Le vécu corporel dans la pratique d`une langue

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Le vécu corporel dans la pratique d`une langue
Langages
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Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur
Gilles Louÿs
Langages / Volume 2013 / Issue 192 / December 2013, pp 3 - 10
DOI: 10.3917/lang.192.0003, Published online: 19 February 2014
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Gilles Louÿs (2013). Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur. Langages, 2013, pp 3-10
doi:10.3917/lang.192.0003
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Gilles Louÿs
Université Paris Ouest Nanterre La Défense & Centre des Sciences de la Littérature
Française (CSLF - EA 1586)
Danielle Leeman
Université Paris Ouest Nanterre La Défense & Laboratoire ICAR (UMR 5191 CNRS –
Université Lyon 2 – ENS de Lyon)
Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre
conception du parleur
La pression exercée par un monde « globalisé » et de plus en plus concurrentiel
rattrape l’enseignement des langues. Former, de façon standardisée et efficace,
aux compétences de communication indispensables aux jeunes diplômés appelés
à faire face aux demandes croissantes de mobilité internationale, à l’intérieur des
frontières de l’Europe comme à l’extérieur, tel est à présent le défi lancé aux enseignants de langues. Il est loin le temps où ceux-ci pouvaient s’imaginer être totalement libres de leurs choix en matière de modèles didactiques : l’approche par
compétences s’est généralisée, les référentiels issus du Cadre Européen Commun
de Référence pour les Langues (CECRL) imposent partout les mêmes descripteurs et les mêmes objectifs en matière d’apprentissage, et donc d’enseignement.
La nécessité de disposer des mêmes indicateurs en matière d’évaluation de ce
que l’on estime être la maîtrise d’une langue a généré la standardisation des tests
de langue et, du coup, leur mise en concurrence basée sur leur totale comparabilité. Désormais, apprendre une langue revient à se rapprocher le plus possible
des niveaux de compétences indexés par les référentiels internationaux, sans que
l’on mesure vraiment ce qui importe dans cet apprentissage, des compétences
à atteindre telles qu’elles sont décrites, ou de ce que les apprenants savent faire
concrètement avec la langue.
Certes, tout cela représente un gain : qui se plaindrait de l’existence de
cadres méthodologiques favorisant l’harmonisation des apprentissages et la
comparabilité des pratiques ? Mais tout en se félicitant de ces possibilités accrues
de repérages mutuels, les enseignants de langues s’interrogent sur le sens de ce
que peut être, aujourd’hui, la démarche de s’approprier une langue. À déduire de
l’existence des référentiels et des tests de langues des standards de compétences
auxquels les apprenants devraient se rapprocher le plus possible, ne risquet-on pas de perdre de vue d’autres éléments fondamentaux, qui tiennent, audelà de l’évaluation des performances de communication telles qu’elles sont
prescrites (dans des conditions que, d’ailleurs, on n’interroge pas assez), à la
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Le vécu corporel dans la pratique d’une langue
dimension existentielle de ce qu’est la pratique d’une langue ? Parler, cela revientil seulement à savoir communiquer verbalement ?
Cette question, les enseignants de langue (y compris le français, pas moins
« langue et civilisation étrangère », pour les non-natifs, que l’espagnol, l’anglais
ou l’allemand) n’ont pas souvent l’occasion d’en débattre de façon transversale.
Et quand ils le font, grâce à des initiatives bienvenues 1 , ils aboutissent au constat
que leurs outils de compréhension, hérités de leur formation, ne leur permettent
pas de penser véritablement le vécu de l’apprenant lorsque celui-ci passe d’une
langue à l’autre. Sans doute sont-ils tributaires des acquis d’une linguistique
qui, bien que théoriquement elle l’intègre dans sa distinction fondatrice entre la
« langue » et la « parole » (Saussure 1916) 2 , ne prend guère en compte en réalité
la dimension du sujet parlant : le contexte dominant et scientifiquement reconnu
et valorisé en matière de langue est, en effet, plutôt celui du « modèle », et donc
de l’appauvrissement, nécessité par la modélisation elle-même, des données
linguistiques – le principe étant qu’un modèle, quel qu’il soit, ne peut rendre
compte du tout de l’acte langagier, il s’agit donc de réduire ce dernier à ce qui
en est modélisable, et donc en particulier de circonscrire un objet homogène
accessible a priori – la « langue » saussurienne, la « compétence » chomskyenne.
Les analyses de discours, qu’elles concernent l’oral ou l’écrit, s’inscrivent
largement dans cette logique : certes une place est faite à l’« énonciation » et à la
« situation de communication » (depuis les travaux précurseurs de Benveniste
en particulier 3 ), ou à la place de l’« autre » dans la construction du sens (avec
le « dialogisme » initié par Bakhtine et relayé actuellement par l’école montpelliéraine 4 ), mais il s’agit toujours essentiellement de faire porter l’analyse sur le
verbal (l’énoncé dit ou écrit). Il est vrai qu’un certain nombre de travaux, axés
sur l’oral (dialogue, trilogue, conversation...), font place au « co-verbal » ou au
« paraverbal » (donc au « corporel »), en tant qu’ils participent de et à la gestion
de la communication, ou sont centrés sur la prosodie 5 . Mais même alors, la
prise en compte du corps reste pour ainsi dire périphérique, marginale, et n’est
nullement intégrée dans une conceptualisation globale de ce qu’est la pratique
d’une langue.
1. Tel le récent 39e Congrès de l’UPLEGESS (Union des Professeurs de Langues des Grandes Écoles) :
« Enseignement des langues et approche par compétences : quelles complémentarités ? Quels défis ? », Montpellier SupAgro (25-27 mai 2011).
2. La revue s’est déjà fait l’écho des travaux conduits par une évaluation ou une réévaluation de l’héritage
saussurien, en particulier, dans l’époque récente, les numéros 159 (Linguistique et poétique du discours. À
partir de Saussure coordonné par Jean-Louis Chiss et Gérard Dessons) et 185 (L’apport des manuscrits de
Ferdinand de Saussure coordonné par Loïc Depecker).
3. Voir Benveniste (1964), entre autres.
4. Pour un état récent de cette question, cf. Bres et al. (éds) (2012).
5. Cf. à titre d’exemple les travaux menés par Mary-Annick Morel depuis une vingtaine d’années
(http://www.ilpga.univ-paris3.fr/pages-personnelles/mary-annick-morel/section1.html).
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Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur
Dans d’autres champs, les praticiens comme les didacticiens des langues ont
attiré l’attention sur l’importance du corps, à la fois comme sujet et médium
des apprentissages : qu’il s’agisse des ressources purement vocales dans le
chant (Zedda 2006) ou des interactions corporelles impliquées par le jeu théâtral
(Pierra 2003), nombreuses sont les initiatives qui ont essaimé dans le champ des
pratiques d’enseignement des langues et contribué à un renouvellement des
modes d’apprentissage 6 . Des travaux récents en didactique des langues et des
cultures (Aden 2010) en prolongent sur le plan théorique les avancées, à travers
le concept de « reliance ». Il y a là une heuristique évidente, mais dont la richesse
même pose question, dès lors que sa prise en compte ne s’inscrit pas dans un
paradigme l’associant consubstantiellement à l’acquisition, à l’apprentissage, à
la pratique – voire à la perte – d’une langue.
Or, ce paradigme existe désormais (depuis une trentaine d’années tout de
même, les travaux fondateurs de H. R. Maturana et F. J. Varela ayant émergé
à la fin des années 70 / au début des années 80) permettant de donner une
dimension nouvelle et, en tous cas, à connaître, aux préoccupations concernant
l’acquisition et l’apprentissage des langues.
1. L’OBJECTIF DU PRÉSENT NUMÉRO DE LANGAGES
Les propositions publiées ici ont été soumises à une première expertise par un
public de spécialistes lors d’une journée scientifique pluridisciplinaire organisée
à l’Université Paris Ouest 7 , dont le but était précisément d’explorer et de définir
l’expérience du sujet qui acquiert ou apprend une langue, singulièrement une
langue autre que la sienne, ou s’y exprime et, corrélativement, de s’interroger
sur la manière dont ce savoir-faire s’acquiert à travers une gamme de pratiques
pédagogiques diverses empruntées à des domaines d’application multiples.
Le point de vue adopté à titre d’hypothèse est de considérer qu’apprendre
une langue, c’est mobiliser un corps, de par l’attention sollicitée entre autres
par l’écoute et la vue de l’autre, et que donc apprendre une autre langue que la
sienne, c’est passer d’un « corps parlant » à un autre, pour autrui comme pour
soi-même, se faire devenir momentanément un autre individu, avec les effets
cognitifs, sémantiques, émotionnels, relationnels et culturels que cela suppose.
Le soubassement philosophique de ce point de vue est soutenu par des
théories comme celles de H. R. Maturana et F. J. Varela (1980), qui définissent
l’expérience comme un domaine consensuel d’interaction entre individus d’une
6. Pour s’en tenir au FLE, voir le guide méthodologique proposé aux enseignants de FLE par Adrien Payet
(2010).
7. « Qu’est-ce qu’apprendre une langue ? », journée scientifique pluridisciplinaire organisée à l’université
Paris Ouest Nanterre La Défense le 14 décembre 2011 par le département de français pour étudiants étrangers
(F.ET.E) : nos remerciements à Jean Le Bousse et Jörg Eschenauer (Union des professeurs de langues des
grandes écoles), partenaires dans la réalisation de cette journée.
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Le vécu corporel dans la pratique d’une langue
même espèce et/ou entre eux et l’environnement. Cette interaction mobilise
les facultés sensorielles (la perception et la saisie de l’autre et/ou du milieu),
motrices (telles les articulations de sons liées à l’expression, dans le cas de
la parole) et cognitives (la mémoire, l’attention portée à l’environnement, la
représentation ou la contextualisation que l’on s’en fait...). Si l’on admet que la
communication verbale est d’abord une interaction, alors, dans le contexte supra
rappelé, on ne peut séparer sans arbitraire la « langue », vue comme système
virtuel d’échange, et l’expérience concrète de la parole par laquelle s’acquiert et
se constitue le savoir linguistique du sujet. Étant donné le mode d’acquisition et
de pratique de la langue, celle-ci ne peut sans caricature être hypostasiée de son
contexte, par un symbolisme ou un formalisme modélisant visant l’abstraction
mathématique : elle doit, au contraire, être appréhendée au travers de sa prise
en charge par le corps (l’« embodiment ») – et ce postulat qui vaut pour « la
linguistique » vaut naturellement a fortiori pour l’apprentissage des langues.
L’intégration du corps ici préconisée, dans l’étude du langage ou dans la
didactique des langues, dépasse la simple prise en compte du « para-verbal »
(gestes, mimiques, postures) : par exemple, articuler des sons, tons ou mélodies
en japonais ou en espagnol oblige le parleur à placer différemment les divers
muscles mobilisés par l’expression de ce qu’il dit, ce qui lui donne littéralement
un visage et une voix distincts selon la langue qu’il parle, produisant de lui-même,
consciemment ou non, une réalisation subjective et relationnelle distincte de sa
manière d’être dans sa langue maternelle. Cet aspect fondamental de l’action
langagière humaine est relativement peu décrit, et sa mise en œuvre n’est guère
systématisée ni explicitée en didactique des langues.
Dans cette optique, l’objectif de ce numéro est de donner forme et substance
à ce point de vue et d’en explorer les conséquences pédagogiques susceptibles
de devenir le lieu d’une rupture épistémologique :
– du point de vue théorique, du fait que les recherches en matière de langue
(ou de discours) se focalisent en général sur les unités dites « linguistiques »
sans se préoccuper de l’amont (la réalité des conditions de leur production)
dont elles sont l’aval (le résultat matériel de l’acte d’énonciation, considéré
en lui-même et indépendamment des mécanismes de cette concrétisation), et
visent une formalisation du système (ou micro-système) construit à partir de
l’observation de ces énoncés que l’on pourrait dire, littéralement « désincarnés » ;
– du point de vue pratique, du fait que, de manière générale, les didactiques
sont tributaires des domaines habituellement convoqués dans l’apprentissage
des langues, tels la grammaire, le lexique, la phonétique, la sémantique,
la pragmatique, la culture (représentations, stéréotypes...), et n’ont pas les
moyens de se référer à une compréhension autre (et plus globale) de ce qu’est
l’expérience de la parole.
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Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur
Nous nous proposons donc de mettre en lumière les théories actuelles qui font
toute sa place au vécu corporel de l’apprenant dans la compréhension ou la production linguistique (en tenant compte des rapports aux courants pertinents en
linguistique, psychologie, phénoménologie), et de les relier aux pratiques pédagogiques faisant appel au « corps parlant » (théâtre, gestuelle, danse, musique,
chant, orthophonie...) qui en illustrent sur le terrain la pertinence didactique.
2. LA CONSTITUTION DU PRÉSENT NUMÉRO DE LANGAGES
La contribution de Didier Bottineau présente ce nouveau paradigme et en montre
l’intérêt à travers les exemples linguistiques traditionnels, i.e. empruntés à la
syntaxe, au lexique, à la morphologie. Ces domaines sont alors saisis à travers
la prise en compte du corps, c’est-à-dire de ce que le parleur/écouteur mobilise
concrètement par la vue, l’ouïe, la saisie de l’environnement, de l’autre : une
structure syntaxique n’est plus, dans ce cas, une formule statique que l’on
mémorise de manière simple, mais un processus dynamique lié à des situations
(plus ou moins récurrentes) donc plus ou moins « routinisé ». Pareillement,
le lexique ne peut pas être ramené, dans cette perspective, à un « stock » de
mots, ni à un ensemble de termes munis (statiquement) de caractéristiques
constructionnelles et de traits sémantiques, voire de connotations, ni même de
lexèmes comportant intrinsèquement la capacité de faire varier leur co-texte (ce
qu’essaie de saisir la « forme schématique » culiolienne 8 ) : les mots ne sont pas
plus « purement linguistiques » que les structures syntaxiques, ils sont investis,
eux aussi, des conditions concrètes dans lesquelles ils sont découverts à partir
d’autrui, emmagasinés, pratiqués.
En somme, le verbal ne peut être réduit au verbal – sauf construction purement fantasmatique. Le verbal est intrinsèquement, indissolublement lié au
corps, ce que l’on peut schématiser par l’hypothèse théorique « le langage est
une technique cognitive incarnée », dont il faut tirer toutes les conséquences sur
le plan linguistique (dans la méthodologie descriptive et explicative, ainsi que
dans le corpus pris en compte), mais aussi en didactique des langues. Il est facile
de se rendre compte, lorsque l’on regarde un étranger parler sa langue, que les
mouvements de la bouche, des joues, des yeux sont différents entre, mettons, un
Russe, un Italien, un Britannique – littéralement, ils n’ont pas le même visage, la
face se déforme différemment selon la langue que l’on parle et, pourtant, il est
bien rare que l’on enseigne la phonétique à partir de cette observation si simple
et si intuitive.
Le lien profond du corps au verbal (son apprentissage aussi bien que sa
pratique) est confirmé par les travaux de Philippe Turchet, qui étudie comment
se manifestent corporellement, à l’insu du sujet, ses affects aussi bien à l’égard
8. Cf. par exemple Franckel (éd.) (2002).
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de ce qu’il est en train de dire (ainsi, il peut mentir) que de ce qu’il entend (qui
peut l’ennuyer, par exemple). Il s’agit là de véritables « signes », en ce qu’ils
ont une matérialité (ils sont observables et descriptibles) et un sens (qu’une
analyse empirique d’envergure permet de dégager par comparaison entre divers
locuteurs dans diverses situations). Mais, contrairement aux gestes, mimiques
ou postures que l’on pourrait dire « culturels », en ce qu’ils accompagnent le
message verbal de manière relativement conventionnelle et différente selon
les langues, les signes qui constituent l’objet de cette contribution échappent
à la convention et sont inconscients (par exemple, Gérard Depardieu n’a pas
conscience de se gratter le nez en même temps qu’il affirme à un journaliste qu’il
n’est pas du tout coléreux – il révèle son mensonge sans s’en rendre compte).
Ces signes sont aussi universels, ainsi que le montrent les premières études
comparatives conduites – par exemple, si différents que puissent être les gestes,
postures ou mimiques d’un Japonais et d’un Français, il se trouve un certain
nombre d’« items » qui leur sont communs et qui sont donc consubstantiellement
définitoires du langage, par delà les langues diverses et mouvements physiques
culturellement différents.
La contribution de Catherine Garitte et Larisa Olteanu s’intéresse précisément, à l’inverse de Philippe Turchet, aux expressions non verbales conventionnelles, dont la forme change selon les cultures, mais dont le sens se retrouve
d’une culture à une autre (cf. par exemple les gestes signifiant « viens ici », ou
« va-t’en », etc.). En l’occurrence, sont comparées les situations du français et du
roumain sur le plan de l’acquisition : l’étude montre qu’il y a un rythme des
acquisitions selon l’âge des enfants, décalé par rapport à la maîtrise de la langue,
ce qui pose la question de la sémantique et de la complexité du geste (donc du
corporel) en relation avec la progression en matière verbale, le décalage étant
peut-être lié à l’absence de perception d’un lien entre les mouvements du corps
et la signification linguistique.
L’expérimentation de Jean-Rémi Lapaire, à partir des mêmes références théoriques globales que Didier Bottineau, consiste précisément à établir chez les
élèves la conscience d’un lien, non arbitraire, entre le geste et le sens : c’est l’observation du geste et, plus largement, de la place relativement à l’autre et du
déplacement, qui est exploitée pédagogiquement, dans le cadre de l’apprentissage de l’anglais – mais sans la limiter aux gestes, mimiques ou postures
« conventionnels ». Il s’agit d’abord pour l’élève de prendre conscience de l’importance du corps dans l’interaction verbale, de s’approprier ce vecteur d’information par le mime, puis par l’invention chorégraphique, et de proposer, en
fonction de ce travail, des gestes, mouvements ou postures associables à des
expressions verbales (éventuellement aussi abstraites que l’auxiliaire may), qui
permettent de s’en approprier le sens précisément en explicitant leur rapport à
l’expression corporelle.
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L’analyse des « tandems » proposée par Jörg Eschenauer repose sur ce même
principe conducteur que l’acte langagier est indissociable du corps : l’apprentissage « en tandem » institue d’emblée entre les deux partenaires une communication réelle, et bientôt solidaire et complice face au reste de la classe, d’où le
renforcement des capacités d’empathie à l’égard de l’interlocuteur, qui constitue
l’une des conditions de l’apprentissage, en même temps qu’une pratique de plus
en plus intensive de la langue à apprendre. Le bilan de ces diverses expériences
est que, de fait, les progrès sont extrêmement rapides.
Cette inscription corporelle de la communication langagière, comme le rappelle Amina Bensalah, est depuis bien longtemps reconnue dans le domaine de
l’orthophonie, où les deux modes d’expression sont constamment reliés, spécialement avec les enfants par l’intermédiaire du jeu. La proposition de l’auteur,
qu’étaye une expérience de vingt ans de l’enseignement, sur ce modèle, de la
langue arabe, est d’étendre à l’apprentissage chez les adultes cette pratique du
jeu.
En rapport direct avec le renouveau théorique exposé par Didier Bottineau
et les innovations des pratiques dont témoignent Jean-Rémi Lapaire ou Amina
Bensalah, deux contributions formalisent leur pratiques à travers le théâtre :
Joëlle Aden montre comment cette méthode d’apprentissage a une incidence
épistémologique, permettant de « revisiter » les approches interactionnistes;
Graça Dos Santos insiste, de son côté, sur la nécessité de partir de l’oral, et
même seulement de la musicalité du sonore sans se préoccuper du sens, de la
seule voix, pour aborder l’inconnu si déstabilisant que constitue l’affrontement
à une autre langue que la sienne.
Stephen Scott Brewer élargit la perspective adoptée jusqu’ici tout en restant
dans le même cadre théorique général de l’ensemble des contributions : la
personne est non seulement un corps et un esprit mais aussi une psychologie, le
tout en évolution, l’avancée en âge multipliant les expériences et leurs impacts,
ce que conceptualise la notion de « jeu intérieur » ; la question est alors de savoir
ce qu’engendre ce « jeu intérieur » en matière d’apprentissage, par exemple ce
qu’il advient d’un enfant donné devenu adolescent puis adulte.
Références
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CHISS J.-L. & DESSONS G. (2005), Langages n° 159 : Linguistique et poétique du discours. À
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Le vécu corporel dans la pratique d’une langue
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ZEDDA P. (2006), « La langue chantée : un outil efficace pour l’apprentissage et la correction
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