suis plutôt vernie.
- Qu’est-ce qui te plaît en moi ?
- Tes grands yeux lilas, ton corps bandant. Mais ce qui m’attire par-dessus tout, c’est ta
solitude désespérée, cette impression que tu vas mourir demain et que c’est ta dernière nuit
d’amour.
- T’es siphonnée !
- Ouais mais tu vas aimer ça !
Elle ressortit de leur abri. Elle fit quelques pas et demanda :
- C’est par où ?
- Dans cette direction.
Elle se pendit à son cou et lui communiqua sa joie de vivre. Clio était enivrante et allait se
donner à lui. Enfin une journée différente.
***
Pêle-mêle, Prius entassa fringues sales et détritus dans le seul angle inoccupé de sa piaule.
- Excuse pour le foutoir !
- Bof… J’ai déjà vu pire ailleurs. Je suis toute trempée, j’ai de la boue sur les chaussures. Tu
as une douche ?
- Là. Fais gaffe, il n’y a pas de chauffage. La flotte doit faire dans les vingt, vingt-deux degrés.
Elle s’approcha de lui et l’interrompit dans ses tentatives désespérées pour rendre un
semblant d’ordre aux quinze mètres carrés. Elle lui prit la main et le guida devant la douche.
Elle retira son imperméable et le jeta à terre sans ménagement. Cette loque datait de la
guerre, la troisième guerre mondiale. Elle prit tout son temps pour défaire les boutons de sa
chemise, un à un.
Lorsque les pans tombèrent dans le dos, elle découvrit un grand nombre de cicatrices
passées. Ce n’était pas la peau d’un pilote civil mais l’épiderme d’un soldat. Elle ne trahit pas
une once de surprise.
La ceinture sauta, le pantalon s’affala. Prius acheva de se dévêtir. Une fois dans le plus simple
appareil, Clio le poussa dans la cabine de douche et ouvrit l’unique robinet en grand.
29
Soif de justice
L’eau fraîche sur le corps le fit réagir :
- Ah !
- Tiens !
Elle tendait un gant et du savon liquide.
- Frotte et ne lésine pas sur le détergent !
« La garce ! Elle m’a bien eu ! »
Il tira la porte vers lui et s’assura de l’étanchéité. Il s’aspergea de la tête aux pieds et frotta
avec énergie. Clio restait appuyée contre la vitre, souriant de temps à autre. Lorsqu’il fut
récuré, elle entra dans la cabine, sans quitter son short, se séparant de son tee-shirt et ses
talons hauts. Elle n’avait pas de poitrine, juste deux tétons dressés avec arrogance. Prius
apprécia sa fine musculature. Elle se précipita sur son nombril et l’aspira goulûment. Cela lui
soutira un rire sonore, la caresse tenant davantage de la chatouille que du plaisir.
- Eh ! T’es vraiment affamée, Clio !
- Non… C’est juste une entrée en matière. Prends-en un et croque d’un coup sec !
Elle lui proposait un cachet jaune.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Une petite usine à bonheur, minauda-t-elle. Dans la série Z. Très efficace.
Elle en avala une. Il mordit à pleines dents et avala les morceaux. Le goût prononcé de sucre
masquait des acides actifs puissants.
Clio s’agenouilla tandis que l’eau dévalait sur eux. Ses doigts s’agitèrent sur son bas-ventre,
glissèrent le long de ses jambes et remontèrent pour soupeser les bourses. Son sexe eut un
réflexe de tension. Elle le prit en bouche, pas effarouchée pour un sou.
Il sentit une immense vague de chaleur l’envahir, comme s’il frôlait une étoile en formation.
Il porta les mains derrière la nuque de la jeune femme, mêlant ses doigts à ses longs cheveux
brillants et poussa avec une infinie lenteur, jusqu’à sentir l’air chaud expulsé sur son gland, au
bord de la gorge. Il coulissa d’avant en arrière, avec précaution. Le feu intérieur le dévorait. Il
sentait le sang quitter sa cervelle, ses bras, ses jambes, pour se concentrer dans sa verge. Elle
gonflait, obstruait la bouche de la poupée asiatique. Elle suffoquait mais s’obstinait avec
ravissement.
Il se retira et fit gicler les pressions de son minuscule short. Il se débarrassa du tissu et
découvrit le papillon aux reflets bleu métallique et rouge sang. L’abdomen du lépidoptère
était formé par les lèvres supérieures de son sexe. Elle était entièrement glabre et Prius, face à
une telle œuvre d’art, se dit que c’était parfait comme ça. Ce fut la dernière seconde où il fut
capable de raisonner. Il se jeta sur l’insecte et entreprit de s’en délecter, jusqu’à ce qu’elle
s’envole.
30
SOIF DE JUSTICE
Clio poussa un long hurlement de plaisir et l’encouragea à se déchaîner. Des vibrations
internes se déclenchèrent sans qu’elle puisse les stopper. Un déferlement incendiaire dévora
le pilote, se concentrant dans son sexe distendu. Il abandonna le fruit juteux et plaqua Clio
contre le béton de la douche. Il l’embrocha sans vergogne, la culbuta avec une violence
consommée et souda leurs chairs. Il la voulait entière, passionnée, faible et forte à la fois. Il la
voulait à lui, plus jamais pour un autre. Elle serait son jouet, son esclave. La Z-Nolimit en
faisait l’un des lieutenants de Satan, un assoiffé de luxure, brisait les limites des tabous et
révélait sa bestialité véritable et humaine. Il la bourrait comme un possédé, comme si il était
un autre, un aliéné libéré de ses chaînes.
Gymnaste accomplie, la prostituée écartait au maximum ses cuisses pour recevoir la
plénitude. La pilule… Elle combinait plusieurs effets, elle le dilatait ! Son sexe occupait
l’étroit orifice de Clio, la déchirait. Plus il lui labourait le ventre, plus elle aimait et
l’encourageait. Il grognait, éructait, écumait, sa respiration et son rythme cardiaque
dépassaient l’entendement. La prendre sans réserve, qu’elle le sente, il n’y avait plus que cela
qui comptait.
Il la sortit de la douche sans cesser de s’activer comme un lapin. Il balança son matelas par
terre et l’y précipita. Il s’affaissa de tout son poids sur sa fragilité, mêlant leurs sueurs et eaux.
Il bougeait à une vitesse phénoménale, accélérait sans arrêt. Clio basculait de plus en plus sa
somptueuse crinière brune par-dessus ses épaules. Elle l’encourageait, l’insultait, l’invitait à la
brutaliser et plus souvent, hurlait, au mépris du voisinage. Il ne prononçait pas un mot et
libérait ses pulsions animales.
En un éclair, il la retourna sur le ventre. Il contempla quelques secondes son appendice
luisant de sécrétions et le fixa. Dans sa folie sexuelle, il se persuada d’accomplir l’impensable.
Il se concentra. L’énergie blanc-bleu crépita au centre de son corps et les dimensions de son
pénis s’accrurent. Il plaqua Clio contre le matelas, écarta ses fesses et repartit à l’assaut de son
ventre. Le feu atteint son paroxysme, sa chambre s’embrasa, des flammes rouges, orange,
vertes, consumèrent l’immeuble. Tout ce qui existait, disparut. Il n’y avait plus que Clio,
offerte, innocente, sans défense.
Il dégorgea de l’énergie « Ki » de la moindre parcelle de son être, devenant lumière
énergétique pure. Clio fut tentée de voir ce qui se passait, sentant qu’une abomination la
possédait. Il l’éventra en s’acharnant comme Jack l’éventreur. Elle subit, le visage plaqué
contre l’oreiller, elle se soumit, ses cordes vocales perchées dans la tonalité la plus puissante.
Il força le vagin devenu ridicule par rapport à ce qu’il y insérait. Puis, il reprit la bataille pour
la vaincre, la vider de ses mots, de ses émotions, jusqu’à ce que, pantelante, elle implore sa
grâce miséricordieuse. Ce serait uniquement à cet instant qu’il prendrait l’autre orifice, pour la
rendre dingue. Il n’était plus maître de son existence ; seul l’instinct le guidait sur la voie de
l’abandon. Il oubliait qui il avait été. Il ne savait plus être que cette bête immonde martyrisant
pour son plaisir sadique, usant du « Ki » pour libérer sa venimeuse semence sans fin.
La poupée thaïlandaise crut l’heure de sa libération arrivée mais elle fit erreur. La chevelure
empoignée avec barbarie, ses fesses pétries par des serres, son enveloppe délicate lacérée par
un phénix lové au fond de son amant, les chocs la martyrisaient. La Z-Nolimit ne pouvait pas
engendrer de tels effets. Sur cet homme, elle libérait autre chose. Le Bien sauvage ou le Mal
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Soif de justice
apprivoisé. Son esprit éprouva des difficultés à rester connecté avec la réalité. Prius avait
raison d’elle. Elle ne contrôlait plus rien. Son dernier souvenir fut une lumière surnaturelle,
une déchirure dans la chambre. Le cauchemar de Clio ne faisait que commencer ; celui de
Prius s’achevait enfin.
***
Des ombres furtives se déployèrent sur le périmètre désigné par le commanditaire. Les
hommes dotés de lunettes à de vision nocturne, reliés par fréquence protégée, suivaient un
schéma précis. La nuit et la pluie rendaient l’équipement électronique indispensable. Une
puanteur innommable perturbait leur odorat ; les égouts n’étaient pas un terrain de chasse
idéal.
- Equipes un et deux : neutralisez les colonnes de lavage et d’évacuation des ordures et
entamez la progression à zéro heure zéro.
- A vos ordres !
Un groupe se sépara et se posta près d’un panneau métallique d’un aspect anodin. Un des
commandos s’empara d’un bloc électronique et composa un code. Le mur s’escamota et
dévoila une galerie. Quatre hommes s’infiltrèrent dans le sous-sol du bâtiment via l’entrée
secrète. Les autres poursuivirent plus en avant.
- Toi et toi : surveillez l’entrée principale à bonne distance. Mégane, tu te positionnes sur le
toit du 20 rue de Mombassa. Tu vises la fenêtre du quatrième étage du building parallèle. Sur
mon ordre express, tu arroses tout ce qui bouge, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien debout dans
l’appartement. Compris ?
- Oui, chef !
Chargé de sa mitrailleuse magnétique à charges explosives, le tireur d’élite remonta à la
surface. La soldate accueillit l’air et la pluie avec soulagement. Vingt mètres plus bas, le reste
de l’équipe se scinda en petites unités chargées de quadriller le terrain et d’encercler le rat
pour le piéger. Le commandant et cinq malabars tatoués d’une panthère noire émergèrent
dans la rue, repoussèrent une plaque d’égout et la remirent aussitôt en place. A part un
couple accompagné d’un enfant, les lieux étaient déserts. Le chef se précipita sur eux et les
aspergea de colle à pince, y compris sur la bouche. Jambes et entravées en quelques secondes,
il les escamota et les largua dans l’arrière-cour d’une laverie. Il sortit un pistolet seringue et
leur administra une dose éléphantesque de Z-Blackout. A leur réveil, ils nieraient avoir été
kidnappés.
- Nous sommes en position. Les conduits sont sécurisés.
- OK ! Grimpez en silence.
Il suivit le plan élaboré. Il se déroulerait sans accroc.
32
SOIF DE JUSTICE
***
Les yeux éclatés de fatigue, brillants d’overdose chimique et charnelle, Clio ondoyait sur le
ventre, au rythme de tambours et cymbales inaudibles. Elle se délectait de la lente torture
infligée à son mâle. Son vibreur interne s’était déployé, puis calqué à la morphologie du pénis
de Prius. Elle l’enserrait depuis plusieurs heures et lui soutirait des râles de plaisir. Elle en
retirait une source de jouissance inouïe. L’effet de la Z-Nolimit s’estompait, la réalité
reprenait ses droits. Prius gardait une forme inimaginable. Elle se trompait rarement sur le
potentiel de l’homme choisi mais là, elle frisait le jackpot.
Prius respirait avec calme mais parfois, le rythme variait. Il partait lentement en elle, sans
retenue, sans gêne. Elle s’allongea sur lui et susurra :
- J’ai mérité mes cinq cents yens ?
Il la regarda et consentit un sourire :
- Avec un bonus de cent yens.
- Hum… Tu vas devenir accroc, pilote. Au début, il va te falloir d’innombrables voyages
pour te payer ma petite personne. Ensuite, tu vas m’adorer et à la fin, tu vas me demander en
mariage. Tu seras dingue de moi, totalement fou. J’ai envie que ce soit comme ça. Pas toi ?
- Pas moi.
L’effet du cachet jaune s’envolait. Il avait oublié pendant des heures, il avait fait des trucs…
qu’il ne soupçonnait pas. Clio avait enduré avec… plaisir. Drôle de nana ! Elle se retira en
douceur et s’allongea à ses côtés, poussant un petit cri de douleur.
- Ouh ! Whaou ! Jamais je n’ai eu des courbatures à peine après avoir consommé ! Demain, je
serai incapable de faire trois pas.
Elle marqua une pause et reprit :
- Dis-moi… Pourquoi ne ressens-tu pas ce que je ressens ? Entre nous deux, c’est du pur
délire ! Je peux te jurer sur ce que j’ai de plus cher, aucun mec ne t’arrive à la cheville.
C’était… particulier ! Tu es le premier type à qui une Z-Nolimit fait de pareils effets et le
sado-maso, bien fait, ce n’est pas pour me déplaire. Ecoute, moi, par nature, je suis une
dingue du cul, il ne se passe pas un jour sans que je m’envoie en l’air. Alors, un superman
comme toi, c’est du pain béni, tu vois. En plus, tu me plais à en mourir. Vraiment…
Ses yeux s’emplirent d’un liquide salé.
- Alors… Pourquoi n’éprouves-tu rien ?
- Ecoute, Clio… Le mariage, les mômes, le gentil petit appartement, ce n’est pas mon style.
Je… J’ai pris mon pied mais le cœur est sec. Je ne sais pas comment t’expliquer ça. C’est
impossible.
33
Soif de justice
- Pourquoi ?
- Je suis comme ça. C’est peut-être parce que… Non… Je ne sais pas, c’est tout… Bon…
J’ai… J’ai un petit creux, moi. Pas toi ? Ton petit gadget doit sucer toutes tes calories, non ?
- Oui…
Elle étrangla ses larmes.
- Je fouine dans la cuisine. Il doit bien rester un truc comestible.
Il se redressa, déconnecté des interrogations de la jeune femme. Il traversa la pièce dans la
plus parfaite nudité. Il ouvrit le réfrigérateur. Il était vide. De larges moisissures dévoraient
les parois et n’aiguisaient pas l’appétit. Il fureta dans les placards et dénicha un sachet de pâte
énergétique. Il l’agita devant Clio mais elle secoua la tête en signe de désintérêt. Il leva la main
en l’air.
- Quoi ?
- Chut ! Je reçois un appel.
- Où ?
- Là !
Le pilote désignait son cerveau. Il ignora la surprise de la prostituée. Il laissa l’image 3D
prendre forme dans son champ visuel. Le son accompagnait la transmission relayée par la
puce militaire. Mais ces éléments étaient visibles et audibles de lui seul. Dès le début,
l’apparition le révulsa.
« Commissaire Terrano ? Qu’est-ce que tu me veux, enflure ? Me flinguer ? »
« Te flinguer ? Tu devrais moins picoler, petit juge ! »
« Ex juge ! Le bar « Chez Paquito », ce soir. J’y étais. »
« C’était toi… Tu n’as pas perdu la main, mon salaud ! Cela tombe bien. J’ai une
enquête à te confier. »
« Vas te faire foutre, Terrano ! Plutôt crever que de bosser pour toi ! »
« Tu devrais arrêter les mélanges, Prius. Alcool et dope, mauvais choix. Cesse de
jouer ton malheureux repenti, fous ta fierté et toutes ces conneries d’honneur de côté.
Reprends le combat ! Le passé, c’est du passé. Matiz est mort et enterré. J’ai craché
sur sa tombe, j’ai chié dessus, on est du même bord. D’accord ? Maintenant, tu
ouvres tes esgourdes : tu vas enquêter sur la disparition des solariums. Ne fais pas
l’innocent, je suis sûr que tu es au courant. Ces vols de caillasse, c’est du sérieux. Je
ne vois pas pourquoi un gars se casserait à piquer ces machins alors que cela vaut
queue dalle ou presque. Je tiens un suspect qui ne cause pas. Tous les enquêteurs se
sont cassés le nez dessus. Y compris tes confrères, avec leurs trucs de « Ki ». Il me
faut le meilleur. Tu m’expédies cette affaire en deux temps trois mouvements,
comme tu savais faire et tu te bitureras autant que tu en auras envie après. Tu
rappliques dans dix minutes. »
« Fourre-toi ton flingue dans le cul et tire un coup, Terrano. »
34
SOIF DE JUSTICE
Le pilote bloqua son canal de transmission et laissa un rictus de désagrément crisper son
visage.
- Un souci ? Qu’est-ce que tu faisais ? Tu recevais un message ?
- Oui.
- Tu possèdes une puce militaire ?
- Un modèle standard amélioré. Avec, je peux transmettre des données, recevoir ou envoyer
des images. Je suis une victime d’expérience médicale.
Il n’était pas sûr de travestir la vérité. Ses plus lointains souvenirs remontaient à son
adolescence, lors de son entrée dans le sérail des « Ki ». Avant la puce, rien.
- Pauvre chou ! Cela t’a mis en pétard, hein ?
- Il y a des événements que je veux oublier.
- Tu vois, tu as besoin de moi pour effacer tes cauchemars. Je peux t’y aider. Il y a sûrement
un moyen agréable. Tiens, en mangeant un truc avec du goût, par exemple.
- Tu as raison, Clio. Je connais un petit Coréen génial en bas. Cela te dit ?
- Mes fringues sont encore trempées, je n’aime pas être poisseuse. Sauf après avoir baisé avec
toi.
- OK ! Puisque tu as été mignonne, je passe commande chez Sang Song Yong. C’est
délicieux, tu verras. Laisse-moi deux minutes et ce sera fait.
- Avec ta puce ?
- Oui. C’est l’unique avantage.
Il se posta près de la fenêtre et isola son mental. Il accéda à l’ordinateur du marchand
ambulant et fit son choix dans les menus. Il opta pour du copieux et du goûteux. La partie
fine avec Clio avait pompé leurs réserves énergétiques. Elle avec son gadget, lui avec le « Ki ».
Il avait perdu tout contrôle et avait failli révéler sa véritable nature à plusieurs reprises. Par
chance, Clio n’était pas dangereuse ; au contraire, elle était attachante, franche, nature. Il
l’appréciait sans… l’aimer… Impossible.
Il déclencha un avertisseur sonore dans la machine afin que le vieux restaurateur ait
connaissance de la commande. Il le vit depuis sa fenêtre, en contrebas. Autant l’entrée de son
immeuble donnait dans une rue tranquille et anodine, autant sa fenêtre donnait sur une artère
animée. De son échoppe, le vieux Coréen à la peau rougie par la chaleur de ses marmites, lui
adressa un signe amical. Il s’affairait. Il était tard et les clients, connaisseurs, affluaient.
A côté de son établissement favori, il y avait Jimmy, un afro-américain magouilleur comme
pas deux. Son stand regorgeait de matériel électronique ou d’équipement pour la maison, le
tout estampillé « Terre ». Il devait commercer en douce avec l’ennemi, ne pas déclarer tous
ses achats, voire faire appel à un contrebandier assez braque pour contourner « Check Point
Charlie ». Jimmy était attachant et son bagout en faisait un vendeur redoutable.
Juste après, il y avait Diane. Cette liane antillaise d’un mètre quatre-vingt-six, aux yeux dorés,
couleur café au lait, fabriquait ses propres parfums à partir d’essences tasmaniennes cultivées
35
Soif de justice
dans son appartement et sous sa véranda, voire cueillies dans la nature. Son érudition était
louée, enviée ; la botanique locale n’avait pas de secret pour elle. Son nez de professionnelle
lui permettait d’oser les créations les plus subtiles. Dans la puanteur de Gaïa, Diane apportait
la touche d’espoir, vite lessivée par la pluie.
Clio se lova dans ses bras et effleura sa poitrine. Il glissa ses mains dans ses cheveux. Ils
avaient séché ; ils étaient doux comme de la soie. Elle ondulait avec légèreté, dans une semi
conscience. Le feu inconnu de son ventre se réveillait.
Le feu… Il était si agréable alors qu’il pouvait être effroyable. Les images de vidéos
enregistrées par des caméras automatiques ressurgirent du passé. Quelques secondes
d’inattention, et l’enfer se reproduisit. Tout autour de lui, les corps s’effondraient, les faces se
liquéfiaient, brûlés par l’immonde langue de gaz verdâtre enflammé. Matiz, juché sur une
passerelle, ricanait, l’exhortait à réagir, à l’empêcher d’agir. Face à ce démon, il était
impuissant. Les bras ballants, il n’était que le témoin d’un génocide programmé.
Matiz lui hurlait de contempler « leur » œuvre. Prius vomissait et de ses vomissures
s’échappaient des bras calcinés, des visages tuméfiés clamant son aide. Quinze mille voix de
travailleurs, d’hôtesses d’accueil, de pilotes de transbordeurs, d’acheteurs, des maris, des
pères, des mères, unis dans le hurlement, leurs cris s’évaporant dans un torrent d’âmes en
partance pour le néant. Ce damné l’avait convié à la fête, d’un simple appel sur sa puce
militaire. Une transmission privilégiée, Matiz lui donnait l’occasion de ne pas perdre une
miette du spectacle en usant de ses propres yeux.
Pourquoi n’avait-il pas déchaîné le « Ki » en plein tribunal ? Pourquoi avait-il respecté la
décision de la justice, droit comme un « i », fidèle à ses engagements ? Matiz avait trahi, trahi,
bordel ! Il méritait la mort rien que pour avoir renié les fondements de l’ordre : honneur,
devoir, patrie, défendre l’administrateur envers et contre tous. Rendre la justice, défendre les
faibles.
Que Matiz ait péri dans son attentat ne suffisait pas. Il aurait voulu le torturer, le saigner
pendant des jours, inventer des supplices, le peler à vif, griller sa pelure, la jeter aux rats, le
découper en carpaccio durant des décennies, le passer au hachoir, le carboniser, le piétiner,
lui arracher les neurones un à un jusqu’à ce qu’il trouve où le démon s’était dissimulé, où ses
infernales machines de mort naissaient. Dire qu’ils avaient été les meilleurs amis du monde !
Dire qu’il admirait le génie inventif du physicien japonais, sa puissance « Ki » alors que ses
atouts physiques étaient si insignifiants (il toisait à peine cent soixante-dix centimètres et
pesait moins de soixante kilos). Cela le révulsait.
« Relaxé », résonnait la décision du jury tandis que les voix des morts réclamaient
l’élimination et que ces explosions, ces souffles sifflants de combustion dévorante, ne
cessaient de se propager dans son esprit. Et le raid sur le quartier général de Matiz, bâti dans
les arbres géants, se soldant par la mort de dix-huit policiers et d’un ami, un frère d’armes,
sans compter les blessés, à quoi avait-il servi ? La relaxe…
Une prodigieuse déflagration secoua les fondations. Une boule incandescente lécha la façade
de l’immeuble. Prius se jeta à terre, transformé en rempart protecteur pour Clio. Les vitres
volèrent en éclats. Une pluie de débris balaya l’espace. Pas un meuble ne survécut au
bombardement.
36
SOIF DE JUSTICE
Le pilote se redressa. Il pissait le sang, victime d’entailles. Clio était intacte, grâce à lui. Il se
tourna vers l’extérieur. C’était l’apocalypse. Des stands, ils ne restaient que des amalgames de
matière en flammes. Sang Song Yong était éparpillé sur la chaussée ; seule sa tête gisait dans
une marmite de ragoût de porc aux champignons noirs. Une tôle, projetée à une vitesse
supersonique, avait tranché Jimmy en deux parties inégales. Diane était invisible. Le point
zéro de l’attentat était le centre de son stand. Les corps jonchaient les pavés, mêlés avec
l’obscénité d’une orgie romaine. La décadence avait changé de visage mais survivait aux
siècles.
- Nom de Dieu ! Putain de terroristes !
Clio se braqua vers lui.
- Tu es blessé !
Un nouveau fracas retentit. Cette fois-ci, il avait lieu à l’étage. La porte de la piaule fut
enfoncée, trois grenades fumigènes crachèrent un nuage épais et irritant. Des hommes en
armes, masqués, firent irruption. La colonne de lavage explosa et d’autres commandos
surgirent.
- Rends-toi, conn… Beugla le commandant.
Une forme sphérique d’environ dix centimètres de diamètre, irradiant d’une énergie blancbleu, s’était abattue sur sa gorge avant d’achever son ordre. Il n’avait plus de larynx. Bien qu’il
ne soit pas pourvu d’un système de vol autonome, le commandant s’envola par la fenêtre. Il
s’écrasa quatre niveaux plus bas, rejoignant les victimes de la terreur.
Du haut de son perchoir, le commando Mégane râlait :
- Envoyez l’ordre, commandant ! Envoyez l’ordre !
Dans son viseur à vision nocturne, elle voyait des formes s’agiter dans tous les sens, des
flashs d’énergie, des impacts d’arme dans les murs ou dans les corps. Les militaires
s’entretuaient, incapables de fixer leur cible dans leurs champs de vision. Quelqu’un ou
quelque chose se déchaînait, se révélait. Leur mission consistait à maîtriser un alcoolique
patenté, drogué, à l’enlever et à l’amener au commanditaire. Ce dernier les avait blousés sur la
nature du convoyage. Ils donnaient l’assaut à un monstre inhumain, une machine à tuer.
Elle engagea la réserve de projectiles ultrasoniques, activa la batterie et fit feu.
Dans la chambre, Prius, en apnée, agrippa un commando et lui brisa la colonne vertébrale. Il
roula au sol avec son paquet. Une volée de balles percuta l’alliage de l’armure du commando.
Le cadavre fut déchiqueté morceau par morceau. Les soubresauts furent si violents que Prius
fut envahi par les ondes de choc et reçut son sang, ses viscères sur la tronche. Il décrocha le
flingue de sa victime.
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Soif de justice
Dans l’autre bâtiment, Mégane vit un pointeur laser l’éblouir.
- Chiotte !
Une balle repoussa son globe oculaire dans l’appartement voisin.
Le juge arrosa l’espace et concentra son tir sur la colonne d’incinération. Il n’entendait plus le
ronronnement habituel du four ; des cris résonnèrent dans le conduit ignifugé. Il respira enfin
et le gaz dispersé par la fenêtre irrita moins ses poumons que prévu. Il avait été entraîné à
résister à ces produits incapacitants. Même une giclée en pleine figure n’entamait pas sa
détermination.
- Clio ? Tu es toujours en vie ?
- Oui, fit une voix venue du sol. Mes yeux et mes poumons sont en feu.
- C’est normal, ça va passer dans quelques minutes. Tu es blessée ?
- Je ne crois pas. Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Je n’en sais rien. Ce sont des commandos d’élite de la police. Il y en a d’autres.
Il rampa, rasant les murs pour rester hors de portée d’un éventuel tireur embusqué sur un
toit. Il se rapprocha de la prostituée, planquée sur le lit. Des rais de lumière filtraient à travers
le matelas. Autant de balles perdues ayant traversé l’éphémère protection. Son ange gardien
était efficace.
- Bon sang ! Qu’est-ce qu’ils te veulent ?
- Pas du bien. Terrano devait avoir prévu une solution de secours au cas où je refuserais sa
proposition.
- Terrano ? Le commissaire Terrano, dit l’enflure mexicaine ?
- Lui-même.
- Tu es qui, au juste ?
- Un retraité actif. Il faut déguerpir avant que cela ne tourne au vinaigre. Les rues voisines
sont bouclées. On va passer par les caves. Je connais un chemin pour nous barrer de là.
Viens !
Elle fouilla le sol et trouva son sac à main. Il s’engagea dans le couloir. Il était désert. Ses
voisins devaient déféquer dans leurs chiottes, assommés de trouille par l’attentat suivi de la
fusillade. Il ouvrit la voie, les mains luisantes, comme si son énergie était en veille. Une piqûre
douloureuse le fusilla dans la nuque. Il porta la main derrière le cou et retira un objet.
Dans la pénombre, il devina la forme d’une fléchette. Il se tourna avec lenteur ; ses membres
s’engourdissaient. Clio tenait une arme d’une taille ridicule, extraite de son sac à main. Un
pistolet à air comprimé. Elle affichait un air enjôleur qui puait le vice.
- Désolé, chéri ! Terrano tient à toi. Ce flic est un enfoiré mais c’est le roi de la diversion.
Il s’effondra. Clio se pencha sur lui. Elle sortit une seringue et plongea l’aiguille dans un
flacon transparent.
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SOIF DE JUSTICE
- Salope, murmura Prius en tendant les mains maladroitement pour enserrer sa gorge.
- Eh oui ! Une salope mais rassure-toi, tu n’es pas le premier mec que je baise ! Confirma-telle avec un sourire à gifler.
Elle transperça l’une de ses veines et lui injecta son venin. Il se consuma de douleur avant de
perdre conscience.
**
*
39
Soif de justice
CHAPITRE 3
La main est bloquée par des sbires d’un gang mafieux, acculée. Un type au faciès de brute
approche la flamme bleue d’une lampe à souder. Le mec se régale à l’avance, il aime son
boulot ignoble. Il en retire une jouissance incommensurable. Transpercée, la main grésille,
fond, libère des muscs entêtants de couenne calcinée. La douleur, inimaginable, s’ajoute à la
terreur entretenue par la vision, intacte, crue, du membre ravagé, ravalé au rang de souvenir,
débité en lamelles toastées. Les secondes durent des siècles, le vœu pieu de mort devient désir
irrépressible.
Cette mortification, Prius la subissait dans toutes les molécules le composant. Il aurait préféré
cent coups de fouet à ce supplice. Il dormait éveillé ou veillait dans un état de sommeil
hypnotique, paralytique, incapable de dominer le mal par le « Ki ». Des spasmes parcouraient
son corps à intervalles irréguliers, le soulevait à plus de vingt centimètres de sa couche. Il
vomissait de la bile à chaque convulsion et se vautrait dans sa chiasse. De multiples
hémorragies s’étaient déclenchées ; son nez, ses oreilles, ses orbites pleuraient son liquide
vital. Il crevait à petit feu, conscient mais impuissant. Ses muscles agissaient à leur guise, son
système nerveux se foutait royalement des ordres impérieux lancés par son cerveau. Et
pourtant, il n’était le cobaye d’aucun bourreau frappadingue, ni le pilote d’aucun vaisseau en
perdition au cœur d’une protubérance stellaire. Pas une voix pour l’insulter ou pour lui
soutirer un aveu, ni visage grimaçant pour le convaincre qu’il était le jouet de l’infernal Satan.
Juste du métal grisâtre au-dessus de lui, une lueur blafarde d’un éclairage épuisant dirigé vers
le sol et un support rêche et humide sur lequel il reposait.
Il avait repris conscience depuis quelques secondes ou minutes, voire même une heure ou
plus. Enfin, si la conscience consistait à percevoir autre chose que des rêves. L’émail de ses
dents s’effritait sous l’effet d’une atroce compression des deux parties de sa mâchoire. Le feu
d’une lance thermique le brûlait du sommet du crâne jusqu’aux pieds, l’empalant de son
jaillissement ardent. Puis cela s’inversait, le pénétrant par les orteils, s’intensifiant, consumant
l’espoir que cela cesse un jour. Impossible de se concentrer pour faire jaillir le « Ki »,
d’organiser des pensées, de se raccrocher à une image, un mot. Rien. Il accepta l’idée de la
mort.
***
Une alarme tapageuse brailla comme un veau affamé privé de sa nourrice. Effet amplificateur
de la saleté projetée par la prostituée ou décibels en surnombre, la tonalité lui vrilla les
tympans. En guise de réflexe protecteur, Prius interposa ses mains entre ses oreilles et le
monde extérieur. Une matière visqueuse s’insinua dans les pavillons. Ses paumes étaient
noircies d’un mélange sanguin et vomitif. La vision lui soutira un haut-le-cœur et son
œsophage se contracta pour expédier d’hypothétiques restes de nourriture. La douleur lui
déchira le sternum ; il avait dû rendre ses tripes des heures durant, sans en être conscient. Il
40
SOIF DE JUSTICE
frissonna. Il releva la tête de quelques centimètres, il était nu. La nuque s’affaissa. Il expira par
saccades, secoués par de nouveaux grelottements.
Le mugissement cessa. Le système d’amplification sonore meugla :
- Debout, juge !
La déconnexion de ses neurones l’empêchait de mettre un nom sur cette voix familière. Il
éructa des injures à l’attention du geôlier, sonores témoignages de son état d’exaspération
avancée. Il esquissa un geste pour poser un pied à terre mais l’effort consenti engloutit son
énergie rémanente. Depuis combien de temps n’avait-il pas ingéré du solide ? Depuis
combien de temps végétait-il ici ? Où se trouvait-il, d’ailleurs ?
Il ouvrit les yeux en grand. En taule. Tout cet acier, il le connaissait par cœur. Il avait fourré
tant de délinquants, de truands, d’assassins, de timbrés en cabane ! Pas assez de rebelles, à
son goût…
Il refit une tentative. Son pied gauche foula le sol, il prit appui et s’étala de tout son long,
dérapant sur une matière visqueuse. Il jura :
- Merde !
C’était… prémonitoire. Sa dérobade venait de ses propres excréments. Il s’était fait dessus. Il
puait comme un putois, expression invérifiable puisque la vie ne lui ait pas donné l’occasion
de croiser ce sympathique sconse aux écoeurants miasmes. Il frissonna une énième fois.
Pourquoi était-il à poil ? Il n’avait pas vraiment froid mais se sentait si mal. Pourquoi ? Pas le
temps d’y réfléchir. Des aiguillons acérés s’extirpèrent du sol et libérèrent de violents arcs
électriques, amplifiés par l’abondance de métaux conducteurs et le taux d’humidité ambiant.
Les chocs lui arrachèrent un rugissement de lion déchu :
- Argh !
Il mordit la poussière, ses muscles incapables de résister à la tétanie soudaine. Il était secoué
par des vagues paranormales, son épiderme se plissait comme si il n’était que muscles
tressaillant de peur. Les nerfs rétractaient la chair, le ratatinant comme une victime de la
polio. Il connaissait ce phénomène pour l’avoir observé chez des junkies. Il était en manque.
Ses pilules démoniaques mais légales n’auraient jamais dû causer de tels effets secondaires.
- Debout et avance, juge !
- Va te faire foutre !
Remarque désobligeante mais malheureuse. Le geôlier joua avec la manette libérant la fée
électricité et le prisonnier, allongé sur le sol, reçut la cuisante punition. L’intensité du jus
crama partiellement la pilosité de sa poitrine et de ses jambes. Les poils enflammés le firent
ressembler à un sapin de Noël éclairé par des fibres optiques. Il serra les dents. Il ne tiendrait
pas des heures à cette allure-là.
41
Soif de justice
Incapable de se redresser, il rampa jusqu’à une porte ouverte à deux mètres de là. Il contrôla
ce qui l’y attendait. Comme si son « hôte » avait deviné ses intentions, il plongea la cellule
dans l’obscurité et déclencha l’allumage d’un puissant projecteur au fond du couloir. Le pilote
était aveuglé et ne discernait pas un détail révélateur.
- Bouge-toi, Prius ! Ou je lâche une horde de rats affamés pour te bouffer les couilles !
La lucidité se remit en route : Terrano se cachait derrière ces murs. Seule cette ordure était
assez raffinée pour imaginer un tel supplice. Dès qu’il l’aurait en face, il le buterait.
Proprement, rapidement.
Il posa un genou à terre, puis un second. Il s’agrippa au chambranle de la porte, pria le ciel
pour que cet enfoiré ne joue plus à l’apprenti électricien. Il se redressa et s'engagea dans le
couloir. La porte s’abaissa et se verrouilla ; la cellule était close. Il progressa sur quelques
mètres et déboucha sur une pièce déserte.
De part sa conception, elle ne différait guère de sa cellule. Le sol et les murs étaient carrelés.
Le faux plafond cachait du câblage, de la tuyauterie, un système de recyclage d’air ou d’air
conditionné. La température, fraîche, était supportable. Le pourcentage de vapeur d’eau était
étrangement bas. L’air sec produisait une sensation inconnue dans ses poumons. Un
claquement se produisit derrière lui. Le couloir était fermé. Mieux : étanche. Durant une
seconde, il songea aux camps de la mort de la seconde guerre mondiale.
Instinctivement, il inspira à fond. Des jets de gaz rosâtres noyèrent la chambre en quelques
secondes avec une profusion de sifflements. Bientôt, il fut incapable de distinguer le moindre
détail. Il se concentra, vida son esprit et n’imagina plus qu’une seule chose : il était possible
de ne plus respirer. Se concentrer. Il manquait de forces. Se concentrer. Trop dur. Pas
d’énergie. Où était le « Ki » ? Tenir.
***
Par l’entremise d’une caméra, Terrano espionnait son captif. Le flic de choc, aux
mensurations athlétiques, lissait sa large moustache relevée. Son abondante chevelure brune,
frisée, gominée et sa moustache faisaient l’objet d’un entretien maniaque, un vrai culte, au
point d’embarquer produits et ciseaux avec lui dans une deuxième poche revolver, la
première étant dévolue au crache obus maison confectionné sur mesure. Son tic obsessionnel
du lissage trahissait à la fois une certaine autosatisfaction et une relative impatience.
- Il va tenir combien de temps, comme ça ? Lança-t-il à Clio, toute de cuir blanc vêtue.
- Pas très longtemps. Il est lessivé, en manque, sous-alimenté. Il a dû avaler des litres d’alcool
purs depuis une semaine. Son analyse sanguine est désastreuse. Je dirais… Sept ou huit
minutes, au maximum.
Terrano écarquilla les yeux et lâcha un sifflement admiratif.
- Et en temps normal ?
- En temps normal, Prius aurait explosé le mur et vous aurait refait la gueule.
42
SOIF DE JUSTICE
- Ah… Même sans son truc « Ki », c’est un dur à cuire ! J’espère que l’administrateur sait ce
qu’il fait en le remettant en selle. Je n’aimerais pas savoir que huit de mes meilleurs
commandos ont claqué pour des prunes.
- Il ne faut surtout pas le sous-estimer et garder un œil sur le moindre de ses agissements. J’ai
eu accès à son dossier personnel. Prius a toujours été un précurseur dans son domaine. De
l’école « Ki » à son job de juge. S’il y a un type sur Tasmania capable de faire parler Séville,
c’est lui.
- Ouais… Mais aujourd’hui, Prius et le règlement, ça fait deux. Il n’a rien à perdre, si ce n’est
la vie et ça lui rendrait service. Comment le contraindre à bosser pour nous ?
- En lui avouant qui lui donne l’ordre d’enquêter.
- Il obéira ?
- Sûr et certain, affirma-t-elle d’un ton assuré et narquois.
Ils consultèrent les paramètres des fouineurs logés dans le faux plafond. Déjà deux minutes
que les poumons comprimés retenaient l’air. Il s’économisait, immobile. Avec la dose
éléphantesque crachée par la seringue de Clio, c’était inexplicable.
***
L’évanouissement le guettait. Le nuage rosâtre s’épaississait. Il déclara forfait et expira.
L’inspiration suivante répandit le gaz au plus profond de ses alvéoles pulmonaires. Les
émanations furent conduites dans son sang, injectées dans les cellules de son organisme.
Contrairement à son attente, le juge ne perdit pas conscience. Au contraire. Le produit
vaporisé le nettoyait de l’intérieur, comme si les toxines accumulées s’évacuaient par les voies
naturelles. Bien qu’affaibli, il ressentit un regain d’énergie.
« Une Z-Détox gazeuse ? Stupéfiant ! »
Moins de trente secondes d’inhalation furent nécessaires pour le purifier. La suite fut moins
drôle. Une douche, non, un bombardement d’eau à l’aide de buses implantées dans le plafond
le récura durant cinq longues minutes. La puissance des jets, supérieure à celle d’une lance à
incendie, le coucha sur le carrelage. Il se tortilla comme un ver tiré de terre par une poule. Il
chercha un angle mort mais les buses étaient orientables. Terrano s’éclatait comme un malade
à jouer les hydrothérapeutes.
Le jeu de massacre cessa lorsque son geôlier fut assuré de l’avoir débarrassé des salissures.
L’expérience lui apprit où il se trouvait : dans la salle de réhabilitation. Elle servait pour les
clochards endurcis ou les toxicomanes en déliquescence. Le corps perclus de douleur, Prius
se palpa le crâne, pris d’un horrible doute. Un tapis de longs fils bruns jonchait le sol. Il
n’avait plus de cheveux ! Plus un poil sur le caillou, sur le torse, les jambes. Rien ! Même pas
un cil ou un sourcil. Le liquide utilisé pour le lessiver avait reçu un adjuvant spécial bien
connu de la communauté « Ki » : du gel F-X.
Il avait l’allure d’un juge « Ki » : glabre, pour plusieurs semaines. Tous ses anciens collègues
étaient exempts de pilosité, un signe de reconnaissance. Les femmes n’échappaient pas à la
règle. Terrano voulait le faire rempiler avec la tronche de l’emploi. L’enflure ! Les juges se
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Soif de justice
déplaçaient systématiquement en bande nombreuse, puissamment armée, à bord
d’aéroglisseurs eux-mêmes blindés et équipés de canons légers. Si ce salopard de commissaire
le lâchait dans la nature tout nu avec juge gravé sur le front, il aurait tous les zonards de Gaïa
à ses trousses.
Un vent violent et chaud se leva dans la salle. Le séchage prit quelques secondes
supplémentaires. Sa saleté disparut dans une bouche métallique scellée dans le sol. Une
trappe se matérialisa dans le mur carrelé. Des fringues furent jetées à ses pieds. Pas n’importe
quels vêtements : du cuir blanc. Pantalon, blouson et bottes taillés dans la peau souple d’un
serpent tasmanien : étanche et permettant une grande amplitude gestuelle.
« Mon uniforme… »
- Tu as tout compris, petit juge ! Tu as cinq minutes pour enfiler ta panoplie de fantoche. Si
tu renâcles, eh bien…
Quatre fusils d’assaut magnétiques se dégagèrent de leur logement mural et verrouillèrent la
cible. Lui.
- Fais vite, ma poule ! Cela me démange de vérifier si tu es plus rapide que la lumière !
Prius se jura de l’éparpiller en confettis et de lui fourrer ses moustaches dans le trou de balle.
Il se vêtit en toute hâte. Aucun doute : c’était sa tenue personnelle. Elle était empreinte d’une
odeur de combats passés. Qui avait osé la déterrer ? Un malade assez siphonné pour profaner
la stèle de Huan Hyundai, son frère d’armes mort pour avoir voulu stopper Matiz. Une
sépulture dans laquelle il avait enterré son uniforme, en guise de cadeau accompagnant le
mort dans l’au-delà, faisant fi des interdictions récriminant les religions. Le désir de
vengeance se fit brutal et il se prit à rêver de tortures physiques alors qu’il avait été
conditionné pour frapper sans remord, éliminer de manière optimale et sans délai.
La trappe du mur devint porte. Elle s’escamota dans l’épaisse cloison. Il s’avança. Son
intrusion déclencha l’activation de lasers de contrôle. Un objet glissa le long du couloir et
buta contre ses bottes. Il reconnut la forme d’un collier : une laisse électronique. Quant aux
lasers, ils ne servaient pas juste à détecter sa présence. Un ordre de l’opérateur et leur nature
changerait. Leur puissance serait multipliée par un million et il subirait des brûlures du
troisième degré. Pas besoin de notice explicative pour le collier. Il en avait placés à foison.
Il le verrouilla autour de sa nuque. Il s’activa à distance ; les électrodes se déployèrent. L’une
d’entre elles se positionna pile en face de la moelle épinière. Une autre se mit en embuscade
de la jugulaire. La désagréable sensation lui fit prendre conscience des sentiments éprouvés
par les prisonniers. Il n’eut pas de la compassion, ce sentiment était inconnu, mais une
certaine… compréhension de leur désir d’évasion. Une décharge le tétanisa. Il contint ses
hurlements et se jeta contre un mur pour ne pas perdre l’équilibre.
- Enfoiré !
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SOIF DE JUSTICE
Terrano plaisanta :
- On vérifie toujours le matos ! Amène tes fesses par ici et tiens-toi tranquille sinon, je me
ferai un plaisir de te cuire à petit feu.
Le prisonnier maugréa et céda. Le flic s’effaça et le pria d’ouvrir la marche. Le Mexicain
aimait avoir le dos collé au mur ; en général, les cloisons et autres remparts ne portaient pas
de flingues et ne tiraient pas en traître.
- Stop ! Tourne à droite.
Prius se conforma à l’ordre et découvrit un nouvel accès. Il pénétra dans une salle
d’interrogatoire, dotée de son habituel glace sans tain derrière laquelle les délateurs
identifiaient des suspects en toute sérénité. Le mobilier se résumait à quelques chaises et une
table chevillées au sol. Un informateur, suspendu au plafond, servait à exhiber les preuves de
délit aux terreurs tenaces de la rue. Quatre armes, ancrées en hauteur, inaccessibles,
commandées à distance, suivaient le porteur du collier électronique au millième de seconde
près. Ce système avait été préféré aux gardes, susceptibles d’être désarmés par un adversaire
déterminé et expéditif.
La table était garnie de nourriture et de boisson - sans alcool -. Cette délicatesse n’était pas
signée Terrano. Les ordres venaient d’en haut. Sans demander d’autorisation, Prius se rua sur
les denrées. Entre deux bouchées, il déclencha les hostilités :
- Commissaire Terrano, je dois vous informer que je vais vous traîner en justice pour
intrusion sans mandat, voie de fait avec armes, destruction de mobilier, blessures, enlèvement
et séquestration. Avec un bon logiciel de défense, vous devriez vous en tirer avec dix ans de
bagne sur Titan 1.Je m’arrangerai pour que votre peine soit effectuée en compagnie des plus
ignobles salopards de Tasmania dont vous aurez arrêté la bonne moitié.
- On ne se tutoie plus, petit juge ?
Ce dernier glissa un coup d’œil assassin. Il poursuivit sur sa lancée.
- Si vous me réintégrez dans mes fonctions, j’ai toute latitude pour vous inculper. Que vous
soyez numéro un de la police n’y changera rien.
- Et tu n’oublieras pas de me lire mes droits, n’est-ce pas ?
Le juge encaissa la remarque mais son esprit maintint le cap.
- Je vous les lirai deux fois plutôt qu’une, commissaire.
- Parfait ! Quant à moi, je te ferai plonger pour usage d’héroïne comateuse.
- Quoi ? !
Dans son élan, il frappa la table métallique du poing. Elle s’évasa sous la force de l’impact et
les plats rebondirent. Le policier agita sa télécommande.
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Soif de justice
- Hé ! Hé ! Tu veux en goûter ? Non ? Bon, relève les manches de ton costume de clown et
examine attentivement tes avant-bras. Et que vois-tu ? Oh ! Des traces de piqûre ! Et c’est
quoi la jolie clef que je tiens dans mes mains ? Les analyses sanguines et ADN, preuves
irréfutables, montrant que tu t’es shooté à l’héroïne comateuse. Illégale, petit juge ! Tu le sais
aussi bien que moi.
- L’autre garce…
- Ce n’est pas sympa de parler d’elle en ces termes. D’après ses confidences, tu la considérais
comme une gentille fille, hier soir. Il paraît même que tu lui as fait prendre un pied pas
possible. Je ne comprends pas, je croyais que les juges étaient tous des fiottes incapables de
bander !
Il éclata de rire, se moquant pas mal d’être le seul à apprécier son humour.
- Marre-toi…
La porte s’ouvrit et Clio fit son apparition. Prius fut tenté de se déployer comme un fauve
avide de déchiqueter sa proie mais il se ravisa. L’uniforme freina sa pulsion animale. Il
plongea le nez dans son assiette, à la recherche du poulet.
- Je te présente Clio, juge d’instruction « Ki ».
- Stagiaire en formation. D’où mes cheveux intacts…
- Une élève envoyée par l’administrateur Fiesta. Une étudiante douée. Ta capture lui vaudra
un grade supplémentaire.
- Vous mentez ! Jamais l’administrateur Fiesta aurait ordonné un assaut pour me contraindre
à enquêter. Les juges « Ki », même inactifs, sont trop précieux à ses yeux pour être sacrifiés.
- Tu as parfaitement raison. J’ai gardé une trace de notre conversation. Les vieilles habitudes
de tout enregistrer, au cas où, tu sais… Tiens, regarde.
L’informateur s’activa. Visage oblong, nez aquilin, joues creusées, orbites noircies surmontées
de sourcils broussailleux en accent circonflexe et le grain de beauté au coin supérieur de l’œil,
marque de fabrique de la famille. C’était Gérald Fiesta et pas un sosie imposteur. Prius le
sentait. Il était fasciné. C’était… lui ! La voix nasillarde du numéro un de l’état emplit les
haut-parleurs :
- Commissaire Terrano, je vous souhaite le bonjour.
- Merci, monsieur. Qu’est-ce qui me vaut votre appel ? Un souci personnel ?
- Non, je viens aux nouvelles. Tout est calme ? Tout est sous contrôle ?
- On fait de notre mieux, monsieur. Pour l’instant, pas d’attentat. Les cinq fouineurs étanches
série B font du bon boulot. Ils ont fait échouer deux tentatives d’explosion avec des bombes
artisanales. Il nous faudrait davantage de ces petites merveilles.
- Je m’y emploie, mon cher, je m’y emploie. Hélas, nos voisins terriens sont très suspicieux et
durs en affaire. Ils nous cèdent leur technologie à prix d’or. Sinon… A part ça ?
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SOIF DE JUSTICE
- Des pochards, des bagarres, des meurtres, des viols, la routine. Ah ! Si ! Un voleur pas
comme les autres. Avez-vous vu les informations ?
- Vous parlez de cette histoire de vol de solariums, rapportée par l’égérie de Taz Tv ?
- Oui.
- Votre voleur a-t-il avoué son crime ?
- Non. Il est… récalcitrant. Nous l’avons abîmé sans obtenir de résultats. Bon, après tout, il
ne s’agit que de caillasses sans grande valeur marchande.
- Certes mais c’est intrigant, vous ne trouvez pas ? Pourquoi voler des pierres bon marché,
qui ne font l’objet d’aucun contingentement ?
- Ben… s’il fallait étudier les raisons psychologiques qui poussent un voleur à faucher, nous
passerions notre temps à analyser au lieu d’arrêter !
- Tout de même… Pourquoi résiste-t-il ? Il vous faudrait un juge « Ki » pour l’interroger,
nous gagnerions du temps.
- Monsieur, j’ai pris la liberté d’appeler les juges « Rover » et « Hymer » à la rescousse. Ils ont
fait chou blanc.
- Ah bon ? C’est fâcheux. Je dépense une fortune dans l’école des « Ki » pour obtenir l’élite la
plus efficace et voilà que vous m’apprenez qu’un voyou leur résiste. C’est hallucinant !
Fiesta marqua une pause. Puis, un éclair de génie sembla le traverser :
- Et Prius ? Vous avez pensé à le convoquer ? S’il y en a un qui peut réussir, c’est lui.
- Cette loque humaine ? Cette lavette picole à longueur de journée et se châtie pour sa
connerie. A mon avis, nous ne devrions même pas tarder à voir apparaître son nom dans la
rubrique nécrologique de l’informateur !
Terrano, assis dans la salle, ricana de ses propres blagues sarcastiques. Il ajouta de vive voix :
- Eh ! Cela a failli être prophétique !
L’informateur relata la suite de la conversation :
- Non, non, je ne suis pas d’accord avec vous. Il s’agissait de mon meilleur élément. Je ne
veux pas qu’il passe sa vie à se mortifier, à regretter une erreur terrible mais humaine. Tout le
monde est faillible. Même lui. Il doit l’admettre. Ce fait divers peu commun serait l’occasion
de lui remettre le pied à l’étrier, en douceur. Les rebelles sont toujours actifs. Nous pensons
juguler leurs actions mais c’est un leurre. Tous les hommes de bonne volonté sont
indispensables pour les combattre. Allez, Terrano ! Débrouillez-vous pour le convaincre de
reprendre du service et soyez aux petits soins pour lui ! A l’occasion, je vous envoie une jeune
stagiaire « Ki ».
- Une nana ?
Terrano était macho et misogyne à mort, il ne s’en cachait pas. A ses yeux, le rôle des femmes
consistait à naviguer entre la cuisine et le lit. Il avait quelques siècles de retard.
47
Soif de justice
- Une recrue de choix, la fierté de ses professeurs. Elle escortera le juge Prius et apprendra de
lui. Commissaire, je vous laisse et rappelez-vous : jamais d’affaire non élucidée. C’est ma
devise, cela doit être celle de chaque policier.
- Oui, monsieur.
L’enregistrement prit fin. Prius grignotait des figues fraîches. Il considéra Terrano d’un air
contrit :
- Débrouillez-vous pour le convaincre et soyez aux petits soins pour lui. Je n’ai pas entendu :
envoyez-lui un commando et descendez-le s’il résiste à la demande ! Une idée à vous…
- Qu’est-ce que tu veux… Je déborde d’imagination quand il s’agit de convaincre ! S’esclaffa
l’empaffé frisotté. Bon ! Quand tu auras fini de te goinfrer, j’aimerais passer à la phase
concrète de ta mission : interroger notre voleur de solariums, le dénommé Séville.
- Si nous voulons que le « Ki » soit efficace, Prius doit recharger ses batteries, tempéra Clio.
- Franchement… J’ai beau savoir que l’administrateur Fiesta tient à moi, je ne comprends pas
pourquoi vous vous excitez avec ce détournement de vulgaires cailloux.
Clio s’approcha et lui souffla :
- Cherche au fond de toi. Est-ce que ton instinct ne te souffle pas quelque chose ?
Le juge, sans cesser de s’abreuver de jus de fruit, considéra sa question. Oui… Au fond de
lui, ce vol l’intriguait. Il avait dressé l’oreille lorsque Fujiko Honda avait lu la dépêche. Clio
avait raison. Il y avait anguille sous roche.
- OK !
- Continue de t’abreuver et de te restaurer. Il est vital que tu recouvres tes capacités. Je vais
t’aider à les recouvrer. Tu dois être aussi fort qu’il y a deux jours, lorsque tu t’es déchaîné en
me labourant, en révélant ta véritable nature, glissa Clio avec un cynisme mêlé d’un
amusement sadique… malsain.
Il avait été autre sous l’effet de la Z-Nolimit mais il ne parvenait pas à s’en souvenir avec
précision. Il ne désirait pas se rappeler la violence de cette partie de nuit où sexe et douleur
s’étaient confondus.
Un canal de transmission déchira sa cervelle, imposant des visions, des odeurs, des cris. Il se
voyait par l’entremise des yeux de Clio, allongé sur une planche à clous, ligoté, entravé.
Chaque coup de rein de la jeune Thaïlandaise enfonçait les pointes acérées de sa couche dans
sa chair, le lacérant. Elle s’emparait d’une lame portée à blanc et dessinait des motifs
obscènes sur son bas-ventre. Le métal en fusion sculptait sa peau comme une matière
première. Il se tortillait, bandait ses muscles pour lutter mais elle descendait plus bas. Elle
gravait une croix catholique sur son membre érigé, le propulsant aux limites de la résistance
humaine et s’empalait sur le pénis torturé. Elle lui ordonnait de jouir tandis qu’il oeuvrait
pour interrompre cette damnée connexion mentale. Rien n’y faisait. Cette putain était
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SOIF DE JUSTICE
salement douée pour la torture, elle manoeuvrait sa puce militaire avec une maîtrise
consommée.
Sans réfléchir, sa main éjecta le contenu orangé du verre qu’elle tenait. Clio reçut le liquide en
plein visage. L’emprise cessa. Cette vipère n’avait plus rien à voir avec l’adorable asiatique
dragueuse. C’était une psychopathe à bannir d’une institution sérieuse comme l’ordre « Ki ».
Qui avait recruté cette vicelarde ?
- Ne t’amuse pas à jouer à ça avec moi.
- A quoi jouez-vous, tous les deux ? Des trucs avec vos puces ?
- Ouais, c’est ça.
Clio gloussa et se mit à tourner autour de lui comme un chat jouant avec une souris.
- A ce propos, si j’enquête, je veux retrouver mes accès informatiques, réseaux, tous mes
privilèges. J’exige la destruction de la clef électronique de mes analyses et des copies réalisées
en douce. C’est clair ?
- Si tu es sage, précisa Terrano, agitant la télécommande.
- Je jure devant l’ordre « Ki » de vous épargner tant que je n’aurai pas résolu l’affaire. Tu sais
ce que vaut ce serment, Terrano ?
- Tiens ! Tu prêtes serment et tu me tutoies de nouveau ? Cela signifie que tu te ranges du
côté de la justice ?
- Ai-je le choix ?
- Tu as un quart d’heure pour finir de te gaver. Après, nous passons aux choses sérieuses.
Il pianota un code sur le boîtier électronique et le collier du juge se déverrouilla. Il s’en
débarrassa et le jeta au flic.
- Garde-le précieusement, Terrano. Il va resservir très prochainement.
- Ah bon ?
- Pour le commanditaire du vol de solariums, bien entendu ! Tu sors ?
- J’ai à faire. Je te laisse la greluche.
- Quel cadeau !
Prius se retrouva seule avec Clio. Il éleva un rempart mental à toutes épreuves pour prévenir
de nouvelles intrusions.
***
Le bureau de Terrano ne se situait pas dans l’annexe où Prius avait été décontaminé et remis
sur pied. Le nouveau commissariat, ultramoderne, jouxtait l’ancien dépotoir autrefois
converti en poulailler. Face au terrorisme, l’administrateur Fiesta avait doté ses forces de
l’ordre des moyens adéquats. Une tour de quinze étages avait été érigée en lieu et place des
bidonvilles datant de la conquête de Tasmania. Le sous-sol, sur trois niveaux, abritait
l’armurerie, les garages où des aéroglisseurs flambant neufs s’alignaient, rutilants, les ateliers
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Soif de justice
de réparation, des stands de tir et même une rue de faubourg reconstituée, le terrain
d’entraînement des troupes. Les étages, desservis par plusieurs ascenseurs sécurisés,
regroupaient les enquêteurs et le personnel par type d’affectation : brigade mondaine, police
criminelle, financière, scientifique, sections affectées au maintien de l’ordre, au grand
banditisme. Quatre épaisseurs du building abritaient les fonctionnaires chargés de combattre
le terrorisme, fléau d’actualité. L’effervescence était à son comble ; l’attentat survenu deux
jours plus tôt expliquait le regain d’activité. Le commissaire jouait l’homme orchestre de cette
armée pas vraiment pacifique.
L’ancien commissariat abritait le complexe de décontamination mais aussi quelques geôles.
En cours de réfection, il était voué à devenir une zone de détention provisoire, les cellules de
haute sécurité ayant été implantées au 15ème étage du nouveau building (pour d’évidentes
raisons de difficultés d’accès). Même si les policiers en arme et en armure titane carbone
déambulaient pour sécuriser les locaux, l’essentiel de la protection était automatisé. Des
fouineurs balayaient les individus allant et venant sur chaque étage. Sur commande, les
ascenseurs se muaient en prison d’acier pour retenir des forcenés. Les vitres étaient blindées,
les escaliers de secours se transformaient, au besoin, en toboggans lisses, empêchant les
fugitifs de prendre la poudre d’escampette. Il y avait une caméra et deux micros par employé,
des armes automatiques orientables sur 360 degrés dans tous les faux plafonds. Un système
central, enterré dans un bunker secret planqué sous la ville, coordonnait l’ensemble.
Dans le hall, Prius fut choqué par le niveau d’équipement, pléthorique. Le mobilier était à
l’avenant, design et ergonomique. L’informatique, dernier cri, envahissait l’espace de travail.
La décoration, faite de plantes, de peintures abstraites, tranchait avec l’austérité de son
appartement – ou ce qui en restait -. Des hôtesses, flics par nécessité, avaient été triées sur le
volet et sur l’effectif, pour être placées à l’accueil.
Pour un peu, le juge croyait perquisitionner dans une société d’import-export des quartiers
chics. Le détail d’importance, c’était l’atmosphère sèche. Dingue ! Le site fonctionnait en
circuit fermé, récoltait chaque goutte d’humidité et l’évacuait. S’il ne s’était pas abreuvé de jus
de fruit quelques minutes auparavant, Prius aurait éprouvé une sensation de soif.
A son entrée, quelques têtes se tournèrent. Sa progression jusqu’à la grille de contrôle
s’effectua sous les murmures. Les regards pesants l’indisposèrent. Les vieux de la vieille le
reconnurent, certains lui adressèrent un signe de la tête, la plupart sourirent de le voir parmi
eux. Malgré son erreur, il conservait un semblant de popularité. Dans la rue, ce serait une
autre paire de manches. Terrano ne lui avait toujours pas fourni un flingue à reconnaissance
digitale et puce estampillée gouvernement. Ce point le préoccupait.
Clio le guidait dans le dédale dont il ignorait les arcanes. Le flic les attendait au 15ème étage,
pour l’interrogatoire. Le regard de Prius se porta sur les hanches de sa co-équipière du jour.
Elle accentuait le balancement ridicule, façon mannequin de haute couture. En tenant ces
hanches, il avait… il s’était… Des bribes de vision ressurgirent de cette nuit où il avait…
Comment avait-il pu ? Quelle bête s’était réveillée en lui ? Qu’avait-elle provoqué, cette garce
au déhanchement diabolique ?
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SOIF DE JUSTICE
Le déferlement dura quatre ou cinq secondes, le temps de réactiver ses défenses. Cette
pouffiasse était obsédée par le sexe et accroc à des pratiques sado-masochistes démentes. Il la
sentit arborer un sourire victorieux ; elle, la jeune lionne aux dents longues, faisait la nique au
vieux briscard. Au cours de son repas, il n’avait pas cessé de subir ses remarques sur leur
éphémère relation, sur son envie de recommencer des expériences énergétiques sexuelles, de
mêler d’autres juges à ses parties hard, de baiser à mort. Dans sa bouche, cette expression
prenait une teinte morbide pas vraiment virtuelle. Dès qu’il abaissait sa garde, elle lui instillait
ses fantasmes de jouissance où elle le chevauchait, le dominait, le scarifiait et le poignardait. Il
en éprouvait des frissons à chaque expérience. Il s’en méfiait comme de la peste.
Ils passèrent sous le porche où un fouineur sophistiqué scanna jusqu’au fond de leur culotte.
Il méprisa l’arme de Clio, portée à la ceinture. Cet automatique possédait une puce noyée
dans la crosse, un sésame l’autorisant à pénétrer dans le saint des saints. Si Prius devait se
procurer de quoi répliquer, c’était ce genre de flingue. Léger, maniable et passe-partout.
L’examen électronique de sa personne ne déclencha aucune alarme ; sa puce militaire
disposait donc de son ticket d’entrée dans l’enceinte policière. Il en profita et lança une
consultation du fichier des admissions au commissariat. L’accès était opérationnel.
Séville était un dealer minable de 25 ans, toujours fourré à quelques encablures de l’avenue de
Cancun. Il fournissait les latinos du coin avec de l’héroïne comateuse, fourguait des putes à
de riches clients hispaniques et se shootait. Il créchait dans un cube souterrain, dans le même
bloc enterré que sa copine, Mercedes, maquerelle de profession. Des clichés de sa piaule, pris
par le photographe lors de la perquisition, apparurent.
Le type avait un curriculum vitae des plus éloquents. Il avait déjà purgé huit ans de cabane
pour coups et blessures, vols à main armée, racket, viol et rapt. A son âge, cette collection le
plaçait dans la bonne moyenne de sa catégorie. En regard de son tableau de chasse, la
dérobade de dix cailloux passait pour du vol à l’étalage, une gaminerie. Pourquoi s’obstinait-il
à se taire ?
A proximité des ascenseurs, pris de curiosité professionnelle, il consulta les autres entrées. Il
sursauta lorsqu’il lut un nom qui lui était familier : Master. Le Jamaïcain traînait dans les
parages. Ce satané fumeur de haschich, fourgue de classe galactique, s’était fait alpaguer par
les flics. Il était coutumier du fait.
Grâce à son accès discret à l’informateur, il le localisa : zone de déposition, niveau zéro. Prius
tourna la tête et se pencha sur le côté. A quelques mètres de là, il y avait une armée
d’inspecteurs chargés d’enregistrer des plaintes ou des témoignages. Master se plaignant
qu’on lui avait fauché un joint ? La scène imaginaire le fit sourire. Il découvrit le sommet d’un
crâne enveloppé dans un bonnet aux couleurs pétantes de la Jamaïque. C’était bien lui.
Une balle s’écrasa sur le mur. Le tir provenait de la zone de filtrage. Un groupe, composé
d’une douzaine d’individus, venait de s’introduire avec des armes, sans déclencher les
systèmes de sécurité du fouineur. Impensable ! Ils l’avaient pris pour cible et il n’avait rien
pour riposter. Ennuyeux !
Clio dégaina et mitrailla avec précision. Deux mecs déguisés en monsieur tout le monde,
costume bon marché, cravate et bottes étanches, se mangèrent le carrelage après avoir
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Soif de justice
encaissé des coups en pleine poitrine. Le reste défourailla l’artillerie lourde. Prius demeura
interdit, enraciné en plein champ de tir. Une fusillade. Quelle aubaine pour rejoindre ses
ancêtres dans l’au-delà ou ailleurs ! Mettre fin à ses cauchemars... La mort immédiate, en
récompense à son attente immobile.
Derrière lui, les inspecteurs s’étaient détournés de leurs plaignants et jetés sur leurs pétards.
Ils ouvrirent le feu. Clio se jeta sur Prius et ils roulèrent à terre ensemble. Elle le força à
rejoindre les rangs des policiers. Près du portique à fouineur, le nombre d’ennemis grandissait
et surclassait les préposés humains à la sécurité. Pour un qui tombait, il y en avait trois qui
reprenaient le flambeau. L’opération ne devait rien au hasard.
Tandis que Clio faisait feu, elle ne remarqua pas la dérobade de son « maître » de stage. Prius
se coucha près d’un Master zen, en train de tirer des bouffées sur un cône monstrueux. Le
Jamaïcain ouvrit ses yeux en grand lorsqu’il le découvrit, ce qui n’était pas un mince exploit
chez cet endormi perpétuel.
- Hey man ! Dis-moi que je rêve ! Qu’est-ce que tu fous dans cette galère ?
- Salut Master ! Comme tu vois, ça ne fait pas cinq minutes que j’ai repris le boulot, qu’on me
canarde déjà !
- L’accueil chez les flics, c’est plus ce que c’était, ironisa l’homme aux rastas sans fin.
- Et toi ? Toujours en bise bille avec l’autorité ?
- Chez moi, c’est une maladie chronique, j’ai des circonstances atténuantes. Comment veuxtu que je vienne pointer au commissariat à 8 heures alors que je me couche à 6 ? C’est un
problème d’horaire, c’est tout, man !
- Je vois… Tu t’es fait choper avec quoi ?
- Ah… On peut rien te cacher. Hi-fi dernier cri avec système anti-humidité inclus. Un
container de dix mètres cubes. Mais je te jure, je l’ai trouvé abandonné sur un quai de
stockage d’une boîte d’import ! Tu me crois, au moins ?
- Je te crois.
- Ah ! Y a que toi qui me comprennes, chez les juristes. L’autre empaffé de flic, là, il ne
voulait rien entendre. Ah ben tiens, il est mort, cet idiot ! Paix à son âme. Dis donc, tu
comptes semer la mort partout où tu passes ?
- Pourquoi ?
- Ta compagnie risque d’être mortelle, man.
- Je vois…
Les armes automatiques, commandées depuis le bunker secret, entrèrent enfin en action. Une
myriade de balles intelligentes fut crachée par des canons. Les projectiles métalliques se
répandirent dans l’atmosphère, contournèrent les policiers et poursuivirent leur route jusqu’à
ce qu’ils hachent menu les agresseurs. Le système avait tardé à réagir, le temps de décoder les
puces noyées dans les armes des assassins. Après présent, le combat tournait à la guerre
propre, programmée par ordinateur. Les tueurs commandités s’accumulaient sous le porche
et au-delà. L’entrée du commissariat était condamnée jusqu’à ce que la riposte prenne fin
avec l’élimination des intrus. Une opération arithmétique.
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SOIF DE JUSTICE
Un bruit d’enfer résonnait sur le marbre du sol et se répercutait dans le building. Même au
15ème étage, les fonctionnaires de police ne pouvaient ignorer le drame joué plus bas. Les
mitrailleuses magnétiques se turent dès que le dernier ennemi fut éparpillé. Lentement, les
forces de l’ordre se redressèrent. Un inspecteur transmit un appel d’urgence à l’hôpital central
de Gaïa. Six membres des forces de l’ordre étaient à terre. Deux d’entre eux serviraient de
cobayes à l’école de médecine.
Prius accéda aux fichiers de la police. Il mit à jour le tableau des admissions.
« Planque-moi ce cône deux secondes, prends un air sérieux, profite de la confusion
et repasse la porte dès qu’elle sera dégagée » Confia le juge au Jamaïcain sur un mode
protégé.
« Leur fouineur va me griller, man. Je suis entré ici, j’en sortirai s’ils le veulent bien
ou les deux pieds devant. »
« Pas si un juge vient de te rayer de leur liste… »
Master le dévisagea et lui servit une bourrade.
« Merci, man. Je te renverrai l’ascenseur, tu as ma parole ! »
Prius se releva et fit mine d’ignorer le Jamaïcain lorsque sa chienne de garde leva le museau
dans sa direction. Il fit appel à sa concentration pour ne rien trahir du pacte passé avec son
vieil indic. Des robots de nettoyage, en provenance des ateliers techniques du sous-sol,
surgirent des ascenseurs. Sans ménagement, ni respect pour les victimes, leurs bras
mécaniques s’emparèrent des morceaux de chair sanguinolente, d’os, de crânes fracassés et
les basculèrent dans leurs bennes. Les machines quadrillèrent le terrain avec méthode ; dès
que leurs conteneurs furent remplis, elles allèrent les déverser directement dans les colonnes
d’incinération. Rien de vraiment choquant sur la méthode d’élimination des morts ; l’unique
cimetière de Gaïa était minuscule, réservé aux sommités, aux héros. Les autres habitants
étaient incinérés à leurs décès.
Dès que les gros morceaux furent évacués, une autre armée de mécanoïdes s’activa pour la
finition. Enfin, une dernière catégorie désinfecta, lessiva, récura et assécha tout ce qui avait
été souillé. Celles-ci étaient surnommées « moustiques », en raison de leur vrombissement et
de leur détecteur de sang.
Clio le pria d’embarquer à bord d’un ascenseur. Lorsqu’une paire de policiers fit mine de les
accompagner, la jeune stagiaire se mit à crépiter et leur signifia vertement, à l’aide de gestes
précis, de renoncer à leur entrée. Les portes se refermèrent.
- Enfin seuls au monde ! Commenta-t-elle avec une joie non dissimulée.
La puissance de son « Ki » décupla.
**
*
53
Soif de justice
Terrano déchaînait sa fureur noire. A travers son informateur, il convoquait une équipe
technique chargée d’analyser les défaillances du système de protection du commissariat. Ce
matin, il y avait deux veuves de plus et quatre hommes à l’hosto parce qu’un crétin avait
hésité à déclencher le déluge de feu protecteur.
- Vous avez trente minutes, bande de nazes ! Vous entendez ? Une demi-heure pour me
donner la réponse qui vous évitera la cour de justice ! Au trot !
Il coupa les communications ouvertes simultanément. Il lança un regard assassin à Prius qui
s’assit en silence en face de lui, sans mot dire.
- Tu fais chier, Prius ! Ça ne fait pas deux heures que tu as enfilé ton costume de Guignol que
ta résurrection entraîne une hécatombe ! Bilan officiel dans la maison : deux morts, quatre
blessés dont un grave. Trois civils vont alimenter les chaudières. Les machines ont dénombré
cinquante-six kamikazes ennemis. J’ai deux problèmes : le premier, c’est que je voudrais bien
savoir qui a mis sur pied une telle action de guerre. Le deuxième, c’est comment ils ont fait
pour savoir que tu serais là.
- Les rebelles.
- Evidemment ! Qui veux-tu que ce soit ! Je pensais que ces petits connards étaient en train
de se calmer. Apparemment pas ! Comment ont-ils pu savoir ?
- En piratant « Fine Spy » ?
- Prends ta pelle et ton seau, poulette, et va jouer à la plage ! Ces mecs-là font péter des
pétards mais ils ne sont pas assez futés pour organiser un complot galactique. Non… Ils ont
dû savoir autrement ou alors… Ils te tiennent à l’œil depuis quelques temps, voire depuis
toujours.
- Pour une fois, Terrano, je te suis. Cela se tient. Il m’est arrivé de sentir une présence…
presque intangible.
- Te voilà remis en selle et ils attaquent en masse. Conclusion, les rebelles ont à voir avec les
cailloux. Fais parler ce Séville, Prius. Fais-lui cracher le morceau et mon vieil instinct de flic
me dit qu’on va parler de nous à l’informateur. Ah… En parlant de ça, la petite Japonaise de
Taz Tv a déjà eu vent de la bataille et vient de balancer l’info dans un flash spécial. J’aimerais
bien savoir comment cette salope a eu le tuyau en moins de cinq minutes.
- Une taupe chez les flics, peut-être ? Les taupes, c’est myope et les bigleux qui ne trouvent
rien, ça ne manque pas à l’étage.
- T’es un marrant, hein, Prius ? Et si je décidais de t’arracher ta puce militaire pour contrôler
tes transmissions ? Tu l’as peut-être averti, le citron pressé en mal de scoops ? Hein ? Bon, on
y va ! Impreza, ramène tes fesses avec un calibre magnétique ! On va interroger le muet.
Le lieutenant Impreza se leva de son bureau et prit un engin de mort. Il s’apprêta à tendre
une main amicale à Prius lorsqu’il se rendit compte qu’il était dans la ligne de mire de son
chef. Il se ravisa. La troupe se mit en route.
Chemin faisant, Prius se moquait des insinuations du patron de la maison. Il connaissait la
vérité sur la fuite, à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chance. Master le Jamaïcain avait
54
SOIF DE JUSTICE
toujours quelque chose à vendre. Il avait été aux premières loges d’un combat, il ne s’était pas
privé pour monnayer son témoignage en se ruant sur le premier informateur public. Ça,
c’était une certitude qu’il gardait sous le coude, un atout caché.
Il s’interdit de songer au grand fumeur d’herbe devant l’éternel. Clio le pressait d’ouvrir un
canal de transmission pour y déverser ses immondices sexuelles. Il devait lui dégoter un billet
de retour auprès de Fiesta, dare-dare, les pieds devant ou avec un conseil ayant valeur de mise
au rencard. Ce danger n’avait rien à faire chez les « Ki ». Elle déshonorait leur pureté. Il la
haïssait autant qu’il avait pu vouloir la faire souffrir en la prenant comme de la chair. Il avait
envie de la briser, de la frapper, de l’annihiler parce qu’elle représentait des pulsions sadiques,
qu’elle lui inspirait la mort. Il établit la liaison et se déchaîna sur elle. Il lui injecta sa haine
venimeuse par le biais d’une défaite au combat. Il la cognait comme un sourd, toujours plus
d’énergie blanc-bleu dans les poings.
Comme dans un jeu vidéo, elle remplit son rôle. Au lieu de se défendre, de rendre coup pour
coup, elle poussa des cris de jouissance à chaque impact. Moins il maîtrisait son « Ki », plus il
massacrait la poupée asiatique, balançant son corps contre des murs imaginaires, la
transperçant avec tout ce que son esprit créait de toutes pièces. Elle s’adonnait à la souffrance
avec une rare et incompréhensible délectation. Et lui, il poursuivait, impitoyable. Il lui
demandait d’avouer sa véritable identité ; elle admettait être la maîtresse de tous les engeances
démoniaques en sommeil dans les hommes. Il tentait de forcer ses barrières mentales mais
elle les offrait en pâture, sans résister. A cause de ce jeu subtil, il glissait sur la vérité sans
l’appréhender, avec la sensation d’incarner une lame émoussée rebondissant sur un cuir
huileux. Son esprit sautillait, sans s’arrimer solidement à une prise mentale. Clio était une
anguille luisante de sécrétions, insaisissable.
« Ne te gêne pas pour cogner, la prochaine fois qu’on baise ! » Lâcha-t-elle avant de
mettre fin à la connexion avec une facilité déconcertante.
Elle était timbrée, c’était sûr ! Mais pour une stagiaire, elle montrait un peu trop d’assurance
et de maîtrise du « Ki ». Elle ne dévoilait que ce qu’elle désirait et le conduisait là où cela la
chantait.
***
Une colonne de véhicules gicla des garages du commissariat, sirènes hurlantes, gyrophares
étincelants. A travers le rideau de pluie, l’encapuchonné discerna les formes blanches de deux
juges « Ki » : Prius et sa chienne de garde. Plus un homme entravé et sous bonne garde.
Vingt véhicules d’intervention légers, suivis de six aéroglisseurs d’assaut, armés de tourelles,
fonçaient droit vers le bidonville de Marrakech. En direction de son repaire.
« Séville a avoué. J’avais raison de me méfier. Les certitudes inébranlables de mon partenaire
ne m’inspirent guère confiance. Il est temps de faire bande à part et de résoudre les
problèmes de manière efficace et… définitive. »
Il releva la manche de son aube, pianota sur son avant-bras et s’évapora.
55
Soif de justice
***
Armando Juan Pablo Séville croupissait dans une cage sécurisée du commissariat. Fine
moustache ourlant sa lèvre supérieure, yeux noisettes, cheveux courts, crantés, d’un brun
léger, taille respirant la sveltesse, l’homme entretenait une ressemblance stupéfiante avec un
acteur du vingtième siècle nommé Guy Williams, connu pour avoir incarné le personnage de
Zorro. La comparaison avec le renard masqué, défouraillant son épée chaque fois que
l’infâme commandant Monasterio opprimait le peuple, s’arrêtait là. Le coupable était couvert
d’ecchymoses, le reliquat d’un interrogatoire houleux. Il était méconnaissable.
Si Séville usait du fouet, c’était pour maltraiter les prostituées enrôlées de force dans son
harem. A ses yeux, les señoritas n’étaient que de la bidoche à plaisir. La seule épée qu’il
maniait à tout va, mesurait une dizaine de centimètres et injectait de la dope dans les veines.
Héroïne comateuse, pilules série Z trafiquées, vidéos hard avec pratiques monstrueuses, rien
ne manquait à son catalogue de vente sous le manteau.
Son terrain de chasse s’étendait de l’avenue de Cancun, au pied de son cube d’habitation, aux
abords de la surface. Il ne s’aventurait guère dans les rues, et préférait le monde souterrain où
la police s’aventurait avec prudence. Pour d’évidentes raisons de profondeur, le système
« Fine Spy » était inopérant sous terre. La dynastie des Fiesta avait creusé et aménagé le soussol en injectant des milliers de micros ambiants et de caméras, histoire que ses habitants ne
soient pas exemptés d’espionnage automatique. Séville s’en foutait.
Dès son plus jeune âge, la racaille lui avait enseigné la communication des voyous, un
mélange de plusieurs langues des signes accompagnées d’onomatopées. Une langue
changeante, dont les usagers réinventaient sans cesse les règles pour la rendre indécodable
par des ordinateurs ou des humains. Et si jamais l’un des membres des gangs s’avisait de
trahir la grammaire spéciale, sa famille était supprimée et ses mains, indispensables, étaient
tranchées à la va vite. Nécessairement, ceux du dessous excellaient dans l’art d’endurer la
torture pour protéger un secret.
Terrano désactiva la protection laser du premier sas. Le juge s’engagea entre des murs réalisés
dans un alliage titane et béton, épais de cinquante centimètres. Derrière lui, la pluie de
lumière inoffensive se réactiva. Une porte blindée s’enfonça dans le mur, libérant l’accès à la
cellule.
Surprise : la cage était spacieuse. Les concepteurs avaient songé aux victimes de la
claustrophobie. Deux caméras, postées à des angles en vis-à-vis, épiaient le prévenu. Les
murailles renforcées étaient peintes en bleu, une couleur censée prévenir les envies de suicide.
Le mobilier se résumait à un lit scellé dans le sol, à une table, une chaise, des toilettes
surveillées par un œil électronique et un lavabo. Une fontaine à eau complétait le tableau.
L’ensemble n’était pas austère, grâce à un choix judicieux de coloris et de matériaux.
Prius considéra le tout avant de s’intéresser au prisonnier. Une façon de ne pas lui donner
d’importance. Ce dernier se reposait sur sa couche. Il ouvrit un œil et se redressa.
- Un nouveau juge pour m’interroger ? Intéressant. Je vais épargner ton temps. Vol de
solariums, j’encours deux mois de taule au maximum. Je vais plaider coupable, mon logiciel
56
SOIF DE JUSTICE
de défense proposera un mois ferme avec une amende ou des travaux d’utilité publique. Je
vais me tenir peinard et obtenir une remise de peine au bout de trois semaines. Voilà…
Prius s’appuya contre le mur. Il débuta avec calme :
- Vous venez d’évoquer une solution correcte, réaliste. Inspirée de vos errements cumulés
depuis votre plus jeune âge, si j’en crois votre dossier. Hélas, cette hypothèse ne me convient
pas. J’ai une mission à accomplir. Obtenir vos aveux. Si vous ne révélez pas le nom de votre
commanditaire, j’aurai des ennuis. Comme je semble être animé, bien malgré moi, d’une sorte
d’instinct de conservation, que des pouvoirs bien réels font de moi un ennemi redoutable,
des morts vont parsemer ma route. Beaucoup de morts et j’en ai bien assez sur la conscience.
Alors… Vous pouvez me dire maintenant, sans douleur, sans heurt, tout ce que vous savez
sur la ou les personnes qui vous ont chargé de voler ces cailloux sans valeur marchande
extraordinaire, ou bien, autre possibilité, endurer la souffrance lorsque je vais arracher à votre
cervelle, par la force, ce que je veux savoir. Votre choix ?
Sans ambiguïté, Séville tendit son majeur droit bien en l’air.
- Quoi que vous fassiez, il va vous baiser. Tous ! Il va déferler sur le monde et se repaître de
vos tripes. Il va vous détruire ! Rien ne l’arrêtera. Rien !
Le juge sut à quoi s’en tenir. Il ferma lentement les yeux.
Derrière les objectifs des caméras, Terrano, Impreza et Clio observaient la confrontation.
- Ça y est ! Le cirque va commencer ! J’en jouis à l’avance !
La stagiaire trépignait d’impatience, incapable de contrôler des sautillements. Les deux flics se
dévisagèrent avec incrédulité. Cette nana avait des sources de plaisir assez inattendues.
Prius était immobile. Ses doigts s’irisèrent avec une extrême lenteur, pas plus vite qu’une
lampe d’un antique téléviseur. L’intensité augmenta jusqu’à ce que la luminosité de ses poings
soit supérieure à l’éclairage de la pièce. Quand cette clarté fut atteinte, le prisonnier n’en
menait pas large, recroquevillé sur le bord de son pieu. Prius demeurait imperturbable,
concentré. Deux soleils éclatèrent de ses mains. Les systèmes électroniques ambiants furent
saturés. Séville s’explosa la tronche sur le mur bordant son lit et y demeura scotché par une
force invisible et inexplicable.
- Bordel ! Gueula Terrano.
- Nom de Dieu ! S’exclama Impreza.
- Vas-y chéri ! Roucoula Clio. Dévore-lui les neurones, arrache-lui ses secrets, suce-lui les
pensées !
57
Soif de justice
Le juge s’approcha et s’empara du prisonnier comme un tigre écharpant une proie facile.
L’autre n’était plus qu’une poupée de chiffon entre ses mains. Le « Ki » irradiait de mille feux.
Il coula vers l’esprit de Séville, forant une ouverture pour contenter sa faim.
Mais les choses ne se passèrent pas comme Prius l’avait imaginé. L’énergie se répartit autour
du crâne du voleur. Elle s’étala avec uniformité sur un champ de force, une barrière
infranchissable. Le juge déclencha l’ouverture d’un canal pour puiser les données. Sa puce
militaire déclara forfait, malgré son insistance. Il poussa contre la protection, concentra son
énergie en un point unique.
« Il est protégé. Je le sens. »
Des images de violence passées ressurgirent de sa mémoire, réactivées par une intervention
inattendue de Clio. Cette intrusion, ce viol, souleva sa haine. Le « Ki » blanc-bleu s’assombrit
peu à peu, jusqu’à ce que la nuit envahisse la cellule. Mort, haine, violence, barbarie, arracher,
détruire, étriper, s’acharner, tuer, tuer, TUER ! Le mal le ravagea à un rythme supersonique.
Son efficacité produisit un changement, une inversion. La protection de Séville se lézarda,
submergée, surprise.
Planant au-dessus de l’esprit du dealer, une forme sombre, non identifiable, défia Prius. Un
choc puissant l’ébranla, comme s’il recevait des coups de boutoir. Le protecteur luttait et était
de taille. Le juge repartit à l’assaut, avec la ténacité d’un roquet enragé. Il perça la défense et
refoula les tribulations sexuelles imposées par Clio.
La nuit engloutit la lumière. Les caméras basculèrent en mode infrarouge. Nouveau coup du
protecteur, moins puissant mais suffisant pour desserrer l’étreinte. L’ombre s’étendit sur le
mur et attira Séville comme un aimant. Le prisonnier libéra un interminable hurlement. Il
était secoué comme un vaisseau pris dans la tourmente de l’antimatière. L’ombre l’absorbait.
Décontenancé, Prius n’eut qu’un seul réflexe : attraper Séville par les mains et tirer de toutes
ses forces pour l’extraire à l’emprise démoniaque. La lumière naturelle refit son apparition.
Terrano, sentant qu’un truc virait au vinaigre, débarra la cellule et fonça le secourir. Il agrippa
Séville mais rien n’y fit. L’autre était aspiré de l’intérieur, il perdait du volume. Même aidés de
Clio et Impreza, ils ne purent empêcher la liposuccion infernale. Le simulacre énergétique
s’évapora après avoir réduit Séville à l’état d’enveloppe corporelle flasque, recroquevillée sur
sa couche, à peine remplie de bouillie organique.
- Prius ! Qu’est-ce qui a merdé ? Tu le tenais !
- Il l’a avalé… Son commanditaire l’a… avalé. Il est… d’une puissance phénoménale. Je…
n’ai pas réussi… à le voir.
Il était sous le choc. De sa vie de juge « Ki », il n’avait jamais ressenti un tel pouvoir. Lui,
l’athée, comme tous ses concitoyens, ne croyait pas au paradis, à l’enfer, à Dieu, Satan et
toutes leurs conneries de bondieuseries terriennes. Mais là… Il ressentait la brûlante présence
d’un être maléfique, surnaturel. Terrano recouvrit les restes de Séville avec le drap de lit. Puis,
il ordonna :
58
SOIF DE JUSTICE
- Impreza, appelle un légiste !
Prius fit un pas en avant et s’effondra, sans connaissance.
- Contrordre ! Appelle deux légistes !
**
*
59
Soif de justice
CHAPITRE 4
Prius était livide, sa respiration irrégulière et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son
front. Trois gobelets de café vides traînaient sur le bureau. Le distributeur en crachait un
quatrième. Deux barres de céréales énergétiques n’avaient pas réussi à combler le gouffre
calorifique creusé par le déchaînement du « Ki » au-delà de limites inconcevables.
Clio l’observait avec un mélange de curiosité et de respect. Le commissaire avait eu du mal à
imaginer qu’aucun juge n’était allé aussi loin, auparavant et que cet exercice périlleux aurait pu
être fatal à son organisme. La jeune Asiatique avait qualifié de « prodigieux » l’éclat du « Ki »
et de « miraculeuse » sa mutation en énergie noire. Mais elle n’avait pas trouvé de qualificatif
pour nommer la résistance et l’échec rencontré par son collègue remis en selle.
« Diabolique » aurait convenu.
Dans son bureau, Terrano repassait en boucle la vidéo de l’interrogatoire. En incrustation sur
l’informateur, il consultait l’enregistrement électronique des entrevues consenties entre les
juges « Hymer » et « Rover » avec son mystérieux client. Comparés à Prius, ces deux-là étaient
de la petite bière. Dans un combat à la régulière, à mains nues, ils ne tiendraient pas un round
face au pilote. Cette rancœur accumulée durant cinq années de pénitence, cette inaction, la
manipulation de Clio, tout avait concouru à le rendre plus hargneux, plus déterminé, plus
dangereux. Les images témoignaient de cette soudaine transformation.
Au-delà de cet aspect, il y avait l’événement surnaturel. Le commissaire en avait vues, des
choses tordues dans sa vie. Des déjantés, des crimes abominables, des arnaques juteuses et
alambiquées, des règlements de compte entre gangs avec des moyens militaires. Mais pas du
surnaturel. Le « Ki » était une réalité acceptable dans sa logique policière, même si Prius en
avait redéfini les normes. Mais l’ombre engloutissant, à distance, une proie, l’absorbant de
l’intérieur, comme une étoile en plein effondrement, c’était… insolite.
Le flic avait beau visionner les prises de vue, il ne comprenait pas. Il n’y avait pas de truc. Il
avait eu l’avant-bras gauche de Séville entre les mains et avait senti les chairs entrer en
ébullition pour se ramollir et disparaître. Il n’avait pas rêvé.
L’ennui, c’est qu’il était au point de départ. Séville s’était fait piquer la main dans le sac chez
un grossiste en minerai, son appartement avait été retourné au marteau et au burin sans rien
révéler et le zigue était clapsé comme pas permis. Prius n’avait pas réussi à le sonder à temps
pour savoir ce qu’il cachait. Et le commanditaire savait où trouver le prisonnier. De là à
penser que ce mystérieux personnage avait déclenché la fusillade dans le commissariat, non
pour flinguer Prius, mais pour éliminer, en jouant les kamikazes, un captif susceptible de
parler, il n’y avait qu’un pas. Terrano était sans conteste une brute aux méthodes expéditives
mais il n’était parvenu à ce poste sans cogiter un minimum. Et là, il carburait à fond, en
silence. Prius n’était pas en état mental de répondre à ses questions et Clio en prenait soin
avec un excès de zèle suspect.
60
SOIF DE JUSTICE
« Mais pourquoi le big boss a attendu de voir Prius pour lancer l’opération nettoyage de
Séville ? Pourquoi a-t-il pris le risque de faire dérober ces pierres alors qu’il pouvait acheter
sa pacotille pour une somme presque dérisoire ? Le scénario ne tient pas debout. Cette
histoire me gonfle et je sens que l’administrateur ne va pas me lâcher la grappe. Il a envoyé la
greluche, c’est pour jouer les espionnes et les mouchardes. Je me demande s’il se l’envoie…
Elle est pas mal…»
Son regard salace traîna sur les formes fines de Clio. Il s’imaginait se vautrer dans la boue
avec elle et la pénétrer en brute finie pour la faire couiner comme une truie. Il ne concevait
pas d’autre façon de traiter une fille. Elle le toisa et lui injecta une image claire et nette de son
cru : son pénis tranché, sanguinolent, qu’elle tenait entre les dents, un couteau de chasse
ensanglanté entre les mains. La crudité de la scène le fit basculer en arrière et il manqua de
perdre l’équilibre.
La jeune femme récupéra un plateau repas commandé en urgence auprès d’un traiteur
libanais réputé. Elle le déposa devant Prius, complètement à l’ouest depuis sa tentative
d’extorsion mentale avortée.
- Mange, Prius. Il faut que tu récupères des forces.
- Pourquoi ?
- Pour vivre et enquêter.
- Quelle enquête ?
Il suspendit ses paroles, chercha les mots. Avec logique, il reprit :
- Séville est mort.
- Le corps peut toujours livrer des indices. Et puis, ce type avait une nana, Mercedes.
Le chef consulta son informateur.
- C’est ça. Mercedes, née il y a 23 ans de parents inconnus. Profession : maquerelle. Putain !
D’habitude, les maquerelles ont la cinquantaine, quand elles ne turbinent plus. A son âge, elle
a déjà du cheptel. Elle ira loin. Mais bon… Je n’ai aucune raison valable de la coffrer et elle
habite un quartier dangereux. J’ai assez perdu d’hommes aujourd’hui. Si ce n’est pas trop
vous demander, les armes fatales, vous irez vous rencarder auprès d’elle, on ne sait jamais.
- Pourquoi ne classes-tu pas l’affaire, Terrano ? Comme meurtre non élucidé.
- Parce que j’ai envie de te casser les couilles, Prius ! Parce que Fiesta va me tomber dessus à
bras raccourcis si je ne lui sers pas des éclaircissements. Parce qu’il va devoir en livrer à la
presse, au net, à Taz Tv et à Fujiko Honda, cette roulure qui fourre son nez dans toutes les
affaires du pays et qui fait la pluie et le déluge dans l’opinion publique. Tu piges ? Il ne me
lâchera pas, tu saisis ?
Le commissaire lorgnait Clio comme la source de sa certitude.
- N’importe quel juge d’instruction ferait l’affaire.
61
Soif de justice
- Non. Tu as entendu Fiesta ? Il te veut, toi. Moi, j’obéis aux ordres. C’est lui le patron, le
mien, le tien, le nôtre. Fourre-toi ça dans le crâne ! Si tu n’es pas content, prends ta navette et
vas faire un tour entre la Terre et Alpha du Centaure, sans autorisation. Tes problèmes seront
vite réglés. Et même si tu atteins la Terre, les stations S.D.N. te pèleront le jonc. Ford sera
moins compréhensif et moins tolérant que Fiesta. Tiens ! Qu’est-ce que je te disais ! Un
message de l’administrateur : « Merci de venir au palais administratif dans les plus brefs délais
afin de me rendre compte de vos avancées. Demander au juge stagiaire Clio de vous
accompagner. » Je vais en prendre plein la poire quand je vais lui déballer la perte de notre
suspect. Alors, tes états d’âme, espèce de détritus, je m’en tape ! Tu continues, que tu le
veuilles ou non. Sinon, ce sera vraiment ta dernière enquête !
Une personne se présenta à la porte du bureau. Bronzée à la perfection, longue chevelure
noire et bouclée, bouche sensuelle, yeux de braise et corps aux courbes provocatrices, la
beauté était moulée dans une blouse de travail blanche échancrée, laissant apparaître ses
cuisses charnues et ne cachant rien d’un décolleté à damner un saint. Au niveau de son buste,
un badge rappelait son nom et sa fonction : Ibiza, médecin légiste. D’une voix chaude à
chanter des fados, elle demanda :
- Vous m’avez demandé, chef ?
- Oui. J’ai du boulot pour vous.
- Où est mon client ?
- Dans la cage infernale.
- J’ai amené une nacelle 0 G pour…
Elle s’interrompit. Elle reconnut l’homme en cuir blanc attablé devant la cuisine libanaise.
Elle murmura :
- Prius…
Il se détourna de son repas.
- Ibiza…
L’émotion n’était pas son fort mais sa faiblesse passagère trahit la surprise et une joie mal
dissimulée. Un large sourire se dessina sur leurs lèvres.
- Vous vous connaissez.
- Oui, admit le médecin. Oui… ajouta-t-elle, rêveuse.
- C’est donc elle, Ibiza ? Rompit Clio d’un ton agacé.
La Thaïlandaise détailla la Paraguayenne de la tête aux pieds, sous toutes les coutures. Elle
admit que la plastique de la sud-américaine ne pouvait laisser insensible un mec. Même un
juge « Ki » aguerri et entraîné pour ne pas céder aux émotions, devait se laisser subjuguer.
Elle avait tout pour plaire et bien plus encore. Pour peu qu’elle possède un tempérament
62
SOIF DE JUSTICE
volcanique et elle foutait le feu à une brigade entière de commandos. Clio se demanda si elle
aimerait goûter au sexe féminin.
- Ravie de te revoir dans le monde des vivants, Prius.
- Le plaisir est partagé, Ibiza.
Leurs échanges remplis de sous-entendus irritèrent Clio. Elle injecta son venin sous la forme
de visions réelles, vécues entre elle et Prius, le tout à l’attention d’Ibiza. Elle ne manqua pas
d’y inclure la séance de vibromassage qu’il avait appréciée. La Latino reçut fort et clair le
cadeau empoisonné mais ne s’en émut pas davantage. Elle répliqua à l’initiative de Clio :
« Prius a toujours aimé les Asiatiques. Vous n’êtes pas la première avec laquelle il soit
passé à l’acte. Et sûrement pas la dernière. Bionique ou non, poupée gonflable ou
gonflante, pour lui, vous n’êtes que de la chair. Rien d’autre. »
Clio lui refila quelques scènes imaginaires où elle s’accouplait avec la femme légiste par
l’entremise de gadgets, la dominant inévitablement. Ibiza y était ligotée et Clio, vêtue de cuir,
jouait les sadiques. Juste pour savoir comment Ibiza réagirait. Elle ne moufta pas d’un cil et
déclara tout de go :
- Chef, j’ai amené une nacelle 0 G pour embarquer mon client au labo mais j’aurais besoin
d’un coup de main pour le hisser. Il n’y a pas un chevalier servant pour aider une faible
femme ?
- Ce serait avec plaisir, ma petite Ibiza, minauda Terrano. Mais exagéré de ma part, vu que le
type ne pèse plus que dans les quinze kilos.
- Hein ? Qu’est-ce qu’il a eu ?
- C’est ce que j’aimerais savoir et c’est pour ça qu’on te paye, ma belle !
- D’accord.
- Je vais avoir besoin de reprendre des forces, Terrano. Mes accus sont à plat.
- Tu as vingt heures devant toi, juge. Pas une de plus.
- Vu que tu t’es chargé de la décoration de mon appartement, je vais à l’hôtel. Et sans
mademoiselle Clio, si possible.
- OK ! A l’hôtel et sans elle. De toutes les façons, nous avons rendez-vous. Alors, je ne te
retiens pas. Dans vingt heures, tu ramènes tes fesses ici et ensuite, vous filez avenue de
Cancun.
- Je veux un flingue pour descendre là-bas.
Terrano consulta Clio des yeux. Elle émit un refus catégorique.
- La poulette est déjà équipée, cela suffira.
- Et si elle se fait descendre ?
- Ben t’as intérêt à avoir bien rechargé tes batteries ! Maintenant, dégage et va pioncer !
63
Soif de justice
Le juge s’extirpa de sa chaise, les jambes lourdes. L’univers vacilla. Les repères tanguaient
mais une perturbation d’origine inconnue troublait ce bel ensemble. Un élément impalpable
figurait au milieu du tableau, une chose fugace, une présence. Et puis, tout s’évanouit,
comme si chaque pièce du puzzle était remise à sa place. L’étourdissement naturel reprit ses
droits.
Il quitta le bureau, la démarche en zigzag. Ibiza le rattrapa et lui prit la main. Elle glissa un
objet au creux de sa paume et murmura :
- C’est ma clef. Tu connais l’adresse. Vas-y et repose-toi. Je suis heureuse de te revoir.
Vraiment heureuse.
Elle roula des yeux avec une sensualité consommée et le laissa non loin de l’ascenseur. Il resta
incapable de formuler une réplique. Il la vit déambuler à travers les bureaux, suivie comme
une ombre par la nacelle 0 G. Il enfonça le bouton d’appel de la cabine. Pourquoi revoir
Ibiza ne générait guère plus qu’une simple satisfaction ? Cette réaction était-elle conforme à
des normes humainement acceptables ? Une douleur lancinante émergea au centre de son
crâne. La souffrance soudaine et inattendue s’était déjà produite mais dans quelles
circonstances ? Il ne parvenait pas à s’en souvenir et plus il essayait, plus le mal sournois
s’aggravait.
Clio avait assisté à la passation de la clef électronique entre lui et la femme. Elle confirma ses
soupçons à l’aide de scènes lesbiennes où elle s’accouplait avec Ibiza. Les images crues
tournèrent au meurtre ; l’Asiatique ne cachait pas sa haine, ni son désir d’exclusivité auprès de
Prius. Il était convaincu de son instabilité mentale ; elle pouvait toujours courir pour coucher
avec lui.
Dès que les portes s’ouvrirent, il s’engouffra dans l’ascenseur et coupa la communication
avec la stagiaire. Comment savoir si elle passerait à l’action avec Ibiza ? Sa convocation
auprès de l’administrateur Fiesta lui garantissait quelques heures de tranquillité. Il s’assura du
plus haut niveau de sécurité et transmit :
« Ibiza… Je suis très heureux de te revoir. Je voulais t’avertir : méfie-toi de Clio. Ne
reste pas une seconde seule avec cette folle dans les parages. »
« Ne t’en fais pas, Prius. J’ai fait l’école de police, je suis une grande fille. Ce qu’elle
m’a balancé dans le crâne, ne m’impressionne pas. »
« Sois prudente, ma belle. »
« Je te rejoins dès que j’ai fini d’analyser ton client. Tu te souviens ce que je t’ai dit
lorsque nous nous sommes quittés ? »
« Oui. »
« C’est toujours d’actualité. »
Il haussa les épaules et secoua la tête. Elle parlait de sentiments, d’émotions. C’était du
charabia mais elle aimait l’évoquer.
Les portes s’ouvrirent sur le hall du commissariat, rutilant. Personne ne se serait douté qu’une
soixantaine d’hommes avait trouvé la mort ici une heure plus tôt. Prius consulta une horloge
64
SOIF DE JUSTICE
électronique et lut dix-sept heures passées. Le jour déclinait mais sa tenue immaculée et son
crâne rasé en faisaient une cible déclarée. Sur son front était inscrit en lettres rouges : « juge
Ki ». Il était seul, sans arme. Terrano l’envoyait à l’abattoir. Terrano ? A voir… Il avait
demandé l’autorisation de Clio. Le commissaire ne dirigeait rien ; c’était l’autre petite garce
vicieuse qui le menait à la baguette. Avec la bénédiction de l’administrateur Fiesta ?
Un élancement vif le transperça d’une oreille à l’autre. Il soupira et s’appuya contre un mur.
Non… Pas l’administrateur… C’était impossible, il était le garant des juges « Ki », leur
protecteur. Clio oeuvrait dans l’ombre, peut-être pour le mystérieux commanditaire. Oui…
Cette peste trahissait leur confrérie, l’administration monarchique, informait son maître, en se
servant de sa puce militaire, échappant à tous les contrôles de « Fine Spy ». Il se jura d’en
faire de la charpie à la première occasion, sa disparition ne serait pas une grande perte pour
l’humanité. L’élimination était dans ses cordes.
Il lorgna en direction de la sortie et aperçut un individu remplissant les conditions
susceptibles de lui épargner des ennuis. Il mit le cap sur lui, se retournant à plusieurs reprises,
chassant cette sensation diffuse d’être l’objet d’une filature.
***
Spider était un Hindou enturbanné originaire de la communauté Sikh. Derrière un physique
inquiétant d’où émergeaient un regard de jais perçant et une barbe taillée en pointe, il cachait
une prodigieuse intelligence en harmonie avec sa fonction d’éminence grise. Il avait soixante
ans mais n’en paraissait guère plus de quarante. Quand il ne traînait pas sa silhouette filiforme
dans le palais, dans les appartements de son employeur, il prenait mille et une apparences
différentes et se fondait dans la foule de Gaïa, espionnant, furetant, glanant et rapportait sa
moisson d’informations à la forteresse. Il ne répondait qu’à Gérald Fiesta et passait au-dessus
de toutes les hiérarchies, police, forces militaires, ordre du « Ki » compris. Son apparence
terrifiante générait des légendes sur ses véritables activités. Le personnel administratif croyait
volontiers qu’il exécutait les basses besognes commandées par son patron.
Pour l’heure, il s’était contenté de mener le Mexicain et la poupée asiatique dans
l’antichambre du bureau de Fiesta. Sur un ton pressant, il les avait introduits dans un univers
au style baroque ostentatoire. Les dorures, les fresques, les meubles de style foisonnaient. Ils
contrastaient avec l’allure ultra fonctionnelle ou délabrée des autres bâtisses tasmaniennes.
L’administrateur justifiait cette opulence auprès de Taz Tv par son souci légitime d’en
remontrer à ces damnés Terriens.
Le flic rongeait ses ongles, signe de nervosité compréhensible. Il avait usé de la force, avec
pertes et fracas, pour contraindre le juge Prius à reprendre ses fonctions ; il avait outrepassé
la pensée de leur chef suprême. Le suspect s’était ratatiné d’une manière sidérale, il n’avait
rien d’autre à lui mettre sous les dents. Il redoutait le savon du siècle.
Il nota un rictus de complaisance sur le visage poupon de la stagiaire. Cette garce percevait
ses inquiétudes. Il éprouvait une gêne certaine et elle s’en régalait. Il déboutonna un pan de
son gilet et dévoila son arme de service, son bijou doté de projectiles détonants. Le geste,
décodé, signifiait : « J’ai du répondant susceptible de museler un juge « Ki », à fortiori une
stagiaire ». Elle se renfrogna.
65
Soif de justice
La porte blindée et matelassée s’ouvrit. Fiesta, d’humeur maussade, cracha :
- Entrez !
Les deux invités s’exécutèrent. La forme du bureau, hexagonal, identique à celle de la
forteresse, n’avait pas été choisie au hasard par son ancêtre, Miguel Fiesta. Un côté de plus
que le pentagone, l’emblème du pouvoir Terrien. Dans la famille, le dépassement de ces
bâtards virait à l’obsession.
Son antre n’avait rien de commun avec le reste du palais, plus baroque ou renaissance selon
les ailes. Il était conçu comme le saint des saints de la modernité. Plusieurs informateurs,
ancrés aux murs, distillaient des données sur le pays. Quelques objectifs couvraient des
secteurs précis de Gaïa. Des caméras retranscrivaient l’activité dans les stations en orbite
autour des trois Titan. Un écran large de cinq mètres sur trois, scindé en seize parties de
format analogue, restituait l’espace cernant Tasmania sous plusieurs angles. Fiesta était
préoccupé par l’ordre, la sécurité, y compris la protection contre une menace extérieure.
- Asseyez-vous et commencez votre rapport. J’ai reçu des nouvelles déplaisantes.
D’entrée, le policier sut que les débats, à sens unique, seraient houleux. Clio jubilait, voire
jouissait.
- Nous avons perdu le suspect arrêté en possession des solariums. Au cours de
l’interrogatoire mené par le juge Prius, il a été absorbé par une espèce d’ombre. Il a été
dévoré de l’intérieur. Un légiste effectue des analyses en ce moment mais… cela semblait si
surnaturel que… je doute que nous obtenions des réponses à nos questions. J’ai chargé Prius
de poursuivre l’enquête. Ce Séville vivait avec une fille nommée Mercedes, il va l’interroger.
Fiesta écoutait religieusement et laissa un silence pesant s’installer. Au bout de vingt longues
secondes, il creva l’abcès :
- Prius a-t-il failli à sa mission ? A-t-il tué cet homme pour nous cacher une information ?
Clio ?
- Non, monsieur. Au contraire. Je pense qu’il était sur le point d’arracher la vérité à Séville,
lorsque la force surnaturelle protectrice a estimé ne plus pouvoir résister. Elle a lâché sa proie
en la sacrifiant. Prius a d’ailleurs fait preuve d’une puissance phénoménale. Je ne l’avais pas
soupçonnée.
- C’est fâcheux. Très… fâcheux !
Comme si ses paroles s’avéraient divinatoires, son interphone bipa :
- Oui Spider ?
66
SOIF DE JUSTICE
- Mademoiselle Fujiko Honda, de Taz Tv, souhaite vous interviewer dans la soirée. A propos
d’une mort surprenante survenue dans les locaux de la police, quelques temps après un assaut
réprimé dans un bain de sang.
- D’accord. Prenez rendez-vous pour 20 heures.
Il coupa la communication.
- Et voilà ! Qu’est-ce que je vous disais, Terrano ? Cette fouille-merde va renfermer ses
quenottes pointues sur mes couilles et vous n’avez rien à lui jeter en pâture !
- C’est un coup des rebelles, je parierais mon flingue là-dessus.
- Des preuves, nom de Dieu ! Blasphéma-t-il, en opposition avec ses propres principes
athées. Vous avez des preuves ?
- Des suppositions. Les rebelles détestent le juge Prius. Dès qu’ils ont su qu’il avait repris du
service, ils se sont démenés pour lui fourrer des bâtons dans les roues. A mon avis, si on lui
colle aux bottes, tôt ou tard, nos criminels se manifesteront.
- Du vent, tout ça ! Il me faut des résultats. Vous avez 24 heures pour me ramener du
concret. S’il s’agit de terroristes, il faut frapper un grand coup pour marquer l’opinion.
- Il faudrait plus de moyens, d’autres fouineurs série B.
- J’en fais mon affaire.
Il enfonça le bouton de l’interphone et déclama :
- Spider, où en sommes-nous à propos du sommet avec les autorités terriennes ?
- Ils viennent de nous fixer un rendez-vous près de Titan 3 pour demain.
- Demain ? Fichtre ! Ils étaient déjà en route… Ont-ils précisé la composition de la
délégation ?
- Non, monsieur. Pas plus que la quantité des vaisseaux constituant l’escorte, ou leur
armement.
- Ils nous prennent pour des bouseux, ces connards ! Rameutez tous les pilotes civils et
militaires, affrétez tout ce qui vole, tractez et positionnez tout ce qui est en panne. Il faut
impressionner ces petits enfoirés et leur montrer que nous incarnons la seule puissance
extraterrestre avec laquelle il est valable de traiter. Au boulot !
- Oui monsieur.
Il relâcha le bouton de l’interphone.
- Manquait plus que cela ! Ils ne daignent même pas me faire visiter « Check Point Charlie » !
- Ils se méfient toujours de nous, monsieur.
- Ouais… Ils vont renâcler à lâcher leur technologie, nous fourguer des babioles contre des
tonnes de minerai et nous envoyer des milliers de déportés. Mes secrétaires du logement et
du travail vont se pendre.
Sa rage était partagée par l’intégralité de la population. Les Terriens affichaient sans complexe
leur infâme supériorité et leur intolérable racisme.
67
Soif de justice
- Revenons aux solariums. Avez-vous une hypothèse ? Pourquoi les rebelles enrôleraient-ils
des voyous pour piquer des cailloux extraits par tonnes, exempts du moindre contrôle
détaillé ?
- J’aimerais le savoir, monsieur. Cela n’a pas de sens. A moins de créer un commerce illégal
de bijoux, d’inonder un marché exotique qu’ils auraient découvert, de troquer contre des
armes ?
- Pourquoi des gemmes de dix mille carats et pas le reste ?
- Leurs acheteurs ont peut-être des exigences sur le poids, la taille ?
- De là à tuer un juge « Ki » rappelé à la rescousse, en lançant une mission kamikaze
d’envergure ? Non…
- C’est peut-être un leurre, suggéra Clio, une lueur de malice affichée sur sa frimousse.
- Un leurre ? Expliquez-vous ?
- Une diversion. Ils lancent ces vols ridicules, ils déchaînent de la puissance autour de l’affaire
pour faire diversion et projeter autre chose, plus en rapport avec leurs activités. Plus le feu
d’artifice est gros, avec des moyens disproportionnés, plus leurs projets sont démesurés.
- Un attentat du type de Titan 1, comme celui organisé par ce sinistre Matiz ?
- Non… Je pensais à un renversement de gouvernement.
Terrano était sidéré. Un complot planétaire. La greluche n’avait pas qu’un beau corps, elle
avait du plomb dans le ciboulot.
- Sa théorie n’est pas inintéressante, monsieur. Les attentats se sont espacés et leur puissance
s’est restreinte. Comme si n’importe quelle cible convenait pour raviver le feu de temps en
temps et concentrer des moyens extraordinaires par ailleurs. Qui sait si nos victoires ne sont
pas que pure illusion.
- Seigneur !
- J’ai même une idée qui va vous paraître saugrenue mais….
- Allez-y, Terrano !
- Imaginez que les rebelles soient de connivence avec la Terre… Une mission, dont nous
ignorons l’envergure, approche de notre système. Le roi Ford sait que vous allez mettre les
petits plats dans les grands pour lui en mettre plein la vue. Il vous prévoit. Vous concentrez
beaucoup de forces près de Titan 3, distante de six cents millions de kilomètres, la plus
éloignée. Le pouvoir demeure vacant durant quelques heures, les moyens d’interposition avec
les rebelles sont faibles. Le risque est réel.
- Vous avez raison, Terrano. Vous vous rattrapez sur ce coup-là !
Il enfonça une troisième fois le bouton de l’interphone.
- Spider, changement de programme. Déclenchez l’alerte générale pendant quatre-vingt-seize
heures, annulez tous les vols spatiaux, programmez des survols de surveillance et des
bombardements préventifs de la forêt à intervalles irréguliers. Nous irons à la rencontre des
Terriens, tous les deux. Pendant mon absence, ce sera la loi martiale et tout contrevenant sera
puni de la peine de mort. Communiquez ces informations aux agences de presse.
68
SOIF DE JUSTICE
- Je décommande mademoiselle Honda ?
- Surtout pas.
- Bien.
Après la coupure, Gérald Fiesta se redressa, signifiant que l’entretien était achevé :
- Parfait ! Bouclez cette affaire dare-dare et mettez vos hommes en alerte. Patrouillez, filtrez,
arrêtez, interrogez. Foutez-moi une pression d’enfer !
- Oui, monsieur.
Ils prirent congés mais Fiesta rattrapa Clio :
- Pas vous. J’ai encore deux mots à vous dire.
Le commissaire fut soulagé de s’en être tiré à si bon compte. Au passage, il avait eu une idée
de génie pour se sortir de l’ornière. Une supposition pas si ridicule, d’ailleurs. Et en guise de
cerise sur le gâteau, il obtenait un branle-bas de combat, de quoi exciter les hommes en mal
d’action. Jouer au cow-boy dans la ville l’enchantait.
***
Gérald referma la porte et fit mine de revenir à son bureau. Sans trahir ses intentions, il se
jeta sur Clio et lui administra une monumentale paire de gifles. Le coup la déséquilibra et elle
chuta sur le sol dur et froid. L’homme la redressa en l’empoignant par les cheveux.
- Petite conne ! Tu as merdé ! C’est comme ça que tu as appris à contrôler la situation ?
- C’est vrai, j’ai merdé. Punis-moi ! Pitié, punis-moi !
- Tu vas recevoir ce que tu as mérité !
Il la retourna et la plaqua contre le mobilier. Elle était incapable de bouger.
- Je vais te montrer qui est le maître, ici ! Montre-moi ta petite cambrure !
Il fit tomber son large pantalon de cuir et découvrit ses fesses rebondies et dorées. Elle ne
portait rien d’autre dessous, conformément à ses exigences. Il s’extasia :
- Ah ! Maintenant, tu vas souffrir.
Elle agita son arrière-train avec frénésie, débordante d’enthousiasme.
- Oui ! Oui !
Il sortit sa verge tendue et s’introduisit dans son minuscule orifice de la manière la plus
brutale qu’il put assumer. Un filet de sang dégoulina et tacha le sol. A la vue du liquide rouge,
69
Soif de justice
il s’activa comme un lapin en rut, avec une célérité irréaliste et lui arracha des cris déchirants.
Elle pouvait hurler autant qu’elle le souhaitait, le cabinet était insonorisé. Il l’insultait, la
fouettait du plat de la main, tirait sa crinière en arrière et lui mordait les épaules, la nuque.
Plus il en faisait, plus elle en réclamait. Il éructa des borborygmes et se libéra dans son anus.
A peine son affaire réglée, il remballa son pénis flasque. Les souffrances de Clio n’avaient pas
excédé cinq minutes. Elle quémanda :
- Encore ! Encore ! Punis-moi, encore ! Je suis une vilaine fille, j’ai mal fait mon travail.
Punis-moi, s’il te plaît !
- Non ! J’ai une interview avec Fujiko Honda et j’ai bien l’intention de me l’envoyer. Il paraît
qu’elle a une réputation de sainte Nitouche et rien ça, ça m’excite ! Je vais tenter ma chance
ce soir.
- Oh… S’il te plaît…
Il consentit à sortir son sexe ramolli couvert de sécrétions et lui fourra dans la bouche. Elle le
prit comme une friandise jetée par un maître à son animal de compagnie.
- C’est bien. Continue comme ça. Bien. Comme tu as été une vilaine fille, tu vas accomplir
une mission spéciale pour moi.
- Mmmh, fit-elle en guise de réponse affirmative.
- Il faut toujours anticiper, avoir un coup d’avance. C’est le principe des échecs. Alors, voilà
ce que tu vas faire pour être pardonnée…
***
La journaliste préférée des Tasmaniens patientait dans le salon mauve. Pour tuer le temps,
elle détaillait les moulures dorées, admirait les reproductions murales d’œuvres de Titien.
Auprès d’elle, Shen Camaro et Ken Rascal effectuaient les réglages de prise du son et de
lumière. Son équipe favorite la suivait toujours sur le terrain. La présentatrice vedette
n’hésitait jamais à descendre dans les bas-fonds de Gaïa.
Aujourd’hui, elle avait troqué le gilet pare-balles, indispensable dans les bouges et autres
champs de bataille urbains, contre un tailleur rouge moulant et un chemisier échancré. Son
interlocuteur aurait une prise directe sur son opulente poitrine. Recueillir les paroles du
numéro un impliquait d’être sur son trente et un. Le coiffeur de Taz Tv avait réajusté son
chignon, le soyeux et la finesse de sa chevelure rendant ses savantes coiffures assez glissantes.
Les petits escarpins carmin serraient ses orteils. Elle était habituée aux bottes étanches pour
sillonner Gaïa ou à ses confortables mules pour présenter le journal du soir. Elle inspecta ses
bas blancs, à la recherche d’une minuscule anicroche. Puis, elle accorda une attention
particulière à ses bijoux et recentra, une à une, ses bagues.
Ken, compatriote cameraman, que son mètre soixante cantonnait à la prise de vue en contreplongée, lui lança :
- Nerveuse ?
- Toujours. Le stress, c’est mon moteur.
70
SOIF DE JUSTICE
- Tu penses parvenir à lui arracher un scoop ?
- Non mais j’espère le faire parler assez pour réaliser le montage qui va bien.
- Hum…Tu es machiavélique !
Elle l’était, assurément, pour réussir dans ce métier. Mais cette fois, ses projets dépassaient
tout ce qu’elle avait pu oser jusqu’à présent.
- Vous êtes au point ?
- Les caméras sont en place.
- C’est OK ! Si seulement nous pouvions toujours tourner dans d’aussi excellentes
conditions. Mon hygromètre indique à peine dix pour cent d’humidité et je ne vois aucun
absorbeur apparent dans ces murs. Balaise !
La porte à double battant s’ouvrit comme un éclair, poussée par Spider. L’intendant général
affectionnait ce style d’intrusion. La journaliste échappa un cri bref. Elle porta une main à sa
gorge et la recouvrit de son autre main. Elle tripota l’une de ses bagues, le cœur emballé.
Spider la transperça des yeux, froid, calculateur, pénétrant. Même pour tout l’or du monde,
elle n’aurait pas voulu se retrouver en tête à tête avec cet individu cauchemardesque. De son
visage ne transpirait pas la moindre émotion. Comme si c’était une machine…
« Sauf que les machines sont loin d’avoir figure humaine ! »
L’héritier de la dynastie dirigeante apparut dans l’encadrement. Vêtu d’un costume bleu
marine, d’une chemise bleu ciel, d’une cravate rouge rayée d’or, il avait pris conseil auprès
d’un spécialiste pour composer une tenue sérieuse mais attirante. Il fondit sur elle, sans
hésitation et s’empara de sa main. Il effectua une légère génuflexion et déposa un baiser sur la
main. Une attitude savamment galante. Ensuite, il s’installa sur un fauteuil crapaud aux motifs
royaux de lys et de couronnes. Il croisa une jambe sur l’autre et unit ses mains en signe
d’apaisement.
- Vous pouvez commencer.
- Direct dans cinq secondes.
Ken fit un plan large et donna le décompte. Fujiko entama l’interview par des banalités
d’usage et Fiesta lui souhaita la bienvenue. Elle évoqua la politique générale et le pria de
souligner en quoi elle s’assouplissait par rapport à celle de ses prédécesseurs. Cela sousentendait que ses ancêtres avaient été pour le moins dictatoriaux et qu’il conduisait, sous des
dehors affables et sous le couvert de mesures fantoches, le même type de régime. Il rebondit
et mit en évidence la transparence de leur conversation, l’absence de censure sur les
reportages ou informations diffusées sur Taz Tv. A ses yeux, cette démarche constituait la
preuve libérale attendue de son règne.
Elle enchaîna sur la sécurité axée sur l’implantation de puces électroniques. Autrefois, la
méthode avait abouti à la troisième guerre mondiale sur la Terre. Il justifia les puces, les
fouineurs et « Fine Spy », puisque ces éléments constituaient un tout homogène, au nom de la
71
Soif de justice
lutte contre le terrorisme. Selon lui, la complexité de la nature humaine impliquait qu’une
frange infime de la population décide d’entrer en guerre contre le régime en place, qu’il soit
présidentiel, ministériel, monarchique, administratif, religieux ou militaire. Le terrorisme
existait partout, même dans les autres mondes colonisés par les exilés. Des êtres décidaient de
s’approprier le droit de vie ou de mort sur des innocents et usaient des moyens destructeurs
adéquats pour parvenir à leurs fins. Les puces, les fouineurs et « Fine Spy » concourraient à
combattre ceux qui avaient tué un frère, une sœur, une épouse, un mari, un enfant.
Même si ces procédés semblaient coercitifs aux yeux de ses concitoyens, il se devait, par
respect pour les familles endeuillées, de les employer. Il devait garantir, coûte que coûte, la
sécurité la plus complète aux Tasmaniens, même si cette sûreté avait un tarif en yens et un lot
d’inconvénients.
Fujiko abandonna le sujet sensible sur lequel il demeurerait arc-bouté avec vaillance et glissa
sur les relations Tasmania-Terre. Elle s’étonna que les accords commerciaux entre les deux
mondes soient aussi déséquilibrés. Que comptait-il mettre en œuvre pour que la Terre paye
enfin ses marchandises au juste prix ? Le niveau de vie de Tasmania stagnait alors que les
Terriens se goinfraient toujours plus. L’exploitation des uns par les autres se poursuivait audelà des mondes.
Il exposa la réussite d’entreprises comme « Time Shop », la rénovation de l’ancien
commissariat et la construction du nouveau, de vraies réalisations cent pour cent
tasmaniennes. Mais, hélas, la planète était toujours dépendante de la technologie terrienne et
de l’importation de biens d’équipements. La qualité des composants produits par certaines
petites entreprises de Gaïa ne rivalisait pas avec le niveau de production terrien. La nourriture
posait problème : l’espace cultivable était cher. Le fossé, créé avec l’exode, était loin d’être
comblé.
Fiesta confessa que l’éducation serait l’une de ses grandes priorités, avec la recherche. Il
pensait créer un pôle de cerveaux autour de « Time Shop », la société la plus propice à
développer les créations. Il entendait injecter des fonds propres pour susciter l’apparition
d’une section électronique grand public et professionnelle au sein de cette entreprise. Pour
atteindre cet objectif, un département prospective serait assemblé en incorporant les plus
savants et les plus talentueux ingénieurs de la population.
Cette déclaration, véritable scoop à l’attention de Taz Tv, il n’en avait pas une idée précise
trois minutes avant de l’exposer ! Il espérait, par ce subterfuge, détourner la journaliste de ses
marottes habituelles. Avant la réussite de ce projet, il serait contraint de composer avec la
Terre. Une réunion de travail était prévue pour les jours à venir. Il promit de faire de son
mieux pour obtenir des échanges plus fructueux mais n’oublia pas d’ajouter que d’autres
mondes d’exilés développaient leur potentiel industriel pour alimenter l’énorme machine
terrestre. Il manifesta des signes évidents d’impatience ; il souhaitait en rester sur cette note.
Mais la journaliste joua les chiennes enragées. Elle rongeait son os jusqu’à la moelle.
- Avez-vous des informations sur la mort d’un détenu dans les locaux de la police ?
- Vous parlez de ce voleur de solariums ?
72
SOIF DE JUSTICE
- Oui. Le commissaire Terrano vous a-t-il fourni des explications valables sur ce décès,
lorsque vous l’avez reçu en fin d’après-midi ?
La fouineuse était informée. A n’en pas douter, les entrées et sorties du palais faisaient l’objet
de surveillances contre de menues rétributions, voire des services. Fiesta glissa sur sa relative
surprise et décida de lui livrer la vérité toute nue.
- Nous n’avons rien appris de cette mort surnaturelle. Le corps sera autopsié.
- Cette affaire sera-t-elle classée sans suite ?
- Certainement pas. Ce n’est pas dans mes habitudes, ni dans celles du commissaire Terrano.
Et puis, puisque vous semblez désireuse d’obtenir des informations exclusives de ma part, je
vais satisfaire votre désir, mademoiselle, lâcha-t-il d’un air grivois, en forçant la tonalité sur le
mot « désir ». Cette histoire de vol de solariums me paraît si louche, et la mort inouïe du
suspect numéro un me donne raison, que j’ai décidé de confier l’affaire à un juge « Ki ».
- Quel juge a été désigné ?
- Je suis surpris qu’une personne aussi bien avisée que vous, chère Fujiko, n’en ait pas eu
vent.
- Cela a-t-il un rapport avec l’opération kamikaze survenue dans les locaux de la police ?
- C’est fort possible. L’ennemi sait que j’ai rappelé le meilleur juge que je connaisse, le
meilleur que l’école « Ki » ait connu… Le juge Prius.
- Prius ?... Pourquoi lui ?
- Parce que j’ai estimé que sa disgrâce avait assez duré. C’est un élément dont notre vénérable
ordre ne peut se passer. Cette investigation a valeur de période probatoire. A la tournure des
événements, ce mystère s’avère moins banal qu’il n’y paraît. Il pourrait cacher une opération
d’envergure visant à me destituer.
- Rien que ça ?!
- C’est une hypothèse à ne pas prendre à la légère et j’instaure, à partir de ce soir, la loi
martiale pour une période de quatre jours.
- Cette décision correspond-t-elle à votre départ et à votre rencontre avec la délégation
terrienne ?
- Sans commentaire.
Sa mine réjouie de circonstance valait un accusé de réception positif.
- Monsieur l’administrateur, je vous remercie d’avoir accueilli Taz Tv et d’avoir répondu à
nos questions dans d’aussi brefs délais.
Elle conclut la retransmission avec des formules de politesse. Les techniciens coupèrent
micros d’ambiance et caméras. Ils démontèrent leur matériel et le rangèrent avec soin dans
des caisses 0 G équipées pour éliminer toute trace d’humidité. L’administrateur invita la
journaliste à une collation. Les deux hommes furent cantonnés aux besognes inhérentes à
leur métier. La rançon de la gloire était réservée à la Nipponne friponne.
Fiesta la guida jusqu’à une salle plongée dans l’obscurité, empruntant deux escaliers différents
et un couloir où les copies de tableaux se succédaient. Impossible de s’arrêter pour prendre
73
Soif de justice
quelques prises de vue discrètes, histoire d’authentifier ces croûtes. Les toiles et les cadres
respiraient l’ancien, le jus originel. Pour des copies, c’était pousser le détail loin. A moins
que…
Une fois introduite, Fujiko fut prise de frayeur. Fiesta préparait-il un coup en traître ? Allait-il
la livrer à une bande d’amis « sodomaniaques » et maniaques tout court ? Une multitude
d’éclairages tamisés révéla l’endroit. Des rhéostats délivrèrent graduellement les lux
nécessaires, des filtres assurant différents coloris aux angles stratégiques. Un jardin japonais,
collection de plantes grasses, de fleurs éclatantes, entretenu avec soin, s’offrait à elle, en
contrebas.
- C’est… somptueux. D’un ravissement, d’un goût…
Il l’invita à descendre et à enjamber un petit pont de bois. Là, ils admirèrent des carpes
rouges et argentées, s’ébattant dans un bassin, en compagnie de congénères terriens et
tasmaniens. Des papillons mordorés vinrent voleter près de ses épaules.
- Mon refuge. Un havre de paix de deux cents mètres carrés. Il y a plusieurs centaines
d’espèces exotiques, dont certaines sont de vraies curiosités, disparues de la surface terrestre.
Les papillons servent à féconder les végétaux. L’éclairage simule le lever et le coucher du
soleil terrien. J’ai demandé à ce que l’endroit soit plongé dans l’obscurité quelques minutes
avant notre entretien, pour mieux vous surprendre.
- C’est réussi. C’est si… inattendu.
- Venez…
Il l’invita à prendre place sur la mezzanine surplombant l’Eden. Bâtie en teck, elle résistait à
l’humidité naturelle de son jardin secret. Un assortiment de sushi, sashimi et maki, composés
par un véritable artiste, était disposé sur une table. Des boissons, masquées par des coques en
bambou, accompagnaient la nourriture. Sobre mais exotique. Un lit gigantesque, taillé sur
mesure, parachevait le tableau. Pour y accéder, il suffisait de soulever les voiles transparents
tombant de part et d’autre.
- Voulez-vous dîner ?
- J’aimerais autant coucher avec vous avant, si possible.
- Ah… Vous pensiez que…
- Oui. Vous aimez les femmes, vous ne me déplaisez pas, le cadre est exceptionnel. Les
conditions d’un plaisir intense.
- Je croyais que vous étiez…
- Prude ? Sainte Nitouche ? C’est la rumeur que je distille. Je fais l’information, n’oubliez pas.
En réalité, j’aime que ce soit long, intense, tendre et sans lendemain. Cela vous convient ?
- Cela me convient.
Elle lui tourna le dos, s’empara des verres et lui en proposa un.
74
SOIF DE JUSTICE
- Alors, fêtons dignement votre interview.
Ils s’abreuvèrent lentement et tombèrent sur le lit, enlacés, enfiévrés.
***
Sans arme, en tenue d’un blanc lumineux, le crâne rasé de près, Prius aurait fait une cible de
choix. La chance était de son côté : quelques clochards avinés, ramassés par une patrouille,
s’étaient entassés dans le hall d’accueil avant d’être redirigés vers le contrôle d’identité et la
zone de décontamination.
Contre quelques dizaines de yens bienvenus, il s’était adjugé un chapeau mité, un
imperméable puant et une écharpe infestée de morpions. Si sa tenue de juge le mettait à l’abri
des indésirables parasites, elle ne filtrait malheureusement pas les odeurs. La pluie les plaquait
à peine.
« Curieux ! L’utilisation brutale du « Ki » a chassé mon indifférence passée à propos de mon
allure. La puanteur de ces frusques m’indispose alors qu’autrefois, je la cultivais. Pourquoi ?
C’est cette fille, Clio. Elle a… réveillé un truc en moi. Je ne sais pas ce que c’est. C’est…
terrifiant ! Jamais maîtres Viper et Astra n’ont mentionné l’existence d’un « Ki » noir. Il faut
que je sache ce que c’était. Les archives de l’école cachent peut-être des textes relatifs à
cette… chose. Je me sens… vidé, comme absorbé de l’intérieur. Comme Séville… Qu’est-ce
qui a pu le dévorer ? C’était… Je suis presque sûr… C’était un homme, pas une femme. Un
« Ki » exceptionnel et maléfique… Non, c’est stupide et impossible. Impossible… »
Il bifurqua au croisement de la rue de Kaboul et de l’avenue de Fez. Il ralentit le rythme de sa
marche, étourdi par la fatigue. Un fumet flatta ses narines. Du rougaille des Antilles, si sa
mémoire ne flanchait pas. Il stoppa devant une échoppe étriquée, logée entre deux
immeubles d’habitation. Sur une largeur de deux mètres et une longueur de cinq ou six, le
traiteur, une rondouillarde matrone frisant le quintal, avait implanté un comptoir mural avec
quelques tabourets pour les clients, une vitrine réfrigérée pour stocker ses plats et un bar
accroché au plafond, rassemblant des rhums arrangés et autres punchs maisons.
Un système de tuyaux flexibles, de pistolets et de lecteurs de clefs électroniques, le tout sur
rail et motorisé, permettait de ravitailler les clients en alcool à leur table sans bouger son
imposant fessier. Une porte sans sas donnait sur l’échoppe et une vitre coulissante servait à
passer les plats à emporter.
La mamma rebondie se pressa à la fenêtre et demanda :
- Qu’est-ce que je vous sers ?
- Une portion de rougaille saucisse.
- A emporter ou sur place ?
- Sur place.
- Installez-vous. Vous voulez autre chose avec ça ?
- Une pina colada et une part de gâteau patate.
- C’est parti.
75
Soif de justice
Prius hésita. Devait-il rester dans le minuscule restaurant ? Sa présence faisait courir un
danger aux autres consommateurs. Deux assauts en deux jours pour l’éliminer, sans compter
celui de la police chez « Paquito », c’était de trop. « Jamais deux sans trois », disait un vieux
proverbe. Justement, le compte y était. Il choisit d’entrer. Il désirait prendre le temps de
réfléchir à la série d’événements l’ayant projeté dans son ancien métier. Et trouver des
réponses à ses questions.
L’Antillaise, conservatrice de ses traditions ancestrales, posa une large assiette de nourriture,
la boisson et le dessert. Elle encaissa l’addition sans délai. Une enseigne lumineuse, bien en
vue, précisait que la maison ne faisait pas crédit. Il apposa son index droit sur le lecteur et
composa le code mental. Sept yens se défalquèrent de son compte neural. Il engloutit le
contenu, délicieux, à la vitesse où la transaction avait été réalisée, comme s’il réalisait que son
repos serait de courte durée. Le dessert suivit sans qu’il puisse en apprécier la saveur.
Rien ne se passait. Une accalmie le protégeait ; il dégusta sa boisson sirupeuse. Le goût sucré
et doux émerveilla ses papilles. C’était délicieux ! Lentement, son esprit vagabonda. Il
éprouva des difficultés à maintenir ses paupières en position ouverte. Effet insidieux de
l’alcool, épuisement total de son énergie, manque de sommeil ? Il luttait. Ce n’était pas le
moment de plonger. Il devait regagner le domicile d’Ibiza. Il sentit un léger courant d’air frais
caresser son visage, comme une brise venue de l’intérieur de l’échoppe. Il leva les yeux au
plafond. Pas de climatisation ou de système d’épuration de l’humidité. Curieux !
Il s’apprêtait à commander une ration supplémentaire, pour se forcer à accumuler des
réserves énergétiques, lorsqu’un fouineur série B vrombissant passa à pleine vitesse dans la
rue. Leur autonomie et leurs performances autorisaient deux cents kilomètres à l’heure en
vitesse de pointe avec cent heures de charge. Celui-ci devait avoir repéré un rebelle et le
traquait. L’engin fit demi-tour et vint se planter de la vitrine de l’échoppe.
« Bon sang ! La patronne en est une et mon instinct ne m’a rien dit ! »
Ses déductions, basées sur le fait qu’il était le seul client, qu’il était juge et qu’elle était donc
l’unique suspect, volèrent en éclats lorsque le fouineur braqua son laser dans sa direction. Il
bénéficia d’une fraction de seconde pour plonger sur le côté. Le tir s’écrasa contre le mur, à
l’emplacement où aurait dû se trouver sa tête.
Cette saleté électronique ne se contenta pas d’un coup de semonce. Elle bombarda le
magasin, fendit tout ce qui perturbait son champ de vision. La patronne, malgré son lard
épais, ne survécut pas au mitraillage. Prius se jeta sur les cuisines. Une môme d’une douzaine
d’années, en tenue légère pour supporter la chaleur, préparait le service du soir. Il la pressa
sous l’évier et ordonna :
- Couche-toi !
Il s’empara d’une marmite bouillante, remplie de beignets de crevettes, serra les dents pour
endurer la brûlure et la jeta sur le fouineur. Il prit la tangente par le cellier et déboucha sur
76
SOIF DE JUSTICE
une cour intérieure. Il disposait d’une minute de répit, le temps nécessaire à l’engin pour
rétablir sa vision thermique perturbée par l’huile bouillante.
La place, un puits de lumière large de quatre mètres et long de quinze, logé entre les
immeubles, servait d’entrepôt pour l’échoppe. C’était un cul-de-sac. A moins de jouer les
hommes araignée, il n’avait pas d’issue.
- Non !
Il fouilla les poubelles, à la recherche de n’importe quel objet à transformer en arme. Quelle
arme, d’ailleurs ? Ces saletés blindées étaient conçues pour contrer une résistance acharnée.
- Tant pis !
Il choisit la vitre d’une habitation du rez-de-chaussée et se jeta à travers, roulant en boule
pour éviter d’être blessé par les débris. Il débarqua en pleine transaction illégale entre six
types sapés comme des princes. Les sacs remplis d’une substance poudreuse, de l’héroïne
comateuse à coup sûr, venaient d’être échangés entre les hommes. Des armes sortirent de
leurs fourreaux, il fit parler la vitesse et la technique « Ki » en frappant à la volée. Il perçut un
vrombissement. Il se rua dans le couloir. Les armes pétaradèrent, des coups de laser
répondirent. Le fouineur était à ses trousses et éliminait les obstacles.
Un coup d’épaule et la porte d’entrée, en mauvais bois, s’éparpilla dans la rue des Corées. Il
détala, à la recherche d’une bouche de métro. Il connecta sa puce militaire au service
fournisseur de plans : il était à plus de trois cents mètres de la station la plus proche. Il jouait
de malchance. Pourquoi ce fouineur déraillait-il ? Qui le contrôlait ? Un nom lui vint à
l’esprit : Terrano. Il se connecta sur la puce passive du commissaire.
« Terrano ? C’est Prius ! Qu’est-ce que tu fous avec les fouineurs ? »
« Les fouineurs ? Quels fouineurs ? »
« Celui qui me poursuit et me tire dessus comme un enragé ! »
« Tu déconnes ! Ils sont programmés pour chasser les types non implantés. Alors, un
juge avec une puce militaire… »
« Il me canarde et tue tout ce qui est en travers de sa route ! Désactive-le avant que ce
soit un massacre ! »
« T’as qu’à le griller, gros malin ! Avec tes trucs de « Ki »… »
« C’est un fouineur, pas un humain ! Il n’a pas de cervelle, comme toi, gros naze !
C’est pour ça que je n’ai jamais réussi à te flinguer, Terrano ! Coupe-le ou je te jure
de te faire bouffer ta moustache ! »
« C’est infaisable ! Il me faut le numéro d’identification de l’appareil, gravé sur une
plaque sous le laser. »
« Je ne vais pas griller pour une plaque à la con ! Même si je lui demande poliment, je
doute qu’il me fournisse son code. Stoppe-les tous ! »
« OK ! Je contacte le centre de contrôle. »
77
Soif de justice
Il prit une ruelle sur la gauche et tenta de mettre de la distance entre lui et la bestiole
acharnée. Plus facile à dire qu’à faire avec un tueur conçu pour la poursuite. Il connaissait ce
quartier par cœur. Il était assez désertique, l’engin de mort risquait moins d’y faire
d’innocentes victimes. Il changea de direction à plusieurs reprises, s’enfonça vers la
périphérie de Gaïa. Ses bottes claquaient en rythme sur le béton ruisselant. Ses jambes
tenaient le coup, malgré les efforts à répétition. Il effectuait de brusques changements
d’appui, zigzagant pour prévenir les tirs de la mécanique.
Dès qu’il atteignait une longue portion de rue, il vivait un enfer. Le fouineur optimisait sa
vitesse et visait plus juste. Il y était presque. Un vieux pâté de bidonvilles désaffectés en cours
de démolition, des chantiers de cubes et d’immeubles d’habitation. Là, il gagna du terrain en
se perdant volontairement mais en s’assurant qu’il en serait de même pour le bidule déjanté.
Les plans de cette section de la ville n’étaient pas à jour dans les informateurs…
« Le centre vient de désactiver les fouineurs. Ils sont tous out, Prius. Attends… Non !
Il manque une machine à l’appel. Elle ne répond pas au réseau de transmission. Soit
elle a été détruite, soit... »
« Elle me court après ! Je n’ai pas de flingue, Terrano ! Par ta faute ! Si je te chope, je
te crève ! »
Il stoppa devant un immeuble en réfection. Un groupe électrogène en fonctionnement. Ses
yeux volèrent dans tous les sens. Des plaques d’acier, utilisées pour renforcer la structure. Il
arracha les câbles d’alimentation de la machine à hydrogène et mit les gaz à fond. Une gerbe
d’étincelles s’abattit à ses pieds. Il se terra derrière une plaque de métal épais, le câble dénudé
à la main. Des ouvriers râlèrent un peu plus haut, dans les étages.
Il attendit l’assaut avec un violent pincement dans l’estomac. Mille questions fusillèrent ses
neurones : qui contrôlait les machines si ce n’était pas les autorités ? Qui s’acharnait à
l’éliminer ? Un juge « Ki » ? Aucun juge ne le connaissait, à part cette salope de Clio.
Pourquoi s’accrochait-il à la vie alors qu’il avait eu si souvent envie d’en finir ?
Une forme glissa en douceur près de lui. Il frisa la crise d’apoplexie mais le miaulement félin
le rassura.
« Un biocat ! Il a de quoi chasser sur cet immondice… Va, matou, nettoie la vermine ! Ne
reste pas à mes côtés, ce n’est pas mon jour de chance. »
Le chat s’éloigna à l’aide de bonds amplifiés par électronique. Le fouineur se montra enfin,
son détecteur d’infrarouge s’activa et verrouilla la cible. Sans lancer le moindre avertissement
sonore, comme l’exigeait son protocole, il délivra des milliers de watts d’énergie concentrée.
La couverture d’acier chauffa à blanc.
« Plus près ! Amène-toi plus près ! »
L’intelligence artificielle stoppa son tir par saccades et procéda à une analyse instantanée des
paramètres. Le changement de stratégie aboutit à l’émission d’un coup de boutoir unitaire,
78
SOIF DE JUSTICE
plus puissant. Le juge perdit l’équilibre. Il se rétablit, prêt à injecter cinq mille volts à la saleté
volante et à lui griller les processeurs.
Un rayon sombre sortit de son poumon droit et lui arracha son bouclier de fortune. Son dos
n’était que douleur. Comment ? Seul un fouineur disposait de la puissance suffisante pour le
percer de part en part. L’impact venait de derrière. Il s’écroula en avant, mortellement atteint,
et roula sur le dos.
Les ténèbres l’engloutirent sans préavis. Au prix d’un ultime effort, il plia la nuque pour
reconnaître son agresseur, ce traître. Il ne distingua qu’une vague silhouette, une présence et
s’affala. L’être, vêtu d’une aube, s’avança, un pistolet laser fumant à la main. Il décocha un
second tir en plein cœur, très bref. Le sol stoppa le faisceau grenat. Ensuite, il plongea son
arme dans l’un des plis de sa chasuble. Le fouineur s’approcha. L’encapuchonné lui dit :
- Tout doux, mon ami. Tu as parfaitement rempli ton rôle de rabatteur. A présent, regagne la
base, recharge tes batteries et tiens-toi prêt pour une nouvelle mission. Le petit juge ne nous
causera plus d’ennuis.
Le biocat refit son apparition et vint le renifler. Il reprit sa ronde, à la recherche d’une proie.
Le tueur s’éloigna, soucieux de ne pas être remarqué. Il disparut à l’angle de la rue. La nuit
tombait. Prius, les yeux restés ouverts, sentait ses forces décliner. Sa vie foutait le camp avec
son sang. La nuit… La mort… Un ange d’un éclat pur, solaire, d’une beauté irréelle, se
pencha sur lui et le toucha. Un envoyé de l’autre monde ? Il y avait un autre monde ? Après,
ce fut la fin.
**
*
79
Soif de justice
CHAPITRE 5
La destruction de la pyramide des cultes, ordonnée à l’aube de l’année 2091 par Miguel
Fiesta, n’était pas une simple suppression du symbole de la paix entre toutes les croyances.
L’administrateur avait décrété l’abolition de toutes religions. Ces mouvements, issus du
comportement puéril de l’homme face à sa peur légitime de la mort, avaient causé plus de
décès que toutes les épidémies de l’humanité. La civilisation humaine n’avait jamais trouvé la
sagesse pour enterrer son esprit belliqueux, son culte de la différence et son adoration de la
supériorité.
Le premier administrateur avait réglé le problème avec l’éradication de la bible, du coran, de
la torah et des autres ouvrages religieux. Les icônes, références, chapelets et autres objets de
dévotion avaient été réduits en cendres. Ensuite, il s’était acharné à démontrer l’inexistence
de l’âme à travers une kyrielle d’expériences scientifiques, sommant les ecclésiastiques de tous
poils de prouver leurs assertions, allant même jusqu’à promettre un million de yens à celui qui
y parviendrait.
La science expliquait, mettait en équation, prouvait la validité ou l’invalidité des théories. Si la
religion n’était pas capable d’en faire autant, elle était donc créée pour endoctriner les masses,
contrôler les individus, leur faire accomplir des actes de soumission à une puissance
supérieure non identifiable, non quantifiable. Elle poursuivait les mêmes objectifs que les
terroristes. Elle était néfaste et c’était la seule chose qu’elle avait prouvée par les faits, tout au
long des siècles. En conséquence, les athées étaient les amis de l’administrateur, les autres
étaient ses ennemis.
Si l’âme n’existait pas, si le paradis idyllique décrit naïvement par les différentes doctrines
n’existait pas, d’où sortait ce plafond blanchâtre disposé au-dessus de ses yeux ? D’où
provenaient ces fissures et crevasses ? Pourquoi ses sensations étaient-elles humaines et
réelles alors qu’il était mort ? Une seule réponse : il n’était pas décédé et ce n’était pas logique.
Prius se redressa et prit la mesure de son environnement. Petit studio équipé avec le
minimum utile, murs et plafonds nus de couleur blanc cassé ou vieilli, deux fenêtres à
guillotine donnant sur un immeuble planté à quelques mètres de distance, un lit confortable
et un taux d’humidité frisant, à vue de nez, les cinquante pour cent, ce qui était une
performance sans système étanche. Il quitta le lit sur lequel il reposait. Les draps étaient
humides mais ce n’était pas dû à la composition de l’air. Il avait sué comme une bête. Il porta
la main à son front. Il était brûlant. La fièvre… Oui mais pourquoi ? Il aurait dû mourir. Où
était-il ?
Il ouvrit un placard. La penderie et les étagères regorgeaient de vêtements féminins. Il déplia
une robe. Clio ? Non… La taille du vêtement était faite pour une femme aux formes
généreuses et arrondies. Ibiza…
Il passa en revue les différents meubles et tomba sur une panoplie complète de perruques,
moustaches, barbes, de toutes teintes. Et des teintures, des ciseaux, des fards, des ombres,
bref : tout le nécessaire pour rendre à un cadavre une allure acceptable aux yeux de sa famille.
80
SOIF DE JUSTICE
Il poussa la curiosité jusqu’à ouvrir le réfrigérateur, histoire d’avoir une confirmation. Il était
vide, à l’exception d’un bac à glaçons. C’était bien l’appartement d’Ibiza.
Il passa dans la salle de bains, une vraie salle de bains, avec baignoire, cabine de douche et
lavabo. Il mit la bonde en place et fit couler de l’eau dans la baignoire. Un jeu de miroirs
disposés sur les quatre murs en grandissait les dimensions réelles. Il détailla sa tête dans celui
disposé au-dessus du lavabo. Son crâne glabre luisait de transpiration. Toujours pas de
pilosité. Dommage ! Il devrait patienter avant de se cacher sous une épaisse tignasse et sous
une barbe fournie. Un détail le chiffonna. Un éclair de compréhension le foudroya sur place.
« Je ne le crois pas ! »
Il inspecta son buste, le côté gauche comme le droit. Il y avait deux cicatrices
supplémentaires, aux impacts entrant et sortant du laser. Oui mais elles étaient blanches au
lieu d’être sanguinolentes et cousues de fil chirurgical.
« Ce n’est pas possible ! Je n’ai pas rêvé ! Il y avait ce type avec la capuche, j’en suis sûr ! Il
m’a tiré dessus et… il n’y a presque plus rien… »
Il se palpa et ne ressentit pas la moindre douleur. Il tourna le dos au miroir et se déhancha
pour voir l’envers de sa personne. Le coup en traître était ravalé au rang de vieux souvenir
blanchi par le temps. Il coupa l’eau. Il était nu. Son uniforme et l’imperméable reposaient sur
le dossier d’une chaise du coin cuisine, pliés avec soin.
« Bien rangés. Conforme aux manies de ma Paraguayenne préférée. »
Un doute subsistait dans son esprit. Comment Ibiza aurait-elle pu le retrouver en un temps
record, lui appliquer des soins miraculeux, le ramener jusqu’ici et ne pas être là à son réveil ?
Pour le transporter, une nacelle 0 G aurait fait l’affaire. Un point de résolu. Comment vivaitil ? Mystère… Comment savait-elle où il gisait ? Autre mystère…
« Et si elle s’était trouvée dans les parages, elle aurait tout fait pour m’épargner un assaut, au
péril de sa vie. Toujours à cause de ses « sentiments »… pour moi. Non… Il y a une autre
explication logique. »
Il s’enfonça dans l’eau tiède. Ibiza bénéficiait d’un système de chauffage d’appoint. L’eau était
à trente degrés, détente assurée. Il prit le temps d’analyser son état bienfaisant. La solution
jaillit :
« Les voix ! Je ne les entends plus ! Plus de cauchemars… L’énergie « Ki » a balayé mes
anciens démons. Non… Ce n’est pas certain. Je me sens… presque… libéré. C’est curieux, je
n’avais jamais ressenti ça auparavant. Pas depuis le jour où j’ai été élevé au rang de juge. C’est
comme si… ma cervelle était affranchie, comme si un verrou avait sauté. Qu’est-ce qui a
changé depuis hier ? Je suis considéré comme mort sauf aux yeux de la personne qui m’a
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Soif de justice
sauvé. Ce qui signifie que lorsque j’étais « vivant », quelque chose ou quelqu’un exerçait une
sorte de contrôle sur mon esprit. Les voix… Peut-être que ce n’était pas dû à mon
subconscient ? Les puces militaires cachent d’autres fonctions. Du contrôle. De la
manipulation. Mais par qui ? L’état contrôle « Fine Spy », l’écoute et la vidéo souterraine, les
fouineurs. Enfin, pas tous les fouineurs. Mais les juges… Nous sommes autonomes. Les
autres juges entendent-ils des voix ? Comment savoir ? Qui pourrait me le confier ? A part
Huan, mon frère d’armes en qui j’avais confiance, les nouveaux ne m’inspirent que méfiance.
Je ne les connais plus. Les anciens ont péri en mission face aux rebelles ou dans la rue. Les
uns après les autres. Comme si… ils avaient été remplacés par des hommes plus fidèles, des
exécutants, moins conscients d’appartenir à une confrérie d’exception. S’ils sont bâtis sur le
modèle de cette dingue de Clio, cela promet des déconvenues. Comment en savoir plus ?
Oui… Les archives de l’école « Ki ». Je devais les consulter pour trouver des éléments sur
l’énergie « Ki » noire. J’y trouverais peut-être des informations sur l’existence d’une ombre
capable d’absorber des êtres à distance, sur les fonctions des puces, sur le processus
d’implantation et ses conséquences biologiques ou émotionnelles. Pourquoi n’ai-je jamais
cherché à savoir ce que je suis ?... Parce que je n’en avais pas envie jusqu’à aujourd’hui. »
Un cortège d’interrogations défilait à une allure monstrueuse dans son cerveau en ébullition.
Il s’enfonça dans la baignoire, sous l’élément liquide. L’univers changea, transmettant tous les
sons ambiants avec des altérations ou des amplifications. Des voix de voisins se déchirant
pour des motifs futiles, les écoulements continuels de l’eau dans les canalisations, les
résonances de pas précipités dans l’escalier de secours. Le tout sur fond de grondement de la
pluie. Il ouvrit les yeux sous l’eau. Tout était gris, sombre, sans couleur, sans saveur. Cette
planète usait le moral de ses habitants. L’humidité ravageait les peintures qui auraient égayé
les intérieurs. Il aurait donné cher pour vivre dans une maison aérée, sèche, vive, avec des
meubles en bois, une literie spacieuse, confortable, des draps satinés. Elle n’existait qu’en
rêve ou sur catalogue.
A quoi servait la technologie si elle n’améliorait pas le niveau de vie ? Ces maudits Terriens
vivaient dans l’opulence, éliminaient les pauvres, ne gardaient que les rentiers oisifs grugeant
les exilés à coup d’échanges dérisoires. Il les haïssait. Le système était injuste.
L’administrateur Fiesta devait combattre cette infamie, réduire le fossé. Il fallait contraindre
la Terre à traiter d’égal à égal.
Il émergea de l’eau, après quelques minutes d’apnée, sans avoir recouru au « Ki » pour se
couper du monde. Qu’était-il véritablement ? Il se mit debout et attrapa un drap de bain pour
se sécher. Peine perdue ! Le tissu éponge n’avait pas dégorgé l’humidité résiduelle depuis sa
dernière utilisation. Il fouilla dans un placard et trouva ce qui lui convenait. Il s’épongea et
noua la serviette autour de sa taille.
Son estomac réclamait sa pitance. Il rouvrit le réfrigérateur, par pur réflexe mais aucun
miracle ne l’avait alimenté. Un coup d’œil dans les placards ne lui valut pas de découverte
providentielle. Ibiza vivait, mangeait, buvait, pour son travail uniquement. Les séjours à son
appartement formaient une verrue dans son emploi du temps… Inutile de sortir dans la rue
ou d’user de sa puce militaire pour commander des plats à livrer. Il jeûnerait.
Il réprima ses besoins naturels et activa l’informateur. Il s’empara de la commande à distance
et s’installa sur le canapé. Il sélectionna le mode recherche du réseau Tasmanien. Il s’apprêtait
82
SOIF DE JUSTICE
à formuler sa demande par voie orale lorsqu’il se ravisa et appuya sur le bouton mode
caractère.
« Je suis supposé être mort. Si « Fine Spy » repère ma voix, l’information va remonter
jusqu’aux autorités. Si Terrano est dans le coup, si les rebelles ont un moyen d’intercepter ma
voix, ils sauront qu’ils ont échoué. Si Clio se cache derrière cette histoire… Non… Hier soir,
j’ai entendu une voix d’homme. Une voix… Non, c’est impossible. Je fantasme trop. »
Il poursuivit sa recherche manuelle. Il se connecta sur le serveur de l’école « Ki ». Il fouilla la
section publique, éplucha chaque rubrique. Au hasard de ses pérégrinations, il tomba sur la
photographie de sa promotion. Huan Hyundai était à gauche, la tête posée sur son épaule,
amusant la galerie. Mako Matiz était à sa droite, visage serein, fier, énigmatique. Ses amis…
Morts en luttant l’un contre l’autre. Huan dans ses bras et Matiz, victime de ses délires de
liberté absolue. Huan l’iconoclaste, le dernier de la classe mais le combattant le plus
volontaire. Matiz la machine à apprendre, à restituer à la perfection, le stratège, décoré, cité
en exemple. Et lui, le héraut de l’école, du gouvernement, le plus puissant, le plus efficace.
Il ne s’attarda pas davantage sur la page. Les plongées dans le passé réveillaient les vieilles
douleurs. Son exploration le mena à un écran protégé par un mot de passe. Il hésita. En tant
que membre de l’ordre, il possédait une séquence codée. Une véritable signature. Il saisit une
série de chiffres et de lettres, au hasard. L’accès était interdit. Il réfléchit quelques secondes et
trouva le compromis idéal.
« Le mot de passe général attribué aux élèves. »
Il entra « KI2096 » et les menus cachés apparurent. Il les déroula en mode manuel, se méfiant
du mode recherche avancée, susceptible de faire l’objet d’une surveillance. Hélas, au bout de
vingt minutes, il fut contraint de constater que le serveur ne faisait pas référence à une
énergie capable de tuer à distance. Il ne disait rien, non plus, sur l’énergie noire dont il avait
fait l’involontaire usage lors de l’interrogatoire. Le principe du « Ki » était mécaniquement
décrit, suivant à la lettre les découvertes d’Alberto Capri, avec des termes accessibles au
profane. Les applications de l’énergie humaine étaient listées, appuyées par des faits
historiques. La mine d’information s’arrêtait là.
Les rubriques de l’école « Ki » lui parurent trop… parfaites, froides, sans passion, comme si
les articles avaient été rédigés par un ordinateur synthétique. Cela ne traduisait pas l’ambiance
survoltée, passionnée de l’établissement, confinant presque à la dévotion. L’esprit n’y était
pas.
« C’est curieux. C’est même… louche ! Il n’y aurait pas eu une seule manifestation en
soixante-dix années d’école… Et je sais, au fond de moi, que maîtres Viper et Astra
n’auraient pas pu me cacher un tel secret. Pas avec le niveau que j’avais atteint la dernière
année de ma formation. Je perçais tous les esprits. Si toutefois le serveur reflète bien la réalité,
cela signifie que je suis une sorte de précurseur face à un autre précurseur. Prius face Matiz…
Bon sang ! Arrête ces délires ! Matiz a brûlé, Fiesta a exhibé son cadavre comme un trophée,
83
Soif de justice
souviens-toi ! Il est mort. Il n’est pas un dieu capable de ressusciter ! Concentre-toi sur le
présent et combats tes ennemis bien réels ! »
Un bruit de pas précipités s’amplifia dans la cage d’escalier.
« Une seule personne. Une femme si j’en crois la relative légèreté de la tonalité. Ibiza ! »
La porte s’ouvrit à la volée. Un vent de terreur avait soufflé sur le visage de la belle
hispanique.
- Prius ! Oh bon sang ! Si tu savais ce qui m’est arrivée !
Sa mort officielle, avantage indéniable sur l’ennemi, n’était plus qu’un souvenir. Mais ce
n’était pas une raison pour tenter le diable et offrir tous ses secrets à « Fine Spy ». Par la
pensée, il lança un lien :
« Ne communique plus de façon orale, Ibiza. Uniquement via mon lien mental. »
« Pourquoi ? »
« Les oreilles indiscrètes… Tu as l’air paniquée. Que se passe-t-il ? »
« Un truc délirant. Hier soir, vers vingt-deux heures, j’étais au labo. J’analysais le
corps de Séville lorsque des hommes armés et masqués ont fait irruption. »
« Dans le nouveau commissariat ? ! »
« Oui ! Au sixième étage ! Ils ont pu franchir les sécurités, j’ignore comment. Ils ont
condamné l’étage et passé tout le laboratoire au lance-flamme. Les systèmes
d’extinction sont restés inactifs. Pas de mitraillage automatique, pas de lutte antiincendie. Rien ! Ils ont embarqué les restes de Séville, détruit les ordinateurs, les
éprouvettes, toutes mes archives. Ils sont sortis en force, je suppose. »
« Est-ce que tu les as reconnus ? »
« Non. Ils portaient des tenues de combattants. Elles étaient noires et ne
correspondent à aucun corps d’armée. Ils me tenaient en respect pendant leur
nettoyage et… à la fin… l’un d’eux m’a plongé un couteau de chasse en plein coeur. »
« Et tu t’es réveillée ce matin, guérie comme par miracle, avec une vieille cicatrice. »
« Oui… Comment ?... Comment le sais-tu ? »
« Hier soir, j’ai été poursuivi par un fouineur. »
« C’est impossible ! »
« Théoriquement oui mais un petit malin a trouvé le moyen de changer
l’impossibilité en réalité. Au moment où j’avais trouvé le moyen de m’en
débarrasser… j’ai reçu un coup de laser dans le dos. J’étais… terrassé. Mon ennemi…
Un homme, j’en suis sûr, m’a porté le coup de grâce en plein cœur. J’allais mourir.
J’ai cru voir un ange et ce matin, j’étais ici. J’ai pensé que c’était toi qui m’avais
retrouvé et amené ici mais… j’étais incapable de dire comment. Tu as vu un ange se
pencher sur toi au moment où tu allais mourir ? »
« J’ai senti que la vie s’échappait avec mon sang. Le commando a fichu le camp, les
systèmes anti-incendie se sont mis en route mais il était trop tard pour le laboratoire.
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SOIF DE JUSTICE
Tout était fichu. Et là, quand j’ai senti que tout s’arrêtait, j’ai vu l’ange sortir du mur.
Elle était magnifique, vêtue d’un voile blanc ceignant son corps diaphane. Elle
irradiait d’une lumière surnaturelle. Ses cheveux étaient immaculés. Elle était… Oh
Prius ! Elle était si… apaisante. Elle m’a souri et s’est penchée sur moi. Elle a
approché ses mains, elle les a unies afin de former une coupe et a recueilli un liquide
vert secrété par ses yeux. Et… Elle a… répandu le liquide sur ma poitrine. Je l’ai
senti s’infiltrer, comme si c’était… vivant. Elle a passé sa main sur mon visage et j’ai
perdu connaissance. »
« C’est hallucinant ! J’ai senti cet ange près de moi mais je suis tombé dans les
pommes avant d’en connaître plus. »
« On aurait un ange gardien ? »
« C’est insensé ! »
« Prius, si c’est vraiment un ange gardien, cela signifie que les religions ne sont peutêtre pas si stupides que le gouvernement le pensait. »
« Non. L’existence de Dieu, des anges, d’une âme, d’une vie après la mort, toutes ces
balivernes n’ont jamais été prouvées. Ce sont des inventions humaines destinées à
contrôler les esprits. Des instruments d’asservissement. Rien d’autre. »
Son ton mental catégorique ôta à Ibiza l’envie de répliquer. Elle savait depuis toujours que
Prius ne supportait pas une remise en cause de l’administrateur et de ses décisions. C’était
inné, le fruit de son enseignement. L’ordre des « Ki » était avant tout le bras armé du premier
personnage de Tasmania, avant même d’être l’arme conçue pour combattre le terrorisme.
« Nous tenions une sacrée chance de passer inaperçus. Dommage que j’ai trahi le
secret de notre résurrection en claironnant ton nom dans l’appartement ! »
« Tu ne pouvais pas savoir que j’avais vécu une histoire similaire. »
« Tu crois qu’ils savent ? »
« Sans aucun doute. Depuis le début, les moyens déployés pour étouffer cette histoire
de solariums sont démesurés. Si Matiz n’était pas mort, j’y aurais vu sa signature. »
« Oui mais il est mort. Je le certifie sur l’honneur. Bel et bien mort. »
« Je sais. Tu l’as examiné. Un adorateur a dû reprendre le flambeau. »
« Oui… Que faisais-tu avant que j’arrive ? »
« Je cherchais des informations sur… l’ombre qui a englouti Séville. »
« Et ? »
« Rien. »
« J’ai quand même en tête le résultat des analyses. »
« C’est vrai ! De quoi est-il mort ? »
« Je ne sais pas mais je peux te fournir la liste des raisons qui n’ont pas provoqué sa
mort. Aucune micromachine, aucune micro bombe, pas d’antimatière, pas de
système mécanique de destruction interne, pas de lésions externes expliquant la fuite
de sa matière interne. Il a bouilli de l’intérieur sans que son épiderme soit affecté. Les
chairs ont perdu leur consistance en premier, les os se sont morcelés avant d’être
pulvérisés et mêlés à la bouillie cellulaire. Les graisses ont disparu à cent pour cent.
L’eau s’est évaporée par les narines et la bouche, à plus de quatre-vingt-dix pour
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Soif de justice
cent. La température interne a dû approcher les quatre cents degrés. Sachant que le
corps humain est composé d’eau à soixante-cinq pour cent, la perte liquide aurait dû
ramener le poids total à trente-cinq kilos. C’est physiquement explicable, d’autant
que j’ai mesuré les traces résiduelles d’humidité dans la cellule. Par contre, la
différence de vingt kilos entre ses trente-cinq théoriques et ses quinze réels n’est pas
explicable. Je ne sais pas où la graisse, les os, les muscles sont passés. J’ai passé au
crible les empreintes mémorielles des restes de sa matière grise. Des quelques
grammes restants… Rien. L’ennemi s’est attaqué à son cerveau en premier pour
effacer toutes les traces résiduelles relatives à son identité. »
« Bordel… »
« Comme tu dis ! C’est un vrai cirque, je n’ai jamais analysé un tel bazar. Je ne
connais pas un criminel capable de laisser un cadavre dans cet état. C’est le genre de
nouveauté dont je me passerais bien. Et ce qui m’attriste, c’est de me savoir sur sa
liste noire. »
Prius attira Ibiza contre lui. Elle se lova au creux de ses bras, réconfortante protection. Elle
désirait sa chaleur, de la douceur. Elle ferma les yeux et se laissa bercer par le clapotis de l’eau
dans les gouttières. Les visions du passé se ruèrent dans l’esprit du juge mais il leur fit barrage
sans faiblir.
***
La lumière filtrait sous la porte de la cavité. Le maître était occupé dans son antre.
Communiquait-il avec une entité spirituelle supérieure et maléfique ? Se livrait-il à une
incantation ? Plus simplement, travaillait-il sur une arme capable d’engendrer la victoire des
rebelles ? Diane redoutait ses rares mais mortelles sautes d’humeur, d’autant plus qu’elle
devait délivrer de mauvaises nouvelles.
La jeune fille, arrachée à l’île de Madagascar à l’âge de trois ans, avait été livrée à elle-même à
son arrivée sur Tasmania. Jusqu’à son quinzième anniversaire, son quotidien n’était fait que
d’expédients, de mendicité et d’errance dans Gaïa. Elle avait acquis une précieuse
connaissance de la topographie locale et gagné la confiance des citoyens, grâce à un minois
attendrissant suscitant la compassion et la générosité. Lorsque l’adolescence l’avait rendue
fleur désirable, une file interminable de maquereaux s’était battue pour s’arracher ses faveurs
et les monnayer. Elle avait fui à bord d’une embarcation de fortune, traversé les marais et
trouvé refuge dans la forêt, auprès des rebelles. Là, elle n’avait plus subi de violences
physiques ou sexuelles et avait été appréciée pour ses connaissances offertes à la
communauté. En dépit de conditions de vie précaires, de moyens de lutte archaïques, elle
avait adhéré à leur leitmotiv : renverser la dictature de Fiesta, par tous les moyens. Diane
avait vécu dans les arbres jusqu’à l’aube de ses vingt ans.
Et puis, il était venu. Le mage, le maître, peu importait son nom. Il cachait son visage en
permanence et personne ne souhaitait découvrir ses traits. Un aéroglisseur s’était enfoncé
dans la jungle tasmanienne et avait fondu droit sur leur base secrète. A bord, il n’y avait que
cette chose couverte d’une aube. Il les avait débusqués sans la moindre difficulté, comme si
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SOIF DE JUSTICE
un sixième sens l’avait guidé. Personne ne s’était méfié de ce gnome famélique, solitaire. Il
s’était arrêté au pied d’un Tasmanicus gigantus et avait grimpé à une échelle de corde. Une
fois parvenu sur la plateforme, il avait déplacé sa fragile silhouette entre les rebelles,
accordant à chacun un regard perçant leurs sombres pensées, leurs motivations.
Sans un mot, il avait traversé le camp aérien. Diablo, le surnom du chef des combattants,
s’était dressé devant lui. Il l’avait bombardé de questions sur ses intentions, sur ses sources de
renseignements. Tournant le dos au reste de l’assemblée, l’homme avait abaissé sa capuche.
Diane avait frémi en voyant les chairs consumées par le feu.
Diablo, activiste de la rébellion depuis plus de quinze années, s’était agenouillé devant lui,
avait murmuré un remerciement à l’attention de Dieu et l’avait supplié de proférer ses ordres.
L’homme avait relevé sa capuche et l’avait entraîné dans une habitation. Les autres membres
de la troupe s’étaient dévisagés, se demandant qui pouvait être l’étranger. Très vite, le nom
impossible avait circulé : Matiz était de retour. Il était vivant ou mort-vivant revenu d’entre
les morts. Quelques-uns avaient crié à l’imposture lorsqu’ils étaient sortis de la cabane en
bois, après une heure de palabres. Diablo n’avait pas supporté que sa parole soit mise en
doute. Il avait affirmé que quiconque s’avisant de désobéir à leur nouveau chef, serait puni de
mort sur-le-champ. Il indiquait, par cette déclaration, qu’il faisait serment d’allégeance à la
figure emblématique des rebelles.
Bien entendu, quelques lieutenants ne l’entendirent pas de cette oreille, craignant de voir avec
ce retour, la fin de leurs ambitions personnelles. Matiz demeura imperturbable face à leurs
jérémiades. En apparence. Trois secondes plus tard, la dizaine de contestataires, massée
devant lui, s’en alla nourrir les serpents locaux au fond du marais. Diane ne pouvait plus
effacer cette vision hallucinante de la nuit soudaine, d’une sphère ovoïde noire précipitée sur
les contestataires ahuris, avide de les dévorer, les éjectant à plusieurs dizaines de mètres, leur
essence consommée. Le jour était revenu comme si rien n’était arrivé durant ces trois
microscopiques secondes où le temps parut suspendu. Sa froideur inquiétante, ses chairs
rabougries, son enveloppe dissoute à en perdre dix centimètres en taille, Matiz paralysait ses
disciples. Une glaciation létale qu’elle redoutait d’affronter.
Il les avait tous conduits dans les entrailles de Tasmania, sous l’emplacement du bidonville de
Marrakech. Là, ils avaient découvert des logements salubres, des ateliers de fabrication
d’explosifs, des salles de commandement où ils planifiaient leurs actions sous sa direction. Un
réseau de tunnels secrets les conduisait près de la surface, dans des caves, dans les sections
souterraines du métro, non loin des égouts ou des cubes d’habitation. Ils disposaient de
multiples portes d’accès au monde extérieur et frappaient avec précision. Quelques
ouvertures, exclusivités du maître, débouchaient dans des points stratégiques de la ville.
Il y avait aussi une porte blindée de plusieurs dizaines de tonnes dont lui seul possédait le
code de déverrouillage. Elle était gardée par les activistes les plus virulents. Diane ignorait la
nature du secret dissimulé et ne tenait pas à le savoir. Le maître arrachait ses pensées et celles
des autres rebelles. On ne pouvait rien lui cacher. Sa seule certitude à propos de la porte,
c’était la résonance. L’écho renvoyé trahissait une cavité aux dimensions respectables.
Elle ne voulait rien savoir d’autre, juste mériter sa confiance. Il le lui avait accordée sans mal,
après une prospection mentale. Elle était chargée de surveiller les activités de cibles désignées
87
Soif de justice
par le chef et devait lui rendre compte en toute exclusivité, sans lâcher le moindre mot à ses
camarades (la même règle leur était appliquée ; Matiz compartimentait ses troupes et rendait
une capture unique moins grave que prévue). Pour accomplir sa mission, elle disposait d’une
entrée pirate au système « Fine Spy », rendue possible grâce au génie scientifique du maître.
Elle ne sut comment manifester sa présence : frapper à la porte, gratter, parler, tousser. Avant
d’avoir décidé, il la somma :
- Entre, Diane !
La gracile Malgache abaissa la poignée et s’introduisit, plus silencieuse qu’une souris. Elle
s’éclaircit la voix.
- Parle sans crainte. Je ne veux que ton respect, pas ta peur.
- J’ai… des nouvelles. Des enregistrements de « Fine Spy ».
Il se retourna.
- Je t’écoute.
De son visage n’émanait que le menton calciné. Son self control était total.
- L’amie de Prius a été entendue dans son appartement… il y a quelques minutes.
- Je vois. Les commandos ont échoué. Ils ne sont pas si infaillibles que leur mentor le laisse
supposer. La délégation de tâches prioritaires n’est pas une bonne chose. J’aurais dû
superviser cette élimination. Autre chose ?
- La phrase prononcée par Ibiza a été, je cite : « Prius ! Oh bon sang ! Si tu savais ce qui m’est
arrivée ! ». Elle n’a plus ajouté une seule syllabe après cette exclamation.
- Ah… Mon valeureux adversaire s’en est sorti. Intéressant… Très intéressant ! J’ai sousestimé mon ancien camarade. Je vais devoir me montrer plus prudent, manœuvrer en finesse
avec lui. Je te remercie, Diane.
- Dois-je traquer leurs paroles ?
- Non. Ibiza et Prius vont communiquer en mode neural, c’est évident. Le silence soudain
d’Ibiza a été ordonné par son compagnon. « Fine Spy » ne nous apprendra rien sur leurs
intentions. Au pire, il nous fourvoiera. Non… Consacre-toi au commissaire Terrano et livremoi son plan d’occupation du terrain pour les jours à venir. Il est impératif de frapper durant
l’absence de l’administrateur Fiesta.
- Bien, maître.
Elle se retira sur la pointe des pieds, heureuse d’avoir échappé à un châtiment.
Cette pensée fit sourire Matiz. Quoi qu’il fasse, il inspirait une effroyable terreur à ses amis
comme à ses ennemis. Il se concentra et émit des pulsions intimes gorgées d’images passées,
issues du drame de Titan 1. Les ondes s’élevèrent, traversèrent la couche rocheuse, les
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SOIF DE JUSTICE
constructions, l’air et poursuivirent leur court voyage jusqu’à ce qu’elles marquent un esprit
déterminé. Le travail de sape n’avait jamais cessé depuis cinq longues années. Persécuter son
ennemi juré, jusqu’à ce qu’il se détruise à petit feu. Les ondes atteignirent leur cible mais
rebondirent comme le faisceau d’un radar sur la coque d’un navire. Il n’y avait plus de prise
pour la destruction passive.
« L’énergie noire… Nos retrouvailles n’en seront que plus passionnantes, mon vieil
adversaire. »
Un sifflement intermittent annonça l’arrivée d’une communication via l’informateur. Le
rebelle accepta l’appel. Il ne fut pas surpris de ne recevoir aucune image de son interlocuteur.
Un module électronique rendait la voix méconnaissable.
- C’est moi.
- Je vous ai reconnu malgré ces inutiles précautions.
- Je me méfie de ces systèmes de contrôle automatique, même si notre faisceau est protégé.
J’ai appris qu’un fouineur est devenu subitement incontrôlable et qu’il a poursuivi le juge
Prius.
- Le matériel de l’ennemi Terrien est sujet à des dysfonctionnements.
- Ne vous foutez pas de ma gueule ! Vous êtes à l’origine de ce tour de passe-passe, j’en suis
certain ! Arrêtez ce genre de stupidité et tenez-vous en au plan prévu ! Compris ?
- Je ne vois pas de quoi vous parlez. Prius est vivant.
- Quoi ? C’est impossible ! Qui survivrait à l’attaque d’un fouineur ?
- Un juge « Ki » plus puissant que prévu, ressorti de sa retraite par un administrateur en guise
d’épouvantail, pour me museler.
- Mmmh…
- Sa petite copine a survécu.
- Les panthères noires ont affirmé avoir réussi leur coup !
- Non. Désolé de vous décevoir. Vos flics d’élite ont échoué. Elle est vivante, tout comme
Prius que j’ai achevé de ma propre main.
- Mais alors…
- Vous avez parfaitement compris. L’un comme l’autre ont été sauvés. Comme je l’ai été.
- Ce n’est pas possible ! Non ! Je les contrôle tous ! Tous, bon sang !
- Il en manque un à l’appel depuis leur capture et il est leur allié.
- Je vais le traquer jusqu’à ce qu’il crève !
- C’est inutile. Seul un piège mûrement réfléchi l’amènera à se dévoiler. Ses pouvoirs le
mettent à l’abri de tous les espions, des biocats ou de « Fine Spy ». Non… Je vais concocter
le plan idéal pour le mettre à nu.
- En attendant, poursuivez vos recherches et aboutissez. Il me faut des résultats tangibles. Et
cessez vos ridicules tentatives d’élimination. Ne touchez plus à Prius ! Laissez-le errer
d’incompréhensions en incompréhensions. Il finira dans un cul-de-sac. C’est compris,
sinon…
- Sinon quoi ?
- Vous savez bien. Vous serez balayé !
89
Soif de justice
L’interlocuteur termina la conversation sur cette ultime menace. Cela n’impressionna pas
Matiz pour autant. Prius était un obstacle de taille, un idéaliste assoiffé de justice, un asservi,
un bras armé du pouvoir, aveugle, borné, contrôlé. Il avait goûté à l’énergie noire et disposait
d’un allié secret. Une paire de motifs suffisant pour l’occire.
***
John Austin sirotait un vieux bourbon du Kentucky. De temps en temps, le ministre de
l’industrie et de la défense terrienne agitait le verre en cristal. Le mouvement circulaire
accélérait la fonte des glaçons et adoucissait le breuvage. Engoncé dans son fauteuil cuir
pleine fleur, il jouissait du confort Pullman de l’Orient Express, le train spatial de la
monarchie terrienne, mis gracieusement à sa disposition par sa majesté Ronald Ford.
Le nez collé au hublot, il admirait le firmament d’encre noire constellé de points lumineux.
Le système de Galilée n’était plus qu’à cinquante milliards de kilomètres. C’était un point
blanc un peu plus brillant que les autres.
A quelques kilomètres de distance, l’armada, constituée de la panoplie des vaisseaux de
guerre, veillait au grain. Les quelques soixante bâtiments de l’aérospatiale royale le
tranquillisaient. Mais après tout, que craignait-il de ces sauvages ? Les trois autres mondes
visités durant son mandat se déchiraient à coups de machettes, de lances, de fusils pour les
plus débrouillards. Ils épuisaient leurs mondes en vivant de cueillettes ou de maigres cultures,
ils convoitaient ou saccageaient les biens de leurs voisins, ils se querellaient pour des bouts de
terrain miséreux. Ils étaient incapables de gérer la terra formation de leurs mondes.
Des pouilleux ! Voilà le mot qualifiant ces métèques déportés, selon John et ses amis du
ministère. Le roi était trop bon de leur laisser respirer de l’air pur, de gâcher ces magnifiques
astres, alors que la Terre étouffait, victime de son empoisonnement industriel. John
appartenait au mouvement le plus extrémiste du gouvernement : il préconisait l’élimination
massive des exilés, purement et simplement. Les déportations, coûteuses, ne rapportaient rien
à la Terre. Les déracinés ne produisaient aucun bien échangeable, profitable à l’économie
royale. Ces parasites devaient être traités comme ils le méritaient.
Son opinion radicale différait quelque peu à propos de Tasmania. Les autochtones locaux
avaient retroussé leurs manches et exploité de manière « remarquable » les ressources d’un
système hostile. Certes, ils n’échappaient pas à la cupidité, à la corruption et aux actes
terroristes, justifiant leur mise à l’écart. D’après ses sources, ils étaient même victimes
d’attentats sanglants dont le point d’orgue avait été atteint par un illuminé jaune citron cinq
ans auparavant.
Cependant, leur autorité se calquait sur le modèle royal et l’administrateur, un vrai allié dans
la place, luttait contre la rébellion avec une ténacité et des moyens originaux. Tasmania
développait son industrie et incarnait un débouché commercial digne d’intérêt. Enfin, détail
d’importance, la dynastie des Fiesta avait monté cette école de juges « Ki ». La Terre se
contentait de traditionnels commandos formés à la dure pour toutes ses opérations de
maintien de l’ordre.
90
SOIF DE JUSTICE
Malgré d’innombrables tentatives, les expériences terrestres du « Ki » s’étaient soldées par des
échecs retentissants. Obtenir une école de juges « Ki » clef en main faisait partie de la mission
de John Austin. Mais pas à n’importe quel prix, selon les vœux du roi Ford.
L’administrateur Fiesta était un sous-homme mais pas un imbécile. Le roi lui vouait un
respect teinté de méfiance. Une attitude inhabituelle mais suffisante pour lui avoir fait
renoncer à un déplacement en personne. Le roi craignait une action des terroristes, ne ratant
pas une occasion en or de se distinguer. Austin était conscient des risques mais, de part sa
fonction, il s’était entouré d’un luxe de précautions militaires pour assurer ses arrières. Dans
moins d’une journée, il saurait à quoi s’en tenir avec ces exilés.
Un officier portant les couleurs de la royauté sur les épaules - le drapeau sudiste des
confédérés - s’approcha de lui, fit claquer ses bottes réglementaires et décocha un salut
impeccable.
- Le système de Galilée est en vue, monsieur. Nos fouineurs série C ont décollé et se sont
positionnés pour quadriller le secteur. Aucun mouvement en provenance de Galilée ou à
destination de ce système ne pourra leur échapper. En cas d’intrusion, leurs programmes de
défense s’activeront et protégeront notre repli.
- Parfait, capitaine. Transmettent-ils des données sur le trafic aérien du système ?
- Oui, monsieur. Des sphères chargées de minerai transitent entre les planètes et les stations
industrielles en orbite. Deux transports civils ont été repérés. Ils suivent à la lettre leurs plans
de vol. Une barge vient de prendre le large en direction de « Check Point Charlie ».
- Parfait. Je veux être informé en permanence de tout mouvement suspect. En cas de doute,
vous ouvrez le feu sans sommation. Ces macaques doivent savoir qui manie le fouet.
- A vos ordres, monsieur.
Le subordonné s’en alla répercuter ses instructions sur la masse d’hommes sous sa coupe.
John Austin acheva son whisky d’un trait. Puis, il avoua mentalement :
« J’ai un sale pressentiment… »
***
Un homme maquillé par une femme, ce n’était pas courant sur Tasmania. Même si
l’excentricité était de mise dans les boîtes à la mode de Gaïa, elle était rarement le fait d’une
question de vie ou de mort. Ibiza grimait les morts pour qu’ils soient présentables. Ce matin,
elle transformait son ami pour lui épargner un décès prématuré. Depuis la veille, sa tête
s’affichait en incrustation à chaque bulletin d’information de Taz Tv. Fujiko Honda ne cessait
de puiser dans les archives informatiques pour remémorer les actions glorieuses du juge. Par
contre, elle n’avait pas dit un mot sur la poursuite orchestrée par le fouineur.
La destruction, pour ne pas dire l’anéantissement de la morgue de la police, faisait les gorgées
chaudes des journaleux. Ils se pressaient pour mettre en relation le mystérieux décès de
Séville et la mise à sac du laboratoire d’où les restes de son corps avaient disparu. L’évidence
ne leur donnait pas tort. L’ennui, c’est que la racaille des bas-fonds s’excitait à la nouvelle de
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Soif de justice
sa résurrection. Sa tête était mise à prix dans le milieu et les offres circulaient sur le réseau, en
toute impunité.
Une barbe postiche, une perruque fixée à l’aide d’une colle à toute épreuve, le tout d’un noir
corbeau, des lentilles couleur marron, sans correction de la vision, du fond de teint
éclaircissant pour obtenir une apparence presque « arienne » et le tour fut joué. Il possédait
de nouveau tous les traits de sa précédente identité, le pilote Satis. Il transmit via sa puce :
« Et toi ? Pas de transformation ? »
« Tu m’imagines en blonde peroxydée type scandinave ou en rouquine bien
irlandaise ? Je serais repérée après deux pas dans la rue. Quant à la moustache ou la
barbe… très peu moi ! »
« Essaie de te grimer en homme, avec une perruque frisée. Enfile un pantalon, une
chemise et un imperméable. »
« Avec mes formes ? »
« Pourquoi pas ! »
« Oui… Si l’ennemi nous recherche, il va focaliser sur un homme et une femme. C’est
une idée… Je vais ressembler à mon patron ! »
« Terrano ? »
« Oui. Tu le crois dans le coup ? »
« Je n’exclus rien… Je n’ai jamais pu encadrer ce connard mais… cela ne fait pas de
lui le coupable idéal. »
« Et l’autre maniaque bridée, la reine du masochisme ? »
« Clio ? Elle a le profil. Je ne comprends pas comment l’école a pu recruter une telle
engeance. Elle est malade et puissante. »
« Je ne l’aime pas. »
« Je m’en serais douté ! Pourtant, tu n’as pas à être jalouse. Une fois qu’elle s’est
révélée sous son vrai visage, j’ai compris à quel point elle était haïssable. »
« Je ne suis pas jalouse. Tu crois que de mon côté, je suis restée seule durant ces cinq
dernières années ? »
Il la fixa droit dans les yeux et son « Ki » explora ses pensées, tout en douceur. Puis, il lâcha,
sûr de sa réponse :
« Oui, tu es restée seule et tu as perdu ton temps. Aujourd’hui encore, tu continues
avec moi. Tu le sais mais tu t’obstines, tu t’accroches. Je n’ai rien à t’offrir. Pas plus
maintenant qu’autrefois. Et je n’ai pas davantage d’explication sur mon… incapacité
à éprouver des sentiments. Ne te monte pas un beau scénario. Ma seule promesse, ce
sont des ennuis à profusion. C’est pour ça que nous allons quitter ton appartement et
te trouver une planque sûre auprès d’une personne de confiance. »
« Tu parviens à faire confiance ? »
« Oui. Il suffit de faire le tri dans la tête des gens. »
« Le « Ki » ? »
« Le « Ki ». »
92
SOIF DE JUSTICE
Ibiza fouilla dans les armoires. Elle n’avait rien jeté des vêtements laissés à l’occasion des
visites de son amant, au cas où il reviendrait… Il y avait de quoi les changer en citoyens
respectables de Gaïa. Ils se vêtirent et se décidèrent à sortir. Pour gagner la rue, il était hors
de question de se montrer à l’entrée principale sous leur nouvelle apparence. L’involontaire
bévue d’Ibiza, lâchée en pénétrant dans son logement, datait d’une bonne heure. C’était
suffisant pour que l’ennemi, informé, ait posté un nombre significatif de guetteurs.
« Nous passons par le toit. »
« Quoi ? Oh non… Tu ne vas recommencer ! Pas ça ! »
« Il n’y a aucune autre voie. »
« Madre de dios ! »
« Tu as raison d’implorer tes divinités de pacotille. La dernière fois, j’avais fait le
plein de calories avant d’user du « Ki ». Mais là, j’ai le ventre vide. »
Il l’entraîna dans l’escalier et pressa le pas. Les marches distillaient d’inquiétants grincements
métalliques. La rouille s’en donnait à cœur joie.
Malgré quelques ourlets réalisés à la va vite, sans nécessaire de couture, Ibiza flottait dans ses
vêtements. Le pantalon était un peu large mais beaucoup trop long. La chemise pendait sur
ses cuisses. Une ceinture ficelait le tout. Elle était consciente d’être repérable à sa dégaine.
Une fois fondue dans la jungle cosmopolite de la cité, elle n’attirerait plus le regard.
Ils gagnèrent le dernier étage. Les gonds de la porte d’accès au toit étaient grippés ; Prius
défonça le tout d’un coup de poing. La pluie les trempa en quelques secondes. Un éclair
zébra l’horizon. Les conditions pour réussir un exploit sportif n’étaient pas réunies.
Le médecin resta les bras ballants tandis que le juge jaugeait les bâtiments voisins, à la
recherche du meilleur compromis distance - sécurité - faisabilité. Il se décida pour un
immeuble plus bas de trois niveaux et distant de six mètres. En temps ordinaire, cet envol
n’aurait pas présenté de difficulté. Mais avec Ibiza dans les bras, et ses cinquante kilos de
formes appétissantes, la manoeuvre tournait à la roulette russe. Les rafales de vent tournant
et la pluie rabattue sur leurs visages constituaient des embûches supplémentaires.
Une idée dingue lui traversa l’esprit. Il ferma les yeux et fit apparaître le visage moqueur de
Clio. Il fit ressurgir les visions sadiques qu’elle lui servait par plaisir, se laissa gagner par un
tourbillon de colère, une envie rageuse de la tuer, de l’écrabouiller, de la vider de l’intérieur
comme l’ombre avait absorbé Séville, de lui admonester les pires souffrances. Il voulait jouir
du spectacle. Les éclairs déchiraient les nuages et amplifiaient sa colère, son désir d’une
violence sourde, aveugle mais surtout pas muette. Oui, il la dévorerait jusqu’à ce qu’il ne reste
plus que son ridicule gadget vibreur, accus vidé en d’ultimes soubresauts comme une anguille
étêtée.
Ses membres inférieurs et supérieurs s’opacifièrent, gangrenés par l’onguent maléfique. Il
dégorgea d’énergie noire, vomit du mal, agité de convulsions. La puissance dévastatrice le
submergea, le déborda et il en retira un plaisir sans limite. Il considéra Ibiza et eut la tentation
de fuir sans elle, de la promettre à un triste sort. Les chacals guettaient son apparition, dans la
93
Soif de justice
rue. Ils n’auraient qu’à la dévorer et il survivrait. C’était de la chair animée, de la bidoche à
plaisir, rien d’autre.
Il prit son élan et se rua sur l’échappatoire. Il lutta comme un forcené. Durant deux petites
secondes, son esprit fut l’objet d’une enchère entre deux entités distinctes mais soeurs. La
plus sage l’emporta. Sa course obliqua et il fondit sur elle, en lion affamé. Il l’enleva comme
une plume et fendit le barrage des éléments déchaînés. Boulet de canon, il fusa dans l’air et
toucha terre dix mètres plus bas mais quinze mètres plus loin, contre toute attente. Ils
roulèrent ensemble sur le bitume du toit.
Elle poussa un cri de surprise : ils étaient à deux doigts d’avoir dépassé l’objectif. Lorsqu’elle
se redressa, la clameur mourut dans sa gorge et se mua en effroi. Prius était debout, droit
comme un i, les muscles bandés, prêts à se détendre. Pour se jeter sur elle ? Ses yeux étaient
révulsés au-delà de leurs orbites et l’énergie noire crépitait tout autour de lui. L’intensité était
maximale. Le vent soufflait si fort qu’elle vacillait, malgré la lutte.
« Prius ? Prius ?
Elle ignorait la nature de ses tourments et cet inconnu lui glaçait le sang. Il était pétrifié,
insensible au fouet des intempéries, comme si ses pieds avaient pris racine. L’orage se
déchaîna de plus belle, la pluie se mua en grêle. Ibiza se protégea des piqûres de glace avec les
mains. Le ciel se déversa avec l’envie de tuer, fossoyant sa confiance. Clio, la stagiaire, avait
exhumé le mal et il prenait le contrôle de son esprit, excitait sa soif de vengeance. Ce n’était
plus lui.
Elle implora :
« Prius ? Reviens… ».
Ses suppliques firent mouche. L’ombre rampa sous son épiderme, le serpent se lova dans sa
tanière. Prius récupéra son teint beige. Ses vêtements, escamotés par l’obscurité, redevinrent
visibles. Le juge esquissa un pas dans sa direction et mit un genou à terre, à bout de souffle,
agité de tremblements. Une bourrasque acheva de le faire chuter.
« Prius ! Je t’en prie, reviens à toi ! Combats ! Ne la laisse pas te dévorer ! Ce n’est pas
toi, c’est elle, c’est cette garce qui t’a empoisonné ! »
L’homme secoua la tête, nia l’évidence. Sa conscience se réveilla, il s’étonna d’avoir survécu à
l’expérience. Les éléments reprirent leur débit normal et une banale pluie diluvienne fit
oublier les grêlons. Le film des instants écoulés passa en boucle dans son esprit et il eut
honte. Envie d’abandon au nom d’un intolérable égoïsme, désir de vengeance, énergie néfaste
et enivrante, mais quelle ignoble vermine le rongeait ? Qu’est-ce que cette damnée Clio avait
déterré en le poussant dans ses derniers retranchements ? Il eut envie de vomir, de refouler
ces impensables pulsions.
Il enfouit ses doutes au fond de son ventre et agrippa Ibiza sans mot dire. Ensemble, ils
firent irruption dans l’immeuble jouxtant la résidence de la jeune femme. Ils s’y glissèrent en
silence.
94
SOIF DE JUSTICE
***
A l’heure du déjeuner, les passants se répandaient dans les rues. Ils délaissaient les restaurants
accueillants, secs et s‘agglutinaient devant les petites échoppes au service diligent. Une bande
de gamins désœuvrés se promenait avec une invention bricolée à la va vite mais futée : un
chapeau feutre sur lequel un moteur à ultrasons, greffé, concassait les molécules d’eau. Une
batterie souple alimentait l’engin.
Prius s’imagina qu’à force de proposer leur ingénieuse trouvaille aux marchands, il s’en
trouverait un décidé à jouer leur carte. Mais l’hypothèse plus vraisemblable les conduirait vers
un escroc qui refuserait en apparence et exploiterait l’idée sans leur verser un yen. La
corruption, le mensonge, l’arnaque, la débrouille : ce monde végétait, pourrissait sur pied
alors qu’il y avait de quoi en faire un paradis.
Après avoir ingurgité deux sandwichs arabes garnis de brochettes, merguez, sur lit de harissa,
le couple en fuite déambulait sans un mot susceptible de plaire aux oreilles de « Fine Spy ».
Les échanges mentaux allaient bon train. Le sujet, objet d’un débat silencieux, concernait la
nécessité de planquer Ibiza durant quelques jours, le temps que Prius démêle l’affaire en
cours.
La jeune femme avançait sa formation de flic, complément de ses études de médecine, et
estimait pouvoir assurer sa propre sécurité. Prius lui rappelait qu’un miracle les avait
maintenus tous deux en vie et que même ses dons, aussi extraordinaires soient-ils, étaient
trop faibles pour lui éviter la mort. Il ne pouvait pas protéger une personne nettement moins
puissante que lui.
« Je veux que tu ailles chez « Paquito », rue de la Havane. Tu demandes le barman,
un grand-père nommé José Fuego et tu te recommandes de Satis. Tu n’évoques pas
ma véritable identité, il ne la connaît pas. Il me doit un service, demande-lui de te
planquer durant quelques jours. Tiens-toi au courant avec un informateur. Si tout se
passe bien, sous peu, tu apprendras le nom du voleur de solariums, qui a tué Séville
et bien d’autres choses encore. Le début des hostilités devrait commencer par
quelques cadavres semés sur ma route. Au pire, ma mort sera annoncée. Tu pourras
vérifier l’info car je laisserai un canal de transmission ouvert en permanence. Excepté
si je suis amené à me rendre dans les marécages, je serai toujours à portée de
transmission neurale. Et… »
Il suspendit la conversation. Il sentait une présence. Un observateur les filait en douce.
Pourtant, il était resté à une distance minimale de cinq mètres de sa compagne latino. D’un
air à la fois débonnaire et attentif, il chercha dans la foule un visage identifiable. Il fit appel à
des techniques d’observation apprise à l’école des « Ki », séparant les corps en mouvement
animés d’un but, de ceux plus ou moins statiques, aux aguets. Il discerna les pensées furtives,
changeantes, des obsessions frappant les guetteurs. Il renifla une présence sans la percer à
jour. Un juge « Ki », seul apte à semer le doute dans la maîtrise d’un de ses confrères.
95
Soif de justice
« Nous sommes suivis. Clio. Je ne la vois pas mais elle est près de moi. Elle
m’observe. »
« Et moi ? »
« Je ne sais pas. Entre dans la boutique de tapis persans « Chez Mahmud », de l’autre
côté de la rue. Rends-toi calmement vers le fond du magasin, sur la droite. Cela
donne sur un petit quai de déchargement avec une cave où est installée l’atelier de
confection. Passe près de la cave et glisse-toi sous une nacelle 0 G servant pour le
transport de marchandises. Il y en a toujours. Attends qu’un manutentionnaire
démarre et parte vers Time Shop. Ensuite, après trois ou quatre rues, débranche le
connecteur bleu reliant un câble rouge et un câble jaune, dessous. C’est facile à
trouver. Le temps qu’il ouvre le capot de la nacelle et que l’ordinateur détermine la
source de la panne, tu seras partie. Tu fonces chez « Paquito » sans attendre, tu ne
fais surtout pas appel à ton crédit bancaire pour payer quoi que ce soit. J’ai laissé
assez d’argent à Fuego pour lui permettre de te nourrir quelques jours. »
« Laisse-moi t’accompagner, s’il te plaît ! »
« Non. C’est hors de question. Je ne veux pas que Clio s’occupe de ton cas. Tire-toi,
Ibiza ! Ne joue pas aux héroïnes. »
La mort dans l’âme, le médecin abandonna l’étal de bagages en peau de serpent. Elle n’eut
pas de dernier regard pour l’homme qu’elle aimait malgré lui, qu’elle plaçait en tête de tous
ses rêves de vie idéale. Elle aurait donné n’importe quoi pour rebrousser chemin, s’agripper à
lui et l’implorer de l’entraîner au sommet du building de Time Shop, pour fuir, fuir loin de ce
cauchemar poisseux. Fuir l’ennemi tapi, paré à les étriper pour une poignée de solariums,
autant dire des cacahuètes. Elle poussa la porte de la boutique et s’évanouit, comme exigé.
Prius chemina avec lenteur, au mépris de l’humide tiédeur. Son instinct affûté carillonnait
comme un beau diable. Il était assuré qu’aucun fouineur n’était à sa recherche dans cette
masse humaine. Non… C’était elle, cette sangsue désaxée. Et…Ah… Autre chose,
indéfinissable, insaisissable, impalpable… L’ange gardien ? L’énergie noire lui conférait-elle le
pouvoir de détecter un être suprême ? Idée stupide ! La religion reposait sur du vent, soufflé
par des crétins assoiffés de pouvoir. Scientifiquement improuvable ! Pourquoi sentait-il autre
chose ? Un espion terrien avec un système de camouflage perfectionné ? Possible. Si c’était le
cas, il avait bien mis le doigt dans un engrenage vicieux et sophistiqué.
« Je suis en place sous la nacelle, Prius »
« Parfait ! Bonne chance, ma belle. »
Il mit le cap à l’ouest, direction l’agglomérat des cubes. Après tout, l'investigation passait par
une visite à Mercedes, la copine du défunt Séville. Il emprunta des artères moins
commerçantes, moins vivantes. La concentration humaine se délita, il respira avec plus de
calme. La surpopulation de Gaïa lui tapait sur les nerfs, comme ses concitoyens.
A plusieurs reprises, il avait été tenté d’abuser d’énergie « Ki » pour se frayer un chemin
parmi la foule. Des pulsions violentes le traversaient et attisaient sa haine. Qui voulait sa
mort ? Clio le suivait. Sous le sol, dans les airs, dans les habitations, son odeur vicelarde
96
SOIF DE JUSTICE
polluait l’atmosphère. Il piqua un sprint pour décharger le trop plein d’agressivité et
s’enfonça dans les bas-fonds de Gaïa. Au détour d’une rue, il se précipita dans un entrepôt
désaffecté. Poutrelles de soutènement à la limite de la cassure, vitres brisées, espace pillé,
l’endroit ressemblait à mille autres. Le « Ki » dynamisa ses muscles. D’un bond de trois
mètres, il atteignit une barre d’acier tendue entre deux piliers. Les bords s’effritèrent. Il gagna
le sommet d’une armature destinée à entasser des palettes de produits et se dissimula sous le
plafond, tendu comme une corde d’arc.
Clio se découpa dans la lumière de l’entrée. Vêtue d’une minijupe en jean, d’un débardeur en
résille noire, elle avait repris son allure de prostituée. Les poings de Prius se fermèrent. Il fit
jaillir le « Ki » avec une rapidité déconcertante. Mais Clio n’en vit rien car la teinte de
l’énergie, plongée dans l’ombre, ne fut pas le blanc bleu conventionnel mais les ténèbres. Un
missile de haine fondit sur la stagiaire et l’envoya valdinguer à une distance respectable, dans
de vieilles bobines de papier réduites en bouillie par la moiteur. Elle libéra une plainte
déchirante, qu’il ne sut attribuer à la brutalité de l’attaque ou à la rage d’avoir été prise par
surprise. Sa jolie frimousse pissait le sang et serrait les dents, percluse de douleur.
- Qu’est-ce que tu fous, Prius ? Je suis de ton côté !
- Tu mens ! Pourriture !
Il se rua sur elle mais la réaction inattendue de Clio, un coup de pied irisé de blanc bleu, porté
en plein plexus, lui fit traverser une partie de l’entrepôt. Il s’écrasa lourdement. Moins d’un
quart de seconde plus tard, il la défiait, debout, noir, la peau, les muscles et les os aussi durs
qu’une carapace d’acier.
- Viens me chercher, putain ! Je vais te débiter en maki, saleté ! Je vais te hacher et te donner
à bouffer aux rats encore vivante ! Je vais me délecter de tes cris de mort.
- Arrête ça tout de suite, crétin !
Elle dégaina son flingue et l’agita sous son nez.
- Tu vois, j’ai un avantage de taille. Ecoute, j’ai une mission à accomplir, une enquête à
boucler à tes côtés. Que ça te plaise ou non que je t’ai baisé, je m’en contrefous ! Que tu le
veuilles ou non, nous allons nous rendre au cube et interroger l’autre pétasse ! Tu entends ?
Il se rasséréna. Mais l’ombre ne diminuait pas d’intensité. Il était submergé, dépassé par les
événements. Cinq années d’inactivité ne l’avaient pas préparé à endosser son nouveau rôle, ni
à supporter son jeune pouvoir.
- N’oublie pas qui m’envoie, Prius. Fiesta a voulu notre travail en commun.
- Fiesta ? Tu déshonores son nom ! Tu es indigne de sa confiance !
- Pourquoi ? Parce que j’adore le sexe violent et les partenaires multiples ? Tu imagines qu’il
reste sagement fidèle à sa compagne officielle ?
- Oui…
97
Soif de justice
- Bien sûr que non ! Il m’a déjà prise plusieurs fois, moi et des tas d’autres nanas ! Il est
normal, comme tous les mecs ! Par contre, si tu démolis sa petite protégée, il pourrait ne plus
t’avoir à la bonne, Prius. Il pourrait te retirer sa confiance. Est-ce cela que tu veux ?
Un mal de crâne s’insinua en lui et lui vrilla les neurones. La logique lui criait de supprimer
cette engeance mais… une autre chose plus… sournoise, cachée, lui intimait de se conformer
à la demande de Clio. Il perdit pied, victime d’un étourdissement. Elle se précipita vers lui. Il
la repoussa, révulsé :
- Ne me touche pas, espèce de tarée !
- Je veux t’aider à te relever et à contrôler l’énergie noire.
- Laisse-moi ! Laisse-moi…
Il gisait sur le sol, à la limite de la tétanie. L’usage de sa faculté avait entamé ses calories. Son
organisme souffrait, dévoré. Il lui jeta :
- Que sais-tu de l’énergie noire ?
- Rien.
- Tu mens mal, Clio. Très mal. Quand je saurais maîtriser ce « Ki » spécial, je t’arracherai des
aveux douloureux.
- Je m’en réjouis à l’avance ! Lève-toi ! Je te rappelle que nous avons une visite à rendre et
j’aimerais autant que tu sois opérationnel à cent pour cent pour pénétrer dans les cubes.
- Que risque-t-on ? Il n’y a pas « juge » marqué sur notre front.
- Tu parles le sub-langage ? Leur truc avec des onomatopées et des symboles gestuels ?
- Non.
- Alors, il y a « étranger » imprimé sur ta face de Mauricien. Etranger, juge, pour ceux d’en
bas, c’est du pareil au même. Et ce n’est pas avec ton déguisement à la noix que tu feras
illusion.
Il se redressa avec peine. Ses muscles souffraient le martyr et ses os s’effritaient sous le poids
de son propre corps. Clio lui tendit quelques barres énergétiques. Il les prit avec méfiance ; il
redoutait une nouvelle drogue. Face aux besoins de son organisme, il céda. Il déballa les
céréales au chocolat, bourrées de graisse, et les engloutit sans un remerciement. Quelques
minutes plus tard, il se sentit mieux. Ils évacuèrent l’entrepôt.
- J’en ai toujours en réserve. Le « Ki », qu’il soit traditionnel ou noir, pompe dans nos cellules.
Tu devrais prendre des précautions.
- Je n’ai pas l’intention de rempiler après cette mission.
Elle se contenta d’un rictus amusé et le suivit sous la pluie.
***
98
SOIF DE JUSTICE
Le sous-sol était l’image de la surface, la flotte perpétuelle en moins. Les tonnes de béton
n’arrêtaient pas les infiltrations et le taux d’humidité des piaules souterraines valait celui de
leurs homologues soumises aux intempéries. Pour atteindre le cœur des cubes, les
constructeurs n’avaient pas prévu d’entrées séparées type bouche de métro. On entrait dans
une habitation, on choisissait un ascenseur et on enfonçait le bouton correspondant à un
niveau donné. La plupart du temps, les architectes des boîtes à rats n’avaient pas bâti plus de
quinze étages sous l’enfer diluvien. Ils s’en tenaient strictement au cahier des charges défini
par la loi administrative, les quinze mètres carrés et le confort très spartiate. Sous terre
logeaient les plus pauvres, les miséreux, les sans qualification dont la Terre abreuvait
Tasmania et d’autres mondes, des parias dont Fiesta ne savait que faire.
A l’ascenseur attaqué par la rouille, Prius avait préféré l’escalier. Il avait insisté pour que Clio
se porte en tête, avec le secret espoir de voir une rencontre indésirable en faire de la charpie.
Ils stoppèrent à la porte frappée d’un signe négatif et du chiffre cinq. Clio la poussa avec
précaution, prête à désamorcer un piège. Les habitants du dessous avaient leurs habitudes,
leurs codes et leurs entrées.
- La voie est libre. L’avenue de Cancun se trouve à cent cinquante mètres sur la droite.
Des odeurs de moisissure, de pourriture, d’urine et autres sécrétions offensèrent leurs sens.
Prius réprima un haut-le-cœur et emboîta le pas de son équipière. Il accéda une dernière fois
au fichier de la police, afin de mémoriser le visage de la maquerelle. Cette fille-là se collait
tellement de maquillage qu’il n’était pas certain de la reconnaître au naturel. Sur la fiche
signalétique, elle arborait une tignasse façon coupe afro des années 1970. Avec la vermine,
elle avait peut-être tondu sa touffe.
Ils furent dévisagés avec insistance. Les habitants de ce monde-ci se connaissaient si bien
qu’ils repéraient les nouvelles têtes. Les deux nouveaux attiraient l’attention par leurs
fringues, leur allure, leur perplexité. Clio, avec son déguisement à racoler du client, s’intégrait
au paysage. Mais sa beauté naturelle et la perfection de son corps en faisaient une putain de
luxe, propre à faire cracher cinq cents à mille yens la passe. Elle n’avait rien de commun avec
les nanas crasseuses et misérables trimant pour cinquante yens avec les plus généreux. Le
type à la silhouette interminable qui l’accompagnait, n’était pas… naturel. Il générait un
trouble indéfinissable.
Clio cachait son arme réglementaire dans son petit sac à main. Ce petit avantage ne la
rassurait pas. Elle craignait par-dessus tout l’arraisonnement par un gang, l’énervement de
Prius et un déchaînement fatal de l’énergie noire. Un carnage s’en suivrait, un bain de sang
auquel ils ne survivraient pas, dépassés par le nombre. Baisser la tête, parler comme si de rien
n’était, dévier des amas populaires sans donner l’impression de les contourner ouvertement.
« Mais quelle conversation tenir avec un juge sur le point de basculer dans la folie ? Ou dans
un autre univers… »
Le cinquième niveau était standardisé. Chaque recoin disponible entre les habitations était
comblé par une échoppe, un entrepôt, un restaurant, une société, des hôtels. La largeur des
rues n’excédait pas celle des artères de la surface, avec des plafonds de trois mètres propre à
99
Soif de justice
générer une légitime claustrophobie. Un ballet sans fin de machines mécanisées, pilotées par
des gamins, entretenait une propreté très approximative. Les bestioles à queue rase et à dents
pointues trouvaient des passages depuis les égouts et s’aventuraient sur ce territoire de
chasse. Les rares biocats introduits dans la place ne les inquiétaient point : mille et un
échappatoires les mettaient à l’abri de poursuite.
La ville sous la ville croissait, grappillait les miettes jetées par les « nantis » de la surface. Une
ville silencieuse. Seuls des sons sans queue ni tête ponctuaient les conversations gestuelles.
Le couple d’enquêteurs poursuivit jusqu’au 8 avenue de Cancun. Ils franchirent un sas
encombré de filles à la recherche de l’hypothétique prince charmant assez dingue pour lâcher
ses yens dans ce coupe-gorge. Prius fut accosté par une noire boulotte habillée de jaune de la
tête au pied. Une voix aigrelette mais joviale lui proposa :
- Pour toi, c’est trente yens. A ce tarif, tu fais tout ce que tu veux mais tu payes les boissons.
Il sortit une clef électronique et répondit :
- Cent yens et tu me dis où se trouve Mercedes, la copine de Séville.
- Je ne sais pas, marmonna-t-elle, le visage fermé.
Il l’empoigna par la gorge et la plaqua contre un mur. Ses pieds battirent dans le vide et ses
mains tentèrent de desserrer l’étau, en vain. L’énergie blanc-bleu crépita tout autour de sa
main libre, placée à quelques millimètres de son visage.
- J’ai deux façons de poser des questions. Une gentille, une méchante. Je viens d’utiliser la
manière douce, je vais passer à l’autre.
- Non ! Je te jure ! Je n’en sais rien ! Je ne l’ai pas vue depuis hier matin ! Je te jure, lis en moi,
juge, lis en moi mais sans me faire du mal.
- Où habite-t-elle ?
- Cette porte.
Elle désignait l’appartement C. Clio sortit son arme. Les tapineuses poussèrent un cri de
stupeur. La stagiaire appliqua le canon sous le nez d’une décolorée poil de carotte au fessier
large comme un pâté de maisons. Elle mit l’arme sous tension.
- Si une seule d’entre vous pousse un contre-ut, ce sera le chant du cygne du votre copine. Je
lui ferai autant de trous qu’elle a de taches de rousseur. Compris ?
Elles opinèrent du chef. Prius s’avança et tambourina. Pas de réponse. Il vérifia si le verrou
était engagé. Il ne l’était pas.
- Ce n’est pas fermé. Tiens-les en respect, je jette un œil.
100
SOIF DE JUSTICE
Il accomplit un bond agile à l’intérieur, aucun agresseur en embuscade n’aurait le temps de le
frapper. Ses yeux quadrillèrent le périmètre en une fraction de seconde. Les poings se
serrèrent, prêts à agir. La couleur de l’énergie variait. Assombrissement, éclaircissement. Le
« Ki » noir était enragé et brûlait d’envie de mordre.
La piaule était en désordre, comme si un ouragan l’avait traversée. Un cambriolage, même et
surtout chez les truands, n’avait rien de surprenant. Il y avait un informateur tout neuf, une
machine à expresso programmable, un four multifonction. N’importe quel débutant aurait
été assez futé pour fourguer ce matériel de valeur.
Il passa la tête dans la salle de bains et découvrit Mercedes. La maquerelle prenait son dernier
bain. Les yeux exorbités, elle affichait une raideur cadavérique avancée. Sa figure n’était plus
dans l’alignement du buste : cervicales brisées. La bonde était en place mais le niveau de l’eau
frisait l’assèchement. Réflexe illusoire, Prius se pencha et vérifia son pouls. Elle était refroidie.
Il palpa sa nuque. Aucun doute. Les os avaient cédé. Il la souleva et fit glisser ses doigts le
long de la colonne. Rien n’était intact. La mort remontait à une douzaine d’heures, au bas
mot.
« Ibiza ? Tu m’entends ? »
« Je suis là, Prius. En sécurité. Fuego est un homme digne de confiance, tu avais
raison. Je suis dans un petit studio charmant, avec informateur, vue sur la rue,
plusieurs sorties à ma disposition. »
« Parfait. Allume ton informateur. »
« Il est ouvert. Numéro de série machine XYTY-3546 »
« Transmission. »
Le canal ouvert injecta sa propre vision sur l’écran d’Ibiza.
« C’est la fameuse Mercedes ? »
« Oui. Son étoile a cessé de briller. »
« Paix à son âme, selon l’expression interdite. C’est du travail très propre. A première
vue, toutes les vertèbres ont été éclatées. Une méthode professionnelle et radicale.
Montre-moi la face… Merci ! Balaie de la tête aux pieds… OK ! Attends ! Ecarte ses
jambes. Tiens, tiens ! »
Prius découvrit des blessures au sexe et du sang coagulé.
« Les prises de vue sont enregistrées. Tu veux une analyse préliminaire à distance ? »
« Ce serait sympa ! »
« Sois prudent, Prius. Les cadavres s’accumulent. »
Prius sortit du studio et avisa Clio :
- Le mystère s’épaissit. Mercedes est clamsée.
**
101
Soif de justice
*
102
SOIF DE JUSTICE
CHAPITRE 6
L’entretien de la station orbitale de Titan 3 était assuré par Time Shop mais la conception et
la réalisation étaient terrestres. Le gigantesque cylindre, de deux kilomètres de long pour un
diamètre de cent cinquante mètres, contenait l’infrastructure administrative et technique liée à
l’exploitation minière : entrepôts remplis de bennes vides, quais de chargement des
containers chargés de matière première, pont d’accostage des barges de transport, bureaux
des sociétés spécialisées selon les minerais, comptoirs de ravitaillement en carburant ou
nourriture, quelques salles media louées par les entreprises et deux immenses machineries dont une de secours – pour l’énergie et l’impulsion rotative. Aux abords de la station, la
pesanteur approchait 1 G, soit la norme terrestre.
Les mineurs logeaient à bord de modules sphériques. Reliés à l’élément cylindrique via un
câble magnétique et mécanique d’une cinquantaine de mètres, les travailleurs pouvaient
regagner les parties communes et y faire des emplettes. Sa longueur était calculée pour leur
imprimer une pesanteur d’un G et demi.
Ce désagrément les préparait aux 2 G permanents de Titan 3. Leurs sphères, d’un diamètre
de six mètres, faisaient office de navette spatiale, de domicile et d’outil de travail.
Chaque jour, tel un ballet de spores portées par le vent, les mineurs larguaient les amarres,
embarquaient un container vide, plongeaient vers l’astre géant et rejoignaient les mines à ciel
ouvert. Ils enclenchaient leurs bras artificiels, terminés par des pelles mécaniques, restées sur
place. Ils fouillaient les entrailles de la planète et remplissaient le réservoir standard de douze
mètres cube, bandant leurs muscles sur les commandes hydrauliques malmenées de leurs
montures.
Une fois le chargement effectué, ils s’arrachaient à l’attraction grâce à leurs propulseurs
magnétiques. Plus haut, en orbite, la station faisait jouer l’effet tracteur d’un immense
électroaimant pour aider ses ouvriers à franchir la zone limite. Le pilote mineur regagnait le
quai de débarquement, se défaisait de sa charge et reprenait un contenant vide. Ensuite, il
repartait pour un nouveau tour. Le temps de travail quotidien ou hebdomadaire n’avait pas
cours. Les hommes et quelques femmes étaient payés au container de marchandise ; rien ne
leur interdisait de bosser jusqu’à la limite de l’épuisement.
Lorsqu’ils n’en pouvaient plus ou estimaient avoir glané leur rétribution, ils revenaient
s’arrimer à un câble métallique libre. Ils goûtaient alors au repos mérité dans la sphère
équipée d’une cuisine intégrée, d’une chambre séparée avec haute technologie, d’une salle de
bain et de toilettes. Le filin fournissait eau, énergie, information et même nourriture via un
système d’air pulsé courant dans l’ensemble de la station. Il était possible de commander une
pizza soufflée, pour peu qu’elle tienne dans un cylindre étanche.
Ce fut cette noria de boules lumineuses - effet de la propulsion magnétique - que John Austin
vit en premier. Le spectacle, pareil à un sapin de Noël surréaliste, le laissa pantois. Il consulta
sa montre et l’ajusta à l’heure locale. Vingt-six heures, soit une heure avant la fin de la
103
Soif de justice
journée. Les tentacules du cylindre n’étaient pas tous occupés ; des ouvriers continuaient leur
corvée, malgré la « nuit ». Ils choisissaient d’autres sites de la planète, côté face éclairée.
« Ces sauvages-là ne rechignent pas à l’ouvrage. Un bon point pour eux et pour nous. Il
faudrait tripler ou quadrupler le nombre de stations avec le lot d’esclaves associés pour
exploser les rendements. Ou alors, organiser un blocus de ce système jusqu’à ce que ces
abrutis s’exilent d’eux-mêmes vers une nouvelle planète. Il faut que j’évalue leur potentiel de
défense, au cas où l’option éradication plairait à sa majesté. S’ils ne coopèrent pas, il faudra
bien les contraindre à nous livrer leurs richesses. »
Il déboucla sa ceinture de sécurité et traversa le wagon. Il pénétra dans le cockpit réduit à sa
plus simple expression et s’adressa au commandant de bord :
- Leur plate-forme est-elle dimensionnée pour accueillir notre train ?
- Non, monsieur. Nous devrons utiliser le canot pour la rejoindre. Deux avisos patrouilleront
entre le convoi ministériel et le cylindre. Le reste de l’armada se déploiera tout autour et
quadrillera le secteur.
- L’un de ces engins volants pourrait-il être utilisé comme missile kamikaze contre nous ?
- Tout à fait ! Leur moteur magnétique doit faire face à une attraction puissante de la planète,
il leur confère une grande vélocité. La manœuvrabilité est excellente.
- Transmettez à l’opérateur d’abordage : « le survol de la station doit être suspendu. Ordre à
toutes les sphères de regagner leur bras tracteur. Les Tasmaniens non essentiels à la rencontre
seront consignés dans leurs quartiers. Aucun transfert de personnel humain ne sera autorisé
si ces conditions ne sont pas remplies. Vous avez une heure standard pour obtempérer. »
- A vos ordres, monsieur.
L’officier sélectionna une fréquence radio universelle et dicta ses ordres. A l’autre bout, le
directeur des opérations répercuta le dictat. Il y eut quelques grognements sur la bande, des
noms d’oiseaux proférés à l’encontre de ces enfoirés de Terriens. Bon gré, mal gré, la
cinquantaine de mineurs en activité se hâta de remplir ses containers, s’arracha du sol et
rejoignit le quai de débarquement. Soixante minutes plus tard, chaque globe était relié à son
bras nourricier.
L’Orient Express se rapprocha. « L’œillet » et « Le chrysanthème », de classe aviso, se
positionnèrent face à la station, canons à particules pointés sur la structure en rotation. Sur
ordre du ministre, elles feraient feu. Ce dernier entama sa préparation.
Sous son costume trois pièces, il enfila une combinaison étanche munie d’une réserve
d’oxygène de trente minutes. Un casque de verre fumé, articulé, logé à la base de sa nuque, se
déploierait en deux centièmes de seconde en cas de dépressurisation. Sa seconde peau était
blindée et résistait à la plupart des calibres et aux éclats de grenade. Enfin, elle déviait et
absorbait les faisceaux laser de classe A, les moins mortels. Le ministre survivrait à un
bombardement intensif de ses troupes en cas de nécessité. Ses aides de camp ne bénéficiaient
pas du même traitement, pour des raisons évidentes de restriction budgétaire.
104
SOIF DE JUSTICE
Le croiseur « Le rhododendron » cracha quatre barges de débarquement. A bord de chaque
engin, pas moins de cinquante commandos dotés de fouineurs portatifs et d’armes légères. Ils
avaient pour mission de sécuriser la zone de débarquement avant que le ministre y glisse un
orteil.
Une seconde vague, plus nombreuse, se déploierait à l’intérieur du cylindre et prendrait le
contrôle des centres nerveux. Une escouade de cent militaires expérimentés bouclerait la salle
de conférence.
John notait le déroulement des opérations avec une satisfaction non dissimulée mais teintée
de regret. Les troupes de la Terre étaient les meilleures et le prouvaient par ces manœuvres de
routine. Néanmoins, depuis la fin de la troisième guerre mondiale, les hommes souffraient
d’un manque cruel d’opérations violentes pour garder la forme. Toutes les répétitions, tous
les entraînements du monde ne valaient pas un bon conflit, dans les règles de l’art. Encore
fallait-il tenir un adversaire digne de ce nom et l’écraser au prix d’actions éclatantes. Tout
cela, bien sûr, dans la perspective juteuse de mondes à conquérir et à vendre à des colons de
race blanche, bien sous tous rapports.
Un lieutenant s’approcha de lui tandis qu’un technicien effectuait les ultimes réglages de son
armure. Il se mit au garde-à-vous et attendit pour prendre la parole.
- Oui ?
- Une navette en approche, monsieur. L’administrateur Fiesta et son aide de camp, monsieur
Spider.
- Parfait. Passez-les au fouineur.
Le militaire claqua des bottes et tourna les talons.
- Autre chose.
- Oui, monsieur ?
- Que le commandant déploie des fouineurs de classe D autour de Tasmania. Qu’on
m’épluche cette planète de A à Z. Je veux une cartographie complète, un plan de la ville, des
zones de débarquement potentiel et si leur système « Fine Spy » a été bricolé pour être
retourné contre un éventuel agresseur venu de l’espace.
- Bien monsieur.
- N’omettez pas de recenser les bâtiments stratégiques. Je veux ce rapport après les entretiens
sur la station orbitale. Vous en êtes personnellement responsable.
- Oui monsieur.
Il ne fallait manquer cette occasion sous aucun prétexte. L’analyse des forces des sauvages
passerait inaperçue derrière le déploiement de force paranoïaque qu’il allait leur servir.
***
La salle de conférence affichait un désordre manifeste. John Austin, accompagné d’une
trentaine de conseillers, sut qu’il avait pris Fiesta de court. Tant mieux ! Quelques amuse105
Soif de justice
gueule et des boissons étaient livrés à l’instant même où ils prenaient possession des lieux. Le
ministre avait investi la place en premier, il occupait le terrain en conquérant, à l’encontre des
usages de la politesse.
Fiesta débarqua alors que les Terriens achevaient leur installation. Il identifia John Austin,
grâce à un fichier fort utile des têtes pensantes terriennes. Il fondit sur l’intéressé mais des
gardes du corps se mirent en travers de son chemin. Fiesta demeura interdit, à distance. La
silhouette de Spider se détacha de son ombre. L’Hindou s’avança vers les six hommes érigés
en rempart. Ses yeux d’une noirceur sur fond blanc lumineux pénétrèrent au fond des âmes
des gorilles. Seul contre eux six, il soutenait un siège mental, d’une magie inconcevable pour
leur esprit. Insensiblement, ils reculèrent, terrifiés par l’intendant.
John Austin mit un terme à l’affrontement virtuel :
- Messieurs… Je vous en prie… Nous sommes entre amis, je vous le rappelle.
Il se porta vers Gérald Fiesta et lui tendit une main ferme. Il détailla le maître des lieux des
pieds à la tête. Sa tronche lui disait quelque chose et pourtant, il n’existait pas de
photographie officielle de cet oiseau-là. Juste une vague impression de… familiarité. Sans
dévoiler ses informations, le haut personnage de Tasmania minauda :
- A qui ai-je l’honneur ?
- John Austin. Ministre de l’industrie et de la défense de la Terre.
- Ah… Je suis enchanté de faire votre connaissance. Défense et industrie sont deux domaines
que je souhaitais aborder durant nos entretiens. Vous pourrez remercier le roi en notre nom,
pour avoir accédé à notre demande.
- Nous verrons. Asseyez-vous.
Tout le monde obtempéra. Fiesta et Spider durent se contenter d’une table et de deux
chaises, cernés par les Terriens. La configuration accentuait la volonté d’Austin de placer les
locaux en position d’infériorité. Fiesta, conscient de sa vassalisation, ne se démonta pas.
- Par quoi commençons-nous ? La sécurité me semble un sujet primordial, qu’en pensezvous ?
- Je vous en prie. Exposez vos griefs.
- Comme toutes les nations modernes, nous nous heurtons à la contestation et à la violence.
Les rebelles provoquent trop d’attentats et se cachent dans la forêt. Le système « Fine Spy »,
accouplé à un réseau de caméras et de micros, fonctionne pour la ville de Gaïa. La pluie
perpétuelle sur les marécages, ajoutée à l’épaisseur de la forêt, le rend inopérant sur la quasitotalité de la planète. Le repérage des signaux émis par les puces demeure possible mais, par
définition, les rebelles sont rarement fichés. Ils bénéficient de complicités passives dans Gaïa,
duperies que nous pourrions éradiquer grâce à des programmes d’asservissement. Hélas, ces
séquences informatiques sont défaillantes et se traduisent systématiquement par la mort des
cobayes. La technologie dépassée des puces passives freine la palette des fonctions de
contrôle.
- Nous connaissons ces problèmes. Venez-en au fait.
106
SOIF DE JUSTICE
- Les fouineurs de classe B donnent de bons résultats. Il nous en faudrait davantage. Les
biocats constituent d’excellents indicateurs, parfaitement insoupçonnables aux yeux de la
population.
- En gros, vous voulez des moyens supplémentaires pour combattre vos terroristes ?
- Oui.
- Avec une ristourne, tant que vous y êtes ? Allons, allons, monsieur Fiesta ! Vous savez que
chaque chose a son prix. Ce n’est qu’une simple question arithmétique.
- Que souhaitez-vous en échange ?
- Nous y voilà ! Je viens à votre rencontre pour la première fois et j’avoue avoir apprécié vos
réalisations, même si elles ont été accomplies avec notre matériel. Vos procédures
d’extraction semblent rodées et votre rendement satisfaisant. Malgré tout, votre production
est insuffisante pour contenter nos besoins. D’autres mondes émergent et proposent une
vraie concurrence, à des tarifs compétitifs. Ils sont demandeurs de technologies avancées que
nous sommes seuls à pouvoir leur fournir. Ils deviennent des partenaires dignes d’intérêt.
- Nous avons certainement des capacités dont nos chers voisins ne disposent pas. N’avezvous pas une idée précise ?
L’autre ne voulait pas abattre ses cartes trop vite. Il devait manœuvrer en finesse.
- Ma foi, non, je ne vois pas ce qui pourrait nous intéresser.
- De la nourriture exotique, peut-être ? Vous manquez certainement de cuisine chinoise,
hindoue, arabe, africaine.
John Austin émit un ricanement nerveux. Ce petit administrateur le taquinait sur l’exil forcé
et le racisme ouvertement mis en place par la dynastie Ford. Il avait du culot et il apprécia.
- Non, il nous reste beaucoup de candidats au départ. Bien trop d’ailleurs.
- Je pourrais vous débarrasser d’une main d’œuvre bon marché, en abondance, en échange
d’une nouvelle station d’extraction dont vous seriez propriétaire. Nous bénéficierions du
produit de l’extraction, moins… disons vingt pour cent de marchandise à votre disposition.
- Mouais… Vingt pour cent de minerai gratuit ? Trente m’iraient mieux.
- Disons vingt et nous baissons nos prix globaux de dix pour cent. Vous fournissez cinquante
mille travailleurs d’un seul coup.
- Cinquante mille ? Il faut un gros navire pour ça !
- Vous avez bien une vieille tôle en bout de course ?
- En fouillant nos décharges, nous devrions pouvoir faire affaire.
Fiesta encaissa la remarque désobligeante, mais au fond de lui, il avait envie de sauter de joie.
Il tenait un cargo de gros tonnage.
- Reste la question de la sécurité sur notre planète.
- Il s’agit de votre problème. Un fouineur de classe B vaut un million de yens, une série C en
vaut le triple. Ce sont des matériels de haute technologie. Les prix ne sont pas négociables et
je doute que vous trouviez moins cher ailleurs, ironisa le ministre.
107
Soif de justice
- C’est vrai. Toutefois, le développement de nos relations commerciales doit assurer la
pérennité de vos bénéfices. VOTRE station orbitale devra être protégée de NOS terroristes.
Il faudra la défendre avec efficacité.
- Je le concède. A ce propos, je ne pense pas que les fouineurs de classe B ou C soient
appropriés pour assurer la protection intérieure d’une station. Dans ce domaine, les capacités
humaines gardent ma préférence. Vos juges « Ki », par exemple, seraient parfaits pour
accomplir une telle mission.
« Tiens ! On dévoile ses batteries… »
Il détoura la pensée de son interlocuteur :
- Je suis très fier de notre école « Ki ». C’est une exclusivité dont nous pourrions vous faire
profiter. Votre lutte contre vos propres terroristes en sortirait renforcée. « Fine Spy » se
contente d’écouter des paroles ; un juge « Ki » peut arracher des pensées secrètes. La
formation d’un « Ki » nécessite de longues années d’apprentissage et l’aboutissement n’est
pas garanti. Pour cent candidats potentiels, un seul juge exercera. C’est plus sélectif qu’une
formation commando traditionnelle.
- Néanmoins, c’est un plus indéniable. Une école de juges « Ki » contre quelques fouineurs C
pour éradiquer vos terroristes une fois pour toutes. La proposition vaut la peine d’être
étudiée, qu’en pensez-vous ?
Fiesta prit le temps de peser sa réponse. Ses prédécesseurs avaient toujours rechigné à
dévoiler la recette du « Ki ». S’il la lâchait, Ford ne se gênerait pas pour multiplier les écoles
« Ki » et créer une armée invincible. Il lui faudrait dix années. Il fallait encore que les puces
implantées soient exemptes de bugs, que les enseignants soient qualifiés et que les élèves
soient sélectionnés selon les meilleurs critères ! Pas mal de conditions à remplir.
Au mieux, le premier juge quitterait les bancs de l’école dans une décennie. Tandis qu’il
obtiendrait les contreparties bien avant ce terme lointain.
- La proposition est très alléchante.
***
Fujiko Honda se prit la tête à deux mains et lissa sa chevelure à plusieurs reprises. Elle ne
parvenait pas à avaler ce que son casque audio lui instillait. Pour un peu, elle regrettait d’avoir
versé dans l’espionnage. Son informateur, à travers de multiples relais radio disposés dans
l’espace, relayait les conversations captées par une micromachine implantée dans un
organisme. Le concentré de technologie terrienne tenait dans un millimètre cube et puisait
une quantité infime d’énergie directement dans le sucre du sang. Il amplifiait les sons
ambiants, filtrait les bruits du corps porteur, cryptait et balançait ses informations au cœur
des réseaux. Les Terriens s’en servaient pour pénétrer les milieux terroristes et, à moins de
disposer de fouineurs de classe B perspicaces, ils étaient quasi-indétectables.
108
SOIF DE JUSTICE
L’injection de la micromachine, d’un coup de bague truquée et incisive, au cœur de la partie
de jambes en l’air, lui assurait une excellente source de scoops. Il avait pénétré son intimité
juteuse ; elle infiltrait les arcanes du pouvoir et jouait à la petite souris curieuse et indiscrète.
Sous des dehors affables, elle le suspectait d’avoir recours à des ruses dictatoriales, dignes de
sa dynastie. Il vendait la planète aux Terriens et agissait en parfait négrier ! Et s’il n’y avait que
ça…
D’autres propos, tenus avec un mystérieux interlocuteur, l’inquiétaient. Elle n’avait pas perçu
les réponses mais il était question d’un fouineur détraqué au comportement reprogrammé
pour traquer le juge Prius. Elle avait eu vent de cette histoire mais elle la gardait sous le
coude. Un mitraillage en règle de l’engin, une course poursuite et la disparition de l’appareil.
Le démenti du commissaire Terrano avait valeur de confirmation.
L’administrateur avait évoqué un plan prévu mais lequel ? Avait-il un rapport avec son
entretien présent que l’informateur situait, grâce à un programme de quadrillage des
transmissions, au cœur de la station orbitale de Titan 3 ? Il avait mentionné les panthères
noires. Ce nom ressortait dès qu’une opération plus militaire que policière se déroulait dans
un coin pourri de Gaïa. Il affirmait contrôler toute une catégorie de personnes sauf une, qu’il
se jurait de crever, ce qui en disait long sur ses procédés. Quelle catégorie ? Les juges « Ki » ?
Qui souhaitait-il éliminer au sein du corps d’élite ? Il commandait des assassinats, trafiquait
avec des correspondants sur des lignes cryptées, lançait les panthères noires sur des cibles,
demandait des recherches et affirmait que Prius, auquel il ne fallait pas toucher, finirait dans
un cul-de-sac. Pour l’heure, il rencontrait des Terriens hauts placés et leur vendait Tasmania.
Elle disposait de quoi lui causer de graves emmerdements, de quoi déclencher une révolution
de palais, voire une insurrection populaire. Elle devrait remettre tous les éléments du puzzle
dans l’ordre et comprendre ce qu’il ourdissait. Pas la peine de jeter la vérité en pâture au
public avant d’avoir cerné tous les pans de la véritable personnalité de Fiesta. Elle se
concentra sur la suite de la conversation.
***
Le ministre relisait la synthèse du rapport détaillé établi par l’un de ses secrétaires. Le roi
bondirait de joie lorsqu’il découvrirait la teneur du contrat établi entre les deux mondes.
Même si ces sauvages se payaient le luxe d’augmenter leurs bénéfices, la contrepartie était
démesurée. Il assurait à la Terre de nouveaux débouchés commerciaux, avec des mineurs
consommateurs de biens d’équipement. En prime, il se débarrassait d’humains hors des
critères de l’amendement Nietzsche, il envoyait un vieux vaisseau spatial pourri au fin fond
de l’espace, sans avoir à le démanteler et il gagnait une arme humaine de premier plan. S’il ne
raflait pas ses galons de Premier ministre avec ce coup-là, il ne le ferait jamais.
Il prenait son temps pour déchiffrer les éléments rédigés. Il tenait à donner l’impression de
faire mariner ce Fiesta. En réalité, il prenait connaissance des premiers sondages du satellite
de Titan 2, Tasmania.
Les fouineurs de classe D - furtifs, non détectés par « Fine Spy » - passaient l’astre au crible.
Le lieutenant en charge de l’analyse précisait que la concentration urbaine était telle que
109
Soif de justice
l’attaque de quelques points provoquerait une réaction en chaîne. Gaïa était bâtie comme un
château de cartes. La destruction du minuscule terrain d’atterrissage, dévolu à de petites
navettes de liaison, les priverait de moyens aériens. Une fois au-dessus de Gaïa, massacrer
serait enfantin.
L’os, car il y en avait forcément un, c’était l’approche. Les intempéries rendaient l’entrée dans
l’atmosphère plus que délicate. Les accalmies, lorsqu’il y en avait, prenaient l’allure d’un
déluge tropical. Un débarquement n’était pas envisageable, sauf à raser un lot d’immeubles
complet et le déblayer au bulldozer. Parachuter des troupes, c’était les envoyer à la mort dans
les arbres. Avec ces conditions météorologiques, même les meilleurs parachutistes rateraient
les toits. La tâche n’était pas insurmontable mais il fallait s’entourer d’un luxe de précautions.
« Ces dégénérés se sont terrés dans une impasse bien gardée. Ces informations sont
précieuses, les officiers ont intérêt à bûcher leurs scénarios au cas où… »
Il télétransmit une réponse au lieutenant. Il lui soumit l’idée d’engager un fouineur de classe
D dans l’atmosphère et de laisser un relais radio dans les parages afin que le flux
d’informations ne soit pas tari et que les options retenues par les militaires soient
réactualisées.
- Je dois transmettre ces informations au roi et recueillir son aval.
- Quand aurons-nous une réponse ?
- Compte tenu des délais de transmission ou de déplacement par vaisseau spatial, je dirais
quatre mois.
- Ce délai nous suffira à préparer l’accueil au sol des exilés.
- Cinquante mille, hommes, femmes et enfants ?
- Tout à fait ! Notre excellente connaissance de vos « exigences » nous permet d’adapter
l’immobilier avec rapidité et souplesse.
Le ministre se pencha vers un homme en tenue civile et marmonna une question inaudible.
L’autre consulta son informateur portable et effectua des recherches. Il pointa l’écran du
doigt et son patron approuva.
- Nous avons en réserve un vieux croiseur lourd réformé, « L’Hortensia ». Une vieille
connaissance, ricana le Terrien, songeant aux ravages que l’engin avait commis au milieu du
21ème siècle. Ses moteurs ioniques ont cinquante ans. Il est équipé d’un compresseur temporel
facteur 50, tout à fait correct. Il est désarmé depuis une vingtaine d’années. Il pourrait
appareiller. Et puis… Voyons… oui ! Il vous suffirait d’assurer des rotations avec le
personnel actuel afin que les sphères actuelles ne soient jamais inactives. Elles reviendraient
et libéreraient leurs pilotes. Une fois les pleins faits, d’autres mineurs prendraient les
commandes et repartiraient au travail. Vous augmenteriez vos rendements en attendant de
recevoir une nouvelle station, d’ici une grosse année. Et franchement, cela nous arrangerait
de nous débarrasser de ces excédents de bagages humains !
110
SOIF DE JUSTICE
Il lâcha un rire gras, imité par ses subalternes terriens. Spider demeura de marbre, Fiesta osa
un rictus d’amusement. La culture raciste de Terriens ne le dérangeait pas tant que cela dans
la mesure où il aimait s’entourer de domestiques de couleur corvéables à souhait.
***
Spider commandait la navette administrative, impassible, concentré. Sur le siège passager, son
supérieur marmonnait des jurons à l’attention des Terriens.
- Enfoirés ! Salopards ! Putains de racistes de merde ! Je vous foutrai la tête sous des tonnes
de merde dans pas longtemps ! Je vais vous enculer à point tel que vous ne pourrez plus
jamais vous asseoir ! Dire qu’il prenait ses airs supérieurs ! Il se prenait pour un nabab face à
une limace. Il avait un cobra royal sous les pieds et il a pris une dose de venin qu’il n’imagine
même pas, cet abruti !
- C’était finement joué, monsieur.
- Ouais ! Je les ai baisés ! Dans quatre mois, ils m’envoient le cadeau de la mort. Dans six ou
sept, je leur refile la monnaie de leur pièce ! Et Ford, petite enflure, enculé de première, chien
galeux, tu vas me rendre ce qui m’appartient !
- Monsieur, nous approchons de la limite de « Fine Spy ».
***
La journaliste vedette de Taz Tv fulminait. Ce satané administrateur ne cessait de tourner
autour du pot mais ne lâchait pas LA révélation attendue. Il mijotait un coup d’envergure
contre la Terre mais ne faisait que l’évoquer sans le préciser. Et à présent, il fermait sa
tronche à cause des grandes oreilles.
« Fais marcher tes neurones, ma belle ! Il prépare une opération à partir d’une cargaison
humaine. Une armée ? Une campagne d’implantation de puces pour en faire des robots ?
Non, cela n’a pas de sens. Que ferait-il des gosses ? Et puis, ses programmes
d’asservissement ne sont pas au point. Dire que j’ai une de ces saletés passives dans la tête.
Ah… Qu’est-ce qu’il cache ? Pourquoi veut-il ce vieux croiseur désarmé ? Time Shop n’a pas
de quoi le réarmer. Cette poubelle de l’espace ne va pas plus vite qu’une navette, n’a pas de
blindage anti-particules et son bouclier civil ne dévie pas les faisceaux laser de faible intensité.
Les derniers engins de la flotte terrestre sont équipés de compresseurs temporels facteur 300
et leurs lasers de classe B découpent la tôle comme un chalumeau. Pourquoi y tient-il autant ?
Il veut y mettre une bombe et l’expédier sur la Terre ou quoi ? »
Elle se leva et se mit à tourner en rond dans son appartement, le casque vissé sur ses oreilles.
La situation l’exaspérait : elle avait l’impression d’être en possession d’une bombe nucléaire
sans le mode d’emploi. Une bombe… Finalement, cette histoire d’explosif à réexpédier à la
Terre n’était pas si stupide.
111
Soif de justice
« Pourquoi pas ? Il planque un engin démoniaque, avec de l’antimatière par exemple, et il
lance le vaisseau sur la Terre. Il irradie la planète et devient le maître du monde… »
Elle marqua une pause intérieure et reprit :
« Le maître de rien du tout, oui ! La Terre contaminée ne lui apporterait que des ennuis. Plus
aucun bien d’équipement, plus de vieilles navettes d’occasion, sans parler des importations de
nourriture pour lesquelles il faudrait trouver de nouveaux fournisseurs. Les rares élevages
animaliers de Gaïa ne suffisent pas à contenter la population. Ils ne peuvent être étendus,
faute de place. Même chose pour les légumes, la plupart des fruits, les alcools. La seule chose
dont cette foutue Tasmania nous abreuve, c’est de poissons, de crustacés, de serpents et de
singes arboricoles. Nous avons besoin de la Terre intacte. Il ne peut quand même pas
envoyer un vieux croiseur contre une invincible armada ! Et même s’il franchissait « Check
Point Charlie », le système S.D.N. de la Terre se retournerait et le taillerait en pièces. Ou
alors, il est complètement dingue et s’imagine capable de réaliser l’impensable. Bon…
Admettons que je ne puisse pas sortir un scandale de cette bouillie, voyons ce que j’ai de
tangible pour le chatouiller. »
Elle repassa les enregistrements de la veille, le jour où il était entré en communication avec
l’inconnu. Elle écouta et pesa chacune de ses paroles. Au final, elle focalisa sur les
programmes d’asservissement évoqués lors de son entrevue avec les Terriens. Cette
information concernait tous les Tasmaniens, la mayonnaise prendrait. A ce fond de sauce,
elle ajouterait la déportation des cinquante mille ressortissants, traités comme du bétail.
Dans l’esprit de ses concitoyens, la Terre imposait l’exil. Là, elle apportait la preuve que
l’exode était organisé par Fiesta en personne. Cette révélation faisait de lui un monstre.
Un appel à son directeur d’antenne et les gros titres du journal du soir feraient grimper les
indices d’écoute. Elle se mit à la console de l’informateur et effectua un montage audio. Elle
archiva une copie complète des dialogues sur une clef électronique. Puis, elle chercha où
cacher le duplicata. Son appartement, un modeste logement de trente mètres carrés, ne
recelait guère de cachettes sûres. Même s’il était pimpant et sec, grâce à ses émoluments de
journaliste vedette, il ne soutenait pas la comparaison avec les luxueux pigeonniers des
apparatchiks logés dans le secteur de Marie Galante.
« Après tout… Je suis trop bête de refourguer mes infos à ce vendu de directeur. Il est
inféodé au gouvernement, c’est la voix de son maître. Il est capable de me planter sur ce
coup-là si je touche à la tête de l’exécutif. Non… J’ai mieux à faire. Un petit envoi anonyme,
une innocente clef vierge de toutes empreintes, avec la voix traîtresse dessus. Et une
demande de quelques millions de yens au passage. Disons cinquante, pour faire bonne
mesure. Ni trop, ni pas assez. Je rachète discrètement deux ou trois appartements adjacents et
je multiplie ma surface d’habitation. Quelques travaux, quelques achats, du confort en plus.
Pourquoi serais-je la seule à défendre vaillamment l’éthique sur cette planète ? Pourquoi,
hein ? Parfait, Fujiko ! Ta décision est prise, tu vas cogiter un moyen infaillible pour récolter
les fruits de ton travail. Après tout, ce n’est que justice. Tu as quand même dû te faire tirer
par ce gros dégueulasse ! »
112
SOIF DE JUSTICE
La Nippone enfila une paire de gants en cuir et déballa une clef vierge. Elle l’enchâssa dans
un lecteur et transféra les immondices proférées par l’administrateur.
***
Une escouade de policiers en armure, dirigée par le commissaire Terrano, avait investi
l’avenue de Cancun. Le périmètre était bouclé, blindé. Les curieux s’amassaient devant les
canons des hommes armés et nerveux. Impreza, flanqué d’adjoints de la section criminelle et
scientifique, avait procédé aux relevés d’usage avant d’embarquer le corps à la morgue.
Durant les investigations, Terrano avait coincé Prius pour un entretien en tête-à-tête. Là, il lui
avait déballé l’attaque du commissariat, la mise à sac du laboratoire d’Ibiza, sa disparition et
celle du cadavre de Séville. Le juge avait joué les étonnés, comme la situation l’exigeait.
Son absence de choc, face au probable décès de sa maîtresse épisodique, n’avait pas étonné le
flic. Les sentiments rebondissaient sur les juges, hermétiques. Sa surprise venait de
l’obstination incompréhensible de Prius. Il désirait poursuivre l’enquête : un revirement
inattendu. Plus le juge se heurtait à une impasse, plus il était déterminé à dénicher la vérité. Il
devrait en référer à l’administrateur Fiesta.
Une fois la scène du crime - ou de l’accident, l’autopsie le préciserait - mise sous scellés, Prius
avait regagné la surface. Suivant le conseil de Clio, il s’était ravitaillé et avait consommé pour
se constituer un capital énergétique utile. La poupée asiatique ne l’avait pas lâché d’une
semelle et l’avait bombardé d’interrogations sur la suite des événements. Il arpentait le
terrain, soi-disant en quête d’informations. Il était résolu à investiguer mais en agissant seul.
Pour le moment, il cherchait un moyen de se débarrasser de cette sangsue.
Il se sentait d’attaque, comme dans le temps. Il cogitait sur son affaire, sur sa stagiaire, sur
Terrano, sur Ibiza. Son affaire était mal embarquée mais il adorait la complexification. Il
aurait plus de mérite à démêler l’écheveau d’indices.
Ses douleurs au crâne s’estompaient, suivant la courbe inverse de sa puissance. En
contrepartie, il réfléchissait, il posait plus facilement les éléments à plat. Les voix
perturbatrices se faisaient plus discrètes, plus lointaines. Tant mieux ! Si seulement sa stagiaire
voulait bien la fermer !
- Où allons-nous, maintenant ?
- Chez toi !
- Chez moi ?
- Tu as bien un domicile, non ?
- Oui.
- Donc, on y va !
- Pourquoi faire ?
- Pour s’envoyer en l’air !
- Non ? C’est vrai ?!
Elle se pendit à l’un de ses bras. Le juge la repoussa en ricanant :
113
Soif de justice
- Mais non, évidemment ! Même pas en rêve, pauvre dingue !
- Pourriture ! Salaud ! C’est moche d’abuser d’une pauvre fille qui n’a pas eu sa dose depuis
une journée !
- Une journée ? Intéressant. Tu n’as pas attendu longtemps pour me remplacer.
Elle venait de se faire bêtement piéger. Elle resta en retrait.
- Laisse-moi deviner... Tu m’as talonné sans répit, hormis lorsque tu t’es rendue chez
l’administrateur avec Terrano. Déjantée comme tu es, tu pourrais avoir le culot de te faire
sauter dans un boudoir de la forteresse. Mais Terrano tient à sa place, c’est le style à faire ça
dans un pieu, tranquille. En plus, même si c’est ton genre, sa position n’est pas si stratégique
que ça. Tu n’as aucun intérêt à le laisser s’amuser. Alors… C’est notre grand dirigeant qui a
pris la suite. N’est-ce pas ?
La Thaïlandaise masquait à peine sa furie. Prius n’aurait pas dû aboutir à cette déduction sans
aide extérieure. Il n’aurait pas dû. Ce comportement allait à l’encontre de ses prédictions. Sa
colère était trop visible, elle avoua pour le satisfaire.
- Oui ! Voilà ! Tu es content ? Il m’a défoncé sur son bureau, notre cher administrateur.
- Eh ! Cela devrait te plaire, non ? Nous sommes supposés le défendre envers et contre tous,
mériter sa confiance, comme tu l’as si bien expliqué. C’est plutôt une bonne chose qu’il
t’accorde ses faveurs. C’était comment ? Expéditif ? Violent ? Il s’est dégonflé en deux
minutes ?
« Il ne devrait pas pouvoir faire ce style de déclaration sans conséquence physiologique. Ce
n’est pas normal, sa puce ne réagit pas correctement. Est-ce une conséquence de l’énergie
noire ? Comment savoir ? Oui… Je sais ! »
Clio lui balança ses souvenirs sexuels vécus avec l’héritier des Fiesta. Ainsi, le juge serait fixé.
Elle se heurta à un mur mental. Elle rassembla son énergie et appliqua à la lettre les
enseignements « Ki » pour forcer les barrières psychiques. Elle se déchaîna mais il lui opposa
une résistance démentielle, comme si elle frappait son crâne contre un mur enduit de crépi.
Elle tituba derrière lui et, sans qu’il ne se retourne, elle l’entendit proclamer sur un ton
victorieux :
- Pas facile de reconnaître que je suis le maître et que tu n’es qu’une élève ? Hein ?
Elle haussa les épaules et caressa la crosse de son arme, prise d’une envie incontrôlable. Elle
se porta à sa hauteur et le harcela une nouvelle fois :
- Où allons-nous ?
Il fit appel à son sens de l’improvisation :
114
SOIF DE JUSTICE
- Voir un indic !
- Qui ?
- Tu verras.
Elle dégaina son artillerie et lui enfonça dans le bide.
- Tu me donnes son nom tout de suite !
- Tu crois m’impressionner, fillette ? Fiesta veut me voir vivant. J’ai un canal ouvert en
permanence avec un message à son attention, style déclaration posthume qui te vaudra un
long séjour en taule.
- Tu mens !
- Prends le risque…
Il bifurqua dans une allée. Le pâté de maisons traversé n’avait rien d’engageant. Il datait des
premières années d’existence de Gaïa et tombait en ruine, faute d’entretien. Les passants
l’évitaient comme la peste. L’idée avait jailli dans l’esprit du juge à la vitesse de l’éclair.
Manta ! Ce maniaque des armes blanches dirigeait une bande de zonards sur un territoire
exclusif, un no man’s land où le moindre quidam était arraisonné, dépouillé et vidé de ses
tripes. Il écumait des ruines, des squats, des terrains vagues. Manta… Prius imagina la suite
avec régal.
L’ancien square de Kinshasa délimitait le terrain miné. Il rassembla ses forces pour le
moment opportun. Le building de Fox, une société moribonde, transférée depuis dans des
locaux plus modestes. Prius prit Clio par surprise et détala comme un lapin. Il s’engouffra
dans l’entrée principale, s’embarqua dans des couloirs et fila dans les étages supérieurs.
Clio cavalait derrière mais perdait de la distance. Elle braillait son dictionnaire d’insultes,
jurait de l’émasculer dès qu’elle mettrait la main sur lui. Il changea d’escalier et dévala les
marches en direction du rez-de-chaussée. Les beuglements de la poupée fringuée comme une
péripatéticienne attirèrent la vermine Tasmanienne comme un phare fascinant les papillons
en pleine nuit. Le Mauricien sentit du mouvement ; la gangrène proliféra comme dans un
hôpital de campagne. Il se réfugia dans une salle dépouillée de son mobilier et avisa un
encadrement de fenêtre à la vitre brisée en mille morceaux. Il passa la tête, puis le corps.
Deux niveaux le séparaient du sol. Il concentra le « Ki » dans ses jambes et se jeta dans le
vide.
A l’atterrissage, il roula sur lui-même et se remit sur pieds. Il se plaqua dans l’embrasure d’une
porte. Une cohorte de clampins chevelus, barbus, tatoués de la tête aux pieds, se rua comme
une meute enragée. Prius s’enfonça sous un monceau d’ordures ménagères. Des coups de feu
retentirent. Clio faisait connaissance avec ses tortionnaires.
Manta et ses potes se shootaient à l’héroïne comateuse. Ils se dopaient avec une liste de
substances excitant leurs fonctions primitives. Ils la harcèleraient jusqu’à ce qu’elle rende les
armes et qu’ils lui passent tous sur le corps. Elle qui se plaignait de n’avoir pas eu son lot de
caresses depuis une journée ! Elle se régalerait…
115
Soif de justice
Prius perçut le son d’autres engins destructeurs : armes à feu légères, fusils à canons sciés,
pistolets mitrailleurs mais pas de faisceau.
« Manta s’est équipé depuis notre dernière rencontre. On n’arrête pas le progrès ! »
Comme l’odeur de poubelle commençait à l’indisposer, il se hasarda à vérifier si la voie était
libre. La bataille faisait rage dans le building. Des éclats de verre, de béton et de bois
s’échappaient du cinquième étage. Elle n’était pas prête de redescendre. Prius s’extirpa de sa
planque en toute discrétion. Il rasa les murs, aux aguets.
La présence diffuse se manifesta à quelques mètres de lui. Il se retourna, pour surprendre son
suiveur. Rien ! Le désert sous l’eau. Les coups de feu cessèrent sur un ordre. Un homme
promit un viol collectif si Clio se rendait. Elle crèverait si elle refusait. Elle répliqua. Les
détonations fusèrent. Si Clio s’en sortait, elle aurait du mérite. Si elle y restait, c’était une
épine en moins dans le pied. Il donnerait son point de vue sur ses faibles talents de « Ki ». Il
demeura spectateur distant de l’affrontement pendant une minute supplémentaire. Le silence
s’abattit sur le territoire de Manta. Il fut rompu par des cris féminins.
« Perdu ! »
Il regagna les rues animées de la ville sans prêter attention à la forme le remplaçant dans la
zone dangereuse. Matiz... Le rebelle observa son vieil ennemi avec l’irrépressible tentation
d’en finir une fois pour toutes. Masqué par sa capuche, il jugea le moment inopportun pour
se dévoiler. Ce n’était que partie remise.
Le ciel s’emplit de vrombissements. Clio, en difficulté, avait utilisé sa puce militaire pour
lancer un S.O.S. Le commandant des rebelles joua les observateurs à quelques encablures du
théâtre de l’intervention policière. A n’en point douter, Gérald en personne avait supervisé
l’assistance de sa protégée. Deux cents flics, au bas mot, prenaient le bâtiment en tenaille.
Fiesta tenait à sa petite garce vicieuse, sa petite espionne. Il jouait un jeu dangereux avec
Prius.
Plus le temps passait, moins il contrôlait la situation et plus le juge gagnait en puissance. Clio
n’était plus de taille à le chatouiller en combat à mains nues. Matiz était le seul en mesure
d’écraser le serpent dans l’œuf. Lui et toute la clique des « Ki ».
Tant qu’ils vivraient, ils représenteraient une menace pour ses projets. Leur massacre était un
mal nécessaire mais irréalisable. Il porterait sa signature et Fiesta s’empresserait de le
dénoncer. Il n’en avait cure ! Les moyens de détruire son ennemi étaient multiples.
Il contraignit le « Ki » noir à s’intensifier. Il libéra une ombre. Elle tournoya autour de son
maître et prit son envol. Elle se mit en quête de sa proie. Planant dans le ciel tourmenté de
Gaïa, elle repéra sa cible. La victime entrait dans le métro magnétique de la ville. Il fallait
frapper.
Estimant qu’il en avait assez vu, Matiz releva la manche de son aube, vérifia qu’aucune paire
d’yeux ne l’observait et pianota sur le clavier rivé à son poignet. Il se dissipa dans le néant.
116
SOIF DE JUSTICE
Un peu plus loin, cinq étages plus haut, un hurlement féminin ondoya dans l’air ambiant.
Ecartelée par une dizaine de maniaques, plusieurs couteaux de chasse placés sur la gorge, elle
recevait la semence d’un Manta déjanté, bavant de plaisir. Dans la seconde suivante, elle reçut
ses neurones sur le visage. L’espace s’embrasa sous le feu des armes, la chair s’éparpilla et
macula les murs. Le tumulte dura moins de trente secondes. Les panthères noires dégagèrent
les corps et recueillirent une jeune femme transie de peur, trop heureuse de s’en tirer à si bon
compte.
- Tout va bien ?
Clio était couverte de sang humain, de viscères et de sécrétions masculines. Avant d’être
livrée au chef, les hommes s’étaient copieusement soulagés sur leur victime. A présent, ils se
vidaient de leur sang.
- J’ai l’air d’aller bien ?
D’ordinaire, elle aurait récompensé ses sauveurs à la hauteur de leurs espérances, en les
épuisant les uns après les autres. Là, le cœur n’y était plus. Prius s’était révélé aussi vicieux
qu’elle. Elle pensait avoir réveillé un vieux matou ronronnant, elle avait déchaîné le tigre
endormi.
***
La rame de métro magnétique s’engouffra dans la station à plus de deux cents kilomètres à
l’heure. Le conducteur inversa la poussée électrique et le tube métallique percé de hublots
épais s’immobilisa sur quelques dizaines de mètres. La décélération fut digne d’un vaisseau de
combat. Ses portes s’ouvrirent sur le quai. Le train vomit une marée humaine d’un côté et se
gava de voyageurs de l’autre. Les descentes et les entrées le firent tanguer sur son coussin de
magnétisme.
Sa structure serpentaire et ses injecteurs de polarité en X placés tous les quinze mètres lui
permettaient d’encaisser des accélérations et des freinages puissants. Le cylindre articulé ne
proposait que des places assises : personne ne supportait ses performances sans
harnachement. Le métro était interdit aux femmes enceintes, aux enfants de moins de dix
ans, aux vieillards, aux malades du cœur, aux malades du dos et aux animaux. Pour se
déplacer, les usagers indésirables devaient user leurs souliers ou perdre des dizaines de yens
dans les rares taxis agréés.
Prius avait consulté le tableau d’affichage des places libérables et s’était porté en tête de
station, là où elles étaient les plus nombreuses. S’il pouvait connaître ces chiffres avec une
redoutable précision, c’était parce qu’avant de descendre à sa station, chaque voyageur devait
presser un bouton d’appel pour être dégagé de son harnais rigide. A l’arrêt complet, les vérins
hydrauliques se relâchaient et les barres métalliques matelassées remontaient au-dessus du
siège. Il était possible de se délivrer dans la station, même en cas d’oubli de la petite civilité.
117
Soif de justice
Une fois la rame en mouvement, seul le conducteur pouvait actionner le mécanisme de
libération, en cas d’urgence.
Les bâtisseurs du transport en commun n’avaient pas poussé l’automatisation dans ses
derniers retranchements. Afin d’occuper une partie de la population, le métro retenu en son
temps était piloté par des hommes et non des machines. Des aiguilleurs du rail veillaient à ce
que les rames minimisent les temps d’attente entre les stations.
Le juge s’installa sur un baquet et rabattit l’attirail sur ses cuisses. Il dévisagea les autres
usagers, disciplinés. Les entrants se répartirent à toute allure ; l’arrêt ne durerait pas plus
d’une minute. Ils représentaient la population tasmanienne : asiatiques, noirs, hindous,
hommes ou femmes à la peau cuivrée, quelques blancs d’origine hispanique ou plus rare, des
réfractaires au régime monarchique et raciste du roi Ronald Ford.
Par habitude professionnelle, il concentra le « Ki » dans son cerveau et activa son
électronique neurale. Elle lança de brefs signaux de reconnaissance à l’attention des puces
passives et effleura les pensées de ses compagnons de voyage. Il lui suffisait de fixer une
personne pour déterminer l’honorabilité de ses intentions.
Lorsqu’il fut rasséréné, il appuya sa tête contre la paroi du wagon et patienta. Il en avait assez
de tourner en rond sur cette affaire, surtout avec l’autre roulure dans les pattes. Débarrassé
d’elle, il avait tout loisir de faire appel à son plus vieil indic, l’éternel fumeur de cônes nommé
Master. Le Jamaïcain lui devait un renvoi d’ascenseur depuis son escamotage à un
interrogatoire policier. Si un type entendait et voyait tout à Gaïa, c’était bien lui.
Il releva la tête et jeta un coup d’œil en direction du quai. La rame était immobile. Depuis
trop longtemps. Les pannes n’étaient pas rares. La mécanique et l’électronique faisaient assez
peu bon ménage avec l’humidité ambiante.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
En réponse à sa question, les portes se fermèrent. Un chuintement pneumatique, suivi d’un
clic sonore, verrouilla son harnais. La motrice activa la propulsion magnétique et soutira un
haut-le-cœur à tous les voyageurs plaqués sur leurs sièges. La sensation de vitesse était
toujours aussi grisante. L’éclairage des tunnels défilait presque en ligne continue entre deux
stations.
Prius consulta le plan de la ligne. Six arrêts le séparaient de son prochain changement. Si ses
calculs étaient exacts, Master traînait du côté de l’avenue d’Osaka, à la recherche d’une ou
deux petites poulettes pour passer la nuit en joyeuse compagnie. Si ses habitudes n’avaient
pas changé, bien entendu. Sinon, il pouvait claquer quelques dizaines de yens en pariant sur
des courses de rats ou des combats de lèchelangs. Dernière hypothèse et non des moindres :
il planquait avec quelques gars à lui du côté de Time Shop, à l’affût d’un bon coup à jouer.
La station suivante défila sans hoquet, malgré la présence de clients sur le quai. Le métro filait
plein pot. Une salve de grognements et de mécontentements accompagna ce ratage. Ce fut
rien en comparaison du tollé déclenché après le deuxième oubli.
Prius, en bon pilote, perçut l’accélération. La rame prenait de la vitesse. Il pressa sur le
bouton d’appel mais la troisième étape fut croisée sans halte. Il cala ses bras et poussa sur le
118
SOIF DE JUSTICE
harnais. C’était bel et bien bloqué. Il se contorsionna et se laissa glisser jusqu’au sol. Il se
releva et força sur ses jambes pour progresser. La pression l’écrasait.
Les tunnels, creusés en pleine ligne droite, excluaient une éjection dans une courbe. A ce
rythme-là, dans quelques minutes, ils entreraient dans les voies de garage, défonceraient tous
les obstacles sur le passage et finiraient leur folle course dans les marécages après une chute
de plus de cent mètres de hauteur. Il y avait urgence à expliquer au conducteur comment
manœuvrer sa machine !
Il tambourina à la porte de service mais personne ne répondit. Le pilote était victime d’un
malaise, il ne voyait pas d’autre explication. Il s’empara d’un extincteur et défonça la serrure.
- Merde !
Face à lui, le tunnel, le poste de pilotage, le tachymètre s’emballant et les centaines de mètres
avalés à toute vitesse. Mais pas de conducteur ! Le curseur de puissance avait été poussé au
maximum. Il le ramena vers lui sans effort. Il était défectueux ! Rien n’y faisait.
Il chercha le système de freinage et le trouva. Ses tentatives pour l’activer demeurèrent vaines.
Une fois n’est pas coutume, il céda à la panique. Il savait piloter des navettes spatiales, des
taxis, des aéroglisseurs mais pas une rame de métro. La station de l’avenue d’Alger fit l’effet
d’une étoile filante. Il rebroussa chemin et lança à la cantonade une tirade qu’il espérait ne
jamais devoir prononcer :
- Y a-t-il un conducteur de métro dans la rame ?
Sa question reçut une bordée de cris en réponse. Deux femmes s’évanouirent, deux jeunes
croquèrent une pilule rose : une Z-Blackout pour oublier le drame à venir. Un gars d’une
soixantaine d’années leva péniblement un bras en l’air. Cheveux gris crantés, moustache
poivre et sel, il portait une combinaison bleue de mécanicien et des rangers en guise de
fringues. Prius se porta à sa hauteur en une fraction de seconde, poussé par la vitesse.
- Vous êtes conducteur de rame ?
- Je l’ai été. Je suis mécano conseil chez les flics, je répare des aéroglisseurs. Qu’est-ce que se
passe ? Le pilote est mort ?
- Il n’y a plus de pilote. Laissez-vous glisser par-dessous, je vais vous donner un coup de
main.
Le grand-père obéit et ils luttèrent de plus belle pour regagner le poste de pilotage. Une fois à
l’intérieur, le juge referma la porte. Il se tourna vers son compagnon d’infortune et lui lança
d’un ton ferme et solennel :
- Ecoutez, papy. Je ne sais pas ce qui ce passe mais ces foutus freins ne marchent pas et je ne
parviens pas à inverser les polarités. Vous avez une minute chrono pour trouver ce qui ne va
pas. On vient de franchir la moitié de la distance. Dans trois minutes, on s’écrase en bout de
ligne et on finit dans les marécages. Au boulot !
119
Soif de justice
- OK !
L’homme s’agenouilla et fit sauter les clips maintenant un panneau en place. Il ne lui fallut
pas plus de cinq secondes pour comprendre.
- Tout a été shunté ! Les fils colorés ont été mélangés. Sans plan de connectique, il me
faudrait des heures pour tout remettre en ordre.
- Merde !
La rame tanguait de plus en plus, elle devenait instable. Ils risquaient de percuter les parois du
tunnel avant l’échéance fatale.
- Et si on coupe l’alimentation des moteurs de propulsion sans toucher à la sustentation ?
C’est faisable ?
- Oui. Mais notre vitesse dépasse les 250 kilomètres à l’heure. Nous allons nous écraser sur
notre lancée. Il faudrait dériver la polarité servant au freinage sur un autre circuit
d’alimentation électrique.
- Lequel ?
- C’est le problème : il n’y en a pas. Une simple batterie de 24 volts suffirait à déclencher le
freinage d’urgence, en les reliant à ces deux câbles.
- Ceux-là ?
- Ouais !
Le bruit devenait assourdissant. Prius le couvrit d’un hurlement :
- Allez-y !
- Mais la batterie ?
- Je m’en charge !
L’autre tira une tête de trois kilomètres à l’énoncé de la réplique. Il émit un signe de doute et
puis lâcha :
- Puisque vous le demandez…
Il sectionna un fil rouge et un marron. Il les tendit au juge et l’interrogea :
- Et maintenant ?
- Maintenant, calez-vous dans ce coin, fermez les yeux et priez pour que je ne me trompe
pas !
Il s’empara des deux bouts de cuivre dénudés et les plaça entre ses pouces et index. Dans son
esprit, les mots jaillirent.
120
SOIF DE JUSTICE
« Tout le corps n’est qu’une immense batterie. Chaque cellule regorge d’énergie et j’en
possède des milliards. Le « Ki » est partout, il doit se rassembler, se concentrer, venir de
chaque parcelle de mon être pour investir mes nerfs et être conduit dans mes mains. Du côté
droit, venez, étincelles de pureté, de purification, irisez mes doigts, glissez jusqu’à ma peau de
la façon la plus noble, la plus pure qui soit. Du côté gauche, emplissez-vous du mal causé par
Clio, cette engeance démoniaque salissant l’honneur et le nom de notre vénérable école
« Ki ». Ebouillantez-la, faites-la souffrir autant qu’elle aime ça. Noyez-la de votre noirceur
profonde et dévorez-la. »
Peu à peu, les mains de Prius s’irisèrent de double façon. La nuit cohabita avec le jour,
l’ombre avec la lumière, l’énergie noire avec l’énergie blanc-bleu. Des spasmes l’agitèrent
comme si une tornade intérieure le balayait. La cohabitation voulue par Prius tourna au
combat sanglant dépassant son imaginaire. La dualité versa dans le duel, l’affrontement sans
merci, le Bien contre le Mal.
Une interminable vocifération le déchira et perça les tympans du mécanicien, terrorisé par la
vision. Les énergies se jetèrent à l’assaut de l’organisme et tentèrent d’occuper le terrain en se
déchirant mutuellement. Des flammèches s’échappèrent de la surface, telles des éjections de
matière solaire. L’énergie noire adopta des formes chimériques pour impressionner la pure
énergie blanche. Cette dernière prit l’éclat aveuglant d’une explosion nucléaire pour engloutir
son homologue négatif.
La lutte inhumaine déclencha le système de freinage d’urgence dans les tunnels de garage. La
violence du choc, proportionnelle au dépassement de la vitesse, ne fut pas tempérée par les
systèmes de régulation. Dans la rame, les voyageurs crurent leur dernière heure arrivée.
Chacun imagina un embrasement généralisé et se vit piégé dans un cylindre en feu. Il n’en fut
rien.
Les portes s’ouvrirent, les harnais se relevèrent. Pris de panique, les passagers se précipitèrent
sur les voies, à la recherche d’une issue de secours. Ils furent attirés par des éclats lumineux
venus de l’avant de la rame. Tout à coup, les ténèbres l’emportèrent. « On » avait éteint la
lumière. Des rais fusèrent sur les quais, des ouvriers accoururent pour secourir les usagers en
perdition. Leurs torches peinaient à ouvrir une brèche dans la nuit. De manière aussi
soudaine qu’il avait disparu, l’éclairage revint dans le tunnel. L’évacuation s’organisa.
Dans le poste de pilotage de la rame, le mécanicien frappait la poitrine de Prius, en arrêt
cardiaque. Il jurait contre Dieu et ses saints, éructait, insultait le cadavre, lui ordonnait de se
battre, affirmait qu’il n’avait pas le droit de claquer après cette action. Il se penchait sur lui à
intervalles réguliers et insufflait de l’air dans ses poumons. Puis, il appuyait de toutes ses
forces, au risque de briser des côtes. Il se battait contre la mort et n’avait pas l’intention de la
laisser gagner aujourd’hui.
**
*
121
Soif de justice
CHAPITRE 7
Willis, mécanicien au commissariat de police de Gaïa, rendait service à ses confrères, qu’ils
soient agents gouvernementaux assermentés ou sous contrat externe, comme lui. Il sauvait
une vie pour la première fois et pas n’importe laquelle, celle d’un juge « Ki ». Lorsque celui-ci
s’était effondré, foudroyé par son propre pouvoir, l’homme avait hésité. Une gangue noire
avait enveloppé leur sauveur. Autant Prius avait l’air mal en point, pour ne pas dire mort,
autant cette chose dévorante était trop vivante et vindicative. Cela avait duré plusieurs
précieuses secondes avant qu’elle regagne son organisme.
Après s’être acharné comme un beau diable, Willis avait obtenu un signe du cœur. Quelques
toux plus tard, le mort avait ressuscité et s’était assis dans le poste de pilotage, mal en point.
Il avait vidé la thermos de café posée sur le tableau de bord. Le grand-père avait insisté pour
qu’il soit hospitalisé. La pile humaine avait refusé. Il refaisait surface de manière spectaculaire
et était debout quelques minutes plus tard. Il ne sut comment remercier Willis. Se plier en
deux de reconnaissance était presque une valeur inconnue et incongrue à ses yeux.
Le juge prit contact avec le centre de commandement du métro. Ils étaient au courant ; la
rame était passée comme une fusée devant leurs écrans de contrôle. Ils avaient envoyé les
précédentes dans les voies de dégagement. Par contre, ils ignoraient la cause de l’impensable
anomalie, une malversation criminelle.
Il signala l’absence du conducteur. Il fut retrouvé un quart d’heure plus tard par des agents de
la sécurité. Il gisait dans l’un des placards à balai d’une société de nettoyage. Raide mort,
nuque et colonne vertébrale brisée en de multiples points. Prius nota l’analogie avec la mort
de Mercedes. Celui ou ceux qui s’obstinaient à lui mettre des bâtons dans les roues, venaient
de passer à la vitesse supérieure. Il était une cible à abattre et pour la seconde fois en deux
jours, il était décédé et s’en était tiré par miracle.
Les informations étaient remontées du commandement du métro à la police. Terrano avait
tenté de le joindre à travers sa puce neurale mais il avait refusé la connexion. Le Mexicain
demanderait des comptes à propos de ses méthodes pour se débarrasser de Clio. Elle était en
vie, il en avait le pressentiment, presque la certitude. Et puis, il venait de stopper une rame de
métro, ce geste héroïque devrait lui valoir une citation en exemple, voire même les gros titres
du journal de vingt heures sur Taz Tv. Que le Mexicain joue aux cow-boys, il avait assez de
chats à fouetter.
A présent, il n’avait que deux choses en tête : dégoter des informations sur le solarium et
trouver un flingue. Dans les deux cas, son Jamaïcain préféré, Master, saurait lui fournir de
quoi le satisfaire.
***
Prius avait procédé avec logique sans omettre les prédilections de Master. Ses trois moteurs
étaient le sexe, la dope et le fric. Question pognon, il n’était jamais en manque, grâce à des
122
SOIF DE JUSTICE
plus-values juteuses sur toutes les transactions supervisées. Question cônes remplis
d’hallucinogène planant, il assurait sa consommation lui-même. Le gentleman-farmer cultivait
et récoltait ses plantations en appartement. Question filles, il était obligé de sortir de son
territoire pour lever les plus jolies perles de Gaïa. Comme cette quête réclamait un effort
particulier de sa part, alors qu’il était d’un naturel à économiser ses gestes, il ne se déplaçait
pas pour rien et ramenait deux ou trois belles avec lui.
Non content d’embarquer les plus coquines, il ne déboursait pas des centaines de yens. Ce
beau parleur les embobinait, les charmait et se les mettait dans la poche. Il consommait
gratuitement pour le plaisir de ces dames assez folles de son endurance exceptionnelle. Dans
les beaux quartiers, il effectuait un vrai travail de drague car c’était le royaume des étudiantes
de la haute société. Il guettait les demoiselles à la sortie de l’université et se mettait en quatre
pour les guider sur la voie de la luxure. Sa réputation de coq bonimenteur faisait l’effet d’une
traînée de poudre sur le milieu estudiantin
Avenue d’Osaka, l’éclairage urbain, de qualité, mettait en valeur des vitrines de rêve, garnies
pour attirer le chaland. Les cafés distillaient des effluves agréables, les parfumeries chics
fleurissaient. Les gargotes de rue étaient prohibées. L’hygiène incomparable obsédait les
honnêtes commerçants. Les rares accès aux rues et avenues étaient filtrés par des fouineurs
de classe A. Les puissants de cette enclave démontraient leurs moyens. Le pâté de maisons
riches ne s’ouvrait qu’à ceux capables de montrer patte blanche. Ce village dans la ville n’avait
jamais été victime d’un attentat.
Vers dix-neuf heures, il débarqua, vêtu de son imperméable crasseux de vagabond. Prius
détonnait dans le paysage. Sa puce neurale, sésame magique, ne le transformait pas en prince
charmant. Les membres de l’aristocratie locale lorgnaient sur son accoutrement avec dégoût.
Les regards insistants le mirent tellement mal à l’aise qu’il piqua droit sur le premier magasin
de prêt-à-porter venu. Se sachant « vivant » aux yeux de son mystérieux poursuivant, il
n’hésita pas une seconde à user de sa puce pour régler ses achats. Son agresseur ne le
délogerait pas de cette place forte.
Il ressortit avec une tenue à la fois sportive et habillée, transfiguré : pantalon de toile beige,
chemisette jaune pastel, mocassins aux pieds. Un parapluie bleu marine complétait la
panoplie du parfait bourgeois gentilhomme. Ses frusques de clochard furent incinérées et le
cuir blanc de son uniforme placé dans un sac.
Il mit le cap sur l’université. La vitrine alléchante d’un traiteur suscita une furieuse envie de se
restaurer. Depuis sa sortie du métro, il avait dû engloutir trois sandwichs turques, un litre de
boissons diverses et deux pâtisseries chargées en cacao et en graisse. Il ne ressentait ni
surcharge pondérale, ni difficultés de digestion. Trente minutes après la dernière ingestion, la
faim le tenaillait.
« L’énergie noire dévore. Mon organisme compense son appétit vorace avec des quantités
incroyables de nourriture. Je consomme tout, je n’évacue rien. Qu’est-ce qui se passe làdedans ? Qui peut m’expliquer ? »
123
Soif de justice
Il se mira dans les reflets de la glace. Sa perruque brune et sa fausse barbe tenaient bons.
Ibiza s’y était prise comme une professionnelle pour le mystifier aux yeux de tous. Tous sauf
une personne qui l’avait reconnu et qui savait qu’il prendrait le métro. Un sacré exploit. Etaitce cette présence qu’il percevait autour de lui ?
« Non… Cette… chose que je sens… est bénéfique. Elle prend soin de moi. Elle m’a sauvé
une fois. Qui pouvait savoir que je pénétrerais dans cette rame de métro ? Il fallait me suivre
pour ça, échapper à mon instinct « Ki ». Il fallait connaître mon apparence, celle de Satis et
faire le lien avec Prius. Bon sang… Je repars dans mes délires. Le seul qui me connaissait par
cœur, le seul en mesure de se cacher de moi, c’était Matiz et il est mort depuis cinq ans. C’est
la signature d’un juge « Ki ». La seule convenant est Clio mais j’ai su la détecter. Son pouvoir
n’est pas aussi puissant qu’elle veut le faire croire : depuis que l’énergie noire m’a envahi, Clio
est très largement à ma portée. A moins qu’elle me réserve une de ses traîtrises dont elle a le
secret… Qui connaissait mon identité de Satis ? Terrano ? Non. Il pouvait communiquer
avec la puce neurale du juge mais ignorait mon nouveau visage. Impreza, son adjoint, l’a
découvert. Mais sa surprise exclut qu’il ait fait le lien auparavant. Clio ? Il est certain qu’elle
savait puisqu’elle a été envoyée en mission. Envoyée par Terrano… donc il savait. Ou
alors… L’administrateur Fiesta connaissait mon autre identité… Non, c’est stupide ! »
Il pénétrait dans la boutique du « Gourmet d’or » lorsqu’un étourdissement perturba son
équilibre. Toujours ses maux de crâne si brusques et si volatiles, même si depuis quelques
jours, ils perdaient en intensité. Depuis…
« Le « Ki » noir. Il efface ces douleurs soudaines. Curieux… Les souffrances surviennent
souvent lorsque j’émets une hypothèse négative à propos de Fiesta. Même… toujours… Et
avant aujourd’hui, je n’en avais pas pris conscience. L’énergie noire change mes pensées. »
- Que voulez-vous manger, monsieur ? Demanda une vendeuse aux yeux ronds et
interrogateurs.
Le ton poli résonnait comme une incongruité. La violence n’avait pas cours aux abords de
Marie Galante. Ici, tout n’était que respect, courtoisie, image convenable.
- Une part de quiche au poisson et du yaourt liquide nature, s’il vous plaît.
Elle lui servit sa commande avec sourire et gestes empruntés. Elle apporta le lecteur de clefs
électroniques. Il comportait une palette sensitive pour les empreintes digitales. Il apposa son
index droit et composa son code. Quiconque l’espionnait via le réseau de paiement, pouvait
le filer comme un détective professionnel.
Il sortit avec des remerciements et d’autres sourires. Ces commerçants savaient traiter un
client. Il mit moins de manière pour ingurgiter ses achats mais il apprécia de pouvoir manger
au sec. Si seulement Gaïa pouvait être placée sous une coupole géante !
124
SOIF DE JUSTICE
Après s’être débarrassé de ses emballages, il se rapprocha de l’université. Il fit appel au « Ki »
et aux fonctions de son processeur personnel pour scanner les environs et détecter un
individu de race noire aux dreadlocks fournies répondant au signalement de Master. Il passa
l’avenue au peigne fin en collant son nez aux vitrines des échoppes, en questionnant les
vigiles postés aux entrées de boîtes sélectes. Il crut renoncer lorsqu’il découvrit une enseigne
inconnue : « L’Osiris ».
C’était un établissement oriental où les consommateurs engloutissaient des pâtisseries
dégoulinantes de miel, du café fort avec marc au fond de la tasse, le tout sur fond de musique
orientale, danse du ventre et décor kitch, clinquant mais confortable. Les clients disposaient
de petits salons privés où ils s’adonnaient, s’ils le souhaitaient, au narguilé. Ce que l’énoncé,
gravé sous le nom de l’établissement, ne précisait pas, c’est que d’autres ingrédients pouvaient
remplacer le traditionnel tabac inséré dans l’appareil à fumer. Assurément l’endroit rêvé pour
Master !
Prius poussa la porte du café égyptien. Un long comptoir couvrait la devanture, quelques
tables basses entourées de coussins moelleux formaient le mobilier. Des reproductions de
hiéroglyphes, des photos de Gizeh et Louxor, ainsi que des portraits de Nasser et Sadate
couvraient les murs. Une collection de fioles à parfum trônait dans une vitrine. Plus loin dans
l’estaminet, il accéda à une scène de cinq mètres de côté, cernée par des poufs carmin et or.
Deux danseuses ondulaient au rythme de musiques lancinantes sous le regard égrillard de
spectateurs captivés.
Un serveur vêtu d’une tenue dorée se porta à sa hauteur :
- Monsieur ?
- Je cherche une personne.
Il agita un papier avec le nom de Master griffonné dessus.
- Je suis désolé. Je ne connais pas cet individu.
Prius fixa ses yeux noirs et détecta un trouble. Le « Ki » effleura la surface de ses pensées. Il
mentait. Le clone de Bob Marley avait dû laisser ses consignes.
Le juge entrouvrit son sac de toile ; le serveur découvrit son contenu et perdit sa faconde.
« Dois-je employer les méthodes correspondant à cet uniforme ? » Questionna le client
sur un mode discret en irisant son poing droit.
« Je m’excuse, le Jamaïcain m’a offert cent yens pour que je nie sa présence. »
« Où se trouve-t-il ? »
« Dans l’arrière-salle, monsieur. »
« Parfait. »
« Euh… »
« Oui ? »
« Je dois vous accompagner. Il vous sera impossible de le trouver seul. »
« La salle de spectacle est secrète ? »
125
Soif de justice
« Oui. Le show y est… moins… enfin… pas aussi conventionnel que celui-ci. »
Le juge admira la tenue légère, clinquante et sonore des deux danseuses. Leurs voiles colorés
et transparents masquaient à peine leurs traits. Quant au reste, il ne cachait pas grand-chose
de leur anatomie parfaite.
- Je vois. Je vous suis.
Ils laissèrent les habitués et se glissèrent derrière une tenture épaisse de couleur émeraude. Ils
empruntèrent un escalier et descendirent au sous-sol, dans une cave. Le juge crut à un
traquenard lorsqu’ils débarquèrent dans un cagibi cantonné au stockage de sacs de café et de
tabac. Le serveur souleva un pan de tissu posé sur une étagère et actionna un mécanisme
dissimulé sous les planches. Le mur s’effaça et libéra un passage.
L’étroit couloir déboucha sur une rotonde éclairée au centre. Un tatami, agrémenté de poufs,
de coussins et de matelas moelleux, servait de théâtre érotique. Des filles dans le plus simple
appareil faisaient le service. L’atmosphère, chargée de senteurs tabagiques peu
conventionnelles, renfermait des effluves corporels issus d’une activité sexuelle débridée. Sur
la scène, les danseuses n’avaient ni voiles, ni parures et se livraient à des danses orgiaques sur
des rythmes lancinants.
Prius aperçut le Jamaïcain en charmante compagnie. Deux têtes aux cheveux longs, lisses et
bruns, se penchaient sur son membre en érection. La taille du pétard sur lequel il tirait,
rendait l’ambiance surréaliste.
- L’endroit est hors d’atteinte de « Fine Spy ».
Sur cette précision, le serveur s’effaça. Le juge se glissa dans l’obscurité et se posta derrière
Master sans qu’il en soit conscient. Ses deux compagnes, deux Hindous à la peau mate, virent
Prius et crurent qu’il se joignait à la fête. Il leur sourit et mit un poing en avant. Il s’irisa. D’un
geste, il les invita à le laisser tranquille avec leur ami. Elles lâchèrent prise et Master
s’offusqua :
- Pourquoi vous arrêtez-vous, mes toutes belles ?
- Parce que je leur ai demandé.
Son indicateur favori sursauta et se détourna avec brutalité, des réflexes insoupçonnés.
- Putain ! C’est toi, man ? ! Ne me refais jamais un coup comme ça si tu tiens à ce que je te
rende service un jour !
- Désolé, Master ! Mesdemoiselles, j’ai à parler affaire avec mon ami.
Les filles n’en demandèrent pas plus et déguerpirent.
- Eh ! Ne partez pas, les filles ! Ah ! Bon sang, elles étaient si douées, les petites ! Je les avais
bien en main, là. Ma soirée est foutue, mec. Le temps que je me mette en chasse, les plus
126
SOIF DE JUSTICE
beaux petits lots se seront envolés. Il va falloir que je me rabatte sur une ou deux
professionnelles, cela va me coûter un max de yens.
- Tu veux peut-être que je te fasse crédit, Master ?
- Tu ne comprends rien aux sentiments. Bon… Dis-moi ce que je peux faire pour toi.
Faudrait voir à ne pas traîner, vu ton CV des derniers jours.
- Tu es au courant ?
- Tout le monde est au courant.
- Tu n’aurais pas une idée de l’identité du mec décidé à me repasser ?
- C’est le secret le mieux gardé au monde. Je n’ai pas ça dans mes fiches, man. Tout ce que je
peux dire, c’est qu’il n’y a pas de contrat au-dessus de ta tête, pour l’instant. En gros, celui qui
veut te refaire le portrait, n’appartient pas au milieu du banditisme.
- Les rebelles ?
- Forcément !
- Je vois… Parlons de choses qui sont à ta portée. Tu peux m’avoir une arme?
- Qu’est-ce que tu veux ?
- Un laser, si possible. Avec batteries de rechange.
Le Jamaïcain le considéra avec hilarité et lui envoya :
- T’as roupillé pendant cinq piges, man, ou quoi ? Les lasers efficaces, on ne les trouve que
sur les fouineurs de classe B, à un million de yens la pièce. Il y en a quatre gouvernementaux
et un dans la nature. Le reste des faisceaux laser occasionne des blessures profondes, voire
mortelles, à condition d’appuyer longtemps sur la gâchette.
- Le type en aube qui m’a repassé, en possédait un plus radical.
- C’est là où intervient le problème, man, expliqua Master en se rhabillant. Tout ce dont je
dispose, c’est ce que la Terre nous refourgue comme daube. Plus quelques spécialités en
provenance directe de la planète bleue dont j’ai l’exclusivité. Du dernier cri utilisé par les
commandos. Il n’y a rien de plus efficace qu’un pistolet à accélération magnétique. Et je sais
de quoi je parle. Ton type dispose d’une technologie exotique.
- Non terrienne ?
- Non terrienne. Ou alors…
- Ou alors quoi ?
- Ou alors, c’est un putain de savant dingue à la con qui a inventé un laser de science-fiction,
un truc peu consommateur d’énergie, qui te troue la peau comme si c’était du beurre mou.
- Ne m’embarque sur cette voie sans issue.
- Je sais, man. Matiz a été l’unique scientifique de renom de cette foutue planète. Si un mec
avait pu révolutionner le laser, c’était bien lui, pas vrai ?
- J’admets. Mais il est mort.
- Ouais ! Retour à la case départ. Maintenant, je connais ta prochaine question : qu’est-ce que
je sais à propos de la disparition des solariums ?
- Tu lis dans mes pensées.
- Séville, ce n’était pas un pro de la fauche. C’est pour ça qu’il s’est fait gauler avec ses
cailloux. D’après ma messagerie personnelle, plusieurs gars du milieu ont été engagés. Un
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Soif de justice
dénommé Camaro, un Mexicain surnommé Santa Fe et une petite frappe que tu connais,
Pagero.
- Je m’en souviens, de celui-là ! Il s’est défroqué en plein commissariat pour montrer qu’il ne
cachait rien un jour où les flics l’avaient serré. Dis donc, comment sais-tu qu’ils ont été
recrutés ?
Master emplit ses poumons de fierté et déclama, en désignant son crâne :
- Parce qu’il y en a, là-dedans ! Les trois gusses que je te cite, ont tous disparu depuis une
semaine. Aucun signe de vie, nada, queue dalle, man ! Conclusion : ils ont été refroidis par
ton repasseur, comme Séville et pour la même raison. Le petit manège dure depuis deux
mois. Ce ne sont pas deux ou trois dizaines de solariums qui ont été détournés mais plusieurs
milliers, avec un calibre bien déterminé.
- Plus de dix mille carats ?
- Exact, man ! Tu vois, cette histoire pue à mort l’embrouille de taille maximale.
- Mais à quoi ça sert, ces machins ? Ils veulent faire un feu d’artifice ?
Master tira une énorme bouffée de marijuana et se marra un bon coup :
- P’tête bien !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Pourquoi pas ! Tu fais briller le ciel pour faire croire à la super attaque !
- Tu délires, Master. Dans ce cas, pourquoi ne pas acheter toute la production ?
- Parce que le mec travaille dans l’ombre, man. Il ne veut pas prendre le risque d’être pisté.
Ou il n’est pas sûr de son coup. Ou il n’a pas le fric pour ça. Ou il a du pognon mais pour
autre chose. Ou alors, il n’est pas prêt à déferler sur le monde. Eh ! C’est à toi de trouver ! Je
ne vais pas faire ton boulot.
- Qu’est-ce que tu viens de dire ?
- Je ne vais pas faire ton job. Pourquoi ?
- Non… avant !
- Euh… Il n’est pas prêt à déferler sur le monde.
Tout se connecta dans son esprit. « Déferler sur le monde » avait été l’expression de Séville.
Son commanditaire l’avait promis, comme il avait juré, selon l’aveu du voleur de solariums,
de semer la destruction. La destruction de Tasmania.
- Il va construire une arme avec les solariums.
- Tu déconnes, mec ! Ces merdes ne valent rien.
- Leur abondance les rend insignifiantes mais que connaît-on de leurs propriétés ? Elles
servent à faire des bijoux de pacotille et font briller les feux d’artifices de Terriens. Tout le
monde focalise sur les diamants, les rubis, les saphirs ou les émeraudes. Quel scientifique
s’intéressait à ces babioles ? Les gemmes de cent carats ou plus ont peut-être des capacités
particulières. Une réfraction de la lumière, une concentration supérieure. Un rubis en ferait
sûrement autant mais les pierres de ce poids n’existent pas et seraient hors de prix.
128
SOIF DE JUSTICE
- Si c’est le cas, man, il a déjà construit une arme. Le laser qui t’a transpercé, en est la preuve
flagrante.
- Avec un solarium… C’est hallucinant !
- Tu crois qu’on plane avec de la poudre de solarium ?
- Je n’en sais rien ! Pourquoi ?
- Parce que, dans ce cas, il y a un sacré paquet de blé à se faire !
- Master… Tu ne penses vraiment qu’à ça ! Bon… Passons… Admettons que ces trucs aient
les caractéristiques physiques qu’on lui prête. Si tu dis vrai, avec des centaines, voire des
milliers de gemmes, on pourrait construire des tas de flingues.
- Tu as tout compris. Et avec une navette bien équipée, il pourrait foutre une sacrée merde
sur la planète.
- Une navette ? Merde ! J’ai intérêt à lui mettre la main dessus ! Je vais aller fouiner du côté de
Time Shop.
- Bonne idée, man ! Demande-leur s’ils n’ont pas balancé quelques navettes à la casse.
- Et je ne n’aurai pas le compte, je le parie.
- La différence sera entre les mains de ton adversaire. Je vais te filer une pétoire pour l’arrêter.
Tu m’en diras des nouvelles, man. Faudrait quand même pas que je perde le seul juge sympa
de mon univers !
- Ah ! Et le flingue ? Quel genre c’est ? Du passe-partout ?
- Comme si c’était l’arme de Terrano ! Amène-toi !
Master lui lança une œillade. Le meilleur moyen pour lui de ne pas voir sa soirée gâchée,
c’était de satisfaire son protecteur au plus vite. Pour une fois, le Jamaïcain se hâta.
***
La salle de bains administrative du palais existait en une dizaine d’exemplaires. Cependant, les
dimensions de celle où Fiesta s’ébattait en compagnie d’une demi-douzaine de créatures
noires aux formes replètes, n’avaient rien d’habituelles. Elle prenait l’allure d’un immense hall
aux colonnes de marbre, au centre duquel une petite piscine à remous avait été aménagée.
L’administrateur y trempait depuis une bonne demi-heure en se faisant nourrir, masser et
tripoter la bestiole sous l’eau. Trois graciles gazelles se relayaient en apnée et pompaient son
royal engin. Deux autres domestiques veillaient à ce qu’il ne manque ni de nourriture, ni de
boisson, ni de drogues. La dernière s’appliquait à satisfaire ses demandes diverses en
virevoltant de la pièce aux autres attenantes.
Elles étaient toutes à son service exclusif, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et logeaient
près de ses appartements. Il en disposait à sa guise, leur faisait subir ses sévices sexuels et
pervers favoris. Tous les membres de son personnel dévoué corps et âme étaient de couleur.
Il aimait les surnommer ses « esclaves » et ne se gênait pas pour reproduire dans son
environnement proche, les stéréotypes racistes des Terriens.
Sa compagne légitime fermait les yeux sur ses tromperies permanentes. Elle n’avait pas voix
au chapitre et se contentait de l’apparat lié à la fonction. Elle était exclue de ses bains
traditionnels mais ne se privait pas de lui rendre la monnaie de sa pièce.
129
Soif de justice
Il sirotait un cocktail sous l’emprise d’une pilule G-Orgasmus lorsque Spider parut. Son
maître était sur le point d’exploser sous l’action combinée des trois grâces aux bouches d’or
et d’argent. Il patienta quelques secondes, le temps que les demoiselles s’activent et en
finissent avec lui. Fiesta beugla comme un enragé et bascula la tête en arrière. Les filles
s’appliquèrent à effacer les moindres traces de la forfaiture, lui soutirant des râles de bienêtre. Il vit son aide de camp.
- Oui, Spider ?
- Un message de la plus haute importance.
L’intéressé tendit un informateur portable.
- La Terre ?
- Non, monsieur. Des nouvelles désagréables. Confidentielles.
- Ah… Dégagez, les filles ! Allez ! Du balai ! Barrez-vous dans votre appartement et restez-y
tant que je ne vous dirai pas d’en sortir.
L’ordre devrait être respecté à la lettre. Pas question de discuter la consigne. Elles se
retirèrent sans prendre le temps de se sécher, ni de se vêtir. Il les regarda déguerpir avec un
sentiment d’amusement.
- Alors ? Qu’est-ce que c’est ?
- Un message sonore, arrivé sur une clef électronique dont l’origine n’est pas identifiable.
- Il raconte quoi, ce laïus ?
- Il reprend certaines de vos conversations privées avec John Austin, tout ce qui a trait à la
déportation de travailleurs. Il relate vos entretiens avec qui vous savez. Les extraits
reprennent certains passages relatifs au juge Prius, vos menaces. Et… Il y a une demande
textuelle de cinquante millions de yens pour ne pas diffuser ces informations sur le réseau.
- Du chantage ?
- Le message textuel vous accuse de jouer un double jeu, d’organiser le racisme à la
Terrienne, de persécuter le peuple et d’autres choses dans le genre. La personne exige une
clef de versement à usage unique pour toucher son argent. En échange, l’intégralité des
enregistrements vous sera restituée.
Fiesta réfléchit puis éclata de rire. Spider demeura perplexe face sa réaction plutôt inattendue.
Il sortit de l’eau et s’empara d’un peignoir en éponge. Il se frictionna avec vigueur et s’assit. Il
prit l’informateur des mains de son majordome et ouvrit une session d’écriture. Il tapa :
« Est-ce que cette petite gourde a laissé une adresse pour lui répondre ? »
Spider répondit par écrit :
« Oui monsieur. Comment ?... Vous connaissez son identité ? »
130
SOIF DE JUSTICE
Et le dialogue muet se poursuivit par écran interposé :
« Oui. Vous n’avez pas une idée ? »
« Non. »
« Une petite journaliste en mal de scoops qui décide de foutre son éthique de côté et de s’en
mettre plein la poche. »
« Fujiko Honda ? »
« Gagné ! Répondez-lui que je suis d’accord pour verser la somme. Donnez-lui rendez-vous
dans un coin isolé, bien sordide, un des bidonvilles de Gaïa, à une heure avancée de la nuit. »
« Je transfère l’argent sur une clef ? »
« Pas encore. Pour l’instant, je veux voir Clio. Nous avons assez joué et il est temps que la
partie prenne fin. Je suis à deux doigts de réussir mes projets. Appelez-moi Terrano. Il faut
prendre des mesures radicales. Une dernière chose : envoyez-moi un fouineur de classe B,
qu’il me scanne de A à Z. Cette petite garce a dû m’implanter un micro espion lorsque nous
nous sommes envoyés en l’air. En attendant, tenez votre langue. Maintenant, à moi de jouer
la comédie. »
Il reprit en vocal, avec moult signes négatifs :
- Je n’ai pas le choix. Il faut payer. Préparez la somme et envoyez-lui un message pour fixer
un rendez-vous.
- Bien monsieur.
Spider le salua d’un signe de la tête et obtempéra. Il reprit l’informateur portable et disparut.
Fiesta se demanda ce qu’il pourrait faire pour donner le change. Puisqu’aux yeux de Fujiko
Honda, il était une ordure raciste, autant la satisfaire. Il se décida pour une orgie improvisée
dans sa chambre en compagnie de ses victimes favorites. Il s’introduisit dans leur
appartement et les rameuta. Elles suivirent avec docilité. Elles n’avaient pas dix-huit ans et ça
l’excitait.
***
La journaliste exultait. Non seulement elle tenait Fiesta entre ses mains mais en plus, il
acceptait de cracher l’oseille. C’était un faible profitant de sa position, point final. Il
s’imaginait victime d’écoutes illégales ou d’un détournement d’enregistrements ingérés par
« Fine Spy ». Il ne trouverait jamais la micromachine. Sa source fiable d’informations ne se
tarirait pas. La preuve ? Il forniquait comme un porc forcené, sans gêne.
La réponse officielle parvint dans une boîte mail anonyme. Elle avait élaboré une réponse.
Elle récusa le terrain vague choisi par Spider et exigea une transaction dans une boîte de nuit
nommée « L’iceberg ». Elle requit la présence de Fiesta sur place, avec la clef garnie de la
rançon. Elle se jeta sur son système d’espionnage et attendit la réaction de l’administrateur,
en direct. Il entra dans une colère noire lorsque Spider le coupa dans ses élans
d’accouplement violent avec ses favorites.
131
Soif de justice
Au final, elle l’emporta car son futur généreux donateur accepta le principe d’un échange
dans une place fréquentée. Il fixa un rendez-vous pour le lendemain soir mais ne céda pas sur
l’exigence d’une livraison en personne. L’administrateur monarchique n’avait rien à faire dans
une boîte de nuit, cela paraîtrait incongru. Il indiqua à Spider qu’il devrait envoyer une fille
habillée de rouge de la tête aux pieds avec une ceinture jaune. Il le pria de fournir tous les
renseignements nécessaires dans le message.
Bon, si elle n’avait pas le plaisir de voir l’administrateur en personne se déculotter en public
en jouant les livreurs, elle était au moins assurée de toucher ses cinquante millions de yens. A
elle la belle vie mais en toute discrétion ! L’argent appelant l’argent, elle pourrait arroser des
indics en cas de besoin pour grappiller des tuyaux intéressants et à terme, prendre la place de
cet enfoiré de directeur d’antenne. La réponse déversée dans sa boîte anonyme, elle donna
son accord pour le lendemain à 22 heures.
***
Un silence religieux régnait dans le bureau hexagonal. L’administrateur n’en menait pas large
bien qu’il soit assuré, par programmation prioritaire, de ne rien craindre de la machine. Nu
comme un ver, il était scanné en profondeur par le fouineur de classe B. Un technicien, à qui
il avait promis la mort par écrit si jamais il la ramenait auprès des media, manipulait la
machine grâce à des commandes manuelles. Il menait l’examen du grand patron. Terrano
assistait à la séance, muré dans un mutisme de rigueur. Seul le ronronnement des moteurs
électriques de l’engin perturbait leur quiétude.
Quelques minutes avant l’arrivée du commissaire, convoqué soi-disant pour une conversation
de routine, Spider s’était présenté à son maître avec un rapport alarmant. Les traques neurales
de « Fine Spy » trahissaient la présence de Prius, plus vivant que jamais, furetant du côté de
Time Shop. Le visage contrit de l’administrateur s’était effrité. Pour une bête de somme
dévouée et contrôlée, le juge faisait preuve d’un surplus inhabituel de clairvoyance.
Son pouvoir « Ki », exercé avec talent sur les employés croisés sur sa route, lui amènerait de
fâcheuses révélations. Malgré tout, il disposait d’un répit avec ce pion-là. L’urgence
concernait plutôt mademoiselle Honda et ses vilaines cachotteries.
Le fouineur balayait le corps sous toutes les coutures depuis vingt minutes lorsqu’il stoppa en
face de la tempe gauche du patient, en arrêt comme un chien de chasse. Fiesta se tétanisa.
- Je l’ai, souffla le technicien à Terrano.
Le commissaire leva un pouce en l’air devant les yeux exorbités de l’administrateur. De
grosses gouttes de sueur se formaient sur le front de ce dernier.
- Il est minuscule. J’espère obtenir un faisceau calibré. Il est stable, c’est au moins ça de pris
pour ne pas merder.
132
SOIF DE JUSTICE
La réflexion, un peu trop audible, n’échappa pas au malheureux. Il fut sur le point de se
pisser dessus de peur lorsqu’un trait rouge minuscule surgit d’un tube du fouineur et lui grilla
le parasite indiscret. Il poussa un cri : de la stupeur plutôt que de la douleur. Un
microscopique point de sang perla et coagula sous l’effet de l’échauffement.
- Destruction confirmée !
- Putain de bordel de merde de salope de Japonaise ! Je vais me la faire, je vais la buter, cette
conne !
- Qui ? Questionna Terrano.
- Fujiko Honda !
- C’est elle qui vous a fourré ce micro machin dans le corps ?
- Oui !
- Mais comment a-t-elle fait ? Les micromachines ne peuvent pas être ingérées, elles ne
résistent pas aux acides gastriques. Elles ne passent que par les vaisseaux sanguins.
- Je me la suis faite ! Faut que je vous fasse un dessin ? Elle a dû me griffer dans la mêlée, un
truc dans le genre.
- Et comment avez-vous su qu’elle avait fait ça ?
- Elle a entendu des conversations confidentielles et a tenté de me faire chanter. Je l’ai
trouvée un peu trop prompt à coucher avec moi et les événements qu’elle décrit, se sont
déroulés après mon interview. A chaque fois, je me trouvais dans des lieux différents et à
chaque fois, elle précisait mes propos plutôt que ceux de mes interlocuteurs. Ce qui signifiait
qu’elle avait accès à une technologie très pointue pour m’espionner. Quelle personne peut
faire des montages audio de mes paroles, se procurer du matériel terrien et avoir envie d’en
croquer parce qu’elle n’est pas satisfaite de son salaire ou de sa place ?
- La seule journaliste Tasmanienne ayant interviewé le roi Ford en personne. C’est vrai qu’elle
a ses entrées sur la Terre, cette poulette. Mieux que quiconque, mieux que vous-même, sans
vouloir vous offenser.
- Exact, Terrano ! Bien ! Vous allez vous faire un peu de publicité sur ce coup-là.
- Ah ?
- Bien sûr ! Vous allez planquer à la boîte de nuit « L’iceberg », demain soir, à 22 heures et la
réceptionner. Vous attendez que la transaction ait lieu et vous la chopez. Sa tête au journal de
vingt heures, en tant que maître chanteur, cela va me plaire ! Elle me les casse depuis trop
longtemps, cette petite chieuse !
- J’emmène une équipe avec moi.
- Pour quoi faire ? C’est une demi-portion, une mouche à qui il faut mettre un coup de
tapette. Vous êtes un grand garçon, Terrano. Vous allez l’attraper, ameuter la presse et
l’exhiber devant les caméras.
- Et après ?
- Vous la fourrez au trou ! Au sens propre comme au sens figuré ! Rigola l’administrateur en
ajustant le col de sa chemise.
Se taper la petite journaliste, Terrano n’y voyait pas d’inconvénient. Au contraire ! Elle ne
serait plus en situation de se plaindre de quoi que ce soit. A l’occasion, il lui ferait cracher les
soi-disant révélations en sa possession.
133
Soif de justice
***
La salle de jeux clandestine tenait dans le troisième sous-sol d’une ruine. L’atmosphère viciée
était saturée de fumées et de puanteurs. Les frères Chang, maffieux d’origine chinoise,
l’avaient équipée de tables pour jouer aux cartes, aux dés, à la roulette. Des enclos
délimitaient plusieurs arènes où des rats, des lèchelangs, des coqs ou des chiens combattaient.
Un réseau de haut-parleurs diffusait une musique assourdissante, couvrant les vociférations
des parieurs. Des informateurs diffusaient des matchs de boxe thaïlandaise filmés sur des
rings tenus secrets et les habitués ou occasionnels se déchaînaient à coups de yens en pariant
sur les protagonistes.
Des hôtesses déambulaient les seins à l’air et servaient des boissons, des sandwichs. Les
pourboires tombaient en fonction de leur plastique. Les croupiers enchaînaient les tours de
passe-passe pour plumer les pigeons, fidèles à l’adage selon lequel un casino ne perd jamais.
Un Mongolien retors prenait même des paris sur les futures cibles des attentats rebelles. Il
attirait une foule de margoulins assez déjantés pour faire la nique aux probabilités.
Prius avait observé une halte devant ce stand. Il guettait l’entrée d’Ibiza. Elle devait lui
fournir une clef avec le rapport complet de l’autopsie de Mercedes. Un rapport obtenu à
distance, grâce à quelques complicités sûres dans la section scientifique du commissariat.
Il tourna la tête en direction de l’escalier principal menant à la salle. Il l’avait sentie. C’était
elle. Malgré sa tenue à la garçonne revue et corrigée à la perfection, il percevait son entière
féminité. Elle exhalait la sensualité. Sa bouche ourlée, pulpeuse, ne pouvait être travestie. Elle
stoppa à quelques mètres de lui, face à une table de black jack.
« Tout va bien, Ibiza ? Tu n’as pas été repérée ? »
« C’est à toi de me le dire. »
Le « Ki » se rassembla en lui et balaya les humains présents dans son environnement. Tous
s’échappaient, trop accrochés à leurs jeux d’argent. Le « Ki » remonta le long de l’escalier et
sonda les abords. Rien ne perturbait ses sens.
« C’est bon. »
« Tu es sapé comme un prince ! Tu as fait fortune ? »
« J’ai enquêté du côté de l’avenue d’Osaka. »
« L’ensemble te va comme un gant. Tu es élégant. »
« Merci. Dis-moi ce que tu as découvert de si « déterminant », pour reprendre ton
expression. »
« Je te laisse la clef sous le rebord de la table, tu vois ? »
« Oui. Qui connaît l’existence de cette clef ? »
« Un seul collègue. »
« Il est fiable ? »
« A cent pour cent, sauf en face d’un juge « Ki » ».
« Pourquoi ? »
134
SOIF DE JUSTICE
« Il est muet. »
« Je vois. Alors ? »
« D’abord, la cause de la mort : les vertèbres ont explosé. »
« C’est une de nos techniques de base. Pour qu’un non « Ki » parvienne au même
résultat, il faut une batte de base-ball. »
« Mais une batte laisse des hématomes, pas un juge « Ki ». »
« C’est entendu. »
« Mon collègue a procédé à l’analyse ADN du sang retrouvé sur le sexe de
Mercedes. Il a trouvé ma demande curieuse dans le sens où le sang venait d’une plaie
au clitoris de la fille. Mais j’ai insisté. Il y avait de la salive mêlée au sang. Elle est
féminine. »
« Intéressant mais pas probant. La maquerelle a pu se faire faire des gâteries
lesbiennes avant d’être abattue. »
« Oui. Mais la salive en question était saturée en sucre. »
« En sucre ? Et alors ? »
« Il n’y a pas mieux pour alimenter une puce ou un gadget enfoui au fond du
ventre. »
« Il nous faudrait sa séquence ADN pour le prouver. Tu dois pouvoir dégoter
l’information à l’école des « Ki ». »
« Je t’ai devancé, mon bel ami. »
« Et ? »
« Elle n’a jamais appartenu à l’école. »
« Quoi ? C’est impossible ! Elle possède la technique « Ki » ! J’en suis sûr, je l’ai vue à
l’œuvre, je l’ai même combattue ! »
« Mon information vient de maître Astra. Lorsque je lui ai décrit son comportement,
il m’a confirmé que jamais elle n’aurait pu intégrer l’école. Les tests d’aptitude
mentale auraient eu raison d’elle. Selon lui, Matiz avait constitué la seule exception
de formation ratée mais pour des raisons plus politiques que psychologiques. »
Prius se décomposa mais réagit en un éclair. Si Clio n’avait jamais été élève à l’école, elle avait
appris ailleurs. Auprès d’un maître, un expert en enseignement. Le nom de Matiz ressurgit
d’outre-tombe mais il le chassa aussitôt, fermement décidé à user de la logique. Clio avait été
imposée par l’administrateur, ce dernier connaissait nécessairement son parcours. Il suffirait
de lui poser la question et tout s’éclaircirait. Il se reprit et renoua le lien télépathique avec
Ibiza :
« A présent, je connais un adversaire et je vais pouvoir le combattre. Je ne lui ai
jamais fait confiance et je comprends pourquoi. Si elle a éliminé Mercedes, c’est pour
couvrir son commanditaire. Elle est de mèche avec lui. Cette petite futée a trouvé le
moyen de déclencher l’énergie noire en moi, elle y est peut-être parvenue avec son
maître et depuis plus longtemps. Je vais la retrouver et la massacrer. »
« Sois prudent, Prius. Préviens mes collègues, tu peux avoir besoin de renforts. »
« Mmmh… Oui… Pourquoi pas ? Que penses-tu de Terrano ? »
135
Soif de justice
« C’est un con fini mais c’est un flic hors pair. Je n’aime pas ses méthodes mais il
obtient des résultats. »
« Tu le crois coupable, Ibiza ? »
« Pour te l’avouer, je n’arrive pas à me faire à cette idée. »
« Pour tout te dire, moi non plus. Je le hais mais… il est trop basique pour imaginer
un complot démentiel. »
« Quel complot ? »
« Il vaut mieux que tu n’en saches rien. C’est… C’est l’enquête du siècle, ma belle.
Fais-moi confiance. »
« D’accord. Je n’insiste pas. Je repars mais je veux que tu me promettes une chose. »
« Laquelle ? »
« Je n’ai pas envie de te revoir plonger dans l’alcool et les drogues. Et que tu n’en
profites pas pour jouer aux héros ! »
« Ah ! OK ! Je m’en tiendrai… aux limites de mes pouvoirs. »
« Je t’aime, Prius. »
Elle rebroussa chemin sur cette dernière déclaration. Pourtant, elle lui avait asséné cette
phrase des quantités de fois au cours de leurs nuits communes. Les mots n’avaient rien
signifié pour lui. Alors ? Pourquoi avait-il la sensation qu’il s’agissait d’une déclaration et non
d’une énième répétition ? Pourquoi analysait-il l’impact de cette phrase au lieu de contacter
Terrano et lui déballer le double jeu de Clio ? Pourquoi ces quatre mots résonnaient-ils à
l’infini dans son esprit ? Je t’aime, Prius… Cela lui… nouait l’estomac. Il secoua la tête et mit
cette impression sur le compte de la faim. Il récupéra la précieuse clef et l’enfouit dans son
manteau.
***
La nuit était bien entamée lorsque le juge avait poussé la porte d’un hôtel minable du
boulevard de Manille. Le taulier, un tas de graisse aussi large que haut, cheveux crasseux en
bataille, barbe aussi peu soignée, l’avait toisé avec un mépris manifeste.
- C’est complet.
Prius avait posé son flingue sur le comptoir et l’avait armé. L’autre avait reculé d’un bon
mètre et s’était précipité sur le tableau pour s’emparer d’un sésame.
- Chambre… 19. Vous… vous voulez des draps… propres ?
Le juge lui avait lancé un regard noir, sous-entendu que la propreté devait faire partie de la
prestation attendue.
- Miranda ! Ramène tes fesses avec une paire de draps neufs ! Vous voulez qu’elle reste ?
136
SOIF DE JUSTICE
Son client repoussa l’offre. Il tenait à dormir longtemps et seul. Il prit la clef et grimpa à
l’étage, suivi par une soubrette aussi étriquée et gracile que son patron était large et
gélatineux. Il la laissa remettre de l’ordre dans la chambre et lui transmit quelques yens. Elle
le gratifia d’un sourire sincère et quitta la piaule à regrets.
Prius alluma l’informateur. Ensuite, il déposa ses vêtements avec soin sur le dossier de la
chaise de la pièce, rompant avec sa manie de jeter les frusques aux quatre coins de son studio.
Il égoutta son parapluie dans la cabine de douche. Il s’allongea sur le lit et goûta à la sensation
de bien-être. Il ferma les yeux et les rouvrit. La chambre ne payait pas de mine. Un jour, il
aimerait bien mettre les pieds au palais, juste pour le coup d’œil. Les interviews télévisées de
l’administrateur se déroulaient dans le même boudoir, richement décoré. Le reste devait être
à l’avenant. Avec l’âge, il appréciait le confort matériel. L’énergie noire, et ses déviances,
déteignait sur son enseignement « Ki » ultra strict !
La lumière naturelle filtrait à travers une lucarne ronde. Ce minimum, avec vue sur une cour
intérieure où s’amoncelaient des ordures, suffisait à dégoûter le client. L’informateur n’était
pas de première jeunesse et débitait ses programmes avec une connexion lente à mourir de
désespoir. Les images arrivaient sur l’écran une fois sur deux, avec un effet sautillant des plus
désagréables. Il coupa le son, à la limite du compréhensible et se concentra. La puce s’activa
et lança ses ondes télépathiques à la recherche du chef des flics.
« Commissaire Terrano ? »
« Tiens ! Le petit juge daigne envoyer un message ! Alors ? On se la coule douce,
Prius ? »
« Si on considère que je n’ai échappé qu’à quatre tentatives de meurtre… »
« Tu as signé, mon vieux ! Rappelle-toi ! Bon… Qu’est-ce que tu veux ? »
« Je vais t’étonner : te donner des informations. »
« Il va pleuvoir demain ! Ah ! Elle est bonne, hein ? Il pleut tout le temps, dans ce
pays à la con ! Cela ne vaut pas le Mexique ! »
« J’oubliais que tu es un allogène. Moi, au moins, je ne sais pas ce que je perds.
Bien… Tu ouvres tes neurones ? Ils sont encore en état de marche ? »
« Toujours en fonctionnement, comme le reste. Aboule les infos ! »
« Alors accroche-toi ! Premièrement, les solariums servent à fabriquer des armes à
faisceau. Plus puissantes qu’un fouineur de classe B. »
« Tu déconnes ?! »
« J’aimerais bien. Attends le plat de résistance : vingt-trois navettes envoyées à la
casse par Time Shop n’ont jamais fini dans les marais. »
« Et alors ? »
« Je continue : des milliers de solariums de plus de dix mille carats ont disparu du
marché depuis deux mois. Tu saisis le topo ? »
« Non… Tu veux dire qu’il y a notre copine l’ombre qui fauche des zingues, les
retape dans un coin et les équipe avec des armes de la mort ? »
« Tu vois que tu n’es pas con, Terrano. Pourtant, ma copine Ibiza disait que tu étais
un gros blaireau ! »
« Elle t’a dit que j’en avais une plus grosse que la tienne, connard ? »
137
Soif de justice
« Tu es en forme, c’est bien ! Comme ça, tu vas pouvoir digérer la suite de l’histoire.
Ta greluche préférée, Clio, a dessoudé Mercedes, la maquerelle de Séville. »
« Tu as des preuves de tout ça ?… Je retire ce que je viens de penser. Tu en as,
forcément. »
« Evidemment. Ta Thaïlandaise préférée est une « Ki », je peux te l’assurer. Le hic,
c’est que Maître Astra, directeur de l’école, ne l’a jamais vue. »
« Quoi ? Tu te rends compte, Prius ? C’est la protégée du grand patron ! »
« Je m’en rends compte. Soit il ignore son identité véritable, soit il sait. Et s’il sait, il
me faut une explication. En attendant, il faut l’arrêter pour meurtre. »
« Depuis le tour que tu lui as joué, elle a disparu de la circulation. Je ne l’ai pas
aperçue chez l’administrateur et avec sa puce militaire, elle n’est pas repérable. Je
lance quand même un avis de recherche. »
« Merde ! Nous jouons de malchance. Ecoute, Terrano, je n’ai jamais pu te blairer et
je ne vais pas commencer aujourd’hui. Mais si tu tombes sur cette folle, sors ton
flingue et arrose-la. Elle est dangereuse, je ne te raconte pas des histoires. »
« C’est noté. Dis donc… Toute cette affaire pue le complot à grosse échelle. Tu crois
que l’administrateur est en danger ? »
« Honnêtement ? Oui… Préviens-le de se méfier d’elle ! Ne lui parle pas du reste,
mentionne juste le meurtre. Ce n’est pas la peine de l’alarmer. »
Le flic demeura interdit à l’autre bout des ondes télépathiques. Puis, en guise de conclusion, il
ajouta :
« OK ! Je vais dormir, pisser, bouffer avec mon flingue à la pogne. On ne sait
jamais… Et fais gaffe à toi, petit juge. Je n’ai jamais pu te blairer mais si tu crèves, je
n’aurai plus personne d’aussi marrant à emmerder ! »
Prius sourit presque malgré lui. Ce flic était sincère. Il ne jouait pas la comédie, le « Ki » était
formel. Une connexion au réseau confirma ses impressions : la tête de Clio était mise à prix,
avec un code de priorité absolue pour les forces de police.
Tranquillisé, il se tourna sur le côté et se mit à penser à Ibiza, à l’abri à l’autre bout de la ville.
Il fut tenté d’établir une communication mais se ravisa, ne sachant pas quoi lui dire. Il avait
juste envie de parler mais… il était perturbé. Il fit le vide en lui et écouta la pluie. Il ne
connaissait pas de meilleure façon pour trouver le sommeil.
***
Une fois n’est pas coutume, Gérald Fiesta se reposait dans sa chambre sans galante
compagnie. Ses esclaves sexuelles étaient recluses dans leur logis, Spider avait quartier libre et
les gardes rapprochés maintenaient étanche un périmètre large de vingt mètres autour de sa
personne. Il ne dormait pas, rongé par l’inquiétude. N’était-il pas trop ambitieux ? N’avait-il
pas sous-estimé les capacités de réaction de Prius et de Terrano ? Et Clio ? Cette petite
inconsciente avait joué avec le feu, sans mesurer les conséquences de ses découvertes. Une
femme technicienne du « Ki », en soi, c’était déjà une aberration. La puce militaire ne
138
SOIF DE JUSTICE
neutralisait pas leurs pulsions sexuelles féminines alors qu’elle bridait les hommes, du moins
limitait-elle leurs envies à la simple satisfaction physiologique. Cette caractéristique s’altérait
au contact de l’énergie noire.
L’activation de cette facette sombre et enfouie de Prius avait déclenché un processus de
libéralisation que seul Matiz avait réussi à atteindre. Si jamais cette engeance se mettait à
coucher avec tous les juges en activité, avec son feu au cul, il allait faire face à une révolution
de palais, à l’écroulement d’un système.
« Non… Elle est grillée aux yeux des autorités. Rien ne la réhabilitera. Terrano n’a pas lancé
un mandat contre elle sans grain à moudre. Prius l’a convaincu. Elle est fichue. Elle devra se
terrer dans l’ombre et ne ressortira que pour des missions spéciales et pour mon plaisir
personnel. Sur ce dernier point, elle accomplira sa tâche avec zèle… »
Le cas du juge le préoccupait davantage. Le commissaire avait parlé de résultats sans préciser
lesquels mais il les devinait. La descente de Prius chez Time Shop l’avait conduit sur une
piste. La bonne, hélas ! Il fallait un coup d’arrêt brutal, une action éclatante pour le plonger
dans le trouble et il avait une idée. Il fallait juste que…
Un bruit s’échappa du dressing. Il se précipita dans sa direction, le cœur battant. Il s’empara
de son coupe-papier fétiche trônant sur le bureau et fit le guet. Son « armoire » mesurait dans
les quinze mètres carrés et donnait sur sa chambre. Elle était inaccessible autrement et
pourtant, Clio en ressortit. Un panneau secret, dissimulé derrière une rangée de costumes,
s’escamotait et menait au sous-sol du palais hexagonal par un escalier en colimaçon. La
dynastie des Fiesta avait été prévoyante.
Gérald se rua sur elle et appliqua la pointe de l’arme improvisée sur la jugulaire de la jeune
femme.
- Petite salope ! Tu espérais me surprendre ?
- Oui ! Je voulais te prendre de force !
- Ah ! Cela m’excite !
Il la jeta sur son lit, lui arracha son short et la fessa.
- Tu aimes ça, avoue !
- Oooouuuiii ! Hurla-t-elle comme une louve.
- Tu vas être servie !
Il continua à la flageller du plat de la main jusqu’à ce que les fesses rougissent. Puis, il stoppa
et l’abandonna, tournant en rond sur le tapis persan. Il grommela :
- La police a lancé un mandat à ton encontre. Tu es accusée du meurtre de cette prostituée.
- J’ai fait ce que tu m’as demandé.
- Bien sûr ! Mais tu as le talent pour ne laisser aucune trace. Comment as-tu pu merder à ce
point ? Hein ? Tu crois que j’ai monté une école clandestine pour former des fantoches ?
139
Soif de justice
- Je suis désolée. J’ai pourtant pris mes précautions. Punis-moi !
- C’est hors de question ! Fini de jouer, Clio. Hors de ce palais, tu vas te faire écharper par le
premier mec venu ou repérer en vocal par « Fine Spy ». Tu es grillée. Ta formation de « Ki »
est bonne à jeter à la poubelle.
- Tu vas m’éliminer ? M’arracher ma puce ? Me priver de mon gadget implanté pour te
donner du plaisir ?
- Non, Clio. Tu m’as tellement déçu que je ne te ferai même pas cette joie. Je te condamne à
vivre dans l’ombre et à n’avoir qu’un partenaire. Et ne songe même pas à rejoindre les
rebelles, cela ne te servira à rien.
Elle baissa la tête, penaude.
- La fête est finie, si je comprends bien ?
- Tu comprends parfaitement.
- Que vas-tu faire de moi ?
- Je vais te charger d’une mission précise et tu n’as pas intérêt à la rater. Prius possède des
ressources insoupçonnées que tu as… révélées disons… par inadvertance, pour ne pas dire
par stupidité.
- L’énergie noire ?
- Oui.
- Je ne savais pas qu’il allait révéler sa vraie nature. Je pensais que sa puce contrôlait tous les
débordements.
- N’empêche qu’il a goûté à l’énergie noire et qu’il possède le pouvoir de frapper à distance.
Et en plus, il cogite de mieux en mieux. Il se libère de son emprise.
- Il va devenir un rebelle ?
- Pas encore mais, c’est en bonne voie. Il faut l’embrouiller. Tu vas t’en charger. La petite
journaliste, Fujiko Honda, m’a collé un mouchard. Je m’en suis débarrassé mais entre-temps,
j’ai déblatéré des trucs compromettants. Elle a des enregistrements et veut me faire chanter.
Demain soir, elle va se pointer à « L’iceberg », une boîte de nuit, pour recevoir cinquante
millions de yens. Tu vas t’habiller en rouge des pieds à la tête, avec une ceinture jaune mais
métamorphoser ton visage en jolie noire. Tu prends une clef de paiement bidon avec toi. Tu
prends aussi des gros solariums, plus de dix mille carats l’unité, un couteau en plastique
incassable pour franchir les détecteurs. Arrivée là-bas avant 22 heures, tu la repères, tu
l’abordes et tu l’entraînes dans les toilettes. Tu lui remets la clef et tu la neutralises en
douceur. Tu la fouilles et tu récupères l’enregistrement. Tu la fermes autant que possible, à
cause des grandes oreilles. Ensuite, tu attends que Terrano s’amène.
- Il sera là ?
- Oui. Je lui ai dit d’y aller et de prendre Fujiko Honda la main dans le sac.
- Laisse-moi deviner : il entre dans les toilettes, je le larde de coups de couteaux, je lui fourre
les solariums dans la poche. Je mets le couteau avec le sang de Terrano près de la journaliste,
je lui mets une balle dans la tête avec le flingue de Terrano et je disparais. Les flics
débarquent après, la télévision s’amène, tu fais une déclaration en laissant entendre que
Terrano était de mèche dans le vol des solariums, que Fujiko Honda a voulu le faire chanter,
qu’elle a sorti un couteau et l’a frappé à mort. Il a riposté et a crevé après. Dans le coup, Prius
140
SOIF DE JUSTICE
est obligé d’admettre que l’affaire est résolue. Le commissaire piquait de gros solariums pour
se faire un peu de blé. Affaire très simple, en définitive. Et moi, je reste dans ton ombre.
- La rançon de tes erreurs… N’oublie pas de te rendre à l’appartement de la fouineuse et de
le retourner proprement. Cette petite futée a fait des copies, j’en suis sûr.
- Je comprends. Tu n’oublies rien ? Cela va marcher ?
- A toi de me le dire, chère Clio ! Tu te sens capable de buter ces deux-là ?
- Ce n’est pas un problème. Je cherche juste à savoir si Prius va gober toute cette histoire.
Nous savons tous les deux que Matiz perd son influence sur lui. Tôt ou tard, il pourrait
réagir.
- Et il sera alors temps d’agir, Clio.
- J’aurai le droit de venir te voir ? Je vais rester sous terre ?
- Tu auras le droit de venir me voir mais tu devras me contacter pour avoir mon autorisation.
Tu ne sortiras que grimée et sur mon ordre. C’est clair ?
- Oui. Je peux rester cette nuit ?
- Si tu me donnes ton petit papillon à butiner…
- Oh ouiiiii ! Gémit-elle à l’avance.
Elle se sépara de ses rares vêtements avec entrain. L’administrateur l’entraîna vers une sorte
de gyroscope à armature métallique, un appareillage conçu pour satisfaire ses fantasmes
sadiques. Il l’enchaîna et donna une impulsion. Elle tourna dans toutes les dimensions. Il
relança le mouvement à plusieurs reprises. Puis, il stoppa le mouvement infernal et l’abaissa
jusqu’au niveau de sa taille. Là, il s’immisça en elle. Il se déchaîna, la griffa et la mordit
jusqu’au sang. De toutes ses esclaves, Clio avait sa préférence parce qu’elle se prêtait à ses
délires avec joie, sans contrainte. Il aurait beaucoup de mal à la remplacer si elle commettait
un faux pas.
***
Un vent glacial soufflait dans la boîte de nuit. La neige, fabriquée à partir de canons
pulvérisant de fines gouttelettes d’eau dans l’air refroidi, tombait en abondance. Sur sa tour
de guet, le disc jockey injectait ses décibels dans des murs d’enceinte, rythmant la soirée au
son des tubes à la mode. Le brassage ethnique de Gaïa avait du bon, surtout dans le domaine
artistique. Les chants africains se teintaient de notes sud-américaines lancinantes, des cithares
plaquaient des accords orientaux, les traditions extrême-orientales s’électrisaient
d’instruments électroniques.
Des hordes de jeunes, échevelés, déjantés et argentés, se déhanchaient et se vautraient dans la
poudreuse, au sens propre comme au sens figuré. Pour l’éclate, les drogues, légales ou non,
ne manquaient pas dans le dancing. La jeunesse dorée de Tasmania se procurait à peu près
n’importe quoi. Le tout était injecté ou avalé avec des cocktails sirupeux aux noms liés à
l’univers de la neige ou de la glace. Le lieu était classé parmi les plus originaux. La tenue
hivernale y était de rigueur et c’était, avec les abattoirs, le seul endroit où blouson de ski,
moufles et passe-montagne étaient obligatoires.
141
Soif de justice
Le commissaire passa le portique de détection d’armes. Un voyant s’excita devant le nez du
videur de boîte. Avec une amabilité et une intelligence intactes depuis deux siècles, le malabar
ordonna :
- Vide tes poches !
Terrano obéit et posa son arme à feu accompagnée de sa carte d’identité. Sous le morceau de
plastique, il était inscrit qu’il était le directeur de la police. Le vigile faillit avaler sa chique.
- C’est bon, vous pouvez y aller.
La bise le gifla. Le Mexicain ne comprenait pas comment des Terriens ou des Tasmaniens
pouvaient rechercher le froid. Il releva le col de son imperméable et descendit l’escalier taillé
dans la roche. Il vérifia l’heure sur son poignet : dans dix minutes, il serait 22 heures. Il faillit
déraper sur les marches, rendues glissantes par l’accumulation de givre. Il libéra un juron bien
senti où il était question de « cojonès ».
Physionomiste par nature, le flic n’avait pas son pareil pour repérer une tronche connue sous
un déguisement, même réalisé à la perfection. Il cherchait l’envoyé de l’administrateur, une
femme vêtue de rouge avec une ceinture jaune. La journaliste japonaise, au minois célèbre,
serait aussi grimée. Il quadrillait avec rigueur pour qu’aucun pingouin (le nom des habitués de
« l’iceberg ») ne file entre ses pattes. Il ficha quelques drogués notoires en pleine
consommation de stimulants supérieurs à la classe Z. Il écarta les danseurs gigotant comme
s’ils étaient seuls au monde.
Une ombre se faufila dans la marée humaine. Il la détecta et la pista à distance raisonnable,
sans jamais la perdre des yeux, sans cligner des paupières. Son instinct lui commanda de
couper à travers, en longeant le bar de glace, pour la précéder aux toilettes. Toutes les filles
commençaient leur périple dans une boîte de nuit par un séjour plus ou moins prolongé aux
toilettes. Pour se remaquiller ou papoter avec les copines, quand ce n’était pas pour
confronter leurs stratégies respectives pour la soirée.
Il s’introduisit dans la place et porta son choix sur le côté féminin. Il poussa la porte. La voie
était libre. Il choisit une cabine au hasard et s’y enferma. Ses rangers n’avaient grand-chose à
voir avec des chaussures fines et raffinées de femmes, ni même avec les après-ski de rigueur
dans « L’iceberg ». Il abaissa son froc et couvrit ses pompes.
Quelques secondes plus tard, il perçut du mouvement. La Japonaise. Il n’osa pas risquer un
œil par-dessous, pressentant que Fujiko Honda en ferait autant. Il se sentit observé. Elle ne
pouvait discerner que son pantalon au sol, rien de plus. Pas de claquement de porte, de fuite
éperdue. Elle demeurait sur place, rassurée. Une autre personne entra et murmura :
- Vous avez les informations ?
L’autre lui répondit par un « chut » discret. Terrano imagina qu’il était la source de la rupture
de dialogue. Il tendit l’oreille. L’une des protagonistes cherchait dans une poche. Le
142
SOIF DE JUSTICE
commissaire eut comme une sorte de… sensation curieuse. Pas du déjà vu mais une espèce
d’ambiance familière, connue. Un sifflement, comme un bras fouettant l’air, fut suivi d’un
choc sourd. Un deuxième choc, plus sonore, fit vibrer l’atmosphère.
Le policier remonta son pantalon et se reboutonna. Il perçut un glissement, non, un
frottement. Il connaissait ce bruit : un corps traîné sur un sol carrelé. Il déverrouilla la cabine
et entrebâilla la porte. La fille en rouge, chevelure crêpée, allure filiforme, tirait la journaliste
dans une cabine à courte distance de la sienne. Elle était sacrément efficace parce qu’aucun
autre client, les fesses posées sur le trône, n’aurait cru à une neutralisation mortelle. Il se
glissa derrière elle : elle fouillait sa victime. Le hic, c’est que les événements n’étaient pas
supposés se dérouler dans cet ordre. L’administrateur lui avait commandé de prendre la
fouille-merde en plein flagrant délit d’extorsion de fonds. Il devait envoyer une de ses
domestiques pour jouer la porteuse de rançon, pas pour la rétamer. Elle avait l’air morte alors
qu’aucune goutte de sang ne coulait d’une plaie…
Il plongea la main dans l’intérieur de son imperméable, à la recherche de son arme. Il
l’empoigna et visa la fille, à distance de sécurité. Il annonça la couleur :
- Tu te retournes lentement, tu mets les mains en évidence et tu les places ensuite derrière ta
nuque, poulette.
La fille se retourna avec précaution, comme exigé. Il découvrit ses traits. C’était une
Africaine… curieuse. Elle avait les yeux bridés. Et puis, l’explication se fit jour dans son
esprit. La voix était familière.
- Bonsoir, commissaire.
- Clio ? Fit l’intéressé, incrédule. Tu es en état d’arrestation. Tu es accusé du meurtre de
Mercedes, la copine de Séville. Tu te retournes gentiment, tu mets tes mains dans le dos et tu
me laisses t’asperger de colle à pince. Et ne tente pas d’utiliser tes trucs « Ki » contre moi !
- D’accord, concéda-t-elle en opérant une volte-face et en joignant ses poignets.
Il prit le pistolet et l’enroba de pâte à choux. Elle durcit à l’air libre. Elle était pieds et poings
liés.
- Je vais te lire tes droits.
- Pas la peine, je plaide coupable.
- Très bien ! Tu admets connaître tes droits. Une petite question, pour commencer, puisque
tu sembles disposée à te mettre à table : elle est morte ?
- Elle est encore chaude, si tu veux prendre ton pied. Mais ne t’attends pas à ce qu’elle crie de
plaisir.
Il la retourna et la dévisagea :
- Tu es complètement cinglée !
- Cinglée, nymphomane, violente, instable, imprévisible et une vraie chienne au lit.
- Pourquoi l’as-tu descendue ?
143
Soif de justice
- Je l’ai fait sur ordre. L’administrateur n’aime pas les maîtres chanteurs.
- Il m’avait demandé de la prendre sur le fait !
- Il a changé d’avis. C’est lui le patron.
- Ouais… Et qui d’autre as-tu tué, dans ta carrière ?
- Tu tiens à me faire plonger pour longtemps ?
- Je tiens à ce que tu sois traitée comme ces maudits terroristes. Une injection et tu rends ta
dernière étincelle.
- Dommage pour toi, je n’ai pas de circonstances aggravantes. Avant que tu m’expédies en
prison, j’ai droit à une dernière faveur ?
- Demande toujours, je verrai.
- Je voudrai m’envoyer en l’air une dernière fois. Je ne crois pas avoir couché avec toi,
Terrano ?
- Bien essayé mais cela ne marche pas.
- Comment ? On fait ça là, dans les toilettes. Qu’est-ce que tu risques ? Je ne peux plus
bouger. Cela devrait te plaire, tu vas pouvoir me faire tous les trucs répugnants dont tu rêves,
gros cochon.
- Tourne-toi.
Il verrouilla la porte et poussa le cadavre de la journaliste sur le côté. Elle ne se plaindrait pas
de la partie fine, c’était acquis. Il remisa son pétard dans l’étui porté en bandoulière. Il baissa
le pantalon de Clio et tâta son derrière ferme. Il défit son treillis et sortit un marteau-piqueur
turgescent, excité par la chair tentante. Il n’avait pas le temps pour les préliminaires. Il la
bouscula contre la cuvette des toilettes.
Une fois à genoux, elle poussa un cri bref, à l’instant où il la forçait. Cela lui arracha un rire à
demi satanique. Il se mit à aller très vite, la transperçant avec l’intention visible de la faire
souffrir plutôt que de lui donner du plaisir. Elle répondit en activant ses vibrations internes.
Il poussa aussi loin que possible, lui ouvrant l’utérus.
Une douleur monstrueuse lui arracha un hurlement. Il se retira mais son sexe resta en place
dans le vagin. Il avait été tranché par le gadget de Clio.
- Bordel !
Une seconde plus tard, l’énergie blanc-bleu faisait voler la colle à pince en éclats et un
couteau en plastique incassable surgissait de la perruque de la fausse Africaine pour se loger à
plusieurs reprises dans la poitrine du policier. Une expression d’incompréhension imprégna
son visage. Il rendit son dernier souffle dans une mare de sang.
Clio fit preuve de sang-froid. Elle débarrassa du bout de bidoche sanguinolente pendouillant
entre ses jambes. Elle fit une rapide toilette et évacua les preuves en tirant la chasse d’eau.
Elle se munit de gants, déshabilla la journaliste et lui fourra l’attribut sexuel entre les cuisses.
- Dommage d’en avoir une comme ça et ne pas avoir eu le temps de t’en servir !
Elle plaça le couteau dans la main droite de feue mademoiselle Honda et la macula de sang.
Elle vérifia tout ce qu’elle venait d’organiser et décida que tout était en ordre. Ensuite, elle
144
SOIF DE JUSTICE
mit l’arme de Terrano entre ses doigts et tira un coup dans la tête de la journaliste. La
détonation fut assourdissante. Les restes de la boîte crânienne maculèrent la cabine. Clio
sortit avec précipitation en hurlant à pleins poumons, singeant les meilleures actrices
américaines des films d’horreur des années 1970.
Les vigiles se précipitèrent pour constater l’irréparable. Ils contactèrent les forces de l’ordre et
dans la panique, ils ne prêtèrent pas attention à la disparition de la jeune Afro-Asiatique.
**
*
145
Soif de justice
CHAPITRE 8
L’agitation dans « L’iceberg » avait été sans précédent. Impreza avait été bombardé enquêteur
sur l’affaire Terrano. L’administrateur avait rappliqué pour mettre son grain de sel et livrer ses
explications toutes faites. Devant un parterre de policiers, de reporters de Taz Net, de la
télévision et des badauds, il avait prétendu fournir des éclaircissements dès le lendemain
matin, vers midi, et avait invité l’ensemble de la population à suivre son discours.
Après cette apparition éclair, il avait contraint l’inspecteur, promu directeur de la police par
intérim, à diligenter ses recherches dans le délai imparti. Un défi digne d’un champion ! La
moitié des clients avait défilé dans les toilettes ce soir-là, soit pour se soulager, soit pour avoir
le plaisir de découvrir le plus gradé des flics lardé de coups de couteau. Pour le jeune flic, la
scène du crime était inexploitable. Il avait demandé à un photographe du laboratoire
scientifique d’immortaliser sous l’objectif le moindre carreau des toilettes. Les corps avaient
été mis dans des nacelles 0 G et expédiés à la morgue. Il aurait aimé confier les analyses à
Ibiza mais elle était introuvable depuis plusieurs jours. Prius avait planqué sa bonne copine et
au train où s’amoncelaient les cadavres, il était bien inspiré.
A l’aide de trois jeunes inspecteurs frais émoulus de l’Académie, il avait interrogé le personnel
présent sur les lieux, surtout les vigiles, les plus physionomistes. Ils n’avaient pas remarqué de
personne « louche » parmi le millier de clients venus se déchirer les tympans dans
« L’iceberg ». Logique. S’ils avaient suspecté un meurtrier ou un terroriste, ils se seraient
abstenus de l’introduire dans l’enceinte de l’établissement.
Les caméras vidéo placées à l’entrée dévoileraient peut-être une tête connue. Quant à « Fine
Spy », même à l’aide de programmes de filtrage, il était interdit d’imaginer qu’il révélerait un
dialogue secret entre les deux morts. Le niveau de décibels atteint par la sonorisation était
démentiel et couvrait les conversations. La fouille de l’appartement de la journaliste n’avait
rien livré de probant.
Vers onze heures du matin, après une inévitable nuit blanche, Impreza s’était présenté au
palais administratif. Il patientait dans l’antichambre, impressionné par le luxe et l’atmosphère
solennelle baignant les lieux. Après quelques minutes d’attente, le juge Prius l’avait rejoint. Il
portait sa tenue de cuir blanc et ne masquait plus ses traits par quelques artifices.
L’inspecteur rompit la glace :
- Sale affaire !
- Sale affaire…
- J’ai l’impression que l’administrateur souhaite une conclusion hâtive.
Prius désigna le plafond et pointa son oreille droite.
- « Fine Spy » est sourd dans ces murs, Prius. Tu ne savais pas ?
- Non.
146
SOIF DE JUSTICE
- Tu crois que le personnel affecté à la traque les rebelles, est autorisé à écouter les dialogues
des hautes sphères ?
- Non.
- Tu veux mon avis ? Terrano, avec des solariums dans les poches, va passer pour le traître de
service.
- Tu ne crois pas à sa culpabilité ?
- Il a été mon chef pendant dix ans. Je n’ai jamais vu un patron aussi remonté contre les
rebelles. Tout ça, c’est du bidon.
- Monté par qui ?
- Par un supérieur hiérarchique assez convaincant pour qu’il ait mordu à l’hameçon.
- Tu supposes que c’est…
- Des suppositions…
- Et la journaliste ?
- Nous n’avons rien trouvé de compromettant sur elle. Ni à son domicile, ni à son bureau.
Imaginons qu’elle ait constaté que Terrano trafiquait et qu’elle ait voulu le faire chanter. Elle
aurait eu des preuves sur elle et des copies.
- Elle n’est pas devenue le meilleur chroniqueur sans savoir s’y prendre.
- Nous sommes d’accord. C’est une mise en scène destinée à nous enfumer. Toi, moi, et
l’opinion publique.
- Tu crois que… ?
- Je ne crois rien. Je ne suis qu’un simple petit inspecteur, un tâcheron bien bourrin, incapable
de résoudre une affaire en douze heures, à qui on va livrer une solution toute faite. Ensuite,
soit je me rebelle et on me ravale au rang de planton, soit j’adhère, je lèche le cul des
puissants et j’obtiens une nomination définitive. Et si tout se passe comme je le pense, cela
signifiera que cette affaire touche des personnes au sommet de la pyramide. D’une manière
ou d’une autre.
- Je ne peux pas admettre des suspicions proférées à l’encontre de l’administrateur.
- Je sais. N’oublie pas qu’autour de lui, gravite une myriade de sangsues assoiffées de
pouvoirs et désireuses de s’emparer de sa place. Fiesta ne dirige pas seul. Il a des ministres,
des secrétaires, des hommes de main et de confiance. Terrano avait souvent affaire à un
grand nombre d’entre eux.
Prius se tut mais n’en pensa pas moins. Même s’il aurait volontiers essuyé ses bottes sur la
tronche du Mexicain, celui-ci n’avait pas de puce militaire et ne possédait aucun moyen de lui
dissimuler la vérité. Il avait lu en lui, effleurant la surface de ses pensées. Il était con mais
réglo.
Spider ouvrit la porte du bureau et resta interdit, plongeant son regard noir dans l’âme des
deux hôtes. Le juge le rencontrait pour la première fois. Un frisson parcourut l’échine de
Prius et cette sensation suscita sa curiosité. Il n’était pas du genre à se laisser impressionner
par quiconque mais la manière d’observer de cet hindou distillait une sacrée dose de
pénétration. Il fut tenté d’user du « Ki » et de sa puce militaire pour l’analyser mais le
secrétaire personnel leur ordonna :
- Monsieur l’administrateur Fiesta attend votre rapport.
147
Soif de justice
Il s’effaça et referma la porte. L’esquive laissa un goût de frustration dans la bouche du
Mauricien. La réalité le rattrapa. Fiesta patientait derrière son bureau, assis, mains jointes,
menton appuyé dessus, des poches sous les yeux. Il n’avait pas dormi. Sans disjoindre mains
et tête, il marmonna :
- Messieurs, j’ai un problème. De fait, vous avez un problème. Cet os, ce n’est pas le double
décès de cette nuit mais la conférence de presse que je vais accorder dans soixante minutes.
J’ai promis de démystifier cette intrigue et je ne peux pas me défiler. Vous avez trente
minutes pour éclairer toutes les zones d’ombre. Nous avons des cadavres muets et des
solariums retrouvés dans des poches. Impreza ? Qu’a donné votre enquête ?
- Je n’ai pas trouvé les preuves formelles de la culpabilité du commissaire Terrano, hormis les
pierres. La journaliste n’avait rien sur elle : ni clef, ni document papier ou sonore. Rien à son
bureau, ni à son domicile.
- Elle peut avoir entendu, simplement, suggéra Fiesta.
- J’imagine qu’elle a tenté de le faire chanter, qu’il a exigé une compensation corporelle,
qu’elle s’est défendue avec le couteau en plastique incassable. Elle a écopé d’une balle en
pleine tête et le commissaire est mort des suites de ses blessures.
L’inspecteur abondait dans le sens de l’administrateur alors qu’une minute plus tôt, il doutait.
Le revirement inattendu désarçonna le juge. Impreza se rangeait du côté du plus fort. A
moins que… Il lança son « Ki » vers le jeune homme et sut à quoi s’en tenir. Le flic appâtait
pour ferrer du gros poisson.
« Petit malin… Il apprend vite ! »
- J’en suis arrivé à la même conclusion. Le commissaire Terrano détournait ces pierres pour
arrondir ses fins de mois. Epluchez son train de vie, vous trouverez bien quelques extra non
comptabilisés.
« Il adhère à l’hypothèse insensée de l’inspecteur ! Ce n’est pas possible ! Impreza ne peut pas
avoir misé dans le mil ! Fiesta doit être victime d’une manipulation de la part d’un de ses
éminents secrétaires ! Et c’est trop gros ! Terrano dépensait forcément plus qu’il ne gagnait !
Il était flic, bon sang ! Cela signifie qu’il s’arrogeait quelques passe-droits, quelques avantages
en nature contre de la protection, des échanges de bons procédés. Il n’y a pas un policier qui
n’ait pas croqué pour grappiller des informations vitales sur les rebelles ou sur des pointures
du crime. On retrouvera du fric non déclaré, inévitablement ! »
- Et vous, Prius ? Qu’en pensez-vous ? Que savez-vous ? Vous avez bien dû glaner quelques
morceaux de choix, depuis votre affectation sur cette mission, non ?
Il était aculé. L’administrateur multipliait les sources d’information. Si jamais il mentait, ce
dernier ne manquerait pas de lui faire savoir vertement. Ou pire : il se tairait et donnerait des
instructions pour qu’il soit relégué sur une planète minière. Ou alors, il lui retirerait sa puce
148
SOIF DE JUSTICE
militaire et le bannirait de l’ordre du « Ki ». Ce serait mérité, en raison des erreurs passées.
Seulement, depuis quelques jours, il avait effacé une partie de sa dette grâce à ses bonnes
actions. Alors, il fallait jouer cartes sur table.
- J’ai pu déterminer que d’importantes quantités de solariums ont disparu des stocks depuis
deux mois.
- La belle affaire ! Ces cailloux ne servent à rien.
- Au contraire, monsieur.
L’autre lui retourna un œil à la fois surpris et furieux.
- Quoi ?
- Les solariums servent à fabriquer des armes. Je pense…
- Vous pensez ou vous en êtes sûr ?
- J’en suis sûr, monsieur.
- Des armes ? A faisceaux ?
- Oui.
- Puissantes ?
- J’ai été en… contact… avec une arme de poing plus puissante qu’un fouineur de classe B.
- Ah… Fit simplement le dirigeant.
L’information le peinait. Il se leva et prit une bouteille de bière mexicaine dans un
réfrigérateur bien garni.
- Vous en voulez ? Lança-t-il à la cantonade.
Impreza et Prius s’interrogèrent du regard et convinrent d’un commun accord silencieux :
- Non, merci !
- OK ! Bon, ces flingues, ils sont réels ?
- Au moins un, monsieur. Opérationnel à cent pour cent.
- C’était un rebelle qui s’en servait ?
- Je crois pouvoir dire qu’il s’agissait de leur chef.
- Vous l’avez vu ? !
- Juste une silhouette non identifiable, hélas !
- Ah… Dommage ! Et… vous pensez qu’ils veulent s’en servir contre moi ?
- Je pense qu’ils préparent une action spectaculaire.
- Et le commissaire, là-dedans ? Qu’est-ce qu’il magouillait ?
Prius hésita quelque peu avant de bafouiller :
- Euh… A vrai dire… j’ai été… étonné par les… révélations… des dernières heures.
149
Soif de justice
Il luttait pour ne pas hurler à la face du monde entier que son « Ki » refusait cette hypothèse
farfelue. Son demi aveu n’avait pas l’air de convaincre le grand patron. Dans le rôle du
menteur, Prius s’était toujours senti mal à l’aise. Du coup, il préféra se taire et omit de citer
les résultats de son investigation menée chez Time Shop.
- Malgré nos doutes respectifs légitimes, les apparences accusent le commissaire. La petite
journaliste de Taz Tv a fait les frais de ses malheureuses tentatives d’extorsion de fonds. Leur
perversion les a conduits à la mort. Terrano fournissait des solariums aux rebelles, lesquels
fabriquent des pistolets laser très efficaces. Ils projettent un putsch mais la loi martiale, en
vigueur dès ce soir, va leur mettre des bâtons dans les roues.
- Reste Clio… ajouta Prius.
- Ah oui ! Je l’avais oubliée, cette traîtresse ! Vous avez les preuves de sa culpabilité dans le
meurtre de Mercedes. Elle était la complice de Terrano. Elle jouait les exécutrices
insoupçonnables. Si indécelable qu’elle a réussi à me tromper. Il faut lui mettre la main
dessus. Je compte sur vous, Impreza. Ne relâchez pas la pression.
- Nous l’aurons, monsieur. Je vous donne ma parole.
- Je vous fais confiance, mon jeune ami. D’ailleurs, je vais officialiser votre prise de fonction
lors de ma conférence de presse. Il faut un remplaçant à la hauteur et vous avez toutes les
qualités requises. Quant à vous, Prius, votre mission s’achève. Cependant, j’ai d’autres projets
pour vous, à la mesure de vos compétences. Je vous en parlerai après le cocktail. Amenez
donc votre amie, aussi. Elle ne risque plus rien, maintenant. Bien ! Je prépare mon allocution
et nous la vérifions ensemble. Allez, prenez un rafraîchissement ! Nous allons conclure cette
affaire en beauté et couper l’herbe sous le pied des rebelles. Tenez ! Je viens d’avoir une idée !
Je vais affecter des troupes spéciales à la surveillance du stock de solariums. Les plus grosses
gemmes seront prélevées et entreposées dans le coffre du palais administratif. Ainsi, nous
nous assurons de la fin de leur approvisionnement.
- Excellente idée, monsieur ! S’enthousiasma l’inspecteur promu commissaire.
Ce dernier lança un clin d’œil au juge. L’ex-pilote ne sut s’il fallait l’interpréter comme de la
joie déplacée ou autrement. Sa puce militaire bâtit un pont mental avec le policier.
« Pourquoi cette œillade, Impreza ? »
« Terrano est accusé, je suis promu et les solariums vont être concentrés dans un
coffre-fort accessible par les proches de Fiesta. Tout est bien qui finit bien. Tu ne
trouves pas ça hallucinant ? »
« Je… Je ne sais pas… »
« Ouvre les yeux, bordel, Prius ! C’est le grand chelem ! Un, il te retire l’affaire soidisant bouclée. Bouclée ? Mon cul ! Deux, il te propose un plan magnifique, genre
retraite dorée. Trois, je suis nommé à un poste inespéré et on va se taper un
gueuleton après l’interview télévisée où il va faire gober son histoire immangeable à
quelques millions d’habitants. Réagis ! Ou il est manipulé de près ou il nous
manipule ! »
« C’est impossible ! »
« Putain ! Fais sauter ce foutu à priori et raisonne ! »
150
SOIF DE JUSTICE
Le juge interrompit le lien télépathique. Impreza jouait avec le feu. Il laissait entendre des…
choses… inacceptables. Ce sentiment d’injustice vis-à-vis de leur dirigeant bien aimé
échappait à toute logique mais il était inconcevable de penser autrement. Puisque
l’administrateur avait affirmé qu’Ibiza n’était plus en danger, il n’y avait plus aucune raison
pour qu’elle demeure cloîtrée dans la planque de Fuego. Il éprouva une joie intense à lui
communiquer la fin de son isolement.
***
La réception battait son plein. Le cocktail, commandé en urgence, se déroulait juste après
l’allocution télévisée où l’ensemble des media avait été convoqué par le maître du palais. Son
discours assez clair à ses yeux, Gérald ne s’était pas embarrassé de réponses aux questions
ayant fusé juste après. Les professionnels de l’information en seraient quittes pour répercuter
ses mots sans davantage de formalités. Certains braveraient l’interdit et oseraient poursuivre
les investigations. Le couvre-feu strict, entrant en vigueur le soir même à vingt heures, ne
faciliterait pas leur entreprise.
Obtenir des informations sur la mort du commissaire Terrano serait mission impossible. Les
funérailles nationales, promises à celui-ci dans l’heure suivant son décès, ne semblaient plus
d’actualité. La trahison officielle lui valait une crémation et une dispersion discrètes et
commodes.
Fiesta trimbalait le juge Prius d’un groupe à l’autre, contre sa volonté. Il haïssait les
mondanités, les projecteurs, le devant de la scène et aurait préféré disparaître au fin fond de
l’espace. Le gratin des dirigeants, les membres du gouvernement et les têtes en vue de la
petite bourgeoisie locale avaient été « conviés ». L’opération devait les convaincre que leur
sécurité était entre de bonnes mains avec l’homme de loi revenu de sa retraite. Il sousentendait que le pilote prendrait bientôt de hautes fonctions et que les rebelles avaient du
mouron à se faire.
Grâce au vote de lois révolutionnaires et à des nominations surprenantes, le changement
s’amorçait. Prius suivait, très mal à l’aise. Il voulait s’isoler avec Impreza, relégué aux seconds
rôles. Il brûlait d’envie d’approfondir la discussion entamée une heure plus tôt et
interrompue prématurément. Même si les théories du policier lui paraissaient insensées,
saugrenues, elles dissimulaient un fondement de logique… intrigant. Il aurait aimé lancer son
« Ki » à l’encontre du secrétaire particulier de Fiesta, le mystérieux Spider. Cet homme avait
un côté sulfureux que son instinct n’avait pas manqué de relever. Même la compagnie d’Ibiza,
avec ses drôles d’idées sentimentales, aurait été préférable à ce simulacre.
La torture avait duré une grosse heure au terme de laquelle l’administrateur l’avait entraîné
dans une anti-chambre de la salle de réception. Là, il l’avait invité à prendre place dans un
fauteuil confortable et était resté debout, tournant tout autour de lui à la manière d’un chat
encerclant une souris apeurée. Au détail près que le juge était serein…
151
Soif de justice
- Bien ! Cher ami, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Sur cette affaire, même si elle s’est
achevée dans un tragique bain de sang, vous avez prouvé que vous étiez toujours
opérationnel. Vous avez démontré que vous étiez capable de surmonter vos démons
intérieurs et de triompher de l’adversité. Avec la découverte des projets des rebelles, vous
avez accompli, pour notre nation, un pas supplémentaire vers la sécurisation. Au passage,
vous avez établi l’utilité de l’ordre des « Ki » et de ses capacités. L’épisode de la trahison de la
stagiaire Clio montre les faiblesses de notre école. Maîtres Astra et Viper n’ont pas su
détecter ses déviances comme ils n’ont pas su, en d’autres temps, repérer celles de Matiz. Ils
sont âgés et méritent largement leur repos. Il est temps qu’ils passent le relais à un homme de
terrain, doué, puissant et qui plus est, a usé de l’énergie noire. Vous !
- Moi ? Mais… Je… Je n’ai pas les compétences requises pour enseigner. Et pour ce que je
sais de l’énergie noire, elle a failli me coûter cher, très cher. J’étais à deux doigts de perdre la
raison et une autre fois, sans l’intervention d’un tiers, je perdais la vie.
- Personne ne vous demande d’enseigner ou de programmer des puces. Il s’agit de diriger, de
contrôler l’école des « Ki » afin que des Matiz ou des Clio n’y entrent plus.
- Clio n’y est jamais entrée.
- Quoi ? Qu’est-ce que vous me chantez ?
- La vérité. Maîtres Viper et Astra ne l’ont jamais comptée comme élève.
- Mais c’est impossible ! Il n’y a qu’une école « Ki » au monde ! Même les Terriens ne sont
pas arrivés à générer un seul juge. Comment… ? Comment a-t-elle pu ?
- Je l’ignore, monsieur. Je l’ai appris depuis peu et je n’ai pas eu l’occasion de l’interroger à ma
manière.
- Vous comprenez ce que cela signifie ? Les rebelles ont créé une école parallèle.
- Vous croyez ?
- Je n’ai pas d’autre explication. Bon sang ! Des juges « Ki » bricolés à la va vite… C’est
pourquoi il me faut un homme de votre trempe à la tête de l’école pour garantir la sécurité.
Prius usa du temps nécessaire pour rassembler ses forces et répondit avec calme :
- Non, monsieur, je ne souhaite pas prendre la direction de l’école. J’ai été contraint
d’accepter cette mission. Je l’ai remplie, vous y avez mis un terme officiel. A présent, je
voudrais reprendre mes voyages spatiaux, reprendre la vie que je menais auparavant.
- Cette déchéance ? !
- Je ne souhaite pas vivre d’une manière aussi dangereuse. J’ai compris qu’il ne servait à rien
de vivre avec des remords. Avec l’aide du médecin légiste Ibiza, j’espère ne pas replonger
dans les paradis artificiels, quels qu’ils soient. Je n’aspire qu’à être oublié et à vivre. Je me
reconstruirai peu à peu, sans faire appel au « Ki » et surtout pas à cette énergie noire si
dévastatrice et néfaste pour ma santé.
- Ah ! Comme c’est regrettable ! Pourtant, vous pourriez avoir une belle vie avec cette
direction de l’école. Rien n’empêcherait de bâtir une relation avec votre amie, Ibiza. Vous
bénéficieriez d’un vaste logement avec tout le confort requis par votre statut, une navette
privée et une liste de privilèges rares. Vous auriez tout loisir d’étudier l’énergie noire afin de la
contrôler, du moins pour en limiter les manifestations négatives.
152
SOIF DE JUSTICE
- Je n’aspire qu’à la simplicité et à la paix. Tant que le « Ki » me touchera, je ne connaîtrai pas
le repos. Quant au confort, ma formation ascétique de juge m’a habitué au minimum. Un
appartement standard en bon état, en remplacement de l’ancien, me suffira.
- Je ne peux vraiment pas vous faire revenir sur votre décision ?
- Non, monsieur. Je souhaiterais même partir dès maintenant. Si possible, lâcha-t-il sur une
note de supplique.
- Bien sûr, bien sûr…
Le juge se leva et tendit une main amicale à l’administrateur. La poignée de main fut glaciale
mais il tenait à rester en bons termes avec son supérieur perpétuel. Sa retraite volontaire
n’excluait pas le respect et la loyauté. Gérald Fiesta fit contre mauvaise fortune bon cœur et
l’accompagna jusqu’aux marches d’un imposant escalier de marbre. Ibiza s’était extraite de la
masse compacte de pique-assiette et l’attendait.
- Vous allez me manquer, Prius.
- Ma fidélité vous est acquise pour l’éternité, monsieur. Mais… je… j’ai besoin… de repos.
- Le fameux repos du guerrier ! Je suis sûr que vous reviendrez un jour, j’en fais le pari.
Toutes ces expériences nouvelles vous auront rappelé le bon vieux temps. Le manque
d’action vous taraudera. Je ne vous dis pas adieu mais seulement « au revoir ».
Prius accrocha le bras d’Ibiza et traversa le hall. A la sortie, son arme illégale, trouvaille de
Master, ne déclencha pas la moindre alerte. Il n’était plus officiellement juge mais sa
protection était indispensable. Ils s’engouffrèrent dans le sas de séchage et sortirent sous une
pluie battante. La visibilité était réduite : à peine vingt mètres. Ibiza déploya un parapluie de
large diamètre et son compagnon l’aida à le maintenir en place. Le vent, traître, soufflait par
rafales. Ils entamèrent leur marche, poussés par les éléments.
- Tout est fini ?
- Je le pense…
- Tu n’en es pas convaincu ?
- Je ne sais pas. J’ai besoin de paix, Ibiza. Puis-je venir chez toi ?
- Aussi longtemps que tu le souhaiteras.
Elle le gratifia d’un sourire éclatant de sous-entendus. Elle était si attendrissante, par
moments. Il la fixa longuement, tout en évitant les flaques d’eau se formant de ci de là, la
faute aux égouts submergés. Ce regard insistant perturba la jeune femme. Il était inhabituel et
elle le prit pour une tentative de projection du « Ki ». Puis, elle se ravisa. Elle avait déjà
remarqué cette immobilité béate chez d’autres hommes. Des êtres capables de sentiments.
Elle se prit à espérer lorsque la magie cessa. Il fit volte-face, l’emportant dans son élan. Il
scrutait les ombres grises de la rue, les magasins, les bâtiments. Comme s’il cherchait un
visage.
- Que se passe-t-il ?
153
Soif de justice
Il demeura interdit et sourd à ses questions. Son « Ki » balayait l’espace. Ils étaient observés
mais l’espion échappait à son pouvoir scrutateur.
- Je ne sais pas. Toujours cette sensation d’être épié, suivi. Comme si mes pas résonnaient
deux fois, de mon propre passage et de celui d’un être me filant comme une ombre, mettant
ses pieds dans mes traces.
- Clio ?
- Non. Sûr et certain. Elle laisse une trace, un parfum, des indices. Et son esprit est si tordu
que je perçois ses pensées détraquées.
- Un autre juge « Ki » ?
- Cela ne ressemble pas aux techniques furtives des juges « Ki ». C’est… autre chose et non
maléfique.
- Ton ange gardien.
- Peut-être, peut-être bien…
Il suspendit ses recherches, presque rasséréné par les suppositions d’Ibiza. Dans sa carrière
de juge, il n’avait jamais rien ressenti de tel. En fait, cette histoire d’ange gardien ne valait que
depuis l’émergence de l’énergie noire. Ce « Ki » spécial le connectait-il sur une sorte d’au-delà,
de quatrième dimension ? Y avait-il une force religieuse dans cette manifestation ? Si oui, elle
remettait en cause la doctrine distillée par les Fiesta, de génération en génération. Et tout ce
qui contrariait leurs commandements, était proscrit.
Même si ce pisteur n’était pas nuisible, il avait intérêt à incarner un être tout ce qu’il y avait de
plus tangible, de plus rationnel. Et surtout, il ne devrait pas le harceler, le forcer à replonger
dans l’univers du « Ki ».
Ils reprirent leur route tout en notant des changements. Des passants, des anonymes mal
vêtus pour la plupart, soignés parfois, leur adressaient des sourires complaisants, voire
amicaux. Même si Prius risquait sa vie dans des quartiers précis, il avait regagné un semblant
de popularité. Ses « exploits » des derniers jours, portés aux nues par l’administrateur en
personne, appuyés par les media, avaient atténué ses fautes passées et effacé l’âpreté des
souvenirs vieux de cinq années. Le baume au cœur le soulagea.
***
Gérald Fiesta bougonnait pour ne pas exploser de colère. Il se terrait dans son bureau
hexagonal. Il avait chargé Spider de disperser les invités de manière polie mais ferme et
efficace. La bibliothèque avait pivoté et Clio, enveloppée dans une tunique de soie
thaïlandaise traditionnelle, était apparue. Elle s’était glissée derrière le siège de son maître et
avait apposé ses doigts de fée sur ses tempes.
- Tu ne devrais pas te montrer ici.
- Personne n’entre sans ton autorisation.
- C’est vrai et cela vaut pour toi. Tu dois me contacter via ta puce avant de faire irruption.
- Tu veux me punir ? Frappe, cela te défoulera.
154
SOIF DE JUSTICE
- Je n’ai pas envie de jouer, Clio. J’ai des ennuis.
- Pourtant, ta conférence de presse a été un succès. Et Impreza n’a pas su fournir d’autres
explications que les tiennes. Je n’ai pas fauté, cette fois.
- C’est vrai, tu as été digne de confiance. Mais Prius n’y a pas cru, je le sens. Il s’est retiré, une
nouvelle fois. Il s’est soustrait à mon autorité, malgré ma proposition alléchante. Je ne
pouvais pas insister sans risquer d’attiser ses soupçons. Je pensais le tenir sous ma coupe en
le nommant sur cette affaire, après le réveil de sa curiosité. Je me suis lourdement trompé.
Nous avons suscité plus d’inconvénients que d’avantages.
- Tu veux que je me charge de son cas de manière définitive ?
Fiesta marqua une pause consacrée à la réflexion intérieure. Matiz avait tenté d’éliminer le
juge mais ce dernier bénéficiait d’une protection gênante et maîtrisait ses pouvoirs. Il était au
faite de sa puissance et apprivoisait l’énergie noire. Le chef historique des rebelles avait
échoué, alors qu’il disposait d’avantages mystérieux mais bien réels. Que ferait la petite Clio
face à un vieux briscard ? Pas grand-chose. A moins de la doter d’une arme décisive… et de
procéder par ruse et par surprise. Le petit juge voulait goûter au repos. Même si son « Ki »,
en sommeil, veillerait toujours au grain, il allait se reposer sur ses lauriers, abaisser sa garde.
C’était l’instant rêvé pour frapper. Et si Clio échouait ? Bah ! Après tout, elle récolterait la
rançon de ses nombreuses erreurs. Les dingues de sexe ne manquaient pas, il la remplacerait
sans bourse délier. Le privilège de la fonction.
- C’est d’accord ! Tu vas pouvoir l’éliminer.
- Et sa nana ? Ce cafard, je veux l’écraser !
- Si tu veux. Elle sera sûrement chez elle, avec lui.
- Génial ! J’y vais tout de suite !
- Non ! Tu te calmes deux secondes et tu m’écoutes. Il ne s’agit pas de foirer comme les fois
précédentes. L’élimination d’un juge, cela s’étudie, cela se planifie et il faut élaborer des plans
de rechange. N’oublie pas que je suis garant de l’ordre et qu’on ne doit pas me soupçonner.
Ensuite, tu ne vas pas utiliser le « Ki » contre lui.
- Pourquoi ?
- Il te taillerait en pièces.
- Je suis sûre du contraire.
- Pas moi et pas seulement à cause de l’énergie noire que tu ne possèdes pas. Même ton
maître pourrait échouer dans un combat singulier. Prius suit le chemin de Matiz, d’une
certaine façon. Mais il est obsédé par la justice, la droiture, le code, l’honneur. Il est
dangereux. Tôt ou tard, il va me trahir et se dresser sur ma route. Il doit périr.
- Alors ? Comment dois-je m’y prendre ?
- J’ai la solution. Reprends le chemin du passage secret et attends-moi derrière l’armoire de
ma chambre. Je vais t’emmener dans les sous-sols et te donner l’arme idéale pour l’anéantir.
Tu devras t’entraîner avant d’être opérationnelle. Et quand tu le seras, tu pourras enfin passer
à l’action. Mais pas avant ! Prius ne doit pas survivre.
Il l’invita à disparaître et convoqua Spider. Il donna des ordres pour ne plus être dérangé de
l’après-midi. Il rejoignit Clio dans le dédale de couloirs clandestins et la prit avec cruauté, sans
155
Soif de justice
retenue. Il affirma lui administrer une bonne dose de motivation mais dans son imaginaire, il
s’agissait de leurs ultimes étreintes.
***
Une structure métallique, de forme conique et de couleur dorée, se mouvait avec majesté
dans l’espace. Elle finalisait son approche. La construction, longue de cinquante mille mètres,
à la large base pourvue de vingt réacteurs monumentaux, respirait la démesure. Elle imposait
le respect et la crainte. Si Dieu avait existé, cette machine aurait pu être son ouvrage.
Au cœur de la bête, une étoile artificielle animait les moteurs, les espaces de vie, la passerelle
de commandement, le bouclier magnétique et les postes de tir défensif. Des espaces annexes
d’une surface totale avoisinant les cinq pour cent du vaisseau. La fusion deutérium tritium
alimentait la machinerie du canon à solarium. Le tube mesurait quarante-neuf kilomètres et
s’achevait à l’avant, à l’extrémité du cône, par une gueule large de vingt mètres. L’étoile
vomissait son énergie et la concentrait dans les cent cinquante mille solariums de plus de dix
mille carats disposés à l’embouchure de l’engin. Le rayon produit était cauchemardesque,
terminal.
Le cône prit position à trois cent mille kilomètres de Tasmania. Son museau s’ouvrit en
corolle. L’officier responsable du tir lança l’ordre de préchauffage de l’arme. Douze navettes
civiles, converties à la hâte en vaisseaux de guerre, quittèrent le rocher de Gaïa avec la
mission de repousser l’intrus violant l’espace aérien. Les pilotes se savaient condamnés à
jouer les kamikazes. Leurs faibles lasers s’émousseraient sur le blindage de l’ennemi. Pour
avoir une infime chance de le mettre en pièces, ils devraient s’engager dans l’embouchure de
l’arme et exploser à l’intérieur.
Les artilleurs firent parler les postes de tir annexes. Des jets grenat quadrillèrent tous les
vecteurs spatiaux et couvrirent le moindre angle mort. La bataille opposant le titan aux
moucherons n’excéda guère la minute. L’arme ennemie atteignit sa température optimale. Ils
n’attendaient plus que l’ordre du chef suprême…
Sur Tasmania, l’alerte avait été donnée par le gouvernement. Tandis que la population se
réfugiait sous terre, dans le métro, les cubes d’habitation souterrains ou les caves, des
combattants se massaient et se déployaient autour du palais administratif, prêts à soutenir un
débarquement en force. Les juges « Ki », au grand complet, gardaient l’administrateur,
déterminés à combattre jusqu’au dernier souffle pour le protéger des armes ennemies.
Prius s’était retranché dans un appartement. Ibiza se blottissait au creux de ses bras, attendant
l’attaque ennemie. Elle tardait à se déclencher et ce retard mettait tous les nerfs à vif. Un
phénomène inattendu se produisit au-dessus de Gaïa. La pluie cessa de tomber pour la
première fois. La sempiternelle couche nuageuse s’éclaircit peu à peu. Des trouées de ciel
bleu percèrent la grisaille et étonnèrent les Tasmaniens nés sur la planète.
Le miracle ne se prolongea pas. Les habitants détectèrent la contrepartie du phénomène
météorologique inespéré. Les vestes ou imperméables tombèrent au sol, la chaleur devint
insoutenable. L’humidité résiduelle se vaporisa et provoqua des malaises, de l’étouffement.
156
SOIF DE JUSTICE
Des femmes, des enfants ou des vieillards, plus fragiles, s’évanouirent et n’eurent pas
conscience d’être les plus chanceux. Ils ne seraient pas témoins du drame. La température
grimpa en flèche, les thermomètres à alcool explosèrent et les modèles électroniques
paniquèrent. Des incendies se déclarèrent spontanément et personne ne fut en mesure de les
éteindre.
Au loin, au-delà du rocher, l’immense marécage ceignant la planète partait en fumeroles
blanchâtres et disparaissait à une vitesse ahurissante. Un cloaque d’êtres vivants, poissons,
crustacés, s’agita en vain sur la vase transformée en barbecue géant. L’astre bouleversé se
mua en fournaise. Des cloques apparurent sur les bras d’Ibiza, elle se consuma en souffrance.
Prius, puisant dans le « Ki », maintenait une gangue d’énergie protectrice autour de son corps.
Une main se posa sur son épaule et il se sentit arraché à la réalité. Le voyage dura une
minuscule fraction de seconde mais il eut la sensation que l’action se déroula sur un laps de
temps bien plus grand. Il se retrouva sur la passerelle du cône spatial, au sommet, non loin
des réacteurs. De ce promontoire, il embrassait le théâtre des opérations.
Un tir parfaitement rectiligne, qu’aucune gravité naturelle ou artificielle ne parvenait à
courber, partait de l’avant du vaisseau et percutait Tasmania. La planète rougeoyait sous
l’effet de l’arme. Un être encapuchonné se frottait les mains, les faisant rouler l’une dans
l’autre en signe de satisfaction. Sa peau brûlée autrefois par un feu dévastateur n’était plus
qu’un vestige. Il se retourna et rejeta sa capuche en arrière. Matiz révéla des traits inhumains,
ravagés par son séjour au royaume des morts. Prius mit un genou à terre et baissa les yeux en
signe de soumission.
- Tu m’as bien servi, Prius. Ton incapacité chronique à stopper mes actions a fait de toi ma
meilleure arme. Grâce à ton incompétence, je réalise enfin mon rêve. Contemple mon chefd’œuvre !
Matiz projeta un jet d’énergie noire sur une manette. La puissance du rayon au solarium fut
portée au maximum et Tasmania explosa comme une figue trop mûre projetée sur un mur.
Elle s’éparpilla dans l’espace. Vingt millions de voix, terrifiées, s’unirent pour libérer un cri
unique. Ensuite, elles se turent, rejoignant leurs paradis, enfers, purgatoires et autres néants
imaginaires. Le juge voulut entraîner son pire ennemi dans la mort et se jeta sur lui, énergie
crépitante. Mais, aussi soudainement qu’il avait été transporté à bord du cône rebelle, il fut
réintégré sur Tasmania. La chaleur infernale lui fit comprendre qu’il avait vécu le futur durant
quelques instants. Son sort et celui de ses compatriotes étaient scellés. Il connaissait
l’inéluctable. Il s’empara d’Ibiza, l’attira à lui et lui murmura :
- Je t’aime.
Son regard ému fut son ultime vision. L’air se déchira avant de cesser d’exister. A la boule de
feu générée par le noyau en fusion brusquement expulsé, succéda le froid du vide spatial,
figeant les organismes déchiquetés, les roches abrasées et la vapeur disséminée.
157
Soif de justice
***
Prius se redressa dans le lit. Sa clameur mourut peu à peu au fond de sa gorge, au fur et à
mesure qu’il prenait conscience de n’avoir vécu qu’un horrible et réaliste cauchemar. Il
expulsa sa peur en serrant les draps à la limite de la lacération. Sa respiration s’était emballée,
il suait comme une bête comme si la chaleur rêvée l’avait affecté. Il ne savait plus où il se
trouvait et scruta la pièce plongée dans la pénombre, les yeux agités, comme pour reprendre
ses repères. Ibiza alluma la lampe de chevet. Elle apposa ses doigts de fée sur ses clavicules et
effectua des mouvements rotatifs relaxants.
- Tu as fait un cauchemar.
- Je n’en suis pas si sûr, avoua-t-il, des trémolos chahutant le timbre de sa voix.
- Pourquoi ?
Il passa en mode neural.
« J’ai rêvé que Matiz revenait sous une forme monstrueuse, à bord d’un vaisseau
spatial titanesque et qu’un rayon démoniaque anéantissait notre planète. Il me
dématérialisait et m’amenait à bord pour faire de moi le témoin de la destruction.
Ensuite, il me renvoyait quelques secondes avant l’explosion finale. »
« J’étais dans ta vision ? »
« Nous mourrions ensemble. »
« Dans tes bras ? »
« Oui. »
« Quelque part, j’espère que c’est prophétique. J’aimerais mourir dans tes bras. »
« Pas trop tôt, quand même ! »
« Naturellement… Pourquoi n’es-tu pas absolument certain que ce ne soit qu’un
mauvais rêve ? »
« L’arme utilisée fonctionnait avec des solariums. Des monceaux. Or, les vols de
solarium ont bien eu lieu dans cette intention : fabriquer des armes. »
« Tu auras fait une association naturelle entre cette information et ce puissant
fantasme. Ne te laisse pas déstabiliser pour autant. »
Elle avait raison. Les diseurs de bonne aventure, pullulant dans les quartiers de la ville,
n’étaient que des charlatans. Le « Ki », le seul phénomène un tant soit peu paranormal, était le
seul scientifiquement explicable et aucun de ses condisciples n’avait jamais « vu » le futur à
l’avance. Quant au passé, il suffisait d’effleurer la cervelle d’un sujet pour en connaître
l’essentiel, en l’orientant à l’aide de questions pour l’amener sur le thème abordé.
Même si Ibiza était bonne conseillère, son sommeil n’en demeurait pas moins très agité.
Plusieurs jours après l’entame de sa retraite « officielle », il enchaînait des visions toutes plus
invraisemblables les unes que les autres. Le cône géant, pourfendant Tasmania à l’aide de sa
magie meurtrière, était la plus récurrente. Il n’avait pas d’explication.
158
SOIF DE JUSTICE
Un médecin psychiatre, vieille connaissance de sa compagne paraguayenne, n’avait pas
solutionné ce processus répétitif et avait avoué son impuissance face aux « Ki », au
fonctionnement neurologique trop spécifique. Les assauts mentaux n’avaient lieu que la nuit,
durant le sommeil. En journée, son esprit fermait la porte aux divagations : il ne plongeait
plus dans ses délires éveillés. La sobriété était respectée à la lettre.
Quant aux pilules et autres drogues, elles avaient été jetées au vide-ordure. Elles ne
causeraient plus d’hallucinations, hormis aux rongeurs fouillant les poubelles pour dénicher
leur pitance.
« Je voudrais tant que tu dises vrai… Je ne trouve pas la paix intérieure, comme si ma
tâche n’était achevée. »
« Au fond de toi, penses-tu avoir exploré toutes les pistes, avoir résolu tous les points
d’ombre ? »
« Honnêtement ? Eh bien… j’en doute. L’administrateur n’a pas enquêté, il ne peut
pas connaître mon sentiment sur les différentes affaires qui se sont révélées. J’ai beau
me dire que je dois lui faire confiance, je ressens… une frustration… un manque de
vérité. »
Il la sentit se lover contre lui et le frottement de sa peau contre la sienne éveilla un sentiment
d’apaisement. Le contact lui fit penser à son enfance, bien qu’il n’en conserve pas le moindre
souvenir. Ce sentiment le surprit. Comment une émotion pouvait-elle se lier à une
information inexistante ? Le crissement léger des cheveux ébène, longs et soyeux, sur son
visage lui soutira le désir de la conserver au plus près de son être. Il voulait sentir sa
respiration, humer son parfum, percevoir les battements de son cœur. Il posa la paume de sa
main droite sur son sein gauche. Le rythme était affolant, comme si elle venait d’accomplir
une course de demi-fond à la vitesse d’un sprinter. C’était… intrigant !
Elle roula sur le côté et posa la tête sur son ventre, formant un angle droit avec lui. Rejetant
les draps, elle offrait sa nudité à son regard, sans pudeur. Elle était splendide, avec des
rondeurs d’une proportion idéale. L’envie de s’allonger sur elle le tenaillait mais il se
contrôlait. Le dernier passage à l’acte avec une femme lui laissait un goût d’amertume. Même
s’il était sous l’emprise de drogues à la composition douteuse, il avait montré une bestialité
démoniaque anormale.
Les paupières d’Ibiza battirent avec légèreté. L’effet soyeux de ses cils d’une surprenante
longueur lui donnait un regard de biche effarouchée. La vision du juge se troubla, comme si
un ban de brouillard se levait dans le studio transformé en bain turc. Son estomac émit de
curieux sons, dissemblables des gargouillis de faim. Il était… tenté de la toucher. Il se pencha
en avant et se contorsionna pour atteindre ses lèvres. Elles avaient un goût de fruits rouges,
sans qu’il puisse mettre un nom sur la saveur. Lorsque sa bouche se posa de nouveau contre
la sienne, la généreuse poitrine d’Ibiza se gonfla, envahie par le désir.
- Qu’est-ce que tu ressens ?
159
Soif de justice
Il fit le vide en lui et chercha la réponse adéquate, celle qui révélerait ses pensées, ses
croyances, sous leur meilleur jour. Il se redressa et se calla contre les barreaux inoxydables de
la tête de lit. Il fouilla dans sa mémoire, examina les définitions, les mots. En vain. Il
confessa, à regrets :
- Rien ! Je ne ressens rien. C’est comme si… tout était interdit. J’aimerais t’expliquer, Ibiza.
Mais je ne parviens même pas à m’expliquer les choses à moi-même. Je suis comme un
enfant qui n’aurait pas plus de cinq cents mots pour exprimer ses besoins ou ses pensées. Le
seul sentiment qui me trouble, c’est la… confusion. Dès que j’approche la compréhension,
tout se mélange à dessein. Avant, les drogues abrasaient mon esprit. Aujourd’hui, la situation
n’est guère plus brillante. Ma vie est comme une ardoise sans cesse effacée, comme une
succession d’opérations mentales que je n’ai pas le temps de résoudre parce qu’il me manque
toujours une misérable seconde. Dès que je tente d’organiser mes pensées, de me poser des
questions sur le sens de ma vie, tout se précipite, le destin me bouscule et implique l’usage du
« Ki » pour survivre. Pour éprouver des sentiments pour toi, ma belle, il me faut un temps
précieux que je n’ai pas.
- Mais depuis que l’administrateur t’a libéré de tes fardeaux de juge, tu as tout le temps. Et je
suis prête à patienter pour que tu fouilles en toi.
- J’ai trop peur de découvrir la vérité… sur moi-même, sur l’humanité, sur l’origine de
l’énergie noire.
- Tu penses à une sorte de possession, une contamination ?
- Je ne sais pas. Je te le répète : à chaque fois que j’analyse, je suis frappé.
- Ce n’est pas le moment, tu n’es pas disposé à comprendre.
- Qu’est-ce qui m’en empêche ?
- Ça !
Elle désignait la pale cicatrice à l’emplacement de sa puce militaire, au sommet de son crâne.
Du bout des doigts, il précisa le contour de la plaie oubliée. Une myriade de picotements lui
apprit que sa chevelure repoussait. Dans quelques semaines, il aurait recouvré son apparence
de Satis, le transporteur de marchandises, le taxi de l’espace, le déchet humain. Non, pas de
déchéance, plus d’oubli. Il devait apprendre à vivre avec le souvenir de ses erreurs passées et
en tirer, si besoin, des enseignements pour ne plus les répéter. Même si vivre avec quinze
mille morts sur la conscience était une terrible épreuve, il devait l’accomplir en silence, en
acceptant d’avoir été faillible. Avec la puce militaire, avec un cortège de détails lui rappelant
ce qu’il avait incarné et ce qu’il ne cesserait jamais d’être, quoi qu’il fasse.
Ses phalanges firent rouler le bourrelet de chair. Il pressa sur l’os, comme s’il cherchait à
extraire la chose intruse en lui ou lui faire cracher son passé, son enfance, ses parents, ses
souvenirs arrachés lorsque l’électronique avait fusionné avec ses neurones.
La douleur pernicieuse se répandit peu à peu dans ses deux hémisphères, naissant sans la
moindre pathologie apparente, sans une quelconque inflammation. Une migraine carabinée
l’empêcha de poursuivre ses divagations et il fut contraint de s’allonger. Quelques
onomatopées éructées entre des dents serrées firent comprendre à sa compagne que sa
souffrance était atroce. Elle fila dans la salle de bains, fouilla dans un sac rempli de tablettes
et lui administra ce que ses compétences de médecin jugeaient approprié.
160
SOIF DE JUSTICE
Prius demeura interdit quelques instants, fixant le plafond humide, un horizon terne et empli
de désespoir. Puis, grâce aux massages délicieux et relaxants de la praticienne, il se détendit et
retrouva le sommeil. Ibiza se bâtit un petit nid au creux d’une épaule et se mit à rêver d’un
monde en couleurs.
***
Dans les entrailles de Tasmania, à une centaine de mètres de la surface endormie, les rebelles
goûtaient au repos. Seuls quelques gardes veillaient, arme au poing, interdisant l’accès à la
salle secrète, réservée au maître.
Matiz, reclus dans ses quartiers, ne s’abandonnait pas aux joies réparatrices du sommeil. Il ne
jouissait plus de cette contingence humaine depuis l’attentat de Titan 1. Le feu ravageur
brûlait toujours en lui avec une telle rage que l’inconscience lui était interdite. Le pouvoir
conjugué de ses sauveurs n’avait pas pu endiguer la douleur. Le « Ki » noir atténuait le prix à
payer pour ses erreurs de calcul passées. Un proverbe affirmait que « le Mal engendrait le
mal » mais cette phrase sonnait comme un palindrome.
Il ne fermait pas l’œil parce qu’il attendait la visite impromptue de Fiesta. L’administrateur
voudrait lui extorquer des explications et tenterait l’intimidation. Si Matiz connaissait la
teneur du futur entretien, c’est parce qu’il l’avait vécu quelques heures plus tôt.
Son compresseur extenseur temporel l’autorisait à sauter dans le futur, un bond de quelques
secondes à plusieurs semaines. Son séjour avancé dans la chronologie ne dépassait pas
quelques minutes. Lorsqu’il en savait assez, il déclenchait l’effet élastique de l’extenseur et
réintégrait son point de départ. Une invention de son génie. Et il en était extrêmement fier. Il
l’avait mise au point à Check Point Charlie.
Lors de ses cinq années de convalescence, il avait eu le loisir d’étudier, de moissonner des
informations dans les machines terriennes, usant du « Ki » pour piller et garder ce qui
suscitait son intérêt. Son intelligence scientifique avait trouvé de quoi satisfaire son appétit de
création.
Le compresseur extenseur temporel, naturel prolongement de la machinerie utilisée pour
réduire les temps de voyage de vaisseaux spatiaux, était son secret le plus absolu. Son arme lui
assurait de toujours conserver une longueur d’avance sur ses adversaires comme sur ses
supposés alliés. Quoi qu’il arrive dans le futur, même s’il lui fallait s’y reprendre à plusieurs
fois, il finissait toujours par prendre la bonne décision pour l’orienter à sa guise.
Il se servit un grand verre de jus de mangue fraîchement pressé et s’assit sur le fauteuil, face à
son informateur personnel. Il avala une gorgée de liquide glacé, calmant de manière illusoire
un œsophage en feu. Il ouvrit quelques dossiers sur le solarium, patientant jusqu’au moment
précis où il détecta une présence derrière lui. C’est alors qu’il lâcha, sans se tourner :
- Bonsoir, monsieur l’administrateur. Ayez l’amabilité de vous servir un verre et de déposer
l’arme que vous dissimulez sous votre veste. Nous sommes entre personnes civilisées et du
même bord.
- Du même bord ? J’en doute.
161
Soif de justice
Matiz fit volte-face, à visage découvert. L’autre réprima une grimace de dégoût.
- Choqué, monsieur ? Je vous rappelle que je suis devenu ce que vous vouliez. Un monstre
haï par les Terriens et les Tasmaniens. Un rebelle, selon vos propres vœux.
- Justement. Parlons-en ! Je vous ai fabriqué de toutes pièces et je peux vous détruire d’un
simple claquement de doigts !
- Vous avez été tenté de le faire, au moins une fois…
- Comment ?
- L’attentat de Titan 1. L’explosion a eu lieu bien trop tôt et je ne suis pas convaincu d’avoir
commis une erreur de calcul.
- Allons… Aurais-je tout tenté ensuite pour vous sauver la vie ? Pour vous ressusciter d’entre
les morts ? Vous aurais-je préservé pendant cinq années, à l’abri sur Check Point Charlie,
grâce à quelques liens familiaux bien pratiques ? Je vous ai créé, Matiz. Ce n’était pas pour
vous détruire après ! Il me fallait renforcer mon pouvoir en lançant une surveillance plus
accrue de la population. Pour y parvenir, je n’avais pas d’autre choix que de créer un génie du
mal absolu et d’intensifier la lutte contre lui. Vous… Vous étiez parfait ! L’ancien juge se
retournait contre moi, le scénario idéal. Vous détruisiez en masse, frappiez là où je le
commandais, éliminiez mes adversaires potentiels. Tout se déroulait à merveille, même votre
arrestation bidon, truquée pour perturber le bon raisonnement du juge Prius et l’attentat de
Titan 1 pendant la convention secrète des chefs rebelles parallèles. Il est regrettable qu’une
erreur de calcul ait tout gâché, j’en conviens. Le risque ne peut pas être écarté dans ce genre
d’activité. Maintenant, si les termes de notre contrat ne vous conviennent plus, je peux
révéler votre survie miraculeuse et lancer vos anciens confrères « Ki » à vos trousses… Ils se
feront un plaisir de vous tailler en pièces. Surtout Prius dont vous avez assiégé l’esprit durant
cinq longues années.
Matiz soupira. L’administrateur asseyait son pouvoir sur la menace, la pression. C’était
infiniment plus subtil et plus efficace que toute l’énergie noire. Pourtant, la tentation de se
débarrasser de Fiesta se faisait irrésistible.
- N’y pensez pas… conseilla Gérald, comme s’il devinait ses secrètes intentions. Une
personne de confiance est au courant de notre entrevue. Elle a reçu des instructions précises,
au cas où je ne remonterais pas. Ces grottes…
Il examina son environnement granitique.
- … ne sont pas aussi résistantes qu’elles le paraissent…
Matiz sentit que des pièges explosifs fourmillaient. Fiesta ne s’était pas maintenu au pouvoir
dans l’adversité sans s’assurer de toujours l’emporter.
- J’honorerai mes engagements. Les armes seront prêtes en temps et heure. Je contrôle la
main d’œuvre. Elle est très docile lorsqu’on lui met les poings sur les « i ». Les navettes seront
162
SOIF DE JUSTICE
équipées. Mais… pour mener vos projets à leur terme, il faudrait un vaisseau de grande
dimension, avec une puissance de feu inégalable.
- Vous aurez d’ici peu ce fer de lance. Un arrivage massif d’esclaves bon marché à bord d’un
croiseur réformé. Vous pourrez le transformer en une arme terrifiante qui me donnera un
avantage décisif sur la Terre. Dans quelques mois, mon cher cousin rendra gorge et me
restituera mon bien légitime : la planète Terre.
- Si Prius ne nous met pas des bâtons dans les roues.
- Il fait l’objet d’une surveillance assidue. Un mot de travers et nous l’éliminons.
- Il repousse les murs que j’ai dressés autour de son mental. Il apprend très vite. Dans un
délai très bref, il raisonnera et comprendra. Lorsqu’il connaîtra la nature et l’origine de ses
pouvoirs, il sera trop tard. Vous devez tuer le serpent dans l’œuf. Je ne plaisante pas. Je sais
de quoi je parle. Je l’ai… accepté mais Prius ne pourra pas. Il se révoltera, se déchaînera. Je le
connais. Aucun juge n’est plus épris de justice que lui.
- Dans ce cas, les minutes de votre ancien compère sont comptées. Parlons d’un autre sujet :
les attentats. Je veux qu’ils cessent pour quelques temps, histoire que la population constate
l’efficacité de mes prétendues mesures.
- C’est entendu. Mais n’oubliez pas, je ne contrôle pas les factions rebelles indépendantes.
- Trouvez-les et éradiquez-les ! Je ne veux qu’une seule source de perturbation et je la veux
sous mon contrôle ! Faites appel à votre Maître si nécessaire !
- LUI ? Trembla Matiz, ses rictus de dégoût accentuant la laideur de ses traits.
- LUI.
- Comme vous voulez…
- Et je vous le répète une dernière fois : ne touchez plus à Prius. Ne prenez pas le risque de
révéler votre existence !
- Comme il vous plaira.
L’administrateur couvrit son visage d’un voile et se retira sans bruit. Il abandonna Matiz dans
son repaire. L’homme rapetissé par le feu de l’explosion se rassit face à son informateur et
déclencha l’ouverture d’un programme. Il fit glisser le curseur jusqu’à un menu précis. Il
ouvrit le fichier et lut les informations. Le calcul venait d’être refait pour la millième fois et le
résultat était invariable : pas d’erreur de calcul sur Titan 1. Le processus de destruction avait
été accéléré. La mort s’était répandue trois fois plus vite et l’avait condamné, comme ses
quinze mille victimes. Il avait été trahi. A l’époque, il effleurait tous les esprits de ses proches.
Aucun n’avait pu lui mentir. Seul un juge aurait pu le tromper. Ou leur maître : Gérald Fiesta.
Son esprit était fermé à toute intrusion de « Ki ». La déduction logique était alors inévitable…
et la confiance mutuelle devenait caduque. L’hypothèse de la survie de Prius était
envisageable. Son ami, devenu pire ennemi, le trouverait. La connaissance du futur redevenait
impérative. Il était hors de question d’abandonner ses propres objectifs.
Matiz se leva et programma le compresseur extenseur temporel pour accélérer dans sa course
dans le temps. Il s’empara d’une capsule renfermant un mélange deutérium tritium et l’inséra
dans le logement dissimulé sous sa robe de bure. La machinerie avala le produit stellaire et le
propulsa dans l’avenir.
163
Soif de justice
***
La vie de couple se déroulait sans accroc avec, au programme, bon temps et farniente. Ibiza
et Prius sortaient rarement. A l’insalubrité du quartier, ils préféraient l’ambiance feutrée du
studio. Ils passaient le clair de leurs journées en interminables discussions mentales,
entrecoupées de tentatives d’approche que la jeune femme entreprenait en douceur. Les
bonnes choses touchant à leur fin, elle devait reprendre ses activités « charcutières » au
commissariat, sous les ordres du commissaire Impreza.
Après une semaine de régime vacancier, l’homme aux yeux lilas se dit qu’il était temps de
dégoter un contrat de transport de marchandises ou de clients. Son vieux « Muguet » avait
bénéficié d’une retape express dans les ateliers de Time Shop et sa certification de vol avait
été reconduite pour une année supplémentaire. Il se tenait prêt, assis sur le sofa, un œil
distrait sur l’informateur tandis que sa compagne dispensait des touches de maquillage sur
son joli minois.
Le canal télévisuel de Tasmania ressassait l’affaire Terrano-Honda pour une énième fois. Les
images crues de la scène du crime étaient dispensées à tout va, dopant l’audimat alors que la
chaîne était sans concurrence. Il aurait dû couper le sifflet au bourdonnant engin - l’appareil
d’Ibiza n’était pas bien isolé et lâchait de douloureux arcs d’électricité statique - mais une
curiosité malsaine et un sentiment d’inachèvement le ramenaient devant le media. L’obscénité
dominait les débats et il occultait le commentaire inepte du journaleux, pâle clone de feu
Fujiko Honda. La Nipponne ressemblait à une pastèque éclatée ; le Mexicain chargeait
vraiment des pruneaux explosifs dans son flingue. Même en tirant comme un pied, il suffisait
d’écharper sa cible pour la réduire en confettis. Et ses cuisses écartées, avec le sexe tranché
du flic, n’avaient rien d’un spectacle hautement érotique.
« Pourquoi lui a-t-elle raccourci le sexe ? A cause de sa réputation de sainte Nitouche ? Elle
lui a détaillé l’engin en premier ? Non. A sa place, j’aurais porté un coup dans les côtes. Il
était sur elle, elle ne pouvait pas atteindre la poitrine. Au pire, elle aurait frappé dans le dos.
Non… Même pas… Un coup de poinçon dans les côtes était le plus efficace et le moins
téléphoné. Et il n’y en a pas eu. C’est le buste qui a encaissé. Comment Terrano, un flic
entraîné, n’a-t-il pas vu le coup venir ? Il a été surpris. Oui, forcément étonné. Il a perdu son
sexe en premier, s’est reculé et s’est fait larder au couteau. Or, le sexe a été découpé de
manière nette, chirurgicale. Le couteau de plastique est taillé pour pénétrer dans la chair, pas
pour découper. C’est une autre arme qui l’a cisaillé. Au moment où il la fourrait comme un
dingue, sa bite s’est détachée. »
Il se leva d’un bond et hurla :
- Clio !
Ibiza poussa un cri dans la salle de bains et s’exclama :
- Où ? Où est-elle, cette garce ?
164
SOIF DE JUSTICE
- Nulle part, nulle part ! Mais c’est elle qui a assassiné Terrano et Honda. J’en suis sûr et
certain. Elle a tué le commissaire avec son gadget interne.
- Son vibromasseur ?
- Le couteau de plastique n’a pas pu sectionner le sexe avec une telle précision. C’est son
engin démoniaque qui l’a accompli. C’est une arme ! Bordel ! Dire que je l’ai fourrée sans me
douter un instant… J’en ai la nausée ! Terrano s’est fait avoir comme un bleu. Déboussolé, il
est tombé à la renverse. Elle l’a poignardé, a tout mis en scène et lui a collé son flingue dans
la main pour tirer un pruneau dans la pauvre fille.
- Mais pourquoi Clio aurait-elle monté cette mauvaise pièce de théâtre ?
- Pour masquer une erreur de son commanditaire ou nous aiguiller loin de la vérité ? Je dois
le découvrir.
- Prius… Tu es fou…
Un vrombissement couvrit leur conversation. L’informateur tombait-il en miettes à ce point ?
Le béton de l’appartement vola en éclats sous l’impact de milliers de projectiles. Lancés à
plusieurs centaines de kilomètres à la seconde par un chasseur puissamment armé, en vol
stationnaire. Prius réagit à la vitesse de l’éclair et se coucha sur sa compagne. Le quart de
seconde pour l’atteindre et la maintenir à terre dura une éternité. Une série de tressautements
imprima des expressions horrifiées sur son visage si sensuel. A chaque grimace correspondait
une balle transperçant son corps. De la mitraille, un boulet déchira l’épaule droite du juge, un
second se logea dans sa cuisse gauche. Le « Ki » activé repoussa un cône métallique promis à
son crâne mais il ne put empêcher le destin d’Ibiza. Lorsqu’il atterrit sur elle, elle était
inanimée.
- Ibiza ! Ibiza !
Il rampa jusqu’à son arme, engagea un chargeur et fit feu en direction de la fenêtre. Des obus
explosèrent sur le chasseur sans lui causer de dommages visibles. Néanmoins, la machine prit
quelques mètres de distance, pour arroser plus large. Le répit d’une paire de secondes lui
suffit pour traîner sa compagne sur le pallier. La porte n’était plus qu’un souvenir, comme le
reste de l’appartement. Sa jambe le faisait souffrir ; la blessure à l’épaule était moins sérieuse.
La cadence infernale reprit. L’ennemi pulvérisa toute matière première placée dans sa ligne de
mire. Impossible de déterminer l’identité du pilote, ni même le type d’appareil utilisé pour
massacrer. Il n’en avait jamais vu de semblable.
Quatre canons venaient de cracher pas moins de quinze mille cartouches magnétisées et les
stocks semblaient inépuisables. Quelques marches dévalées sur le dos avec son fardeau
suffirent pour s’abriter. Prius tenta tous les gestes de secours pour réanimer Ibiza mais elle
n’était plus que sang et entrailles à vif. Par désespoir, il la choqua à grandes giclées de « Ki »
blanc-bleu. Le cœur s’obstina dans l’immobilité mortelle. Il la secoua et se figea, assailli par
les visions du passé. Matiz, ricanant, contemplant son œuvre. Le rire pétrifié par l’erreur,
l’incompréhension et la mort instantanée, simultanée de milliers d’êtres vivants. La mort, le
mot résonnait à l’infini.
« Fuyez ! »
165
Soif de justice
L’ordre stoppa l’assaut mental. Il sauta les marches d’un étage, s’arrêta et eut un dernier
regard pour elle. Une douleur fulgurante lui transperça l’estomac. Ce n’était pas un projectile
mais un… sentiment ? Il poursuivit sa fuite en avant. Dehors, le traqueur se repositionna et
libéra un torrent de métal sur les étages inférieurs. Les rares habitants présents à cette heureci moururent sur-le-champ.
***
La sensuelle Paraguayenne n’était plus qu’une poupée désarticulée, sanguinolente,
abandonnée. Dehors, l’affrontement tournait au film catastrophe. Le vaisseau éradiquait tous
les obstacles entre lui et sa cible. Prius choisit de s’enfoncer dans le réseau de caves, vrai
gruyère souterrain, à la recherche d’une issue de secours. Ses appels au réseau informatique
Tasmanien demeuraient sourds et ses tentatives d’affichage de plan urbain stériles. Sa puce
militaire avait perdu ses prérogatives. Il faisait avec les moyens du bord.
Dans un cul-de-sac au troisième sous-sol, il fit le point sur ses moyens de défense et ses
solutions d’échappatoire. Trois chargeurs de cinquante obus magnétiques, deux blessures,
son sens de l’orientation mis à mal, sa compagne abattue. Sombre tableau… L’éclairage
rendit l’âme, ajoutant à la noirceur ambiante.
En surface, les cartouches creusaient le bitume et les transformateurs électriques comme si le
pilote cherchait à déloger la taupe humaine. Deux aéroglisseurs de la police, en patrouille,
s’interposèrent pour ramener l’intrus à la raison. Un faisceau lumineux grenat les volatilisa
avant même le lancement des sommations d’usage.
Dans l’immeuble d’Ibiza, les rares survivants agonisaient. La fureur de la bataille s’atténua au
fur et à mesure que le tueur s’éloignait de son objectif initial. Dans l’encadrement de la porte
d’entrée de l’appartement, l’air vibra. L’atmosphère se para d’une teinte verdâtre et ondoya
comme la surface d’une mare troublée par le saut d’une araignée aquatique. Un
bourdonnement de scarabée rompit à peine le tumulte proche. Des rais verts écartèrent
l’espace et une créature fit son apparition.
Sa forme était humaine mais son allure la distinguait des Tasmaniens. Elle ne dépassait pas un
mètre cinquante. Sa chevelure ondulée, d’une blondeur diaphane, tombait en cascade
jusqu’au creux de ses reins. Ses yeux étaient deux émeraudes éclairées de l’intérieur, deux
reflets de son âme. Sa peau luisait d’une pâleur cristalline. De son visage émergeait une
bouche en forme de cœur aux lèvres aussi limpides que le reste de son anatomie. Son nez
était plus absent que celui d’une jeune Vietnamienne. Elle ne portait qu’un voile léger et
transparent ne trahissant rien de sa sexualité. Ses pieds, si jamais elle en possédait, ne
foulaient pas le sol. Elle flottait, tel un ange échappé l’Evangile.
La créature se pencha sur le corps d’Ibiza, basculant en rotation autour d’un axe horizontal
invisible, formant une parallèle parfaite avec la compagne de Prius. Elle ne touchait plus
terre. Elle joignit ses mains en forme d’un ciboire. La coupe improvisée se gorgea d’un
liquide vert et sirupeux déversé par ses yeux. Des larmes de sève coulèrent jusqu’à ce que ses
paumes fussent remplies. Son corps irradia plus qu’à l’accoutumée, comme si ces gouttes
166
SOIF DE JUSTICE
versées réclamaient la mobilisation de toute son énergie. Au bord de l’épuisement, elle
répandit son obole sur le cœur et l’abdomen d’Ibiza et attendit que la potion fasse son effet.
Les trouées s’étrécirent mais les plaies demeurèrent. Pas un organe vital n’avait été épargné.
Cette fois, l’accomplissement du miracle était irréalisable. Ses larmes de chagrin, spontanées,
ressoudèrent de minuscules lambeaux de chair mais ne changèrent rien au destin d’Ibiza.
Elle pria :
« Que le Dieu de la sève l’accueille en son sein. »
Sans cesser de flotter dans les airs, elle s’adressa aux seuls êtres capables percevoir sa plainte :
« Il aura si mal lorsqu’il va s’éveiller. Quels mots pourrais-je prononcer pour que le
désespoir ne l’emporte pas ? »
Des centaines de voix répondirent en chœur :
« Tu te tiendras près de lui et tu l’aideras à accepter en ouvrant son coeur. Vous êtes
notre espoir. »
« N’y a-t-il pas une autre solution ? »
« Non, Kia. Nous sommes prisonniers du Mal absolu. L’heure est venue de faire face
à tes responsabilités. Seule… »
« Sa… déviance… se précise. J’ai peur… »
« Nos pensées t’accompagneront à chaque seconde, nos mots te guideront. »
« Lourde est ma tâche mais je l’accomplirai sans faiblir. Je mériterai votre confiance.
»
L’être déchira l’air ambiant en deux parties inégales, instables. Elle s’engouffra dans la brèche
lumineuse sans perdre une seconde. Sa disparition mit un terme à la scène miraculeuse. Ibiza
n’avait pas eu de seconde chance. Son corps, soumis à la putréfaction ou à la crémation,
s’incorporerait à la planète. Née de la sève humaine, elle redeviendrait la sève coulant dans les
arbres. Son voyage prenait fin. De son passage sur Tasmania, il ne resterait rien, si ce
n’étaient des souvenirs dans l’esprit d’un homme. De douloureux regrets si son esprit
échappait à la brume.
« Elle est si jeune pour affronter le Mal. »
« Et elle perd ses forces. »
« Ma sœur réussira. Ma… disparition… ne sera pas vaine. »
**
*
167
Soif de justice
CHAPITRE 9
L’instinct de survie surmontait tous les obstacles. A tâtons, Prius progressait dans le dédale
de couloirs desservant une centaine de caves. Un bandage de fortune, confectionné avec une
vieille bâche trouvée dans un dépotoir, garrottait sa cuisse. A intervalles réguliers, il desserrait
le tissu pour ne pas risquer l’engourdissement fatal. La blessure était profonde, il perdait du
sang. Il devait regagner la surface, extraire le métal et cautériser avant de sombrer dans
l’inconscience.
Son épaule était moins touchée. Le « Ki », concentré à cet endroit, avait stoppé l’hémorragie.
Son bras en écharpe profitait du repos imposé et l’écoulement était insignifiant. Cependant,
l’attaque risquait de tourner à la tragédie dans un laps de temps restreint. Il se prit à regretter
avec amertume de ne pas avoir acquis un petit laser de classe A. Il aurait pu l’utiliser pour
suturer la plaie.
Il poussa une porte donnant sur une cage d’escalier et entama une ascension pénible. Il
rassembla son énergie et la concentra dans sa jambe gauche. Le poids fut supporté avec une
aisance accrue. Il rejoignit le hall d’un immeuble situé non loin de l’appartement d’Ibiza.
Pour des raisons sécuritaires – en cas d’incendie -, les sous-sols communiquaient entre eux.
En réalité, ce maillage de boyaux servait surtout les intérêts de bandes organisées de voyous.
Elles y voyaient un moyen imparable d’échapper aux forces de police. Il perçut le souffle des
réacteurs du chasseur ennemi. Il se figea. Son poursuivant usait d’une panoplie de moyens de
détection pour l’assaillir. Infrarouge, mouvement, radar, rayons X, voire les oreilles de « Fine
Spy », rien n’était exclu. En vol stationnaire, le tueur effectua une rotation à trois cent
soixante degrés.
« Il arrose le secteur de mesures électroniques. Comment me distingue-t-il des autres
Tasmaniens ? »
L’appareil stoppa le mouvement rotatif, face au hall d’immeuble.
« Il m’a trouvé ! »
Il dégaina son arme, invoqua le « Ki » et plaça une salve complète en un point précis de la
verrière. Une succession de quinze obus explosa. Le blindage protecteur céda. Une gerbe
d’étincelles dans le cockpit l’attesta. La verrière s’émietta, il entraperçut le visage de son
assaillant : Clio ! Cette satanée stagiaire le trahissait une fois de plus. Elle venait de tuer Ibiza.
Le pilote tenta de rattraper une embardée arrière de sa monture et s’emplâtra dans la
devanture d’une société, quelques dizaines de mètres plus loin, après avoir tenté de maîtriser
des mouvements erratiques.
Fasciné par le comique de la situation, Clio empêtrée dans son harnais cinq points dans un
chasseur en proie aux flammes, Prius n’eut pas le réflexe de mettre un terme définitif à la
bataille. Elle se libéra avant l’explosion et fonça sur lui, arme au poing. Le laser sombre
craché par son pistolet volatilisa un pan de béton armé. Il jura en secret :
168
SOIF DE JUSTICE
« Putain de garce ! Elle possède une arme au solarium ! Si ce n’est pas la preuve de sa
collusion avec les rebelles, ça ! »
Il ne tenait guère à tester son autonomie et répliqua par un tir de couverture. Il força
l’enragée à se mettre à couvert et déguerpit. Sa jambe blessée l’encombrait comme un poids
mort et lui faisait un mal de chien. Une salve fusa et frôla son crâne. Si sa chevelure de pilote
avait été intacte, elle se serait enflammée.
Cette maudite sangsue ne le lâchait pas. Il procédait par bonds successifs, s’abritait derrière
des piliers, des porches, des stands. Il beuglait aux rares passants :
- Couchez-vous ! Mettez-vous à l’abri !
Sans son uniforme blanc, symbole d’autorité, quelques téméraires ne prenaient pas son
avertissement au sérieux et jouaient aux braves héros. Ils tentaient d’arrêter la fugitive dont la
tête, mise à prix par la police, était identifiable. Ils périssaient sans qu’elle fasse preuve
d’hésitation ou de remords. Son arme, d’une efficacité redoutable, était inépuisable. Prius
vérifia ses réserves : encore deux chargeurs pleins. Ses tirs de couverture entamaient son
stock et Clio le harcelait dans cette optique : l’épuiser. Elle mitraillait à défigurer la rue. Cette
attitude robotisée sans âme le convainquit qu’elle possédait plus de bionique qu’elle ne l’avait
avouée.
Il obliqua dans une artère étroite aux limites rendues floues par des trombes d’eau. Il était
désorienté. La douleur l’accablait et perturbait son jugement. Il commit une erreur lourde de
conséquences.
« Une impasse ! Merde ! »
Sans paniquer, le visage fouetté par les éléments, il examina les issues de secours. Pas de
magasins, juste d’antiques habitations dont Gaïa regorgeait. Il courut dans la boue jusqu’à
une porte d'allure fragile. Elle était verrouillée. Il tenta un coup d’épaule pour la forcer mais
généra une vague de souffrance que le « Ki » fut incapable d’endiguer.
« La plaque d’égout ! »
Il ne put déterminer s’il avait perçu ces mots dans le vent ou si son cerveau les avait captés
via la puce militaire. Il obéit, conscient que cette option était jouable. Clio, une femme,
hésiterait peut-être à s’enfoncer dans la puanteur et la vermine.
A l’aide de la crosse de son arme, il souleva la fonte et la fit glisser de côté. Une déferlante de
miasmes nauséabonds lui soutira un haut-le-cœur. Un nouveau tir ajusté, malgré les
conditions météo effroyables, précipita sa décision. Il chut comme une pierre dans l’orifice.
L’atterrissage brutal amplifia l’épreuve. Il ne put réprimer un cri bestial, vautré dans le
bouillon d’excréments, de débris, de saletés et d’eaux usées. Les flots le firent rouler sur le
169
Soif de justice
côté. Sans prise ferme, il abandonna, incapable de résister à la puissance des éléments
canalisés. Il fut englouti, le corps ballotté contre les parois, la tête submergée.
***
Le grondement sourd et continuel martelait ses tympans. Le débit augmentait, la canalisation
débordait. Le sage Sonata avait anticipé les colères du ciel et avait imposé des égouts
surdimensionnés. Parfois, ils débordaient, quand les trombes d’eau prenaient des allures de
déluge cataclysmique. Cette fois, la saturation n’avait qu’une origine : Clio, aidée de sa puce
militaire, avait ouvert des vannes pour le noyer. Il lança des contre-ordres mais son
processeur se heurta à des murs binaires. Ses avantages électroniques ne lui étaient plus
d’aucun secours. Les manœuvres facilitées de cette déjantée trahissaient des appuis puissants,
voire… légaux. Pure hérésie !
Ses forces déclinaient. Le « Ki » s’affaiblissait, faute de carburant. Il n’avait qu’à emplir ses
poumons d’eaux boueuses et il connaîtrait le sort d’Ibiza. Tout serait fini. Il expira l’air
comprimé dans les poumons, avec profondeur et détermination. Puis, sa poitrine se souleva
une dernière fois. La sensation fut horrible. Le froid se glissa en lui, inquisiteur, obscène. La
paralysie le gagna, son esprit s’engourdit. La simplicité de la mort le rassura. Dans un dernier
sursaut de clairvoyance, une main l’empoigna.
Une pression continue sur sa cage thoracique expulsa le liquide des alvéoles pulmonaires.
Des appuis successifs réactivèrent la respiration interrompue. Les fonctions vitales reprirent
leur rythme affolé. Plusieurs minutes s’écouleraient avant d’en revenir à des valeurs plus
conformes aux normes « Ki ». La souffrance n’en fut plus que démesurée.
Prius ouvrit les yeux ; il gisait sur un surplomb entre surface et profondeur, réservé aux haltes
des égoutiers. La puanteur visqueuse s’infiltrait dans ses fringues, dans ses pores, ses conduits
auditifs. Une inspiration plus profonde que les autres et il éructa un jet de bile en contrebas.
Il s’agrippa à son fragile refuge, à bout de nerfs. Parcouru de spasmes, vidé, sa première
pensée cohérente fut un réflexe sécuritaire.
« Le niveau d’eau grimpe ! C’est pas vrai ! »
Il avisa les sorties de secours : une plaque d’égout vingt mètres plus haut et un boyau sur le
côté. Ressortir maintenant, c’était jouer les pigeons d’argile. Si son ennemie contrôlait les
vannes, bloquait sa puce, elle pouvait s’en servir pour le traquer. Mais comment ? Même les
flics ne disposaient pas de ces moyens. Les juges échappaient à tout contrôle, Clio en était la
preuve vivante.
« Par ici ! »
- Qui est là ?
« Moi ! »
- Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?
Ses yeux furetèrent dans l’obscurité mais ne détectèrent pas de silhouette.
170
SOIF DE JUSTICE
- Montrez-vous !
« Si vous promettez de rester calme. Votre cœur bat la chamade, vos nerfs sont à vif
et vos muscles sont bandés. Vous êtes prêt à me sauter dessus. »
- OK ! OK ! Je me calme, promis.
Il se concentra et le « Ki » réorganisa un semblant de sérénité dans son organisme.
« Je ne vous veux aucun mal. Au contraire, je suis là pour vous aider. Je me nomme
Kia et je suis une Exotique. »
- Vous êtes invisible ? Comment communiquez-vous ? C’est… curieux !
« Je communique par la pensée. Je ne suis pas invisible au sens où vous l’imaginez.
Je vais me montrer. »
- D’accord.
L’air ondoya, se déchira. Deux traits verts s’écartèrent. Dans l’interstice, une créature
s’avança. Une jeune femme prit forme devant lui. Elle portait une robe verte, faite d’un
mélange de tissus et de végétaux intimement liés. Des bottes en peau masquaient ses jambes.
Sa ceinture comportait plusieurs dizaines de minuscules réserves tenant avec des boutons. En
bandoulière, deux besaces complétaient sa tenue sylvestre. Elle avait visage et forme humaine
mais son teint laiteux était aussi pâle que celui d’un albinos, l’irisation en plus. Ses cheveux,
tombant en cascade jusqu’à la taille, étaient d’une blancheur immaculée. Le plus irréel, c’était
ses yeux verts. Fluorescents. Ils éclairaient l’interlocuteur sans voix. Prius était fasciné et
abandonna toute idée d’agression. Les coloris des vêtements de l’apparition variaient, se
paraient de reflets moirés.
« Pardonnez ma tenue négligée. Si elle manque d’élégance, elle est toutefois plus
adaptée à ce milieu hostile. »
- Je… je… vous êtes une Exotique ?
« Oui. »
- Comment ? Le monde ignore votre existence.
« Nous vivions en secret sous la terre. »
- Vivions ? Vous avez été découvert ?
« Oui. C’est une triste histoire. Avant de vous la narrer, il faut quitter ce piège. »
- Un piège ? Quel piège ?
Elle désigna la plaque d’égout au-dessus de leurs têtes. Un bruit métallique de crochet
agrippant le cercle résonna dans le conduit.
« Vite ! »
- Non !
Kia disparut dans le boyau. Prius se jeta à la suite de l’Exotique avant qu’une salve de tirs
sombres ne racle les parois du puits. Le juge n’en pouvait plus. Sa jambe avait enflé, la
171
Soif de justice
pourriture ambiante n’aidait pas la guérison. Il se cognait contre les pierres du conduit trop
étroit pour sa carrure de combattant. Contraint de progresser tête baissée, avec une patte
folle, il perdait du temps. Sa compagne courait tête haute, avantagée par sa modeste taille.
Encore que courir… ce n’était pas certain. Il crut la voir flotter lorsqu’elle bifurqua à une
intersection. Il se dit que son esprit ou l’éclairage blafard lui jouaient un tour.
« Suivez-moi ! Tenez bon, Prius ! »
- Vous en avez de bonnes, vous. J’ai une jambe en bouillie et rien pour me soigner. J’ai une
dingue à mes trousses, équipée avec une arme destructrice. Je suis en train de suivre une
Exotique sortie de nulle part dans les égouts. A part ça, tout va bien.
« Il convient de mettre de la distance entre elle et nous. C’est une question de vie ou
de mort. »
- Je l’imagine.
« Je perçois une certaine ironie dans vos propos mais il n’y a pas de place pour le
doute. Nous devons gagner le collecteur des eaux usées. Là-bas, nous rejoindrons la
forêt et nous y serons en sécurité. »
- Ben j’en doute quand même ! L’autre folle ne va pas me lâcher. Elle a tué… elle a…
Il s’arrêta, épuisé, abattu. Kia revint vers lui :
« Debout, juge ! »
Ses lèvres translucides ne s’écartaient pas d’un millimètre lorsqu’elle s’exprimait. Cette vision
de visage lumineux mais immobile, accompagné de paroles, avait de quoi désorienter.
- Je n’en peux plus. Ma jambe va céder. Et puis… elle a tué Ibiza. Cette pourriture a tué
Ibiza. Elle n’avait rien fait, elle était innocente, douce, aimante. Pourquoi ? Pourquoi sa mort
me touche-t-elle ? Je suis un juge « Ki », la mort, je la donne en châtiment. C’est une chose
naturelle qui ne me révolte pas. Sauf lorsqu’elle est injuste, comme les victimes de Matiz,
comme Ibiza. Mais pour elle, c’est… c’est… différent. Kia, qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne
comprends plus. Plus rien. Pourquoi êtes-vous là ?
« Pour vous sauver, Prius. »
- Vous connaissez mon nom ? Comment ?
« C’est une longue histoire, Prius. Je vous en prie. Il faut me suivre. »
- Je ne peux plus. Je ne veux plus. Partez. Laissez-moi. Elle va venir, elle va prendre ma vie et
je rejoindrai Ibiza. Je n’ai plus d’autre envie. Je ne comprends pas pourquoi je suis comme ça,
pourquoi je parle comme ça. Mais je sens que ma mort sera bénéfique pour tout le monde.
« C’est l’énergie noire… Elle dévore votre raison. Laisse-moi vous soulager quelque
peu. »
Elle posa une main sur sa joue, geste de tendre affection. L’émotion la gagna. Elle joignit ses
mains et forma une coupe. Elle y déversa des larmes de lumière émeraude, pleurant de tout
son saoul. Elle apposa le liquide recueilli sur la vilaine blessure du fugitif. Les chairs
grésillèrent sans générer de douleur. Le nectar de vie se répandit sur la cuisse, animé d’une
172
SOIF DE JUSTICE
âme le guidant vers les zones à guérir. La quantité ne suffisait pas. La souffrance fut soulagée
mais pas effacée. Le temps pressait trop pour que la source de l’Exotique produise de quoi
supprimer la brèche.
- C’est… c’est… un miracle ! Vous êtes… un ange ?
« Pas du tout. Nous avons des dons assez spéciaux, j’en conviens. »
- C’est… vous… qui m’avez sauvé une fois, n’est-ce pas ?
L’intensité lumineuse de sa peau augmenta.
« Oui, c’était moi. »
- Et Ibiza ?
« Aussi. »
- Vous avez tenté de la sauver, tout à l’heure ?
« Oui. »
- Mais il aurait fallu des litres et des litres de larmes pour la guérir, n’est-ce pas ?
« Oui. Je suis désolée. »
Le combattant secoua la tête, le visage animé d’un désir de vengeance.
« Venez. Il ne faut pas qu’elle soit morte pour rien. »
- Je sais… J’ai seulement besoin… de faire une longue pause… penser ou ne plus penser…
Que tout s’arrête, que j’ai le temps de…
« Vivre ? »
- Peut-être… Oui… Vivre…
« Alors venez, Prius. Je n’aurai pas assez de larmes pour vous sauver une seconde
fois. »
Il se remit debout et grimaça. Il estima son autonomie à quelques centaines de mètres, guère
davantage. Ils se remirent en route. Il se fia à son guide, désormais privé de l’assistance de
son électronique.
***
La famille Fiesta avait ordonné le scellement des égouts à l’aide de barreaux inoxydables,
résistants à la plupart des chalumeaux. Les eaux s’écoulaient mais les résistants ne pouvaient
pas emprunter ces conduits pour se déplacer à leur guise. Les troupes gouvernementales
disposaient, elles, de télécommandes pour les manœuvrer. Prius connaissait sa leçon par
cœur :
- Inutile d’user de faire appel au « Ki ». Cet alliage résiste à n’importe quoi.
« Nous allons passer par là. »
173
Soif de justice
Kia désignait l’une des ramifications étroites reliant les voies principales au tout premier
collecteur, utilisé en cas de pluies surabondantes. De là, ils pourraient rejoindre la forêt. Le
boyau, long de cinquante mètres environ, serpentait en évitant les pieux de consolidation du
rocher de Gaïa. Il fallait ramper dans cette conduite âgée de cent ans, rouillée, infestée de
rats, de vermines.
- Là-dedans ? Kia, c’est de la folie pure !
« Il n’y a pas d’autre issue. »
- Pourquoi n’ouvrez-vous pas une voie dans l’espace ?
« Ce n’est pas une voie dans l’espace mais un interstice dans le temps. Dans ce
refuge, le temps défile très lentement. Si lentement que votre vision ne peut déceler
l’image de mon corps. C’est une cachette temporelle mais je suis toujours présente
dans le même lieu. »
- J’ai compris. Il faut rentrer là-dedans ?
« Oui. »
- Ben après vous !
« Non, non. Vous passez en tête. Je ne voudrais pas vous voir craquer en cours de
route. »
- Et vous pensez me contraindre à avancer avec vos petits bras ?
« Dans mes besaces, il doit me rester un peu d’herbacée violette en poudre. »
- Et ?
« C’est un urticant très puissant. L’ortie terrestre n’est rien en comparaison. Je vous
en administrerai sur la plante des pieds si vous décidez de stopper. »
- Vous avez de drôles de manières, chez les Exotiques ! C’est bon, j’y vais.
Avec précautions, le Mauricien s’allongea sur le métal rongé. Chaque morceau de rouille avait
l’allure d’une lame de rasoir. Pendant sa formation, il avait repoussé les limites physiques de
sa résistance dans ses derniers retranchements. Il n’avait pas souvenir d’avoir vécu une
pareille épreuve. Avec le temps, le tuyau avait subi des déformations. Il s’étrécissait
dangereusement. Après cinq ou six mètres dans les ténèbres, Prius rencontra la première
difficulté : un coude sur la gauche. A tâtons, il évalua le diamètre. Il n’excédait pas cinquante
centimètres. Son rythme cardiaque fit un bond en avant et franchit la barre des cent dix
pulsations à la minute. Il roula sur la tranche droite de son corps pour engager son buste sur
la gauche. Il rampa par reptations successives. Ses mains palpaient le métal, partout, très
proche. Son crâne heurta la ferraille. Elle s’effrita sous le choc. Il gigota de plus en plus.
- Il n’y a pas d’issue, c’est bouché ! Aïe ! Putain de rouille !
« Calmez-vous, Prius. Je vous en prie. Engagez une main au-dessus de votre tête et
dites-moi si vous heurtez la paroi. »
Il paniqua :
- Y’en a partout ! Partout ! Je suis coincé ! Y’a une saleté de rat qui veut me bouffer le crâne !
174
SOIF DE JUSTICE
« Calmez-vous. Cal-mez-vous. E-cou-tez-moi. Si un rat est parvenu près de vous,
c’est qu’il y a un passage. Ne sentez-vous pas l’air frais balayer votre visage ? La
liberté est là, à portée de main. Il suffit d’avoir confiance en moi et en vous. Faites
exactement comme je vous le dis : placez vos mains au-dessus de votre crâne et
redressez votre tête, basculez-la totalement en arrière, jusqu’à ce que vous sentiez
votre menton engagé dans l’autre partie du S. Vous allez y arriver. »
Les paroles le rassérénèrent, il les suivit à la lettre. Le vent frais soufflait sur sa tête. Il pria
pour que l’ouverture n’ait pas la taille d’un rongeur, s’arc-bouta et s’aida de ses genoux pour
pousser. Sa tête passa. Il soupira avant de reprendre ses efforts. Quelques ondulations plus
tard, il recouvrait une position allongée, à bout de souffle et de nerfs.
- Je n’y arriverai jamais.
« Vous avez fait le plus dur. Croyez-moi. La vie sous terre nous contraint à affronter
des situations extrêmes. Le premier passage d’un S est terrifiant. Je ne connais
personne qui n’ait pas tremblé, qui n’ait pas eu envie de renoncer. Il faut être acculé
pour avancer. A présent, vous allez poursuivre votre progression, avec sérénité. Nous
avons franchi sept ou huit mètres, pas davantage. Mais le collecteur désaffecté n’est
qu’à cinquante mètres. C’est de la routine pour moi, c’est de la pacotille pour un juge
« Ki ».
- Vous êtes sûre ?
« Vous voulez goûter de l’herbacée violette ? Il paraît que c’est plus intolérable
lorsque c’est administré sur une plaie à vif… »
- OK ! J’avance !
Trois mètres plus loin, il y eut une nouvelle difficulté. Et encore une autre après. Et une
autre. Une autre… La progression parut durer une éternité durant laquelle il maudit les
rongeurs, les araignées, les toiles d’araignée, les vers visqueux, la pourriture, les odeurs… et la
claustrophobie.
***
La lumière perçant l’obscurité rendit les derniers mètres plus faciles. A la sortie de la
tuyauterie, Prius reçut un violent coup de barre sur le crâne. La giclée de sang fut sa dernière
vision avant de basculer dans le vide, dans les eaux puantes de Gaïa. Il fit une chute de six
mètres et coula à pic. La relative fraîcheur du bouillon le ranima. Il reprit ses esprits.
Une silhouette s’enfonça dans l’eau, non loin de lui. Sa cervelle faisait un raffut du diable. Son
sang attira le plongeur comme un requin affamé. La lame d’un couteau de chasse fendit l’eau
à quelques centimètres de ses yeux. L’apparence gracile, les cheveux longs et sombres,
l’identité de son agresseur était un secret de polichinelle. Comment s’y était-elle prise pour le
débusquer là où il surgirait ? Elle était déchaînée et se ruait sur lui comme une lionne
affamée. Il paraît les coups au jugé, sans concentration, l’oxygène lui manquait, la blessure à
la tête l’engourdissait. Une nouvelle douleur le surprit sur le côté. Elle venait de l’opérer de
175
Soif de justice
l’appendicite, à sa façon. Son « Ki » brillait avec intensité. Elle pourrait tenir longtemps à ce
rythme, il était au bout du rouleau.
Dans un dernier sursaut, il bloqua son bras et lui administra une clef. Elle cogna de toutes ses
forces dans l’aine, sur le crâne pour lui faire lâcher prise mais ses muscles, tétanisés par la
douleur et le froid, faisaient l’effet d’un étau. Le couteau s’échappa de ses mains et tournoya
jusqu’au fond du bassin. Elle voulut desserrer l’étreinte pour récupérer son arme : une erreur
grossière qu’elle paya au prix fort.
Prius parvint à la prendre à la gorge. Il serra, puisa en lui la force, la concentra dans l’avantbras et lui broya le larynx. L’eau s’assombrit, envahie de noire énergie. Le Mal lui commanda
d’écraser cette punaise sans vergogne. Il s’en délecta avec jouissance jusqu’à ce que Clio ne
soit plus qu’un pantin inanimé. Il arracha un bracelet attaché au poignet de la défunte
stagiaire, une preuve de son élimination. Il remonta à la surface à la vitesse d’un bouchon de
liège et émergea. Kia lui tendit une main secourable et lut la folie meurtrière dans ses yeux.
Elle se figea, décidée à ne pas se laisser impressionner et lui parla :
« Prenez ma main. Je veux vous aider. »
Le regard de tueur devint vitreux, la tête dodelina. Kia l’empoigna juste avant qu’il ne perde
connaissance. Elle le hissa sur la berge et regarda le corps inanimé de Clio dériver sur les eaux
boueuses de Gaïa.
***
Il avait repris conscience quelques minutes plus tard, allongé sur le béton froid du collecteur
secondaire. Malgré l’ambiance répugnante, il éprouvait une forme de bien-être. Il supportait
la douleur. Kia s’employait à effacer les traces du combat. Elle s’épanchait de tout son saoul.
Une fraction de seconde, il se crut dans ce paradis relaté par ces fous illuminés, les religieux
adorateurs d’un Dieu unique et universel. Cette femme-là avait de quoi ébranler ses certitudes
à propos de ces sornettes. Elle incarnait une part de vérité. Il cherchait un qualificatif pour la
définir et manquait de mots. Le trouble provenait de ses yeux irréels et de sa peau nacrée. Il
l’observait en silence, étonné, ébahi même. Elle dégageait une impression de légèreté,
d’évanescence. Las de chercher le vocabulaire, il supposa que son langage avait été bridé.
- Où est-elle ?
« J’ai vu son cadavre remonter et dériver. Elle a dû tomber plus bas, dans le collecteur
principal. Comment vous sentez-vous ? »
- Comme si un éléphant avait confondu mon crâne avec un siège !
« Un éléphant ? Qu’est-ce que c’est ? »
- Un éléphant, quoi ! Vous ne savez pas ? Non, bien sûr... C’est un animal qui vivait sur la
Terre, ma planète d’origine. Le plus gros mammifère terrestre, pesant dans les cinq ou six
tonnes.
« Impressionnant. Ici, les animaux sont de petite taille. J’aimerais bien voir un
éléphant. »
176
SOIF DE JUSTICE
- En photo seulement ! Ces connards de Terriens les ont tous massacrés ! Tous… morts…
Tous détruits ! Putain de crétins d’enfoirés de Terriens !
« Vous n’aimez pas beaucoup votre planète d’origine. »
- Oh si ! Ce que je n’aime pas, c’est la clique des Ford. Ces pourritures d’Américains nous ont
chassés après avoir gagné la guerre. Ils ont fait des amalgames : étranger signifie terroriste.
Tous ceux qui n’étaient pas chrétiens et bien blancs, ont dû embarquer sur les vaisseaux et
être exilés.
« Vous êtes né sur Tasmania. Vous ne la voyez pas comme votre patrie ? »
Il fit la moue, dégoûté.
- Non… Il pleut tout le temps sur ce fichu caillou. Jamais de soleil. C’est triste à mourir.
« Comment une chose dont vous ignorez tout, peut vous manquer à ce point ? »
- Je suis pilote. J’ai couvert la distance Alpha du Centaure - Tasmania pas mal de fois. J’ai eu
l’occasion de sentir la chaleur d’un astre brûlant. C’est bienfaisant. Je donnerais n’importe
quoi pour découvrir le pays de mes ancêtres. C’était une île entourée d’océans. Un coin de
paradis, comme on dit. Du sable, des palmiers, des eaux limpides traversées de poissons
colorés, du corail, du soleil, des habitants accueillants. Un rêve cruel. Les Tasmaniens sont
bannis de la Terre.
« C’est injuste. Les habitants des mondes devraient pouvoir aller et venir librement
où bon leur semble, en respectant les habitats de leurs hôtes. »
- Comment est la culture de votre peuple ? Pacifiste ?
« Notre philosophie prône le respect de l’autre et de ses différences. Nous louons la
générosité, l’amour, la gentillesse, la politesse. »
- C’est la perfection.
« Non. Notre ignorance de la guerre a été fatale. »
- Vous avez été attaqués ?
« Oui. »
La révélation le révolta.
- Par qui ?
« Des humains. Comme vous. »
- Des juges « Ki » ?
« Non. Des… rebelles… »
- Maudits rebelles ! Combien sont-ils ?
« Je l’ignore, Prius. »
Elle baissa la tête, honteuse :
« J’ai fui lors de l’attaque. Je… je suis la seule à avoir échappé à leurs griffes. Mon
peuple a été réduit en esclavage et est obligé de fabriquer des… »
- … armes ! Des armes au solarium. Une gemme couleur grenat, c’est ça ?
« Oui. »
177
Soif de justice
- Saleté de rebelles ! Il faut que je sache combien ils sont. Vous pourriez me mener jusqu’à
leur repaire ?
« Vous voulez nous aider ? »
- Ma vie, c’est traquer ces terroristes. Et cette fille, qui m’a attaqué, soutenait leur cause. Elle
possédait une de leurs armes. Une arme qui a abattu Ibiza.
« Je suis désolée. »
- Vous n’y êtes pour rien. Vous avez fait plus que vous ne pouviez pour nous épargner la
mort. Nous irons chez vous. Je vous le promets. Je vous le dois, Kia.
« Merci. »
Elle sanglota. Il recueillit les larmes revitalisantes et les appliqua sur ses plaies. Elle sourit. Il
était pragmatique. Il n’y avait pas de place pour les sentiments dans son cœur. Pas encore.
Mais, lorsque le temps viendrait, de quelle nature seraient-ils ?
***
La nuit était tombée. La pluie clapotait sur la surface de l’eau. Le tandem progressait dans les
eaux saumâtres. Prius se murait dans le silence et ses yeux sondaient son environnement, sans
ciller. Il n’avançait que mû par son instinct. Un frémissement agitait parfois ses lèvres,
trahison de révolte imprécise, de haine. Kia se retournait à intervalles réguliers ; elle craignait
de le voir renoncer. Ses inquiétudes se confirmèrent, il stoppa net, hébété, le visage balayé par
les trombes d’eau venues du ciel. Elle le prit par la main et le mena près de la berge boueuse.
Une racine aérienne leur offrit un abri provisoire. L’arbre aux larges feuilles dentelées les
protégeait des précipitations. De sa besace étanche, elle produisit une étoffe soyeuse, tiède et
sèche. Elle épongea le visage du juge, impavide.
« Prius… Parlez-moi de vos tourments. »
Ses yeux ensommeillés s’animèrent à peine.
- Je… Ibiza est morte. J’ai… mal au ventre. Pourquoi ?
« Sa mort vous touche. Elle vous aimait, n’est-ce pas ? »
- Oui… C’est ce qu’elle répétait. Pourquoi ai-je mal maintenant ?
« Admettre la réalité demande parfois du temps. Le chagrin éprouvé est une variable
propre à chaque être. Votre absence d’estime pour le policier a banalisé sa mort.
Ibiza revêtait une importance cruciale et son absence sera douloureuse dans les jours
à venir. »
- Je n’ai pas été formé pour ça. Pourquoi ce changement ? L’énergie noire a-t-elle un rapport
avec… ces crampes à l’estomac, cette boule bloquée dans ma gorge ?
« J’ai vu cette énergie vous envahir depuis notre rencontre. Elle suscite des fractures
dans votre enseignement. Sa nature haineuse libère les émotions les plus torturées
mais avec cette fuite, coulent aussi les sentiments tels que la compassion, la
tendresse, l’envie. »
178
SOIF DE JUSTICE
- C’est comme si j’entendais une langue étrangère pour la première fois. Ibiza me manque et
cette privation est à la fois… incompréhensible et… insupportable. Je… Kia… Vous avez
déjà éprouvé ces… sentiments ? Comme l’amour ?
Elle baissa le menton. Si sa peau n’avait eu cette couleur nacrée, elle aurait rosi.
« Oui. »
- Pardon… Je… je suis indiscret.
« Non. Il… Le contact avec son esprit a été rompu. Il n’a pas survécu aux mauvais
traitements de ses tortionnaires. »
- Maudits rebelles ! Ils paieront, je les éliminerai un à un ! L’énergie noire les engloutira et ils
souffriront.
« Il est en paix auprès du Dieu de la sève. »
- Il n’y a pas de Dieu.
« En êtes-vous sûr ? »
- Avez-vous la preuve scientifique de son existence ?
« Nous croyons en lui et il se manifeste de manière surprenante. »
- L’avez-vous vu ? Vous a-t-il parlé ?
« Je connais votre anathème, Prius. Vos anciennes religions, pour la plupart d’entre
elles, prônaient le châtiment si le pèlerin n’en respectait pas les commandements.
Elles s’appuyaient sur la sanction, la terreur, l’enfer. La réfutation de l’au-delà a libéré
les craintes. Les Tasmaniens se sont mués en monstres d’égoïsme. L’abolition des
croyances a brisé tous vos espoirs et vous a condamnés à ne plus voir la vie autrement
que sous la forme d’une combinaison chimique de molécules carbonées, d’eau,
animée par l’enseignement parental et social. Vous ne voyez plus l’existence comme
un chemin d’amour récompensé par une vie éternelle, dans le ciel ou réincarné. Vous
voyez chaque être comme de la chair. Sa mort et son œuvre sont sans importance.
C’est cette vision qui change en vous. »
- Cela ne tient pas debout. La science explique quand il y a à expliquer. Elle a expliqué le
« Ki » et pourtant, ses premières manifestations faisaient croire à un miracle. Il n’y avait rien
de miraculeux dans cette chimie énergétique. Et je trouverai une explication scientifique à
l’énergie noire.
« Quelle équation scientifique résout l’amour ? »
- Je… L’amour ? Je… Il n’y a pas d’équation.
« Pourquoi deux êtres sont-ils attirés ? »
- C’est physique, olfactif. Les critères de beauté sont le produit de l’éducation. Il n’y a rien de
miraculeux là-dedans.
« Pourquoi la mort d’Ibiza vous touche-t-elle ? Pourquoi les autres morts ne vous
touchent-elles pas ? »
- J’ai passé du temps avec Ibiza. J’imagine qu’un certain… attachement s’est produit.
« Vous avez passé du temps auprès d’autres juges, autrefois. Huan comptait pour
vous. Avez-vous eu mal à sa mort ? »
- Il était juge et conscient des risques. Sa mort fut une perte considérable pour les « Ki ».
« Vous a-t-elle touché au ventre, comme Ibiza ? »
179
Soif de justice
Il sentait où elle désirait le conduire. Il ne portait pas le même regard sur le décès de la
Paraguayenne parce qu’une rupture s’était produite en lui. Une ouverture, une exposition à la
brûlure sentimentale.
- Non. Cela signifierait que je… l’aimais ?
« La réponse est en vous. Et si c’était le cas, alors que vous n’aviez jamais rien
éprouvé, ce changement n’est-il pas un joli miracle ? »
- Hum… Un miracle douloureux, Kia. La souffrance a toujours été une notion
physiologique. J’en découvre un aspect plus terrifiant. Vous pouvez comprendre, malgré
votre jeune âge, à quel point c’est déstabilisant pour moi.
« Si je peux comprendre, c’est grâce à mon expérience. »
- Mais… quel âge avez-vous ?
« En quelle unité de mesure du temps ? »
- En années terrestres.
« Soixante-trois. »
- Hein ? Mais vous semblez si… jeune… et votre taille…
« L’échelle de temps est différente. Mon peuple tire ses origines du monde végétal
avec lequel il vit en harmonie. Les anciens ont plus de cinq cents de vos années. Je
suis une jeune femme sortie de l’adolescence, si vous désirez un repère. Quant à ma
taille, elle est dans la moyenne de mes compatriotes. Je suis même plutôt grande. »
- Comment est-ce dans votre monde ? Est-il éclairé ? Est-il sec ? Est-il profond ?
« Notre vie s’articule autour des arbres, du bois. Notre cité est magnifique. Vous
verrez demain. Il vous faut du repos, vous êtes à bout, je le sens. Vous tenez à
réfléchir mais vos forces déclinantes ne le permettent pas. Essayez d’accueillir le
repos comme un bienfait et non une perte de temps. »
- Vous lisez dans mon esprit malgré ma puce militaire ?
Elle eut un sourire amusé.
« Votre puce ne protège pas votre cœur… Allez, dormez. Je veillerai sur vous. »
Il s’allongea sur la racine, la tête près de ses jambes. Elle exhalait une multitude de parfums
fleuris, enivrants. Ils lui rappelaient le stand de la défunte marchande ambulante, Diane. Et
d’autres souvenirs, infiniment plus lointains. Elle apposa une main légère sur son front. Les
tensions internes s’évacuèrent sous l’effet de l’enchanteresse. Des larmes spontanées
perlèrent et soulagèrent son mal. Elle les accueillit comme un don du ciel.
***
Un éclair déchira la nuit. Le tonnerre ébranla l’atmosphère. Le vent se leva, la tempête
approchait. L’Exotique secoua le juge rivé dans ses rêves.
- Hein ? Qu’est-ce qui passe ?
180
SOIF DE JUSTICE
« L’orage se prépare. Nous devons repartir. »
- Pourquoi ? Je ne suis pas en… état ?
Son épaule et sa jambe blessées étaient opérationnelles. Aucune affliction. Elle était penchée
sur lui ; il croisa ses éclats émeraude. Elle était adossée à l’arbre et sa nuque reposait sur les
cuisses de l’Exotique. Elle lui adressa l’explication.
« J’ai versé quelques larmes d’espoir... Vous vous sentez capable de reprendre la
route ? »
- Je pense. Toute cette flotte m’indispose. Avant, je n’y aurais même accordé une seconde
d’attention. Aujourd’hui…
« Vous changez. »
- L’énergie noire ?
« L’énergie noire. »
- Elle va me tuer ?
« Je ne fais qu’observer sans la certitude de comprendre. Elle ouvre des brèches dans
votre carapace. L’amour comme la folie peuvent s’y engouffrer. »
- Elle va me tuer… Elle l’a fait une fois, dans le métro.
« C’est vrai. »
- C’est une bête tapie au fond de moi, prête à dévorer la main qui la nourrit.
« N’y songez plus. Ces pensées vous torturent et vous paralysent. »
- Vous avez besoin d’un juge fort et impitoyable pour libérer votre peuple, n’est-ce pas ?
« Non. Je recherche votre intelligence et votre peur naissante, vous menant à
l’inquiétude, à la prévenance, à la compassion. »
- Je n’ai jamais eu peur de mourir.
« Mais ? »
- Maintenant… Je… je me sens mourir. Je veux dire, l’être Prius que j’ai toujours connu. Que
je croyais connaître ! Mes convictions s’ébranlent. Je voudrais que le temps marque une petite
pause, une toute petite. Je voudrais… rester là… immobile mais… le devoir m’appelle sans
cesse.
« S’il faut partir, c’est surtout parce qu’il est dangereux de rester sous les arbres
pendant l’orage. Dans une heure, nous serons au terme de notre voyage. »
Elle l’aida à se redresser. Elle descendit dans le marais et se retourna. Elle plongea la main
dans sa besace et lui offrit une barre verdâtre d’un aspect peu ragoûtant.
« Grignotez. C’est de la vitalité concentrée. »
- Qu’est-ce que c’est ?
« De la nourriture. C’est assimilable par votre organisme. »
- L’aspect me fait douter. C’est du gazon haché ?
« En quelque sorte. C’est une variété d’épinard au goût de carotte. C’est épaissi avec
du tapioca et sucré avec le miel d’une larve butineuse. »
- Ah ?
181
Soif de justice
Il considéra la friandise avec perplexité. Après tout, il s’était déjà farci des œufs de cent ans, à
l’allure ignoble et à l’odeur tenant plus du musc que du fumet. Il croqua, certain de mettre ses
papilles à rude épreuve. Il n’en fut rien. C’était à son goût, voire délicieux ! Il se laissa glisser
dans l’eau.
« Cela vous plaît ? »
- Oui.
« J’en suis heureuse. Les apparences sont parfois trompeuses. N’est-ce pas ? »
- Oui.
« Mais votre instinct vous souffle comment surmonter vos à priori et vous guide vers
la vérité. Je vous suis depuis quelques jours et j’ai pu noter une mutation de votre
perception. Votre capacité d’analyse progresse d’heure en heure. L’énergie noire n’a
pas que des inconvénients : elle renforce votre système de défense mentale et isole
votre esprit. En contrepartie, elle vous livre aux sentiments et vous rend plus fragile. »
- C’est paradoxal.
« Ibiza vous avait livré les premières explications. Vous n’y avez pas cru. Votre esprit
s’ouvre avec lenteur. Votre enseignement de juge « Ki » et la puce militaire ont bridé
vos émotions. Elles sont enfouies en vous, bien dissimulées. »
- Quel intérêt aurais-je à débusquer ces… sentiments ?
« Vous pourriez enfin… vivre. »
« Vivre ». Le verbe résonna à l’infini. Kia s’empara de sa main libre et le tira. Etait-il sonné ou
en pleine réflexion ? Malgré ses prédispositions à la télépathie, la jeune femme ne pouvait
percer les barrières du juge. Elle espérait un miracle, qu’il s’ouvre bientôt. Elle ne pouvait pas
savoir que pour y parvenir, il devrait traverser la pire épreuve de sa vie. Une expérience qui
avait viré au désastre dans le crâne de Matiz.
***
Un Tasmanicus gigantus aux racines épaisses et noueuses se dressait parmi ses congénères
démesurés. Rien ne le distinguait de ses semblables mais pour Kia, il était différent. Son tronc
affichait un diamètre d’une quinzaine de mètres. A l’instar de certaines variétés de sapins
terriens, ses branches, implantées au ras des eaux, formaient de vrais barreaux d’échelle. Sans
souffrir du vertige, avec une bonne dose de courage et d’entraînement, il était possible
d’atteindre la cime.
« Il faut grimper. »
- Pourquoi ?
« L’entrée est là-haut. »
- Vous vivez dans les arbres ? Comme les singes ?
La question lui soutira un sourire amusé.
« Non. Venez. »
182
SOIF DE JUSTICE
L’ascension les mena à une douzaine de mètres au-dessus des flots. Le tronc se séparait en
cinq ramifications de sections plus modestes. Au cœur de l’embranchement, une plate-forme
permettait de reprendre son souffle. En posant le pied dessus, Prius comprit l’astuce. Le bois
sonnait creux. Kia dévoila une trappe faite de la même essence. Un escalier en colimaçon,
sculpté au cœur du Tasmanicus, s’enfonçait dans les entrailles végétales. Kia servit de guide et
passa en premier. De sa besace, elle extirpa un cristal de roche translucide. Au contact de
l’obscurité, il se mit à briller. L’éclat stupéfia Prius. D’où tirait-il l’énergie ?
Il ralentit le rythme et effleura les parois suintantes. La sève perlait entre les couches d’écorce
formées pour cicatriser la saignée opérée dans le bois. Il en récolta une noix et la fit rouler
entre son pouce, son index et son majeur. La consistance crémeuse l'abasourdit ; il s’attendait
à une nature sirupeuse, collante. L’onctuosité masquait une autre sensation.
Kia s’arrêta et se retourna, visage enjoué, un sentiment de confiance dans ses prunelles
irréelles. Elle n’objecta pas de remarque sur leurs impératifs et le laissa déambuler sur les
chemins de la découverte. Il eut une réaction inattendue qui enthousiasma l’Exotique. Il racla
la surface de la cage d’escalier, jusqu’à ce que ses mains fussent couvertes de sève. Il les
contempla quelques secondes. Le pouvoir pénétrant de l’onguent était stupéfiant : il voyait les
principes actifs se décomposer et se mêler à son épiderme. Il reprit une rasade et l’étala sur
son visage. De ses paumes, il massa les joues, le menton, le front, la gorge et en étala sur le
crâne entier, jusqu’à absorption complète. Il était incapable de justifier son geste d’une façon
rationnelle, hormis l’apaisement indéniable procuré par la crème. Il ferma les yeux pour
mieux isoler ses sensations. Il les rouvrit, étonné.
- Qu’est-ce qui m’arrive ? Je… j’entends… quelque chose.
« Décrivez-le-moi. »
- C’est difficile. Cela ne correspond en rien à ce que je connais. C’est… comme si… une
musique lointaine venait jusqu’à moi. Vous l’entendez ?
« Toujours. »
- Qu’est-ce que c’est ?
« Le chant de la vie. »
- Le chant de la vie ? Ce sont les vôtres qui chantent là-dessous ?
« Tous ceux qui ont rejoint la sève depuis des millénaires et qui insufflent la vie. »
- Je n’y comprends rien !
« Encore un peu de patience… Descendons, il nous reste une longue route à
parcourir. »
Chemin faisant, il ne put s’empêcher d’effleurer le bois et de caresser la sève. La musique se
précisait, l’envahissait, pansait ses plaies, qu’elles soient blessures de combat ou de l’âme. Ils
atteignirent une cavité plongée dans l’obscurité. Dès que Kia entra, les roches devinrent aussi
lumineuses que le soleil.
***
183
Soif de justice
Les yeux anthracite se fossilisèrent sur l’homme d’Etat, de dos. La cristallisation silencieuse
généra une onde de suspicion. Elle parcourut la colonne vertébrale de l’administrateur et
s’infiltra dans ses synapses. Aucun être autre que son zélé Spider n’avait un regard aussi
pesant. Il fit volte-face et devina ses pensées. Il se faisait le rapporteur de nouvelles
alarmantes.
- Un chasseur s’est crashé en pleine ville, monsieur. J’ai pris la liberté d’envoyer des Panthères
Noires pour anéantir les traces de l’appareil. Quelques civils trop curieux ont fait l’objet de
mesures attentionnées. Ils ne témoigneront plus de la bataille qui a suivi la manœuvre fatale.
- Et le pilote ?
- Sa puce militaire ne répond plus aux signaux. Ou Clio se trouve hors de portée, ou bien
mon élève est décédé.
- Et Prius ?
- Même hypothèse. Cependant, Clio a cessé d’émettre quelques minutes avant le juge.
- Il l’aurait donc vaincue ?
- La chronologie tend à asseoir ce scénario. Il est légitime d’imaginer qu’il s’en est sorti,
malgré les blocages de son électronique. L’énergie noire s’intensifie.
- Enfer et damnation ! S’il a survécu et qu’il s’est abrité dans la forêt, avec cette maudite
Exotique, il va développer ses pouvoirs !
- Souhaitez-vous que je me lance à sa poursuite ?
- Non. Avertissez Matiz. Nous n’avons pas de certitudes mais deux précautions valent mieux
qu’une. Si Prius est vivant, nul ne sait ce qui va se passer dans sa satanée cervelle.
L’Hindou s’effaça du bureau hexagonal. La porte matelassée étouffa les violents coups
assénés par l’administrateur sur son mobilier. Sa rage décuplait à l’idée que ses projets
puissent souffrir du moindre retard. Accessoirement, il devrait se dégoter une petite garce
aussi fondue de sexe que Clio et c’était un sacré challenge.
***
Les yeux écarquillés, Prius suivait son guide avec docilité. Comment diable les sous-sols de
cette partie du monde pouvaient-ils être d’une sécheresse parfaite alors que les immeubles
d’habitation souterrains de Gaïa, implantés sous le rocher de Cook, puaient l’humidité et la
moisissure ? Pourquoi les concrétions calcaires s’illuminaient-elles au passage de Kia ? De
quels pouvoirs disposait la jeune femme ? Pourquoi n’éprouvait-il ni faim, ni soif, ni besoins
impérieux ? Et la musique, pourquoi était-elle aussi douce et puissante à la fois ? Quelles
étaient ces voix mêlées, pareilles à des chants grégoriens ?
Les questions se bousculaient dans son esprit. Il brûlait d’envie de les soumettre à la sagacité
de Kia mais elle fendait l’obscurité sans frotter le sol escarpé, pressée d’atteindre son objectif.
Comment flottait-elle ? Encore des questions, pas une réponse.
La pente ne cessait de s’accentuer. Il était incapable de préciser à quelle profondeur il se
trouvait mais il s’estimait à une bonne centaine de mètres sous la surface.
184
SOIF DE JUSTICE
Ils empruntèrent une cascade de marches. Il les compta, machinalement. Le compteur
dépassa les deux cents. Donc, encore cinquante mètres supplémentaires. Le pallier déboucha
dans l’ombre. L’Exotique entra et la voûte s’illumina. Nuit étoilée, galaxies tourbillonnantes,
mondes en formation, l’univers en mouvement. Prius se figea, stupéfait. De sa gorge nouée
ne sortirent que des onomatopées.
Il faillit rompre la loi du silence sur les expressions religieuses en lâchant un retentissant
« Seigneur ! ». Les limites finies de l’espace n’existaient pas. Son oreille interne battait la
chamade ; sans une épaule secourable de Kia, il perdait l’équilibre.
Une comète raya le firmament. Il la suivit des yeux et fut entraîné dans son sillage, arraché à
la réalité. Il prit le fouet de la chevelure de glace et de feu en plein visage. Vitesse
vertigineuse, craquements de la matière s’éparpillant dans le vide spatial, accélération et
écrasement à couper le souffle, rien ne lui était épargné. Et pourtant, il survivait. La main de
Kia le détourna de l’univers. Ses yeux se posèrent sur ses prunelles fluorescentes. Tout cessa.
- Je… je n’ai jamais assisté à un pareil spectacle ! Ce planétarium est… démentiel ! La
musique s’est amplifiée lorsque j’ai chevauché la comète ! Comment ça marche ?
Elle s’éleva jusqu’à lui et prit son visage entre ses mains. La gravité marquait ses traits d’une
empreinte fraîche.
« Ce n’est pas un planétarium. C’est un miroir dimensionnel. Restez près de moi si
vous ne désirez pas être arraché à cette planète et finir à demi-fou. »
Il la considéra avec une certaine hilarité, bien que les circonstances ne s’y prêtent point.
- Vous plaisantez, n’est-ce pas ? Nous sommes bien dans une grotte et un projecteur
tridimensionnel sophistiqué à l’extrême a réussi à tromper mes sens ? Hein ?
Elle se mura dans le silence et se contenta de le pousser en avant. Elle prit quelques dizaines
de centimètres d’altitude et usa de son propre corps gracile pour faire écran entre lui et le
dôme. Sa tenue sylvestre se dissipa au profit d’une toge taillée dans un voilage aérien.
- Comment faites-vous ? Vous manipulez les molécules ? Vos costumes possèdent des
propriétés mimétiques ?
« Hâtons-nous, je vous en prie. »
Elle esquivait ses questions avec de moins en moins de ménagement. Lui mentait-elle ?
Comment savoir puisque son cerveau n’était pas pourvu de puce passive lisible par ses
avantages électroniques militaires ? Bon sang ! Cette fille lévitait, changeait d’apparence
vestimentaire à volonté, l’amenait dans un endroit féerique et son esprit cartésien, d’ordinaire
inébranlable, ne trouvait rien à redire. Qu’est-ce qui déraillait dans sa cervelle ? Pourquoi,
malgré l’absence d’explications, se trouvait-il dans un état de béatitude quasi idyllique ?
Pourquoi ne protestait-il pas ? Pourquoi ne lui arrachait-il pas des réponses par la force,
185
Soif de justice
comme le lui avait enseigné l’école « Ki » ? Il n’en savait rien et s’en moquait. Elle le guidait
vers un objectif indéfini, comme si elle seule le connaissait avec précision. Ses sens perturbés
criaient grâce. Il était étourdi, grisé. Il avait envie de voler près de Kia, de partager son
existence, de la découvrir, de la serrer dans ses bras. Comme une symphonie grandiose, sa
liesse s’envola lorsqu’ils franchirent une porte invisible. Ils étaient ailleurs. Elle était chez elle.
***
La cité des Exotiques avait été baptisée « Sylvania ». Tout comme les premières cavernes, la
cavité s’était embrasée de lumière à l’arrivée de la jeune femme. Le domaine était un joyau de
chalets aux formes tarabiscotées, d’essences blondes, aux toits relevés comme des pagodes
asiatiques. Chaque habitation trônait au cœur de jardins multicolores. Fleurs, plantes, arbres
fruitiers proliféraient avec la bénédiction d’abeilles aux allures de coléoptères, bourdonnant
d’un végétal à un autre. Les cultures manquaient de soin : le peuple d’Exotiques était absent.
Une brise tiède faisait frissonner les herbes et murmurait une mélodie apaisante. Le monde,
son monde, revivait avec entièreté, juste par la magie de sa présence. Quelques secondes
avant son entrée, il était en léthargie, en attente de l’improbable retour des familles ravies à
leur paisible destin.
Hormis une bâtisse colossale, identique aux églises norvégiennes en bois, assemblage de
flèches aux tailles diverses, les autres constructions n’excédaient pas deux niveaux et
accusaient des mesures raisonnables. Un sentiment d’égalité, d’harmonie et de beauté frappa
Prius en plein cœur.
- J’ai vécu trente années sans me douter une seconde que ce paradis existait sous mes pieds.
« Cette information doit rester secrète. Pour l’éternité. »
- Je comprends. J’ai tellement de questions à vous poser.
« Venez dans la demeure de mes parents. »
- Où sont-ils ? Prisonniers ?
« Je l’imagine. Il n’y a personne ici. »
- Il faudrait fouiller chaque maison pour s’en assurer.
« C’est inutile. Je suis en relation avec chaque Exotique. Aucun d’eux n’est présent en
ces lieux. »
Ils traversèrent une artère de taille modeste, serpentant entre les collines de roche. Rien
n’avait été rasé au bulldozer pour bâtir. D’ailleurs, il n’y avait pas trace d’une machine de ce
genre. Pas de taxi, de moyens de transport. La cité avait l’allure d’un hameau dont le tour
n’excédait pas quelques dizaines de minutes. Un œil sur la capacité d’accueil des chalets, Prius
estima la taille de la communauté exotique à trois cents âmes.
De charmants ponts de bois enjambaient des rus apaisants bordés de pierres arrondies, de
lichens, d’arbrisseaux. Les chalets se distinguaient les uns des autres par des enseignes de bois
sculpté au sein desquelles les visages des habitants se matérialisaient sous forme
d’hologrammes d’un réalisme troublant. Les œuvres d’art mobiles lui apprirent quelques
éléments sur le peuple souterrain. Les yeux luminescents, les chevelures immaculées et les
peaux translucides étaient le trait d’union génétique entre les membres. Le sourire, marque
186
SOIF DE JUSTICE
indélébile de joie de vivre, s’affichait sur les visages. De tous les personnages animés
s’échappaient la légèreté, la bonté, la bienveillance. La simple vision de cette humanité
soulageait le poids intérieur pesant sur son cœur. Comment les rebelles avaient-ils pu les
incarcérer ? Comment avaient-ils pu ne pas être sensibles à ces êtres exceptionnels ?
L’aveuglement et la surdité des terroristes dépassaient ses capacités de raisonnement.
Kia stoppa face à une demeure. Elle fut prise d’une fébrile hésitation, comme si elle
s’apprêtait à violer un sanctuaire. Prius avisa l’hologramme d’accueil ; quatre personnes y
figuraient, visages souriants. Il supposa qu’il s’agissait de ses parents et de son frère ou de son
fiancé. Non, son frère : les traits du jeune homme étaient d’une ressemblance surprenante. Il
éprouva un besoin de confirmation.
- Votre famille ?
« Oui. Mes défunts parents et mon frère jumeau. La gémellité est une curiosité
rarissime chez nous. D’ordinaire, il n’y a qu’un enfant par famille. La reproduction
ne fonctionne qu’une fois au cours de notre existence et avec son… complément.
Notre double naissance est un signe puissant du dieu de la sève. »
- Les dieux sont des inventions humaines, destinées à se rassurer. Il n’y a ni multitude de
dieux, ni entité unique pour régir le monde. La vie fait place au néant de la mort.
« Je respecte votre absence de foi. Je connais l’histoire de la Terre et de ses peuples,
depuis l’aube de l’humanité. »
- Par quels moyens ?
« La toile aux ondes. Avec elle, nous captons toutes les transmissions et les
retranscrivons dans des cristaux mémoriels. Nous vous étudions avec grand intérêt
mais aussi avec une méfiance certaine. Et les faits nous ont démontré que nous
avions raison de vous craindre. »
- J’avoue que j’ai du mal à comprendre. Des toiles aux ondes ? Des cristaux mémoriels ?!
Votre technologie paraît…
« Naturelle ? »
- Oui, c’est le terme… approprié.
Elle l’invita dans la demeure. La porte d’entrée franchie, Prius ressentit une vague de bienêtre. Kia le nota mais le laissa fureter. A l’instar de certaines constructions terriennes, il n’y
avait qu’une immense pièce centrale dotée d’une piscine ronde de taille modeste. Des
escaliers menaient aux étages faits de mezzanines successives. L’éclairage, issu de cristaux
lumineux, se nichait dans une multitude d’anfractuosités aménagées dans le bois.
L’atmosphère chaleureuse invitait à la halte.
« Vous me demanderez pourquoi j’ai décidé de solliciter votre aide, à vous et à nulle
autre personne. La réponse tient dans vos sensations présentes. Vous êtes différents
des autres humains, même des autres juges « Ki ». Votre puissance peut décupler
votre sensibilité. Le bois omniprésent de notre maison vous adoucit. Les ancêtres qui
y ont vécu, distillent leurs heures heureuses dans le moindre nœud des poutres. Vous
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ressentez l’énergie positive de l’habitat, vous entendez les chants créés pour unir la
maison et ses habitants dans l’étrange alchimie de l’harmonie. Voici la source. »
Elle désignait le bain de sève, clef de voûte de la vie sociale.
« Nous nous plongeons dedans dès que notre corps le réclame. Il y a trop de temps
que je n’ai pas eu ce bonheur…»
Sa robe transparente tomba sur le parquet. L’absence de pudeur le surprit mais bien moins
que les détails de l’anatomie de son hôtesse. Les rondeurs féminines ne s’achevaient pas
comme attendues. Ses seins, sans mamelon, s’apparentaient à un vestige en forme de deux
collines. Son mont de Vénus, glabre, était dépourvu de fente. Pas de lèvres, pas de clitoris, ni
de canal urinaire. Ses fesses charnues n’étaient séparées que par l’esquisse d’une vallée et ne
dissimulaient pas le moindre orifice. Son corps avait perdu les fonctions de base comme la
reproduction sexuée ou l’expulsion des résidus de la consommation alimentaire. Les
Exotiques incarnaient l’étape ultime de l’évolution, affranchis des nourritures terrestres et de
la copulation animale. Aucun artifice mécanique ne les maintenait en vie. Elle ne pouvait pas
être une machine ou alors, elle était un concentré de technologie absolue, dotée de tous les
raffinements.
« Les anges n’ont pas de sexe. »
Où avait-il entendu cette phrase ? Pourquoi la dimension religieuse se développait-elle en lui
alors qu’il la réprouvait avec acharnement ?
Elle se plongea dans la sève en exhalant un soupir de plaisir manifeste. Les bras ballants, il
contempla la scène. Elle tendit une main vers lui.
« Venez… »
- Je peux ? Ce n’est pas dangereux ?
« Non. Les sensations seront aussi agréables que celles éprouvées en recueillant la
sève du tronc. Détendez-vous. Vous n’allez pas vous dissoudre ou disparaître, avalé
par l’évacuation. Il n’y en a pas. »
Elle sourit de sa gentille moquerie, cela le mit en confiance. Il se sépara de ses frustres avec
lenteur car il souhaitait lui laisser le temps de le détailler. Elle se redressa, intriguée. Il
descendit les marches et s’enfonça dans le fluide crémeux. Kia s’avança jusqu’à lui, l’installa
contre la paroi du baquet et l’enfonça jusqu’au niveau du cou. Elle le massa afin que la sève
s’incruste dans les pores. Il la laissa faire, sans un mot. La musique jouée dans son esprit
s’amplifia, les voix s’élevèrent à l’unisson pour le bercer d’un indescriptible envoûtement et
chasser ses illusions. Il souleva son bras gauche, alourdi par la masse. Le dessus de l’avantbras se modifiait : une cicatrice, datée de son apprentissage à l’école des « Ki », s’effaçait
comme un mauvais souvenir. La sève, douée d’une intelligence inexplicable, remettait sa peau
en conformité avec ses séquences génétiques.
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Muet d’admiration, paralysé par la stupéfaction, il ne savait ni réagir, ni parler. Kia ne disait
mot mais profitait du bain de jouvence avec une évidente plénitude. Les chants grégoriens
apaisaient son esprit, son coeur. L’avalanche de sensations l’envoyait au septième ciel, à la
quintessence de la félicité. Kia se tourna et s’allongea dos contre lui. Elle prit ses bras et les
reposa contre sa poitrine. Elle se lova contre lui et tourna son visage d’éphèbe vers lui. De
cette vision, il tira un ravissement absolu.
« Nous sommes en communion avec tous les miens. Vous le sentez ? »
Il s’entendit avouer un impensable :
- Oui.
« Votre esprit et votre cœur s’ouvrent. Vous êtes prêt. Je vais vous conter notre
histoire. »
Il la serra un peu plus dans ses bras et posa son menton sur son épaule. Les yeux rivés sur sa
peau translucide, il se laissa emporter par le rythme des ondes cérébrales.
***
Un tunnel de fraîche date s’enfonçait dans la pierre. Des centaines de conduits, percés sous le
rocher de Cook et ses alentours, offraient une palette d’échappatoires aux rebelles. Une
galerie de trop leur avait révélé Sylvania et ses étranges habitants. La surprise passée, les
Tasmaniens s’étaient intéressés aux pouvoirs des Exotiques, surtout leurs dons innés pour la
technique naturelle et leurs immenses connaissances médicales. La découverte avait eu lieu
quelques semaines avant l’avènement du mage. Prius, en juge accompli, s’était informé :
- Quel mage ?
« Je l’ignore. Les prisonniers n’ont pas eu l’occasion de découvrir son visage. Il porte
la chasuble en permanence et se fait appeler « Maître » par ses disciples. Il possède
des pouvoirs démoniaques et les utilise contre les miens ou contre les rebelles,
indistinctement. Les habitants de Sylvania n’ont pas pu m’apporter d’autres
renseignements. Il nous faut y aller pour en apprendre davantage. Vous pouvez
refuser si vous le souhaitez. Après tout, ce n’est pas votre combat.»
Prius avait frémi, pris d’un incompréhensible mais terrible pressentiment. Kia avait sauvé sa
vie, il avait une dette d’honneur. La mort d’Ibiza faisait de cette guerre, sa guerre. Il avait
déclamé :
- Allons-y !
Le boyau serpentait. Ses concepteurs avaient exprimé la volonté délibérée d’y perdre les
intrus. La roche s’assombrissait au fur et à mesure que Kia s’éloignait de la cité. Les voix
enchanteresses s’étaient tues depuis longtemps, l’atmosphère s’était alourdie, l’humidité
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Soif de justice
absente du village perlait dans les interstices et l’odeur de charogne et de mort se répandait
dans le conduit. L’état de grâce vécu là-bas, dans le « paradis », s’évanouissait. Le retour aux
sensations tasmaniennes était des plus désagréables, malgré le bénéfice du bain de sève.
Le bain… L’immersion était fantastique. Tout bien réfléchi, il s’agissait de son souvenir le
plus heureux. La seule évocation heureuse de sa vie. Ses expériences du combat, autrefois
objets de sa fierté, avaient tout à coup un curieux goût d’amertume. Comment pourrait-il
préférer la lutte à la joie de la sève, nourrie avec les âmes des défunts Exotiques chantant
dans son esprit ? Des essences sous l’aile d’un dieu immatériel mais troublant, présent dans la
nature, la lumière souterraine. Ses convictions athées avaient subi un séisme de forte
magnitude. Son esprit, formaté par son éducation, peinait pour admettre l’impensable
qualificatif à propos de Kia : « angélique ». Comment imaginer un autre terme ? Après tout,
les anges mentionnés dans les religions passées n’étaient peut-être que des peuples secrets,
avancés, évolués.
Kia prit sa main pour lui éviter de dévier et de s’emplâtrer sur les parois. Ses yeux surnaturels
ne faisaient pas grand cas de l’obscurité totale ambiante. Le contact avec la paume le
tranquillisait. L’essence exotique transpirait de sa peau ; ses principes actifs agissaient encore.
Ses doigts se mêlèrent aux siens avec fébrilité. Il se crispa, les sens en alerte.
« Nous sommes proches de leur monde. Vous le sentez, n’est-ce pas ? »
- Le « Ki » se manifeste parfois de curieuse manière. Et… Bon sang !
« Qu’y a-t-il ? »
- Ma puce militaire reçoit des fréquences. Elle est opérationnelle. Je n’ai plus mes accès au
réseau mais elle peut émettre. Il y a des relais de communication informatique pas loin d’ici.
Cela veut dire qu’ils ont la capacité à espionner les transmissions tasmaniennes. Et si mon
sens de l’orientation est correct, nous sommes… sous Gaïa ! Revenus au point de départ !
Les rebelles se terrent juste sous l’objet de leurs cibles et non dans la forêt, comme
auparavant. Sous notre nez !
« Dans ce cas, ils disposent d’accès secrets à la surface, non ? »
- C’est certain. Kia… J’éprouve une étrange appréhension.
« C’est de ma faute, Prius. En ouvrant votre cœur, j’ai entrebâillé la porte aux
sentiments, à tous les sentiments. Y compris la peur de mourir que vous ignoriez
avant notre rencontre. »
- L’initiation valait la peine d’être vécue.
Ils poursuivirent en avant, jusqu’à ce que la lumière déchire les ténèbres. A quelques
centaines de mètres, se dressait le camp secret des rebelles. Les doigts de la main libre de
Prius se refermèrent lentement, le poing serré à meurtrir les chairs se para de deux couleurs.
La proximité des renégats excita sa haine incommensurable ; il avait été engendré pour les
éradiquer. Il lâcha la main de Kia et s’irisa en une microseconde. Le « Ki » palpait son
univers. Une patrouille venait par la gauche. Deux hommes.
Tel un fauve affamé, il fondit sur eux. Kia se figea, interdite. Ses yeux agiles décomposèrent
l’action image par image. Sa rage instinctive ne se satisfaisait pas des craquements de
vertèbres ou des crânes fracassés. Il fallait que le foie implose, que les poumons explosent en
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SOIF DE JUSTICE
un milliard d’alvéoles crevées, que le cerveau soit en marmelade, que les viscères pissent de
peur. Elle baissa les yeux. La partie était perdue.
***
Le juge grimaça. Les esclaves exotiques étaient prisonniers d’un champ énergétique d’une
nature inconnue. Ils fabriquaient des pistolets, des fusils d’assaut et des pièces plus grosses
destinées à être assemblées sur des véhicules ou des navettes. Il reconnut le modèle de
flingue qui avait failli lui valoir un aller simple pour la morgue.
Malgré les armes au solarium dérobées aux deux hommes de patrouille, il n’avait pas les
moyens de libérer les Exotiques. Le dôme d’énergie résisterait des heures en le bombardant
de faisceaux légers. Ses poings et ses pieds, recouverts de « Ki », grilleraient en une
nanoseconde. Une vague d’impuissance le crispa. La puissance siégeait derrière le champ de
force.
Ces rebelles n’avaient rien à voir avec les terroristes combattus cinq années plus tôt. Leur
organisation militaire sautait aux yeux. Leur uniforme noir l’attestait. Leurs bardas, leurs
infrastructures, leurs quartiers, tout respirait le professionnalisme. La relative faiblesse de
leurs récentes actions de guerre masquait une opération d’envergure. Le renversement de
l’administration Fiesta était un objectif envisageable, à leur portée.
Le couple se rapprochait de l’ennemi par touches successives. Mentalement, Prius
comptabilisait les troupes. Jusque là, il avait dénombré plus d’une centaine de renégats. Une
armée trop fournie pour sa seule personne, même avec l’aide du « Ki ». L’énergie noire
pourrait en avoir raison, à condition qu’il survive à son utilisation et que sa raison ne
chancelle pas. Son inquiétude se gravait sur ses traits et Kia, attentive, n’était pas dupe. Une
sournoise résignation l’envahissait.
Un message sonorisé provoqua un regain d’agitation. Une voix aigrelette ordonna un
rassemblement urgent dans « l’arène ». Prius et Kia se firent discrets et se tapirent dans
l’ombre d’un générateur électrique. Des flots d’activistes jaillirent de toutes parts et
convergèrent vers une salle située dans les profondeurs. Une escouade d’hommes armés fit
son apparition. Au centre, le mage en chasuble tenait un boîtier de transmission radio. Il
l’activa et une porte déchira le champ énergétique. Il ordonna à ses hommes de main de
s’emparer d’un des Exotiques. Kia tressauta et étouffa un cri mental.
« C’est mon frère ! »
Comme si ce dernier avait perçu l’appel de sa sœur, il se tourna dans leur direction et chercha
des silhouettes dans les anfractuosités naturelles de leur geôle.
Prius tremblait de rage. Ce mage encapuchonné… C’était le malheureux qu’il avait transporté
depuis Check Point Charlie. Il en était absolument convaincu et se consumait de honte. Il
avait introduit le loup dans la bergerie. Celui qu’il avait pris pour un gamin désœuvré, extradé
par ces pourritures de Terriens, était leur nouveau leader. Il conduisait des attentats et
manigançait un complot pour renverser le pouvoir en place. Son nouvel ennemi était là, à
portée de son « Ki » mais solidement protégé. Le frère de Kia fut menotté avec de la colle à
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Soif de justice
pince et reçut une mystérieuse couronne électronique, certainement une invention destinée à
le priver de ses pouvoirs de dissimulation temporelle. Le mage laissa une garde armée
jusqu’aux dents devant la prison des Exotiques et réactiva le dôme énergétique. Un
informateur géant s’illumina. Il retransmettait la situation de l’arène. Kia rompit le silence
télépathique :
« Les miens savent que nous sommes là. Mon frère le sait aussi. Que fait-on ? »
Sa voix télépathique était étranglée par l’émotion. Il décela des larmes naissantes dans l’océan
fluorescent de la jeune femme. Elle connaissait la réponse. L’arène se remplissait de centaines
d’adeptes, l’informateur témoignait de secondes en secondes du grossissement des rangs.
L’espoir de libération était vain. Sans le contrôle d’activation du champ de force, sans
renforts policiers puissamment armés, l’assaut était voué à l’échec.
La mort dans l’âme, Prius proposa :
« Glissons-nous au plus près pour découvrir l’identité du mage. Je… je ne peux rien
faire d’autre. Ni pour eux, ni pour votre frère. »
« Je comprends. »
« Kia… Je suis désolé. D’autant plus que… ce mage… même si j’ignore son véritable
visage, je sais comment il est arrivé sur Tasmania. Je… C’était l’unique passager de
mon dernier voyage en tant que pilote. J’ai introduit ce monstre sans savoir qui il
était. Je… je croyais que c’était un gamin désoeuvré. Kia… Je… Je ne sais que vous
dire. »
« Vous ne pouviez pas vous douter. »
« Le « Ki » aurait dû me mettre en garde mais j’étais sous l’emprise de drogues
puissantes. Je n’ai aucune excuse. Je suis responsable des malheurs de votre peuple,
des attentats, du complot qui se trame derrière l’administrateur. Comment ai-je pu
faire preuve d’une telle négligence ? »
« Le moment pour vous fustiger pendant cinq nouvelles années n’est pas le bienvenu.
Ce qui est fait, est fait. Nous savons où se trouve leur base, nous avons une
description sommaire du mage, nous savons comment il retient les miens prisonniers
et comment il les manipule pour mener ses projets à bien. Il faut remonter à la
surface et trouver de l’aide. »
« Comment savoir que nous ne nous adresserons pas à un espion de ces rebelles ? »
« Je le saurai, faites-moi confiance ! »
« D’accord ! Tentons de voir son visage et quittons cet endroit maudit pour le
prendre par la force. »
Ils se faufilèrent jusqu’à un surplomb donnant sur le cirque souterrain. Les adeptes du mage
ânonnaient « Maître ! Maître ! », poings dressés au-dessus de leurs têtes baissées en signe de
soumission. L’ombre se glissa sur l’autel où il devait professer de quelconques sermons pour
entretenir leur fanatisme. Elle esquissa un geste et les cris moururent. Un microphone
amplifia sa voix inexistante, voilée d’une arythmie respiratoire patente.
192
SOIF DE JUSTICE
- Dans cette assemblée se cache un traître.
La consternation défigura les participants. Le brouhaha naissant s’estompa dès que le mage
en eut le désir.
- Ceux qui trahissent la cause, ma cause, doivent périr de la plus atroce manière.
Un tollé d’approbations souligna son discours.
- Voici comment je punirai cette personne !
L’Exotique se figea. Ses yeux fluorescents se braquèrent vers les hauteurs, droit sur sa
jumelle. Son esprit se connecta à celui de sa sœur et se déversa, par relais interposé, dans ceux
de ses congénères. Le mage s’irisa d’énergie noire et la projeta sur le jeune homme. Son corps
convulsa, sa peau se para de taches sombres, grandissantes. Sa silhouette s’affina, ses chairs
bouillirent, ses muscles fondirent, il se recroquevilla, il grésilla. Pas un cri ne s’échappa de sa
gorge, il resta digne et résigné jusqu’à l’ultime seconde où la lueur de ses yeux s’éteignit. Le
contact télépathique se rompit, Kia s’effondra et perdit connaissance, terrassée par la douleur
et l’overdose de chagrin. Son frère acheva de se consumer et devint une masse gélatineuse
tenant dans un sac poubelle.
Dans l’esprit du juge, les pièces du puzzle se mirent place. Le mage avait éliminé Séville, il
était l’auteur du piège dans lequel il avait encaissé le coup de laser au solarium. Il avait équipé
Clio d’un chasseur surpuissant et l’avait initiée au « Ki ». Cet homme possédait le « Ki », qu’il
soit conventionnel ou qu’il soit dénaturé en énergie noire. Ses connaissances scientifiques
démoniaques trahissaient son identité et pourtant, cela ne pouvait être lui. L’évidence était
impossible à défaut d’être impensable. Matiz était mort ! Ce mage ne pouvait être qu’un
fantôme adorateur du défunt. Un garde fit irruption sur l’autel et hurla :
- Maître ! Maître ! Les alarmes silencieuses se sont déclenchées ! Il y a des intrus parmi nous !
Le mage se détendit et recouvrit une apparence plus conforme. L’énergie noire rentra en lui
avec docilité. Il l’avait apprivoisée, il la dominait. Prius eut une vilaine prémonition. Il secoua
Kia, inerte.
- Je sais, fit le mage. Les intrus se dissimulent là-haut !
Il pointa le surplomb où se terraient les espions. Des hommes en arme dégainèrent et firent
feu dans la direction signalée. Prius se jeta en arrière avec son fardeau. La cavité explosa sous
les dizaines d’impacts. Il courut aussi vite qu’il put. Des alarmes retentirent et des lasers
automatiques, surgis de cachettes secrètes, s’activèrent. Les solariums en faisaient de
l’artillerie plus redoutable que celle des fouineurs de classe B ou C. Un déluge de feu le
traqua.
Il prit des tunnels au hasard, se fiant à son instinct. Il s’engouffra dans un boyau mal éclairé
et s’explosa le visage contre un mur invisible. Il s’écroula avec son paquet dans les bras,
193
Soif de justice
sonné comme un boxeur poids mouche face à un adversaire de la catégorie des lourds. Il se
releva, fit une tentative pour percer le champ de force invisible à l’aide de ses deux pistolets
réglés à la puissance maximale. Les faisceaux se perdirent sur la protection, absorbés par son
énergie supérieure.
- Kia ! Bon sang ! Revenez à vous ! Kia !
Il la secoua tant et si bien qu’elle finit par ouvrir les yeux. Elle se redressa, hagard. Des cris,
des bruits de bottes dans leur direction. Elle se concentra. L’espace-temps se déchira, deux
pans énergétiques s’écartèrent. Elle s’empara de la main du juge et le contraint à franchir le
pas. Ils disparurent derrière le rideau temporel.
**
*
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CHAPITRE 10
Les gardes grouillaient dans les tunnels et ratissaient chaque pouce de terrain. Le moindre
interstice était fouillé l’arme à la main, un soldat en embuscade derrière chaque camarade, en
couverture, au cas où. Matiz se mouvait dans les entrailles de la terre, palpant l’atmosphère, à
la recherche d’infimes indices. Le piège tendu avait échoué. Le choc émotionnel causé à la
jeune Exotique n’avait pas duré. Le sacrifice conçu spécifiquement pour la terroriser, grâce
aux renseignements glanés avec un bond dans le futur, devait la plonger dans un désarroi tel
qu’elle aurait perdu le contrôle de ses fabuleux pouvoirs. Sans sa précieuse alliée, Prius aurait
été pris dans les filets énergétiques et il aurait enfin pu le convertir à leur cause ou l’éliminer
après un combat singulier.
Le mage s’engagea dans un couloir assez vétuste, aux parois suintantes d’humidité. Son
énergie noire s’impatienta. Il s’enfonça dans l’artère assombrie par un éclairage vieillissant et
intermittent. A quelques mètres du mur énergétique invisible, il stoppa. Ils étaient là, il le
sentait. Quelque part dans une autre unité temporelle, à l’abri. Impossible de les en déloger. Il
réfléchit en un éclair :
« Si je lève les barrières, Prius va fuir avec sa petite Exotique. Fort de cette échappée et de
l’anéantissement de Clio, il pensera reprendre l’avantage. Soit il va s’adresser aux forces de
police, soit il va se confier directement à l’administrateur. Son aveugle dévotion me conduit à
favoriser cette seconde hypothèse. Il pourrait se méfier des flics mais jamais il n’imaginera
Fiesta en traître. Sa puce militaire l’en empêche. Soit ! Je ne suis pas en mesure de l’arrêter
mais je vais le retarder. Les défenses seront abaissées à l’ultime seconde. Les armes sont
presque prêtes et les six canons spéciaux sont en cours de test. Dans quelques heures, je
pourrai évacuer ce monde et mettre mes plans à exécution. Que Prius soit vivant ou non. »
- Maître…
Le disciple exécuta une génuflexion et se plia en deux. Sans relever la tête, il marmonna,
pétrifié par la peur :
- Nous ne les avons pas trouvés. Ils se sont volatilisés.
- Je sais où ils se dissimulent. Hélas, ils sont hors d’atteinte.
- Le monde des Exotiques ?
- Oui. Postez six hommes ici et qu’ils ouvrent l’œil. Si l’espace-temps s’entrouvre, qu’ils les
abattent sans tergiverser.
- Oui, maître.
Matiz doutait de l’efficacité de sa manœuvre mais une précaution supplémentaire valait mieux
que rien du tout. Il renonça à la traque et s’effaça en silence.
***
195
Soif de justice
Kia luttait de toutes ses forces. Le repli, avec un « passager » à bord, tournait à la bérézina.
Dans cette dimension où l’échelle du temps était ralentie, les électrons du corps du juge ne
tournaient plus à la même vitesse. Les atomes se désolidarisaient, les noyaux éclataient. Tel
l’univers à ses origines, Prius s’éparpillait, sa conscience se délitait. L’Exotique usait de ses
larmes cicatrisantes pour colmater les brèches et le traînait dans la galerie souterraine pour
contourner les gardes prêts à les mitrailler. Son compagnon libérait des cris atroces et la
douleur engendrée décuplait son sentiment de culpabilité. Sa concentration était mise à mal.
Tout à coup, ses efforts surhumains s’évanouirent. La dimension s’assombrit jusqu’à devenir
nuit noire et terrifiante. Alors qu’elle tentait de rouvrir la brèche sur l’autre réalité, elle tourna
la tête vers Prius. Il était méconnaissable. L’énergie noire l’enveloppait de son linceul sans vie
et maintenait toutes les pièces du puzzle en place. Ses yeux étaient corbeau, sans fond de l’œil
ivoire, ni iris lilas. Kia masqua sa terreur de son mieux. Elle ne put contenir un cri de panique
lorsque la gangue noire franchit les limites de son hôte habituel et qu’elle rampa sur sa peau
translucide. La chose savoura son innocence et sa fraîcheur. Elle gagna l’épaule, se régala de
son buste et s’attaqua aux membres inférieurs.
De sa main libre, la jeune femme réclama une réouverture de la dimension traditionnelle. Le
voile se déchira sur une galerie déserte mais ses membres étaient rivés au sol, englués dans
une marée noire. Elle commanda la lévitation à ses centres nerveux ; le flux déversé par le
juge devint flots. La paralysie fut totale lorsque son visage oblong mourut sous une carapace
maléfique. La brèche ouverte sur le monde Tasmanien béait. Ultime bouée jetée dans l’océan
de sa perdition, elle psalmodia :
« Dieu de la sève, viens-moi en aide ! »
Le silence noir musela ses suppliques. Le temps fut suspendu. Soudain, la roche fut prise de
convulsions, comme sous l’emprise de secousses telluriques. Elle se lézarda, bourgeonna et
éclata. Une racine de Tasmanicus Gigantus se fraya un chemin, animée d’une frénésie plus
animale que végétale. La liane plongea dans l’interstice, s’enroula autour de l’Exotique et la
tracta avec puissance. Le « Ki » maléfique ne s’en laissa pas compter ; il jaillit dans le réel et
s’attaqua au bois, avec une voracité neuve et alarmante. La sève perla des nœuds et se
déversa, provoquant un recul de l’ennemi. La coulée s’immisça entre la bête étouffante et la
peau de Kia. Le choc agit comme un détonateur et l’avantage gagna le camp du Bien.
Le couple fut précipité sur le sol. L’étreinte se desserra, la liane se retira, non sans avoir
« observé » le produit de son sauvetage, comme si elle s’assurait de la bonne santé de la jeune
femme. Puis, elle s’évanouit vers la surface à plusieurs dizaines de mètres en hauteur. Kia et
Prius gisaient, inanimés. La malfaisance consentit à abandonner le terrain et réintégra son
émetteur. Un grondement dégressif ponctua sa disparition, comme un chien privé de son os
à ronger.
Kia reprit connaissance la première. Son réflexe initial fut s’éloigner du juge mais elle se
ravisa. Son apparence était normale, Prius n’était plus une menace. Oui mais… vivait-il
encore ? Elle prit son pouls, il était faible. Elle pressa sa poitrine pour forcer les mouvements
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respiratoires. Il s’empara de son poignet, reprenant ses esprits sans tambour ni trompette,
une lueur de folie dans les yeux. Il se figea avant que son geste n’entraîne le bris du poignet.
- Pardon ! Je… Que s’est-il passé ?
Elle résuma en tranchant l’épineuse vérité.
« Nous sommes sortis de notre cachette. »
- C’est trop tôt, non ? Nous n’y sommes pas restés plus de cinq minutes. Pourquoi ?
Cinq longues et cauchemardesques minutes mais il ne les avait pas mémorisées. Le mal que
l’on cause, s’oublie vite et ne sert pas d’avertissement.
« Il y a des problèmes de compatibilité entre cette dimension et la nature humaine.
Nous ne pouvons plus nous y réfugier. Il faut trouver une solution rapide pour nous
échapper. »
- Rapide, rapide. Pas facile ! Je me vois mal creuser un tunnel jusqu’à la surface.
« Pourquoi pas creuser ? Les armes au solarium auront raison du granit. »
Il considéra les deux pistolets débordant de sa ceinture. Il dégaina et ordonna :
- Surveillez les arrières ! Je vais contourner le champ de force sans le détruire.
Il régla au maximum et fit feu. Un bruit assourdissant se propagea dans les galeries. La pierre
se volatilisa. Le solarium possédait une puissance incroyable. L’énergie fusa en traits
discontinus des deux canons. Le souffle de feu provoqua des éboulis mais un passage se
dessina en haut du monticule. Il grimpa, les pierres roulèrent sous son poids. Il injecta une
grosse dose de venin grenat pour tailler la rampe descendante. L’émetteur du champ de force,
un anneau métallique inclus dans la masse, résista.
« Vite ! J’entends des gardes qui viennent dans notre direction ! »
- Couchez-vous !
Du haut de son promontoire, il fusilla dans leur direction. Il fit éclater la voûte, se coupant de
l’ennemi mais aussi d’une possible retraite. Le plafond s’effondra, un nuage de poussière
chargé d’humidité obscurcit leur vision. Au jugé, Prius reprit son excavation comme un
forcené. Le pan céda, l’ébouilli l’entraîna derrière le champ de force. Kia le suivit aussitôt. Ils
mirent plusieurs mètres de distance avant qu’il n’arrose une nouvelle fois le secteur pour
provoquer explosions et effondrements. Il n’y avait plus qu’une issue et il fallait que ce ne
soit pas un cul de sac.
***
- Maître… J’ai une mauvaise nouvelle.
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Soif de justice
- Je sais. Ils se sont échappés. Un événement imprévu a précipité leur sortie. En soi, c’est une
excellente nouvelle. Hâtez les préparatifs de départ.
- Oui, maître. Que fait-on des Exotiques ?
La question ne s’était pas posée. Il parut réfléchir et son faciès s’éclaira.
- Coupez l’alimentation en air dans le dôme énergétique. Ils auront le temps de voir la mort
arriver et lanceront des centaines de S.O.S. dans l’esprit de la fugitive. Elle paniquera et ils
commettront des erreurs.
***
- Monsieur ?
- Pourquoi ce contact ?
- Parce que notre ami le juge est comme les biocats : il a neuf vies.
- Prius est en vie ?! Ah ! J’avais un doute, il est levé ! Je vais envoyer Spider.
- Non. Votre garde personnel ne fera pas long feu face à cette teigne. Laissez-le venir à vous
avec son Exotique et gagnez du temps. Il me faut plusieurs heures pour appliquer le plan
d’urgence.
- Vous déménagez les armes et les vaisseaux ?
- Oui. Il connaît l’emplacement de notre base et va revenir pour la prendre d’assaut pour
libérer les petits hommes blonds et m’empêcher d’agir.
- A-t-il vu votre visage ?
- Non.
- Comment en êtes-vous sûr ?
- Si Prius m’avait reconnu, il aurait fait fi de toutes les règles élémentaires d’un combat perdu
d’avance et se serait jeté sur moi avec la rage d’un cabot dressé pour tuer. Ne vous en faites
pas pour les armes, les navettes et l’équipement lourd destiné au futur croiseur. Ils seront en
sécurité près de Titan 3.
- Et les Exotiques ?
- Je viens de régler ce détail.
- Cette affaire va ralentir mes projets. Il faudra une nouvelle base, de nouveaux esclaves
qualifiés et tout cela sans que rien ne filtre jusqu’aux oreilles de la dynastie des Ford. Au
moindre doute, ces maudits nantis me priveront de mon vaisseau spatial.
- Cela n’arrivera pas.
- Cela vaudrait mieux pour vous.
La communication s’acheva sur cette ultime menace. Matiz jeta un œil sur les images
transmises par les caméras de surveillance : ses hommes étaient dans les temps et les
Exotiques s’inquiétaient. Le poisson mordrait-il à l’hameçon ?
***
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SOIF DE JUSTICE
Un mur de béton achevait la galerie. Il sonnait « creux ». Un signe, plutôt positif. Derrière, un
sous-sol d’habitation ou une cave, leur offrait enfin le ticket de retour à la civilisation
Tasmanienne.
- Ma puce peut émettre et recevoir. Nous sommes proches de modules souterrains
d’habitation. Il doit y avoir un mécanisme pour escamoter ce pan. Il va vous falloir regagner
votre cachette temporelle pour ressortir. En avez-vous les ressources physiques ?
« Oui. »
- Nous devons trouver des renforts, Kia. Je ne peux pas retourner affronter les rebelles sans
une aide extérieure. Vous comprenez ?
Elle ne put soutenir son regard et réprima un sanglot.
- Kia…
Il l’entoura de ses bras et posa son menton sur sa tête.
- Kia… Que s’est-il passé dans l’autre dimension ?
Il n’était pas télépathe mais son « Ki » était si affûté qu’il ciblait les problèmes avec une
douloureuse et embarrassante exactitude.
« L’énergie noire s’est répandue… »
- Je vous ai… blessée ? Est-ce que… elle… a voulu vous… blesser ?
Elle se tourna, incapable de lancer la moindre réplique. La vérité était au-delà de ses craintes.
- Bon sang ! Je ne contrôle plus mon corps. Mon enseignement « Ki » est impuissant à
résister à cette… chose. J’ai failli vous tuer, c’est ça ?
Elle hocha la tête. Elle confirmait. Il s’effondra, paralysé par la peur. Il engendrait sa propre
peur. Il se prit le crâne à deux mains et le serra avec rage, comme s’il voulait expulser la
noirceur tapie dans l’ombre, en embuscade, guettant la moindre de ses faiblesses.
« Les miens vont mourir, Prius. Ils me lancent des appels à l’aide désespérés. Ils…
Oh ! Non ! »
- Quoi ?
« Le système d’aération vient d’être stoppé. Dans quelques heures, ils auront
consommé l’oxygène présent sous le dôme énergétique. »
- Pourquoi cette cruauté supplémentaire ?
« Le mage craint notre retour et prend ses dispositions. »
- Il va foutre le camp avec les armes !
« Que va-t-il en faire ? Détruire la planète ? »
- L’arsenal que j’ai vu, ne suffira pas.
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Soif de justice
« Pourquoi fait-il souffrir les miens ? Pourquoi n’abrège-t-il pas leur existence sans
inutiles et longues tortures ? »
- C’est un piège, Kia. Il veut que nous revenions avant d’avertir les autorités. Il a peur de
nous. Il faut s’empresser de contacter les forces de l’ordre.
« Mais… Si vous transmettez l’information à la police, le monde aura connaissance
de notre existence et nous ne vivrons plus jamais dans le secret. »
- Dans quelques heures, votre peuple aura cessé de vivre, Kia. Définitivement. Quelle est la
meilleure solution ? Je n’ai personne sur qui compter. Je n’avais qu’Ibiza. Je n’avais qu’elle.
C’était la seule personne importante à mes yeux. Elle était… unique. Pourquoi est-ce que j’ai
mal au ventre à chaque fois que je l’évoque ?
« Vous l’aimiez. »
- Ah ! Son truc d’amour, là, vous y croyez aussi ?
« Oui. Il faut y croire sinon, les miens vont mourir. »
- Vous croyez que l’amour va les sauver ?!
« Votre compassion va les sauver. »
- Ma compassion ?!
Tout se bousculait dans son esprit. L’énergie noire le tirait vers le dédain, l’égoïsme mais Kia
le suppliait et son cœur, tout au moins son esprit, n’était pas insensible à sa supplique. La
confusion régnait en maîtresse dans sa cervelle, il ne parvenait plus à ordonner ses priorités.
Les images du passé récent défilaient à un rythme effréné, l’acculant à l’immobilisme. Il fit
appel à son instinct de juge « Ki » et agit. Deux faisceaux laser firent voler le béton en éclats.
La brèche sur la cave ouverte, il ordonna :
- Donnez-moi d’autres barres végétales. Trouvez Master le Jamaïcain et débrouillez-vous
pour le convaincre de nous aider ! Moi, j’y retourne. Seul.
Le ravitaillement effectué, il fonça dans le piège, tête baissée. Kia, une seconde
décontenancée, s’évanouit dans la dimension parallèle et s’enfonça dans les entrailles de Gaïa.
***
L’échappée tonitruante avait scellé le passage emprunté à l’aller. L’effondrement de la voûte
avait relâché la surveillance des gardes dans cette artère précise. Une donnée que le juge en
furie comptait bien exploiter. Les gravats s’étaient amoncelés, le déblaiement était une tâche
titanesque sans l’aide d’engins excavateurs et de matériaux de soutènement. L’énergie blancbleu bouillonna et l’enveloppa de sa puissante protection. Il avança ; la roche resta de marbre
et vacilla à peine. L’énergie noire prit le relais sans lui demander d’approbation, commandant
ses membres, ses cellules. Elle le ravagea contre sa volonté, le consuma, en fit un Autre. Il se
coula dans les pierres fracturées, les liquéfia de son fiel ténébreux. La matière gicla, le boyau
vomit, repoussé par la force invisible. Répulsion du minéral face à l’animal.
Un à un, les filaments de tungstène incandescents s’évanouirent en fumée, enrobés par la
masse qui s’avançait, menaçante. L’obscurité gagna des droits inaliénables. Alertées par les
claquements secs du métal poussé dans ses retranchements, trois patrouilles convergèrent et
200
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fondirent sur l’intrus. Ce dernier ouvrit les hostilités à une vitesse surpassant leurs capacités
visuelles. L’impitoyable boucherie débuta.
***
Le disciple frisait la crise d’apoplexie lorsqu’il se présenta devant son maître. De leur guide ou
de l’agresseur entamant leurs troupes, il ne savait qui craindre le plus. Il allait perdre la vie,
quoiqu’il advienne. Il s’inclina devant le plus puissant des êtres, offrant sa nuque en signe de
soumission absolue :
- Maître… Une personne s’est introduite dans les galeries.
Matiz baissa les yeux sur le pauvre hère :
- Que les gardes s’en chargent !
- Maître… Les gardes tombent un à un, submergés par une créature maléfique disposant de
pouvoirs… euh… similaires… aux… vôtres.
Le porteur considéra l’information avec intérêt.
« Ingénieux, Prius ! Tu n’as rien perdu de ton sens inné pour la stratégie… »
- Accélérez l’embarquement ! Donnez la priorité au super canon au solarium et quittez la
planète. Rendez-vous au point convenu. Je vous y rejoindrai dès que j’aurai réglé le cas du
juge Prius.
- Nous n’aurons pas le temps de tout emporter, maître.
- Faites au mieux. Concentrez les forces armées sur l’assaillant. Que les femmes transportent
les armes et qu’elles s’abritent dans les navettes ! Exécution !
- Oui, maître !
Le fidèle s’évanouit dans les tunnels. Matiz demeura figé. Son calme apparent masquait un
terrible sentiment de colère. L’administrateur Fiesta avait joué avec le feu en déterrant Prius
et en lui balançant Clio entre les pattes. A présent, il encaissait les conséquences des
errements de son patron. Quel stupide abruti ! Il fallait limiter le gâchis, coûte que coûte. Et
pour y parvenir, il devait affronter Prius, par la parole ou par les poings. Le convaincre ou le
vaincre. La bête noire, tapie au fond de ses cellules, piaffait d’impatience.
« Calme-toi, ma belle ! Si Prius se révèle rempli de haine, comme je le pressens, tu auras
l’occasion de te repaître de ses chairs ! »
Il retira son aube et se vêtit d’une tenue plus adaptée au combat. Elle était faite de cuir blanc.
Il lorgna sur son poignet et sourit. Il détenait un avantage de taille.
***
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Soif de justice
La bataille avait des allures de jeu vidéo mené tambour battant par un adolescent accroc à la
manette. L’ennemi surgissait en masse de partout, puisant dans des réserves à la limite de la
réalité virtuelle. Les faisceaux se croisaient et s’entrecroisaient dans un vacarme d’explosions
continues. L’assailli, baigné d’un halo noir, devenait furtif et biaisait la précision des tirs. En
réponse aux agressions, il écharpait sans pitié et déchaînait les souffrances.
A l’agonie sous leur chape mortelle, privés d’air, les Exotiques assistaient au conflit
surréaliste. La gangrène sombre s’étalait au fur et à mesure que les rebelles tombaient comme
des mouches, terrassés par leur incrédulité, leur impuissance. Prius n’était plus qu’une
machine à tuer, sans un égard pour ses adversaires, ni pour les victimes d’étouffement. Les
armes au solarium, déterminantes dans un combat rapproché, supérieures dans un espace
confiné tel que des grottes, n’entamaient pas la détermination du juge. Mais comment
qualifier de simple « détermination » l’attitude impitoyable du rouleau compresseur ? Il se
déchaînait, éradiquait, massacrait avec un ravissement grandissant. Lorsqu’un tir le rasait de
trop près, sa colère centuplait et l’émetteur périssait avec une sanction accrue.
Minute après minute, Prius gagnait du terrain, les cadavres s’accumulaient. Des ordres
fusèrent, des mouvements humains se firent jour, les rebelles battirent en retraite, dans une
direction unique et précise. L’abandon provoqua une aspiration de ses forces vitales suivie
immédiatement d’une expiration physique de l’énergie. Des hordes de jets sombres
transpercèrent son épiderme, ses vêtements et rebondirent sur les parois. Guidés par leur
instinct avide, les serpents démoniaques se faufilèrent dans les coudes rocheux et atteignirent
leurs cibles de leurs morsures mortelles. Quelques victimes supplémentaires…
Le gros de la troupe trouva refuge derrière l’immense panneau métallique manœuvré par de
puissants moteurs électriques. En une vingtaine de secondes, les survivants clorent le combat,
à l’abri derrière la porte blindée. Prius s’approcha de l’antre ; il effleura le métal, sentit les vies
palpitantes qui lui échappaient. Les battements de cœur s’éloignaient : les rebelles se sentaient
en sécurité, ils se concentraient sur leurs tâches, programmées de longue date. Leur chef avait
prévu des plans de secours en cas d’attaque.
Le juge aurait dû avoir recours à la réflexion pour trouver un moyen de leur mettre des
bâtons dans les roues, pour découvrir la commande libérant les Exotiques, pour prévenir les
forces de l’ordre. Mais l’énergie noire lui ôtait toute pensée cohérente et intelligente. Elle le
tenait entre ses griffes, elle en faisait sa marionnette. Il se détourna de ces misérables
vermines poseuses de bombes. Son instinct lui soufflait qu’un autre adversaire s’affairait à
quelques encablures de sa position. Il se faufila dans l’obscurité, sourd aux râles des
Exotiques, à l’agonie.
***
La simple porte de bois vola en éclats. Les échardes s’éparpillèrent dans la cavité éclairée
comme en plein jour. Une zone de vie confortable côtoyait des installations scientifiques de
premier plan. Prius n’en avait cure. Il n’avait d’yeux que pour une créature insignifiante,
maigrelette, dissimulée sous une tenue de cuir blanc, les traits masqués par une cagoule. De la
viande à griller sous le feu roulant de sa soif de mort.
202
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Il lança l’énergie noire à son assaut, pour la dévorer. La « victime », suscitant plus la pitié que
la crainte, se défendit. Un noir linceul se déploya sur sa ridicule silhouette et l’attaque du juge
fut émoussée. Il rengaina son maléfice. Celui de l’adversaire fut ravalé de manière identique.
Comme si deux chiens enragés s’étaient faits face et qu’à la première morsure, ils avaient eu le
goût d’une consanguinité dans la bouche…
- Décidément, cher Prius, tu m’étonneras toujours !
Une once de conscience s’immisça dans les neurones du juge. Sa respiration perdit sa
sérénité, son cœur s’emballa. Cette voix… Cette silhouette rabougrie… Cette combinaison
de juge « Ki »… Non ! Il cauchemardait, il allait se réveiller à bord de sa navette, sous le
martèlement de la pluie. Il était victime d’une X-time défectueuse, il avait abusé des drogues,
il avait rêvé de Clio, Terrano, Ibiza et de cette Kia inouïe. Il sombrait dans la folie.
- Non…
Le masque tomba et dévoila une caricature de visage, aux vestiges de peau écarlate, aux
oreilles inexistantes et au nez tronqué. L’être était méconnaissable. Un feu sans nom avait fait
fondre sa matière organique. Mais ses yeux perçants ne trompaient pas.
- Matiz ! Matiz ! C’est…
- Impossible ?
- Tu es mort ! Je t’ai vue crevée, espèce de pourriture !
- Et tu crois avoir eu une hallucination ? J’étais presque mort. C’était sans compter sur le
fabuleux pouvoir de guérison des Exotiques.
- Tu les connaissais ?
- Moi ? Non… Mais notre cher administrateur Fiesta est au courant de leur existence depuis
des lustres. Il avait eu vent de leurs larmes miraculeuses et de leurs nombreux dons. Il avait
juré de garder le secret si les Exotiques lui livraient leurs précieuses perles salées. Il avait
amassé une quantité inimaginable du liquide inaltérable. Il s’en est servi pour me ressusciter.
- Impossible ! Impossible ! L’administrateur hait les rebelles ! Il exige leur anéantissement !
- Comme tu es naïf, mon pauvre Prius. Tout ça, c’est à cause de ta puce militaire. Elle te
contrôle et t’aveugle, selon la programmation ordonnée par ton cher maître. Fiesta n’a jamais
voulu la destruction des rebelles. Jamais puisqu’il m’a créé.
- Quoi ?
- Fiesta m’a inventé.
Prius était si abasourdi que ses sens furent insensibles à une discrète présence. Kia… Une
rumeur s’amplifia dans les grottes. Elle n’était pas venue seule. Master avait succombé aux
arguments de la jeune femme, à moins qu’il n’ait été subjugué par sa beauté et par la
promesse d’une improbable conquête exotique.
- Fiesta m’a repéré dans l’école des « Ki » et m’a proposé d’infiltrer et de contrôler les rebelles
en devenant l’un des leurs. J’avais pour mission de mener des actions précises. A chaque fois,
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Soif de justice
de véritables opposants, des puissants ambitieux se trouvaient dans le lot de victimes. Jusqu’à
l’attentat de Titan 1. Je devais éliminer une escouade d’hommes influents par une action
d’éclat. Mais… cela ne s’est pas passé comme mes calculs l’avaient déterminé. Je n’avais pas
fait de faute. J’ai été trahi par Fiesta en personne, j’en suis convaincu.
Le juge était pétrifié, partagé entre l’envie de l’écouter davantage et le désir de l’étrangler de
ses propres mains, jusqu’à ce qu’il soit sûr que Matiz ait exhalé sa dernière bouffée de gaz
carbonique. Ses mains tremblaient de peur et de rage mêlées.
- L’administrateur a exhibé mon corps, triomphant. Ensuite, il m’a ressuscité et expédié sur
Check Point Charlie.
- En terre ennemie ? C’est un conte à dormir debout !
- Sais-tu quel lien unit Fiesta et Ford ?
- Un lien ?
- Oui… ils sont cousins. Fiesta est en réalité un Ford. Il n’a eu aucun mal pour me placer à
Check Point pour ma longue convalescence. Il voulait que je me fasse oublier mais se gardait
la possibilité de faire appel à mes services. C’est là que j’ai découvert les propriétés du
solarium. C’est aussi durant ces années que j’ai appris à maîtriser l’énergie noire et que j’ai
exercé mon influence sur ton esprit, à distance.
- C’était toi…
- Oui. Je devais t’ôter coûte que coûte toute velléité d’enquête. Le plus simple consistait à te
plonger dans la culpabilité en permanence. Je n’avais pas le choix. Je te connais, mon vieil
ami. En pleine possession de tes moyens mentaux, tu aurais eu tôt fait de comprendre la
situation. Les drogues ont parachevé le travail. Ensuite, j’ai proposé mes découvertes à
l’administrateur Fiesta.
- Quelle générosité ! Tu lui as proposé d’équiper des vaisseaux spatiaux avec des armes de ta
conception ? Je n’en crois pas un mot ! L’administrateur ne sait pas quel danger il court.
- C’est en partie vrai. Il a passé commande pour envahir la Terre dont il est l’héritier légitime,
mais je n’ai pas l’intention de le livrer. Je n’oublie pas qu’il a voulu me supprimer. Je vais lui
faire payer en lui jouant un tour à ma façon. D’ailleurs, tu ferais mieux de te joindre à moi si
tu ne veux pas mourir. Cette pourriture t’a suffisamment manipulé avec sa petite protégée,
Clio. Prius… Affranchis-toi du joug de Fiesta, détruis ta puce militaire et rejoins nos rangs.
Ensemble, nous pourrions investir une planète et en faire l’utopie dont le sage Sonata rêvait.
- Tu mens ! Tu tentes de me trahir une fois de plus ! Tu complotes, comme toujours !
- Soit ! Que ce soit avec ou sans toi, j’attaquerai la Terre au nom de Fiesta. Une vilaine piqûre
de moustique, juste assez faible pour préserver la Terre mais assez virulente pour réveiller le
lourd géant, le déchaîner contre Gérald Fiesta.
L’énergie noire enveloppa Prius.
- Et tu crois que je vais te laisser faire ?
La sombre compagne de Matiz crépita à son tour.
204
SOIF DE JUSTICE
- Bien sûr ! Après que je t’ai tué…
Les ténèbres engloutirent l’espace. Malgré sa protection dans un autre espace-temps, Kia
recula, terrorisée. Les maîtres « Ki » donnèrent une nouvelle définition de la folie meurtrière.
D’un mouvement parfaitement synchronisé, les deux hommes passèrent à l’offensive. Plus
loin résonnaient des explosions. Master et ses amis délivraient toute leur puissance de feu
pour déloger les rebelles reclus dans leur bunker blindé. Mais aucun d’eux n’osait pénétrer
dans le puits noir ouvert dans un conduit aux relents de mort. Des cris inhumains, venus des
enfers, s’en échappaient et les glaçaient. Des hurlements de bêtes immondes libérées de leurs
cages.
***
Les combats faisaient rage. Tous les rebelles n’avaient pas trouvé refuge dans leur forteresse
inexpugnable. De nombreux combattants défendaient leur territoire face à Master et à ses
camarades miliciens recrutés en toute hâte. Le grand fumeur de haschich se débrouillait à
merveille en meneur de troupes. Le groupuscule, composé presque exclusivement de
compatriotes féminines, était d’un sexe qu’il connaissait et qu’il subjuguait aisément. De les
commander à la braguette à les mener à la baguette, Master n’avait pas hésité à franchir le
pas.
Le générateur principal lâcha, plongeant les cavités dans l’obscurité quelques instants. Les
auxiliaires prirent le relais mais le Jamaïcain donna des ordres pour les réduire au silence.
L’enclos infranchissable cernant les Exotiques tomba. Des torches autonomes fendirent la
nuit et révélèrent un désastre humanitaire. Les êtres blonds de petite taille gisaient en grand
nombre, sans vie. Kia fuit le combat des titans et se précipita pour porter secours aux siens.
Soins classiques ou larmes exotiques, la liste des êtres à sauver était vite dressée. Les parents
de Kia n’étaient plus de ce monde. Cette découverte macabre lui soutira de bénéfiques larmes
mais elle fut impuissante à faire revenir les plus mal en point. Elle tomba à genoux, vidée,
affaiblie, sans prêter attention aux dernières rafales d’armes automatiques faisant taire les
rebelles.
Grâce aux coups de boutoir de puissants explosifs, la porte blindée céda enfin. Master
s’introduisit avec quelques comparses. Il resta interdit face à la démesure des lieux. Là avaient
été aménagées les navettes des rebelles. Le hangar gigantesque s’était vidé de ses vaisseaux.
La petite armada de Matiz avait réussi à prendre la tangente, via un tunnel serpentant dans les
entrailles de la planète et émergeant quelque part, direction l’espace. La défense aérienne de
Tasmania frôlait le désert. Le gouvernement de Fiesta allait prendre la pâtée du siècle.
Quelques machines-outils fonctionnaient encore ; ils avaient déguerpi avec précipitation. Les
assaillants découvrirent l’usine à transformation de navettes. Les moyens des rebelles étaient
sans rapport avec leurs actions terroristes. Master en prit la mesure immédiate. Le silence le
figea. Les cris de bête avaient cessé. Il braqua deux torches dans la direction du conduit
maudit. Les traits de lumière s’enfoncèrent profondément. L’énergie noire s’était tue. Une
vibration déchira l’air, un vrombissement, un autre vaisseau spatial quittait la base secrète des
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Soif de justice
rebelles, à partir d’une autre cachette. Le chef des renégats s’échappait. L’homme aux rastas
sans fin jura :
- Merde ! Prius… Ne me fais pas ce coup-là, man !
Il fonça sans réfléchir. Kia comprit et se redressa. Elle emboîta le pas du Jamaïcain, peu
rassurée.
Il courait à grandes enjambées, armes à la main, prêt à faire feu. Elle flottait avec grâce et
vitesse, ses longs cheveux blonds ballottés et tirés en arrière. Ils atteignirent le champ de
bataille. Les appartements du Maître étaient méconnaissables. Le moindre objet avait été
brisé, explosé ou broyé. Les murs avaient été léchés, noircis par le feu démoniaque de
l’énergie noire. Les lieux étaient imprégnés de mal, comme si Satan avait livré bataille en
personne contre l’un de ses lieutenants les plus vicieux. Des combattants, il n’y avait plus
aucune trace. Master investigua plus en avant, Kia resta interdite devant la scène. La lutte
sans merci devait avoir dépassé un niveau de violence que son esprit pacifique était incapable
de concevoir.
Elle s’avança avec prudence, la voûte affaiblie menaçant de s’affaisser à tout instant et les
monceaux de gravats roulant sous ses pieds. Elle s’éleva de quelques centimètres et arpenta le
terrain de l’affrontement. Ses yeux perçaient l’obscurité sans l’aide d’aucune torche. Ils
s’arrêtèrent sur un détail. Des doigts à l’épiderme sombre dépassaient sous une épaisse plaque
de granit. Ses ondes cérébrales heurtèrent celle du Jamaïcain :
« Master ! Venez vite ! Je l’ai trouvé ! »
Le trafiquant rappliqua armes au poing. Il s’agenouilla, tâta le poignet, à la recherche du
pouls. Au bout de quelques secondes, il s’effondra :
- Non… C’est pas vrai ! Prius ! Man ! Réveille-toi !
Il secoua le bras dans l’espoir de provoquer une réaction du corps. Rien n’y fit. Chaque
seconde qui passait, comptait. Son arrêt cardiaque durait depuis plusieurs minutes ; c’était
suffisant pour griller son cerveau. Il plaça ses mains sous la roche et banda ses muscles pour
la déplacer. Peine perdue, elle pesait au moins une tonne, voire davantage. Il tira de toutes ses
forces sur le bras à nu mais le juge supportait la masse entière. Il avait suffoqué sous le poids
de la matière brute.
Master engagea un magasin de balles explosives dans son arme et déchargea contre la pierre.
Des éclats et de la poussière volèrent en tous sens. Le chargeur vidé fut éjecté et remplacé. Le
mitraillage en règle reprit de plus belle. Alertés par les explosions à répétitions, quelques
comparses vinrent aux nouvelles. Les belles Jamaïcaines ne tenaient pas à perdre leur étalon.
- Aidez-moi, les filles ! Ordonna Master après s’être délesté de cinq chargeurs.
La dalle mortuaire ne couvrait plus qu’une fois et demie le corps du malheureux perdant.
Master avait allégé la besogne. Ils ne furent pas trop de huit pour déplacer le pan restant.
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Prius était victime de nombreuses fractures ; les membres disloqués ne laissaient pas le
moindre doute là-dessus. Il pissait le sang par le nez, les oreilles et les yeux. Master s’écarta. Il
avait vu assez de cadavres dans sa vie pour en reconnaître un. Malgré tout, il donna des
ordres à une jeune femme :
- Balance-lui une dose de Z-Wakeup.
« A quoi cela sert-il ? »
- A réveiller les mecs qui font une overdose. C’est un mélange de dopamine, de pyridoxine,
d’atropine, d’eau oxygénée et de particules ferreuses chargées d’électricité. S’il ne réagit pas
avec ça, il est foutu.
La fille, promue au grade d’infirmière – elle savait se servir d’une seringue pour s’injecter
toutes sortes de substances hallucinogènes -, sortit le flacon de tonicardiaque d’une trousse
de secours. Elle inséra l’aiguille d’une shooteuse, remplit le réservoir et balança le liquide
directement dans le muscle cardiaque. Kia s’agenouilla et n’eut pas besoin de se concentrer
pour verser quelques larmes. Elle les déposa avec délicatesse sur les iris figés de la victime.
Cette dernière demeura sans réaction. Kia leva le menton, un léger sourire sur les lèvres et
lança un S.O.S des yeux :
« Pouvez-vous m’aider à le transporter jusqu’à notre cité, Sylvania ? »
- Il est mort, Kia. Désolé de te dire ça comme ça, mignonne mais il n’y a plus rien à faire. Il
n’a pas survécu.
« Ce n’est pas sûr. S’il vous plaît… »
- Je ne suis pas venu jouer les brancardiers. Juste filer un coup de main au juge qui m’a sauvé
la mise à plusieurs reprises. C’était un renvoi d’ascenseur, rien de plus.
« J’ai besoin de votre aide. Sans vous, je ne pourrai pas ramener les miens à Sylvania.
Ni Prius. Là-bas, j’ai une chance de le ramener à la vie. Je vous dédommagerai. »
- Et comment ? Vous n’avez pas de yens !
« Nous cultivons des plantes, des champignons. Certains ont des propriétés qui
pourraient vous intéresser. »
- Du genre hallucinogène ?
« A voir des choses invisibles et incroyables. De quoi exciter votre imaginaire. »
- Attention, jeune fille ! J’ai une imagination sans borne.
« Vous serez dans l’extase. »
- Tope-la ! Tu as prononcé la formule magique. Vous deux, aidez-moi à charger Prius sur un
brancard de fortune et filez-lui un coup de main pour embarquer les plus faibles ! Nous
filons vers Ecstasy Land, les filles !
- Chouette ! Cool, Master ! Répondirent les minettes en transe.
Quelques minutes plus tard, la troupe abandonnait le quartier général des rebelles. Une
trentaine d’Exotiques avait survécu. Quelques femmes, trois hommes et des enfants. Du
peuple avancé, cultivé, pacifique, il ne restait presque plus de membres. Matiz les avait
exterminés avec cruauté et la meurtrière énergie noire du juge Prius, perverti, inconscient,
avait fait le reste en négligeant les prisonniers à l’agonie. Leur survie ne tenait plus qu’à un fil.
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Soif de justice
Kia en était consciente mais elle était confiante. Lorsqu’ils atteignirent Sylvania, Master,
subjugué, ne put s’empêcher d’avouer :
- Dingue ! J’ai encore rien fumé et j’hallucine déjà !
***
Soucieux de son image, le maître de Tasmania choyait toujours son apparence. Cela passait,
entre autres, par un rendez-vous hebdomadaire avec une manucure personnelle qu’il avait
choisie bien faite et docile. Mais là, il n’en pouvait plus d’attendre et se rongeait les ongles, un
à un, animé de tics nerveux impérieux. L’épaisse moquette du bureau s’imprimait d’un sillon
irrégulier lorsque Spider, son âme damnée, fit enfin son entrée.
- Alors ?
- Fine Spy a comptabilisé le passage groupé de dix-huit navettes. Plus une autre vingt minutes
plus tard.
- Matiz a donc réussi à s’échapper. Avec les deux navettes en ma possession, le compte y est
presque. Il a bien travaillé. Parfait !
- J’ai peur que vous vous réjouissiez trop vite, monsieur. Les satellites ont déterminé la
trajectoire des vaisseaux. Ils ne se dirigeaient pas vers Titan 3, comme convenu.
- Quoi ? Vous êtes sûr ?
- Oui, monsieur. La direction est diamétralement opposée.
- Opposée ? A quel point ?
- Leurs coordonnées indiquent… Alpha du Centaure.
- Check Point Charlie ? Cette petite pourriture va livrer mes armes à ces putains de Terriens !
- Ou pire…
- Pire ? Expliquez-vous !
- Il pourrait attaquer la Terre.
- Et me couper l’herbe sous le pied ? Il risque d’être déçu ! Il va se faire étriller. Ce n’est pas
avec vingt misérables navettes qu’il va mettre Ronald Ford à genoux. Non…
Peu à peu, Fiesta prit conscience du but de la manœuvre de Matiz. Une attaque suicidaire
contre Check Point Charlie, de quoi attiser les foudres de la Terre, de quoi générer des
représailles démesurées. Il n’aurait pas de croiseur pour rétorquer. Il serait sans défense et
contraint de livrer le système de Galilée à son usurpateur de cousin.
- Petite pourriture de Matiz !
Une série de sifflements s’échappa d’un panneau de bois couvrant un pan de mur du bureau.
La succession de tonalités détourna sa colère. Il se précipita sur une commande, apposa sa
main et composa un code. Les boiseries s’effacèrent au profit d’une console et d’écran plat
d’informateur. La machine affichait une carte générale de Gaïa. Sur le plan figuraient des
points suivis d’un code alphanumérique, la signature électronique des puces militaires
greffées dans le cerveau des juges « Ki ». Le code QAQ69 venait d’être réactivé.
208
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- Clio…
- Mon élève serait en vie ? Questionna Spider.
- Apparemment, vous l’avez bien formée.
La petite peste Thaïlandaise poussa une porte secrète quelques minutes plus tard, en piteux
état mais bien vivante. Elle se précipita aux pieds de l’administrateur, les lui baisa et le
supplia :
- Prends-moi, fourre-moi, bats-moi ! J’ai failli à ma mission… Punis-moi !
Tour à tour, elle sanglotait, criait, appelait à l’humiliation, à la flagellation, s’avilissant sans la
moindre honte. La présence de son maître d’apprentissage, Spider, ne changeait rien à
l’affaire. Clio était et restait une nymphomane accomplie, soumise aux pratiques sadiques et
masochistes les plus extrêmes. L’administrateur, son habituel complice, n’entra pas dans le
jeu des réprimandes et des récompenses violentes. Il ne fut même pas tenté de l’admonester
avec verdeur.
- Relève-toi, Clio. Ne t’en fais pas pour Prius, Matiz a eu sa peau.
Elle tomba de haut, son adorable minois de poupée vicelarde s’effrita :
- Vraiment ? Il a flingué Prius ?
- C’est plus que probable. Cet imbécile de juge s’est lancé à l’assaut du quartier général des
rebelles, seul. Matiz a évacué les vaisseaux et lui aura réglé son compte. Je ne reçois plus son
signal depuis des heures.
- Alors, tout va pour le mieux ?
- Non… Matiz a trahi. En ce moment même, il se dirige vers Alpha du Centaure. Je pense
qu’il a l’intention d’attaquer les Terriens pour les provoquer et entraîner une riposte qui nous
conduira à la mort. Il faut que tu te charges de lui.
- Mais comment ? J’ai détruit le chasseur que tu m’avais confié.
- Ma réserve personnelle ne se limite pas à une machine, Clio. Je suis l’administrateur de ce
système, ma fonction fait de moi un visionnaire et un homme prudent. Spider va te conduire
à la navette. Dès que tu auras détruit le traître et ses complices, tu auras pour mission de
traquer les Exotiques survivants et d’effacer toute trace de leur existence. Ensuite, tu
constitueras une équipe fiable pour poursuivre les travaux d’aménagement des navettes. Je
vais te fournir d’autres engins spatiaux. Et, à la fin, quand nous posséderons notre flotte, tu
élimineras tous les travailleurs. Je ne veux aucun témoin. Tu as compris ?
- Oui.
- Et cette fois, ne faillis pas à ta tâche. Si tu échoues, ce n’est pas la peine de te présenter
devant moi. Est-ce clair ?
Face au ton saturé de menace, elle prononça un « oui » chahuté par les chevrotements.
L’Hindou au regard pénétrant la fixa avec une attention soutenue. Elle reprit le chemin des
209
Soif de justice
couloirs secrets, poussée par la vision pesante et pressante de son maître d’armes. Ils
disparurent dans les entrailles du palais.
***
Lorsque le mentor de la Thaïlandaise refit surface dans le bureau administratif, il exprimait
une gravité manifeste. Même si l’Hindou n’avait jamais affiché une once de sourire sur son
visage tenant plus du masque, Fiesta nota l’infime différence :
- Qu’y a-t-il ?
- J’ai effleuré ses pensées.
- Et ?
- La peur et le doute s’instillent dans son esprit. Elle devient méfiante.
- Elle va me trahir ?
- Je l’ignore. Cependant, dans la situation actuelle, je ne prendrais pas de risques.
Fiesta décoda la phrase d’apparence sibylline au profane. Le programme de contrôle absolu
des juges « Ki ».
- Le programme n’est pas au point, vous ne l’ignorez pas, Spider.
- Je suis parfaitement conscient de cette donnée, monsieur. L’activation de la robotisation des
juges « Ki » éliminera le risque de trahison de Clio ou d’un de ses semblables. Elle garantira le
contrôle de Prius au cas où ce dernier serait toujours de ce monde. S’il se montre dans les
zones de fréquence de puce neurale, il sera asservi.
- Vous le serez par la même occasion, Spider. En êtes-vous conscient ?
- Oui, monsieur. Je suis né pour vous servir. Que ce soit ma volonté ou la vôtre qui ordonne,
j’obéirai.
L’Hindou s’agenouilla, tant en signe de soumission qu’en vue de la souffrance qui allait
l’atteindre si l’administrateur lançait la séquence d’initialisation du programme
d’asservissement. Spider ferma les yeux. Il entendit le cliquetis des touches de la console.
Quatorze cliquettements, pour être précis. Le code confidentiel détenu par les Fiesta de père
en fils. Il ne manquait que celui de la touche de validation. Clic. Le sort en fut jeté.
Une vague d’explosions électriques déferla du sommet du crâne jusqu’à la base de sa nuque.
L’émail de ses dents s’effrita sous la pression de la mâchoire, l’extrémité de sa langue fut
sectionnée et éjectée, des milliards de ponts informatiques furent lancés entre les synapses
comme autant d’interfaces pour les contrôler, du sang se mit à couler de son nez, en réaction
au viol bionique de ses tissus humains. La douleur le terrassa, lui arracha des vomissements
mais le programme le contraignait à vivre ces douleurs sans évanouissement et le forçait à
survivre à l’aliénation. Bientôt, il perdit sa conscience au profit d’un programme formaté,
idéalisé et paramétré pour l’aveugle subordination aux desiderata du dictateur. Soixantequinze possesseurs de puces militaires subirent un sort identique. Clio reçut la même
punition grâce aux transmissions radio de sa navette.
210
SOIF DE JUSTICE
- Le sort en est jeté, déclama Fiesta, singeant la maxime latine de Jules César.
***
Le compresseur temporel était réglé au maximum, c'est-à-dire cinquante pour cent au-dessus
de la limite habituelle de cette série d’engin spatial. L’administrateur Fiesta ne s’était pas
refusé quelques améliorations… A ce rythme-là, Clio était en mesure de rattraper les fuyards.
La question était juste de savoir si Fine Spy n’avait pas commis d’erreur de calcul dans les
routes spatiales supposées être empruntées par les rebelles.
La poupée asiatique était sanglée sur son siège et laissait l’ordinateur de bord optimiser le
pilotage et les manœuvres. Oui, elle allait s’occuper de Matiz, ce traître jouant sur tous les
tableaux. Oui, elle tomberait par surprise sur ses complices rassemblés dans un point
convenu par lui et les décimerait jusqu’au dernier. Elle réussirait, quand bien même ses
adversaires étaient aussi puissamment armés qu’elle. N’était-elle pas habitée par le « Ki » ? Il
ferait toute la différence. Mais ensuite, elle prendrait ses précautions et préparerait activement
un plan de repli. Fiesta, son amant, lui avait paru trop enclin à faire le ménage autour de lui.
Ne la promettait-il pas à un funeste destin, elle aussi ? Elle avait des doutes, pas des
certitudes. Mais il valait mieux qu’elle prenne quelques précautions si elle ne tenait pas à finir
la tête explosée par une rafale de balles magnétiques.
Le mitraillage en règle survint bien avant l’instant redouté. Il prit la forme d’un déferlement
de bits au sein de son centre nerveux. Elle hurla à gorge déployée sans qu’une oreille ne
perçoive son cri bestial. Une paire de minutes plus tard, sa libido était réduite à néant, son œil
coquin enregistrait des informations et les transmettait au cerveau, ni plus, ni moins. Elle
avait à peine conscience de son existence d’être humain. Elle attendait des données capables
de provoquer des événements et de susciter des mesures applicatives.
Son radar d’approche couina. Une tache se matérialisa sur l’écran. Elle activa la radio sur une
fréquence sélectionnée et déclara :
- Cible ennemie en vue.
- Abattez-la et poursuivez votre mission jusqu’à la destruction complète des navettes !
- A vos ordres !
Elle ouvrit le feu. Le venin grenat du solarium s’écrasa sur la carlingue de Matiz. Le blindage
éclata comme un fruit trop mûr. Sans compassion, elle ânonna sur le canal :
- Cible effacée.
**
*
211
Soif de justice
CHAPITRE 11
Un modeste regain d’activité animait la cité des Exotiques. Les tunnels artificiels avaient été
soigneusement comblés afin de compliquer la tâche à d’éventuels poursuivants. Le monde
végétal, à travers les racines du Dieu de la Sève, était mis à contribution et veillait sur toutes
les autres issues. Nul intrus ne passerait sans qu’il ne le sache et le manifeste auprès des
Exotiques. Les Jamaïcains, un peu par solidarité et pas mal par dépendance, s’accrochaient à
leurs nouveaux amis. Leurs conditions de vie sous terre étaient mille fois préférables à l’enfer
connu par les habitants de Gaïa. La loi martiale, décrétée au soir de la destruction de Matiz et
ses complices, plongeait les Tasmaniens dans la terreur comme aux pires heures de
l’Inquisition catholique. Le régime militaire, assorti de sa cohorte de patrouilles, rafles,
incarcérations et exécutions sommaires, avait le mérite de qualifier enfin le règne de Gérald
Fiesta : une dictature. En haut, il n’était plus possible de faire un pas sans être contrôlé par les
forces de l’ordre. Tout cela au nom du péril terroriste, le sempiternel épouvantail agité par le
pouvoir. Dérisoire lorsqu’on savait que la manœuvre de Clio avait supprimé le danger majeur
compromettant la sécurité de la planète : les rebelles emmenés par Matiz et leur projet
insensé de provocation vis-à-vis de la dynastie des Ford.
Ces arguments et ce scénario précis, l’administrateur les avait carrément servis à la population
en guise de soupe médiatique. Par un tour de passe-passe, il avait collé la robotisation des
juges « Ki » sur le dos de Prius, le renégat. Il préparait la population à un assaut de la Terre
qui n’aurait jamais lieu et la mettait au travail forcé pour produire de l’armement moderne à
partir de brevets dérobés à l’ennemi rebelle ! Chaque engin volant devait être équipé de
canons au solarium, les entreprises locales tournaient à plein régime. Plus la couleuvre était
grosse à avaler, meilleure était son goût aux yeux de la foule. Les opposants n’existaient pas
puisque les forces de l’ordre, instrument du pouvoir, tuaient les revendications dans l’œuf.
Fiesta pouvait enfin produire sa flotte au grand jour, en toute légitimité. Il bâtissait une
armée, recrutait de force des combattants convaincus de devoir défendre la planète bec et
ongles alors qu’ils étaient destinés à être lancés contre la Terre. Fiesta jubilait : jamais la
manipulation de l’opinion publique n’était allée aussi loin et il ne comptait pas s’arrêter en si
bon chemin.
Master se prélassait en compagnie de deux coquines de sa nationalité, un cône de vingt
centimètres entre les doigts. Les Jamaïcaines s’occupaient de son royal pieu lorsqu’il crut être
victime d’une hallucination d’un type nouveau. Une lumière plus intense que l’éclat naturel
des grottes de Sylvania filtrait à travers une paroi rocheuse distante d’une cinquantaine de
mètres.
- Attendez-moi là, les filles ! Demanda-t-il poliment. Je vois des trucs pas communs par làbas.
Muni d’un automatique gavé aux balles magnétiques, il s’aventura vers l’objet de sa curiosité.
Plus s’il approchait, plus il considérait son joint géant avec une certaine méfiance. La pierre
212
SOIF DE JUSTICE
paraissait… animée de vie. Elle irradiait. Une seconde, il trembla à l’idée que le minéral puisse
être radioactif, nocif. Il sentit une présence se glisser derrière lui. Il ne paniqua pas. Plus que
des pas, c’était un flottement qu’il avait perçu. Sans se retourner, il demanda :
- Kia ?
« Oui. »
- Comment va mon pote Prius ?
« Son état est stationnaire. L’immersion dans le puits de sève n’a pas provoqué le
miracle que j’espérais. »
- Quinze jours de coma et aucune activité cérébrale, il est mal barré, le juge. Le redémarrage
de son cœur tient déjà du prodige.
« J’ai confiance. »
- A ce niveau-là, ce n’est plus de la confiance mais de la foi aveugle. Et moi, de ce côté-là, je
ne suis pas très branché. Dis-moi, fillette, qu’est-ce qu’elle a, cette paroi ? Elle luit comme le
filament d’une lampe à incandescence. C’est une hallucination consécutive à l’abus d’herbe
ou quoi ?
« Pas de risque de ce côté-là. Cette grotte est particulière. »
- Je m’en doute un peu mais qu’a-t-elle de spécial, à part de jouer au four de céramiste ?
« C’est… un lieu… empreint… de… »
- Magie ?
« Pas exactement. Cela risque de surprendre votre absence de croyance. »
- Un sanctuaire ?
« C’est le miroir de l’Histoire… Notre histoire…»
- Putain, j’ai trop tiré sur mon cône !
« Voulez-vous voir l’intérieur ? »
- Comment on entre ? Il y a un code secret ? Je ne vois pas de porte apparente. Il faut
dynamiter la roche ?
« Il suffit de vouloir voir et vous verrez. »
- Tu me taquines, hein ?
Le Jamaïcain la considéra avec un regard mi-amusé, mi-effrayé. Ces Exotiques étaient sérieux
en toutes circonstances et hermétiques à toute forme d’humour. Elle ne plaisantait pas. Bon
sang, elle ne plaisantait pas !
- Le vouloir pour voir… Bon ! Allons-y !
D’un pas résolu, il s’avança vers la pierre lumineuse et fut absorbé molécule par molécule
dans la salle scellée. Il sentit l’intégralité de son être plongé dans un flottement absolu et en
retira un plaisir indescriptible. Kia le suivit dans la foulée.
- Whaou ! C’est…
« Hallucinant ? »
- Tu m’ôtes le mot de la bouche… C’est…
213
Soif de justice
Ses yeux s’arrêtèrent sur une foultitude de peintures rupestres. Il y en avait des centaines,
d’une précision reléguant Lascaux au rang de barbouillages enfantins. La lumière venait de
partout, avec parcimonie, sans agresser la rétine de l’œil. Il savait pourtant les Exotiques plus
sensibles à l’excès de photons mais sans explication logique, l’éclairage s’adaptait à la
perception de chacun des peuples. Il suffisait à détailler les scènes peintes sur la roche.
Kia devança ses questions :
« Elles sont l’œuvre d’une Exotique nommé Altéa. Cette femme a vécu il y a plus de
quatre mille de vos années. Vous vous attendiez à m’entendre dire que cette œuvre
était collective, fruit de générations de peintres, témoins des événements majeurs de
notre histoire ? »
- Oui…
« Eh bien non… Altéa était visionnaire, une caractéristique d’une rareté absolue. Sa
représentation du futur a parfois nécessité quelques interprétations, quelques
traductions de sa symbolique mais avec le temps, nous nous y sommes habitués.
Mais ce qu’elle a peint, s’est toujours réalisé. Voyez à cet endroit. Cela correspond à
l’arrivée des Terriens sur cette planète. »
- Il y a un ordre chronologique ? Cela se lit de ce point à celui-ci, en s’élevant ?
« Oui. »
Il nota que les scènes s’enrichissaient de détails à partir de la venue des Terriens mais qu’elles
constituaient presque la fin de l’Histoire. La fin des Exotiques. Près de cette apocalypse, il y
avait une autre figure : un ange et un démon, main dans la main. La disproportion entre les
deux créatures était choquante et tournait à l’avantage de l’envoyé de Satan. L’ange pleurait
du sang et le démon trônait sur une coupole englobant un enchevêtrement de corps
désarticulés, aux visages angéliques. Le dessin suivant montrait une planète cernée de
vaisseaux volants, crachant le feu. Elle reposait dans la main d’une créature à silhouette
humaine nimbée de noir. Les griffes de l’abomination s’enfonçaient dans la croûte terrestre
de l’astre qui saignait. Altéa n’avait rien décrit d’autre. Etait-elle décédée avant de pouvoir
poursuivre ? La place pour ajouter d’autres visions ne manquait pas. Ou bien… l’histoire
prenait-elle fin avec cette ultime scène d’horreur ?
- Seigneur… C’est la Terre qui a fait votre malheur…
« Et le vôtre, Master. Ne l’oubliez pas. »
- Que comprenez-vous dans ces images troublantes ?
« Que les forces du Bien et du Mal s’allient, qu’un être animé de l’énergie noire va
emporter une guerre entamée par une attaque venue de l’espace ou qu’il va en être
l’instigateur. »
- Putain… Il faut que Prius sorte du coma. Il n’y a rien qui mentionne son existence, son
action ?
« Je pense que l’ange et le démon, main dans la main, nous représentent, Prius et
moi. La coupole couvrant les morts m’ôte mes derniers doutes. »
- Lui ? Démoniaque ? Tu plaisantes, fillette ?
214
SOIF DE JUSTICE
Il se rappela qu’un Exotique n’avait pas le sens de l’humour. Il se battit pour la convaincre :
- Mais pourquoi ? Enfin, je veux dire… comment ? Toi, que tu sois un ange, passe encore,
t’es mignonne, adorable, tu ne ferais pas de mal à une mouche, tu réalises des prouesses qui
dépassent ma compréhension. Prius, c’est un juge « Ki », un combattant mais ce n’est pas une
pourriture, ce mec-là. Il m’a sorti du pétrin à plusieurs reprises, il n’était pas chien avec moi,
juste impitoyable avec les terroristes et les tueurs en tous genres. Les gens comme moi, qui
fauchent, fourguent, font bosser des filles ou s’envoient des trucs à planer dans le pif, il
s’arrange, il sermonne, il négocie des tuyaux mais jamais il ne m’a fait un coup foireux, en
douce, dans le dos. Jamais. Prius, un démon ? Non, je n’y crois pas une seconde. Ce couple
infernal, c’est autre chose.
Kia n’insista pas. Elle releva la tête, intriguée. Ses sens, en éveil permanent, décelèrent une
anomalie dans l’atmosphère de quiétude distillée par Sylvania. Un esprit supplémentaire.
« Venez ! Vite ! »
- Quoi ?
Elle passa à travers la muraille ; il la suivit mais sans vraiment le vouloir de tout coeur. Il
heurta la roche de plein fouet et lâcha une bordée de jurons.
***
Une vague microscopique s’étendit sur la paupière gauche. Un infime témoignage d’activité
nerveuse, un spasme réflexe, tout au plus. Le côté droit libéra une agitation jumelle. Le corps
entier fut pris de convulsions légères et provoqua des remous dans le bain de sève. Kia
déposa une serviette glacée sur le front brûlant du juge et se lança à l’assaut de son mental :
« Prius… Je sais que vous êtes là, prisonnier du coma. Libérez-vous, brisez les
chaînes qui vous retiennent. Mon esprit va vous guider. »
Elle ânonna son leitmotiv et l’encouragea à franchir l’invisible Styx l’immobilisant aux portes
de la mort. Master entra dans la pièce unique, le front orné d’une belle ecchymose.
- Il faut le vouloir pour le pouvoir… je devrais apprendre cette phrase par cœur avant de me
lancer tête baissée ! Est-ce qu’il y a du nouveau ? Il… il bouge ! C’est plutôt bon signe, ça,
non ?
« Reprise d’activité musculaire et nerveuse. Trop régulière et trop rapprochée pour
n’être que des spasmes réflexes. Je sens son esprit, il est emprisonné. »
- Ouais, man ! Vas-y ! Sors-toi de là !
« Je tente de stimuler son cerveau et son corps en appliquant ce linge très froid. Il
faut provoquer une réaction pour l’aider à rompre le coma. »
- Une réaction ? Un stimulus auditif pourrait marcher ?
215
Soif de justice
« Pourquoi pas ! Son système d’audition est opérationnel, son cerveau réagit, il doit
pouvoir vous entendre. »
- D’accord ! Eh man, écoute- moi bien : l’administrateur Fiesta est un enculé de première.
T’entends ce que je te dis ? C’est un enfoiré de sa putain de race et je nique sa mère !
« Etes-vous obligé d’user de ce vocabulaire pour le moins… non conventionnel ? »
- Non conventionnel ? Je l’insulte carrément. Je tape là où cela devrait le faire réagir.
Attendez la suite… Prius, tu m’entends ? J’encule tous les juges « Ki », ces petites fiottes de
mes deux, molles du bulbe et de la queue. J’enfile l’administrateur Fiesta, je le livre au roi
Ford pour qu’il le découpe en carpaccio. Et après ça, j’irai livrer tout le gouvernement aux
terroristes.
« Son activité cérébrale s’intensifie. On dirait… on dirait qu’il bouillonne.
Continuez ! »
- Tu en as de bonnes, fillette ! Je ne vais pas pouvoir déblatérer des immondices ignobles
toute la journée. Bon… alors… Ouais, voilà ! Eh man, tu sais, Ibiza, pendant que tu
combattais les méchants, je me la suis tapée ! Qu’elle était bonne ! Et après, je l’ai filée à des
copains. Et puis… euh… ah oui ! Elle s’est envoyée en l’air avec ta bonne copine, Clio. Tu
sais, Clio, la petite juge rebelle qui t’a entubé à fond. Eh bien je me la suis faite avec Ibiza, les
deux en même temps et Ibiza, elle aimait ça. D’ailleurs, elle te trouvait trop mou et trop court
pour grimper au plafond. Bon… Putain, man, réagis ! Je ne suis pas fort en littérature alors
ne me laisse pas débiter des salades pendant des plombes, mec ! Sinon, je vais carrément être
obligé de te parler Matiz, ce connard de première que tu as laissé filer. Tu te souviens de
MATIZ ?
Prius ouvrit les yeux en grand, ses mains jaillirent de la sève et enserrèrent la gorge du
Jamaïcain.
- Crève, pourriture ! Crève maudit terroriste !
« Arrêtez, Prius ! Arrêtez ! Je vous en supplie ! Ce n’est pas Matiz, c’est Master !
Master ! »
- Master ?
La lueur de folie fut endiguée et l’étau infernal se desserra quelque peu. Le Jamaïcain inspira
et expira avec difficultés, essuya plusieurs quintes de toux sèche et étranglée. Il plongea la tête
la première dans la sève, tout habillé. Deux ou trois secondes plus tard, il émergea, rasséréné,
revigoré.
- Eh man ! Ne me refais pas un coup comme ça ! Plus jamais !
Il soupira.
- Qui êtes-vous ? Où suis-je ?
Les deux questions du juge suscitèrent étonnement et inquiétude. Prius se comportait comme
un être vierge qui découvre son habitat, son environnement, qui prend conscience de son
216
SOIF DE JUSTICE
existence. Des lumières dansaient tout autour de lui, il baignait dans un liquide sirupeux,
entendait des voix, des chants d’une harmonie si touchante qu’il sentit son estomac se tordre
d’une douleur doucereuse, apaisante.
« Je suis Kia et voici Master le Jamaïcain. Vous vous trouvez dans ma maison, à
Sylvania. »
- Je… je vous connais.
« Oui. La mémoire vous revient peu à peu ? Connaissez-vous votre nom ? »
- Mon nom ? Mon nom… C’est… Gabriel Prius.
« Bien. »
- Tu t’appelles Gabriel ? S’étonna Master. C’est la première fois que j’entends ça. Je croyais
que tu n’avais pas de prénom.
- C’est celui que mes parents m’ont donné.
- Tes parents ? Tu as un père et une mère ?
- Oui. Je me souviens qu’ils… ne… m’aimaient pas. Ils avaient peur. Ils me traitaient de…
« Il n’est peut-être pas utile que vous vous gaspilliez vos forces à rassembler de
lointains souvenirs, Prius. Concentrez-vous sur le passé très récent. Vous vous êtes
battu contre les rebelles afin de libérer mon peuple. Puis, vous avez affronté leur chef.
Que s’est-il passé ? »
- L’affrontement… Le combat… Je… C’était comme un cauchemar, incontrôlable dont on
ne peut se réveiller. Il y avait cette… chose… tapie en moi qui me dévorait et qui voulait
l’engloutir. Mais… la sienne a été plus puissante et il s’est échappé.
- Tu as vu son visage, man ?
- Oui… Matiz, le terroriste. C’était lui.
- Tu as rêvé, il est mort depuis cinq ans !
- Non… L’administrateur l’a ressuscité. Grâce à vos larmes.
Il fixait Kia avec un air de bienveillance et d’impuissance. Les images précédant le combat
remontèrent à la surface de sa conscience. Les Exotiques avaient péri en masse parce qu’il
n’avait rien fait pour leur porter secours Rien ! Cette énergie noire l’en avait empêché. Elle
voulait affronter son homologue, détruire, ravager, se moquant du malheur autour d’elle. Elle
était sans pitié, toute haine sans limite. Il se mit à pleurer et il comprit pourquoi. La mort le
touchait. Il n’était plus bridé par la puce militaire, par son enseignement de juge. Il n’avait
plus le regard obscurci par le « Ki » noir. Il se redressa, les yeux embués et supplia Kia :
- Qu’est-ce qui se passe ?
La jeune femme pria Master de les laisser seuls. Il s’exécuta. Un homme en larmes devant un
autre, cela froissait ses convictions quelque peu machistes et traditionalistes. Kia aurait toute
la douceur et la patience pour lui apprendre l’histoire de ces quelques jours et le préparer aux
changements profonds qui l’attendaient.
***
217
Soif de justice
Prius se rétablissait de façon spectaculaire. Une semaine dans le puits de sève et ses os furent
réparés, sa mémoire rétablie, sa forme recouvrée. Il découvrait chaque parcelle de Sylvania
avec une vision neuve et entendait les histoires de Kia avec une approche identique. Le voile
de la vérité se déchirait enfin.
Le seul mystère, c’était l’aveugle dévotion qu’il avait vouée à Fiesta. Comment avait-il pu
accepter ses mensonges flagrants ? Comment avait-il admis des contrevérités d’un illogisme
frappant ? Une seule réponse : la puce militaire. Elle avait étouffé, faussé son libre-arbitre. Et
Matiz, vainqueur de leur affrontement, lui avait rendu un fier service en la détruisant par
inadvertance. L’accident avait empêché son asservissement via un programme de contrôle
absolu, robotisant tous les juges « Ki ». Le despote – aucun doute sur l’identité du
déclencheur – était arrivé à une telle extrémité pour asseoir son règne par la terreur.
Sous terre, en compagnie de l’ineffable Master et de son harem personnel, il était en relative
sécurité. Mais pour combien de temps ? Matiz comptait se ruer à l’assaut d’intérêts terriens
afin de provoquer la colère de la dynastie des Ford. Cela amènerait le malheur sur Tasmania,
aucun doute là-dessus.
Plus le temps passait, plus il bouillait. Son instinct belliqueux de juge « Ki » reprenait le
dessus, même si ses pouvoirs avaient disparu avec la destruction de la puce. Peu
importait que l’énergie blanc-bleu soit absente : c’était toujours un expert incontesté en arts
martiaux, il possédait des armes au solarium amassées par Master, il avait la rage de mettre fin
à la souveraineté de Fiesta et de montrer au peuple son véritable visage. Plus il suivait la
manipulation géante orchestrée par le dirigeant, sur les toiles d’information, plus sa rage
décuplait et son regard s’assombrissait. Ses mots se faisaient de plus en plus rares et de plus
en plus durs pour l’usurpateur et pour lui-même, ne cessant de se fustiger. Par moments, il
plongeait dans une interminable mélancolie, mêlée de sanglots. Les formes replètes d’Ibiza
s’imposaient devant ses yeux et il geignait comme un enfant privé de sucreries, conscient
d’avoir perdu un être cher. Les mots de la Paraguayenne résonnaient en lui comme un
message d’outre-tombe.
- Je t’aime, entendait-il dans les clapotis de la rivière souterraine. Ne l’oublie pas. Ne m’oublie
pas.
Chaque mot était un coup de poignard plus acharné. Chaque minute sans elle devenait un
supplice que seule Kia parvenait à effacer. Dès qu’elle paraissait, il se sentait mieux. Dès
qu’elle l’entraînait dans le puits de sève, il revivait, oubliait la haine, la vengeance. Elle agissait
comme un catalyseur.
Mais un matin, il refusa son invitation, avec politesse et fermeté :
- Non. Je ne veux pas aller dans le puits.
« Pourquoi ? »
- C’est comme une drogue qui m’empêche de penser.
« Ne sentez-vous pas, au contraire, votre esprit s’ouvrir lorsque vous vous y plongez ?
»
- Cela m’embrouille l’esprit. Les voix me détournent de ma mission.
218
SOIF DE JUSTICE
« Votre mission ? »
- Détruire Fiesta.
Elle frissonna. Sa voix était dure, déterminée. Et il lui avait lancé cette phrase comme s’il
s’agissait d’une ultime mission avant de… mourir. Pour la première fois, elle usa d’un ton et
d’une forme qu’il ne lui connaissait pas. Elle parut excédée et le tutoya :
« Matiz, Fiesta, Clio, les détruire ! Prius, quand cesseras-tu de vivre dans la haine,
pour la mort, la destruction ? Tu n’as qu’une vie, savoure-la avant de la perdre !
Pourquoi ne gouttes-tu pas à la paix intérieure que procure Sylvania ? Tu es en
sécurité, ici. »
- Matiz a fui mais connaît votre existence. Fiesta connaît votre existence. Que crois-tu qu’ils
feront, l’un comme l’autre, s’ils tombent dans les griffes des Terriens ? Ils marchanderaient
père et mère pour avoir la vie sauve ! Ils vous vendront ! Nous ne connaîtrons jamais la paix.
Il y aura une guerre monstrueuse, des tourments, des morts et ce sera un holocauste si nous
n’y sommes pas préparés.
Master, entré dans la pièce sans bruit, intervint :
- Il a raison, fillette. Et tu le sais…
Prius se détourna, surpris et revint vers Kia. Il manquait des pièces dans le puzzle.
- Comment ça, elle le sait ? Qu’est-ce que vous me cachez ?
- Elle t’a parlé de la grotte de l’Histoire ?
- Quelle grotte ? Quelle Histoire ?
Kia baissa la tête. Elle avait fait de son mieux pour changer le destin mais la sage Altéa avait
vu juste une fois de plus. Il y aurait bien une guerre et le maître de l’énergie noire enlèverait la
victoire. C’était écrit.
***
La pluie. Après un mois de vie souterraine, Prius avait presque oublié cette saleté pénétrante.
Le lot éternel des Tasmaniens. Le feu venu de l’espace vaporiserait bientôt toute cette
maudite flotte. Comme dans ce terrible rêve qu’il avait enduré alors qu’il dormait près d’Ibiza.
Matiz revenait à la tête d’une armée et détruisait leur monde. Le guerrier à l’énergie noire.
Aucun doute sur l’identité de ce cavalier de l’apocalypse puisque Prius n’avait plus une once
d’énergie à piocher dans ses cellules, plus de puce pour la contrôler.
Maudite météo ! Même s’il se prenait pour une taupe terrestre dans les entrailles de la planète,
ne pas y recevoir en permanence des seaux d’eau sur la tronche était fort appréciable. Il
progressait dans la rue de Libreville, en silence. A quelques mètres de là, Nubia, une
sculpturale compagne de Master, aux obus lourds et charnus, se dandinait, les formes à peine
masquées par un vieil imperméable. Tous les autres s’étaient dispersés comme des fétus de
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Soif de justice
paille balayés par le vent. En cas de rencontre fortuite avec les forces de l’ordre, il fallait tirer
dans le tas pour ne pas risquer de se faire prendre avec des flingues pas vraiment
conventionnels.
Master avait fixé le rendez-vous dans l’impasse de Brazzaville, au sous-sol d’un bar miteux
fréquenté par des cloportes, des poivrots et des morues à la fraîcheur douteuse. L’estaminet
était tenu par une de ses bonnes copines. Dans la cave, il avait aménagé une cache secrète,
confortable, dotée d’un arsenal qui aurait fait baver Terrano en personne, selon les dires du
grand black à rastas. La tenancière du bar était de la partie.
De ce quartier général, Prius comptait élaborer un plan pour contrer Fiesta. Master ne le
lâchait pas sur ce coup-là : avec la loi martiale, ses business auraient dû mal à s’exercer et le
juge en héros libérant la planète, ce serait tout bon pour lui. Même s’il avait la certitude de se
ranger du côté du perdant, il avait assez de fierté pour refuser de tremper dans les combines
de l’administrateur.
Encore deux rues à franchir dans une demi obscurité et l’impasse serait en vue. Il joua de
malchance : une patrouille militaire déboucha d’une artère perpendiculaire. Il garda son
calme. Les quatre soldats haranguèrent Nubia. Prius stoppa à quelques mètres d’eux, faisant
mine de s’intéresser à une devanture de magasin. Ils scannèrent la puce de la pauvre fille et
l’identifièrent. Fine Spy les abreuva de détails sur la fille. L’un des types l’interrogea :
- Où tu étais ? La machine nous signale qu’elle ne t’a pas entendue depuis un mois.
- J’étais malade.
- Malade ? Et tu ne parles jamais ? Tu ne bouffes pas ? Tu n’achètes rien depuis un mois !
- J’avais mal à la gorge à force de sucer des mecs dans ton genre qui me tabassent et qui ne
me filent pas un rond pour me remercier.
- Tu as de l’aplomb, toi ! Eh bien tu vas venir nous vider les balloches au poste, cela te fera
les pieds, pétasse !
Un impact creusa un cratère à la place de sa gueule. Un second projectile explosa la cervelle
d’un autre bleu en uniforme. Le pistolet à propulsion magnétique du juge acheva les deux
autres merdeux. Nubia était grillée, Fine Spy avait sa voix associée à l’effacement de la
patrouille. Elle devait déguerpir en quatrième vitesse et n’aurait plus l’occasion de sortir un
mot en public. Prius empoigna deux cadavres et les balança dans une benne à ordure. Il se
débarrassa des deux derniers de manière identique. Pas la peine de s’attarder sur les finitions,
la pluie battante aurait effacé les traces du forfait dans deux minutes.
Il hâta le pas, une main sur son flingue, l’autre poing serré, prêt à cogner. Il rattrapa Nubia, la
prit par la taille et entra dans le bar en titubant. Ils allèrent s’affaler au fond du bistrot, sur
une banquette puante et grouillante de vie animale – puces, morpions et autres cafards -.
Prius agita ses mains pour commander deux bocks de bière. La patronne reconnut Nubia et
s’amena en traînant ses savates.
- Offert par la maison. Patientez ici, le temps que votre hôte s’amène. Dessous, vous serez
tranquilles pour faire ce que vous avez à faire.
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SOIF DE JUSTICE
Elle se fourra deux doigts dans les oreilles, ce qui signifiait que le sous-sol était à l’abri des
écoutes de Fine Spy. Tant mieux ! Ils avaient hâte d’y être. Prius porta ses lèvres au verre. La
fraîcheur de la bière, son amertume, la mousse, toutes ses sensations remontèrent avec délice
dans son esprit. L’alcool… Il y avait une éternité qu’il n’avait pas pris une cuite mémorable.
La biture et ses désagréables lendemains ne lui manquaient guère mais le goût d’un bon
breuvage, accompagné de bonne chair, c’était un plaisir auquel il aurait volontiers cédé. Et, à
propos de plaisir, il en est un autre auquel il ne détesterait pas goutter. Nubia, ses cuisses
pleines, charnues, son short déchiqueté, son haut trop étroit pour sa poitrine avantageuse,
son ventre arrondi d’où dépassait un tatouage pubien. Master était d’un naturel à partager, il
ne lui en voudrait pas. Il n’avait pas pris le chemin le plus court pour venir ici, ils avaient du
temps.
Il lui fit signe de se lever et de se diriger vers les toilettes ou ce qui tenait lieu de latrines, s’il
en jugeait par l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait. Elle obéit et le suivit. Ils entrèrent, il
verrouilla la porte et la plaqua contre le bois branlant. Il releva le boléro et s’oublia entre ses
seins, mordillant les énormes tétons, les tétant, les aspirant sans fin. Elle dégagea son short et
le fit tomber sur le carrelage. Il sortit son sexe et l’enfonça sans attendre dans la fente offerte.
Nubia n’était pas farouche. Une infime retenue ou pudeur lui aurait interdit de graviter
autour de Master, le tombeur de ces dames.
Il s’activa très fort, chahutant les gonds de la porte, la labourant profondément pour y
enterrer sa semence. La belle noire lui plaisait, il la voulait, il la possédait. Elle étouffa
plusieurs cris, visiblement sur le point de défaillir et il s’abandonna rapidement en elle. Il resta
collé contre elle, sans qu’elle puisse faire un mouvement, ni poser pieds à terre. Il était
satisfait, comme un animal affamé et enfin repu. Il respirait profondément, se grisant de son
odeur de musc. Il mordilla son épaule, ce qui la fit glousser puis gémir. Et il recommença à
bouger, accroissant le tempo jusqu’à ce qu’il devienne dément. Il plaqua sa bouche sur celle
de la fille, bloquant tous les sons que Fine Spy se ferait un plaisir de capter, de décoder, de
cibler et de moucharder. Il explosa de nouveau, avec une rare intensité et avec un
contentement exponentiel. Il en aurait presque oublié sa mission.
La mort dans l’âme, il remballa son pieu et rhabilla la Jamaïcaine. Elle dégageait un érotisme
torride mais il lui manquait… quelque chose, essentiel, sans qu’il puisse savoir quoi. C’était
comme il y avait un goût d’inachevé dans sa bouche. Il n’y prêta plus attention et rejoignit sa
table. Une paire de minutes plus tard, Master entrait.
***
Master était persuadé que le renversement de Fiesta ou son élimination, qui était plus
séduisante, leur vaudrait les faveurs de la population et que les forces de l’ordre suivraient.
Couper la tête, voilà ce qu’il fallait accomplir ! Plus facile à dire qu’à réaliser. Il y avait des
obstacles, et de taille : les juges « Ki », asservis, programmés pour défendre leur maître unique
jusqu’à la mort et Spider, un vrai chien de garde personnel dont Prius, en tant que juge « Ki »,
n’était parvenu à percer les secrets, les pensées. De plus, réussir à s’introduire dans le palais
administratif, à violer les appartements du dictateur, ne signifiait pas lui tomber dessus.
Méfiant, il devait dormir dans des pièces différentes chaque soir, voire dans des lieux
différents, selon un schéma qu’il était le seul à connaître. Prius avait une autre idée mais elle
221
Soif de justice
n’était pas dans ses compétences. Il voulait créer un programme modifiant celui en place
dans les puces militaires des juges « Ki » et les retourner contre leur maître. Le fumeur de
cône qualifia l’idée d’hérésie et se demanda si Prius ne s’était pas enfilé une Z-Blackout en
douce.
- Tu es maboul, man !
- Ne me dis pas que tu n’as pas une pointure en informatique dans tes connaissances. Je suis
sûr que le grand Master va m’en dégoter une.
- Attends, mec ! On ne parle pas d’un virus à la noix à balancer sur Taz Net pour faire pisser
de rire les informateurs de la planète. On ne parle pas d’un adolescent boutonneux qui aime
fourrer son nez dans les systèmes du gouvernement. On parle d’un programme développé
par les génies de la planète, une putain de séquence de bits longue comme la distance
Tasmania-Terre, avec des millions de lignes, des paramètres dans tous les sens, truffée de
bugs et balancée dans le cerveau d’humains aux pouvoirs terrifiants. On parle de puces
militaires, pas de plaques de reconnaissance bonnes à ouvrir des portes et à payer des chopes
de bière ! Tu es siphonné !
- OK, Master. Si je t’amène une puce militaire chargée avec le programme, tu peux me
trouver un gusse capable de fourrer son nez dans le code ?
Le noir éclata de rire et le défia :
- Et tu comptes t’y prendre comment ? En pétant la gueule d’un juge « Ki » alors que tu n’as
plus tes pouvoirs ?
- Non. Je te ramène la puce militaire, c’est tout.
- Et pas le mec ? Tu vas lui arracher ? !
- Non. Je vais exhumer un cadavre.
- Un cadavre ? Un… Huan Hyundai ? Sa puce… Putain, mec, tu es foutrement malin ! Bien
sûr ! La puce est encore en place dans son crâne et elle est dans le rayon d’action de Fine Spy.
Elle a récolté le programme… La vache ! Je n’aurais jamais pensé à ça !
- Moi non plus, si ma puce était toujours active.
- Je te trouve le mec. Euh… plutôt la nana.
- Tu en connais une ?
- Ouais. Euh… Quand tu la verras, ne va pas te faire de fausses idées !
- Pourquoi ?
- Tu verras bien. C’est juste une connaissance, c’est tout.
- D’accord. Je me charge de récupérer la puce. Seul.
- Tu n’as pas peur que son cadavre t’attaque ?
- Fous le camp me chercher la fille au lieu de raconter des conneries, Master !
- C’était juste pour déconner, man !
- C’est ça.
Les deux compères se séparèrent. Prius prit une arme au solarium et la fourra dans son
imperméable. Il croisa le regard inquiet de Nubia. L’inquiétude se mua en sourire, puis en
œillade.
222
SOIF DE JUSTICE
« Après tout ! » Se dit-il.
Il céda à ses vieux démons avant de se mettre en chasse.
***
L’informaticienne déroulait l’interminable séquence en classant les modules par catégorie. Le
langage de programmation utilisé lui était totalement étranger mais elle s’y accoutumait à une
vitesse prodigieuse. Elle se retourna vers les deux hommes en embuscade derrière son dos.
Ses cheveux filasses, brunâtres, encadraient son visage rubicond, constellé d’acné adulte. Ses
dents, pourries, étaient barrées par un appareil supposé les redresser. Elle pesait dans les cent
vingt kilos et n’était qu’une forme indistincte d’où nulle féminité n’émergeait. Mais le pire,
c’était la moustache. Elle avait une toison sous le nez et deux touffes monstrueuses qui
débordaient de son tee-shirt, sous les bras. Prius n’osait imaginer ce que sa – petite – culotte
taille XXL masquait : une broussaille épaisse, huileuse, malodorante où serpentaient des
rigoles de sueur.
Pour couronner le tableau, elle s’empiffrait de barres chocolatées et d’autres saletés sucrées
qui lui ravageaient le dentier et s’émiettaient au-dessus du clavier de l’informateur.
- C’est vachement bien foutu, leur programme ! Ce n’est pas la moitié d’un con qui a pondu
ça ! Ils s’y sont mis à plusieurs, ce n’est pas codé de la même façon. Et il y a des bugs, j’en ai
repérés quelques-uns. Les juges « Ki » ne vont pas avoir à traîner certaines merdes trop
longtemps sinon, ils vont tellement déconner qu’ils pourraient bien disjoncter.
Son élocution grasse, grave et nasillarde, doublée de grossièretés, ne rattrapait pas le triste
tableau.
- Tu peux faire la modification, Tigra ?
- Laisse-moi une heure de plus avec ce soft et je lui fais faire papa-maman dans toutes les
langues.
- OK ! On te laisse bosser.
Elle continua de s’empiffrer d’une main et de cliquer de l’autre. Les deux hommes se
retirèrent.
- Elle a l’air bonne, émit Prius sur un ton laissant la porte ouverte à la plaisanterie.
- Ne déconne pas, man ! Je ne me la suis pas faite, je te le jure ! Je tiens à ma réputation.
- OK ! Comment as-tu fait sa connaissance ?
- Je suis tombé dessus par hasard.
- Ah bon ?
- Non mais je suis vraiment tombé dessus. Une bagarre a éclaté, cela a tourné au cauchemar,
je n’avais pas de flingue, j’ai sauté par la fenêtre et j’ai atterri six mètres plus bas sur la
mémère en question. Elle a amorti ma chute et sans elle, je me pétais le dos. Tu vois, si elle
223
Soif de justice
n’avait pas été là, je serais en fauteuil roulant, man ! Alors, je l’ai remerciée, on a sympathisé,
je lui ai filé de la tune quand elle était dans la merde et elle m’a tuyauté sur des affaires
juteuses. On est comme des associés à la vie à la mort, tu vois ?
- Je vois. Tu ne l’as pas sautée, tu lui as sauté dessus, c’est pas pareil ! Gloussa Prius.
- Putain, mec, moins fort ! J’ai ma réputation à tenir, moi !
Quelques minutes plus tard, la matrone émit une intonation masculine qui coupa leur
conversation :
- Master, fais péter le champagne ! J’ai niqué papa Fiesta ! Il va en prendre plein la gueule !
***
Le commando était composé d’une vingtaine d’hommes dévoués corps et âmes au Jamaïcain.
Enfin, ils étaient surtout fidèles à ses émoluments fastueux. Vingt soldats suréquipés, rompus
à la castagne dans tous les bars de la ville, armés jusqu’aux dents et motivés pour foutre
Fiesta au rancard. Ils avaient la haine, un point commun avec le juge. Ils progressaient dans
les égouts afin de se rapprocher, en silence, du palais administratif. Agir vite, sans bruit, sans
coup de feu, les consignes valaient pour tous. Pas une parole ne devait être échangée,
uniquement des signes.
Prius avait fourni des plans dont le détail variait en fonction de ses souvenirs. Ils n’étaient pas
exhaustifs. Une équipe formée de Master et de quatre hommes devait atteindre le bureau de
l’administrateur, le forcer sans déclencher les alarmes (étant donné les activités du Jamaïcain,
ce minimum requis était dans ses cordes) et trouver un panneau de contrôle secret
matérialisant la position des juges « Ki ». Il fallait ensuite introduire le programme pirate que
Tigra avait équipé d’un « déplombeur » de code secret. Pendant ce temps, Prius, aidé des
seize autres commandos, s’introduirait dans la résidence et devrait éliminer l’administrateur.
Ces derniers s’attendaient naturellement à rencontrer de la résistance. Ils devraient boucler
toutes les issues possibles et mener le siège le plus longtemps possible, jusqu’à ce que Master
ait réussi à retourner les juges contre leur maître. Si le Jamaïcain tardait trop, les forces de
l’ordre rappliqueraient et Prius et ses hommes seraient pris en tenaille. Le respect du timing
était crucial.
Prius décompta et quatre groupes jaillirent en même temps de quatre bouches d’égout
différentes. Des projectiles chargés de sédatifs assez puissants pour estourbir un troupeau
d’éléphants en pleine charge furent éjectés par des flingues magnétiques. Silencieux, efficaces,
six vigies s’écroulèrent. Les ombres se faufilèrent avec la souplesse et la rapidité consommées
de biocats.
Arrivés aux portes du palais, il fallut résoudre le problème des caméras de surveillance. Elles
étaient nombreuses et fixes. Ce n’était pas un problème pour Master ; elles venaient toutes du
même manufacturier et relayaient leurs images au central sur la même fréquence. Le chef du
commando « bureau » pirata vingt secondes d’images vierges de toutes allées et venues et les
stocka sur une mémoire. Il déplia une petite antenne et envoya la sauce. Il déposa son paquet
sous un bureau, à l’abri des yeux indiscrets. Le central était aveugle. Ils s’introduisirent et
224
SOIF DE JUSTICE
durent se séparer quelques dizaines de mètres plus loin, comme convenu. Master eut la
sensation qu’il ne reverrait plus son complice et juge préféré. Il chassa son angoisse et mit le
cap sur son objectif, le bureau de Fiesta.
***
L’ordre fusa dans les airs, sec, impérieux, fatal.
- Tuez-les ! Tuez-les tous !
L’administrateur scellait le destin de Prius et des juges « Ki ». L’affrontement était inévitable,
la boucherie aussi. Soixante-quinze juges programmés pour sauver Gérald Fiesta furent
rameutés et concentrés pour détruire les assaillants. Les poings s’irisèrent, les âmes
s’effacèrent, les mouvements se firent ultra rapides. Les coups de laser et les projectiles
répondirent au surnaturel. Fiesta trouva refuge dans sa chambre. Clio était debout et
s’habillait pour aller au combat.
- Non, pas toi, ma douce. Tu restes avec moi pour me protéger jusqu’au bout.
- A tes ordres !
Il rassembla ses biens les plus précieux, des données stockées sur des clefs d’information, des
joyaux monnayables, des dollars terriens, des actions dans les plus grandes compagnies
terriennes et fourra le tout dans un sac. Il prit quelques vêtements de rechange, des
provisions. Il entrebâilla la porte de la chambre pour jauger la tournure des événements. Les
juges tenaient bons, il y avait encore de l’espoir. Des claquements effritèrent le mur attenant
au chambranle. Des projectiles explosifs. Une roquette fusa non loin de l’antichambre. Les
membres de trois « Ki » furent éparpillés. Les assaillants passaient à l’artillerie lourde. Ils ne
pouvaient pas agir autrement avec la garde endoctrinée à coups de programmes
informatiques.
Une tête roula aux pieds de Prius. Il sursauta en reconnaissant les traits. Il n’eut pas le temps
de réfléchir, un coup imparable l’envoya valdinguer plusieurs mètres plus loin. Il finit sa
course dans une lourde table taillée dans du chêne terrien et se brisa les reins. Il hurla de
douleur. Il était désarmé.
- Spider !
L’Hindou se tenait devant lui. Les commandos se retournèrent et ouvrirent le feu mais le
chevalier servant de Fiesta évita les tirs en se déplaçant à une vitesse phénoménale. Une
énergie blanc-bleu le baignait de la tête aux pieds. Cette âme damnée avait décapité Master et
probablement abattu ses quatre compagnons. Cette diversion fut suffisante pour que les
juges « Ki » se réorganisent et se ruent sur les commandos. Plusieurs tombèrent, les autres
réagirent en effectuant un tir de barrage. Un bain de sang s’ensuivit de part et d’autre, le
combat tourna au corps à corps. Spider les harcelait et visait plus particulièrement Prius. De
225
Soif de justice
nouveau en possession d’un pistolet au solarium, il tirait aussi vite que possible pour abattre
l’Hindou.
Tout à coup, tout s’arrêta. Les juges suspendirent leurs attaques. Spider, figé lui aussi, se
volatilisa sous l’impact de plusieurs tirs concentrés.
- Attendez ! Ordonna Prius.
Ils ne bougeaient plus, comme s’ils recevaient enfin les instructions modifiées par Tigra. Bien
sûr ! Il fallait quelques minutes pour que Fine Spy absorbe ces millions de lignes et les restitue
dans les cerveaux robotisés. Les juges « Ki » digéraient les informations.
Rover, toujours vivant, fut le premier à réagir et à parler :
- Protégez Prius et abattez Fiesta !
Ce dernier, planqué comme un poltron dans sa chambre, n’en crut pas ses oreilles. Ces fêlés
du processeur se retournaient contre lui. Mais alors… Il plongea la main dans sa poche
intérieure et se retourna, vif comme l’éclair. Un trait grenat foudroya Clio en plein vol, mains
nimbées d’une aura blanc-bleu, prête à s’abattre sans pitié sur l’homme qui l’avait réduite en
esclavage. Elle s’écrasa à ses pieds. Il largua quelques coups de laser sur son bas-ventre et
éructa :
- Tiens ! Prends ça, petite salope ! Ingrate ! Tu mords la main qui t’a nourrie, hein ?
Il cessa ses tirs lorsqu’elle ne fut plus qu’un tas de chair grillée. Il verrouilla sa porte et prit la
tangente par l’armoire. De là, il s’enfonça dans les souterrains du palais. Gagner sa navette,
enclencher les automatismes et rejoindre l’espace coûte que coûte, c’était sa priorité. Ensuite,
il irait trouver refuge chez son cousin et l’exhorterait à le remettre sur son trône manu
militari, ce que Ronald Ford ne refuserait pas au nom des liens du sang et de l’esprit
belligérant terrien. Il dévalait les marches de l’escalier lorsqu’il perçut les hurlements du métal
tordu. Sa porte blindée venait de céder. Il accéléra, franchit un couloir, bifurqua, poussa une
porte et déboucha sur une salle voûtée. Sa navette était là. Il pressa une télécommande. Un
pan de pierre s’effaça lentement dans le sol. La voie était libre. Un trait de lumière faillit
emporter sa main, il répliqua. Prius ! Aucun défoliant ne viendrait donc jamais à bout de ce
chiendent ?
Il s’engouffra et verrouilla la trappe de l’intérieur. Plusieurs tirs s’écrasèrent sur la carlingue.
- Tu peux toujours tirer, crétin ! Un flingue aurait pu me tuer mais il ne transpercera pas le
blindage de ma navette !
Prius débita une flopée d’injures. Fiesta lui échappait ! Les moteurs rougeoyèrent, il se mit à
l’abri pour ne pas griller sous le souffle brûlant. L’engin se souleva et prit son envol. Trois
commandos le rejoignirent et firent feu de leurs pièces. Rien n’y fit. L’administrateur foutait
le camp. Le vaisseau spatial s’éloigna sous la pluie battante et explosa en mille morceaux sous
l’action d’un formidable et providentiel faisceau venu du sol.
226
SOIF DE JUSTICE
***
Le compresseur extenseur temporel avait une fois de plus procuré un avantage de taille à
Matiz. Il lui avait permis de savoir que son échappée du camp rebelle aurait tourné court s’il
s’était trouvé à bord de sa navette personnelle. Et si ses complices n’avaient pas été abattus
dans l’espace au point de rendez-vous, Clio, revenue d’entre les morts pour les éliminer,
mandatée par Fiesta, aurait rapporté l’anomalie à son maître. Ce dernier n’aurait eu de cesse
de rechercher Matiz, dissimulé dans la forêt.
Alors, le terroriste avait dû sacrifier ses troupes, se mettre à l’abri et patienter jusqu’à ce que
le commanditaire de son exécution sorte enfin de son antre. Et là, depuis son chasseur équipé
du nec plus ultra des techniques qu’il avait inventées, il avait éventré le bel oiseau s’envolant
dans les airs avec une joie indescriptible.
Il braqua ses caméras sur la forteresse. Les zooms amplifièrent la vision des poursuivants qui
avaient traqué Fiesta. A leur tête, il reconnut un visage. Prius. Sa liesse augmenta de plus
belle. Les traits de son meilleur ami et de son pire ennemi demeurèrent fixés sur l’écran.
Aux commandes de son engin, Matiz activa la fonction retour du compresseur extenseur.
Appareil et pilote s’effacèrent du temps présent.
***
L’intelligence et les travaux de Tigra purent rétablir vingt-trois juges « Ki » dans leurs
fonctions et dans leur état initial. Les juges libérés de leur emprise autorisèrent l’ex-juge Prius
à accéder aux archives de l’école. Lorsqu’il les compulsa, il fut atterré par ses découvertes. Le
recrutement des enfants destinés à incarner l’élite des combattants n’était pas le fruit du
hasard. Le cahier des charges exigeait une pléthore de tares, de vices avant d’implanter une
puce militaire contrôlant le « Ki ». Ils étaient choisis pour leurs propriétés démoniaques et la
présence de Satan dans leur âme était religieusement vérifiée. Anges et démons se livraient
une bataille pour le contrôle des âmes.
La méthode de sélection, brevetée et avalisée par la dynastie des Fiesta, appuyait une fois de
plus leur double jeu. Les chantres de l’athéisme asseyaient leur pouvoir sur des faits religieux.
Il avait fui l’institution, prié le ciel pour qu’on efface ces révélations de sa cervelle. Il avait
presque supplié pour obtenir une nouvelle puce militaire, qui endiguerait ses élans
maléfiques. La transplantation était irréalisable. Fiesta avait emporté dans la tombe les plans
de la puce militaire. Elles étaient fabriquées à sa demande.
Le commissaire Impreza, enfin devenu électron libre, avait pris la parole sur Taz Tv. Dans
une allocution rendant un vibrant hommage à Prius, Master, Terrano, il avait annoncé vouloir
tout mettre en œuvre pour établir la république sage et pacifique dont rêvait Sonata. Il invitait
les candidats de toute mouvance à se faire connaître et à utiliser les media pour faire
campagne. Il exhortait les hommes de loi à se rassembler en assemblée pour élaborer la
constitution. Il espérait secrètement que l’ex-juge Prius contribuerait au destin de la planète.
Désespéré, ce dernier avait abandonné le monde de la surface pour trouver refuge dans le
seul havre de paix qu’il connaissait, Sylvania. Son arrivée discrète dans la cité Exotique avait
été saluée par des sourires, des encouragements, des pensées positives, des invitations. Et
227
Soif de justice
pourtant, comment pouvaient-ils être fiers de ses actes ? Il y avait eu tant de morts dans son
sillage démoniaque, tant de souffrance. Il n’en pouvait plus. Il était écoeuré. Ils pardonnaient
alors qu’il était impardonnable. Ils étaient heureux de le voir en vie alors qu’il aurait dû
mourir en premier.
Il pénétra dans la demeure de Kia. Elle se ressourçait dans le puits de sève.
« Je t’attendais. »
Il fut pris de frissons. Elle avait lancé cette phrase avec une intensité dramatique comme il
n’en avait jamais perçue chez la jeune femme.
- J’ai besoin de… réponses à mes interrogations. Pourquoi, Kia ? Pourquoi suis-je
démoniaque ? Tu le savais ?
« Oui. »
- Tu le savais et tu n’en as rien dit ?
« Cela n’aurait rien changé. »
- Au contraire ! Cela aurait tout changé !
« Non. J’ai tout mis en œuvre pour influer sur le destin, pour ouvrir ton cœur aux
sentiments. Amour, compassion, tolérance. J’ai échoué. Que le Dieu de la sève me
pardonne… »
- Peut-il me changer, ton Dieu ? Me convertir ? Si je reste là, la sève contrôlera le Mal qui vit
en moi.
« Non. Tu… contamineras la sève, peu à peu. »
- Non…
« Ton destin est ailleurs, Prius. »
- Tu l’as lu dans la grotte, n’est-ce pas ?
« Oui. »
- Qu’est-il inscrit sur ses parois ? Que je suis un démon ?
« Une peinture représente l’alliance entre un ange et un démon, plus
symboliquement le Bien et le Mal. »
- Que résulte-t-il de cette alliance ?
« Je ne sais pas. L’ultime dessin montre une créature animée de l’énergie noire
écrasant une planète dans sa main. L’astre est cerné de vaisseaux la fusillant avec des
langues de feu. Ton expérience est irremplaçable. Tu es le seul à être en mesure de
l’arrêter. Ton destin est là-haut, avec les tiens. »
- Les prophéties se sont-elles toujours réalisées ?
Kia fut incapable de masquer la vérité.
« Oui. »
Il tourna les talons, dépité, abattu. Matiz allait revenir et détruire Tasmania, il en était
convaincu. Comme il était sûr que ses pulsions démoniaques croissaient de jour en jour. Il
228
SOIF DE JUSTICE
traitait Nubia comme de la chair fraîche, son agressivité augmentait, le manque de violence
l’indisposait. Il jeta un ultime regard en arrière. Kia quittait le bain de sève. Sa nudité l’attira.
Son absence de poitrine, de vulve, cette esquisse de fesses sans anus. Il fut pris d’une envie
terrifiante de la prendre, de la percer de son sexe transformé en perforateur, de lui labourer le
ventre jusqu’à ce qu’il explose dans ses entrailles à l’air en éructant un râle libérateur ! Il
voulait lui planter son pieu, faire jaillir sa semence et qu’elle enfante le fruit de leur union !
Il se força à quitter la pièce et courut jusqu’à la rivière, sans se retourner. Il plongea dans l’eau
glacée, priant pour qu’elle lui ôte ces tentations maléfiques. Comment pouvait-il penser, avec
autant de réalisme, à ces horreurs avec un être aussi pur ? Comment ? Il maintint sa tête sous
l’eau, jusqu’à ce que le froid engourdisse son esprit. Les visions ne le quittaient plus. Son
corps mêlé à Kia, sa peau translucide lacérée par ses griffes, ses hurlements arrachés par le
viol. La violence, prendre, forcer, déchirer, déchiqueter, faire fi de la volonté, voilà ce qui lui
manquait avec Nubia. Il suffisait d’y retourner, de barricader la maison et de se livrer au
démon du sexe, afin qu’elle connaisse la révélation ! Elle ne connaissait rien à l’amour ! Rien !
RIEN !
Un sursaut de lucidité et il s’empara de son flingue. Le magasin, rempli de balles magnétiques,
était engagé. Il pressa la détente mais son doigt resta paralysé. Il était noir. La noirceur s’étala
lentement aux autres phalanges et à la paume. Elle poursuivit son irrésistible ascension par le
poignet, l’avant-bras, le coude… Elle poursuivit l’invasion. Jamais elle le laisserait mettre fin à
ses jours. Jamais !
Entre ses doigts dévorés par l’énergie noire, un astre se matérialisa. La boule, entre gris et
bleu, éclata sous la pression de son poing. Un rire satanique résonna et il fut le seul à
l’entendre.
**
*
229
Soif de justice
Historique :
2009 : Face à la menace terroriste, les Etats-Unis organise une campagne d’injection de puces
sous-cutanées afin de garantir la sécurité de leurs ressortissants.
2010 : Le Canada débute le fichage de ses concitoyens. La Grande-Bretagne adopte le
système contre l’avis du conseil européen.
2012 : Après des débats acharnés, l’Europe adopte la mesure américaine. La Russie et les
nations de l’ancien bloc soviétique emboîtent le pas. Le reste du monde dénonce
l’impérialisme américain.
2015 : Le congrès américain vote un amendement permettant l’avènement de la dynastie des
Ford. Jimmy est le premier roi américain.
2017 : L’accord de Denver instaure le fichage obligatoire sur Terre. Les nations disposent de
deux années pour se conformer à la loi américaine. Les pays non signataires de l’accord
seront désignés comme nations terroristes. D’immenses vagues de protestation déferlent sur
la planète entière. En Europe et en Amérique, elles sont réprimées dans un bain de sang.
2020 : Les Etats-Unis attaquent simultanément l’Iran et l’Arabie Saoudite. La Corée du Nord
lance une dizaine de missiles nucléaires en représailles, interceptés par le système Star
Defense Net américain. Jimmy Ford réclame l’anéantissement total de la Corée et l’obtient.
Par souci de prévention, il frappe également les centres de tir chinois.
2021 : La Chine déclenche une invasion terrestre de la Russie. Intervention armée de
l’Europe pour repousser la Chine. Des accords secrets interdisent le recours aux armes
nucléaires. Le nombre d’attentats terroristes explose.
2025 : L’Europe et la Russie adhèrent aux Etats-Unis. L’accord de Chicago officialise la
monarchie terrienne et la disparition des nations.
2033 : Les Etats-Unis lancent le programme « Fine Spy 1», un réseau de satellites d’écoute. Le
système peut enregistrer le moindre murmure, localiser l’émetteur, le suivre et transmettre sa
position aux forces armées.
2037 : À partir de l’étude des puces distributrices d’insuline, fonctionnant grâce à la
conversion du sucre sanguin en énergie, le biochimiste Alberto Capri élabore la théorie
« Ki ». Elle décrit le processus d’acheminent d’énergie cellulaire en un point unique et son
contrôle via une puce neurale.
2041 : Kylian Ford, successeur de Jimmy Ford, lance le chantier de « l’Iris », un vaisseau
spatial armé de lasers et d’accélérateurs de particules, capable de débarquer des troupes sur
n’importe quel point du globe.
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SOIF DE JUSTICE
2043 : Début de la fabrication du « Rose » et du « Narcisse », destroyers spatiaux équipés de
quelques navettes de combats et de barges de débarquement.
2046 : Naissance du projet « Hortensia », un croiseur lourd à propulsion ionique, capable
d’approcher la vitesse de la lumière.
2048 : Une flotte complète est programmée pour un horizon opérationnel à quinze ans.
2049 : « L’Iris » effectue ses premières frappes d’entraînement au-dessus d’Abidjan. En une
journée, plusieurs bourgades sont anéanties.
2053 : « L’Hortensia » anéantit Le Caire avec une centaine de salves.
2054 : Capitulation du Japon, de la Corée du Sud et du Vietnam, amputés de la moitié de leur
population. Capitulation de l’Afrique. Les stations S.D.N rasent des régions entières afin
d’éradiquer de prétendues bases terroristes. Face aux conséquences dramatiques de certaines
paroles, la communication orale disparaît peu à peu au profit de l’écrit ou du geste.
2058 : Découverte par Victor Ascona de la drogue X-Time, altérant la perception du temps.
Un voyage de deux mois paraît durer une semaine.
2059 : Sur la base des effets secondaires de la X-Time, Otto Benz, physicien allemand, met
en équation la compression du temps. Son collègue Hans Focus applique la théorie et
fabrique le premier compresseur temporel : un vaisseau qui aurait dû mettre deux ans pour
atteindre un astre situé à deux années-lumière en volant à la vitesse de la lumière, mettra dix
fois moins de temps en appliquant un facteur 10 de compression à la durée.
2068 : L’aviso « Bleuet » rejoint Alpha du Centaure en moins de trois mois grâce à un
compresseur de facteur 20. Pour l’équipage, sous X-Time, le voyage paraît avoir duré 10
jours.
2069 : Application du compresseur de temps aux ondes radio. Les transmissions longue
distance deviennent possibles.
2071 : Fin de la troisième guerre mondiale. La Terre est exsangue. Le conflit a tué 4 milliards
d’humains. Kylian Ford impose le protocole de Cincinnati contraignant les nations
belligérantes vaincues à se soumettre, à céder leurs territoires et à quitter la Terre à bord de
vaisseaux désarmés, déclassés et délabrés.
2072 : Amendement « Nietzsche » à la demande de Kylian Ford : toute personne de race non
blanche et de religion non chrétienne ou athée doit quitter la Terre.
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Soif de justice
2073 : Départ du « Blue Rose » et du « Muguet » pour Alpha du Centaure. Explosion du
« Muguet » peu après son décollage. Cinq mille morts. Départ du « Nénuphar » pour le
système de Galilée avec sept mille personnes entassées à bord. L’exode a débuté.
2074 : Mutinerie à bord de « L’Azalée ». Les mutins précipitent leur vaisseau contre une base
américaine. «L’Hortensia » anéantit « L’Azalée » et supprime six mille humains.
2075 : Système de Galilée : fondation de la ville de Gaïa sur la planète Tasmania par Sonata,
apôtre japonais de la non-violence. Il prône la construction d’une ville modèle et
respectueuse de l’environnement de l’unique astre habitable.
2076 : Exploration de la planète : couverte d’arbres gigantesques et de marécages, soumise à
des intempéries permanentes, seul le plateau rocheux de Gaïa demeure constructible.
2078 : Début de l’extraction du fer, du cuivre et du diamant sur Titan 1, planète sans
atmosphère du système de Galilée. Prospection sur les autres planètes de l’étoile.
2079 : Tentatives avortées pour conquérir la forêt et les marécages. Les défoliants sont
inefficaces contre la faune locale et l’assèchement demeure utopique. Les exilés continuent
d’affluer de la Terre.
2080-2082 : La Terre remplace progressivement « Fine Spy 1 » par « Fine Spy 2 ». La frappe
automatique est associée à l’écoute et à la détection de paroles interdites. Des zones
préservées sont aménagées pour le pouvoir.
2083 : Gaïa franchit le million d’habitants, composés d’asiatiques, d’hispaniques, d’arabes et
de noirs. Achèvement de la pyramide des cultes, symbole de l’union et de la paix entre les
communautés. Sur la Terre, avènement d’Herbert Ford, fils de Kylian Ford.
2084 : Rencontre historique entre Sonata et Herbert Ford. Signature d’un protocole de paix
et d’accords commerciaux visant à échanger des matières premières contre des biens
manufacturés.
2085 : Premier canal multimédia Tasmanien disponible sur des « informateurs », écrans
interactifs, importés de la Terre. Premiers reportages sur la vie des autochtones.
Accroissement de la production de minerai pour répondre à la demande Terrienne.
2087 : Assassinat de Sonata par un illuminé nommé Méga. La Terre envoie des troupes pour
garantir la paix et ses approvisionnements. Un administrateur, Miguel Fiesta, est nommé
pour une période d’un an. Des manifestations ont lieu et sont réprimées par les forces de
l’ordre, décuplées en trois mois.
2088 : Premiers attentats terroristes à l’encontre de l’administrateur Fiesta. Instauration de la
loi martiale en représailles.
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SOIF DE JUSTICE
2089 : Miguel Fiesta s’autoproclame administrateur monarchique du système de Galilée avec
la bénédiction d’Herbert Ford. Il lance une campagne d’implantation de puces passives et
demande l’assistance de la Terre. Les rebelles se réfugient dans la forêt et fomentent des
attentats terroristes contre le pouvoir et ses symboles. Les échanges de biens avec la Terre
s’intensifient et creusent le fossé entre les classes.
2091 : Miguel Fiesta fait raser la pyramide des cultes et fait ériger une forteresse blindée, le
palais de l’administrateur. Il crée des bidonvilles à la périphérie du rocher de Cook pour
accueillir les déportés. Les armes à feu et à faisceau sont interdites. Les impôts sont triplés.
2093 : Adoption du système « Fine Spy 1 ». Efficace pour Gaïa, le bruit continuel de la pluie
sur les marécages le rend inutile pour espionner la forêt.
2096 : Les travaux de Juan Cruiser sur l’énergie « Ki », commandés par Miguel Fiesta,
aboutissent à la fondation de l’ordre des « Ki » dont le but est de former des juges
d’instruction extrêmement puissants, rompus aux arts martiaux et à la concentration
d’énergie mentale en énergie physique. Equipés de puces militaires inviolables les rendant
indétectables, ils communiquent par la pensée et traquent les réfractaires à la loi.
2105 : Inauguration de « Check Point Charlie », station orbitale et poste frontière entre la
Terre et les exilés.
2135 : Avènement du roi de la Terre Ronald Ford, succédant à son père Herbert.
2140 : Gérald Fiesta succède à Ramon Fiesta. Pour lutter contre la vermine, il introduit les
premiers chats bioniques. Il promulgue une loi sur l’espace vital minimal et crée les premiers
cubes d’habitation souterrains. Il crée un conseil gouvernemental composé de juges « Ki », de
commerçants et d’urbanistes. Sa mission est de rénover Gaïa en éliminant peu à peu les
bidonvilles.
2150 : Matiz, scientifique de renom et juge « Ki », rejoint les rebelles et enchaîne les attentats
terroristes. Aux yeux d’une fraction de la population, c’est un héros.
2153 : Arrestation de Matiz par le juge Prius. Relaxé pour vice de forme. Matiz meurt dans
l’attentat de Titan 1, entraînant dans sa mort plus de quinze mille ouvriers. Prius
démissionne, tourmenté par sa faute inexcusable.
2155 : Introduction sur Gaïa des premiers fouineurs étanches série B. Le nombre
d’arrestations de rebelles augmente et les attentats diminuent.
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