Le vécu corporel dans la pratique d`une langue
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Le vécu corporel dans la pratique d`une langue
Langages http://www.necplus.eu/LGA Additional services for Langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur Gilles Louÿs Langages / Volume 2013 / Issue 192 / December 2013, pp 3 - 10 DOI: 10.3917/lang.192.0003, Published online: 19 February 2014 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0458726X13192018 How to cite this article: Gilles Louÿs (2013). Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur. Langages, 2013, pp 3-10 doi:10.3917/lang.192.0003 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/LGA, IP address: 78.47.27.170 on 21 Feb 2017 ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 3 — #3 ✐ ✐ Gilles Louÿs Université Paris Ouest Nanterre La Défense & Centre des Sciences de la Littérature Française (CSLF - EA 1586) Danielle Leeman Université Paris Ouest Nanterre La Défense & Laboratoire ICAR (UMR 5191 CNRS – Université Lyon 2 – ENS de Lyon) Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur La pression exercée par un monde « globalisé » et de plus en plus concurrentiel rattrape l’enseignement des langues. Former, de façon standardisée et efficace, aux compétences de communication indispensables aux jeunes diplômés appelés à faire face aux demandes croissantes de mobilité internationale, à l’intérieur des frontières de l’Europe comme à l’extérieur, tel est à présent le défi lancé aux enseignants de langues. Il est loin le temps où ceux-ci pouvaient s’imaginer être totalement libres de leurs choix en matière de modèles didactiques : l’approche par compétences s’est généralisée, les référentiels issus du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) imposent partout les mêmes descripteurs et les mêmes objectifs en matière d’apprentissage, et donc d’enseignement. La nécessité de disposer des mêmes indicateurs en matière d’évaluation de ce que l’on estime être la maîtrise d’une langue a généré la standardisation des tests de langue et, du coup, leur mise en concurrence basée sur leur totale comparabilité. Désormais, apprendre une langue revient à se rapprocher le plus possible des niveaux de compétences indexés par les référentiels internationaux, sans que l’on mesure vraiment ce qui importe dans cet apprentissage, des compétences à atteindre telles qu’elles sont décrites, ou de ce que les apprenants savent faire concrètement avec la langue. Certes, tout cela représente un gain : qui se plaindrait de l’existence de cadres méthodologiques favorisant l’harmonisation des apprentissages et la comparabilité des pratiques ? Mais tout en se félicitant de ces possibilités accrues de repérages mutuels, les enseignants de langues s’interrogent sur le sens de ce que peut être, aujourd’hui, la démarche de s’approprier une langue. À déduire de l’existence des référentiels et des tests de langues des standards de compétences auxquels les apprenants devraient se rapprocher le plus possible, ne risquet-on pas de perdre de vue d’autres éléments fondamentaux, qui tiennent, audelà de l’évaluation des performances de communication telles qu’elles sont prescrites (dans des conditions que, d’ailleurs, on n’interroge pas assez), à la Langages 192 rticle on line 3 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 4 — #4 ✐ ✐ Le vécu corporel dans la pratique d’une langue dimension existentielle de ce qu’est la pratique d’une langue ? Parler, cela revientil seulement à savoir communiquer verbalement ? Cette question, les enseignants de langue (y compris le français, pas moins « langue et civilisation étrangère », pour les non-natifs, que l’espagnol, l’anglais ou l’allemand) n’ont pas souvent l’occasion d’en débattre de façon transversale. Et quand ils le font, grâce à des initiatives bienvenues 1 , ils aboutissent au constat que leurs outils de compréhension, hérités de leur formation, ne leur permettent pas de penser véritablement le vécu de l’apprenant lorsque celui-ci passe d’une langue à l’autre. Sans doute sont-ils tributaires des acquis d’une linguistique qui, bien que théoriquement elle l’intègre dans sa distinction fondatrice entre la « langue » et la « parole » (Saussure 1916) 2 , ne prend guère en compte en réalité la dimension du sujet parlant : le contexte dominant et scientifiquement reconnu et valorisé en matière de langue est, en effet, plutôt celui du « modèle », et donc de l’appauvrissement, nécessité par la modélisation elle-même, des données linguistiques – le principe étant qu’un modèle, quel qu’il soit, ne peut rendre compte du tout de l’acte langagier, il s’agit donc de réduire ce dernier à ce qui en est modélisable, et donc en particulier de circonscrire un objet homogène accessible a priori – la « langue » saussurienne, la « compétence » chomskyenne. Les analyses de discours, qu’elles concernent l’oral ou l’écrit, s’inscrivent largement dans cette logique : certes une place est faite à l’« énonciation » et à la « situation de communication » (depuis les travaux précurseurs de Benveniste en particulier 3 ), ou à la place de l’« autre » dans la construction du sens (avec le « dialogisme » initié par Bakhtine et relayé actuellement par l’école montpelliéraine 4 ), mais il s’agit toujours essentiellement de faire porter l’analyse sur le verbal (l’énoncé dit ou écrit). Il est vrai qu’un certain nombre de travaux, axés sur l’oral (dialogue, trilogue, conversation...), font place au « co-verbal » ou au « paraverbal » (donc au « corporel »), en tant qu’ils participent de et à la gestion de la communication, ou sont centrés sur la prosodie 5 . Mais même alors, la prise en compte du corps reste pour ainsi dire périphérique, marginale, et n’est nullement intégrée dans une conceptualisation globale de ce qu’est la pratique d’une langue. 1. Tel le récent 39e Congrès de l’UPLEGESS (Union des Professeurs de Langues des Grandes Écoles) : « Enseignement des langues et approche par compétences : quelles complémentarités ? Quels défis ? », Montpellier SupAgro (25-27 mai 2011). 2. La revue s’est déjà fait l’écho des travaux conduits par une évaluation ou une réévaluation de l’héritage saussurien, en particulier, dans l’époque récente, les numéros 159 (Linguistique et poétique du discours. À partir de Saussure coordonné par Jean-Louis Chiss et Gérard Dessons) et 185 (L’apport des manuscrits de Ferdinand de Saussure coordonné par Loïc Depecker). 3. Voir Benveniste (1964), entre autres. 4. Pour un état récent de cette question, cf. Bres et al. (éds) (2012). 5. Cf. à titre d’exemple les travaux menés par Mary-Annick Morel depuis une vingtaine d’années (http://www.ilpga.univ-paris3.fr/pages-personnelles/mary-annick-morel/section1.html). 4 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 5 — #5 ✐ ✐ Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur Dans d’autres champs, les praticiens comme les didacticiens des langues ont attiré l’attention sur l’importance du corps, à la fois comme sujet et médium des apprentissages : qu’il s’agisse des ressources purement vocales dans le chant (Zedda 2006) ou des interactions corporelles impliquées par le jeu théâtral (Pierra 2003), nombreuses sont les initiatives qui ont essaimé dans le champ des pratiques d’enseignement des langues et contribué à un renouvellement des modes d’apprentissage 6 . Des travaux récents en didactique des langues et des cultures (Aden 2010) en prolongent sur le plan théorique les avancées, à travers le concept de « reliance ». Il y a là une heuristique évidente, mais dont la richesse même pose question, dès lors que sa prise en compte ne s’inscrit pas dans un paradigme l’associant consubstantiellement à l’acquisition, à l’apprentissage, à la pratique – voire à la perte – d’une langue. Or, ce paradigme existe désormais (depuis une trentaine d’années tout de même, les travaux fondateurs de H. R. Maturana et F. J. Varela ayant émergé à la fin des années 70 / au début des années 80) permettant de donner une dimension nouvelle et, en tous cas, à connaître, aux préoccupations concernant l’acquisition et l’apprentissage des langues. 1. L’OBJECTIF DU PRÉSENT NUMÉRO DE LANGAGES Les propositions publiées ici ont été soumises à une première expertise par un public de spécialistes lors d’une journée scientifique pluridisciplinaire organisée à l’Université Paris Ouest 7 , dont le but était précisément d’explorer et de définir l’expérience du sujet qui acquiert ou apprend une langue, singulièrement une langue autre que la sienne, ou s’y exprime et, corrélativement, de s’interroger sur la manière dont ce savoir-faire s’acquiert à travers une gamme de pratiques pédagogiques diverses empruntées à des domaines d’application multiples. Le point de vue adopté à titre d’hypothèse est de considérer qu’apprendre une langue, c’est mobiliser un corps, de par l’attention sollicitée entre autres par l’écoute et la vue de l’autre, et que donc apprendre une autre langue que la sienne, c’est passer d’un « corps parlant » à un autre, pour autrui comme pour soi-même, se faire devenir momentanément un autre individu, avec les effets cognitifs, sémantiques, émotionnels, relationnels et culturels que cela suppose. Le soubassement philosophique de ce point de vue est soutenu par des théories comme celles de H. R. Maturana et F. J. Varela (1980), qui définissent l’expérience comme un domaine consensuel d’interaction entre individus d’une 6. Pour s’en tenir au FLE, voir le guide méthodologique proposé aux enseignants de FLE par Adrien Payet (2010). 7. « Qu’est-ce qu’apprendre une langue ? », journée scientifique pluridisciplinaire organisée à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense le 14 décembre 2011 par le département de français pour étudiants étrangers (F.ET.E) : nos remerciements à Jean Le Bousse et Jörg Eschenauer (Union des professeurs de langues des grandes écoles), partenaires dans la réalisation de cette journée. Langages 192 5 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 6 — #6 ✐ ✐ Le vécu corporel dans la pratique d’une langue même espèce et/ou entre eux et l’environnement. Cette interaction mobilise les facultés sensorielles (la perception et la saisie de l’autre et/ou du milieu), motrices (telles les articulations de sons liées à l’expression, dans le cas de la parole) et cognitives (la mémoire, l’attention portée à l’environnement, la représentation ou la contextualisation que l’on s’en fait...). Si l’on admet que la communication verbale est d’abord une interaction, alors, dans le contexte supra rappelé, on ne peut séparer sans arbitraire la « langue », vue comme système virtuel d’échange, et l’expérience concrète de la parole par laquelle s’acquiert et se constitue le savoir linguistique du sujet. Étant donné le mode d’acquisition et de pratique de la langue, celle-ci ne peut sans caricature être hypostasiée de son contexte, par un symbolisme ou un formalisme modélisant visant l’abstraction mathématique : elle doit, au contraire, être appréhendée au travers de sa prise en charge par le corps (l’« embodiment ») – et ce postulat qui vaut pour « la linguistique » vaut naturellement a fortiori pour l’apprentissage des langues. L’intégration du corps ici préconisée, dans l’étude du langage ou dans la didactique des langues, dépasse la simple prise en compte du « para-verbal » (gestes, mimiques, postures) : par exemple, articuler des sons, tons ou mélodies en japonais ou en espagnol oblige le parleur à placer différemment les divers muscles mobilisés par l’expression de ce qu’il dit, ce qui lui donne littéralement un visage et une voix distincts selon la langue qu’il parle, produisant de lui-même, consciemment ou non, une réalisation subjective et relationnelle distincte de sa manière d’être dans sa langue maternelle. Cet aspect fondamental de l’action langagière humaine est relativement peu décrit, et sa mise en œuvre n’est guère systématisée ni explicitée en didactique des langues. Dans cette optique, l’objectif de ce numéro est de donner forme et substance à ce point de vue et d’en explorer les conséquences pédagogiques susceptibles de devenir le lieu d’une rupture épistémologique : – du point de vue théorique, du fait que les recherches en matière de langue (ou de discours) se focalisent en général sur les unités dites « linguistiques » sans se préoccuper de l’amont (la réalité des conditions de leur production) dont elles sont l’aval (le résultat matériel de l’acte d’énonciation, considéré en lui-même et indépendamment des mécanismes de cette concrétisation), et visent une formalisation du système (ou micro-système) construit à partir de l’observation de ces énoncés que l’on pourrait dire, littéralement « désincarnés » ; – du point de vue pratique, du fait que, de manière générale, les didactiques sont tributaires des domaines habituellement convoqués dans l’apprentissage des langues, tels la grammaire, le lexique, la phonétique, la sémantique, la pragmatique, la culture (représentations, stéréotypes...), et n’ont pas les moyens de se référer à une compréhension autre (et plus globale) de ce qu’est l’expérience de la parole. 6 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 7 — #7 ✐ ✐ Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur Nous nous proposons donc de mettre en lumière les théories actuelles qui font toute sa place au vécu corporel de l’apprenant dans la compréhension ou la production linguistique (en tenant compte des rapports aux courants pertinents en linguistique, psychologie, phénoménologie), et de les relier aux pratiques pédagogiques faisant appel au « corps parlant » (théâtre, gestuelle, danse, musique, chant, orthophonie...) qui en illustrent sur le terrain la pertinence didactique. 2. LA CONSTITUTION DU PRÉSENT NUMÉRO DE LANGAGES La contribution de Didier Bottineau présente ce nouveau paradigme et en montre l’intérêt à travers les exemples linguistiques traditionnels, i.e. empruntés à la syntaxe, au lexique, à la morphologie. Ces domaines sont alors saisis à travers la prise en compte du corps, c’est-à-dire de ce que le parleur/écouteur mobilise concrètement par la vue, l’ouïe, la saisie de l’environnement, de l’autre : une structure syntaxique n’est plus, dans ce cas, une formule statique que l’on mémorise de manière simple, mais un processus dynamique lié à des situations (plus ou moins récurrentes) donc plus ou moins « routinisé ». Pareillement, le lexique ne peut pas être ramené, dans cette perspective, à un « stock » de mots, ni à un ensemble de termes munis (statiquement) de caractéristiques constructionnelles et de traits sémantiques, voire de connotations, ni même de lexèmes comportant intrinsèquement la capacité de faire varier leur co-texte (ce qu’essaie de saisir la « forme schématique » culiolienne 8 ) : les mots ne sont pas plus « purement linguistiques » que les structures syntaxiques, ils sont investis, eux aussi, des conditions concrètes dans lesquelles ils sont découverts à partir d’autrui, emmagasinés, pratiqués. En somme, le verbal ne peut être réduit au verbal – sauf construction purement fantasmatique. Le verbal est intrinsèquement, indissolublement lié au corps, ce que l’on peut schématiser par l’hypothèse théorique « le langage est une technique cognitive incarnée », dont il faut tirer toutes les conséquences sur le plan linguistique (dans la méthodologie descriptive et explicative, ainsi que dans le corpus pris en compte), mais aussi en didactique des langues. Il est facile de se rendre compte, lorsque l’on regarde un étranger parler sa langue, que les mouvements de la bouche, des joues, des yeux sont différents entre, mettons, un Russe, un Italien, un Britannique – littéralement, ils n’ont pas le même visage, la face se déforme différemment selon la langue que l’on parle et, pourtant, il est bien rare que l’on enseigne la phonétique à partir de cette observation si simple et si intuitive. Le lien profond du corps au verbal (son apprentissage aussi bien que sa pratique) est confirmé par les travaux de Philippe Turchet, qui étudie comment se manifestent corporellement, à l’insu du sujet, ses affects aussi bien à l’égard 8. Cf. par exemple Franckel (éd.) (2002). Langages 192 7 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 8 — #8 ✐ ✐ Le vécu corporel dans la pratique d’une langue de ce qu’il est en train de dire (ainsi, il peut mentir) que de ce qu’il entend (qui peut l’ennuyer, par exemple). Il s’agit là de véritables « signes », en ce qu’ils ont une matérialité (ils sont observables et descriptibles) et un sens (qu’une analyse empirique d’envergure permet de dégager par comparaison entre divers locuteurs dans diverses situations). Mais, contrairement aux gestes, mimiques ou postures que l’on pourrait dire « culturels », en ce qu’ils accompagnent le message verbal de manière relativement conventionnelle et différente selon les langues, les signes qui constituent l’objet de cette contribution échappent à la convention et sont inconscients (par exemple, Gérard Depardieu n’a pas conscience de se gratter le nez en même temps qu’il affirme à un journaliste qu’il n’est pas du tout coléreux – il révèle son mensonge sans s’en rendre compte). Ces signes sont aussi universels, ainsi que le montrent les premières études comparatives conduites – par exemple, si différents que puissent être les gestes, postures ou mimiques d’un Japonais et d’un Français, il se trouve un certain nombre d’« items » qui leur sont communs et qui sont donc consubstantiellement définitoires du langage, par delà les langues diverses et mouvements physiques culturellement différents. La contribution de Catherine Garitte et Larisa Olteanu s’intéresse précisément, à l’inverse de Philippe Turchet, aux expressions non verbales conventionnelles, dont la forme change selon les cultures, mais dont le sens se retrouve d’une culture à une autre (cf. par exemple les gestes signifiant « viens ici », ou « va-t’en », etc.). En l’occurrence, sont comparées les situations du français et du roumain sur le plan de l’acquisition : l’étude montre qu’il y a un rythme des acquisitions selon l’âge des enfants, décalé par rapport à la maîtrise de la langue, ce qui pose la question de la sémantique et de la complexité du geste (donc du corporel) en relation avec la progression en matière verbale, le décalage étant peut-être lié à l’absence de perception d’un lien entre les mouvements du corps et la signification linguistique. L’expérimentation de Jean-Rémi Lapaire, à partir des mêmes références théoriques globales que Didier Bottineau, consiste précisément à établir chez les élèves la conscience d’un lien, non arbitraire, entre le geste et le sens : c’est l’observation du geste et, plus largement, de la place relativement à l’autre et du déplacement, qui est exploitée pédagogiquement, dans le cadre de l’apprentissage de l’anglais – mais sans la limiter aux gestes, mimiques ou postures « conventionnels ». Il s’agit d’abord pour l’élève de prendre conscience de l’importance du corps dans l’interaction verbale, de s’approprier ce vecteur d’information par le mime, puis par l’invention chorégraphique, et de proposer, en fonction de ce travail, des gestes, mouvements ou postures associables à des expressions verbales (éventuellement aussi abstraites que l’auxiliaire may), qui permettent de s’en approprier le sens précisément en explicitant leur rapport à l’expression corporelle. 8 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 9 — #9 ✐ ✐ Pour une ré-évaluation paradigmatique de notre conception du parleur L’analyse des « tandems » proposée par Jörg Eschenauer repose sur ce même principe conducteur que l’acte langagier est indissociable du corps : l’apprentissage « en tandem » institue d’emblée entre les deux partenaires une communication réelle, et bientôt solidaire et complice face au reste de la classe, d’où le renforcement des capacités d’empathie à l’égard de l’interlocuteur, qui constitue l’une des conditions de l’apprentissage, en même temps qu’une pratique de plus en plus intensive de la langue à apprendre. Le bilan de ces diverses expériences est que, de fait, les progrès sont extrêmement rapides. Cette inscription corporelle de la communication langagière, comme le rappelle Amina Bensalah, est depuis bien longtemps reconnue dans le domaine de l’orthophonie, où les deux modes d’expression sont constamment reliés, spécialement avec les enfants par l’intermédiaire du jeu. La proposition de l’auteur, qu’étaye une expérience de vingt ans de l’enseignement, sur ce modèle, de la langue arabe, est d’étendre à l’apprentissage chez les adultes cette pratique du jeu. En rapport direct avec le renouveau théorique exposé par Didier Bottineau et les innovations des pratiques dont témoignent Jean-Rémi Lapaire ou Amina Bensalah, deux contributions formalisent leur pratiques à travers le théâtre : Joëlle Aden montre comment cette méthode d’apprentissage a une incidence épistémologique, permettant de « revisiter » les approches interactionnistes; Graça Dos Santos insiste, de son côté, sur la nécessité de partir de l’oral, et même seulement de la musicalité du sonore sans se préoccuper du sens, de la seule voix, pour aborder l’inconnu si déstabilisant que constitue l’affrontement à une autre langue que la sienne. Stephen Scott Brewer élargit la perspective adoptée jusqu’ici tout en restant dans le même cadre théorique général de l’ensemble des contributions : la personne est non seulement un corps et un esprit mais aussi une psychologie, le tout en évolution, l’avancée en âge multipliant les expériences et leurs impacts, ce que conceptualise la notion de « jeu intérieur » ; la question est alors de savoir ce qu’engendre ce « jeu intérieur » en matière d’apprentissage, par exemple ce qu’il advient d’un enfant donné devenu adolescent puis adulte. Références ADEN J. (2010), « L’empathie, socle de la reliance en didactique des langues », in J. Aden, T. Grimshaw & H. Penz (éds), Enseigner les langues-cultures à l’ère de la complexité. Approches interdisciplinaires pour un monde en reliance, Bruxelles : Peter Lang, 23-44. BENVENISTE É. (1964), Problèmes de linguistique générale, Paris : Gallimard. BRES J. et al. (éds) (2012), Dialogisme : langue, discours, Bruxelles : Peter Lang. CHISS J.-L. & DESSONS G. (2005), Langages n° 159 : Linguistique et poétique du discours. À partir de Saussure, Paris : Larousse/Armand Colin. DEPECKER L. (2012), Langages n° 185 : L’apport des manuscrits de Ferdinand de Saussure, Paris : Larousse/Armand Colin. Langages 192 9 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LG_192” (Col. : RevueLangages) — 2013/12/18 — 16:36 — page 10 — #10 ✐ ✐ Le vécu corporel dans la pratique d’une langue FRANCKEL J.-J. (éd.) (2002), Langue française n° 133 : Le Lexique, entre identité et variation, Paris : Larousse. MATURANA H. R. & VARELA F. J. (1980), Autopoiesis and Cognition: the Realization of the Living, Dordrecht: D. Reidel. PAYET A. (2010), Activités théâtrales en classe de langue, Paris : Clé international. PIERRA G. (2003), Une esthétique théâtrale en langue étrangère, Paris : L’Harmattan. SAUSSURE F. (DE) (1916), Cours de linguistique générale, Paris : Payot. ZEDDA P. (2006), « La langue chantée : un outil efficace pour l’apprentissage et la correction phonétique », Les Cahiers de l’Acedle 2, 257-282. 10 ✐ ✐ ✐ ✐