1 AJDA 1995 p. 379 Rétrécissement de la notion de mesure d`ordre
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1 AJDA 1995 p. 379 Rétrécissement de la notion de mesure d`ordre
AJDA 1995 p. 379 Rétrécissement de la notion de mesure d'ordre intérieur. Laurent Touvet Jacques-Henri Stahl, Maîtres des requêtes au Conseil d'Etat Les décisions administratives ne sont pas toutes susceptibles de recours pour excès de pouvoir. Parmi celles dont le juge administratif se refuse à connaître figurent les circulaires interprétatives, documents internes à l'administration et ne faisant pas grief aux tiers (CE Ass. 29 janvier 1954, Institution Notre-Dame du Kreisker, Leb. p. 64 ; AJDA 1954, II bis, p. 5, chron. Long et Gazier) et les mesures d'ordre intérieur, prises à l'intérieur de certaines enceintes que le juge administratif répugnait jusqu'alors à franchir. Par deux décisions rendues en assemblée du contentieux le 17 février 1995, Hardouin et Marie, le Conseil d'Etat a largement ouvert les portes de ces institutions, en acceptant de connaître de sanctions prises à l'encontre d'un détenu et d'un militaire. Il est ainsi revenu sur une jurisprudence très ancienne selon laquelle, en vertu de l'adage latin maintes fois cité de minimis non curat praetor, le juge de l'excès de pouvoir n'a pas à entrer dans des litiges subalternes, voire insignifiants. Une autre justification de la notion de mesure d'ordre intérieur réside dans la nécessité d'assurer l'efficacité des services publics, fondée notamment sur la discipline de ceux qui y servent et qui justifie que les autorités responsables y disposent d'une autorité indiscutée, concrétisée, selon les termes du président Odent(1), par « une marge de pouvoirs dont elles peuvent user discrétionnairement, arbitrairement même, sans aucun contrôle juridictionnel ». On peut donc poser les deux critères cumulatifs de la mesure d'ordre intérieur : la décision doit avoir un caractère interne à l'administration qui en est l'auteur et n'avoir aucun effet sur la situation juridique de son destinataire. Les décisions d'assemblée du 17 février 1995 n'ont pas modifié ces critères. Elles les ont seulement appliqués plus souplement qu'auparavant. Le rétrécissement de la notion de mesure d'ordre intérieur Une rapide rétrospective de l'évolution de la jurisprudence permet de montrer le rétrécissement de la notion d'ordre intérieur. A l'égard des fonctionnaires et magistrats De nombreuses décisions individuelles relatives à la carrière des fonctionnaires ont longtemps été considérées comme des mesures d'ordre intérieur(2). Les notes attribuées aux fonctionnaires étaient telles (CE 5 novembre 1920, Crabe, Leb. p. 930), jusqu'à ce qu'elles puissent être déférées au juge par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE Sect. 23 novembre 1962, Camara, Leb. p. 627). Les décisions d'affectation d'un fonctionnaire dans tel emploi (CE Sect. 21 avril 1961, Mailhol, Leb. pp. 254 et 256), le refus de lui confier des attributions (CE 4 janvier 1964, Paillou et Syndicat national autonome des secrétaires généraux de France, Leb. p. 4) ou le retrait de celles qu'il détenait (CE 7 février 1962, Délégué du gouvernement en Algérie c/ Augé, Leb. p. 91) ont vu s'ouvrir contre elles la recevabilité des recours contentieux lorsqu'elles avaient des conséquences sur la situation juridique des intéressés. Ce mouvement n'est probablement pas terminé. Les décisions prises à l'égard des fonctionnaires relèvent parfois de la simple remontrance, de l'interdiction d'accès à certains 1 locaux, de l'attribution ou du retrait de tâches ponctuelles qui ont, plus longtemps encore, été considérées comme des mesures d'ordre intérieur. Leur champ s'est rétréci : irrecevabilité d'un recours dirigé contre de « sévères observations » adressées à un agent par son ministre (CE 6 mai 1953, Thomasset, Leb. p. 206), mais recevabilité de celui formé contre la lettre, versée au dossier de l'agent, exprimant le « très vif mécontentement du ministre » (CE 25 mars 1981, Ministre du Budget c/ Arbault, Leb. p. 859). Ne subsisteraient donc comme mesures d'ordre intérieur que les décisions portant simple modification des attributions d'un agent à l'intérieur d'un service, sans mutation ni atteinte à son statut (CE 4 juillet 1958, Commune d'Anglet c/ Dame Coret, Leb. p. 411 ; CE 6 octobre 1972, Lengreneur, Leb. p. 614), ou affectation des agents sans mutation ni modification de leur situation administrative (CE 13 décembre 1991, Syndicat CGT des employés communaux de la mairie de Nîmes et syndicat des cadres communaux CGT de la mairie de Nîmes, Leb. p. 443). La frontière relève parfois de l'appréciation des cas d'espèce et les mesures individuelles qui restent insusceptibles de recours sont réellement insignifiantes et dépourvues de conséquences juridiques pour les intéressés. Ainsi de la décision interdisant à un agent l'accès à des locaux où son service ne l'appelle pas (CE 10 février 1967, Dupré, Leb. p. 881), de la lettre par laquelle le directeur d'un hôpital invite un chef de service à libérer des locaux dorénavant affectés à un autre service (CE Sect. 8 janvier 1982, Lambert, Leb. p. 17), ou du refus d'une autorité d'accorder une audience à un subordonné (CE 12 octobre 1955, Reix, Leb. p. 771 ; CE 29 juillet 1994, Delestrade, req. n° 115243, à mentionner aux tables du Lebon). Avec le professeur de Forges(3), on peut se demander si l'irrecevabilité ne pourrait pas être fondée sur le défaut d'intérêt à agir du requérant, plutôt que sur le caractère de mesure d'ordre intérieur de la décision attaquée. Les décisions relatives aux magistrats ont connu la même évolution, ceux-ci pouvant attaquer leur notation depuis la décision rendue par l'assemblée du contentieux du Conseil d'Etat le 31 janvier 1975, Volff (Leb. p. 70 ; AJDA 1975, p. 138, chron. Franc et Boyon), comme les « avertissements » adressés par leur chef de juridiction (CE Sect. 1er décembre 1972, Dlle Obrego, Leb. p. 516). En revanche, restent des mesures d'ordre intérieur les décisions d'organisation du service (CE 17 mars 1967, Bacq, Leb. p. 880 ; CE 1er octobre 1975, Epx Phelizon, Leb. p. 1186), dès lors qu'elles ne portent pas atteinte aux prérogatives que les agents tiennent de leur statut. Dans les établissements d'enseignement La mesure d'ordre intérieur ne s'adresse pas qu'aux agents mais aussi aux usagers de certains services publics, comme les établissements d'enseignement. L'interdiction opposée aux élèves d'un lycée de jeunes filles de venir en classe en pantalon de ski est une mesure d'ordre intérieur insusceptible de recours (CE 20 octobre 1954, Chapou, Leb. p. 541), de même la décision de transférer (CE 11 janvier 1967, Bricq, Leb. p. 881) ou d'affecter un élève dans telle ou telle classe, si le contenu des études y est identique, dès lors qu'une telle affectation n'a pas d'incidence sur les possibilités d'orientation ultérieure de l'élève (CE 5 novembre 1982, Attard, Leb. p. 374 ; AJDA 1983, p. 122, chron. Bruno Lasserre et Jean-Marie Delarue). Progressivement, la mesure d'ordre intérieur a reculé. Elle ne peut pas être reconnue dans les mesures qui ont une incidence sur le statut de l'élève, comme la décision de refus de passage d'une classe dans une autre (CE 6 juillet 1949, Andrade, Leb. p. 331). De même, a été reconnue recevable la requête dirigée contre le refus d'admettre un élève en classe de neige (CE Sect. 1er avril 1977, Epx Deleersnyder, Leb. p. 173). La recevabilité des requêtes dirigées contre des décisions qui portent atteinte au statut de l'élève a naturellement trouvé application à l'égard des décisions d'exclusion, temporaire (CE 1er décembre 1971, Ministre de l'Education nationale c/ Humblot, Leb. p. 733) ou définitive (CE 19 mars 1952, Veillard, Leb. p. 169 ; CE 10 février 1960, Gilles, Leb. p. 98 ; CE 26 janvier 1966, Davin, Leb. p. 626). 2 Cette jurisprudence a ensuite été étendue aux décisions qui concernent la vie intérieure des établissements d'enseignement, comme la tenue de réunions à caractère politique dans les locaux scolaires (CE 8 novembre 1985, Ministre de l'Education nationale c/ Rudent, Leb. p. 316 ; AJDA 1985, p. 712, chron. Sylvie Hubac et Michel Azibert). Mais ce sont les questions vestimentaires, et plus particulièrement les signes distinctifs que les élèves peuvent arborer pour manifester une opinion ou une croyance, qui illustrent le mieux l'évolution de la jurisprudence. L'interdiction de porter un insigne, fût-il aux couleurs nationales, était une mesure d'ordre intérieur (CE Sect. 21 octobre 1938, Lote, Leb. p. 786). Ces dernières années, le juge administratif est entré dans les établissements scolaires, saisi des interdictions des signes distinctifs à caractère religieux. Désormais, il admet la recevabilité de requêtes dirigées contre le règlement intérieur de ces établissements, ou contre des décisions d'exclusions d'élèves fondées sur la méconnaissance de ce règlement intérieur (CE 2 novembre 1992, Kherouaa, Kachour, Balo et Kizic, Leb. p. 389 ; RFDA 1993, p. 112, concl. David Kessler ; CE 14 mars 1994, Yilmaz, Leb. p. 129 ; AJDA1994, p. 415 ; CE 10 mars 1995, Aoukili, AJDA1995, p. 332 ; à publier au Lebon). Ces arrêts sont une novation si on les rapproche de la décision Lote. Il aurait été inconcevable, surtout après l'avis rendu le 27 novembre 1989 par l'Assemblée générale du Conseil d'Etat sur le port d'insignes religieux (RFDA 1990, p. 1, note Rivero), avis rendu immédiatement public par le gouvernement, qui renvoyait aux règlements intérieurs des établissements scolaires l'application des principes affirmés par le Conseil d'Etat et affirmait que l'exercice de cette appréciation aurait lieu sous le contrôle du juge, de déclarer irrecevables les recours dirigés contre ces règlements ou des décisions prises sur leur fondement consistant en l'exclusion d'élèves. Une disparition dans certains domaines D'autres catégories d'actes ont vu le rétrécissement ou même la disparition de la notion de mesure d'ordre intérieur. Ainsi les décisions prises par les arbitres des compétitions sportives comme celles des fédérations organisatrices de ces compétitions, même si les termes de « mesure d'ordre intérieur » n'étaient pas employés, n'étaient pas susceptibles de recours contentieux (CE Sect. 13 juin 1984, Association Club athlétique de Mantes-la-Ville, Leb. p. 218 ; AJDA 1984, p. 531, chron. Jean-Eric Schoettl et Sylvie Hubac). Le Conseil d'Etat a modifié sa jurisprudence sur ce point par une décision du 25 janvier 1991, Vigier (Leb. p. 29 ; AJDA 1991, p. 389, concl. A.-M. Leroy; RFDA 1992, p. 216, note Fernandez-Maublanc), qui rétrécit la notion de mesure d'ordre intérieur. Aux termes de cette décision, « ni l'application des dispositions techniques propres à chaque discipline ni l'appréciation des performances des participants ne peuvent être discutées » devant le juge de l'excès de pouvoir. Cependant la régularité des décisions prises par les organes des fédérations sportives dans le déroulement des épreuves et la désignation du vainqueur est désormais soumise à un contrôle juridictionnel. Il s'agissait en l'espèce de pressions exercées sur un membre d'un jury d'haltérophilie, qui ont conduit à un « classement des candidats sur des considérations étrangères à l'appréciation de leurs mérites ». Les règlements intérieurs des assemblées délibérantes des collectivités locales, longtemps considérés comme des décisions insusceptibles de recours (CE Ass. 2 décembre 1983, Charbonnel, Leb. p. 474 ; AJDA 1984, p. 76, chron. Bruno Lasserre et Jean-Marie Delarue), peuvent depuis peu être déférées au juge de l'excès de pouvoir (CE Sect. 10 février 1995, Riehl, AJDA1995, p. 370), à la suite de l'invitation du législateur (CE Sect. 10 février 1995, Commune de Coudekerque-Branche, AJDA1995, p. 370). C'est dans ce contexte jurisprudentiel que le Conseil d'Etat, conformément aux conclusions de son commissaire du gouvernement Patrick Frydman, a renversé sa jurisprudence, qui avait 3 pourtant été réaffirmée avec force par la même formation de jugement dix ans plus tôt (CE Ass. 27 janvier 1984, Caillol, Leb. p. 28). Les établissements pénitentiaires et les enceintes militaires restaient des institutions où le juge administratif, sous couvert de la notion de mesure d'ordre intérieur, ne faisait que des incursions prudentes dans les rares cas où les critères caractérisant la mesure d'ordre intérieur, entendus restrictivement, étaient remplis. Mesures d'ordre intérieur dans les enceintes militaires Traditionnellement, les mesures de police interne et les punitions relèvent de la mesure d'ordre intérieur. Le juge administratif se laisserait-il impressionner par l'autorité des uniformes ? Le monde militaire lui serait-il si étranger qu'il craindrait d'y entrer ? La théorie des actes de gouvernement ou, pis encore, la survivance de la raison d'Etat appliquée aux armées, dont la discipline est « la force principale », l'auraient-elles privé de la volonté de juger ? Le Conseil d'Etat l'avait ainsi jugé pour soixante jours d'arrêts de forteresse (CE Sect. 11 juillet 1947, Dewavrin, Leb. p. 307), décision dont la solution de principe avait été maintes fois confirmée depuis (par ex. CE 13 juillet 1968, Chenal, Leb. p. 446). Patrick Frydman, commissaire du gouvernement, s'est attaché à démontrer devant l'assemblée du contentieux que le maintien d'un strict régime de recevabilité à l'égard des requêtes dirigées contre des décisions prises dans les enceintes militaires n'était pas compatible avec les critères dégagés par la jurisprudence pour définir les mesures d'ordre intérieur. Les sanctions disciplinaires proprement dites(4), comme celle prononcée à l'encontre de M. Hardouin, maître timonier sur un navire de guerre, qui avait regagné le bord un soir en état d'ivresse et s'était vu infliger dix jours d'arrêts, peuvent avoir des conséquences juridiques sensibles pour leurs destinataires. Ainsi les arrêts(5) entraînent, en vertu d'un décret du 21 août 1985, l'interdiction, en dehors du service, de quitter l'unité ou le lieu désigné par le chef de corps et l'impossibilité de prétendre au bénéfice d'une permission. Cette sanction peut aussi être assortie d'une période d'isolement dans un local fermé. Elle porte à l'évidence une restriction réelle à la liberté d'aller et venir des militaires qui en font l'objet. L'assemblée du contentieux a retenu l'argumentation de son commissaire du gouvernement, en voyant aussi les importantes conséquences juridiques que peut avoir une sanction disciplinaire sur la carrière des militaires. La jurisprudence s'était longtemps fondée sur la distinction posée par la loi entre les sanctions. D'une part, les sanctions statutaires susceptibles d'être infligées à des militaires sont très sévères : radiation du tableau d'avancement, retrait d'emploi, radiation des cadres(6) et ne peuvent s'appliquer qu'à des manquements particulièrement graves. Leurs conséquences juridiques sont évidentes. D'autre part, les sanctions disciplinaires, considérées comme de simples punitions sans conséquences extérieures à l'enceinte militaire. Le juge administratif avait ainsi, jusqu'à 1995, retenu le même partage pour distinguer les sanctions qui peuvent faire l'objet de recours contentieux (sanctions statutaires) et celles qui ne le pouvaient pas (punitions disciplinaires). Si les punitions disciplinaires prises en application du règlement général de discipline dans les armées ne peuvent atteindre le degré de gravité des sanctions statutaires, elles sont cependant, à l'exception de l'avertissement, inscrites au dossier individuel ou au livret matricule du militaire. Elles pourront donc être prises en compte lors de décisions ultérieures relatives à la notation ou à l'avancement du militaire. Il apparaît en fait que ces inscriptions constituent bien des éléments retenus lors de ces décisions et forment un véritable barrage à l'avancement, surtout dans une période de déflation d'effectifs où les possibilités d'avancement sont plus restreintes : le moindre élément défavorable d'un dossier conduit à écarter l'intéressé au profit d'autres. On relève donc que le Conseil d'Etat s'est montré plus sensible à cet argument en justifiant son revirement de jurisprudence, entre autres motifs, par les « conséquences sur 4 l'avancement ou le renouvellement des contrats d'engagement » qu'à la punition des arrêts. Faudrait-il alors n'appliquer cette jurisprudence qu'aux militaires engagés ou sous un régime contractuel ? Même s'il ne peut pas être question de carrière pour un appelé, le prononcé de sanctions peut cependant avoir des conséquences juridiques sur la durée ou les conditions du service qu'il effectue. La privation de permissions, ou la réduction de leur durée, ou le refus des permissions supplémentaires accordées en fin de service aux appelés qui ont donné satisfaction a évidemment des conséquences juridiques. De plus, il serait difficile d'appliquer un régime juridique différent aux punitions infligées à des appelés, d'une part pendant la durée légale du service, d'autre part au-delà de cette durée légale lorsqu'ils ont signé un contrat d'engagement temporaire, comme le « service long ». Cette dernière catégorie de militaires est pour partie soumise au régime des appelés, pour partie aux engagés. Mais ils servent dans les mêmes unités, et l'appelé peut signer ce type de contrat alors qu'il est déjà sous les drapeaux. Tout concourt, pour le régime contentieux applicable aux punitions disciplinaires, à l'absence de différenciation entre les militaires selon la nature de leur lien avec l'Etat. Certes, la décision Hardouin s'appuie sur l'influence virtuelle de la sanction sur le renouvellement du contrat d'engagement ou sur la carrière du militaire, mais on peut penser que l'absence de cette condition, qui semble inscrite pour renforcer et justifier le renversement jurisprudentiel, ne privera pas d'application la nouvelle jurisprudence. Sans doute aussi, le Conseil d'Etat a-t-il eu le souci de rapprocher la jurisprudence relative aux militaires de celle applicable aux fonctionnaires civils de l'Etat. En ce qui concerne la notation, ces deux catégories bénéficiaient déjà du même régime contentieux puisque à la décision Camara (CE Sect. 23 novembre 1962, Leb. p. 627, préc.) avait répondu pour les militaires la décision Pierron (CE Sect. 22 avril 1977, Leb. p. 184). L'état antérieur de la jurisprudence était en effet assez paradoxal. Les sanctions disciplinaires, hormis les plus graves, ont assez peu de conséquences sur la carrière des fonctionnaires civils qui bénéficient, au-delà des aléas et des retards dus à une sanction, d'une certaine garantie de progression de leur carrière. Ils peuvent les contester devant le juge administratif. Les militaires, dont on a vu qu'une sanction disciplinaire, même minime, peut devenir un barrage conduisant l'intéressé à la démission, ne pouvaient pas, jusqu'alors, les déférer au juge administratif. Désormais, depuis la décision Hardouin du 17 février 1995, les régimes de contestation des sanctions disciplinaires sont unifiés pour tous les agents publics. Le cas d'espèce permettait d'ailleurs au Conseil d'Etat d'exercer sur ces punitions disciplinaires un contrôle analogue à celui qu'il exerce depuis longtemps sur les sanctions infligées aux fonctionnaires. Comme pour les exclusions temporaires de fonctions prononcées à l'encontre de fonctionnaires, le caractère fautif des faits de nature à justifier une sanction est soumis au contrôle normal du juge, alors que le choix de la sanction relève de l'appréciation de l'autorité militaire, soumise au simple contrôle de l'erreur manifeste. Mesures d'ordre intérieur dans les établissements pénitentiaires De même, le juge administratif ne pénétrait qu'avec circonspection dans les établissements pénitentiaires. Les sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre des détenus n'étaient pas susceptibles d'être déférées au juge de l'excès de pouvoir, qui déclarait irrecevables de telles requêtes. Le Conseil d'Etat, statuant en assemblée du contentieux, avait aussi appliqué cette solution à une mesure de placement d'un détenu en quartier de haute sécurité, bien qu'elle ne pût pas être analysée comme une mesure disciplinaire (CE Ass. 27 janvier 1984, Caillol, Leb. p. 28). Comme Bruno Genevois, commissaire du gouvernement dans l'affaire Caillol il y a onze ans, Patrick Frydman a exposé les raisons qui lui paraissaient devoir conduire à une analyse différente des sanctions prises à l'encontre des détenus, au regard des critères établis pour 5 définir la mesure d'ordre intérieur. La privation de liberté imposée par la justice aux détenus n'interdit pas à certaines sanctions de porter atteinte à leurs droits et libertés qui, même amputés par la décision judiciaire dont ils font l'objet, n'ont pas entièrement disparu. Il en est notamment ainsi de la punition de cellule, qui avait été infligée à M. Marie, définie par le Code de procédure pénale comme le placement du détenu à l'isolement dans une cellule spécialement aménagée à cet effet, c'est-à-dire dépourvue de tout élément de confort. Cette décision entraîne, aux termes de l'article 169 du code, la privation de cantine et de visites ainsi que des restrictions à la correspondance. On voit donc que l'application de la sanction impose au détenu des sujétions supplémentaires qui donnent à cette décision des effets juridiques. Mais, sans doute, les conséquences les plus importantes découlent-elles du régime de l'application des peines. L'article 721 du Code de procédure pénale prévoit que des réductions de peines peuvent être appliquées aux détenus « s'ils ont donné des preuves suffisantes de bonne conduite ». Le juge de l'application des peines se fonde en pratique très souvent sur le relevé des sanctions qui ont pu être infligées au détenu pour refuser une libération anticipée à celui qui a fait l'objet de la sanction de mise en cellule, la plus sévère mais aussi la plus fréquemment utilisée des six peines prévues par le Code de procédure pénale. Il était donc difficile de continuer à analyser les sanctions disciplinaires prises à l'encontre des détenus comme de simples mesures de police interne aux établissements pénitentiaires, dépourvues de tout effet juridique. La voie avait déjà été en partie tracée, comme le rappelait Patrick Frydman, par l'abandon progressif de la notion d'ordre intérieur pour qualifier d'autres mesures relatives aux détenus. Ainsi ont été déclarées recevables les requêtes dirigées contre les décisions qui comportent des effets pécuniaires (CE 3 novembre 1989, Pitalugue, Leb. p. 772), celles qui portent atteinte au secret de la correspondance entre un détenu et son avocat (CE 12 mars 1980, Centre hospitalier spécialisé de Sarreguemines, Leb. p. 141) ou interdisent aux détenus de recevoir certaines publications (CE 10 octobre 1990, Garde des Sceaux c/ Hyver, Leb. p. 911), qui mettent en cause la liberté d'aller et venir (CE 21 octobre 1988, Syndicat des avocats de France, Leb. p. 373, pour l'installation à l'entrée d'une prison d'un portique de détection des objets métalliques introduits par les visiteurs). La prétendue méconnaissance du Code de procédure pénale relative aux possibilités d'achat en cantine a même conduit le Conseil d'Etat à déclarer recevable une requête dirigée contre une décision du directeur d'une prison relative à la composition et l'espacement des repas (CE 15 janvier 1992, Cherbonnel, Leb. p. 19). Il ne faut pas voir dans cette décision un renoncement anticipé et clandestin à la jurisprudence Caillol, la décision Cherbonnel ayant été rendue dans un cas de compétence liée de l'autorité administrative, hypothèse opposée à la notion de mesure d'ordre intérieur. En l'espèce, la sanction disciplinaire infligée à M. Marie a été annulée comme reposant sur des faits qui ne sont pas de nature à justifier légalement une sanction. Ce détenu avait seulement écrit à l'inspection générale des affaires sociales pour se plaindre du fonctionnement du service médical interne de la prison qui refusait de lui prodiguer des soins dentaires nécessités par une fracture subie lors de son arrestation. Or, en vertu de l'article D. 262 du Code de procédure pénale, les détenus qui adressent des correspondances à certaines autorités administratives et judiciaires ne peuvent être sanctionnés pour l'exercice de ce droit que s'ils l'utilisent pour formuler des outrages, calomnies ou demandes répétitives injustifiées. Aucun de ces abus ne pouvait être reproché à M. Marie, dont la sanction ne reposait donc pas sur des faits de nature à la justifier. Le Conseil d'Etat n'a pas eu à se prononcer sur le degré du contrôle qu'il exercerait sur le choix de la sanction, mais on peut penser qu'il se limitera au contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, comme pour les agents publics (CE Sect. 9 juin 1978, Lebon, Leb. p. 245) ou les militaires (CE Ass. 17 février 1995, Hardouin, préc.). 6 Une augmentation du nombre des requêtes ? Cette nouvelle jurisprudence ne risque-t-elle pas de provoquer un afflux de recours devant les tribunaux administratifs ? Le Conseil d'Etat ne détruit-il pas, par sa jurisprudence, les objectifs indiqués par la loi de programme pour la justice du 6 janvier 1995, qui fixe à chaque degré de juridiction un délai moyen de jugement d'un an ? Même si des arguments de politique jurisprudentielle ne sont vraisemblablement pas absents des solutions adoptées par le Conseil d'Etat, notamment dans l'étendue de son rôle de cassation, la jurisprudence du Conseil d'Etat ne se fonde pas, lorsqu'il adopte une décision, sur le nombre supposé de requêtes qu'elle induira. La reconnaissance de la recevabilité de requêtes contre des décisions, jusque-là exclues de tout contrôle, suscitera sans doute quelques demandes devant les tribunaux administratifs. Mais on devrait observer une certaine régulation de ces demandes, tant les institutions qui abritent ces catégories de requérants que sont les militaires et les détenus préféreront régler par d'autres voies que contentieuses les différends qui pourraient survenir dans le prononcé puis l'application d'une sanction. On peut aussi rappeler que le pire n'est pas toujours sûr. Lors de l'introduction du déféré préfectoral par la loi du 2 mars 1982, certains avaient pu craindre une augmentation importante du nombre de recours dirigés contre les actes des collectivités locales. Ce ne fut pas le cas : chaque année, sur plus de quatre millions d'actes, environ un millier de déférés préfectoraux sont exercés, soit 1 % des demandes enregistrées devant les tribunaux administratifs. Le juge se trouve partagé entre le souci de voir la légalité respectée - trop d'actes des collectivités locales sont annulés à la demande de personnes privées sans avoir fait l'objet d'aucun déféré - et la nécessité de ne pas encombrer ses rôles ou retarder ses jugements et décisions. Mais c'est plutôt une constatation a posteriori que le résultat d'un calcul. Mots clés : ACTE ADMINISTRATIF (VALIDITE) * Contrôle des motifs * Erreur manifeste FONCTION PUBLIQUE * Discipline * Sanction * Notation et avancement * Statut, droits, obligations et garanties * Statut spécial * Militaire (v. Armées) JUSTICE * Service public de la justice * Service public pénitentiaire PROCEDURE CONTENTIEUSE * Introduction de l'instance * Acte ne constituant pas de décision susceptible de recours * Mesure d'ordre intérieur * Recours pour excès de pouvoir * Appréciation soumise à un contrôle normal (1) Cours de droit, p. 982. (2) cf. note Maurice Hauriou sous CE 22 février 1918, Cochet d'Hattecourt, S. 1921, III, p. 9. (3) In Encyclopédie Dalloz, fasc. Recours pour excès de pouvoir (conditions de recevabilité), n° 223. (4) Les punitions sont : l'avertissement, la réprimande, le blâme, les arrêts. (5) Les arrêts de rigueur ont été supprimés par le décret n° 82-598 du 12 juillet 1982. (6) Art. 48 de la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972. AJDA © Editions Dalloz 2011 7