Hélène JACQUEMIN - M@ppemonde

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Hélène JACQUEMIN - M@ppemonde
Les risques en quartier « sensible » :
des mythes médiatiques aux réalités quotidiennes.
L’exemple des Aubiers à Bordeaux
Hélène JACQUEMIN
Résumé.— Le rapport à l’espace des habitants du quartier « sensible » des Aubiers à Bordeaux est
influencé au quotidien par les représentations qu’ils se font des risques. Plus ou moins consciemment, ils
adoptent des « stratégies » sécurisantes dans leur pratique spatiale. La lutte contre les risques doit donc
prendre en compte ces représentations mentales, fondées en partie sur la perception des configurations
spatiales, pour être efficace.
Banlieue • Bordeaux • Représentations mentales • Risques
Abstract.— Risks in “problem” areas : from media myths to everyday reality. The example of Les
Aubiers in Bordeaux.— The relationship with space of residents of the “problem” area of Les Aubiers in
Bordeaux is influenced on a daily basis by the images they have of risks. More or less consciously, they
employ “safety strategies” in their spatial practices. To be effective, efforts to reduce risks should therefore
take account of these mental images, which are based partly on perceptions of spatial configurations.
Bordeaux • Mental images • Risks • Suburbs
Resumen.— Riesgos en barrio “sensible” : de los mitos mediáticos a las realidades cotidianas. El
ejemplo de los Aubiers en Burdeos.— La relación al espacio de los habitantes del barrio « sensible » de
los Aubiers en Burdeos esta influenciada permanentemente por las representaciones que ellos se hacen de
los riesgos. Mas o menos concientemente, adoptan “estrategías securitarias” en su práctica espacial. Para
ser eficaz, la lucha frente a los riesgos debe entonces tomar en cuenta estas representaciones mentales,
fundadas en parte en la percepción de las configuraciones espaciales.
Afueras • Burdeos • Barrio • Representaciones mentales • Riesgos
ans Tueur sans gage, Eugène Ionesco met en scène une cité idyllique et moderne,
qui devient peu à peu le théâtre d’un drame. Un tueur omniprésent et invisible laisse
planer une menace de mort sur chaque habitant. Soudain, toute la population se
met à vivre dans la méfiance et l’angoisse, déserte les rues et se terre dans des logements
qui n’offrent plus la sécurité souhaitée. Cette pièce admirable de Ionesco peut-elle être vue
comme une représentation allégorique d’une cité menacée par des risques peu connus
mais stigmatisés ? Ne peut-on y voir, de façon certes exagérée et onirique, l’image que
nous renvoie de plus en plus l’espace urbain, espace dont les médias dénoncent les
dangers — du moins certains —, quitte à provoquer une désaffection de la ville, réelle
(attrait de la néo-ruralité, choix de l’habitat périurbain) ou discursive ?
Cet exemple littéraire met l’accent sur l’importance des « représentations mentales »,
facteur qu’il semble pertinent de prendre en compte pour toute étude du risque — au sens
général défini par André Dauphiné : « produit d’un aléa et d’une vulnérabilité » (2001). Dans
quelle mesure ces représentations sont-elles en adéquation avec la « réalité » du risque
identifiée par les spécialistes ? Sur quels éléments se fondent-elles prioritairement ?
Quelles conséquences ont-elles sur la perception et la pratique de l’espace ? Comment
influencent-elles les acteurs responsables de la sécurité ?
D
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1
Une certaine «réalité» des risques dans le quartier des Aubiers, à Bordeaux
(fig. 1)
Pour répondre à ces questions, nous nous proposons d’analyser le cas du grand ensemble
des Aubiers. Bâti en 1979 au cœur d’un quartier qui a vu le jour autour du lac artificiel situé
au nord de l’agglomération bordelaise, conçu selon les principes architecturaux
modernistes, le quartier ne tarda pas à se dégrader et à se paupériser, en même temps que
la composition de sa population changeait. Le quartier compte aujourd’hui environ
4 500 habitants1. Il s’agit d’une population jeune (50 % des habitants ont moins de 20 ans,
70 % moins de 45 ans, et 11,6 % plus de 60 ans) avec une forte proportion (43 %) de familles
monoparentales. Ses origines sont fort diverses, puisqu’il comprend 22 % d’habitants de
nationalité étrangère : 19 %, c’est-à-dire trois fois plus que la moyenne bordelaise, viennent
d’un État situé hors de l’Union européenne : les nationalités turque, d’Afrique subsaharienne
et algérienne sont les plus représentées. Enfin, 28 % des habitants de cette enclave
défavorisée vivent des minima sociaux (plus du double de Bordeaux)2, dont 40 % touchent
une allocation handicap (physique ou mental)3. Cette banlieue dite « sensible » semble donc
particulièrement adaptée à l’analyse des risques que nous proposons.
En premier lieu, il apparaît que le quartier concentre « objectivement » beaucoup de
risques. Outre les risques naturels (zone inondable) et technologiques (proximité d’une
usine chimique classée : la Saft), les Aubiers sont confrontés au risque routier (proximité
de rues classées « accidentogènes » par la Communauté urbaine) et risques sociaux
surtout, avec un fort taux de délinquance, des incendies criminels à répétition et quelques
exemples d’émeutes (notamment en mai 2002). Le tableau 1 permet d’apprécier, d’après
les statistiques officielles (probablement minorées par la loi du silence), le poids du
quartier des Aubiers (associé, dans les décomptes de la police, à celui, voisin, de
Bacalan) dans la délinquance bordelaise ces dernières années.
En second lieu, l’étude des représentations des risques dans ce quartier est pertinente,
parce que la réputation des Aubiers auprès des autres Bordelais (voire de l’ensemble des
Français, depuis le meurtre du petit Larbi fin 2001) est celle d’un quartier dangereux. Bien
que les statistiques présentées donnent l’image d’une délinquance certes supérieure à la
moyenne de la ville mais pas incontrôlée, les médias mettent régulièrement en exergue la
dangerosité de ce quartier : le rôle de l’image est donc ici de premier ordre.
L’hypothèse d’une ignorance des risques au quotidien
Notre travail a donc eu pour but de déterminer comment les habitants — premières
victimes potentielles — se représentent les risques qui les menacent, et quelles sont les
conséquences de ces images mentales. Notre travail repose sur une tentative de validation, à partir des résultats d’une enquête de terrain, de notre hypothèse de travail : les
habitants des Aubiers n’ont pas l’impression d’être menacés au jour le jour par tous les
risques précédemment décrits. Cette hypothèse s’appuie notamment sur les travaux de
géographes qui ont montré combien, en règle générale, l’image d’un quartier était valorisée
par ses habitants. Dans son ouvrage La Pratique de la ville, Michel-Jean Bertrand (1978,
p. 16) présente même le quartier comme la « projection extérieure du nid familial » (il
reprend une expression de Bachelard) qui « suppose une prise de possession du paysage
qui est sécurisante psychiquement et socialement. » Il est question ici de quartier vécu et
on ne peut plaquer cette interprétation sur la réalité administrative et urbanistique que
constitue la clairière des Aubiers. Toutefois, ayant conscience de ce décalage possible
entre deux définitions du quartier, nous avons veillé au cours de notre enquête à toujours
2
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1. Vue d’ensemble du quartier des Aubiers (cliché : H. Jacquemin, 3 novembre
2003)
interroger les habitants tant sur leurs pratiques de l’espace que sur leur définition des
limites de « leur » quartier, et à intégrer ces réponses à notre analyse. Par ailleurs, on peut
légitimement adopter le point de vue de Guy Di Méo qui montre que les banlieues de relégation font souvent naître chez leurs habitants un fort sentiment d’appartenance, à la fois
par le sentiment d’exclusion et d’abandon qui s’y développe et par la stigmatisation qui
résulte du regard des autres habitants de la ville et des politiques municipales développées
à l’échelle du quartier (Di Méo, 1998).
Afin de mesurer la pertinence de cette hypothèse, nous avons interrogé, entre octobre
et janvier 20034, 53 habitants du quartier et 3 anciens habitants, rencontrés dans l’espace
public, au bas des immeubles, ou dans les commerces. Ils ont été choisis de façon
aléatoire, en fonction des allées et venues dans le quartier à certaines heures de la journée
(entre 9 heures et 12 heures, 14 heures et 18 heures), avec le souci d’obtenir un
échantillon le plus divers possible (sur le plan du sexe, de l’âge, et du type ethnique des
enquêtés). Ainsi, 29 femmes et 27 hommes, de 10 à 72 ans, parmi lesquels se trouvaient
11 personnes de nationalité étrangère ont accepté de nous répondre. Un questionnaire
servait de trame à l’entretien, l’orientant vers quelques thèmes précis, sans toutefois être
trop contraignant et directif. Les enquêtés ont été interrogés sur leur perception des
différents risques et leur sentiment d’(in)sécurité, mais aussi, pour mieux « contextualiser »
les réponses, sur le quartier, leur vie quotidienne, leurs connaissances, leurs activités aux
Aubiers ainsi que sur leur pratique de cet espace (nous avons pu ainsi, en synthétisant
leurs réponses, réaliser des cartes de leurs déplacements). Pour compléter cette enquête,
nous avons également rencontré des acteurs locaux (8 commerçants et prestataires de
services, 2 policiers, 1 médecin également élu municipal responsable du quartier,
6 travailleurs sociaux), pour connaître à la fois leur propre vision des risques, et à la fois
celle des habitants, telle qu’elle transparaît dans leur discours quotidien. Enfin, nous avons
participé, le 3 novembre 2003, à un Conseil Local de Sécurité et de Prévention de la
Délinquance du quartier, émanation du Conseil de quartier plus opérationnelle et réservée
aux questions de sécurité, qui réunit acteurs locaux et représentants des habitants.
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3
Les Aubiers, un quartier risqué ? Mythe plus que réalité selon les habitants
Une première interprétation des résultats de notre enquête semble globalement confirmer
l’hypothèse de départ. Néanmoins, il faut souligner la nette distinction établie entre les
risques liés à la délinquance et les autres. En effet, si les premiers, qu’ils soient minimisés
ou mis en avant, occupent une grande place dans le discours des habitants, les seconds
passent presque inaperçus et n’ont jamais été mentionnés spontanément.
L’ignorance des risques naturels et technologiques est donc quasi unanime. Elle
recouvre tout de même plusieurs types de représentations. En effet, il s’agit soit d’une
négligence volontaire ou d’une acceptation fataliste d’un risque reconnu, soit d’une
méconnaissance de l’existence même du danger.
La délinquance et les risques routiers suscitent au contraire des avis beaucoup plus
partagés qui se caractérisent ou par leur sous-estimation (environ trois quarts des
enquêtés) ou par leur surestimation (environ un quart). Le discours lui-même change et se
fait plus passionné. Il correspond peut-être à un besoin de prise de position face au
discours médiatique qui dénigre de façon récurrente le quartier, c’est-à-dire face à une
réalité quotidienne, vécue. La réaction se fait donc logiquement plus radicale. En outre, il
semble intéressant de constater une corrélation (même si elle n’est vérifiée que dans 6 cas
sur 14) entre une revendication d’appartenance à un quartier plus vaste et la description
de la clairière des Aubiers comme un espace peu sûr : on serait tenté d’interpréter cette
réaction comme une certaine impossibilité, pour les habitants des cités « sensibles », de
« prendre possession » des lieux, d’y voir « la projection du nid familial », pour reprendre les
termes de M.-J. Bertrand. Ils se raccrochent donc à une réalité qui englobe les Aubiers,
mais dont l’image de marque est meilleure : le quartier de Bordeaux Lac.
De l’avoué au ressenti…
Toutefois, différents éléments relevés dans le discours des enquêtés nous ont laissé
entendre que nos premières conclusions ne recouvraient pas toute la réalité, complexe,
des représentations. En premier lieu, des termes sont utilisés à mauvais escient, ce qui nuit
à leur interprétation : par exemple, le concept même de « risque » est souvent confus, vu
comme un synonyme de « nuisance », de « peur ». Il est presque toujours assimilé ici à la
délinquance. Par ailleurs, il apparaît que certains enquêtés « sont parlés », plus qu’ils ne
parlent, ainsi que l’explique Agnès Villechaise-Dupont. En d’autres termes, ils ont tendance
à reproduire le discours des médias ou des autorités sur leur « banlieue ». Dans d’autres
cas, au contraire, le syndrome « je vais bien, tout va bien » est peut-être plus à imputer soit
à un besoin d’auto-persuasion, soit à une loi du silence que les policiers rencontrés disent
forte aux Aubiers.
Du spatial au mental :
l’influence des représentations du risque sur la pratique de l’espace
Pour éviter ces écueils de l’interprétation de discours biaisés, il nous a semblé opportun de
recentrer l’étude sur le rapport à l’espace des habitants : quels sont les trajets qu’ils
empruntent préférentiellement, quels sont les lieux qu’ils disent éviter au sein du quartier…,
autant de facteurs qui traduisent, voire trahissent, leur réelle représentation des risques en
général, et de celui de la délinquance en particulier. En analysant les réponses obtenues
au cours de notre enquête, nous avons pu dégager une typologie qui comprend trois
grandes catégories d’habitants…
4
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Tableau 1.— La délinquance dans le quartier Aubiers-Bacalan de 1999 à 2002
(source : Observatoire de la tranquillité publique de Bordeaux)
Faits constatés
Homicides et tentatives, CBV (Coups
et blessures volontaires) mortels
1999 2000 2001 2002
Part des faits constatés
à Bordeaux pour 2002
3
3
0
2
13%
Atteintes aux mœurs
14
11
7
17
9%
Autres CBV (Coups et blessures volontaires)
40
56
49
41
8%
Stupéfiants
65
32
31
16
3%
287
275
221
249
8%
34
42
39
32
2%
Cambriolages
180
173
210
274
11%
Vols de véhicules
294
327
363
291
14%
Vols dans les établissements
privés ou publics
353
410
447
415
7%
Vols à la roulotte (dans les voitures)
et dégradations
850
537
869
573
23
16
31
23
9%
161
147
219
189
10%
8
13
6
14
6%
Incendies volontaires, destruction
et dégradation de biens privés et publics
Vols à main armée
et autres vols avec violence
Recel
Autres vols
Atteintes aux dépositaires de l’autorité
Chiffre non disponible
En premier lieu, « ceux qui n’ont pas peur »… Il s’agit d’abord des « maîtres de
l’espace » (5 enquêtés) : des hommes, de 18 à 25 ans, discutant dehors, plus ou moins
toute la journée, mais surtout à partir de 17-18 heures et jusqu’à minuit passé. Ils
s’approprient l’espace, aux yeux de beaucoup d’habitants, car ils se regroupent (10 à 20
au moins) dans les espaces communs. Leur localisation centrale en des lieux de passage
quasi obligés pour la population leur permet de surveiller, de contrôler l’espace. Les
« habitants peu vulnérables » (11 enquêtés), des hommes d’un âge mûr et inspirant un
certain respect, n’ont pas, objectivement, à redouter des lieux ou heures insécures, surtout
lorsqu’ils entretiennent de bonnes relations avec le groupe précédent. Entrent aussi dans
cette catégorie les « inconscients » (4 enquêtés) : les enfants et une personne aux propos
peu cohérents5 ont tendance à sous-estimer les risques. Enfin, l’unique enquêté qui relève
de la catégorie des « habitants temporaires » a la particularité de ne pas s’impliquer
sentimentalement dans un quartier dont il ne se sent pas prisonnier ; et d’avoir par ailleurs
beaucoup de relations avec l’extérieur.
Viennent ensuite les enquêtés qui « avouent difficilement leur peur ». Les « proches
des maîtres de l’espace » (6 enquêtés) en constituent un premier exemple : il s’agit des
petits frères et sœurs ou des petites amies des jeunes de la cité, qui se sentent protégés
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5
Localisation préférentielle
des groupes (jeunes et hommes)…
… qui leur permet de contrôler
l’espace: visibilité, occupation
des axes les plus fréquentés et
des lieux de passage obligés
Lieux évités par les «stratèges»,
surtout la nuit:
sombres, cachés, sans issue…
Parkings et arrêts de bus :
espace de transition entre
l’intérieur et l’extérieur de
la cité: lieu de passage.
N
0
100 m
2. Pratiques stratégiques de l’espace
par leurs liens avec un habitant connu, respecté ou craint de la plupart des habitants.
Toutefois, leur sécurité est dépendante de la reconnaissance de ce protecteur, comme la
plupart en conviennent ! Ceux que nous avons baptisés les « stratèges » (14 enquêtés)
admettent l’existence de risques, mais, pour éviter toute situation inconfortable, leur
stratégie les incite à rester le maximum de temps chez eux (en sécurité), à quitter le
quartier quand ils sortent, et enfin, lorsqu’ils sont contraints de traverser les Aubiers, à
n’emprunter que des trajets évitant les lieux jugés dangereux.
Enfin, « ceux qui ont peur » regroupent d’abord les « mal intégrés » (8 enquêtés) : ces
habitants, le plus souvent assez récemment installés, plutôt des jeunes femmes, ne
connaissent presque personne, sortent peu, et n’appréhendent donc la réalité du quartier
(et par conséquent ses risques) qu’indirectement : à travers les stigmates des nuits
(ordures surtout), les bruits entendus, l’aspect inquiétant des groupes monopolisant les
espaces communs, les rumeurs circulant rapidement dans cet univers restreint et le
discours des médias sur les banlieues. On comprend ainsi les extrapolations auxquelles
leur imagination peut donner lieu, et leur surestimation des risques. On classe dans la
même catégorie les « victimes, proches ou témoins de victimes » (4 enquêtés). Ils ont
eu, pour leur part, une « preuve » plus ou moins directe de la dangerosité du quartier, et
généralisent ce cas particulier d’agression ou de vol pour condamner définitivement les
Aubiers. Enfin, vient le cas particulier des « enfants élevés dans la peur » (2 enquêtés)
suite à l’assassinat du petit Larbi. Traumatisés eux-mêmes parce qu’ils connaissaient pour
la plupart le jeune garçon, ils sont marqués de surcroît par l’anxiété de leurs parents.
Afin de rendre plus concrète cette typologie, nous avons matérialisé sur une carte
quelques-unes des « stratégies » territoriales décrites (fig. 2).
Cette carte met en évidence la présence centrale des « maîtres de l’espace » sur la
place Ginette Neveu (cercle bleu) et le cours des Aubiers (ovale bleu), d’où ils peuvent
surveiller une grande partie des allées et venues des habitants dans le quartier.
Effectivement, presque tous les trajets conduisant aux « sas » qui permettent de sortir du
quartier (parkings et arrêts de bus) traversent leur champ visuel, voire leur « territoire ». Si
6
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certains craignent ces groupes, ils ne sont toutefois pas trop libres de leur échapper parce
que, a contrario, l’autre type de menace (le face à face avec un agresseur dans un espace
isolé, caché) condamne les espaces périphériques souvent mal éclairés et peu fréquentés.
Une pratique « rusée » de l’espace, ou le règne des « stratèges »
Au-delà de cette typologie un peu détaillée, on constate qu’en définitive, tous les habitants
des Aubiers sont plus ou moins stratèges. Même si beaucoup s’en défendent, la majorité
adopte, plus ou moins consciemment, des « stratégies sécurisantes » qui leur font éviter les
lieux jugés risqués. Effectivement, la représentation des risques apparaît globalisante : la
force du stratège vient donc du fait que, parvenant à ne se placer que le plus rarement
possible en situation risquée, il oublie au quotidien ce paramètre. Le modèle présenté par
la figure 3 illustre schématiquement cette attitude.
On y distingue l’appartement (1),
espace privé dans lequel on se sent
généralement le plus en sécurité
(rôle du verrou, de la familiarité des
objets…), du couloir (2), qui est déjà
un espace commun (espace pri1
2
vatisé grâce à un interphone partagé
3
par 5 ou 6 appartements), où la
sécurité est perçue comme infé4
rieure, bien qu’elle reste acceptable.
Il peut être comparé à un sas qui
isole l’appartement du reste de
5
l’immeuble (3) : l’inefficacité des
Représentations
Itinéraires empruntés (dont la familiarité
interphones souvent détruits qui ne
du risque…
fait souvent oublier au quotidien le caractère risqué)
jouent plus leur rôle de filtre, la vue
Direct
de stigmates inquiétants (saleté,
Espace perçu
comme
boîtes aux lettres endommagées,
Stratégie d’évitement des lieux
de moins en
perçus comme risqués
moins sûr
rencontres dans l’ascenseur…), la
Parking ou arrêt de bus:
présence fréquente de groupes
porte de sortie du quartier
Risque ponctuel
dans le hall d’entrée perçus comme
une entrave au passage… ont pour
conséquence d’y diminuer nette- 3. Modélisation des pratiques spatiales des « stratèges »
ment le sentiment de sécurité. Le
quartier (4) apparaît comme le lieu
risqué par excellence, car c’est un espace peu maîtrisé (aucun contrôle des entrées…),
partagé avec des personnes considérées comme dangereuses, qu’elles soient visibles (les
« maîtres de l’espace ») ou, pire, invisibles — c’est-à-dire souvent fantasmées. La plupart des
habitants ne font que le traverser pour rejoindre un « sas » (parking, arrêt de bus) qui permet
de rejoindre « l’extérieur » (5). Ce-dernier est d’ailleurs perçu de façon assez ambivalente :
si beaucoup y voient la possibilité d’échapper à l’emprisonnement de la cité, d’autres soulignent que l’évasion est difficile (critique du réseau de bus), voire périlleuse (l’extérieur est
vu comme une jungle, en comparaison avec la cité où tout le monde se connaît).
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De la genèse des représentations mentales
au travail des acteurs de la lutte contre les risques
Après avoir vu combien les représentations des risques influaient sur le quotidien des
habitants des Aubiers, il convient de se demander sur quoi celles-ci se fondent, et quelles
en sont les conséquences sur le travail des acteurs de la sécurité (police, mairie,
travailleurs sociaux…).
De même que notre analyse a mis en évidence une corrélation entre les représentations
mentales et les pratiques de l’espace, l’enquête a montré que la réciproque était vraie : si
l’image des lieux est en partie due au discours des médias, aux rumeurs, ou à des
expériences personnelles, elle se fonde avant tout sur la perception des configurations
spatiales. On note par exemple le rôle du facteur « distance » : plus un espace est éloigné
des lieux sécurisants (logement, poste de police), plus il est suspect. La position et les
dimensions influent de même : les espaces exigus, fermés, sombres, dissimulés (comme
les passerelles, les halls, les ascenseurs) sont anxiogènes.
Par conséquent, la lutte contre la délinquance doit passer, certes, par une action directe
envers les délinquants (répression, prévention de la délinquance), voire envers les victimes
(secours aux victimes, prévention de la victimation), mais doit aussi jouer sur ce que l’on
peut appeler le contexte, c’est-à-dire essentiellement ces « configurations spatiales » qui
facilitent sinon le passage à l’acte du délinquant (selon les tenants de la « prévention
situationnelle »), du moins augmentent le sentiment d’insécurité (fig. 4).
De manière plus générale, seules les politiques de lutte qui s’adaptent aux représentations
des risques — quels qu’ils soient — sont susceptibles de faire baisser ce sentiment
d’insécurité. Cela passe par le discours (information, sensibilisation), mais aussi par une
action sur ces configurations spatiales : Michel Lussault a bien montré que la légitimation de
l’action (politique, mais en définitive, on peut élargir son propos à tous les acteurs) passe
surtout par le biais de l’espace, qui, de par son « régime de visibilité », marque les citoyens
— et par conséquent, agit sur les représentations (Lévy et Lussault, 2000).
Toutefois, les acteurs de la lutte créent eux-mêmes de nouvelles représentations… C’est
pourquoi, l’analyse systémique paraît la plus à même de rendre compte des interactions et
des rétroactions qui se produisent entre risques réels (aléas et vulnérabilités), lutte contre
les risques (préventive ou curative) et représentations (des habitants, des acteurs de la
lutte, voire des observateurs extérieurs). L’organigramme présenté par la figure 4 a pour
but de les mettre en évidence.
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8
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Auteur
potentiel
ALÉA
RISQUE
Contexte
particulier
VULNÉRABILITÉ
Victime
potentielle
Analyses
scientifiques
Observateur
extérieur
(Bordelais d’un
autre quartier)
Plaintes
des victimes
Acteurs de la lutte
contre les risques
«contribue à créer»
Filtre des représentations:
influence des médias,
du groupe social et culturel,
de l’âge, de l’expérience
personnelle, du caractère,…
Action directe et volontaire
(sur un territoire et à une
échelle temporelle donnée)
Action sur les représentations
Représentations sur l’action
des acteurs de la lutte…
4. Les risques, représentations et actions : un système
ROCHÉ Sebastian. Articles scientifiques, ouvrages, actes de colloques… [en ligne] http://www.umpfgrenoble.fr/cerat/Recherche/PagesPerso/Roche.html (consulté le : 30 décembre 2003)
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Notes
1. Source : INSEE, Recensement de la population, 1999.
2. Source : données Caisse d’allocations familiales, datant de 1996, citées dans la convention
territoriale de la ville de Bordeaux de mars 2001.
3. Source : donnée obtenue au cours d’un stage au service du développement social urbain de la
mairie de Bordeaux.
4. Les 20, 22, 23, 29 et 30 octobre ; 3, 20, 24, 27 novembre ; 10, 15, 22 décembre 2003.
5. Constat ressortant de notre enquête auprès de personnes ayant des difficultés à s’exprimer, et
dont le comportement traduisait un certain handicap.
Adresse de l’auteur
Hélène Jacquemin. Courriel : [email protected]
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