Belgrade€: les «€cibles€» sont fatiguées

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Belgrade€: les «€cibles€» sont fatiguées
Voyage dans la Serbie en guerre
Belgrade : les « cibles » sont fatiguées
Après avoir observé les destructions effectuées par les raids aériens de lOtan tout le long de
la route conduisant du Monténégro à Belgrade, jean-paul mari a passé dans la capitale la nuit
de bombardements intenses au cours desquels lambassade de Chine a été touchée. Il a
mesuré le désarroi dune population partagée entre la colère et la lassitude
La petite route de montagne se perd dans le brouillard. On roule phares allumés en évitant les
crevasses, la rocaille éboulée sur le chemin et quelques rares semi-remorques, trop lourds et trop
larges, qui tanguent en klaxonnant entre mur de pierre et précipice. Soudain, au détour dun virage
serré, des sacs de sable entassés, une tente camouflée et un soldat, tenue de camouflage, bras levé
et visage enfoui dans une cagoule dégoulinante de pluie : le premier contrôle militaire en territoire
serbe. Le Monténégro est loin derrière nous, frontière insaisissable entre deux Etats distincts mais
qui se veulent unis dans la même fédération yougoslave ; lun sacharnant à éviter la guerre, lautre
résolument martial. Entre les deux, une seule route, la dernière, passe par la ville de Prijepolje. Ici, il
y avait un pont de chemin de fer qui reliait Bar, sur la côte ensoleillée de lAdriatique, à Belgrade.
Aujourdhui, la voie sarrête là, au centre de ce tablier de béton et de ferraille, veine jugulaire
tranchée net par un missile. La route directe vers le Nord continue encore quelques kilomètres, puis
sarrête à son tour, asphalte emporté par dautres bombes. Pour progresser, il faut renoncer à la voie
principale, et, dès Nova Varos, sengager haut dans la montagne pour un difficile détour de deux
heures dans cet interminable tunnel de brouillard, jalonné de barrages militaires et des bras tendus
de réservistes, paquetage sur lépaule, qui font du stop. On passe des villages, des cols étroits et
dautres ponts, fragiles, en se disant quil suffirait dun raid de chasseur bombardier sur ce dernier
axe stratégique pour isoler la Serbie du Monténégro. On roule longtemps avant de retrouver un
semblant de plaine à Ivanjica. Sur le chemin, se dressent, haut dans le ciel, deux immenses
paraboles blanches de 30 mètres de diamètre, entourées de petits bâtiments de béton et de clôtures
métalliques. Cétait le centre nerveux de télécommunications par satellite de Yougoslavie, dont il ne
reste quune toile daraignée de ferraille. A Cacak, le chauffeur dun poids lourd, surpris par une
crevasse au milieu de la chaussée, fait une brusque embardée, se rattrape de justesse et évite de
peu la voiture en face. Sur le terrain contigu, plusieurs hectares de bâtiments détruits, toits et murs
crevés, tout ce qui reste de lusine délectronique de la ville. On roule en suivant un itinéraire
régulièrement jalonné, pendant huit heures de route, par le résultat de quarante-cinq jours de frappe.
Et soudain Belgrade apparaît. Sa banlieue dabord, plantée dun imposant appareil industriel, de
grandes cités, dimmeubles, de centres commerciaux et de jardins, grande capitale moderne qui
avale la plaine. Aux arrêts dautobus, des groupes compacts tendent le doigt en attendant un
transport public qui ne vient pas. Sur le bas-côté de la route, sur près dun kilomètre, une
quarantaine de grands autobus sont arrêtés lun derrière lautre. En tête de file, un véhicule sans
chauffeur, moteur éteint, et devant lui une station-service fermée et des pompes vides. Il y a quinze
jours, chaque automobiliste avait droit à 40 litres par mois, 20 litres à peine désormais et la
circulation dans la capitale a pris des allures de dimanche en province. Sur le trottoir, devant un
kiosque de tabac, sallonge une file dattente de trois rangs sur 50 mètres de long, des Belgradois
qui attendent, certains depuis deux jours, les 5 paquets de cigarettes maximum autorisés depuis la
destruction de la manufacture de Nis... autre acte de guerre, psychologique. On marche. Au coeur
de la ville, le soleil éclaire soudain un énorme bloc dimmeubles effondrés, château de cartes abattu
de tonnes de béton, murs troués, fenêtres éclatées, rideaux déchirés et volets intérieurs qui pendent
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 13 mai 1999
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lamentablement : tout ce qui reste du QG du commandement militaire. Dans le quartier diplomatique,
ce ne sont pas les raids mais des manifestants en colère qui ont lapidé les fenêtres, défoncé les
portes de maisons cossues et noirci les murs de graffitis rageurs : « Otan assassins nazis ». On sest
attaqué à lambassade de Pologne, de France, de Grande-Bretagne et surtout à celle des Etats-Unis
où les étoiles dun nouveau drapeau américain ont été remplacées par autant de croix gammées. Le
McDonalds, fast-food lui aussi saccagé, a rouvert ses portes, mais avec un sigle rénové et
désormais coiffé dun calot serbe. On marche dans une étrange ville où les ouvriers continuent à
nettoyer un grand bassin municipal, où les maçons travaillent sur des chantiers de construction à
côté dimmeubles éventrés par un missile. Sous les arbres dun parc, une très vieille église russe
orthodoxe, petit bijou blanc et bleu au toit dor secoué par une récente déflagration. Sur le mur du
lieu saint, une inscription : « Les enfants de Satan se regrouperont pour attaquer ». Soudain, devant
nous, des branches cassées qui pendent des arbres, des gravats et un immeuble de huit étages,
coupé en deux dans le sens de la hauteur, sans murs mais avec tous ses paliers, ses fenêtres, ses
salons, son mobilier et ses pièces qui donnent sur le vide. Ici, il y avait une télévision, des studios,
des salles de maquillage et de montage. Au rez-de-chaussée, sur une porte encore debout, on a
affiché dix photos entourées de croix noires, journalistes, maquilleuses ou techniciens victimes du
raid. Face aux gravats, les femmes pleurent, les hommes se taisent, secouent la tête ou laissent
parfois échapper une phrase rageuse, mais partout ailleurs la ville, le jour, est dun calme sidérant.
Avec même un air forcé de kermesse patriotique dans le quartier piétonnier animé par un concert
quotidien sur la place publique, des hymnes relayés par des haut-parleurs grésillants, les
avertisseurs de voiture, les bruits dune rue commerçante, les affiches dun film dEmir Kusturica à
côté de linscription « Target ? » (« Cible ? »), emblématique de lofficielle résistance du pays à
l« agression ». Au début, les concerts étaient un bol dair pour une foule stressée. Mais le régime a
vite récupéré la musique et lemblème aujourdhui nest plus porté que par les partisans de
Milosevic. Les autres ? On les trouve calmement attablés aux terrasses des cafés de la rue piétonne,
entre lagence dAir France et le centre culturel britannique dévastés. A côté du marché aux
légumes, toujours bondé, aux étals chargés de concombres, de pommes de terre, de choux et de
courgettes dont les prix nont pas augmenté. Sauf ceux des produits dimportation, oranges et
bananes, qui ont doublé. Plus loin, après le souterrain où les Belgradois changent au noir leurs
deutschemarks en dinars, au bout de la rue piétonne souvre le vaste parc qui borde les remparts de
Kalemegdan, forteresse austro-hongroise qui surplombe le Danube. Sous les grands arbres, de
belles femmes à lélégance désinvolte promènent des chiens racés ; les enfants jouent sur les
manèges et des adolescents font du roller autour des statues, et partout, sur un banc public, un coin
de rempart ou face au Danube, flirtent des amoureux. La guerre ? Elle était loin, comme ces canons
et ces tanks historiques de la Seconde Guerre mondiale, peints en vert et exposés devant le fort,
quincaillerie moquée par des tags mais soudain redevenue dactualité en ce jour anniversaire du
8-Mai. La guerre ? Elle sapproche avec le jour qui baisse et découpe sur lautre rive du Danube le
dessin du Business Center qui avait le tort dêtre doté de grandes antennes, édifice high-tech,
frappé, à demi carbonisé et qui pointe son doigt noir, hideux, vers le ciel de Belgrade. La guerre ?
Elle est là avec la nuit et cette coupure brutale délectricité. Il est 21 h 30. On pense à ces bombes
au graphite lâchées par les avions alliés sur les fils et les usines électriques, dernière arme secrète
qui piège lélectricité et plonge tout un pays dans le noir absolu. Belgrade ne le sait pas encore, mais
elle va vivre la nuit la plus dure, la plus longue de cette guerre. Dans lobscurité, on suit les
détonations et les flammèches de la DCA qui éclairent le ciel. Des explosions secouent la ville. Un
peu avant minuit, le gouvernement de Serbie et le QG militaire, déjà en partie détruits, sont à
nouveau touchés. Puis on aperçoit lincendie qui dévaste le Yougoslavia ; lhôtel est la propriété du
président du parti JUL dont la femme de Milosevic est vice-présidente mais il abrite aussi un casino
aux mains dArkan, leader paramilitaire et criminel de guerre dont le seul nom semait la terreur en
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Bosnie. Les raids ne sachèveront que vers 3 heures du matin. Entre-temps, les avions alliés vont
commettre lerreur la plus grave depuis le début du conflit. A trois reprises, venus de trois directions,
des missiles frappent de plein fouet le toit, la façade gauche et larrière de lambassade de Chine à
Belgrade ! On compte pour linstant deux morts. Ce nest pas une bavure, cest une catastrophe
diplomatique au moment où lOtan recherche un consensus international. Cétait une erreur des
services de renseignement. Aussitôt, le lendemain, un cortège chinois défile en plein centre de
Belgrade, mené par trois hommes, juchés sur une voiture et brandissant un drapeau rouge, façon
révolution culturelle. Sous les applaudissements des passants. Parmi eux, Milan, 32 ans, chirurgien
à lhôpital militaire où lon opère à coeur ouvert 200 malades par an. Aujourdhui, lhôpital a été vidé
pour accueillir les soldats blessés du Kosovo. Milan croit dur comme fer quil ny a pas de nettoyage
ethnique au Kosovo et que « lexode des réfugiés Albanais et Serbes a commencé avec les
bombardements de lOtan ». Pour lui, il ny a quune seule guerre, celle, incompréhensible, menée
par lOtan contre son pays. Milan est amer, déçu, mais il proclame que le pays, sous les bombes, est
plus fort et plus uni quavant. Paroles de militant quon a du mal à entendre ailleurs. Chez Maïa, par
exemple, serveuse dans un restaurant, qui a les yeux battus par des nuits sans sommeil et qui
répète que « plus personne nest à labri. Nulle part en Yougoslavie. Militaires ou civils ». Maïa nen
peut plus. Comme elle, les habitants rêvent que tout sarrête. Belgrade est sonnée, confuse.
Ebranlée par des semaines de raid, elle est partagée entre lindignation devant les bombardements
et lidée que, comme le dit un capitaine de larmée, « Milosevic est le problème parce quil ne sait
pas arrêter un conflit après dix ans de guerre ». Jusquici, malgré lembargo, le pays sétait identifié à
son homme fort, qui tenait le coup et défiait létranger. Cest fini, le consensus apparent est brisé.
Mais Belgrade est prise aussi par la colère de voir son pays, la Yougoslavie, ravagé par les bombes
de lOtan. Et chaque raid augmente un peu plus le ressentiment contre lOccident et ses missiles. La
télévision recommence à parler de « cinquième colonne » et à donner des noms. Comme si on se
préparait à jeter des politiques en pâture à lopinion en cas de défaite politique. « A moyen terme, ce
pays peut devenir un volcan », avance un observateur. Pour lheure, Belgrade vit au jour le jour. Un
jour qui sachève et force Maïa et ses voisins à courir se réfugier dans leur cave. La sirène dalarme
vient à nouveau de retentir sur toute la ville. Belgrade entre dans la nuit. J.-P. M.
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 13 mai 1999
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