Formes journal et calendrier sur le web
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Formes journal et calendrier sur le web
PRATIQUE ARTISTIQUE DU QUOTIDIEN DANS L'ŒUVRE 365 DAY PROJECT DE JONAS MEKAS Formes journal et calendrier sur le web MLLE ANNA KEREKES SOUS LA DIRECTION DE M. GUILLAUME LE GALL PARIS IV, UFR ARCHEOLOGIE ET HISTOIRE DE L’ART DEPARTEMENT D’HISTOIRE DE L’ART, MASTER 1 MAI 2010 SOMMAIRE REMERCIEMENTS ………………………………...……………………………………… 1 AVANT-PROPOS ..………………………………………………………………………… 2 INTRODUCTION ..…………………………………………………………….…………… 4 A / UNE PRATIQUE D’ENREGISTREMENT DE LA VIE .……………….…………………… 13 I.) Dramaturgie de la vie quotidienne dans la pratique artistique …………….. 15 1. Le rôle de la vie quotidienne : politique personnelle …………….….. 16 a. Moments de la vie comme étant donnés ……………………….. 18 b. Moments de la vie comme étant impulsés ……………………... 20 c. Moments de la vie comme étant autoréflexifs ………...……….. 21 2. Pratique journalière : geste spécifique ………………………..….….. 23 a. Rapports entre déroulement du vivant et déroulement filmique .. 24 b. Pratique du journal …………………………………………….. 25 3. Procédés techniques de l’enregistrement ……………………...…….. 26 a. Contexte du cinéma expérimental …………………………….... 27 b. La position de Mekas à l’égard des différents médias …….…… 29 c. Vidéo versus film ……………………………………...……….. 31 d. Le corps qui filme ……………………………………………… 31 II.) Nature et contenus du document mekassien ……………………………….. 36 1. La texture mekassienne …………………………………………….. 38 a. [Auto]-bio-graphie …………………………………………….. 39 b. Inscription ou métascription …………………………………… 39 c. Continuité du contexte, discontinuité du texte ………...……….. 40 2. Le contexte mekassien …………………………………………….... 41 a. Dimensions collective (extime) et singulière (intime) ……….… 42 b. Chronologies entremêlées : Histoire et histoires …………...….. 44 3. La mémoire et ses temporalités …………………………………….. 53 a. Fabrication prothétique du souvenir psychique ………….…….. 56 b. Film en tant qu’extériorisation de la psyché ……………..…….. 57 c. Reconstruction du lieu perdu, d’un chez-soi ………………..….. 58 d. Vie et mort des existences dans les déroulements filmique et empirique……………………………………………………….. 60 e. Mise en mémoire mekassien ……………………………..…….. 61 f. Achèvement, (in)finitude du film de la vie …………………….. 62 B / VERS LA FORME DE L’EPHEMERIDE ………………………………………………….. 64 I.) Contexte de(s) genre(s) dans l’écriture de soi ……….………………..…….. 66 1. Écriture du journal intime (littérature vs cinématographie) …….…… 67 a. La démarche de l’écriture ………………………………..…….. 69 b. Écriture filmique ……………………………………………….. 70 c. Cursivité …………………………………………………….….. 71 d. Omniprésence du texte ……………………………...………….. 72 e. L’image sonore ……………………………………………..….. 73 2. Les liens entre plastique, cinématographie, numérique ……….…….. 75 a. Le collage et le montage ……………………………………….. 76 b. Fragmentation ………………………………………………….. 78 3. Journal filmé ……………………………………………………..….. 79 a. Film(s) constitué(s) des bribes …………………………...…….. 80 b. Le lyrisme …………………………………………………..….. 81 c. Forme calendaire …………………………………………...….. 81 II.) L’éphéméride sur le web ………………………………………………….... 84 1. Type d’énonciation …………………………………………………... 86 a. À la troisième personne ……………………………………...….. 87 b. À la première personne ………………………………………….. 89 c. La représentation de soi ……………………………………….... 91 2. Questions de l’adresse et du partage ……………………………..….. 96 a. Narcissisme, mise en scène de soi ……………………………..... 97 b. L’aspect communautaire/social : journal intime partagé ……….. 98 3. Les caractéristiques du web ……………………………………...….. 99 a. L’adresse …………………………………………………..….. 101 b. Manque de rassemblement avant la diffusion ………………... 102 c. Quotidien sur l’ordinateur …………………………………….. 103 d. Nouvelles temporalités …………………………………….….. 104 CONCLUSION …………………………………………………………………………... 107 Bibliographie ………………………………………………………………………….. 110 Annexes ……………………………………………………………………………….. 140 Liste des figures culturelles citées dans l’œuvre …………..….. 140 Liste des gens qui apparaissent dans l’œuvre ……………..….. 142 Lieux géographiques dans l’œuvre ………………………..….. 145 Captures d’écran des sites de l’œuvre ……………………..….. 149 REMERCIEMENTS Je remercie Monsieur Arnaud Pierre, directeur lorsque j'ai débuté mon mémoire, et Monsieur Guillaume Le Gall, directeur actuel, pour avoir retenu ma candidature. Mes remerciements vont aussi à Madame Isabelle Ewig pour son écoute, ses conseils dans la délimitation du sujet et son soutien lors des étapes initiales et finales de ce travail. Ce mémoire a été effectué dans le cadre de la bourse d’études de la Région Île-de-France qui m'a donné les moyens de le mener à bout. J'exprime toute ma reconnaissance à Pip Chodorov, l’éditeur des films de Jonas Mekas, pour sa disponibilité et la mise à disposition des films de 365 Day Project avant leur diffusion libre sur internet. Je remercie Monsieur Didier Schulmann, le directeur de la Bibliothèque Kandinsky, pour son soutien et pour la communication des cordonnés de Harry Stendhal, directeur de Stendhal Gallery. Je remercie pour le même propos le personnel de la Galerie du jour agnès b. qui m’a fourni le contact du commissaire de l’exposition, Benn Northover. Que Benn Northover, Ella Burchill, Sebastian Mekas, Guiseppe Zevola soient remerciés pour leur disponibilité. Je remercie vivement Stéphan Hyronde pour ses relectures attentives et ses encouragements infatiguables. Enfin, je remercie mes parents et amis qui, de près comme de loin, m'ont aidée et encouragée aux moments opportuns. 1 AVANT-PROPOS Dans ce travail de mémoire, ma motivation personnelle trouve un ancrage, au delà de la stimulation propre à la recherche esquissée dans l’introduction, dans ma passion pour les démarches qui se caractérisent d’abord par une récolte d’expériences personnelles liées aux quotidiens, puis par une déconstruction, défragmentation suivie d’une nouvelle construction qui finalement donne une forme abstraite aux moments vécus. C’était déjà ce travail du quotidien qui m’intéressait lorsque j’ai travaillé sur les collages de Max Ernst, sujet dont j’ai réalisé un mémoire de Licence à l’université de Budapest. En provenance de la fiction surréaliste, je me dirige vers la persistance, vers l’insistance, la revenance de la vie empirique dans les œuvres contemporaines. C’est la frontière toute mince entre document et œuvre, réalité et fiction qui ne laisse pas de m’interroger également dans la série de vidéo de Jonas Mekas sur le web, le 365 Day Project de 2007. Les images en mouvement attirent mon attention depuis longtemps. J’ai fréquenté pendant une année des cours de montage de l’École des Beaux Arts de Budapest où j’ai eu l’occasion d’expérimenter le travail sur les films de 16 et 35 mm. J’ai travaillé également pendant deux ans dans la galerie d’art vidéo de Budapest, VideoSpace Gallery. Le choix de ce mémoire est dû à ma fascination pour l’artiste et pour ses différentes périodes de production : la continuité et la discontinuité de sa pratique artistique et de son emploi de dispositif. L’importance de cette analyse d’œuvre est de mettre en lumière la subversion de cette pratique journalière que l’artiste commence en 1949 et de démontrer les spécificités nouvelles de son œuvre récente, influencée par la technique du web. Dans le cadre universitaire, à cause de la spécialité d’art vidéo, j’avais des difficultés à avoir le soutien d’un directeur de recherche. Nous avons commencé à travailler en février 2010 avec M. Guillaume Le Gall qui m’a apporté sa confiance. Au cours de mon travail, je suis entré en contact avec l’artiste, son équipe de travail, et également ses galeries. Bien qu’on n’ait cependant pas pu m’accorder un entretien à New York, j’ai eu l’occasion de rencontrer l’éditeur des films de Mekas, à Paris. Ces rencontres étaient très stimulantes et indispensables, surtout dans la période où le site de l’artiste (c’est-à-dire l’accès à l’œuvre) a été suspendu. 2 Mon travail de recherche nécessitait de traduire des informations en français. J’ai effectué ainsi de nombreuses traductions depuis l’anglais : paroles dites dans l’œuvre, et les lectures nécessaires à la recherche. L’étude comparative du travail 365 Day Project avec des œuvres contemporaines surpassait mes limites personnelles, elle reste une voie pour une future recherche. J’ai intégré en germe quelques comparaisons dans ce mémoire pour signifier l’importance d’un tel travail. 3 INTRODUCTION L’œuvre 365 Day Project du cinéaste Jonas Mekas est une succession de films et vidéos accessibles sur internet, plus précisément sur le site de l’artiste1. A partir du premier janvier 2007, chaque jour, fidèle au titre de l’œuvre, c’est-à-dire pendant une année, un large public d’internet (les amis de l’artiste, tout comme les inconnus) a été invité à suivre un ciné journal, sous la forme de courts-métrages d’une à vingt minutes : un film par jour mis en ligne, s’ajoutant à ceux des jours précédents qui restent consultables. Les enregistrements de Mekas ont été montés à l’aide de Ella Burchill et avec l’assistance technique de son fils, Sebastian Mekas, de Benn Northover, Pip Chodorov et Joseph Fusco, en collaboration avec Harry Stendhal (et sa galerie new-yorkais) et agnès b. (et sa galerie parisienne). Poursuivant sous sa forme particulière le genre du journal filmé, 365 Day Projet s’inscrit à la fois de manière fidèle mais aussi nouvelle dans la continuation de cette pratique dans laquelle l’artiste s’est placé depuis les débuts de son travail filmographique, mettant en jeu ce geste de capture quotidienne et du quotidien depuis longtemps bien établi chez lui. Les moments enregistrés de sa vie, de celles de ses amis et de ses voyages, composent sa propre archive de films et de séquences vidéo. Ces enregistrements de sa vie quotidienne au cours des dernières décennies, comme ceux récents, tracent un portrait continu et donnent les matériaux à ces nouvelles œuvres. Jonas Mekas, cinéaste de l’underground new yorkais, s’est en fait aventuré, en choisissant le support du web, sur un territoire peu connu de lui auparavant. Ce support a été introduit dans son travail vers la fin de l‘année 2006 lorsqu’il a réalisé un ensemble, First Forty, de 40 courts-métrages basés sur ses anciens films, films qui, dans ce projet, se voyaient soit très légèrement, soit profondément modifiés. Sa volonté déclarée était de se préparer au projet de 365 Day Project. 1 Sur http://www.jonasmekas.com jusqu'au mi-janvier 2010, puis à partir du 8 mars 2010 sur http://jonasmekasfilms.com. Pour la première mise en ligne l’œuvre était en fait hébergée sur le site de la Stendhal Gallery de New York, le téléchargement d’un film y était gratuit le jour de sa diffusion, payant les jours suivants, moyennant $1,99. Sur son site personnel, par contre, l’accès aux films est libre et gratuit. 4 Même si ces deux œuvres diffusées sur internet se destinaient principalement pour le support de type iPod, First Forty a été pour ça part exposé à la Stendhal Gallery2 et au P.S.1 Contemporary Art Center3 à New York, prenant la forme d’une installation. De son côté, 365 Day Project n’a pas été exposé pendant deux ans en dehors de sa sortie originale sur internet, en 2007. Il nous faut attendre 2009 pour que l’œuvre soit finalement tout de même présentée sur 12 moniteurs — forme reprenant les 12 mois de l’année — dans le white cube péritextuel4 de la Galerie du Jour agnès b.5 à Paris. L’œuvre doit être réexposée en 2010 à la Serpentine Gallery de Londres6. Toujours à l’écart de sa diffusion sur le web, un catalogue7 accompagnant la première exposition de l’œuvre et portant exclusivement sur celle-ci a été publié par agnès b.. Ce catalogue se compose d’une part d’une introduction et d’un bref cartel par film, d’autre part d’un avant-propos et d’un résumé par jour, respectivement écrits par Jonas Mekas et Nicole Demby, collaboratrice de la Stendhal Gallery. Le fruit de ce travail d’équipe, soutenant l’artiste et son projet, constitue au total environ trente-huit heures d’images en mouvement sous forme calendaire. Ce mémoire est une analyse qui se concentre sur l’œuvre 365 Day Project. Il ne tente pas donner une synthèse monographique de l‘ensemble du travail de l’artiste. L’étude porte sur la pratique quotidienne d’un vivre artistique, telle que celle-ci entretient, au travers de la forme journal héritée du genre littéraire ou de formes qui lui sont asymptotes, un 2 L’exposition à la Stendhal Gallery, qui a eu lieu du 9 novembre 2006 au 10 février 2007, portait le titre Jonas Mekas, Avant-Garde Filmmaker. Exhibition of Recent Work : Collection of 40 Short Films and Web Project of 365 Films. 3 L’exposition à la P.S.1 Gallery a été le fruit d’une collaboration entre The Brooklyn Rail et la Stendhal Gallery, sous le titre Jonas Mekas: The Beauty of Friends Being Together Quartet du 11 février au 16 avril 2007. Le commissaire d’exposition était Phong Bui. 4 Notion en provenance de Gérard Genet signifiant tout ce qui se trouve autour du texte, dans l’espace même du volume. 5 A few things I want to share with you, my Paris friends, titre de l’exposition de Jonas Mekas à la Galerie du Jour agnès b. du 16 mai au 20 juin 2009. Le commissaire d’exposition était Benn Northover. 6 Le commissaire d’exposition sera Hans Ulrich Obrist. 7 Jonas Mekas. 365 Day Project, Paris, Galerie du Jour agnès b., Édition École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 17 octobre 2009. 5 rapport direct avec la vie empirique, privée et publique, de l’artiste — l’objet de la recherche étant de décrypter la nature de ce rapport, de cette direction dans le contexte de 365 Day Project, contexte relativement nouveau pour l’artiste. Il y a en effet des incidences et des conséquences à tirer des spécificités du support, notamment de l’immédiateté de la diffusion, de l’insertion et de la succession calendaire, de la forme film dans la forme web. Laissant derrière ses périodes précédentes, qui, selon leurs continuités et différences, tracent bien une trajectoire (photo, film, vidéo, installations) vers sa production artistique toute récente du web, c’est en examinant cette œuvre de 2007 qu’une telle pratique doit être étudiée et interrogée chez Mekas. Pour cela, il s’agira de poser et préciser tout au long de l’étude un ensemble de termes en provenance de la forme et du contenu de l’œuvre. D’une part, ce sont les différents rapports entre la vie quotidienne de l’artiste et sa pratique d’enregistrement tournée vers l’œuvre, qui nécessiteront d’expliciter les notions de quotidien, de journal, de geste de capture, de pratique à la fois empirique et artistique, de contexte historique et personnel, de techniques d’enregistrement, de document, de texture, d’archive. D’autre part, la nouvelle forme prise par cette œuvre précise conduira à se pencher sur l’idée d’éphéméride filmique, intime et ex-time, relevant chez cet auteur d’un dispositif d’écriture de soi qui s’avère également adressée, d’une chrono-logique qui présente à nouveaux frais le film de sa vie — termes et notions qui devront aussi se préciser dans le développement. Les critiques et recherches scientifiques sur l’œuvre de Jonas Mekas gravitent surtout autour ses films sur pellicule, films qui, parallèlement aux média industriels, développent toujours une (re)présentation poétique du monde, fidèles au principe du cinéma indépendant, autrement dit expérimental, underground ou amateur. La création d’un cinéma personnel composé de scènes familiales et quotidiennes, mais aussi d’images publiques, dessine la complexité entre la caractère intime d’une écriture (de soi) et « le rapport individuel à l’image avec une expérience collective8 » des projections des salles obscures. 8 Le je filmé, catalogue d’exposition (Centre Georges Pompidou et MNAM du 31 mai au 2 juillet 1995), Paris, Édition de Centre Pompidou, Édition Scratch Projection, 1995, p. 1986. 6 Mekas a trouvé une curieuse forme avec la technique filmique utilisée, le ravissement visuel9, qui puise dans un nouveau genre — dérivant logique de sa pratique de la capture quotidienne —, le journal filmé. Cette notion, the diary film, le film-journal ou le journal filmé en français a été introduit par P. Adams Sitney fin des années 1970. Sitney reconnaît les différences entre le film autobiographique et le film-journal. Tandis que ce dernier repose sur le tourner-monter, l’autre se confronte à la rupture entre le temps de l’expérience et de son interprétation. Judith E. Briggs considère que les films de Mekas représentent les évènements de sa propre vie, son history est bien pour elle his-story. Elle applique cette notion en 1980, parlant des films de Mekas, qui sont pour elle les témoins de l’histoire d’une époque et de son histoire personnelle, « le lieu où s’appréhendent tous les conflits, psychiques (l’exil10), artistiques (la choix du cinéma et l’investissement social dans toutes les structures et les activités du cinéma indépendant), sociaux (sa révolte contre la société oppressive) et leur dépassements »11. Dominique Noguez, examinant, l’œuvre de Mekas, renvoie à un certain auto-archivage filmé, dont résulte la succession des petits poèmes comme Walden12. David E. James constate que le cinéaste est en même temps l’objet et le sujet de ses films et c’est bien le propos de l’organisation de l’exposition-projection parisienne de 1995, intitulée Le je filmé au Centre Georges Pompidou. Les articles du catalogue13 de cette exposition démontrent et rassemblent parfaitement les fils sortant de la capture quotidienne, du home movie jusqu’au journal filmé. Ces « films se construisent en deux temps : d’abord la saisie, la capture des images, prise dans l’urgence ; ensuite 9 Sujet du mémoire récent de LEE (Dorim), Le ravissement visuel dans "Walden" de Jonas Mekas, sous la direction de Claudine Eizykman, Université Paris 8, 2002. 10 Notion de personne déplacée introduite par Jonas Mekas, lui-même et examiné dans la thèse de ABENSOUR (Judith), Figures et identité : dans le cinéma de Jonas Mekas, sous la direction de Philippe Dubois, 2000. 11 Jonas Mekas, catalogue d’exposition, Paris, Galerie National du Jeu de Paume, Marseille, Centre Charité, Maison Méditerranéenne d l’image, 1992, p. 22. 12 Walden — Diaries, Notes & Sketches, 1969. 13 Le je filmé, op. cit. 7 l’élaboration d’une construction filmique sophistiquée faisant appel au journal écrit14, commentée par le cinéaste sur la bande sonore ou présentée dans les intertitres ».15 C’est cette voix de narration qui a été analysée dans une thèse universitaire16 de 2009. Plus généralement dans l’étude de l’art contemporain, la dimension du quotidien17 et du personnel gagne une place privilégiée. C’est le champ générique du présent mémoire et également de nombreuses analyses précédentes. Mais bien que l’œuvre de Mekas sur le web, 365 Day Project, a été inspirée par sa pratique précédente, nous pouvons constater quelques ruptures ou différences dans la continuité de son travail. C’est pourquoi notre recherche se distancie relativement des recherches antérieures évoquées, distance qui se manifestera dans l’analyse de cette rupture aux niveaux de l’enregistrement et du support. L’étude doit soulever un ensemble de questions précisément sur ces deux niveaux. Après avoir fait le constat de certaines différences entre les films et les vidéos précédents, notre intérêt se portera donc tout d’abord sur le fonctionnement de 365 Day Project. Nous interrogerons sa pratique d’enregistrement, de composition et de diffusion. La méthode suivie au cours de ce mémoire a pour but de démontrer les spécificités de 365 Day Project non seulement dans l’œuvre de Jonas Mekas, mais aussi dans l’époque de sa création, dans l’art contemporain actuel. C’est pour cette raison là que les germes d’une étude comparative devrait être déclinée parallèlement avec l’analyse de cette œuvre exemplaire. 14 Voir LEJEUNE (Philippe), Le pacte autobiographique, Paris, Édition A. Colin, 2003. 15 Le je filmé, op. cit., p. 1985. 16 TOURNEUR (Cécile), Le régime de la voix dans les films de Jonas Mekas, 1966-2007, sous la direction de Claudine Eizykman, thèse, Esthétique, Sciences et Technologies du Cinéma et de l’Audiovisuel à l’Université Paris 8. 2009. 17 The Everyday, An anthology on the everyday in the word of contemporary art, sous la direction JOHNSTONE (Stephen), London, Whitechappel, Cambridge, Massachusetts, Édition MIT, coll. « Documents of Contemporary Art », 2008. 8 Dans ce mémoire nous nous pencherons sur une pratique particulière de l’artiste qui a conduit à la naissance de 365 Day Project. Nous suivrons les trois grandes phases de la création mekassienne et nous analyserons leurs spécificités : dans un premier temps l’enregistrement, puis l’étape du montage, et finalement les caractéristiques du partage sur le web. Dans une première grande partie de notre étude la pratique d’enregistrement de Mekas sera traitée en tant qu’elle est inscrite, d’une part, dans une dramaturgie de la vie quotidienne, et d’autre part dans une chrono-logie, chrono-logique — une logique de la mémoire, de la temporalité, du lieu, et de la technique. Dans le cadre précis des images, si l’on fait l’hypothèse qu’il y a eu évolution, que serait devenu, dans son nouveau contexte, le plan cinématographique mekassien ? Alors que l’artiste travaillait sous la forme de fragments de ce que nous pourrions considérer comme des non-plans (anti-plans), s’il s’avère qu’il est ici aussi à mettre en œuvre des non-plans, mais par le biais cette fois de plans-séquences, nous aurions à analyser la dite dominante réactualisée, adaptée à ce nouveau support, telle que 365 Day Project nous la présente. Si auparavant la position de Mekas, quant à la mise en scène, était de se tenir sensiblement à l’écart des situations traversées et filmées, témoin au sens fort de ces instants de vie, c’est-à-dire passif, il semblerait que plus récemment il en vienne à impulser, à provoquer plus ostensiblement les scènes, les situations en question. Alors que dans son travail précédent le déroulement du vivant apparaissait sous la forme d’un ensemble d’éclats, de ravissements composant la texture des films, Mekas ne s’approche-t-il pas d’une autre forme de fragmentation présentant des moments condensés, voire concentrées, comme si se donnait en eux une certaine essence du temps, de l’expérience — à l’instar de brefs haïkus connus de l’artiste. En tenant compte des différents éléments que sont le contexte technique, l’évolution formelle (filmique, mise en scène), ne sommes-nous pas conduits à nous demander si, entre 365 Day Project et ses films précédents, les œuvres travaillent de manière différente la mémoire et le témoignage du vivant ? Ce qui reviendrait à interroger la nouvelle forme d’enregistrement et de diffusion, telle qu’elle impliquerait en fait une autre forme de 9 mémoire, qui, sur ce format du web, s’approcherait, tout en s’en distinguant par la réponse esthétique de cet artiste, de la notion de transmission directe ou quasi directe d’événements quotidiens, intimes ? Plus loin, nous nous demanderons s’il n’y a pas dans la caractéristique des œuvres de l’artiste, entre la période cinématographique et la période web, d’une part un déplacement de dominantes voire l’émergence de dimensions nouvelles, qui vont trouver précisément leur forme adéquate dans l’enregistrement vidéo de plus en plus pratiquée et dans la diffusion quotidienne, diffusion en ce sens de plus en plus pratiquée elle aussi, propre au support web. Cherchant la nature de ces nouvelles dimensions, ce mémoire voudrait vérifier l’hypothèse d’articulation d’un nouveau quotidien de Jonas Mekas dans sa pratique d’enregistrement récente et de diffusion sur le réseau internet. Quant à cette question des différences entre périodes précédentes et période web, nous poserons la question de savoir si la vidéo employée et diffusée cinématographiquement doit être considérée comme identique à la forme vidéo diffusée en réseau. Est-ce que le médium vidéo et la cinématographie, au travers de ces deux supports différents de diffusion, ne se dédoublent pas qualitativement ? La proximité du support de diffusion n’entraine et même n’implique-t-elle pas une nouvelle proximité au niveau du geste de l’enregistrement, autant dans l’expression esthétique produite par ce dernier que dans notre perception de ce qui jusqu’ici se nommait film ? Mais avant cela, il y aurait à se demander où commence et finit l’œuvre, lorsque celle-ci puise à ce point dans l’empirie18 ? Commence-t-elle le premier janvier 2007 et finit-elle le 31 décembre 2007 ? Quelle est la place de la pellicule enregistrée (des footages) bien avant son utilisation, son intégration dans 365 Day Project ? Nous formulons l’hypothèse consistant à considérer toute la production de la vie comme une œuvre qui s’achève avec la mort de l’artiste. 18 Tout au long de notre étude, nous employons le terme d’empirie dans son premier sens donné par le dictionnaire Le Trésor de la Langue Française, acception qui, bien qu’indiquée comme philosophique et rare, nous paraît bien embrasser « l’ensemble des données de l’expérience » dans le contexte perceptif et artistique. 10 Dans une deuxième grande partie, sera traitée la forme de l’éphéméride. Le contexte de l’écriture de soi et du web donnera le fil principal de l’étude. Les thèmes comme écriture de soi, journal filmé et partagé à la fois, type d’énonciation, adresse seront discutés à l’égard des données du web. Ces aspects essentiellement formels nous portent directement dans le champ thématique, où il serait question de savoir si le journal filmé ne change pas lui aussi qualitativement, en se présentant sous une forme calendaire, qui, dans le contexte du web, s’apparente en partie aux surfaces d’inscription/projection de type blog ou réseaux sociaux ? L’achèvement de l’œuvre repose-t-elle sur l’adresse, immédiate et continuelle, due au fonctionnement de cette éphéméride partagée sur le web ? Quels sont les rapports de l’œuvre avec son propre temps, quant à l’irruption de la vie privée sur la scène publique, et ce sous plusieurs formes comme les reality shows télévisuels, les séries de vidéo de la journée téléchargeables, les réseaux sociaux de type Facebook, twitter, les blog-journaux sur internet — ce contexte technique de nouvelles pratiques étant doublé d’une problématique économique, le web étant, même en tant qu’espace virtuel, le lieu d’un marché ? Nous vérifierons l’hypothèse de l’existence d’un contexte planétaire de la création d’image et de diffusion. N’y a-t-il pas un parallèle entre les séquences de la vie de Mekas, leur enregistrement continuel, leur diffusion immédiate permise par le web et, justement à cause de l’immédiateté, l’inscription de l’œuvre en train de se faire dans la vie des spectateurs en train de se dérouler? Est-ce que 365 Day Project génère un quotidien pour Mekas ? Et pour les spectateurs ? Cette œuvre ne devient-elle pas, avec l’indispensable disposition de l’artiste et le changement de son quotidien, de manière autoréflexive, le sujet même de son œuvre ? Notre hypothèse est que c’est la vie quotidienne de l’artiste que les spectateur peuvent suivre tout au long et dont ce faisant ils font partie. En considérant que les pratiques offertes par le web (le web contient des formes éminemment chrono-logiques : page-rouleau des blogs, des réseaux sociaux) ont assimilé techniquement, structurellement, les présupposés du journal (filmé ou écrit au sens esthétique), est-ce que Mekas ne serait finalement pas à s’approprier ce contexte technique tout en le dépassant précisément par sa réponse esthétique ? Cette réponse n’implique-t-elle pas a fortiori la technique actuelle du journalier, du calendrier — une 11 technique qu’elle simplifierait et synthétiserait précisément dans sa présentation calendaire ? Est-ce que dans toute l’œuvre de Mekas, celui-ci ne trouve pas dans le support web un lieu pour lui privilégié, un seuil où la vie va vers la vie en passant l’art, où la vie vécue et la vie remémorée sont traversées l’une et l’autre par l’art, du moins par les films en lesquels elles se condensent, s’adressent ? Le travail de Mekas ne produit pas un processus d’abstraction, par quoi la matière empirique de la vie se retrouve transmuée — comme dans le passage physique d’un état de la matière à un autre — en un espace de réalité personnelle, intime, inédit : l’œuvre ? Le travail qui précède et suit la capture n’a-t-il pas pour origine et fin à la fois une politique menée et avancée (conviction, mode d’être, éthique) par l’artiste — ressortant d’une célébration de la vie qui apparenterait son travail, dans son principe, aux églogues de l’Antiquité ou poèmes pastoraux, bucoliques ? Mekas a été inspiré de Pétrarque et de son Canzoniere qui portait à l’origine le sous-titre Rerum Vulgarium Fragmenta (les fragments de choses écrits en langue vulgaire) renvoyant aux fragments nés dans les différentes périodes du volume et à des moments de fragmentation de l’âme des poètes, qui sont le résultat de leur passion de l'amour. Cette passion pour la vie, pour le tout-venant toujours nouveau qu’elle dévoile — source de tout l’enseignement et de toute la contemplation qu’elle suggère aux yeux de l’artiste — n’est pas chez Mekas un thème, parmi d’autres, de son œuvre : celle-ci est comme la chair métamorphosée, le corps glorieux à la fois de la vie et de cette passion même pour le fait de vivre. Son œuvre semble dire en silence que le vivant est sacré — ce à quoi toute l’œuvre de l’artiste, et celle en particulier qui fait l’objet de cette recherche, en chaque éclat, se consacre. 12 A/ UNE PRATIQUE D’ENREGISTREMENT DE LA VIE Si nous parlons d’une pratique chez Jonas Mekas, c’est parce qu‘il capte systématiquement des moments de sa vie, tel qu’ils viennent ou tel qu’il sont impulsés par lui. La particularité du geste de capture mekassien ne repose pas tant sur le flux parallèle des moments vécus et filmés, que sur la continuité de ce parallèle tout au long de la vie de l’artiste. Ce geste de capture, ces mouvements extérieurs du corps avec la caméra qui suivent et influencent le quotidien, expriment une manière spéciale d’être et de faire de Mekas. Dans 365 Day Project, qu’il a filmé avec une caméra vidéo, il tourne constamment sa caméra vers lui-même et lui fait suivre les mouvements de corps : caméra portée, quasiment greffée. Dans un entretien récent avec Hans Ulrich Obrist19, répondant à la question de savoir ce qu’il l’a amené à décider de filmer tous les jours, Mekas a répondu que tout s’est déroulé naturellement sous l’influence de sa fascination pour le fait de filmer. Dans un premier temps, il a rassemblé des bribes de films, des séries de notes filmées avec lesquelles il pensait s’entraîner pour l’éventuelle production d’un « vrai » film. Mais après avoir pris conscience du fait qu’il ne cessait de revenir aux mêmes sujets, aux mêmes sources d’images, et de la forme du film-journal, il a commencé à élaborer cette nouvelle forme cinématographique, continuant de filmer jour après jour20, sans pour autant destiner ces enregistrement à la perspective d’une œuvre à venir. Mais en est-il de même avec 365 Day Project, où il a été obligé de penser à cette œuvre au cours même de sa création ? Mekas se réfère ainsi à son rythme du travail : « Depuis 1950, je tiens un journal filmé. J'ai été me promener avec ma Bolex et réagi à la réalité immédiate : des situations, des amis, à New York, les saisons de l'année. Certains jours, j'ai tourné dix images, les autres dix secondes, toujours sur les autres dix minutes. Ou je tourne rien. Quand on écrit des journaux intimes, c'est un processus rétrospectif : vous vous asseyez, vous revenez sur votre journée, et vous l'écrivez, tout cela. Continuer à faire un 19 OBRIST (Hans Ulrich), « Interview. Brief Glimpses of Beauty. Jonas Mekas » in C International Photo Magazine, 2010., cité par Mekas : http://jonasmekasfilms.com/diary/?paged=3. 20 Jonas Mekas, « Le Film-Journal (1950-1971/1972) », in catalogue d’exposition de la Galerie National du Jeu de Paume, op. cit., p. 47. 13 film (caméra) journal est réagir (avec votre caméra), dès maintenant, à tel instant: soit vous le prenez maintenant ou vous le ne captez pas du tout. »21 Par contre dans 365 Day Project, sous la pression de la production directe nous sommes témoins d’un changement au niveau de l’inscription comme contrainte nécessaire, donnée par le fait de produire un film par jour. Ainsi la source de sa pratique d’enregistrement était le défi des possibilités issues de cette nouvelle forme du journal filmé, et d’une envie inexplicable, personnelle, concentrée sur la capture des moments particuliers. Même si son journal puise dans la vie, dans la réalité, il engendre une forme d’intimité, de sphère personnelle sur le niveau d’enregistrement, notamment celui des moments fugitifs de son présent, dont l’intérêt qu’il leur porte apparaît à l’auteur en raison même de leurs liens avec des événements passés : cette détermination du présent à capter par le passé constitue déjà une sélection personnelle unique, la mémoire y conditionne en un sens la perception. En dehors de sa pratique d’enregistrement, par le biais de son type de captation et en regard de la technique utilisée, le cinéma de Mekas est une vision frontale, une confrontation avec du réel. 21 « Since 1950 I have been keeping a film diary. I have been walking around with my Bolex and reacting to the immediate reality: situations, friends, New York, seasons of the year. On some days I shot ten frames, on others ten seconds, still on others ten minutes. Or I shot nothing. When one writes diaries, it’s a retrospective process: you sit down, you look back at your day, and you write it all down. To keep a film (camera) diary, is to react (with your camera) immediately, now, this instant: either you get it now, or you don’t get it at all. » dans la brochure d’Anthology Film Archive d’avril à juin 2010 pour introduire Walden avant sa projection. 14 I.) Dramaturgie de la vie quotidienne dans la pratique artistique La vie et l’œuvre chez Mekas s’inscrivent apparemment dans le même temps, espace et action(s), ce qui a pour résultat une dramaturgie, près de l’idée de Boileau, dédoublée : celle de son monde et celle des images en mouvement sur lesquelles ce monde s’est inscrit. Les images du monde réel qu’il capte doublent et même répercutent celui-ci, qui se voit comme multiplié sur plusieurs niveaux, de perception, de compréhension, d’expression. Mais au premier plan, quel est ce monde capté qui se déroule dans le quotidien de l’artiste? Et dans un deuxième plan quel est le quotidien qu’il se crée ainsi par cette pratique artistique? Repas solitaires ou plus souvent en compagnie des amis, scènes de travail, d’entretiens, conversations, soirées et concerts, moments de contemplation (de la pluie, des plantes, de la mer), voyages… la captation permanente saisit tout cela, à la fois dans sa quotidienneté, qui par essence repose sur la répétition, et dans son caractère nouveau perçu à chaque réapparition, source de différence.22 Avec sa pratique artistique, c’est-à-dire sa pratique d’enregistrement conduisant à l’œuvre, Mekas tendait à capter l'humanité se reflétant dans la vie quotidienne. Dans la vidéo de type ars poetica du milieu de l’année, le premier juillet, il y avoue ce vœu en posant la question de savoir si ce qui nous reste, ce n’est justement pas la vie quotidienne. Mais bien que le temps vécu et le temps vidéographique coïncident, l’unicité de ces temps n’est pas automatiquement et parfaitement continuelle chez Mekas : il n’enregistre pas vingt-quatre heures de suite, se démarquant en cela du cinéma d’Andy Warhol qui laisse sa caméra posée sur un endroit fixe et enregistrant sans discontinuité pendant plusieurs heures une seule et même scène. Même dans un travail intitulé Dedication to Fernand Léger, qui était censé être le reflet d’une journée entière, Mekas a refusé la continuité. D’après les indications de Fernand Léger concernant la création d’une œuvre, 22 Voir DELEUZE (Gilles), Différence et répétition, Paris, Édition PUF, coll. « Epiméthée », 2003. 15 Mekas a réalisé en 2003 ce film dans lequel la vie quotidienne a joué à nouveau un rôle principal23. 1. La vie quotidienne : politique personnelle L’enregistrement systématique de Mekas est une mise en valeur, une transcription artistique de la vie quotidienne qui change la perception du quotidien lui-même. Maurice Blanchot décrit ce changement de perception de la manière suivante : « On peut dire que le journal, incapable de saisir l’insignifiance du quotidien, n’est peut rendre sensible la valeur qu’en le déclarant sensationnel ; incapable d’en suivre le processus dans son inapparence, le saisit sous la forme dramatique du procès ; incapable d’atteindre ce qui n‘appartient pas à l’historique mais qui est toujours sur le point de faire irruption dans l’histoire, s’en tient à l’anecdote et nous retient par des histoires — et ainsi, ayant remplacé le " Rien ne se passe " du quotidien par le vide du fait divers, il nous présente " Quelque chose se passe " de la grande histoire au niveau de ce qu’il prétend être journalier et qui n’est que l’anecdotique. Le journal n’est pas l’histoire sous l’espèce du quotidien et, dans le compromis qu’il nous offre, il trahit sans doute moins la réalité historique qu’il manque l’inqualifiable quotidien, ce présent sans particularités, qu’il s’ingénie en vain à qualifier, c’est-à-dire à affirmer et à transcrire. »24 23 « À Paris, il y a quelques années, on m’a offert un petit essai écrit de Fernand Léger en 1933, dans lequel il songeait à réaliser un film de vingt-quatre heures montrant la vie quotidienne d’une famille — de n’importe quelle famille — durant une période de vingt-quatre heures. Puisqu’il n’a jamais réalisé ce film, j’ai décidé d’essayer de le faire pour lui. Je suppose que, dans l’intention de Léger, le film devait montrer sans interruption la réalité d’une journée de vingt-quatre heures. Ma vidéo n’est à cet égard qu’une approximation de la vision de Léger : en effet, la vie de la famille filmée — ma famille — s’étend sur une période de sept ans. La vidéo est diffusée sur douze moniteurs, à raison de deux heures par moniteur, tous fonctionnant simultanément, image et son. Ils sont disposés le long des murs d’une salle de plan carré, chaque moniteurs étant disant de l’autre d’un mètre cinquante environ. » Description de l’œuvre par Jonas Mekas pour la Biennale de Lyon (http://www.biennale-de-lyon.org/bac2005/fran/artistes/mekas.htm). 24 BLANCHOT (Maurice), « La parole quotidienne », in L’Entretien infini, Paris, Édition Gallimard, 1969, p. 364. 16 La vie quotidienne sur laquelle 365 Day Project repose et qui devient le sujet de l’œuvre, a pour l’origine un enchaînement des faits et causes composant à une réalité de l’artiste. Par le biais de la transcription et de l’utilisation des scènes, des fragments de la vie quotidienne en tant que sujet, Mekas rejette, pas seulement sous l’angle du style mais du contenu aussi, la technique dite « professionnelle ». Pour ces films il ne prépare pas des mises en scène, ni scénario car la vie et l’œuvre s’embrassent considérablement. Avec sa pratique d’enregistrement, il souligne l’importance des impressions personnelles de son regard (immédiat) qu’il porte sur la réalité, sur l’empirie. « Pour moi, le cinéma, l’objectif de la caméra ne capture que la surface de la réalité. Mais il est extraordinaire que tout y soit révélée, sans pour autant que le montage intervienne. La surface reflète l’ensemble des choses ; le physicien David Bohm dit d’ailleurs quelque chose de semblable. Pour lui, chaque atome révèle une infime part d’un ensemble. Rien ne peut être caché. »25 Le défi pour l’artiste n’est pas de capter la réalité en tant que telle, (les détails, les fragments objectifs et physique de la réalité), aussi près que possible, mais atteindre une manière de les transmettre à une forme qui reflètera son point de vue : pour Mekas l’image du monde se fait en dehors du regard. « Qu’est ce que la vérité ? C’est l’intensité de ces instants qui révèle tels que nous sommes. La vérité est dans ces moments fugitifs. »26 Mais au niveau de l’enregistrement, ne devrions-nous pas distinguer les moments filmé par Mekas et des moments filmés à sa place par ses amis ou sinon entièrement produit par ses amis (par exemples les cartes postales de vidéo reçues et diffusées par l‘artiste), même si au cours du montage, de la sélection effectuée c’est le choix de l’artiste qui définie la construction finale de 365 Day Project ? 25 Catalogue d’exposition de la Galerie National du Jeu de Paume, op. cit., p. 65. 26 Entretien réalisé pour Les Films du Papillon et Les Rencontres cinématographiques d’Aix-en-Provence, en 2009 (http://www.dailymotion.com/video/x9v2pt_jonas-mekas-festival-tous-courts-en_shortfilms). 17 La réponse de Mekas manifestée dans le film du 23 juin est que tout ce qui nous arrive peut être utilisé pour nos buts personnels.27 Fort semblable à la différence entre imparfait et passé composé dans la grammaire française, les scènes captées par Mekas se diffèrent comme des périodes de l’attention sur ce qui arrive, à l’intérieur desquelles des moments étant donnés de/par/dans la vie, entièrement imprévus. Dans le premier cas, de façon adéquat à la continuité de l’imparfait, Mekas est un observateur. Il ne se cache pas, il n’est pas un voyeur, il réagit à ce qui passe autour de lui. Mais n’est-il déjà un acteur d’une comédie humaine, du fait même de ses réactions ? Même s’il y avait une telle différence au niveau des scènes captées, serait-elle visible bien que le tissu de l’œuvre tramé par Mekas dans 365 Day Project repose sur un archive riche en anciens et nouveaux enregistrements ? Ce sont des questions avec lesquelles nous désignons les pistes de la recherche parcourue dans ce chapitre, en restant sur la problématique de la place de la vie quotidienne telle qu’elle est exprimée dans l’œuvre, telle qu’elle entre dans la genèse de l’œuvre, et telle qu’elle est vue par l’artiste lui-même. a. Moments de la vie comme étant donnés L’ensemble des vidéos de 365 Day Project prouve une sensation de spontanéité qui est fondamentalement due à la pratique d’enregistrement immédiat de Mekas et parallèle avec le déroulement de sa vie, de son quotidien. Cette spontanéité apparaît grâce aux moments étant donnés, arrivés sans détermination. Les moments imprévus — genre impossible selon Jacques Derrida28 — qui arrivent, qui se réalisent devant Mekas, ne pourraient-ils être influencé justement par l’artiste ? La majorité des scènes avec des animaux (la plupart des cas avec des chats) ou avec des plantes (des arbres et des fleurs), ou encore des journées pluvieuses ou neigeuses ne s’apparentent à des moments de contemplation. Par exemple quand deux chats, père et fille, s’allongeant sur une chaise et se nettoient avec leurs langues, dans la vidéo de 23 27 « I think that we can use everything what comes for our personal purposes. » 28 « Ce qui arrive, c’est l’impossible. » 18 janvier. Mekas les capte du haut, il les observe tout au long de la séquence mais juste avant la fin, il réagit aux faits disant les/nous « Oui… oui, oui, oui ! ». Avec cette phrase simple il les/nous rassure de la valeur de ses caresses qu’ils, les chats se donnent et il quitte le champ des moments donnés, imprévus. Il rejoint par là des moments impulsés par sa présence parlante, active, approbative. Si nous restons toujours sur le thème des animaux, nous constatons qu’il y a beaucoup de scènes dans lesquelles le rapport entre ce qui arrive et la réaction immédiate qui suit l’imprévu est plus déséquilibré. Dans la vidéo de 23 février nous devenons témoin du sauvetage d’un moineau : une action après des moments aléatoires. Mekas enregistre ses pas alors qu’il se rend à son travail, occasion pour lui de traverser et contempler ces éléments sous une grosse tempête quand il aperçoit deux jeunes gens attrapant un oiseau pris au piège dans un arbre. Il s’arrête, et c’est finalement avec son propre couteau suisse que les jeunes arrivent à libérer le moineau attaché sur une branche. Après quoi Mekas reprend son chemin. En reprenant le parallèle avec la grammaire, l’imparfait correspond au chemin de Mekas, et le passé composé à l’aventure avec l’oiseau : « anecdote » blanchotienne. La disposition de Mekas peut être considérée comme le flux sans rupture de l’attention continuelle (exprimé avec l’imparfait), dans lequel les éclats d’enregistrement puisent (correspondant au passé composé). Du discours de l’artiste une conviction se dessine bien, comme quoi les animaux et les plantes en tant qu’êtres humains du même monde, sont aussi importants que les hommes.29 Les animaux et les plantes, de manière analogue aux gens, deviennent des acteurs, des personnages conducteurs des films de Mekas qui possèdent une dramaturgie propre, par contre toujours imprévue, en dehors du contexte de la vie de l’artiste. La scène de leur apparition est la vie de Mekas. 29 « Donc, parler aux plantes, parler aux fleurs, parler aux arbres! Ils ne sont pas très loin de nous. Nous sommes tous réunis ici dans des apparences différentes. Et je pense que certains arbres et fleurs sont plus beaux que beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens. Et ils ne tuent pas les uns les autres. Ils s'entraident quand ils ont soif. » Affirmation de Mekas dans le film du 25 janvier. 19 « Je ne suis pas un cinéaste abstrait. (…) je me concentre toujours sur les gens, sur les moments d’émotions et les sentiments, bien sûr, il y a aussi la couleur, l’environnement, mais au centre il y a toujours les gens. »30 — confie Mekas dans un entretien. Mais comment classer les scènes montrant les journées pluvieuses et neigeuses, montrant le paysage (la mer, un fleuve ou un lac) qui sont contemplées par Mekas. Une partie de ces scènes révèle une tradition fort de l’histoire de l’art, voire romantique où les mouvements intérieurs dans l’âme du protagoniste se reflètent sur l’environnement, sur le monde extérieur. Par exemple dans le film du 10 janvier où Mekas est dans son appartement : on voit et entend la pluie dehors, puis lui-même, grâce à sa caméra qu’il tourne envers lui. Mais au niveau des moments contemplés il y a aussi des exceptions, peu nombreuses, comme les vidéos du 12 et du 13 août où le plan est figé, stable, fixe — étrangement chez Mekas, chez qui le mouvement du corps est suivi en générale par la caméra. Les scènes, où la présence des gens est exclusive, peuvent se regrouper en plusieurs ensembles : des événements culturels (concerts, vernissages, lectures, performances), des rencontres (des repas ou des verres pris ensemble ou pas), des conversations, des voyages, des promenades (dans la rue, en ou hors de la ville, en forêt, à la campagne ou encore en famille) ou des remémorations. Dans ces films, les moments donnés et ceux impulsés par l’artiste s’entremêlent : il devient extrêmement difficile de déterminer les sources et la direction des forces. b. Moments de la vie comme étant impulsés Le simple fait que la caméra soit présente au cours des scènes de la vie captée, n’implique-t-il pas déjà une intervention, une impulsion de l’artiste, dans les œuvres précédentes et dans 365 Day Project également? 30 Entretien réalisé pour Les Films du Papillon et Les Rencontres cinématographiques d’Aix-en-Provence, op. cit. 20 Dans un premier pas voyons les causes, sans leur totalité retrouvée, pour lesquelles Mekas pourrait impulser ou impulse véritablement les moments de sa vie pendant son propre enregistrement. La première des causes, avant tout, semblerait à la base très simple : la présence de la caméra pendant le tournage. Comme il ne s’agit pas de mises en scène, ni d’acteurs professionnels, la présence de la caméra attire l’attention des gens et elle les influence de différentes manières mais toujours imprévues, comme toutes les réactions humaines. La deuxième cause est justement les réactions immédiates que chacun peut avoir. Mais les origines de ces réactions remontent dans le champ de la mémoire, dans le passé qui anime le présent, champ qui constitue la troisième cause principale d’impulsion éventuelle.31 c. Moments de la vie comme étant autoréflexifs L’ensemble des vidéos de 365 Day Project esquisse un ars poetica, une œuvre bouclée sur elle-même. Plusieurs types de série de vidéos justifient dans l’œuvre cette autoréflexion ouverte : le travail d’équipe de 365 Day Project (31 janvier, 28 février, 20 mars, 8 juin, 12 juin, 1 septembre), les scènes où il est interdit de filmer (9 mai, 16 août, 12 décembre)32, les eye-pods de fin de mois (à partir de mai qui consiste de répétition et enchaînement respectif des épigraphes de chaque jour du mois), les nombreuses scènes dans la cuisine de l’artiste où il s’adresse directement à ses « viewers », spectateurs et où il parle de sa incapacité de donné quelque chose à ses spectateur (en partie ou entièrement : 12 janvier, 16 janvier, 22 janvier, 21 février, 11 mars, 23 mars, 10 mai, 3 juin, 17 juin, 23 juin, 28 juin, 7 juillet, 25 août, 4 octobre, 25 octobre, 8 novembre, 19 novembre, 8 décembre, 4 décembre, 11 décembre), ou quand il filme au tournage des autres cinéastes (Scorsese, Edward Zwick). Dans une grande partie des films autoréflexifs, Mekas revient sur son travail personnel : en cours/sur le déroulement du travail, préservation de la culture (le dévouement et les citations éducatives, travail à Anthology [18 janvier, 1 juin, 26 septembre]), dans les discours prononcés avant projection, au cours de festivals de film, de conférences (30 et 31 Nous allons aborder ce champ plus tard, dans une partie consacrée à l’étude de la mémoire. 32 La réponse de Mekas dans la vidéo de 12 décembre est la suivante : « Mais c’est ma vie [de filmer]! ». 21 31 mars), au cours de la diffusion/projection de ses rushes anciens (6 janvier, 20 janvier, 18 novembre, 24 décembre)) ou de son état psychique. En dehors du contenu des films, la pratique même de Mekas est autoréflexive. Il tourne systématiquement sa caméra vers lui-même. Ou encore il enregistre son rire des fois ironique, des fois joyeux : le 23 août nous l’entendons à la fin de la séquence et le 24 janvier au début de la séquence. Après avoir vu des exemples sur l’articulation du donné, du provoqué et du pensé dans 365 Day Project de Mekas, la question se pose si il n’y a pas un appel en faveur d’un cinéma personnel, voire une politique de l’auteur ? Mekas voit/regard/contemple ou domine le monde autour lui avec sa caméra ? Nous rappelons la phrase de Godard, « ne pas faire des films politique, mais faire politiquement des films ». La réponse de Mekas à Godard était qu’il considère que ce qu’il propose, ce qu’il montre est une façon différente, une autre option, celle de la beauté et d’être positif33. Cette problématique n’est pas purement esthétique, même s’il nous l’avons impression après cette déclaration. La source du côté fortement esthétique dans 365 Day Project, au niveau de l’enregistrement, est une utilisation spécifique de la caméra. Mekas tourne sans faire attention aux différentes circonstances lumineuses, sonores de l’environnement. Ce qui l’intéresse, c’est la captation de la condensation, cristallisation des moments intenses de sa vie. L’isolation d’un détail au détriment de milliers d’autres détails de la vie implique la transmission chargée de sa politique personnelle artistique. 33 « I consider that I am proposing, what I am showing is a different way, a different option, and that is beauty and being positive. », in Frye (Brian L.) « Me, I Just Film My Life. An Interview with Jonas Mekas », in Senses of Cinema (http://archive.sensesofcinema.com/contents/07/44/jonas-mekas- interview.html). 22 Au niveau du montage et la mise en forme, cette politique devient beaucoup plus complexe. Nous sommes les témoins, dehors du champ esthétique, d’une nouvelle proposition de mode de vie et d’un regard qui gravite autour de l’humanité de l’humanité. 2. Pratique journalière : geste spécifique Prenant pour point de départ la définition encyclopédique du journal intime, celle du genre littéraire : « Le journal intime est une forme de l’écriture autobiographique, régulièrement tenu comme compte-rendu des activités de l’intimiste et de ses réflexions. Conçu d'abord pour l'emploi de l’écrivain seul, le journal a une franchise qui est différente de l'écriture produit pour la publication. Son ancienne lignée est indiquée par l'existence du terme en latin, diarium, luimême dérivé de dies (“ jour “). »34, nous constatons que les caractéristiques nécessaires d’une telle pratique journalière sont semblables à la pratique d’enregistrement de Mekas. La régularité, le versant personnel ou intime, la condensation ou concentration des expériences, des idées, des réflexions en un récit, font partie de ces caractéristiques s’inscrivant dans l’exercice d’une activité particulière. Cette pratique est la mise en œuvre de ces règles, d’une technique : d’un côté, disons un geste d’écriture dans les journaux, de l’autre geste de capture chez Mekas qui résulte des principes d’un art spécifique. La spécificité se trouve aussi dans le fait que la vie et le travail de l’artiste, portant leur reflet dans l’œuvre, sont entremêlés de telle façon qu’ils ne sont plus dissociables. Ce geste artistique quotidien, par son autoréflexivité, garde la trace du geste de la capture luimême. Le rapport de Mekas avec la poésie révèle, bien avant ses films, une conscience de cette symbiose qui est la base de toute sa production artistique. 34 « diary », in Encyclopaedia Britannica, Encyclopaedia Britannica 2009 Ultimate Reference Suite, Chicago: Encyclopaedia Britannica, 2009. (traduction personnelle) 23 « Où commence le travail " sérieux " et où se termine le jeu ? Qui le sait… Comme si un art sérieux avait davantage de valeur qu’un art ludique. Comme si la création était seulement un but, et non un résultat. […] Vous vivez parce que vous voulez écrire un poème. Nous en écrivons parce que sinon nous ne pourrions pas vivre. Être ou ne pas être. Écrire ou ne pas écrire. Rappelez-vous, sur son lit de mort Kafka a demandé que l’on brûle ses écrits… »35 Alain Cavalier, cinéaste français, filmeur des individus et leur quotidien, a une pratique d’enregistrement similaire à celle de Mekas. Cavalier, identiquement à Mekas, captent systématiquement les scènes de sa vie, sans avoir le but d’en forcément monter un film. « Le film donne à voir un homme qui n’existe qu’en tant que collecteur d’images et de sons. C’est le portrait de Cavalier en filmeur. Il ne peut vivre, aimer, et surtout regarder qu’à travers son viseur. Son journal filmé remplit son existence et ce qui n’était au début qu’un exercice (filmer comme un athlète fait chaque jour ses dix kilomètres à pied ou le pianiste des gammes) est devenu son identité. »36 Chez Mekas, le geste d’enregistrement s’inscrit dans le temps et l’espace comme un mouvement. Il désigne une activité corporelle particulière et continuelle avec la caméra, en tant qu'il double, sur le plan corporel tout comme sur le pan filmique, un vécu psychologique et en tant qu'il signifie à lui seul un message, un sentiment, un jugement. C’est à dire que Mekas travaille, ou si l’on veut, réagit, déjà immédiatement au niveau de l’enregistrement. Il faut considérer que son matériau filmé est déjà très formé, que le geste de capture de Mekas est déjà très formant. D’une part, ce qui est triomphalement exprimé dans 365 Day Project, c'est la concentration de Mekas (de la personne qui filme), sur les personnages de la vie. D’autre part, c’est l’attention continuelle de l’artiste sur son propre vécu qui gagne une grande importance. a. Rapports entre déroulement du vivant et déroulement filmique 35 MEKAS (Jonas), Je n’avais nulle part où aller, Paris, Édition P.O.L., 2004, p. 156. 36 PREDAL (René), Le cinéma à l’heure des petites caméras, Paris, Klincksieck, collection « 50 questions », 2008, p. 110. 24 Le geste relatif à la pratique artistique épouse les mouvements (temps, espace, action), le déroulement de la vie, du quotidien. Pour examiner cette adhérence, prenons pour exemple le film du 20 février où Mekas sort de chez-lui pour acheter des journaux. Il s’enregistre tout au long de cette action. Ce geste de capture est inclus dans ces mouvements du quotidien. En ce sens, le fait d’acheter des journaux est une manœuvre identique au geste de capture. Mekas capte immédiatement, directement, continuellement ces mouvements. Le rythme de l’enregistrement est adéquat à celui de la vie : le geste de capture et les mouvements captés coïncident dans le déroulement de la vie quotidienne. Ce geste possède malgré tout les caractéristiques d’une vraie pratique artistique : rigueur, systématisme, références, support. Il s’agit d’un travail dans la vie, avec la vie, sur la vie. Le film du 20 février est un plan-séquence ininterrompu qui nous démontre ces spécificités. b. Pratique du journal « Il m'a fallu 10 ans pour maîtriser, pour découvrir comment puis-je simplement prendre la vidéo et faire ce que je veux vraiment, pas seulement de prendre la caméra de vidéo, l’allumer et enregistrer. [...] Au début, j'ai remarqué que je tentais d'adopter la même technique à la vidéo, avec des plans ou des prises de vue courts. Mais alors je l’abandonné et je suis commencer à faire des non-stop, longs plans. »37 N’y a-t-il un contraste entre la pratique d’enregistrement antérieur de 365 Day Project et celle d’appliquée pendant la création de l’œuvre en question? Dans les films, souvent dit visionnaires, de Mekas (Walden — Diaries, Notes & Sketches, Reminiscences of a Journey to Lituania, …) une solitude recherchée ne trouve-t-elle pas place avec l’observation, contemplation, méditation, avec l’absence de plan préétabli, du sujet, de 37 « It took me 10 years to master, to discover how can I just take a video to do what I really want, not just take a video camera and turn it on and record. (…) At the beginning I noticed that I was trying to adopt the same technique to video, with short shots or takes. But then I abandonned it and went into non-stop long takes. » in FRYE (Brian L.), op. cit. 25 tournage et de la mise en film des filmages, et encore avec la répétition et multiplication diversifiée des vues et des rythmes ? Thoreau38, chez qui le sujet et le matériau de son œuvre était également le déroulement de la vie, prenait des notes durant son séjour à Walden. Son journal s’est formé par le recueil des notes prises pendant cette période d’isolement. Revenant à Mekas, dans 365 Day Project, il y a toujours une absence de mise en scène mais les notes prises sont de nature concrète, ses notes sont des actions. 3. Procédés techniques de l’enregistrement A partir de la fin des années 8039, avec l’apparition des caméscopes puis des caméras numériques, Mekas commence à utiliser la vidéo (numérique), au lieu de sa Bolex40. L’intérêt d’employer une telle caméra repose sur la possibilité de tourner soixante minutes en continu, d’enregistrer des blocs de son-image non dissociés. Ce moyen est en outre plus économique. Le médium, la technique vidéo offre une véritable souplesse : il est plus facile de prendre des notes audio-visuelles, d’améliorer la liberté d’expression et de satisfaire la saisie du réel. La légèreté et ainsi la portabilité du matériel permettent au filmeur de tourner en faisant apparaître ses hésitations, ses mouvements et de suivre des personnages en toutes circonstances. Dans ce cas la distance et la hauteur ne sont pas fixes mais ils reflètent un regard personnel du filmeur qu’il porte sur son environnement. Le fait que les instants singuliers soient plus importants que la totalité des événements dans 365 Day Project, peut-il être considéré comme dû à la pénurie des plans fixe, cadrés et calculés par avance, et par les déambulations du filmeur, c’est à dire de Mekas ? N’estt-il pas une vérité sortant des personnages et du cadre de l’action imprévue qui conduit 38 THOREAU (Henry David), Walden ou La vie dans les bois, Paris, Édition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2010. 39 « In 1987, I practically abandonned the Bolex and went into video technology. » in FRYE (Briean L.), op. cit. 40 Bolex est une marque de caméra produite par la société suisse Paillard S.A. depuis 1935. 26 Mekas à filmer, dans ces instants dont l’enregistrement possède des caractères spécifiques ? Ces caractères s’inscrivent dans « […] un dispositif dont la caméra occupe le centre, pas en tant qu’enregistreur neutre mais comme partie prenante du triangle auteur — appareil de prise de vue — personnes filmés. »41 Les scènes des personnes filmées reposent sur leur confiance envers la caméra de Mekas : en grande partie ce sont des membres de familles et les amis. La caméra digitale (DV ou HD) offre la possibilité de filmer en mode automatique, relativement commode pour ceux qui ne pratiquent pas le langage cinématographique. Dans ce mode la caméra compense les sous– et les sur–expositions qui empêchent l’opérateur de travailler sa lumière. Mais l’utilisation de ce mode reste techniquement optionnel, tout comme le de mode nuit. Mekas l’emplois plusieurs fois dans 365 Day Project, par exemple dans les films des 12 et 13 mai où effectivement il y aura même besoin de son utilisation ou encore le 18 février, le 4 juillet, le 4 août, le 13 septembre, le 11octobre, le 20 décembre où la situation nécessite l’utilisation. Nous savons bien, que les données techniques, qui pourront apparaître en tant que maladresses ou difficultés, et ouvrant sur une forme de moindre qualité, mènent davantage à un style retrouvé, une esthétique unique, dépendant entièrement de la technique elle-même. Par exemple la caméra numérique accuse mal les forts contrastes. En revanche, le zoom est très puissant dans les caméras numériques, ce qui permet de faire des gros plans, c’est pourrait être un des effets spécifique sur les vidéos de Mekas (comme par exemple, entre beaucoup d’autres, dans le film du 13 juillet). a. Contexte du cinéma expérimental Le cinéma expérimental, ou indépendant, ou encore underground, est un art en marge de l'industrie et du système commercial. Dans l’entretien du 15 août de 365 Day Project, Peter Kubelka annonce cette différence de la manière suivante : « Ce que nous faisons, 41 PREDAL (René), op.cit., p. 68. 27 c’est du cinéma, ce que Hollywood traite, c’est des affaires. »42 Mekas ajoute que selon lui « la dualité est toujours nécessaire, il donne une dynamique, ainsi l'énergie est créée. Le cinéma indépendant, d'avant-garde est en opposition du cinéma hollywoodien. Si vous éliminez le cinéma du statut d'opposition […], le cinéma allait devenir mort. Certaines énergies seraient parties. »43 Le cinéma expérimental, selon le mot de Dominique Noguez, est un art dont « les préoccupations formelles sont au poste de commande »44. Ses caractéristiques les plus typiques sont l'absence de narration linéaire, l'utilisation de diverses techniques analytiques, l'utilisation du son asynchrone ou même l'absence de toute bande sonore. Nous pourrons introduire une autre notion, celle du cinéma d’expérientiel plutôt que le cinéma expérimental. C’est à dire le cinéma ce dont Mekas est en train de faire l’expérience au moment même où il les filmes.45 Dans l’interview évoquée ci-dessus, de 365 Day Project, Kubelka confie aussi que le cinéma est capable de produire des formes d’art que les autres arts ne peuvent faire naître.46 D’ailleurs c’était une des raisons pour laquelle le projet Essential Cinema Repertory (Répertoire du Cinéma Éssentiel) est né, même s’il n’a jamais été accompli : 42 « What we do is cinéma, what Hollywood applies is business. » 43 « […] duality is always needed, it produces a dynamic, energy is created. The independent, the avant- garde cinema is the opposition to Hollywood cinema. If you eliminate the oppositional cinema […], cinema would become dead. Certain energy would go out. » 44 NOGUEZ (Dominique), « Qu’est-ce que le cinéma expérimentale ? », in Éloge du cinéma expérimentale, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1979, p. 15. 45 Notion proposée dans un entretien avec Mekas, in Déclarations de Paris/Statements from Paris, Paris, Paris Expérimental, coll. « Les Cahiers de Paris Expérimentale » (n° 2), 8 novembre 2001, p. 21. 46 « Cinema can establish art forms what other arts can’t. » 28 démontrer dans quel mesure les films indépendants, choisis par un comité47, sont essentiels dans l’évolution du cinéma. 48 La plupart des films expérimentaux (expérientiels) sont réalisés avec des budgets très bas, autofinancés ou financés par des subventions de faible montant, avec un équipage minimal ou, bien souvent, un équipe réduite à une seule personne, le cinéaste. L’apparition des petites caméras numériques donne une certain degré de liberté permettant au cinéma expérimental de contourner les problèmes budgétaires et donne l’accès à ce médium au grand public. b. La position de Mekas à l’égard des différents médias L’art de Jonas Mekas a connu des transpositions entre médias dans les différentes périodes de sa production. Avant son arrivée aux États-Unis, il travaillait avec un appareil photographique, puis il a commencé de tourner sur film, support auquel s’est récemment substitué la caméra digitale. Si on reconnaît avec Foucault que « […] chaque changement de l'appareil technique laisse également de nouvelles alternatives artistiques et idéologiques »49, la question se pose de savoir ce que la vidéo apporte à l’art de Mekas, à 365 Day Project, et ce qu’elle révèle. Dans le film du 19 juin Peter Kubelka à propos du caractère exemplaire du moyen filmique fait une déclaration concrète. « Je défends formellement à tout futur de mettre mes films sur un autre support, vidéo ou numérique, dans l’intention de les préserver. Mais je ne veux pas non plus qu'ils soient mis sur un autre support, en vue de les étudier. En aucune façon je ne veux pas qu'ils soient 47 Cette comité, l’Anthology’s Film Selection Committee, pendant son existence entre 1970 et 1975, comptait des membres suivants: Jerome Hill, P. Adams Sitney, Peter Kubelka, James Broughton, Ken Kelman, Stan Brakhage et Jonas Mekas. 48 in FRYE (Brian), « Interview with Jonas Mekas », in Senses of Cinema, juin 2001, (http://archive.sensesofcinema.com/contents/01/17/mekas_interview.html). 49 « […] each change of the technical apparatus (to use Foucault’s term, « dispositif ») also allows new artistic and ideological options » in WEIBEL (Peter), « Préface », in Future Cinema. The cinematic Imaginary after Film, catalogue d’exposition, ZKM Karlsruhe, 2003. 29 transférés. Et si le film meurt, je veux que mes films disparaissent avec le médium, car mes films ont à voir avec celui-ci, ils ont été faits pour faire ressortir l'âme de ce médium. Si le cinéma n’existe plus, ils n’ont plus non plus de raison d’être. Mais je tiens à ajouter quelque chose. Je ne crois pas que l'humanité peut se permettre de laisser mourir le support matériel de la cinématographie car il y a une centaine d'années de pensée humaine inscrites sur ce médium. Et je suis convaincu que si elle le laissait s'éteindre, les hommes auraient à le ramener à la vie, tout comme ils ont ramené des instruments anciens afin d’interpréter de la musique ancienne, pour nous la rendre de nouveau compréhensible telle quelle. C'était donc ma déclaration, position formelle. Seulement, la vidéo ne vivra pas longtemps parce que votre cassette est périssable. Elle ne vivra pas aussi longtemps que mes films. Plus le médium est nouveau, plus court est son existence. »50 Faisant écho à cette question du médium cinématographique, la vidéo de 21 mai soulève un différent point de vue chez Mekas, qui croit que la transposition médiatique, technique, est indispensable pour préserver le film original — lui-même en voie de disparition — afin qu’on puisse le montrer, le partager également, dans le futur. Lors d’un repas avec des invités, l’ami de Mekas, Tonino de Bernardi déclare : « Je ne regarde jamais le médium. Je ne me suis jamais dit que ce serait mieux si j'avais plus d'argent. J'ai accepté le médium qui était le seul à ma portée. » 50 La déclaration de 7 août 2000 en version origine : « I here with forbid formally for all future to put any of my films on any other medium, video or digital, with the purpose to preserve it. But I also don’t want it to be put on this medium to be studied. I don’t want them to be transferred in any way. And if film dies out, I want my films to die out with the medium. Because my films have to do with this medium and they have been made to bring out the soul of this medium. And if the medium isn’t there any more, they don’t need to be there again. But I want to put something after that. I do not believe that mankind can afford to let the material medium of cinematography die out because there is a hundred years of human thoughts on that medium. And I convinced that if they let it die out, they would have to bring it back. Just as they have brought back ancient instruments in order to make ancient music understandably again. So that was my declaration, formal seat. But only, it won’t live long because your tape won’t live long. It will live not as long as my film will live. The newer the medium is, the more short live it is. » 30 Les phrases de Bernardi touche profondément à la problématique du médium. En regard de son propos, nous devons supposer que selon lui l’expression de l’art ne dépend pas du médium parce que l’essence de l’art peut appréhender sans considération du support. Cette affirmation est l’opposé de la déclaration de Kubelka. Mekas se situe entre les deux : il soutient le côté exemplaire de chaque support avec lequel l’œuvre s’enrichit, mais il vit dans le présent en utilisant des moyens de son propre temps. Dans le film du 23 juin où Benn Northover, Ella Burchill et Mekas discutent des différents moyens techniques, Mekas dit que tout ce qu’on utilise aujourd’hui disparaîtra dans 10 ans et, comme victimes de notre société consommateur, il ne nous restera plus que la dernière proposition. Sauf que n’importe quel moyen peut être utilisé pour nos intérêts personnels parce que le moyen devient ce qu’on en fait. Mekas proteste contre le sentimentalisme à l’égard de média plus anciens, citant Marshall McLuhan51, pour qui dès lors que la technologie passe d’une forme technique en une autre d’une part remplacée par la nouvelle et en même temps, sans disparaître pour autant, devient l’objet chez nombre d’artistes d’une nostalgie. Depuis les progrès technique, notamment des logiciels numériques, la possibilité de transposition est sans limite sur les différents médiums : le logiciel FinalCut, par exemple, gère toute sorte de matériau numérisé. c. Vidéo versus film La différence principale au niveau d’enregistrement entre le film et la vidéo est que la vidéo permet la restitution d’images animées, accompagnées ou non de son, sur un support électronique et non de type photochimique comme le film. Si le rendu de la lumière, la magie existe depuis la fécule de pommes de terre qui a été le premier produit photosensible utilisé en photographie, c’est encore le fonctionnement de la vidéo, tout comme la décomposition des mouvements continus en images fixes hérité du film, que repose sur la sensibilité lumineuse. d. Le corps qui filme 51 Voir McLuhan (Marshall), Pour comprendre les médias, Les prolongements, technologiques de l’homme, Paris, Édition Seuil, 1977. 31 À quel point Mekas fait-il corps avec la caméra, ou s’en sert-il seulement comme d’un instrument ? Dans les deux éventualités, nous devrions retenir que la caméra devient une extension de sa personne. Nicole Demby dans l’avant-propos du catalogue de 365 Day Project met en parallèle cette spécificité de la pratique mekassien avec le fonctionnement du ciné-œil de Dziga Vertov.52 Il faut cependant distinguer les approches de ces deux cinéastes. Vertov considère dans son manifeste que l’œil doit devenir mécanique, le cinéaste doit se soumettre à la machine, se satisfaire avec son enregistrement du réel53. Mais Mekas, comme nous l’avons plus haut, impulse les scènes captées avec sa propre présence. Autrement dit il ne perd pas son identité en tant que cinéaste, poète, ou tout simplement en tant que personne qui ressent, réfléchit et réagit à son entourage. Vertov rejette le mélange de toutes les formes artistiques différentes, ce qui sera impossible chez Mekas : il intègre dans ses films tout ce qui lui arrive — ne serait-ce qu’aux nombreux concerts ou lectures dans 365 Day Project. Par contre, de manière analogue à Mekas, Vertov revendique les enregistrements de la vie quotidienne dans sa propre réalité, sans mise en scène. Le but de Vertov est le perpétuel mouvement que nous retrouvons chez Mekas, qui emporte tout le temps sa caméra avec lui ; quand il filme, il la tourne constamment vers lui-même. Le résultat est qu’il a réussi à insérer ses propres mouvements dans ses films puisque la caméra est devenu un prolongement de son corps, traversé, au même titre qu’un membre, de réflexes, d’inconscient, de l’affectivité animant l’artiste. Il décrit sa démarche, dans un entretien54, de la manière suivante : c’est l’œil qui voit et c’est l’esprit qui décide quoi filmer. 52 « Like Dziga Vertov’s cine-eye, the camera acts as an extension of Mekas’s own person, as he constantly turns it on himself and allows to follow the mouvements of his body. » in Jonas Mekas. 365 Day Project, cataloge d’exposition, Paris Galerie du Jour agnès b., École Nationale Supérieur des Beaux-Arts, 17 octobre 2009. 53 Le manifeste de Dziga Vertov a été publié en juin 1923 dans LEF sous le titre de Kinoki, Perevorot (Kinoki-Révolution). 54 Dans l’entretien réalisé pour Les Films du Papillon et Les Rencontres cinématographiques d’Aix-en- Provence, op. cit. 32 Les moyens techniques employés par Mekas, grâce à leur portabilité, garantissent une facilité vis-à-vis tous les mouvements effectués : une mobilité du corps. Mais quels sont ces mouvements chez Mekas ? Comment expriment-ils les pensées ? Quelles sont les spécificités de cette pratique ? Son style a changé en regard de sa pratique précédente : la manipulation les doigts n’a plus autant d’importance qu’avec la Bolex. Car avant la vidéo, Mekas profitant du fonctionnement du film, en appuyant sur le bouton de la caméra, s’arrêtait et reprenait des moments à capter, récoltant ainsi des fragments de film et réduisant bien souvent le plan à une rafale de photogrammes. En revanche, avec la vidéo il a tendance à tourner des planséquence, ce qui a pour résultat, au lieu de donner formes à des plans fixes de générer beaucoup plus de mouvements continus corporels, et non plus des éclats photogrammatiques morcelés, discontinus. Avant 365 Day Project, il a extrait « de petits fragments de la réalité transformée en quelque chose d’autre »55. Cependant, au cours de son travail sur cette œuvre : « Le défi est de parvenir à enregistrer les moments de la vie réelle et à capturer l'essence du moment en une seule prise ininterrompue. Pas de montage. Une seule prise, un seul plan. Cela semble facile, mais ce ne l’est pas. Vous devez être en mesure d'attendre patiemment ce moment. Je continue à me retrouver face au défi le plus difficile: être vraiment individuel tout en enregistrant des situations réelles. Je crois que j’y parviens de mieux en mieux, mais il faut une immersion totale de ma propre identité. C'est une rencontre entre transe et folie. »56 Même si dans ce chapitre nous tentons d’analyser la pratique d’enregistrement de Mekas, nous ne pouvons pas manquer de commenter ce que l’artiste exprime dans cette citation relativement à la pratique du montage — en précisant d’emblée que bien qu’il ait 55 « extract little fragments of reality transformed into something else » in OBRIST (Hans Ulrich), op. cit. 56 « The challenge is that how to record moments of real life and catch the essence of the moment in one unbroken take. No editing. One take, one shot. It sounds easy, but it’s not. You have to be able to wait patiently for that moment. I continue to face the most difficult challenge : being really individual while taping real life situations. I think I am coming closer to succeeding, but it takes a total submersion of my own identity. It’s a meeting trance and madness. » in OBRIST (Hans Ulrich), op. cit. 33 tendance à capter le réel sans interruption, c’est-à-dire sans coupures soumises à quelque découpage ou montage ultérieur, il n’élimine pas pour autant, après-coup, dans sa production artistique, le montage. Si Mekas se trouve dans une conversation, il tourne la caméra vers ceux ou celles avec qui il parle. Il parvient à coordonner les mouvements de la caméra avec les autres parties de son corps, il arrive aisément à parler et à filmer en même temps. Mais, fidèle à cet aspect qu’on ne regarde pas tout le temps dans les yeux de notre interlocuteur, son regarde se promène lui sur des détails périphériques, capte ce qu’il y a autour de lui.57 S‘il recherche ou suit tout simplement les événements qui lui sont proches dans sa proximité, la caméra adopte et rend compte alors de cette poursuite.58 Mekas parcourt linéairement des textes avec sa caméra, dans une grande partie des films du 365 Day Project59. Les textes, dans ce contexte filmique, deviennent images, bien que Mekas en préserve leur sens textuel. A l’aide des mouvements de sa caméra, il imite et reproduit en même temps, voire substitue la lecture, de gauche à droite, de haut en bas, ligne par ligne. Mais il ne suffit pas parler de ce que le cinéaste voit, car il est influencé aussi par ce qu’il écoute ou entend. Déjà, au niveau de sa pratique d’enregistrement, il cherche généralement la source sonore avec sa caméra, de même manière comparable à nos réflexes perceptifs. De plus, il est beaucoup de fois plus écouteur qu’observateur, dans des nombreuses situations où il participe à des différents types de manifestations musicales. Parmi les cinq sens, la caméra a la capacité de voir/faire voir, entendre/faire entendre, mais aussi de toucher/faire toucher. Ce toucher est exprimé par les zooms ou plus directement par des rapprochements physiques de l’artiste.60 57 Pour preuve, il ne faut que regarder par exemple le film du 3 avril. 58 Soit ici par exemple le film du 12 mars. 59 Voici quelques exemples sans l’exigence de la totalité: 2 janvier, 9 janvier, 25 janvier, 27 février, 12 mars, 6 avril, 22 mai, 23 mai, 28 mai, 16 juin, 14 août, 9 octobre, 28 octobre, 29 octobre, 21 novembre. 60 En l’occurrence du 29 avril, par exemple. 34 La Caméra stylo, notion de Alexandre Astruc, est une notion qui met explicitement en rapport l’écriture littéraire et l’écriture cinématographique : les images en mouvements de la caméra, elle aussi en mouvement linéaire, ressemble à l’écriture à la main. Astruc décrit une transformation du cinéma comme un moyen d'expression se suffisant à lui-même, un langage à part entière, « qui peut exprimer n’importe quel secteur de la pensée »61. Il promeut une vision du cinéaste pleinement auteur de ses films, comme un écrivain l'est avec ses romans et du cinéma qui devient « un moyen d’écriture aussi souple et aussi subtil que celui du langage écrit ». La technique de réalisation de Mekas est celle du tourner-monter. Il enregistre les plans de ces films les uns à la suite des autres. Le brouillon et les notes, l’écriture affirmée de son cinéma, constituent une forme où le tourné est déjà monté. 61 ASTRUC (Alexandre), « Naissance d’une nouvelle avant-garde », in L’Écran français, n˚144, 30 mars 1948. 35 II.) Nature et contenus du document mekassien Dans les films de 365 Day Project nous ne sommes pas en face d’un monde reproduit, par opposition à une pièce de théâtre (dont la structure est déterminée par les unités de temps, espace et action), ou encore du cinéma classique. Nous avons l’occasion de voir un vrai appartement, et au dehors de la vraie pluie, de la neige sale, des rues, et des vrais gens qui les parcourent. Les personnages évoluent dans le contexte d'un monde réel. Au cours d’une pièce ou un film classique, lorsque les gens sont confrontés à la mise en scène, ils supposent souvent que tout se déroule dans un espace à part , et le monde extérieur n'existe pratiquement pas. Le côté réel des films mekassiens ne peuvent bien sûr pas empêcher les spectateurs d’être coupés de leur propre vie, de leur présent, mais le doute, quant à l’existence de ce dont ils sont spectateurs, ne se produit pas. Faisant contraste avec les films monumentaux, industriels, Mekas propose des micro-réalités personnelles. Chez Mekas nous sommes témoins des captures, des empreintes, des scènes de sa vie réelle. Par contre nous n’y assistons pas en direct. Le déroulement du temps n’est pas linéaire chez l’artiste : dans la plupart de ses films les niveaux de temporalité et de matérialité sont divers. C’est-à-dire que parfois dans un seul film de la journée de 365 Day Project, Mekas insère plusieurs enregistrements qui ont pu être tournés à des moments différents, et selon différents dispositifs. Ces films, sont-ils des documents, des empreintes de sa vie, de l’histoire et si oui, dans quel mesure ? Sont-ils des preuves, des témoignages ? Si oui, alors de quoi ? Mekas est-il un documentariste, une personne qui voit son métier dans la réunification, le classement, la conservation, l’utilisation des documents et de sa propre archive (ensemble de ses documents) ? Au cours d’un entretien évoquant son film enregistré en 1966 et monté en 2000, Mekas soulève une telle question et y répond de la manière suivante : 36 « Donc, ce film [Mysteries] fonctionne comme un film et comme un document, mais qu’estce qui est un document, qu’est-ce qui est un film? Tous mes films sont des sortes de documents, de ce qui se passe autour de moi. »62 Dans le film du 6 janvier de 365 Day Project Mekas a utilisé des rushes de la même année (1966) et du même endroit (Cassis) initialement destinés à la production de Mysteries. Il a pris les anciens enregistrements et à la fin du petit film, il a confronté ces anciennes images avec une bande sonore beaucoup plus récente, prévue pour le 365 Day Project. Dans le cas de certains de ses films, comme par exemple celui du 20 janvier (où Mekas raconte l’histoire de la barbe d’Allen Ginsberg, coupée par Barbara Rubin en 1965, montrant en même temps, par un montage alterné, la boîte dans laquelle il l’a préservée), du 16 février (où Mekas partage son enregistrement de 1990 sur l’indépendance lituanien, diffusé dans la télévision), du 21 février (où il discute avec Benn Northover de la signification des nouvelles sur Britney Spears par rapport au journal) ou du 11 septembre (où Mekas diffuse son enregistrement de 2001 sur l’attentat), il nous semble évident et nécessaire de parler des documents historiques. Mais n’en est-il pas de même, quand Mekas raconte une histoire sur un film de Genet (le 11 janvier) ou quand nous, les spectateurs, tout comme Mekas, le filmeur, venons d’apprendre que le jeune cinéaste américain, Harmony Korine, va se marier avec sa fiancée (3 avril), ou bien quand Yoko Ono intervient pour Nam Yun Paik (26 avril) et ainsi de suite. Où repose-t-elle, cette petite ficelle entre l’histoire publiquement reconnaissable et l’histoire personnelle ? Peut-on distinguer les documents historiquement important et les enregistrements chers à Mekas ? En fait, examiner les films de 365 Day Project comme des documentaires63, en opposition aux films de fiction, ne serait pas juste. Au niveau de l’enregistrement, Mekas évite toutes les mises en scène, comme dans le principe documentaire (même s’il enregistre des spectacles ou des concerts qui ne sont pas fait originellement pour ses 62 « So, it works as a film and as a document, but what is a document, what is a film ? All my films are documents of some kind, of what’s happening around me. » in FRYE (Brian L.), op. cit. 63 « Film didactique, présentant des documents authentique, non élaborés pour l’occasion (opposé à film de fiction). » Définition proposée dans l’édition de 2009 par Le Petit Robert. 37 films). Mais le but de la production des documentaires repose purement sur la nécessité de communication de la réalité le plus objectivement possible. Tandis que Mekas filme selon son intérêt personnel, qui est de préserver les moments particuliers de sa vie pour qu’il puisse après, sur un différent niveau, celui du montage, les rassembler, les travailler, et puis sur un troisième niveau, les partager. Dans les deux cas, celui des documentaires ou celui de 365 Day Project de Mekas, les spectateurs sont des témoins, ils ont le sentiment d’être présents au cours des événements et de faire confiance aux cinéastes. Pourtant ces questions restent ouvertes, telles que Edgar Morin les poses au cinéma et à sa vérité en 1980. « Il y a deux façons de concevoir le cinéma du réel. La première est de prétendre donner à voir le réel. La seconde est de se poser le problème du réel. De même il y avait deux façons de concevoir le cinéma-vérité. La première était de prétendre apporter la vérité. La seconde était de se poser le problème de la vérité. Or nous devons le savoir, le cinéma de fiction est dans son principe beaucoup moins illusoire, et beaucoup moins menteur que le cinéma dit documentaire, parce que l'auteur et le spectateur savent qu'il est fiction, c'est-à-dire qu'il porte sa vérité dans son imaginaire. Par contre, le cinéma documentaire camoufle sa fiction et son imaginaire derrière l'image reflet du réel. Or, nous devons le savoir de plus en plus profondément, la réalité sociale se cache et se met en scène d'elle-même, devant le regard d'autrui et surtout devant la caméra. La réalité sociale s'exprime à travers des rôles. Et en politique, l'imaginaire est plus réel que le réel. C'est pourquoi, c'est sous le couvert du cinéma du réel qu'on nous a présenté, proposé, voire imposé les plus incroyables illusions, c'est que, dans les contrées merveilleuses dont on ramenait l'image exaltante, la réalité sociale était mise en scène et occultée par le système politique régnant et transfigurée dans les yeux hallucinés du cinéaste. C'est-à-dire que le cinéma qui se pose les plus graves et les plus difficiles problèmes par rapport à l'illusion, l'irréalité, la fiction, est bien le cinéma du réel, dont la mission est d'affronter le plus difficile problème posé par la philosophie depuis deux millénaires, celui de la nature du réel. »64 1. La texture mekassienne 64 http://compatibleincompatible.synesthesie.com/edgar.html 38 La texture des enregistrements mekassiens se construit tout au long de la vie de l’artiste. Sa disposition est continuelle : étant ouvert à tout ce qui peut lui arriver au cours de sa vie, attendant les moments d’éclat pour les capter. Pour Mekas toute sorte de chose peut devenir un moment d’éclat : un bon verre du vin aussi bien qu’une conversation. a. [Auto]-bio-graphie L’étymologie du genre d’autobiographie porte sa signification dans la construction de son propre nom (auto-bio-graphie) : la vie d’un individu écrite par lui-même. Ces trois mots d’origine grec sont essentiels, d’autant plus dans les circonstances mekassiennes où les enregistrements, que nous avons examinés jusque là, gravitent autour de ces 3 composants et des liens entre eux : la question de soi, de la vie et de l’inscription. D’après cette logique étymologique, par le biais de la technique utilisée, nous ne pouvons pas manquer d’aller jusqu’à la notion de vidéographie en tant que composition de vidéo ou de l'élément filmique formant une écriture. Ou en élargissant encore plus le champs, nous arrivons à la notion de la cinématographie. Pourquoi ne pas reprendre l’idée d’auto-bio-vidéo-graphie — que Françoise Parfait nous propose65 — pour désigner autrement, sur l’angle technique et en même temps sur l’angle de la pratique artistique, les fragments de journaux intimes de Mekas ? Cette notion correspondrait, au niveau des enregistrements de l’artiste, à un système d’écriture sur/du vivant — inscription, empreinte, archive de la vie établie par les propres opérations de vidéo de Mekas. b. Inscription et métascription Les films de 365 Day Project sont inscrits66 dans la vie de Mekas : ils sont des inscriptions, des enchâssement du vivant grâce à l’enregistrement de l’artiste. Par contre l’archive ainsi établie par Mekas contient des éléments qui expriment, tout à la fois, la réflexion, le changement, la succession de/sur la capture elle-même. Ces éléments 65 Françoise Parfait parle de l’auto-bio-vidéo-graphie dans le cinquième chapitre de son ouvrage Vidéo : un art contemporain, Paris, Édition du Regard, 2001, p. 228-229. 66 Empr. au lat. inscriptio « action d'inscrire; ce qui est inscrit ». Empr. au lat. inscribere « écrire sur, mettre une inscription à » (de in- « dans » et scribere « écrire ») avec francisation de la finale d'apr. écrire 39 instaurent un détachement de la texture d’enregistrement de la vie de Mekas, pour aller au-delà et pour dévoiler ce qui est à côté de ce con-texte : les films sont les méta/parascription des vies. c. Continuité du contexte et discontinuité du texte Mekas donne les clés essentielles pour pouvoir mieux comprendre sa démarche cinématographique dans le film du 24 décembre. Il confie qu’il ne sait plus si l'œil de la caméra ne ment pas ; il lui semble être dans une sorte de cinéma, qui suppose être très personnel, autobiographique, de la vie réelle. Mais en même temps il doute de la vérité de cette idée, en arguant du fait qu’il a été enregistré, ce n’est pas lui l’auteur des images. Sa pratique est de filmer une ou deux secondes, le lendemain encore deux ou trois secondes, mais durant la plus grande partie de son temps, sa vie passe sans être filmée. De sorte que tout ce qu’il finit par avoir dans sa salle de montage sont des petits, minuscules fragments de sa vie, qu’il met ensemble pour former ses journaux intimes censées représenter sa vie — alors que ce qu’il fait véritablement, est finalement la fiction de ce qu’il pense être essentiel dans/de/à sa vie. Il réagit assez fortement pendant ces moments pour les capter, et ensuite il les enchaîne et c'est sa vie. Donc dans un sens, selon lui, ces enchaînements ne représentent pas la réalité totale, dans un autre, ils sont des concentrations, des essences, distillations du vivant. Il se pose la question de savoir si, réagissant vivement dans ces moments, ces concentrés peuvent représenter sa vie et inversement. Le propos de Mekas, dans cet autoportrait de 1980, est de parler des moments, des coups d’œil67 denses, des éclats de sa vie qu’il choisit de capter, et qui deviennent ainsi des concentrés, des essences, des distillations du déroulement du vivant. À l’époque de ce film, Mekas ne travaillait pas encore avec la caméra vidéo. Nous savons par contre que plus tard, à partir des années 90, lorsqu’il a fait un usage plus régulier de la vidéo, son travail se déroulait sur un mode encore fragmentaire, même si des changements devaient être opérés. Il avait tendance à enchaîner des tournages selon des blocs plus longs — comparativement aux éclats rapides réalisés avec la Bolex — des plans-séquences. 67 Glimpses of beauty, notion appliquée par Mekas dans le titre de son film de 2000, As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty. 40 Si on examine cette méthode ou démarche chez Mekas, nous constatons qu’il y a une continuité du son propre contexte (sa vie et son attention sur ce qui s’y présente) et une discontinuité du texte, de la texture filmique (la succession des scènes captées du vivant). « Seul la main qui efface peut écrire. » dit Godard dans son film de l’Histoire(s) du cinéma. Finalement Mekas n’applique pas l’effacement mais il sélectionne plutôt, se concentre sur les fragments. Mais de ce comportement résulte quand même un effacement du reste. La décomposition des mouvements, exposée par le dispositif cinématographique, c’est-àdire l’enchaînement des images par images — grâce à la vision analytique du mouvement et le déclenchement séquencé à intervalle régulier de Muybridge — ne correspond pas à la décomposition mekassienne. Comme le mouvement n’est pas une succession des instants fixes, les blocs établis par Mekas correspond mieux à une vision personnelle du réel. L’activité s’inscrit toujours dans un temps rapportés à l’espace. La vidéographie, héritière de la photographie, est un outil qui rend les questions, concernant ce temps, visibles. Ainsi la décomposition du temps et de l’espace gagne un rythme différent, et acquiert en cela un rôle important dans les films de la vie de Mekas, comme le 365 Day Project. 2. Le contexte mekassien Faut-il décrypter le contexte, pour entendre parfaitement le sens du texte, de l’œuvre ? N’avons-nous pas une difficulté à désigner le début et la fin de l’œuvre de Mekas pour pouvoir distinguer le texte du contexte? La réponse serait-elle si évidente : l’œuvre commence le 1 janvier et finie le 31 décembre, tandis que le texture des films est beaucoup plus complexe en raison des différents niveaux temporels et matériels qu’y sont présents ? Jusque là nous avons vu l’emprise essentielle du quotidien dans la pratique artistique et dans l’œuvre 365 Day Project de Mekas. Mais n’est-il pas nécessaire d’examiner plus précisément l’influence de l’époque sur la production de l‘artiste et inversement, 41 l’influence de la production de l’artiste sur l’époque ? L’Histoire (d’un point de vue collectif) n’impulse-t-elle pas l’histoire (d’un point de vue individuel) ? Dans une œuvre comme 365 Day Project, où il n’y a aucun film sans l’énoncé de nombreuses citations culturelles, est-il possible écarter le fil de l’histoire de l’art dont l’œuvre est consciente et sur lequel elle se repose ? Nous ne pouvons non plus manquer de parler du fil de(s) l’histoire(s) du cinéma, pour reprendre l’expression-titre de JeanLuc Godard, dans le rapport de ce dernier avec l’œuvre. Pour nuancer les réponses simplement positives, nous allons voir de près ce que l’histoire apporte à 365 Day Project. a. Dimension collective (extime) et singulière (intime) Commençant par l’aspect cinématographique de l’histoire, il nous semble important de noter ceci : « Les outils présupposent toujours la machine et la machine est toujours sociale, avant d’être technique. Il y a toujours une machine sociale qui sélectionne ou assigne l'élément technique utilisée. Un outil, un instrument, reste marginal ou peu utilisé aussi longtemps que la machine sociale ou à la combinaison de l'agencement collectif étant capable de le prendre dans son embranchement (phylum), n'existe pas.»68 Cette machine — dont Mekas, parle lui-même dans le film du 23 juin — est effectivement sociale en tant qu’elle touche la société. Mais l’outil une fois déterminé donne des possibilités infinies pour celui qui l’utilise. Ces applications ainsi établies entraînent le fait que dans la technique personnelle, singulière, le social y devient intime. Et inversement, dans l’œuvre née de cette technique personnelle l’intimité passe à l’extimité : du champ privé au champ public. 68 « The tools always presuppose the machine and the machine is always social before it is technical. There is always a social machine which selects or assigns the technical element used. A tool, an instrument, remains marginal or little used for as long as the social machine or the collective arrangement-combination capable of taking it in its phylum does not exist.» in COMOLLI (Jean Louis), « Machine of the Visible » in DE LAURETIS (Teresa ) et HEATH (Stephen), The Cinematic Apparatus, London, Macmillan, 1980. p. 138. 42 Mais sont-ils, ces films de 365 Day Project — laissant le contexte technique derrière et se concentrant sur le contenu — exemplaires, personnels, ou avons-nous plutôt le sentiment d’envisager les scènes universelles, lieux communs ? Même si les événements peuvent sembler peu familiers à première vue, ne pourrions-nous pas être convaincu que ce qui se passe dans ces films pourrait se produire n'importe où, à tout moment, en tout lieu ? Ce qui se passe dans ces films est réaliste, mais Mekas fait-il du réalisme ? Ne sommes-nous pas dans une sphère, dans un monde intime ? Si cette sphère était onirique, elle ne construirait pas des rêves surréels mais de l’irréel en tant que le réel impossible. Comme Godard dit dans l’Histoire(s) du cinéma (repris du générique du Mépris) : « Le cinéma substitue à un regard un monde qui s‘accorde à nos désirs. » Pour Mekas, la vie réelle n’est-elle qu’un prétexte à nourrir l’autre, la vraie vie, celle où il est cinéaste dans le sens fabricant, acteur (« maker », « doer ») ? Ou sont-elles, ces deux vies, tellement entremêlées qu’il ne nous est plus possible de les dissocier ? Laure Maurat69 nous rappelle que Proust voyait cette dichotomie dans la distinction du moi social et du moi de l’écrivain : ce « moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres », ce « moi qui a attendu pendant qu’on était avec des autres, qu’on sent le seul réel, et pour lequel seul les artistes finissent par vivre… »70. À cause de sa pratique d’enregistrement particulière, les moments où Mekas vit le plus intime de soi-même coïncident avec les moments de son soi social. Nous sommes des témoins du déroulement de la vie et du travail entre amis, en groupe. Les quelques exceptions que l’artiste nous propose de voir sont les films caractérisés par ces exemples : le 4 février, où il est seul à contempler l’océan (pareil avec la pluie, le 10 janvier), le 22 janvier, où il attend le moment d’inspiration (il est seul dans sa cuisine écoutant la radio), et le 26 septembre, où il nous introduit dans la phase du montage. 69 MAURAT (Laure), « Écriture : intimité d’une pratique », in L’intime, sous la direction d’Elisabeth Lebovici, Paris, Édition École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, collection « D’art en question », 2004, p. 114. 70 PROUST (Marcel), « Méthode de Sainte-Beuve », in Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 224. 43 Pour un écrivain les matériaux constitutifs de l’œuvre sont donnés par la langue, mais un cinéaste doit d’abord tourner et l’action créatrice parallèle à l’écriture passe par la phase de montage. Est-ce au moment du montage où Mekas prend des décisions purement personnelles sur le dénouement de l’œuvre ? Le film du 20 mars, par exemple, nous montre que dans cette phase de création non plus, il n’est pas dépouillé de son soi social : il entraine toujours le monde autour de lui, en lui. Dans la phase particulière du montage, si Mekas monte numériquement, il travaille avec Ella Burchill. Sur pellicule, il travaille seul. b. Chronologie entremêlées : Histoire et histoires « L’histoire selon Foucault nous cerne et nous délimite, elle ne dit pas ce que nous sommes, mais ce dont nous sommes en train de différer, elle n’établit pas notre identité mais la dissipe au profit de l’autre que nous sommes. […] Bref, l’histoire est ce qui nous sépare de nousmêmes, et ce que nous devons franchir et traverser pour nous penser nous-mêmes. Comme dit Paul Veyne, ce qui s’oppose au temps comme à l’éternité, c’est notre actualité. »71 Le commentaire de Gilles Deleuze sur Michel Foucault et sur sa perception de l’histoire nous semble intéressant sous l’angle de l’étude historique des films de 365 Day Project et sous l’angle du rapport l’œuvre à son temps. Il s'agit de comprendre la singularité des modes de production et des opérations artistiques en les distinguant de ce qui est commun, autrement dit de saisir l'art en action, in actu. C’est également au cours de ce commentaire, plus tard, dans une partie non citée, que Deleuze parle de l’existence non pas comme sujet mais comme œuvre d’art. Parmi les contemporains de Mekas, c’est Andy Warhol qui a entièrement réussi à mener sa vie de cette manière72. Mais Mekas s’est-il senti ou pensé dans une écriture de sa propre histoire sur le mode de Warhol ? Ou a-t-il sinon, de manière différente, imbriqué son histoire dans la grande, comme la grande dans la sienne particulière ? A-t-il par ailleurs décidé de ne pas hériter 71 DELEUZE (Gilles), « La vie comme œuvre d’art » in Pourparlers 1972 - 1990, Paris, Les éditions de Minuit, 1990, p. 130. 72 Mekas se réfère à ce phénomène dans le film du 5 mars (« He [Warhol] made his life as a work of art »). 44 passivement de l’héritage culturel, de se trouver ses propres précurseurs ? A-t-il créé une autre histoire comme Warhol l’a fait lui-même ? Chez Mekas l’existence reste fragmentairement dévoilé dans les éclats enregistrés et enchaînés. Mais si sa vie s’infiltre définitivement dans ces œuvres, ce n’est pas elle, sa vie, qui devient une œuvre d’art : tous les moments de sa vie peuvent devenir les constituant (éclatants) de l’œuvre — sans faire de sa vie une œuvre d’art. Une certaine distance, un certain écart entre vie et œuvre reste maintenu. « […] peu de films autres que ceux de Jonas Mekas déploient le principe généralisé du filmage systématiquement intégré à l’activité quotidienne du cinéaste, qui a pour contrepartie la présence amplifiée de l’histoire. » 73 Mais que deviennent ces matériaux filmiques dans 365 Day Project ? Mekas est-il à rompre la forme de la narration cinématographique (qui passe par un processus d'énonciation non naturelle, non spontanée et de structuration du discours) ? Manquonsnous une seule histoire parmi les histoires ? Retrouvons-nous l’idée de l’absence d’histoire, comme dans le cinéma d’expérimental et poétique, ou son contraire, la présence exclusive du récit dans le cinéma narratif ? Mekas nous impose des strates complexes de l’histoire que nous pouvons différencier selon trois niveaux. Un premier niveau, probablement historique, tracé par des événements historiques (par exemple le film du 4 novembre sur la célébration de l’indépendance lituanien), ou bien tracé par des récits qui renvoient à de tels événements (par exemple le film du 9 janvier où Jean-Jacques Lebel montre des œuvres d’Apollinaire en les commentant). Deuxièmement, un niveau non historique, voire anti-historique, tracé par la pratique artistique d’enregistrement du quotidien, presque machinique, répétitive. Troisièmement, un niveau anecdotique, qui se situe hors du déroulement empirique traversé par ceux qui font le récit (comme le principe de Milles et une nuit ou Les contes de Canterbury, cités par Mekas respectivement dans les films de 365 Day Project, le 8 novembre et le 28 mai). 73 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 35. 45 Mekas hérite lui-même d’une histoire du cinéma — qu’il ne cesse pas de décrire avec la métaphore d’un arbre ayant différentes ramifications, correspondant aux différents mouvements croissant de façon imprévue — arbre sur lequel il se situe lui-même, selon un axe propre, avec sa production il désigne un avant et un après. « Le cinéma, c’était la seule façon de faire, de raconter, de rendre compte… moi, j’ai une histoire en tant que moi mais si le cinéma n’existait pas, je ne serait pas une histoire en tant que moi. Moi je lui devais ça. »74 La conviction de Mekas est claire dans son choix du titre pour ses expositions à Melbourne, à Venise et à Vilnius : Célébration du minuscule et de l’intime à une époque de grandeur75. C’est avec cette conviction qu’il propose une autre histoire. Mekas fait partie d’une génération qui a agrandi juste avant la deuxième guerre mondiale, qui a fait l’expérience douloureuse des camps de travail, et qui, comme nombre de personne déplacées, a finalement dû immigrer aux Etats-Unis. Son journal intime sur support papier, Je n’avais nulle part où aller76, témoigne de cette période initiale de sa vie. « Quand une “ personne déplacée “ devient consciente du voyage, alors les deux, Wilhelm Meister et la “ personne déplacée “ commencent à se confondre. Au moins dans mon cas c’est en train de passer comme cela. Wilhelm Meister et une “ personne déplacée “ trouvent un nouveau foyer et ils découvrent qu’ils ont tous les deux le même foyer : la culture. »77 Mais contrairement à Wilhelm Meister, Mekas accueille ce qui vient. Il n’est pas en quête, à la recherche de quelque chose.78 Ce sont les événements historiques qui l’ont chassé constamment de son foyer. 74 Jean-Luc Godard, L’Histoire(s) du cinéma. 75 Celebration of the Small and personal in the times of bigness. 76 MEKAS (Jonas), op.cit. 77 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 56. 78 Ibid., p. 55. 46 Pour Mekas, les années 50 et 60 sont très importantes puisque à New York il aura enfin l’occasion de vivre librement cette culture dans laquelle il s’était absorbé de manière intense juste avant la guerre. Son engagement culturel s’étend alors de la position de critique (fondation du journal Film Culture en 1954, rédaction de la chronique légendaire, Movie Journal, dans Village Voices), à celle de poète, de cinéaste, de directeur de plusieurs institutions cinématographiques (fondation de Film-Maker’s Cooporative en 1962, puis celle de Film-Maker’s Cinematheque en 1964 qui est devenue l’Anthology Film Archive). Depuis cette époque, Mekas est resté le directeur de l’Anthology Film Archive, un des plus grands fonds du cinéma d’avant-garde, qui est également un lieu de projection. C’est ce lieu quasi mythique, désormais, que Mekas incite à découvrir dans de nombreux films de 365 Day Project. Nous pouvons poser l’hypothèse que le cinéma, dont il était/est obsédé dès ses débuts, lui permet dès son installation à New York de fixer son attention sur une activité solitaire jouant comme premier repère, tout en commençant à se créer de nouvelles racines, à découvrir celles de son entourage. Un des premiers intertitres de Lost, lost, lost, son film monté en 1976, nous informe d’une identité, d’une personne en exil, désigné par Mekas : « Voici quelques uns des sons et des images enregistrés par une personne en exil. »79 Dans 365 Day Project, plus précisément dans le film du 24 décembre où il s’agit d’un autoportrait capté 4 ans après Lost, lost, lost, en 1980, Mekas parle de New York comme d’une ville à laquelle il se sent attaché — sans que ce sentiment de nouvel attachement n’efface, ne fasse disparaître les liens intimes à son pays d’origine, la Lituanie. Dans le film du 20 avril, nous assistons à la rencontre, à Los Angeles entre Mekas et la cinéaste russe, Marina Glodovskaya. C’est à l’initiative de celle-ci que, au cours de cette rencontre, ils évoquent ce thème de sentiments patriotiques, de l’appartenance à quelque « mère-patrie », au pays d’origine. Ces moments de paroles partagées en contrastent fortement avec les scènes d’ouverture et fermeture du film, où Mekas écoute la chanson Hollywood de Madonna. La rupture est d’autant plus marquante, si nous nous rappelons les contextes, les origines, le milieu mekassiens : le rêve hollywoodien contre les ruines 79 « These are some sounds and images recorded by someone in exile. » 47 d’après guerre, les métropoles contre la campagne, la richesse pauvre américaine contre la pauvreté riche lituanienne. Parmi les films de 365 Day Project, nous trouvons celui où se déroule la cérémonie au cours de laquelle Mekas peut récupérer à nouveau son passeport et sa nationalité lituanienne. Le passeport, en tant que pièce délivrée par une autorité et permettant de voyager librement, réapparait sous un autre angle dans le film du 9 janvier : « Je demande maintenant un passeport pour le pays de la poésie. » Mekas, s’installant à Williamsburg dans Brooklyn, rejoint l’épicentre de la création artistique de son époque, des mouvements de contre-culture new-yorkais. Relativement à ce contexte, Hans Ulrich Obrist, dans un entretien récent, l’interroge : « Dans la création des films d'avant-garde qu’elle est finalement l’importance de cet élément contestataire, d'opposition vis-à-vis de la société? Quand vous regardez les artistes d'avant-gardistes du passé, vous rencontrez un certain type de schizophrénie. Les manifestes sont emplis de colère et de formes de contestations, mais les œuvres sont positives et passionnantes, elles réalisent des bonds en avant par rapport à leurs contemporains. La forme, le contenu, la technique y progressent en même temps. Il y a un besoin, dans cet élan d'opposition, d’ordre psychologique, comme si cette constatation était surtout un prétexte pour opérer des bouleversements drastiques dans la pratique des artistes. Le film d'avant-garde ne s’opposait as au film hollywoodien : il s’agissait simplement d’animaux, d’espèces différentes. De même que des genres artistiques différents. Manger de la viande ne suffit pas pour vivre, il nous faut aussi consommer de la salade. Mettez un peu de fumier au pied d’un arbre et celui-ci poussera mieux — j’ai appris cela de mon père. »80 80 « Finally how important is the element of opposing to society in creating avant-garde film ? — When you look at the avant-garde artists of the past, you find out a certain kind of schrizophrenia. The manifestos are angry and full of oppositional stances, but the Works are positive and exciting, a jump forward from their contemporaries. Form, content, technique move ahead. The oppositional stance is needed only psychologically ; it is like an excuse to make drastic change in their practices. The avant-garde film was not opposed to Hollywood film : we were simply different animals. Same in the arts. Man cannot 48 George Maciunas, principal fondateur du mouvement Fluxus, est lui aussi d’origine lithuanien. Dans un film de 365 Day Project, quand Mekas rend visite dans son loft à Shigeko Kubota, le compagnon de Nam June Paik, celle-ci attire notre attention sur l’importance de l’influence de ces lituaniens, dans le milieu des avant-gardes newyorkais, grâce à leur pensée originale et créatrice. Fluxus apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Mekas : dans ses relations personnelles de Mekas, des conférences, des performances, des hommages organisés — et non pas, comme dernièrement, au musée de Vilnius, Jonas Mekas Visual Center Vilnius représenté dans les films de 16, 17 novembre. Ce centre qui est le fruit d’une collaboration entre le maire de la capitale lithuanienne, Arturas Zuokas, Maya et Harry Stendhal, et Jonas Mekas, accueille, depuis le 4 novembre 2007, une considérable collection Fluxus de Georges Maciunas dont le directeur nommé est Kristijonas A. Kučinskas. Cette collection fera éventuellement partie d’un grand projet de construction de Vilnius Guggenheim Hermitage Museum, qui présentera des expositions d'art de nouveaux médias, des parties de l'archive à New York du film d'anthologie, et l'art Fluxus. Collections du Musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg et du Musée Guggenheim de New York seront ainsi exposées. Dans 365 Day Project le film du 21 juillet témoigne de ce pacte culturel qui fait naître le projet. Nombre de films de 365 Day Project nous montre des personnages principaux des années 50 dessinant les branches les plus importantes des différents mouvements artistiques de cette période, selon un tableau réalisé par Maciunas lui-même81 : « La Flux-planète apparaît dans les années cinquante (en gros 1952-1961) comme une nécessité d’inventer de nouvelles connexions ENTRE les arts visuels, la poésie, la danse et le théâtre : c’est la musique indéterminée (quant à son exécution, ce que prône John Cage), les poésies simultanées, concrètes (Jackson Mac Low, Emett Williams…), le happening (Allen live with melodrama alone. And also, man cannot live by steak alone : occasionally we need some salad. Put some manure on the roots so the tree grows better, I learned that from my father. », OBRIST (Hans Ulrich), op. cit. 81 J‘ai relevé ceux dont on parle dans l’œuvre de Mekas. 49 Kaprow, Red Grooms, Robert Whitman, Dick Higgins, Al Hansen, Claes Oldenburg, JeanJaques Lebel...), les correspondances phénoménales (Bob Watts), la Création Permanente (Robert Fillon), l’art auto-destructif (Gustav Metzger, Jean Tinguely), la musique statique (La Monte Young), l’Event (Georges Brecht), l’art conceptuel (Henry Flynt), la musique/action (Nam June Paik, Wolf Vostell, Philip Corner, Ben Patterson…), le Théâtre du vide (Yves Klein), la peinture/action (Pollock, Gutaï), l’art multiplié (Daniel Spoerri), la sculpture sociale (Joseph Beuys), l’Art total, appropriations (Ben Vautier), l’art du comportement (Pierre Manzoni…), la danse (Ann Halprin, Merce Cunningham, Simone Forti…), le Mail Art (Ray Johnson), l’environnement (Walter de Maria, Christo…), le cinéma expérimental (Robert Beer, Jonas Mekas…) … : ENTRE L’ART ET LA VIE »82 Si Mekas avait écrit une liste analogue, elle aurait sans aucun doute consisté en une grande quantité de noms d’amis et de citations entremêlés à sa propre vie. Finalement, après avoir vu les films de 365 Day Project, nous avons l’impression qu‘une telle liste s’est en fait écrite ou filmée inconsciemment. Par contre, il ne nous propose pas un compte rendu historiographique de ce qui s’est passé dans les années 50 : tous les personnages qu’il évoque sur une large période de temps — correspondant à sa propre temporalité, c’est-à-dire à sa vie — demeurent toujours vivants, présent dans l’actualité de chaque jour de son existence.83 Pourtant, même si nous savons qu’on ne peut pas totaliser et embrasser toutes les influences ainsi toujours présentes dans la vie de Mekas, nous pouvons essayer de montrer quelques éclats, en fonction de leur apparition dans de nombreux films de cette œuvre. Nous rencontrons d’abord des membres du group de la Beat Generation : Yoko Ono, John Lennon, Allen Ginsberg, Gregory Corso, William Burroughs. Ces personnages et ce mouvement ne sont pas seulement très présents dans les films, ils ont profondément influencé la pratique de l’artiste : 82 Happenings & Fluxus, sous la direction de DREYFUS (Charles), catalogue d’exposition, Paris, Galerie 1900-2000, Galerie du Génie, Galerie du Poche, Édition J.R., 1989. p. 17. 83 Dans l’annexe vous retrouvez un essaie, un concentré des lieux parcourus, des citations et des gens rencontrés par Mekas dans 365 Day Project. 50 « Les Beats n’ont pas séparé leur art de leur vie, mais les deux étant intimement reliées, leurs articulations traversaient fréquemment la séparation traditionnelle entre l'art et la vie, et de faisant de ces deux versants l’expérience de célébrations uniques. »84 Puis nous devons voir aussi l’influence de Fluxus à ce point où se souligne l’importance du rapport entre vie et œuvre, et plus précisément où surgit le thème de la spontanéité, de l’ouverture à ce qui vient, à ce qui arrive — ce que Georges Brecht exprime de la façon suivante : « Ce qui est beaucoup plus intéressant pour moi, c'est l'événement qui se produit ainsi. Ce qui est intéressant, c'est que le téléphone sonne, et ça devient un événement. »85 La relation à ce qui est spontanément découvert et le fait d’en faire de l’art rappellent les mots de Duchamp : « Signe, avec l’indication précise du jour, de l’heure et du minute, un ready-made ce que tu pouvais contempler pour un temps quelconque et indéterminé de l'instant d'avant. »86 Mais la démarche artistique de Mekas ne correspond pas totalement à ce changement de statut du matériau chez Duchamp — par un acte relevant de la définition, du décret appliqué à un objet, ce en quoi consiste un ready-made. Tel que Mekas retravaille la matière qui s’offre spontanément à lui, — en indiquant à la fois la date et la signification de cette date — il opère une métamorphose qui transforme qualitativement le matériau par son inclusion dans le nouveau continuum du film. Nous y reviendrons plus loin à ces questions en examinant la forme éphéméride de 365 Day Project. 84 « The Beats did not separate their art from lives, but saw the two as intimately connected, their articulations frequently crossed the traditional séparation between art and life, and they experienced both as unique célébrations. » in SARGEANT (Jack), Naked Lens : Beat Cinema, London, Creation Books, 1997, p.6. 85 Les mots de Georges Brecht in Fluxus. Interjúk, szövegek, események-esetek, Budapest, Artpool Művészetkutató Központ, Ludwig Múzeum- Kortárs Művészeti Múzeum Budapest, 2008, p. 19. 86 L’affirmation de Duchamps, in Ibid. 51 L’idée que tout peut devenir art en questionnant la consommation de masse a fait naître le mouvement artistique du Pop art. Il s’intéresse au rôle de la société de consommation et des déformations qu'elle engendre dans les comportements au quotidien. Mekas, en opposition avec ce mouvement, ne suit pas le fil de cette critique de la société. Son focus est ailleurs, malgré le fait qu’une partie de l’Amérique qui l’entoure travaille sur ce thème : « Je ne peux filmer, et en quelque sorte ne promouvoir que ce que j’aime et admire. Je filme des enfants. Je filme l’amitié que je considère comme essentielle, les hommes et les femmes autour d’une table en train de manger et boire. (..) Rien d’autre ne me paraît essentiel autour de moi en Amérique. »87 Mekas retrouve ce qui lui est important dans le cinéma underground, amateur des home movies, documentary-fictions, un cinéma en pleine expérimentation avec des classiques comme les films de Maya Deren. C’est dans ce cinéma que ses affinités rencontrent l’importance des événements, de la famille et des amis, la liberté des cinéastes. En résumant le contexte historique de Mekas, dont nous avons essayé de montrer la large amplitude, nous constatons que chez lui les divers genres (la poésie, la littérature, la musique, les arts plastiques et visuelles, l’architecture, le théâtre, la danse, le cinéma) et les différents mouvements se mêlent à une expérience de la vie, identique à ses films. Sur la scène de sa vie, les frères Lumière jouent le même rôle que Harmony Corine, jeune réalisateur américain. Ils apparaissent tous les trois dans 365 Day Project, œuvre où Beethoven est considéré comme étant aussi important que le groupe Cobra, et ainsi de suite. Mekas, quant à la signification de ses films, quant au rapport entre vie et film, est explicite : « Je m’attache à témoigner des moments de joie, de célébration de la vie »88 87 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op.cit., p. 66. 88 Ibid., p. 71. 52 Parmi ses contemporains et amis, nous reconnaissons Hermann Nitsch, fondateur de Orgien-Mysterien Theater. Mais ce lien entre les deux artistes recouvre en même temps une différence profonde de nature, quant à la forme, à la portée, à la conception de la célébration. Chez Nitsch les performances cérémonielles visent à faire naître une œuvre d’art totale, mettant progressivement en éveil tous les sens des participants, jusqu'à ce que, arrivé au point culminant, chacun prenne différemment conscience de son existence. Les actions sont méticuleusement décrites, et les partitions contiennent à côté des instructions d'action, des textes de morceaux de musique graphiquement notés. De son côté Mekas établit une pratique inverse : ses enregistrements, qui au final dans 365 Day Project deviennent des bouts de cérémonie, de célébration, puisent dans une réalité pure, non abstraitement reproduit par des partitions. 3. La mémoire et ses temporalités Si la mémoire humaine gagne un rôle important dans le travail de Mekas, c’est dans les temporalités générées par l’artiste, comme dans les films de 365 Day Project, que ce rapport à la mémoire doit être cherché. Ces niveaux temporels sont présents non seulement dans la composition de chaque film quotidien, mais également dans la forme choisie, calendaire, de l’œuvre. L’ensemble des films du 365 Day Project ne recouvre bien sûr plus la linéarité temporelle d’un film continu, tel que projeté en salle, et que nous verrions se dérouler du début jusqu’à la fin sans rupture : l’attention des spectateurs qui consultent ces films est de fait fragmentaire en regard de tout le corpus d’images, de films composant le projet. Nous avions abordé plus haut plusieurs problématiques touchant à l’écoulement du temps : la perception temporelle de l’artiste au cours de l’enregistrement, celle au cours du montage, celles encore lisibles dans les films singuliers, puis dans leur ensemble, et enfin la perception temporelle des spectateurs. L’intérêt porte cependant sur la notion de mémoire. Est-elle une construction, ou plutôt une archive des souvenirs ? Dans quelle mesure est-elle influencée par la perception temporelle ? 53 À ces questions, l’analyse du film daté du 21 mai offre des éléments de réponse. Ce film se compose en effet d’enregistrements différents, de 1993 et de 2000, entre lesquels Mekas a inséré des intertitres. Nous plongeons dans une séquence enregistrée en 1993, à quoi succède une partie tournée en 2000, pour nous voir reconduits à la fin dans le champ temporel de 1993. Mais le lieu et le personnage communs y sont respectivement l’Italie et Tonino de Bernardi, ami cinéaste de Mekas. La première et la dernière partie du film acquièrent une riche signification grâce au lien qu’elles entretiennent avec la partie centrale du film. Mais il nous faut distinguer ici le champ des choses faites et celui des choses dites. Parmi ces dernières, le film témoigne d’une conversation qui s’est déroulée dans la cuisine de Bernardi, entre celui-ci, Mekas et son fils. Tonino de Bernardi évoque sa peur du passé, car le passé devient pour lui quelque chose de très grand. C’est un temps à ses yeux inconnu, affirmant qu’il peut seulement connaître le présent. Par exemple, s’il touche à un ancien film, il lui devient immédiatement présent. Bernardi trouve cela à la fois extraordinaire et terrible. Pour lui, le passé n’est qu’une convention ; le fait que l’on pense quitter quelque chose semble impliquer que l’on en fasse quelque chose de passé — or pour lui, le passé est aussi (vivant dans) son présent. C’est à cette idée que fait écho une formule de Mekas, énoncée dans un entretien récent : « le passé est automatiquement incorporé dans le présent »89 Nicole Demby dans l’avant-propos du catalogue de 365 Day Project le résume de la manière suivante : « Le temps personnel, dans lequel agit toujours la mémoire, se substitue au temps standardisé »90 89 « automatically the past is incorporated in the présent », énoncé par Mekas dans un entretien de radio Wavelenght à Londres, le 14 novembre 2008 (http://jonasmekasfilms.com/interviews.php). 90 « Standardized time is replaced by a personal time in which memories are ever present » in Jonas Mekas, 365 Day Project, op. cit. 54 Si nous abordons maintenant le champ des choses faites, nous découvrons Mekas qui en compagnie de quelques amis visite, à la campagne, une manufacture de fromage où il trouve sur une table un exemplaire de La Divina Commedia ; il finit un peu plus tard, dans la même région de hameaux, par partager un repas avec Bernardi, dans la maison duquel la table est déjà dressée avec goût, et où se laisse entendre de la musique classique. Ces images sont en fait et implicitement remplies de significations, sous l’angle de la mémoire de Mekas, renvoyant à des éléments pourtant absents de l’écran. Elles peuvent donner l’occasion de nous rappeler nos éventuelles lectures de son journal intime, dans les pages duquel il évoque son rapport à la vie rurale : réapparaissent ses mots sur la vie entière des paysans qu’il a connus en Lituanie, ou encore les tâches agricoles effectuées un peu plus tard dans sa vie chez une famille allemande durant la guerre ; résonnent également toutes ses métaphores sur la saine vie paysanne, des habitants de la campagne. Mais ceux qui n’ont pas lu son journal peuvent aussi bien tramer de telles correspondances de sens avec certains autres films du 365 Day Project dans lesquels Mekas met l’accent sur les plantes, la nature, et où il raconte sa propre vie, y mêlant de nouveau des métaphores. À ce point de l’analyse, une nouvelle distinction est indispensable, qui se joue entre les souvenirs spontanés et les souvenirs volontaires. Voyons comment fonctionne le premier chez Proust et dans les anciens films de Mekas : « […] le narrateur de À la recherche du temps perdu raconte ses expériences de la mémoire involontaire qui surgissent dans sa vie quotidienne, Walden place directement le spectateur dans les conditions d’expérimentation de la survenue de la sensation pure et du temps anhistorique dans le cadre de la mémoire cinématographique. »91 Le phénomène propre À la recherche du temps perdu de Proust, qui est d’approcher des expériences imprévisibles de la mémoire involontaire du narrateur, est lui-même cité dans le film du 16 août : « […] quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans sa simplicité première, 91 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p.34. 55 le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal: j’étais plus dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. » Mais ne nous trouvons-nous pas ici dans une autre mémoire que celle des films cinématographiques, submergés que nous sommes déjà dans le grand nombre de blocs de film de 365 Day Project ? Cette œuvre ne trace-t-elle pas une autre mémoire en tant que propre à une œuvre fermée en elle–même ? Il semble impossible d’ignorer tout ce dont nous sommes individuellement et collectivement le produit, toute l’ancienne culture s’infiltrant dans notre époque, faisant de nous l’homme que nous sommes maintenant ? Ce sont de telles interrogations que Mekas soulève, comme lorsqu’il renvoie à la conscience possible du fait de rêver, dans le film daté du 9 février. Dans tous les cas le versant relevant de la mémoire est essentiel chez cet artiste, eu égard à la dimension chez lui affective de ce versant. Et c’est ici que surgit la notion de réminiscence, au sein de laquelle miroite cet état d’affection92. « Bien sûr, l’esprit n’est pas un ordinateur. Et cependant, il marche un peu comme un ordinateur et tout ce qui présente est jaugé, confronté à des souvenir, aux réalités qui ont été enregistrée dans le cerveau ou ailleurs et tout cela est très réel. »93 a. Fabrication prothétique du souvenir psychique Depuis les ethnologues comme Gilbert Simondon et André Leroy-Gourhan, puis dans leur sillage les philosophes Jacques Derrida, Bernard Stiegler, la compréhension du rapport entre l’homme et la technique s’est affinée, en partie apaisée. Ce rapport entre 92 Reminiscences of a Journey to Lituania, titre de son film de 1972. 93 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 50. 56 homme et technique n’est autre, à un certain niveau fondamental, que celui entre la parole comprise comme mémoire vivante, et les instruments techniques d’écritures ou d’inscription. « L’homme n’est homme que dans la mesure où il se met hors de lui, dans ses prothèses. Avant cette extériorisation, l’homme n’existe pas. […] Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois. Homme et technique constituent les termes de ce que Simondon appelait une relation transductive : une relation qui constitue ses termes, ce qui signifie qu’un terme de la relation n’existe pas hors de la relation, étant constitué par l’autre terme de la relation. »94 Il faut voir la caméra de Mekas comme relevant d’un tel outil technique, d’une prothèse lui permettant de s’inventer dans cette technique et vice versa. Le caractère prothétique de la technique d’enregistrement s’inscrit dans cette constitution mutuelle. b. Film en tant qu’extériorisation de la psyché « […] je marche dans cette réalité authentique, figurative, et ces images sont toutes des enregistrements de la réalité authentique, même si c’est seulement par fragments. Peu importe comment je filme, vite ou lentement, comment j’expose, le filme représente une certaine période réelle, historique. Mais comme groupe d’images, il dit plus sur ma réalité subjective — on pourrait dire ma réalité objective — que n’importe quelle autre réalité. »95 Mekas parle d’une réalité extérieure et d’une réalité intérieure lorsqu’il mentionne deux objectivités du réel faussement séparées et appliquées comme subjective et objective. La problématique de ces deux réalités n’apparaît pas dans le journal intime de Pessoa Le livre de l’intranquillité, où le double de l’écrivain, Bernardo Soares, ne considère pas sa vie intérieure comme étant réelle. 94 STIEGLER (Bernard), « L’inorganique organisé », in Cahiers de médiologie, n° 6, p. 190. 95 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 50. 57 « Quelle que soit la chose qui se trouve au centre du Monde, elle m'a donné le monde extérieur comme exemple de Réalité, et quand je dis : "cela est réel", même d'un sentiment, je le vois malgré moi en un quelconque espace extérieur, je le vois avec une vision quelconque hors de moi et à moi étranger. Être réel, cela veut dire n'être pas au dedans de moi. De ma personne intérieure je ne tiens aucune notion de réalité. Je sais que le monde existe, mais je ne sais pas si j'existe. Je suis plus certain de l'existence de ma maison blanche que de l'existence intérieure du maître de la maison blanche. »96 Chez Mekas la différence entre réalité et fiction, entre document et œuvre, se confondent tout en demeurant dans le vivant. Il y a une volonté de ne pas séparer le monde intérieur et le monde extérieur, mais au contraire le vœu de les vivre selon une unité. Mais nous devons attirer l’attention sur le fait que pendant l’enregistrement, il y a entre Mekas et le monde dans lequel il vit cet intermédiaire technique, ce médium qu’est la caméra. Le travail d’abstraction du monde de l’artiste commence déjà à ce moment là. C’est une sorte d’extérioration de la psychè, ce que Foucault définit comme étant un processus de subjectivation, si l’on maintient provisoirement l’opposition entre sphère subjective et étendue objective. « (…) chaque images, chaque photogramme capte non seulement ce qui est devant la caméra ou devant l’objectif mais aussi tout ce qui est dans mon cœur, dans mon cerveau, dans toutes les cellules de mon corps, et il y a plusieurs générations de cellules. »97 c. Reconstruction du lieu perdu, d’un chez-soi Dans la langue française, le terme équivalent au mot anglais home, ou encore home country, n’existe pratiquement pas si ce n’est dans l’expression d’un chez-soi. Le chez-soi, souvent avec une valeur affective, désigne un foyer, un domicile, ou encore une maison où on vit. C’est la présence de cette valeur affective qui nous intéresse en regard des lieux présents et parcourus dans les films du 365 Day Project. « D'un côté, en tant qu'espace objectivé, le chez-soi peut être décrit comme le lieu par excellence de l'appartenance (à moi), de l'ipséité (moi) et de la propreté (par moi) : à ce 96 PESSOA (Fernando), Livre de l’intranquillité, Édition Christian Bourgois, 1992. 97 Déclarations de Paris, op. cit., p. 23. 58 niveau, le chez-soi représente en effet à la fois une propriété, une personnalité et un mode de vie spécifiques; niveau adaptatif, fonctionnel et formaliste, nous sommes dans l'ordre de la séparation et de la mesure. […] Mais d'un autre côté, en tant qu'espace objectivant, le chez-soi apparait dans sa morphogénèse comme le lieu de l'appropriation, de l'autoréférence et de l'épuration. »98 L’étude d’un chez-soi est chez Mekas d’autant plus importante que nous tenons compte du fait de la reconstruction du lieu perdu, cette perte causée principalement par la seconde guerre mondiale et l’exil (les exils). « - L'attachement au logis est conditionné par la reconnaissance satisfaite d'une sorte de partenaire avec lequel coexister. Espace d’ubiquité, logis accueille les relations d’affectivité, pour autant qu'elles soient positives et valorisantes. - Le chez-soi est un espace totalisant, le seul qui parvienne à articuler simultanément les lieux et épisodes de la vie. L'investissement domiciliaire est par essence "cosmogonique", par conséquent apte à concilier le proche et l'infini, I'instantané et l'éternel. - La relation intime au chez-soi demande à être continuellement réaffirmée, c'est-à-dire repensée et réélaborée. Les images de prédilection du chez-soi sont souvent des métaphores comme la forêt ou la prison - destinées à conjurer 1'éphémère et à appeler de leurs vœux l'éternité, sans se départir pour autant du sens de la familiarité. »99 Mekas confie dans un entretien que pour lui le chez soi est la culture, le cinéma, New York, là où il aime être et ça c’est à Paris : le chez soi est aussi les endroits où ses amis sont.100 C’est en rapport avec cette idée que Brigitte Cornand a tourné un film sur l’artiste en 2000, en l’intitulant précisément My Country is Cinema: Scenes From the Life of Jonas Mekas. Mais à quoi assistons-nous dans l’œuvre du 365 Day Project ? Nous constatons que sur le plan de l’espace, des lieux, les films sont finalement très diversifiés. Les lieux de tournage varient entre les États-Unis (New York City, Long Island Minnesota, Los Angeles), le Brésil, l’Europe (la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Suisse, 98 Architecture & Comportement /Architecture Behaviour, Vol. 5, no. 2, p. 135-150. 99 Ibid., p. 88-89. 100 Déclarations de Paris, op. cit., 2001, p. 16. 59 l’Allemagne, le Finlande, l’Autriche, la Lituanie), le Japon. Tels qu’ils apparaissent aussi dans le champ des citations et des références, ces lieux se dévoilent comme éléments d’une culture construite autour de/dans/par Mekas, et se révèlent en cela comme porteur d’un chez-soi pour l’artiste. Ce que produisent les films du 365 Day Project, ce n’est jamais finalement que la construction d’un lieu virtuel, jouant significativement comme reconstruction d’un espace affectif propre à l’artiste — et ce par la constellation des enregistrements du quotidien dans/de tous les lieux traversés. d. Vie et mort des existences dans les déroulements filmique et empirique Le temps cinématographique est à la fois celui qui s’écoule (qui se perd) et celui qui reste (qui s’enregistre). C’est aussi la qualité innée du temps de la vie, en tant que perdu et remémoré. « Toute mon enfance a fondu maintenant comme ces images s'effacent. »101 En ce qui concerne le principe technique de la photographie comme celui du film, l’enregistrement de la réalité a été rendu possible par le toucher de la lumière et la trace laissée par ce toucher. Nous pourrions introduire ici, comme Roland Barthes le faisait dans le champ photographique, la notion de référence cinématographique, qui renvoie à la chose nécessairement réelle, nécessairement présente, qui a été placée devant la caméra et sans laquelle il n’y aurait aucune trace, aucun enregistrement. « Dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a une double position conjointe : de passé et de réalité […] La photo d’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile. Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographique à mon égard. La lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié. La chose d’autrefois, par ses radiations immédiates, ses luminances, a réellement touché la surface qu’à son tour mon regard vient toucher. »102 101 « All my childhood’s fading now like these images fade away. » in Lost, Lost, Lost. 102 BARTHES (Roland), La chambre claire, Paris, Édition Gallimard, 1979, p. 120. 60 Au musée, institution dont le principe est la stabilité, la permanence, l’éternité, nous avons le sentiment que ce qui s’y trouve exposé est intouchable. Les œuvres sembleraient y reposer jusqu’à la fin du temps, y seraient nettoyées, de préférence, mais pas par nous car nous ne pouvons les toucher : nous pourrions être seulement contemplateur de choses qui, ayant de la valeur, y sont conservées. Dans le film daté du 6 mai de 365 Day Project, tout au début, il y a une conversation sur le pouvoir attribué à la photographie. Un jeune homme évoque certaines régions du monde où les gens pensent que les prendre en photo revient à leur voler leur âme ; d’autres endroits, dans lesquels il s’est rendu, où le fait de prendre une photo aurait quelque pouvoir de guérison sur le sujet photographié. C'est, dit-il, comme une magie. Dans l’histoire de l’art, cette sorte de magie des images acheiropoïètes, c’est-à-dire des images qui ne sont pas faites de la main de l’homme mais produites par contact — dans le cas de la photographie et de la cinématographie c’est le toucher de la lumière — remonte à la toile de Véronique et au saint suaire de Turin. Ces images saintes, en tant qu’empreintes, se fondent sur une absence, comme la nonprésence du Christ, qui est constitutive de l’image elle-même. Le Christ manifeste alors son pouvoir à distance grâce au contact premier. Le pouvoir de Dieu se renouvelle dans cette trace, qui est le signe de son absence et à la fois de sa présence.103 L’effet fantomatique de la photographie a été mis en évidence par Barthes, discuté plus tard par Derrida. Mais ce dernier en prolonge cependant les incidences dans le champ de la cinématographie. « Un spectre est à la fois visible et invisible, sensible et insensible, à la fois phénoménal et non phénoménal : une trace qui marque d’avance le présent de son absence. La logique spectrale est de facto une logique déconstructrice […] comme le travail du deuil » e. Mise en mémoire mekassienne 103 Voire pour plus de précision BELTING (Hans), Image et culte : Une histoire de l'image avant l'époque de l'art, Paris, Éditions du Cerf, 2007. 61 La réutilisation des vieux matériaux, dans les films du 365 Day Project, relève d’une sorte de remémoration. Entre les phases d’enregistrement et du montage, dans la pratique de Mekas, il existe une rupture, un laps de temps relativement long. Dans 365 Day Project il y a un travail considérable portant sur d’anciens enregistrements déjà utilisés dans des films précédents, et que Mekas remonte à l’occasion de cette œuvre. Ce n’est pas un procédé systématique, mais il indique à chaque fois, sur les intertitres ou sur les cartels produits pour chaque film du projet, leur date de création et également les lieux, les personnes qui apparaissent dans les séquences. Les spectateurs savent que les moments filmés du vivant de Mekas sont déjà passés, sinon ils n’auraient pas l’occasion de les voir sur l’écran, mais ces films les touchent encore, indubitablement, comme le disait Derrida. « C’est é-mouvant (cela provoque en moi un sourd mouvement) : l’effet fantomal, c’est ici le sentiment d’une absolue irréversibilité. Voilà ce qu’a de singulier ce " toucher " : cela me touche, je suis touché, mais je ne puis toucher. Je ne puis être " touché-touchant ". »104 f. Achèvement, (in)finitu du film de la vie « En réalité, tout mon travail est un grand film qui se poursuit encore aujourd'hui. »105 Est-ce que la propre existence de Mekas — celle d’un cinéaste dont la pratique d’enregistrement puise dans sa vie quotidienne — est celle avec laquelle il crée une unité en expansion, tournée pour sa propre production ? L’œuvre qui dépend ainsi constamment de vivant ne manquerait-t-elle, ne manquera-t-elle que la mort, pour atteindre à son achèvement parfait ? Est-elle la mort qui sera la clôture du film, du film de sa vie ? 104 DERRIDA (Jaques) et STIEGLER (Bernard), Écographies de la télévision. Entretiens filmés, Paris, Édition Galilée – INA, collection « Débats », 1996, p. 171. 105 « In reality all my film work is one long film which is still continuing.» in YUE (Geneviéve), « Jonas Mekas », in Senses of Cinema (http://archive.sensesofcinema.com/contents/directors/05/mekas.html). 62 Comment apparaît-il dans 365 Day Project, le champ temporel du futur qui est entre le présent et la mort de Mekas et qui porte des possibilités inconnues, innombrables ? L’œuvre de Mekas pourra-t-elle se dire — avec ou sans la mort — entièrement achevée ? Les réponses éventuelles à ces questions vont dès lors dépendent de la problématique de la limitation d’une œuvre. Nous pourrions considérer cette œuvre comme une partie de l’inscription de la vie de Mekas, un chapitre des journaux intimes de Mekas, simplement déposé selon un nouveau dispositif. Mais dans le cas de 365 Day Project nous avons une journée d’ouverture et une journée de clôture concrètes correspondant à la durée prédéterminée d’une année. L’œuvre OPALKA 1965/1—∞ de l’artiste Roman Opalka, qui selon le mot même de son auteur106 est fini par le non fini, porte l’idée d’un tel futur, limité par sa propre mort, par la mort de l’auteur. Depuis 1965, comme le titre nous l’indique, l'artiste français d'origine polonaise peint des nombres en ordre croissant sur des toiles, afin d'inscrire la trace de l’écoulement irréversible du temps, de manière très analogue au projet tasmanien de Christian Boltanski, qui débute en 2010 et où l’activation de l’œuvre dépend ici encore de la mort (dans ce cas de l’artiste ou du collectionneur). Les projets de Boltanski que nous évoquons ici ressortent d’un pari, d’un jeu sur la durée de la vie, sur le temps de l’expérience vivante qui passe. Elles conduisent à penser l’art comme engagement et l’artiste comme organisme. Boltanski a trois projet d’œuvres permanentes, deux en dehors de l’enregistrement de vidéo de la vie de l’artiste dans son atelier projeté en Tasmanie : l’archive du cœur au Japon (les cœur qui battent infiniment), l’horloge parlant à Salzbourg (horloge qui annonce infiniment l’heure par la voix de Boltanski). Ces trois projets se ressemblent dans la préservation des empreintes (sonore ou vidéographique) d’une personne après sa mort. 106 Entretien sur son exposition à Jeu de Paume, L’autre moitié de l’Europe, 2001 (http://www.youtube.com/watch?v=rKDyAb-dPvk). 63 B / VERS LA FORME DE L’EPHEMERIDE107 Les 365 films de l’œuvre de Mekas s’inscrivent dans une forme calendaire — un système officiel de mesure du temps par sa division en années, mois et jours, dont l'organisation est réglée par des facteurs astronomiques, climatiques ou sociaux —, permettant de rassembler chronologiquement des événements de la vie relatés au jour le jour. Il s’agit d’un journal sous forme d’éphéméride dans lequel Mekas consigne les faits remarquables, quotidien ou non, de sa vie. Les rubriques de cette éphéméride se distinguent par les mois de l’année 2007, de janvier à décembre. Le tableau du mois est formé d’un ensemble d’images dont chacune marque/substitue un film correspondant à un jour du mois. Les images ainsi présentées sont ordonnées selon la chronologie dans le calendrier. Ces mosaïques d’images de chaque tableau forment un réseau, un fil de photogrammes qui par cette forme suit le fil linéaire du temps. Leur unité renvoie de plus formellement à l’unité des moniteurs vidéo des installations de Mekas. Tandis que la forme de l’éphéméride et celle technique du film supposent une linéarité, la chrono-logie même, le contenu des films mekassiens, dans l’éphéméride, à l’intérieur des films et d’un film à l’autre, se compose de fragments puisés à des instants tout à fait différents dans le temps : leurs matériaux n’obéissent, dans la construction fictionnelle, à aucune linéarité. Dans le tableau du mois, il y a cinq ou six lignes horizontales, et sept colonnes verticales d’images. Devant cette présentation formelle des films du 365 Day Project, il est nécessaire de faire un détour par la technique, et plus précisément par l’enregistrement du réel image par image et par le rapport qu’entretient cet enregistrement avec la forme calendaire. Le principe des images formant des continuités filmiques est la linéarité et la succession. Autrement dit, le fil de la pellicule, basé sur la lecture optique des photogrammes, repose sur une linéarité du temps réel et du temps de défilement — le découpage puis le défilement réguliers du temps photogrammatique permettant d’accéder au temps 107 Emprunté au grec ἐφηµερίς, -ιδος « journal ou registre quotidien » et « mémoires historiques ou militaires ». 64 différenciellement rythmé de la réalité. Nous apercevons que, sous cet aspect, les images de chaque jour dans la présentation de l’éphéméride mekassien s’apparentent à des photogrammes, au fil technique de la pellicule du film. La lecture de ce fil est cependant fondamentalement différente. Dans le cas des films projetés (inscrits dans une continuité dans le temps et l’espace grâce à la projection) le sens de lecture est contraint, imposé. Dans le cas du calendrier de Mekas nous nous retrouvons face à des règles, et donc à des libertés, différentes. L’image correspondant à une vidéo est censée être choisie par le spectateur selon le jour de son upload. Nous devons savoir que la plupart du temps, les jours indiqués ne désigne pas la date de la création mais seulement la date du chargement des films sur internet. Une fois que le spectateur a cliqué sur une image parmi toutes celles du mois, une nouvelle fenêtre s’ouvre avec le film souhaité, légendé par un cartel situé au-dessous. Ce cartel contient d’abord la date (jour de la semaine/mois/jour du mois/année) et la place précises du film dans le calendrier — c’est à la fois un temps et un lieu virtuel correspondant à l’évolution de l’œuvre de Mekas —, puis la durée du film, et en fin une brève description du contenu du film, écrite par l’artiste. Ces vidéos composent des blocs (image-mouvement-son) ou des périodes en général assez courts, allant d’une à vingt minutes. Les blocs ainsi établis proviennent du geste de capture : ce sont soit des plansséquences montés l’un après l’autre, soit présentés seuls, laissés dans leur intégrité originale. La vidéo commence toujours avec l’adresse du site de Mekas. Cette phase initiale est suivie par la vraie partie de la vidéo, dont la clôture est chaque fois la même pour tous les films : un bouquet de fleur dessiné par l’artiste. Ainsi le cadre de chaque film est la désignation au début d’une adresse, et de fleurs à la fin. 65 I.) Contexte de genre(s) dans l’écriture de soi Michel Foucault dans son article d’Écriture de soi108 de 1983, définit deux genres comme deux branches originales dans ces types d’écrits, qui sont en fait des remarques écrites : remarques qui décrivent des actions et celles traduisant les mouvements de notre âme, des pensées. Il souligne premièrement la valeur purificatrice de l’écriture de soi chez Sainte Athanase ; la nécessité reconnue de mieux connaître les péchés revient à entraînement de soi, par soi. Généralement, l’écriture de soi est l’objet de conversations tenues avec soimême (méditation pour s’affronter le réel) ou éventuellement avec un (des) autre(s). Ces deux genres techniques, ou encore méthodes, sont désignés par Foucault comme étant respectivement des hypomnêmata et la correspondance. Nous examinerons d’abord les liens entre la technique des hypomnêmata et la méthode dans la production de Mekas. Dans une partie suivante du mémoire, nous aborderons ensuite le rôle de la correspondance dans l’œuvre de l’artiste. Pour éclaircir ce que sont les hypomnêmata, citons Foucault : « Les hypomnêmata, au sens technique, pouvait être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant à l’aide-mémoire. »109 Ces aide-mémoires ne donnent pas un récit de soi-même mais la constitution de soi. Selon Foucault on se constitue dans la pratique quand on rassemble, organise et utilise des supports de mémoire. C’est-à-dire que ceux que nous avons pu entendre ou lire connaissent une subjectivation par cette pratique d’organisation de mémoire : c’est la subjectivation au sens du processus, et le soi comme rapport soi-même. Chez Sénèque, cité plusieurs fois dans article de Foucault, cette technique est décrite par la métaphore de la digestion. Sigmund Freud utilise la même image (manger et digérer) dans son article 108 FOUCAULT (Michel), « Écriture de soi », in Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 415-430. 109 Ibid. 66 de 1925, La négation110, pour contourner la question de dehors et de dedans, de l’introduction en soi et de l’exclusion de soi, finalement adéquat à la subjectivation de Foucault. Bernard Stiegler, reprenant les constats de Foucault, a nommé trois niveaux de mémoire dont la rétention tertiaire correspond aux hypomnêmata. Les deux autres rétentions que Stiegler distingue sont les primaires et secondaires, désignant respectivement la conscience que nous avons de ce qui s’écoule, puis celle qui est formée de souvenirs influant en retour les rétentions primaires. Mais l’essentiel, quant aux rétentions, se situerait dans ce que Freud avait entrevu dans sa recherche de modélisation de l’appareil psychique sous la forme du Wunderblock, ou bloc magique : « Remarquons que la profondeur du bloc magique est à la fois une profondeur sans fond, un renvoi infini, et une extériorité parfaitement superficielle : stratification [nous soulignons] de surfaces dont le rapport à soi, le dedans, n’est que l’implication d’une autre surface aussi exposée. »111 L’espacement aussi bien en surface qu’en profondeur qu’implique cette stratification — espacement qui inclut en lui tout linéarisation temporelle, plutôt que d’y être soumis — est bien ce à quoi se réfère le critique Georges Gusdorf, lorsqu’il souligne qu'un des obstacles à la transcription du vécu intérieur, réside dans son caractère stratifié, alors que le langage est purement linéaire. La vie intérieure, de son côté est souvent confuse et simultanée.112 1. Écriture du journal intime (littérature vs cinématographie) 110 in FREUD (Sigmund), Résultat, idées, problèmes, tome II (1921-1938), Édition Presses Universitaires de France (PUF), coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », 1995. 111 in DERRIDA (Jacques), « La scène de l’écriture » in L’écriture et la différence, Paris, Édition du Seuil, 1967, p. 331. Nous ne retenons ici pour notre propos que cette « stratification », qui suffit à ébranler tout primat d’une linéarité, sans aborder toutes les dimensions et implications de la scène d’écriture méditée par Derrida. 112 in GUSDORF (Georges), Lignes de vie I. Les Écritures du moi, Paris, Édition Odile Jacob, 1991, p. 41. 67 Le journal intime, avant d’être un genre littéraire, est une écriture ordinaire à la portée de tout un chacun : une pratique de vie qui consiste en la notation de traces datées d’une personne, formant une série chronologique de notes. Nous pouvons aborder le sujet du journal intime en tant qu’outil d’exploration du quotidien (d’après le sens étymologique, diarium signifiant écriture par jour) pour noter les observations, les relire, capitaliser le vécu : garder une mémoire pour soi-même ou pour les autres, une pensée qui se forme au quotidien dans la succession des observations et des réflexions. Le journal intime est caractérisé par un certain découpage temporel de l'existence du moi. Comme son nom l'indique, il prend pour unité temporelle la journée du moi. Du même coup, il offre nécessairement une figuration fragmentaire du moi, scandée par le silence et le sommeil des nuits. De plus, les nécessités de la vie engendrent souvent des lacunes dans l'écriture au fil des jours. Le journal intime ne prétend pas fournir une figuration de soi intégrale et définitive. Il accompagne l'existence sans jamais pouvoir s'achever, si ce n'est par la maladie ou la mort. Dans le domaine littéraire, les études sont nombreuses sur les ouvrages qui contiennent ces caractéristiques mentionnées. Les critiques littéraires essayent à naviguer entre un genre littérairement reconnu et une pratique répandue.113 Une histoire et une évolution de l’écriture de soi, et plus précisément du journal intime pourrait être éventuellement établies en remontant de l’anonymat d’un prête français au début de XVème siècle114 jusqu’aux bloggeurs de nos jours. Mekas, en parlant des prédécesseurs littéraires du genre de ses œuvres, cite dans ses films du 365 Day Project St. Augustin, Proust, Dostoïevski, Kafka, Joyce, Max Frisch et, en raison d’une pratique quotidien de l’écriture, Dante, Pétrarque, Pirandello, Balzac. La pratique artistique de Mekas a beaucoup de points communs avec la pratique d’écriture du journal intime. C’est la raison pour laquelle Adams P. Sitney a proposé d’introduire la notion de journal filmé : une écriture audio-visuelle ou filmique du journal. Dans l’écriture filmique de Mekas, la matière travaillée n’est pas la langue 113 SIMONET-TENANT (Françoise), Le journal intime : genre littéraire ou écriture ordinaire, avant-propos de Philippe Lejeune, Paris, Tétraèdre, coll. « L'écriture de la vie », 2004. 114 Journal d’un bourgeois de Paris tenu par un prête anonyme de 1409 à 1431, puis continué par une autre main jusqu’à 1449. 68 comme pour l’écriture, mais c’est l’archive des captures — nous rappelant que celles-ci sont déjà formées au cours de l’enregistrement — de la vie quotidienne. C’est cela que Stan Brakhage reconnaît comme mode archéologique du travail.115 L’écriture, dans un large sens, est « l’action de signifier une réalité matérielle ou spirituelle au moyen de structures artistiques » selon la définition du dictionnaire du Trésor de Langue Française. Dans la littérature, tout comme dans le cinéma, c’est une manière personnelle de tracer les caractères, d’où résulte finalement un style personnel, original. L’opposition entre texte et image n’est cependant pas si marquée. Car d’une part nous nous exprimons avec des images ancrées dans la langue. D’autre part la langue écrite possède d’une image, une force visuelle aussi. a. La démarche de l’écriture « Notre journée, telle qu’elle revient à la conscience au moment où l’on écrit, est jaugée, triée, acceptée, refusée et réévaluée par ce que l‘on est et en fonction de l’état où l’on est au moment où on le met par écrit. Tout arrive de nouveau et ce que l’on met par écrit est plus vrai de ce qu’on est au moment où l’on écrit, que des événements et émotions du jour qui sont passés et disparus. Donc, je ne vois plus de si grandes différences entre journal écrit et journal filmé, du point de vue du processus. »116 Mekas revendique l’analogie entre l’écriture du journal intime et son journal filmé, mettant l’accent sur la réactivation de la mémoire et la sensation de vérité des souvenirs renouvelés, transposés. Le démarche propre à Mekas, comme nous l’avons vu, repose sur trois phases : celle de l’enregistrement et son accumulation, celle du montage, et enfin celle de la diffusion via le téléchargement sur le web. Au niveau de l’enregistrement, en prenant des notes vidéographiques avec sa caméra, Mekas touche le champ de reportage du quotidien, un travail journalier, documentaire ludique. 115 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit. 116 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 49. 69 Nous retrouvons plusieurs genres d’écrits parallèles au type du journal filmé, constituant des enregistrements adéquats aux notes prises et datées : le carnet de bord ou le journal de voyage. Ces notes les plus précises possibles, correspondant le plus à une état ressenti comme réel, visent l’objectif d’une éventuelle relecture, consultation, ou analyse. Cette analogie entre ces deux genres est autant plus intéressante dès lors que nous reconnaissons des traits communs au voyage et à la vie, celle-ci étant appréhendée justement comme voyage, comme fait d’être en chemin. Mais si le vécu est alors en soi voyage, comment cela apparaît-il, par quel intermédiaire ? b. Écriture filmique Quand nous évoquons une écriture filmique par rapport à Mekas, il ne s’agit pas de l’écriture de scénario. Par écriture, nous entendons ici la construction filmique de son œuvre 365 Day Project. Cette construction est une sorte d’écriture, qui ne comprend pas seulement des textes écrits (dans ce cas là des citations, des indications spatiotemporelles ou de l’étiquetage), mais dont l’ensemble des éléments forme en fait une texture qui se compose et dépend de différents supports ou modes de perception : « l’image, le son musical, le son phonétique des " paroles ", le bruit, le tracé graphique des mentions écrits ».117 L’étude générale des systèmes de signes (intentionnels ou non) au sein de la vie sociale et des systèmes de communication, depuis Ferdinand de Saussure et dans le domaine de la du cinéma depuis Christian Metz, est désigné par la sémiologie. Le langage cinématographique est « l’ensemble des codes et des sous-codes », tandis que l’écriture filmique est « l’ensemble des systèmes textuels ».118 « Le cinéma, " langage souple ", langage " sans règles ", langage ouvert aux milles aspects sensibles du monde, mais langage forgé dans l’acte même de l’invention de l’art singulière et, pour ceci ou pour cela, lieu de la liberté l’incontrôlable ».119 117 in METZ (Christian), Langage et cinéma, Montrouge, Édition Larousse, collection « Langue et langage », 1971, p. 10. 118 Ibid., p. 216. 119 Ibid. 70 Ce langage cinématographique surgit dans l’écriture filmique où les images dépendent du cadrage, du plan, des champs et des contre-champs, de la lumière. Sans renier de tels constituants du cinéma, Deleuze pour sa part en relativisera la conception linguistique : « Le cinéma n’est pas langue, universelle ou primitive, ni même langage. Il met à jour une matière intelligible, qui est comme un présupposé, une condition, un corrélat nécessaire à travers lequel le langage construit ses propres " objets " (unités et opérations signifiantes). Mais ce corrélat, même inséparable, est spécifique : il consiste en mouvements et procès de pensée (images prélinguistiques), et en points de vue pris sur ces mouvements et procès (signes présignifiants). »120 C’est donc bien le concept d’écriture qui nous intéresse ici et doit intervenir, sans y insérer par une trop rapide analogie quelque fonctionnement linguistique. De plus c’est à cette écriture que se réfère Mekas lorsqu’il l’évalue comme dépendant toujours de la situation qu’il vit, le moment même où il la vit. C’est dans un deuxième temps qu’il polit, adoucit ses matériaux captés. Au final le tissu de ses films correspond à une logique associative, il construit des fragments par rapprochements, à la fois fidèle au principe de montage cinématographique mais tout en montrant le phénomène d’éclatement inhérent à ce principe. Les échos — due à la forme, au sujet, à la coïncidence du lieu et des gens — donne l’impression de déjà-vu, de déjà-entendu, dans cette grande quantité de courtsmétrages où les mémoires sur les films vus se mélangent avec des images du film que nous sommes en train de visionner. Nous pouvons nous rappeler, grâce à la construction de 365 Day Project, le jeu Memory dans lequel les joueurs — ici les spectateurs — se forcent à retrouver des paires associées selon la règle de similitude des cartes — ici des images, des films. c. Cursivité 120 Deleuze (Gilles), , L’Image-Temps: Cinéma 2, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 342. 71 Le concept développé par le réalisateur et théoricien du cinéma Alexandre Astruc, la caméra stylo121 est l’interprétation du cinéma comme un moyen d'expression se suffisant à lui-même, un langage à part entière, une matière « […] dans laquelle et par laquelle l’artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstrait soit-elle, ou traduire ses obsession exactement comme il en est aujourd’hui de l’essai ou de roman »122. « Toutes pensée, comme tout sentiment, est un rapport entre un être humain et un autre être humain ou certain objets qui font partie de l’univers. C’est en explicitant ces rapports, en en dessinant la trace tangible, que le cinéma peut se faire véritablement le lieu d’expression d’une pensée. »123 Astruc parle d’un scénariste qui fait lui même ses films, et c’est là une pratique à laquelle Mekas reste étranger, cependant le résultat s’avère également valable pour les films de Mekas : il y est question, ici comme là, de l’abolition de la distinction entre auteur et réalisateur. La notion de caméra stylo « […] cherche obscurément à jouer sur deux tableaux, et voudrait se donner à la fois, par l’inclusion de tous les " arts ", un vaste champ de déploiement, et par allusion privilégiée à la littérature qui y est sous-entendu, une allure de précision sélective en même temps qu’une promotion de légitimité culturelle, dans la mesure où la littérature (chez nous) est de tous les arts le plus reconnu et le plus noble. »124 d. Omniprésence du texte Dans ce chapitre nous aborderons la notion du texte dans un sens très limité, suite de signes linguistiques constituant un écrit. 121 in ASTRUC (Alexandre), op. cit. 122 Ibid. 123 Ibid. 124 in METZ (Christian), op. cit., p. 200. 72 Chaque film dispose d‘un cartel sur le web — se situant au-dessous du film — qui souligne la présence permanente des textes. Ces cartels ne donnent pas seulement le contenu résumé du film mais le plus part du temps ils nomment ce qui est dans le film, ils désigne le genre. L’étude des cartels nous informent sur les activités de Mekas (par exemple dans le cas du film du 9 novembre : « Je cuisine, je dance, j’écris des haïkus »125), sur les indications sur les circonstances, parfois les réflexions sur le film audessus. Finalement, les derniers films du mois reprennent ces cartels de l’extérieur des films, figurant maintenant à l’intérieur de flux des images en mouvement : ils feront partie intégrante de la série des films de 365 Day Project. Quel rôle jouent-t-ils encore, dans cette série de notes et des haïkus visuels les textes, intercalé aux images sous forme d’intertitres ou superposé sur images ? D’une part ce sont des textes informatifs, explicatifs qui indiquent une date, un endroit, des protagonistes, un événement (14 août), des répétition d’un message qui a été dit pendant le film (25 octobre). D’autre part ce sont des poèmes ou les textes poétiques. Par contre nous devons distinguer encore une présence différentes des textes, des textes qui ont été captés, lus par la caméra : en silence (9 octobre) ou lu également en haute voix (23 mai). Sur le web, dans ce contexte technique particulier de l’œuvre, nous pouvons trouver quelques caractéristiques innées que nous retrouvons aussi dans 365 Day Project. Concernant la textualité, ce sont des métadonnées d’une base de données, textes courts à dimension emblématique : les tags, les étiquettes. Les cartels, les sommaires mensuels, les jeux de mots basés sur le support d’iPod (eye-pods, sit-pods dans la version mekassienne) relèvent de cette fonction. Ainsi la cause de cette omniprésence des textes est qu’ils servent à l’organisation des films : permet un tri préalable des choses, et utilisés pour chercher dans un contenu et pour interconnecter les choses entre elles. Par contre dans le tissu filmique de 365 Day Project, les textes ont un aspect primordial en rapport avec des images pour éprouver l’existence dans le quotidien d’un langage différent du langage visuel. e. L’image sonore 125 « I cook, I dance, I write haïkus » 73 Cette notion devra désigner la réflexion sur le son, indissociable de la dimension visuelle dans l’analyse de 365 Day Project : l’unité de chaque film est de nature audio-visuelle. Relativement à ses anciens films, Mekas a déclaré que « (…) le plus souvent, la nécessité d’utiliser une forme sonore vient de la structure du film et non du contenu du séquence. »126 Dans le passé, l’utilisation de sa caméra Bolex impliquait un travail séparé de la bande sonore, au cours du montage, car l’enregistrement visuel et sonore se déroulait séparément. Cette influence technique a changé avec la vidéo où l’image visuelle est également sonore — ou peut l’être, car l’artiste a désormais le choix. 365 Day Project étant constitué d’enregistrements effectués à différentes époques de l’artiste, les possibilités de forme d’expression, en regard de leurs conditions techniques respectives, se révèlent ici très riches. Dans cette œuvre le travail sur le son est remarquable, qu’il s’agisse du son non dissocié de l’image (forme gardée directement lors de la capture de la vie de Mekas, où le son fait partie intégrante), ou bien du son qui en est dissocié (l’image et le son ont été associés au cours du montage). Le rôle des paroles est essentiel dans cette série de récits, dans ces films narratifs où un des objectifs est la compréhension du contenu. La voix humaine est présent encore sous la forme du chant : dans les tubes à la mode de la radio ou au cours des concerts, des jam sessions. Cette voix porte également un message en regard du contenu, même si la mélodie, le rythme nous transporte dans le monde spécifiquement musical. Mekas joue de la musique, écoute la musique, mais la présence de sa voix, plus précisément de son rire (dans le film du 24 janvier par exemple) est une voix critique sur les événements. Le son a pour rôle de créer une ambiance et du rythme, là encore soit dans sa prise directe, soit dans son association ultérieure au cours du montage. Parfois le son 126 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 68. 74 correspondant à un plan se laisse entendre avant même que l’image n’arrive, parfois il se prolonge lorsque l’image qui lui correspond a disparu. 2. Les liens entre plastique, cinématographie, numérique « En égard à l’extension de la plastique à l’ensemble des arts, dans l’orbe néoplasticiste notamment, nul doute que le cinéma puisse ou doive être convoqué ; et, mieux encore, en égard à l’extension de la plasticité à l’ensemble des aspects de l’être humain, matériels comme mentaux ou comportementaux. Si l’on prend le concept de plasticité en ce sens le plus riche, celui qui à la fois dépasse et inclut les autres, il ne s’agit donc ni de se demander si le cinéma a des relations avec les (autres) arts, ni s’il en a subit l’influence formelle ou thématique, ni de décider qu’il appartient aux arts plastiques dans l’optique d’une classification des arts. La question que l’on se pose est de savoir si le cinéma est un art plastique, en tenant " art plastique " pour syntagme figé et en accordant à " plastique " 127 le maximum d’intensité sémantique. On formule mieux encore cette question en demandant si le concept de plasticité permet de rendre raison du cinéma. »128 Le cinéma en tant que modelage des formes résume leur formation, leur présence et leur devenir puisque, reprenant la formulation d’Epstein, il « représente le monde dans sa mobilité continue » que la pensée active. Si ainsi nous nous mettons d’accord sur le fait que le flux filmique est la plasticité en acte, nous révélons la première particularité du cinéma à l’égard de plasticité. Au cinéma les formes vibrent, se déplacent, se transforment : elles ne se figent pas. Dominique Château le formule de la manière suivante : « En peinture ou en sculpture, il y a comme dit Louis Marin, des " effets de présence " ; au cinéma, il y a fondamentalement, une présence de l’effet. »129 127 Étymologie révélée dans la Trésor de la langue française : emprunté au latin plasticus, -a, -um «relatif au modelage» et subst. fém. plastica, -ae «art du modelage», du gr. πλαστικός «malléable, qui sert à modeler, propre au modelage, relatif au modelage» et subst. πλαστική «l'art de reproduire ou créer des formes». 128 CHATEAU (Dominique), Philosophie d’un art moderne : le cinéma, Paris, Édition L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2009, p. 135. 129 Ibid. p. 142. 75 La deuxième particularité, au même titre que la plasticité, se rattache au modelage des idées, à l’analogie entre le processus de transmutation matérielle et les processus intellectuels. Le cinéma et sa plasticité, comme toutes les branches de l’art, ont été impactées, voire contaminées par le numérique. Les arts plastiques, photographie, musique, poésie, littérature connaissent également ce mouvement vers le virtuel multisupport et protéiforme. a. Le collage et le montage « […] mes journaux écrits sont souvent des fragments de ce à quoi j’ai assisté. Une sorte de collage d’observation et d’images. »130 L’analogie que Mekas établit entre ses journaux écrits et les collages mentaux évoqués, ne pourrait-elle pas être valable cette fois entre ses journaux filmés de 365 Day Project et des collages artistiques ? Dans ces derniers, le travail est caractérisé par une « animation élective, qui exclu toute élaboration préalable, décide seule, par le truchement qui se trouve littéralement sous la main, de la venu d’un corps ou d’une tête »131. Ce n’est pas l’action de coller et de couper qui est déterminante. Cette affirmation est exprimée de la façon suivante par Max Ernst : « Si ce sont des plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage. »132 L’unité initiale est l’image mais, tandis que la logique du montage d’un film est basée sur la succession linéaire des images, celle du collage concerne essentiellement un champ de superposition. Nous révélons ici la cause, pour laquelle la première logique, relativement 130 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 63. 131 citation de Breton in TAYLOR (Brandon), Collage. L’invention des avant-gardes, Édition Hazan, 2005, p. 69. 132 ERNST (Max), « Œuvre de 1919 à 1936, Au-delà de la peinture », in : Cahier d’arts, Paris, 1937, p. 31. 76 à une règle optique, forme des mouvements, alors que la seconde demeure statique. Mais dans les films de 365 Day Project, à la linéarité, disons horizontale, s’ajoute encore un axe supplémentaire, celui des associations, des réflexions, des pensées non linéaire — axe qui reprend la logique des collages. Les caractéristiques qui relient ces associations aux matériaux sont le sens réel, la personnalité de choix, et la soudaineté de ce même choix. En regard du principe d’enregistrement dans la pratique artistique de Mekas, qui est celui du plan-séquence, nous pourrions considérer l’unité de base d’un film dans les plans, et non pas au niveau de l’image. Ce sont ces fragments que le cinéaste réunit ensemble au cours du montage : il sélectionne des parties, distantes ou non dans l’enregistrement, puis, après avoir écarté les parties non sélectionnées, il rassemble et colle ensemble les premières. La méthode appliquée dans ces films s’inscrit dans un monde numérique dépendant d’un support numérique. Depuis l’évolution de la technique, les collages non plus ne se font plus seulement manuellement, mais à l’aide d’une transmission sur ordinateur. C’est sur cet ordinateur que les enregistrements, transmis sur un différent support, sont gérés, travaillés. Au cours des films de 365 Day Project, sont évoqués trois artistes dont la construction artistiques nous intéresse de près : Joseph Cornell133 et Peter Beard134 de la scène newyorkaise et Jean-Jacques Lebel à Paris. En élargissant l’éventail des significations du collage, c’est-à-dire en considérant son principe comme technique radicale et ouverte des arts d’assemblages, les montages de Joseph Cornell incluent les formes d’art composite et les modes de juxtaposition. Le journal intime en collage de Peter Beard qu’il a édité en 1993135, s’appuie sur la même technique évoquée, mais il l’associe avec la pratique du journal. Jean-Jacques Lebel avec ses collages précoces, son Monument à Félix Guattari, ou encore son exposition de 2009 à Paris136, juxtapose des éléments de même nature au même niveau. 133 Ses films expérimentaux repose dans l’archive de l’Anthology Film Archive. 134 Cousin de Jerome Hill. 135 BEARD (Peter), Diary, Édition OBI, 1993. 77 b. Fragmentation La structure de 365 Day Project — reposant sur une construction fragmentaire, des fragments s’ajoutant à des fragments — nous renvoie à la question de savoir quelle est l’unité d’un fragment de l’œuvre ? Comment dé-limiter cette unité ? Où trouver d’une part l’origine, son commencement ? Où rencontrer d’autre part sa fin, son achèvement ? Autrement dit dans quel ensemble, dans quelle totalité reconnaissable ces morceaux s’inscrivent-ils ? Est-ce que, selon une approche globale, les fragments sont interchangeables, réductibles, développables ? Ces questions se posent en réalité dans le principe constructif et structurel même du collage. Elles se posent également avec tous les genres qui tentent de retracer l’empirie par des bribes, par des fragments, et qui reposent sur l’idée d’enchaînement, de série. Pour la définition du fragment même, il faut reconnaître que notre analyse porte sur une œuvre dont nous possédons aujourd’hui la totalité des composants, mais qui en fait a été diffusé en tant que work in progress : les fragments n’étaient découverts qu’au fur et à mesure. De son côté, Mekas travail sur les bribes de sa vie qu’il enregistre, comme nous l’avons vu dans la première partie de notre étude. Des paroles, des conversations, qu’il captent en grand nombre puis intègre dans le tissu de 365 Day Project, sont elles-mêmes des éclats d’un ensemble bien plus grand — un ensemble qui est à la fois de connaissances, de relations, d’affections, de pensées, autant chez Mekas lui-même que chez ses autres protagonistes. Ces bribes du film sont des empreintes de la vie entière de l’artiste. Si nous examinons la segmentation dans l’histoire du cinéma, nous voyons une fragmentation due à la séparation des parties de l'œuvre, œuvre qui ne peut plus être considérée comme une totalité organique, mais comme un montage et comme un appareillage. Le cinéma comme l'art de la coupure du temps montre un monde, du monde brisé dans sa matière et dans son événement historique. Au niveau de la forme éphéméride de l’œuvre 365 Day Project, il est important de noter qu’elle ne favorise pas seulement la construction fragmentaire mais elle détermine aussi un certain cadre de l’œuvre. Dès le début du travail sur l’œuvre, Mekas s’était donné des 136 Soulèvement, à la Maison Rouge à Paris, 25 octobre — 17 janvier 2010. 78 contraintes relativement précises : concernant la durée des films (ils ne peuvent pas dépasser 20 minutes), le téléchargements des films (chaque jours il met un film en ligne, correspondant du jour même), la durée du projet (à partir du 1 janvier 2007 au 31 décembre 2007). Mais dès après avoir étudié la forme web de diffusion, et la structure en éphéméride qui l’accompagne, nous poserons l’hypothèse de savoir si l’unité étalon n’est pas plutôt photographique que filmique, si elle ne procède pas de l’image statique plutôt que de celle en mouvement : c’est en effet la mosaïque des photogrammes du mois qui offre le premier accès à l’œuvre, la première porte vers les films. Porte ou entrée — qui reprend ici la notion de portail web : lieu ou seuil par lequel d’une part on accède à du contenu, mais d’autre part auquel on revient, une fois le contenu consulté, pour initier une autre nouvelle entrée dans l’œuvre. Ce n’est qu’ensuite que le film isolé, préalablement choisi par le lecteur-spectateur, apparaît seul sur la page web. 3. Journal filmé Mekas dans ses journaux filmés intègre plusieurs genres qui suivent le principe consistant à garder en mémoire un certain déroulement de l’empirie à l’aide de son inscription sur un support. Dans les cartels qui se situent au-dessous de chaque film et dans les intertitres, sous-titres des films, l’artiste précise/nomme ces genres ouverts, catégories : épisode, fragment, déclaration, poème, poésie, leçon, mémoire, réminiscence, bribes, hommage à, rencontre, visite, guide, conversation, discussion, réunion, show, blague, expérience journalière, anecdote, histoire, histoire d’amour, récit, référence, requiem, carte postale, enregistrements, conte de fée, achèvement, ballade, chanson, concert, jam session, impresario, pensées, toast, description, improvisation, brise, chapitre, aventure, performance, exercice, aperçu, segment, saga, scène, notes, sketch, bataille, jeu, rumination, rajeunissement, eye-pod/sit-pod. Cette grande quantité de genres, bien que différenciés — c’est bien pour cela qu’ils portent des noms différents — interroge autant les analogies voire une seule et profonde 79 analogie qu’ils entretiennent entre eux, que la possibilité d’une inscription commune dans un complexe plus large, qui les déborderait chacun. a. Film(s) constitué(s) des bribes Les bribes de film, dans de nombreux cas, appartiennent à un bloc plus grand. Les leçons sont des blocs de ce type137, tout comme les genres mentionnés plus haut par Mekas luimême. Nous pourrions encore ajouter des confessions, remontrances, essais, mais dans tous les cas notre énumération contiendrait des formes qui sont essentiellement fragmentaires et qui participent toutes, dans leur accumulation, de la genèse d’un recueil démesuré, celui de 365 Day Project. L’art de Mekas, tel qu’il est imprimé dans cette œuvre, est l’art de donner : l’artiste se donne voix en passant par la voie de la parole, du montage du film. C’est une œuvre de réflexion débattant de multiples sujets, survenus par hasard dans le cours de la vie, et qui sont médités selon un point de vue d’auteur. Mekas laisse certes passer des choses — la rétention qu’il travaille est indissociable d’une certaine perte — mais en même temps les maitrise. Ainsi ce qui lui arrive se transforme, par son art, en une histoire qu’il partage. Ce qu’il vit est pour lui occasion, en raison de l’exemple au sens fort que constitue chaque expérience, de donner naissance à des leçons, comme nous l’avons vu plus haut. Le récit se fait chez lui soit déjà directement dans la présentation d’une expérience qu’il a captée (concert, scène théâtrale, conférence, discussion), soit par narration (commentaire oral et/ou visuel), soit par la rencontre des plans, établie au cours du montage (association des images basé sur le contenu). Mekas présente la scène de sa vie pour tous ses amis, toutes les personnes qu’il croise, en vue de révéler, d’ouvrir les arrières mondes qu’ils possèdent, qu’ils portent (leur vécu, leur passé réactivé par la rencontre au présent). Dans les films de 365 Day Project, Mekas donne des représentations diverses de certaines valeurs morales, des points de vue, 137 Le 4 janvier (comment préparer une boisson classique, brésilienne), le 15 janvier (à Sébastian comment apprécier/aimer un cigare), le 24 janvier (sur yoga), le 26 janvier (comment faire et servir l’Omelette de la mère Poulard), le 10 février (sur musique et Confucius), le 2 avril (sur art), le 8 mai (sur le danse country), le 1 juin (sur le cinéma), le 3 juin (sur comment se débarrasser du mal de tête), le 15 juin (sur le café japonais), le 14 septembre (sur l’art de servir fromage). 80 qui, parce qu’ils sont exprimé voire adressés par l’auteur, enjoignent les spectateurs à penser, à les réfléchir : c’est vers ce partage-ci que tend le fait de donner à voir les éléments dont sa vie se compose — la donnant en fait à voir dans sa recomposition filmique. Nous reconnaissons deux pratiques de réflexion dans le travail de Mekas consistant à rendre public des éclats de sa vie et dans le fait de les recueillir au sein d’une plus grande forme, celle, calendaire, de tout le projet. Il y a d’une part entre artiste et spectateur une dimension pour ainsi dire mythique, au sens étymologique du terme : représentation de certaines valeurs humaines par la composition d’un récit qui nous conduit à penser. D’autre part, concernant les liens entre les différentes parties de l’œuvre, il y a une dimension cultuelle, ou encore rituelle en regard du traitement du temps : les choses se reproduisent à l’intervalle régulier, elles ne se répètent pas mais elles recommencent. b. Le lyrisme Parmi les genres poétique nous avons mentionné les haïkus, rappelés par la forme dense et fragmentaire, mais il nous semble important de démontrer également un parallèle entre la poésie bucolique et le recueil de films de 365 Day Project. L’amour et la célébration de la vie présentés dans les films de Mekas comme sujet de l’œuvre rejoignent l’objectif des églogues, des pastorales : présenter la vie idyllique des champêtres. Cet aspect de la vie quotidienne dans le cinéma de Mekas apparaît en tant qu’opposition entre la vie métropolitaine et sa propre vie. Dans plusieurs films de l’œuvre, Mekas se rappelle sa vie pure en tant que farmer ; et ce rappel transparaît alors sous la forme de l’idylle nostalgique. c. Forme calendaire Tous les fragments du 365 Day Project sont disposés sous la forme d’un schéma calendaire. Nous pouvons d’abord remarquer que ce schéma redouble, de manière fractale, la structure sérielle propre à chaque film : si chaque film est une série de plan, le calendrier progresse comme une série de films. Les lignes de l’ensemble, qui est en fait un tableau, reprennent schématiquement les photogrammes de la pellicule cinématographiques, et 81 poursuivant sur cette métaphore, elles en montrent précisément l’aspect discontinu, brisé. Dans cette idée, la succession des films sur le fil de l’année, sur ce fil formé par les lignes en pointillé du tableau — chaque point étant un film — parvient à exprimer la dimension parcellaire du fil entier de la vie, du moins de la trace discontinue et partielle que Mekas sait fort bien seulement retenir. Les éclats des films, sur la forme du calendrier, et les éclats des plans au sein de chaque film se font mutuellement écho. Le tableau calendaire, en tant que schéma, est par définition une forme. Nous entendons par là qu’il rassemble des éléments visuels ou graphiques épars en une certaine unité, qui est en l’occurrence construite par alignement, de ligne, de colonnes. En informatique, cela porte même le nom de matrice. Plutôt que de parler d’unité, il suffit de reconnaître que le schéma dessine une agrégation, une constellation reconnaissable, et dans le cas de ce projet, extensible. Ces aspects ont pour effet de construire virtuellement une sorte d’enveloppe138 transparente, réunissant en elle les éléments que sont les films de chaque jour. Aussi la forme calendaire retrace-t-elle un fil, une succession, une série temporelle, mais elle officie en même temps comme contenant, comme un espace relativement délimité, par simple accrétion de ses éléments. Cette forme est devenue, depuis les développements du réseau internet et des multiples interfaces que sont les pages web, extrêmement triviale, banale : quel site, quel blog, quelle interface ne présente-t-elle pas, dans la mise en page, ces petits tableaux calendaire pour accéder à leur contenus archivés ? En s’appropriant cette forme fonctionnelle, l’œuvre du 365 Day Project, la conduit à une portée esthétique et signifiante — en un mot, allégorique. Car en tant qu’à la fois fil et contenant, et eu égard aux thématiques présentes dans les films singuliers qui la composent, c’est la question du temps, mais du temps nu de l’existence et même celui plus nu encore des cycles cosmiques que l’œuvre nous fait rendre sensible. Autant le temps, par les mouvements qui l’épousent, est-il le matériau du cinématographe, autant Mekas prolonge cette matérialité, cette sensibilité jusque dans la présentation sérielle, nous disions également extensible, du calendrier. 138 Si l’on rappelle qu’en anglais, le terme d’enveloppe est traduit par pod, nous pouvons rapprocher cet effet d’enveloppe que produit la forme calendaire avec l’intention initiale du projet qui était de réaliser des films en vue de les diffuser sur le support de type iPod. 82 Pour reprendre la distinction chère à Deleuze, le temps du 365 Day Project n’est pas seulement Chronos, celui de la succession effective des films quotidiennement diffusé sur le fil de la vie de l’artiste — c’est aussi et peut-être surtout Aion, qui déborde, traverse et embrasse cette succession, ce fil vivant. 83 II.) L’éphéméride sur le web Le web en tant que technique particulière, qui a ses propres spécificités, représente une nouvelle étape dans la création artistique de Jonas Mekas. Il n’est pas tout simplement un support de 365 Day Project, mais en générant des nouveaux fonctionnalités aux niveaux de l’adresse, de l’esthétique, de la perception du temps et de l’espace, du rapport entre sphère publique et sphère privée, du quotidien et même du contenu, du symbolique et de la signification — il détermine, en grande partie, l’œuvre et sa portée. Les différentes étapes techniques connues dans la production artistique de Mekas sont très importantes justement en raison des changements qu’elles produisent. Nous avons étudié plus haut les différences entre la photographie, le film et la vidéo. Maintenant nous consacrons cette dernière partie du mémoire à l’étude de cette nouvelle technique, le web, et de son influence tant sur le contenu que sur la forme de l’œuvre. Par suite, étant donné que cette œuvre était censée être téléchargeable depuis internet sur des iPods, nous devrons aborder également les aspects de ce support mobile. Les caractéristiques du web nous conduirons aux points d’analyse de l’œuvre de Mekas. L’une des premières spécificités d’internet, réseau informatique mondial, est qu’il constitue un ensemble de réseaux qui coopèrent dans le but d'offrir une interface unique à leurs utilisateurs. Les films de 365 Day Project sont dans un contexte de superposition par rapport à cette interface. Selon le principe du cinéma, le fond de l’image est toujours déjà une image. Cette règle repose sur le fonctionnement du regard humain grâce à laquelle l’image en mouvement peut potentiellement naître. Avec l’apparition de l’interface informatique des ordinateurs personnels, toute image glisse sur autre image. Le cinéma lui ressemble sur ce point, cependant tandis que ce médium possède par principe une continuité et unité dans le mouvement, l’espace numérique ne connaît une telle continuité et une telle unité que dans le cas d’un affichage en plein écran d’un film sur ce support : elles deviennent un cas particulier d’un mode d’apparition plus étendu. Sur un écran d’ordinateur, nous avons la possibilité d’ouvrir autant de fenêtres qu’on le désire, qui servent en tant que 84 cadres stables de leurs contenus, ces derniers pouvant être, visuels ou textuels, aussi bien dynamiques que statiques. Cette superposition ne cesse de prévaloir dans l’espace virtuel du web. La distinction entre ce qu’il y a à voir et/ou à entendre et ce qui forme l’arrièreplan éventuel, n’est plus évidente. Nous sommes dans un perpétuel changement avec des fragments d’expérience. Cet effet correspond d’une part à la perception deleuzienne des images en mouvement, d’autre part à la perception dostoïevskienne du déroulement de vie en tant qu’enchaînement d’éclats d’expérience — et au final à la forme et en partie au contenu de l’œuvre mekassienne. La deuxième caractéristique du web est son ambition de relier entre eux tous les ordinateurs du monde. C'est l'alliance de l'informatique et des télécommunications : la télématique au véritable sens du terme. Il est un système mondial de partage et d'échange de documents électroniques : textes, fichiers, images, sons et séquences audiovisuelles. Les documents multimédias sont reliés entre eux par des hypertextes. Quant aux informations du réseau, elles sont accessibles à partir du « lieu » appelé site Internet, auquel nous accédons grâce à un logiciel spécifique : un navigateur. Dans le cas de 365 Day Project, le site portait le nom de Mekas et se trouvait initialement sur le serveur de son ancienne galerie new-yorkaise, la Stendhal Gallery (www.jonasmekas.com). Après qu’une séparation ait eu lieu en 2009 entre lui et sa galerie, Mekas a déménagé ces œuvres sur un site personnel, construit dans l’urgence (www.jonasmekasfilms.com). La création de ce site signifie que l’artiste a ressenti la nécessité de conserver sa présence sur le web. Nous n’avons qu’à saisir le nom de son site, ou bien son nom, et tout moteur de recherche le trouve, c’est-à-dire que la présence virtuelle coïncide à un espace virtuel. Mais en allant plus loin, dans le cas de Mekas, pouvons-nous considérer qu’il s’agit d’une image virtuelle, d’une identité numérique et son propre branding ? Comment le contrôle-t-il ? Peut-t-on parler d’un cercle vicieux dû au prolongement de la vie numérique sur le réel ? Ou bien l’intérêt se situe-t-il pour lui aussi dans une approche télématique, puisant dans la possibilité d’archivage permise par les fonctionnalités de base de données du web, et en même temps dans la possibilité du partage de cette archive ? La rapidité de la technique (upload des films chaque jour pendant toute l’année 2007) ne bouscule-t-elle pas la frontière entre temps réel et temps virtuel, entre réel et fiction ? 85 Dans quelle mesure ce milieu technique change-t-il le quotidien de l’artiste et comment ce changement opère-t-il dans l’œuvre plus précise du 365 Day Project ? 1. Type d’énonciation, postures, positions Nous savons bien — la littérature nous l’a constamment rappelé — que l’identité de l’auteur et celle de son personnage/double dans l’œuvre ne se recoupent pas, ni entièrement, ni systématiquement. Dans la tradition littéraire plusieurs types d’énonciation, postures d’auteur, sont connus, et peuvent ici nous aider à déterminer comment Mekas se positionne dans 365 Day Project. Nous devons graviter, au cours de notre étude, non seulement autour des textes écrits et de la parole, des rapports entre émetteur, destinataire et circonstances temporelles et spatiales, mais également autour du langage audiovisuel utilisé par Mekas dans le contexte du web. Mekas édite ses différents segments de soi dans les films en ligne de 365 Day Project. Il parle de cet effet, qui a été également examiné par Nietzsche, dans son autoportrait du 24 décembre. Quant à Nietzsche, il dit que « Nous sommes absolument incapables de ressentir l'unité, l'unicité du moi, nous sommes toujours au milieu d'une pluralité. Nous sommes scindés et nous nous scindons continuellement. »139 Mekas est à la fois acteur et spectateur émancipé de sa propre histoire, protagoniste, chroniqueur, citateur, témoin, immigré, ami, cinéaste (le 4 janvier, filmmaker’s drink), voyageur, ou même voyageur cinéaste (28 septembre, « That is my life, the travelling filmmaker. »), le toujours jeune (7, 8 janvier), le sauveur des films (11 janvier), père, poète (18 janvier, Mekas cite Basho : « un poète doit se discipliner chaque jour »140), écrivain (20 janvier) et ainsi de suite. Un soi changeant ou pluriel ne peut être désigné que par une figuration elle-même multiple, voire interminable. 139 140 Cité par GUSDORF (Georges), op. cit., p. 32. « A poet needs to discipline himself every day ». Dans le contexte de ce film la citation pourrait renvoyer au travail de Mekas à l’Anthology, à la création de 365 Day Project, à la pratique de Mekas en tant que poète. 86 Le point essentiel se situe dans le fait que l’artiste (se) raconte, au moyen d’images et de sons. Le fait qu’il capte des scènes de la vie laisserait entendre qu’il ne s’agit que d’un document mais sa démarche est en réalité différente. C’est par élimination qu’il travaille d’abord, et cette soustraction, cette occultation constitue déjà une sorte de commentaire — en tant que renvoyant à, et repoussant à la fois ce qui est passé sous silence. Puis il annote les notes qu’il a choisi de conserver. Ainsi l’histoire que Mekas raconte, à l’aide des multiples outils (confrontation d’un récit avec des images, d’une musique avec une situation empirique, d’un texte avec l’image ou avec le son), est basée sur de nombreuses autres histoires. Prenons le film daté du 20 janvier. Nous pourrions distinguer essentiellement trois couches de l’histoire racontée par Mekas, qui nuancent son rôle dans chacune de ces parties. La première partie introduit la deuxième, tout en désignant un côté différent de la posture cinéaste de Mekas, celle de l’écrivain (des anecdotes). Le propos, l’anecdote principale, celle de la barbe d’Allen Ginsberg, puise dans la deuxième partie. Et finalement dans la troisième, il ne fait que conclure le film en exposant sa raison d’être, le partage d’un fragment de vie de Mekas rappelé à l’aide d’un document retrouvé : la boîte dans laquelle, depuis 1965, la barbe, coupée par Barbara Rubin, repose. Cette troisième partie nous montre l’activité d’archiviste, d’archéologue de Mekas. Au cours de ce récit (en linguistique il s’agirait de l’énoncé ancré dans la situation d’énonciation) Mekas, premièrement en tant que narrateur (mais pas omniscient), est dans sa cuisine, chez lui. Mais sa cuisine artistique n’est que sa propre vie, sa véritable cuisine, pourrions-nous dire. De plus, ce qu’il raconte, sa vie exprimé par l’emploi du je, n’acquiert quelque sens qu’en étant en rapport avec tu, vous, les spectateurs, les amis. C’est-à-dire que la situation n’est d’autre qu’une situation d’énonciation, tendue en même temps dans un geste d’adresse. a. À la troisième personne Le procédé consistant à emprunter la troisième personne, dans l’énoncé, afin s’éloigner d’une trop grande subjectivation inhérente au je, remonte en littérature à longtemps. Dans le film du 30 janvier Mekas emploi ce il, en racontant trois histoires au cours d’un des 87 concerts qui se déroulent dans le bar new-yorkais Zebulon. Le premier de ces récits se trouve d’ailleurs dans son journal intime, dans Je n’avais nulle part où aller.141 Dans la bande sonore nous entendons sa voix qui dit : « Maintenant je vais vous raconter un conte de fée. Il était une fois un homme… » Nous interrogeons d’emblée : parle-t-il ici de lui-même, l’homme en question, est-ce lui ? Ce qui est proposé par l’artiste dans le film est en fait plus complexe : il faut prêter attention non seulement à la parole mais aussi aux photographies captées en vidéo qui défilent pendant ces paroles. Si nous considérons l’image et parole comme faisant partie d’une unité, les photographies sur Mekas chronologiquement montrées correspondent à l’histoire qu’il raconte en même temps, c’est-à-dire à sa propre vie. Suivant la même logique, l’image sur Israël du journal correspond à l’anecdote qui l’accompagne, qui ne parle plus de la vie de Mekas. « Relater mon expérience passée à la troisième personne n’est donc pas un effet prémédité, mais répond au sentiment d’être déjà étranger à ce que je raconte. (…) Là, l’enregistrement de l’événement peut être fait par moi ou par quelqu’un prenant part à la situation. Une fois le film terminé, le " métrage " tourné par autrui se fond dans celui que j’ai moi-même cadré. Ce procédé me paraît normal, même naturel. Il enrichit la relation qui a eu lieu entre une situation et la caméra. »142 Quant au monde virtuel des jeux de vidéo la perception de soi se plaçait initialement à la troisième personne : la caméra était placée derrière le personnage correspondant à un moi virtuel, un avatar. Autrement dit, les joueurs vivaient et faisaient tout à la troisième personne, avant que la technologie ne permette d’avoir une vue subjective, à la première personne. Nous ne saurons jamais ce que cela donnerait dans la vie quotidienne si nous avions la possibilité d’une vue arrière ou en plongée143. Mais avec l’évolution des jeux 141 MEKAS (Jonas), Je n’avais nulle part où aller, Paris, Édition P.O.L., 2004. 142 L’entretien avec Hopi, in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit,, p. 62. 143 Seul peut-être le film Film de Samuel Beckett a tenté de répondre à cette question. 88 numériques, et l’apparition d’un avatar avec lequel on s’identifie subjectivement et perceptivement, cette question est passée dans l’oubli. b. À la première personne Le je de l'énonciation est une figuration de l'instance productrice du discours en même temps que de l'instance dont on parle – ou je de l'énoncé. Ainsi, lorsque je dis « Je suis né en Lituanie », je désigne à la fois celui qui profère cette parole et celui dont il est question, moi, dont on précise le passé. La première personne du singulier est en général la personne par laquelle nous donnons une image de soi-même parfaitement unifiée. L’étude du genre de l'autofiction144 est nécessaire dans le cadre de l’œuvre mekassienne en tant qu’une figuration de soi confine à la fiction. Lorsqu'un moi fabule sa propre existence, il modifie les circonstances et les événements de son existence, dans le cas de Mekas, par élimination, sélection. Dans ce genre — ce qui n’est pas le cas chez Mekas — le moi se projette dans des personnages imaginaires qui sont des prolongements plus ou moins proches de lui. « Fiction d'événements et de faits strictement réels, si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage. »145 Dans l'autofiction, le je se figure comme une instance énonciative quasi-fictive. Mais la plupart du temps, comme chez Mekas, l'autofiction vise par ce détour à une plus grande authenticité, et une vérité du moi. La caractéristique de la parole, de la langue, est qu’elles impliquent la précision des rapports personnels tandis que ce n’est pas le cas des images, sauf si elles coïncident avec 144 Le terme de Serge Doubrovsky recouvre des genres de discours assez différents : les romans à coloration autobiographique (du type La Recherche du temps perdu où Proust gomme l'existence de son frère, rebaptise les lieux de son enfance et condense les figures de sa mère et de sa grand-mère), les autobiographies problématiques (comme W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec, qui, pour essayer de reconstituer le secret de l'enfance, mêle des souvenirs incertains et un récit fictif, allégorique de ce que dissimulent les lacunes de la mémoire). 145 http://www.autofiction.org/index.php?post/2008/10/13/Rubrique-a-venir 89 la bande sonore. Dans le film du 5 janvier, au sujet des choses dites, chantées, Mekas répète ces deux phrases : « Je laisse tout passer. Je ne garde que l’amour, l’amour aussi pur que le ciel. » Et en même temps, comme la scène a été enregistrée et gardée avec le son original, les image et le son créent une unité. Ce film pourrait être le contre-point de celui du 30 janvier, mentionné plus haut, où il raconte trois histoires en employant la troisième personne. L’évocation du moi apparaît dès les tout premiers films de 365 Day Project, la première fois dans celui du 7 janvier. Au début du film nous voyons la dédicace de Mekas dans laquelle il souhaite un bon anniversaire à son ami Ben : « Cher Ben, bon 27ème anniversaire ! Reste à cet âge pour toujours, tout comme moi ! Jonas » Par la suite une jam session commence, où l’artiste en chantant répète l’âge de son ami Ben Northover, 27 ans, un âge et une jeunesse — en tant qu’âge mental — que s’approprie et s’attribue Mekas dans un autre film. C’est de cet âge mental dont Suzanne Sontag parlera et s’entretiendra dans le film suivant (celui de 8 janvier). Pour marquer la frontière fragile de l’énonciation sans parole entre je et il, nous n’avons qu’à nous arrêter sur le film du 10 janvier. Concernant les images en mouvement, la possibilité de désigner un regard personnel, de créer une identité, dépend des prises de vue. Supposons d’abord que le je, dans le cas de Mekas, est perceptible par le biais du fait que c’est l’artiste qui tient la caméra et qu’il enregistre une vue dite subjective. Mais que se passe-t-il lorsque ce n’est pas lui qui filme ? Et s’il laisse la caméra fixe ? S’il tourne la caméra fixe vers lui-même? Et plus précisément s’il tourne la caméra vers lui-même en la gardant dans ses mains ? Dans le cas du film du 10 janvier, la caméra est d’abord fixe et neutre. Nous ne connaissons pas encore la personne qui filme, et dans le premier plan il n’y a qu’une 90 fenêtre à travers de laquelle nous voyons la pluie tomber. Après une coupe, notre regard tombe sur un deuxième plan fixe, dans lequel Mekas apparaît assis à côté de sa table, buvant son verre de vin blanc et regardant vers la fenêtre. Puis sur le même plan, il se lève et prend la caméra pour qu’il puisse effectuer ensuite une autre prise de vue, dans laquelle il est cette fois devant la fenêtre, regardant au dehors, nous donnant ainsi à voir ensemble l’artiste et la fenêtre. Puis une nouvelle coupe survient, un intertexte sous forme de poème apparaît. Une autre coupe nous ramène plus loin au plan initial. Prenons les conséquences de ce film sans parole. L’introduction du je, le point de renversement du film est lorsque Mekas prend la caméra et la fixe pour montrer une vue personnel. Ici sa vue et la vue de caméra ne coïncident pas, car celui de caméra a un champs plus large. Jusque là, dans le film, tout était perçu objectivement. Et l’envie de fixer le regard sur soi, qui survient alors, ne parvient pas à la subjectivité totale. Les pensées, évoqué dans l’intertexte ne deviennent qu’éventuellement les pensées de Mekas. « pluie, pluie, pluie laisse la pluie tomber sur mes pensées sur mon âme »146 La subjectivité totale de caméra est atteinte quand la vue de Mekas et celle de caméra coïncident parfaitement. c. La représentation de soi Parmi les films de 365 Day Project il y a une série de films particuliers, dont les prises de vue ont été faites dans la cuisine de Mekas. Les éléments de cette série se ressemblent beaucoup d’une part à cause de leurs prises de vue quasi identiques, d’autre part à cause du type de présence de Mekas — qui est autoréflexive — à l’auto-filmage par des personnages de films de sciences-fictions. Dans ces films grand public, les protagonistes se filment soit systématiquement pour tenir un carnet scientifique sur support vidéo qui rend compte de leurs expérimentations, soit ils créent des messages vidéo pour communiquer. Ces captures sont faites à partir d’une caméra fixe. La plupart de temps, chez Mekas, la caméra est en mouvement. Mais, parce qu’elle est tenue par la main de l’artiste, l’image qui en résulte nous donne l’impression qu’elle se 146 « rain rain rain let the rain fall on my thoughts on my soul » 91 trouve sur un endroit fixe. Le membre de l’artiste sert ici de bras articulé, articulable. Le propos mekassien s’accorde de plus à notre association : communication directe avec des spectateurs, définition de soi, critique de ses activités, mais restant toujours en rapport avec autrui. Dans le film du 12 janvier il demande ce qu’il peut bien donner à ses spectateurs. Avec cette question, il interroge rien moins que la raison d’être de cette œuvre : pourquoi donner et partager des choses sur internet, si, comme il le constate juste après, nous possédons tous essentiellement tout ce dont nous avons besoin, c’est-à-dire un ou deux amis. Dans les autres films du 365 Day Project, nous rencontrons diverses formes de représentation de Mekas. Ce qui est le plus important au cours de ces films, c’est la présence de l’artiste dans sa propre vie : sa disposition à accueillir la vie qui est la sienne et de rendre présent aux autres en l’incarnant dans l’œuvre. Si nous adoptons la métaphore de Mekas utilisée pour soi-même147, celle d’Odyssées, nous allons voir à quel point il n’est pas un voyageur goethéen en quête de quelque chose, mais un voyageur qui accueille simplement ce qui lui arrive, ce qui arrive à lui. Dans le film du 1er juillet, il évoque précisément cela de la manière suivante : « Je ne sais pas ce que le lendemain apportera. Je ne sais jamais car je progresse/développe avec ce projet. Je suis ma vie, comme elle va. Mais j'ai aussi derrière moi une immense, une énorme quantité de matériaux. J'essaie donc en quelque sorte de tenir en équilibre. »148 Aussi sa représentation de soi est-elle inscrite dans sa vie de tous les jours, son daily life. Ici nous ne pouvons pas manquer de remarquer que cette vie, qui se déroule de jour en jour, a donné les unités à l’œuvre de Mekas. 365 Day Project cherche à exposer les variations quotidiennes du soi. En fait, pour reprendre le terme de Rousseau, les films sont les baromètres de l’âme de Mekas, renvoyant à une météorologie personnelle. 147 EIZYKMAN (Claude), « Mekas Film Mémoire », in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op.cit. 148 « I don’t know what the next day will bring. I never know as I’m progressing with this project. I’m following my life, as it goes. But I also have so much, big back log of materials. So I’m trying to balance somehow. » 92 Parmi les utilisateurs du web la possibilité de mener une deuxième vie virtuelle, un second life est connue. Le virtuel et réel s’entremêlent, coïncident inlassablement. Chez Mekas nous pourrions penser que le but n’est pas la création d’une image de soi mais la métamorphose des images du réel en poésie. Il vit dans sa propre vie réelle149, et nullement dans le virtuel, même s’il est virtuellement présent en diffusant des captures du réel sur le web. L’objectif de Mekas, avec 365 Day Project, est avoué dans le film du 1er juillet : c’est celui d’atteindre la poésie du réel au sens des haïku, qui rejoint l’essence, la distillation de ce que nous sommes, ce qui est la vie quotidienne, intra- ou infra-mondaine de l’humanité. Si on considère le langage poétique comme le seul langage qui s’élève au-dessus de la langue, c’est bien ce que Mekas cherche dans la cinématographie. Dès que nous savons ce que nous allons dire, nous tombons déjà sur un sémantème de la langue. En revanche le langage poétique est celui qui doit se relever au-dessus de la langue : savoir à un moment donné réinventer le moment d’ouverture de la langue. La démarche artistique de Mekas consiste à tenter de créer un tel langage poétique, à l’aide des moments de distillation, d’éclat du vivant. Sa démarche, d’un autre point de vue, consiste en l’examen, l’observation continuelle de soi et de ce qui est autour de soi, de ce qui vient, arrive, advient dans le champ du regard, de l’attention. Après cette observation active, il lui donne forme, structure. Le résultat est un autoportrait vidéographique au sens large, car le regard de soi adopté par la caméra crée une position essentiellement autoréflexive. Il y a des films, comme ceux du 30 et du 31 mars, qui sont de manière explicite autoréflexifs, par exemple lorsque Mekas parle de sa propre production artistique. Mais d’autres films, en revanche, deviennent autoréflexifs par le contexte de la pratique d’enregistrement de la vie quotidienne de l’artiste. D’un point de vue spatial, l’univers de 365 Day Project couvre plusieurs mondes en superposition. Si nous faisons une énumération astronomique, nous arrivons à distinguer 149 « But I’m here tonight just with this music. », dit-il dans le film du 12 janvier. 93 premièrement le monde réel de Mekas, celui de ses spectateurs, le monde cinématographique150, et puis le monde numérique (par exemple le web) qui coïncident dans l’œuvre. Ainsi, si nous avions à tracer des cartes mouvantes des déplacements de Mekas dans l’ensemble des films, cela pourrait nous en offrir une analyse plus pointue. Nous nous rapprocherions en cela de l’idée de l’artiste contemporain Masaki Fujihata par cette saisie possible des mouvements, par une telle cartographie dynamique apparentée à une autre forme d’écriture de soi. L’artiste japonais réalise en 1992 son œuvre Impressing velocity à l'aide d'un GPS et d'une caméra vidéo. L’installation numérique basée sur l’association de ces techniques a été exposée à Paris au festival Artifices. « Vous pouvez voir d'abord sur le moniteur la trajectoire des données collectées grâce au GPS. Celle-ci se présente sous la forme d'une image fil de fer tridimensionnelle. Chaque point de cette forme est connecté avec une image vidéo d'une minute. Lorsque vous cliquez sur l'un de ces points, la vidéo qui présente ma vision subjective de l'ascension de la montagne à ce point précis apparaît. En les cliquant successivement, vous pouvez suivre mon expérience et surtout comprendre la cause et l'effet des formes recomposées du mont Fuji telles qu'elles sont produites à partir des données collectées par le GPS. Nous pouvons mémoriser notre expérience de deux manières. L'une est la mémoire de notre cerveau (de notre corps) et l'autre est le système en dehors de notre corps (par exemple le bloc-notes sur lequel on écrit à la main ou l'enregistrement sur cassette). Nous avons ainsi deux possibilités de construire l'impression d'une même expérience. Mes souvenirs d'enfance ne résultent pas seulement de mes expériences réelles directes, mais aussi de l'information indirecte donnée par mes parents, comme les photos prises quand j'étais bébé. Plusieurs couches composent un même souvenir : l'expérience directe, le souvenir à partir d'éléments enregistrés, le montage qui en est fait. Et tout cela se passe au même moment. Dans ce projet, je peux constater les différences entre l'impression de la vitesse de mon ascension issue de mon expérience directe et l'impression venant de l'image composée par l'ordinateur. Je ne saurais dire laquelle est juste ou non. Cette différence des images montre la différence des points de vue en fonction de la vitesse ou de la distance. Ce document donne à 150 « Si chaque film est un voyage, si chaque voyage cinématographique présente une énigme visuelle, l’ensemble des films à ce jour compose une étrange carte mouvante » in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p.25 94 l'utilisateur la possibilité d'accéder aux images d'une expérience, qui n'est pas l'expérience réelle que j'ai eue, et de saisir les choses dans leur propre déroulement ».151 Dans le cas de Mekas le voyage dans le réel coïncide avec son déplacement cinématographique dans 365 Day Project. Ainsi les spectateurs, comme dans le cas de l’installation de Fujihata peuvent parcourir les mêmes endroits. Le spectateur voyage, navigue, surfe d’abord dans le monde numérique, puis dans le monde virtuel de Mekas (son site), puis dans le monde cinématographique qui s’avère être le monde réel de Mekas, capté par lui. Mais comment Mekas se repère-t-il dans cet univers complexe ? Il invente en fait une forme claire, qui est celle du calendrier. Il crée un bloc d’espace-temps (virtuel, qui correspond à un déroulement de temps réel) où un jour calendaire correspond à une fenêtre de son site. Et par cet acte, il questionne tous les temps et espaces potentiels de ses films, mêlant encore la perception du réel et la fiction. « Mon film est une réalité qui est isolée à travers moi par ce processus très complexe et, bien sûr, pour celui qui peut le " lire ", ce film raconte beaucoup sur moi que sur la ville où je filmée : on ne voit pas la ville, on ne voit que ces détails isolés. »152 L’auteur des histoires, des récits a un rapport particulier avec la mort, qui a été éclairé par Michel Foucault153 : d’une part l’auteur fait inlassablement récit pour écarter la mort (soit ici l’exemple des récit arabes de Milles et Une Nuits, mentionné par Foucault), d’autre part l’œuvre dans laquelle s’inscrivent ces récits leur confère une certaine immortalité. Mais depuis les études de Roland Barthes154 et de Michel Foucault155 sur le rapport entre l’auteur et l’œuvre, dans la philosophie ou dans la littérature, nous nous méfions d’établir 151 Citation de Masaki Fujihata sur la page : http://www.stephan.barron.free.fr/technoromantisme/fujihata.html 152 in catalogue d’exposition de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 50. 153 FOUCAULT (Michel), « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, tome I, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2001, pp. 789-821. 154 BARTHES (Roland), « La mort de l’auteur », in Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Éditions du Seuil, Paris, 1984, pp. 61-67. 95 un lien univoque entre les deux. Il y aurait à méditer les arguments de ces chercheurs dans le cadre du cinématographe. Barthes dit que « le scripteur moderne naît en même temps que son texte », puis il ajoute qu’« il n’y a d’autre temps que celui de l’énonciation, et tout texte est écrit éternellement ici et maintenant », « l’énonciation n’a d’autre contenu (d’autre énoncé) que l’acte par lequel elle se profère ». Pourrions-nous penser que ces particularités sont aussi celles de 365 Day Project ? Mekas en tant que cinéaste, filme son présent, et quand il met en forme se films, lorsqu’il les monte, il actualise ses enregistrements avec sa touche finale ? 2. Questions de l’adresse et du partage Nous pourrions penser que l’œuvre de Mekas, 365 Day Project, constitue un support de mémoire au sens des hypomnêmata. Cela n’est pas aussi sûr, car dans les hypomnêmata on écrit pour soi, et un des aspects essentiels des films de 365 Day Project est celui du partage. Combien de notes relèvent réellement d’une activité constituante, visant à rassembler et organiser sa mémoire ? Et à qui s’adresse Mekas, lorsqu’il publie ainsi ses notes cinématographiques ? À ce point, celui du partage, nous devrons aborder une deuxième notion importante de Foucault, celle de la correspondance. Cette technique de l’écriture de soi repose sur la réciprocité : des interlocuteurs, des correspondants se font des confidences, se donnent des conseils, s’apportent de l’aide, témoignent de leurs regards respectifs. Dans 365 Day Project, les correspondances apparaissent d’abord explicitement sous la forme de cartes postales vidéographiques (video postcards) adressées156. D’autre part, l’artiste, dans plusieurs films, s’adresse directement aux spectateurs. Mais la situation primordiale repose sur le fait qu’il partage ces films sur internet, qui couvre le monde entier. Ainsi tout le monde devient potentiellement destinataires de ses films. Ce n’est plus ici seulement une adresse ou une parole adressée explicite qui entraîne le phénomène de correspondance, c’est la publicité, le fait de rendre ses films publics et accessibles sur 155 Ibid. 156 Ce sont les films de 12 février, 22 mars, 21 juin, 12, 15, 22 juillet, 5, 29 août, 7 septembre, 13, 14, 15, 26 octobre, 9 novembre, 17, 18, 22 décembre. 96 internet — précisément dans une sphère de diffusion/consultation où s’interpénètrent espace public et espace privé : si la page consultée est publique, l’écran est généralement privé. Aussi le fil relativement intime de la correspondance, entre correspondants, se retrouve privilégié dans un tel contexte de diffusion. Le caractère public de la diffusion s’y évanouit, sans pour autant disparaître structurellement, techniquement, au profit d’une mise en regard et d’une adresse d’individu à individu. Les moments qui ont été donnés à Mekas, condensés dans cette œuvre, deviennent accessibles, potentiellement présents dans la vie des spectateurs lointains — d’une manière d’ailleurs presque tout aussi aléatoire que ce que l’étaient les événements vécus initialement par l’artiste. a. Narcissisme157, mise en scène de soi158 En utilisant le moniteur vidéo comme un miroir, l’image de Vito Acconci Centers (1971) — un regard sur soi — a configuré un narcissisme tellement endémique dans les œuvres vidéo que Rosalind Krauss a cru nécessaire de généraliser cela comme la condition du genre entier. Dans son article de 1976, elle s’est demandée si le support de la vidéo était essentiellement narcissique ? Elle pose que « contrairement aux autres arts visuels, la vidéo est capable d’enregistrer et de transmettre en même temps — produisant un retour [feedback] instantané »159. Elle s’intéresse à la relation spécifique entre la caméra et son viseur. L’utilisation du viseur ou du moniteur est essentielle car tous deux reflètent immédiatement ce qui est/sera capté par la caméra. Ils fonctionnent comme un miroir à l’aide duquel le soi est créé, au travers des retours retransmis électroniquement par le dispositif. Chez Mekas les spécificités de ce médium analysées par Krauss apparaissent aussi. La présence corporelle acquiert un rôle très important, tout comme la réalité dédoublée, le réel et l’enregistrement en parallèle dans sa pratique artistique. Dans le stade du montage toutes ces captures prises par l’artiste, de sa vie du passé tombent dans un présent et 157 KRAUSS (Rosalind), « Video : The Aesthetics of Narcissime », in October, Vol. 1., printemps, 1976, pp. 50-64. 158 ROMAN (Mathilde), Art de vidéo et mie en scène de soi, préface de Françoise Parfait, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire et idées des Arts », 2008. 159 KRAUSS (Rosalind), op. cit., p. 52. 97 gagnent un nouveau sens par l’ajout d’un commentaire actuel, énoncé par sa personne actuelle. Un travail sur soi, sur sa vie. b. L’aspect communautaire/social : journal intime partagé Mekas disait dans un premier temps qu’il ne filme en fait que sa famille. Puis dans les entretiens plus récents il parle des amis, puis des gens captés. Ces aspects sociaux, communautaires le conduise à dire que c’est pour les partager qu’il travaille ces matériaux et qu’il montre son quotidien, tout en insistant sur les choix qu’il effectue, retenant ce qu’il aime ou qu’il considère important. Il a donc toujours eu la volonté de partager ses journaux intimes (écrits ou cinématographiques). En revanche, dans le contexte actuel du web, ce partage est non seulement souhaité par l’artiste, mais aussi offert immédiatement par la technique. Les représentations des réseaux d’amitiés, d’affinités, donne le contexte et également le prétexte de narration de l’œuvre. Nous pouvons distinguer dans 365 Day Project, dans ce journal intime partagé les aspects sociaux : ceux de Mekas, puis ceux qui sont représentés dans les films et enfin ceux qui ont été stimulés par ces films. En regardant les films, nous tombons toujours dans différents cercles sociaux, mais il y a des caractères, personnages récurrents qui reviennent sur scène, presque systématiquement. Mekas souhaite des anniversaires et envoie des cartes postales vidéographiques à ses compagnons du moment. Mais les films témoignent du fait qu’ils passent beaucoup de temps ensemble. Il est important de souligner que Mekas vit dans son présent, l’enregistre par passion et partage à la demande des amis, tandis que sous un certain aspect, la jeune génération, qui a grandi avec les réseaux sociaux du web, capte son présent pour illustrer son image virtuelle avec laquelle elle s’identifie. 365 Day Project a été présenté la première fois en dehors de sa sortie sur l’internet à l’agnès b. Galerie du Jour, à Paris, en 2009. Le titre de l’exposition : A Few Things I Want to Share with You, My Paris Friends160, montre bien cette notion de partage, si cher pour l’artiste. 160 Des petites choses que j’aimerais partager avec vous, mes amis parisiens [nous traduisons] (titre qui sera gardé en anglais pour l’exposition). 98 Mais n’oublions pas que ce journal intime partagé de Mekas repose sur un langage cinématographique. Le but de ce langage, dès sa création, est d’atteindre chacun, de s’adresser à chacun. Les pionniers du film et les théoriciens ont spéculé sur la possibilité de la nouvelle forme d'art pour devenir une sorte de langage universel. D. W. Griffith, par exemple, parle potentiellement du cinéma muet comme un espéranto visuel, capable de communiquer avec les gens du monde entier. Sergueï Eisenstein a imaginé un calcul cinématographique pour manipuler les pensées d’un auditorium à un niveau inférieur à l'accès du langage verbal ordinaire. Les avant-gardes, comme Germaine Dulac et Jean Epstein, et plus tard Alexandre Astruc, ont spéculé, chacun à sa manière, sur le film comme un langage visuel partagé qui pourrait aider à unir un monde post-Babel. 3. Les caractéristiques du web « L'Internet est l’underground des gens. Il est unique, il n’est pas comme quelque chose avant. Il fait partie d'une avant-garde technologique. Il n'a rien à voir avec les anciens phénomènes d'avant-garde qui ont traversé les arts. »161 Nous ne pouvons pas écarter l’étude rapide des trois grandes étapes de l’évolution du web, de cet underground des gens, pour reprendre les mots même de Mekas. C’est seulement à l’aide de ses caractéristiques précisées que nous pourrions définir le rôle de cette technique particulière dans 365 Day Project. Initialement, le web (nommé dans ce contexte le Web 1.0) comprenait des pages statiques. Il était considéré comme un outil de diffusion et de visualisation de données, où le nombre de pages vues et l’esthétique revêtaient une très grande importance. Des applications du Web 2.0, qui apparaissent en 2003, ont une architecture de participation, dans laquelle les utilisateurs génèrent, partagent, et organise le contenu. 161 « The Internet is the People’s Underground. It’s unique, not like anything before. It’s part of a technological avant-garde. It has nothing to do with past avant-garde phenomena that swept through the arts. » OBRIST (Hans Ulrich), op. cit. 99 Web 2.0 supprime l'autorité du fournisseur de contenu et le place dans les mains de l'utilisateur. Le Web 3.0, désigne le web à venir, et devrait reposer, tel qu’il est anticipé et théorisé aujourd’hui, sur sa dimension sémantique. De son côté, Mekas ne laisse aucune possibilité d’interactivité sur le web, dans son œuvre. Le fonctionnement de cette partie de son site, où se situe le 365 Day Project, ne facilite pas l’interaction entre utilisateurs. S’est-il arrêté alors sur les applications du web 1.0 ? Sa version est mise à jour littéralement, c’est-à-dire tous les jours au cours de l’année de la création de l’œuvre, en 2007, ce qui n’est pas le cas des sites de 1.0. « Nous voulons être au courant de tout ce qui se passe à l’instant même où il passe et se passe. Sur nos écrans, dans nos oreilles, non seulement s’inscrivent sans retard les images des événements et les mots qui les transmettent, mais il n’y a plus d’autre événement, en fin de compte, que ce mouvement d’universelle transmission : " règne d’une tautologie énorme ". Les inconvénients d’une telle vie publiquement et immédiatement étalée sont dès maintenant observés. Les moyens de communication — langage, culture, puissance imaginative — à la force de n’être tenus que pour des moyens, s’usent et perdent leur force médiatrice. Nous croyons connaître les choses immédiatement sans images et sans mots, et en réalité nous n’avons plus affaire qu’à une prolixité ressassant qui ne dit rien et ne montre rien. »162 Dans ce paragraphe cité, Maurice Blanchot critique la soif d’information des gens, qui ne peut être apaisée que grâce à une perpétuelle transmission, aujourd’hui connexion. Parallèlement au principe de l’usage de web 2.0, Mekas rend accessible et recommande l’information dans ses films de 365 Day Project. La communication de ces informations dans ce contexte du web est un acte de partage, sharing. L’internaute, ainsi Mekas, est acteur dans ce monde virtuel. Mais n’oublions pas que dans un premier temps, c’est en contournant la virtualité de l’internet que Mekas crée des interactions entre les gens de son entourage, dont ses films 162 in BLANCHOT (Maurice), op. cit., p. 358. 100 de 365 Day Project portent les empreintes. C’est à l’intérieur de cette forme calendaire et à l’intérieur des films mêmes que nous retrouvons d’abord les caractéristiques de la culture d’internet de nos jours. La vie n’est-elle pas une plate-forme où il y a des connaissances implicites que nous, les gens, gérons, partageons ? Ne connaissons-nous pas les effets des réseaux ? N’est-elle en perpétuelle bêta, notre vie : toujours en voie d’adaptation ? C’était bien ces applications qui ont été annoncées par Tim O’Reilly pour le web 2.0. a. L’adresse Le cheminement de l’œuvre de privé à public, et inversement, crée un schéma en boucle dans le cas de la littérature, décrit par Laure Maurat : « (…) parti de la sphère intime de l’écriture, passant à l’extime par la publication (ou, littéralement, son passage privé au public) et retournant à l’intime de la lecture, sphère symétrique à la première, constituée d’éléments semblables — bien que plus relatifs — d’isolement, de retranchement, de silence. »163 Ce cheminement correspond difficilement à celui de l’œuvre de Mekas où déjà, la première phase, qui désigne le geste d’enregistrement dans la vie quotidienne de l’artiste, ne passe pas par l’isolement. Plus tard, au cours du montage, Mekas travaille avec un monteur, numériquement. Le partage de l’œuvre sur web nous renvoie toujours dans la sphère publique. Rajoutons, par contre, que cette sphère n’est plus dans un espace public : les films entrent chez nous, dans une espace intime, sur l’ordinateur personnel tout en restant publiquement accessible pour tout le monde sur le web. « La vision individuelle des films et des vidéos n'est pas si nouvelle. Je me rappelle qu’avant, Georges Maciunas regardait des films sur son tout petit écran de télévision de 6x8in durant toute la nuit. Le plus étonnant, et que j'ai appris de lui, c'est que vous n’avez pas besoin de regarder un film de Western sur grand écran pour obtenir la sensation d'espace dans Wide West. En fait, il m'a dit qu'après un certain temps, l'espace 6x8 devient aussi large que l'écran de maison de cinéma le plus large. Tout est dans votre esprit. Le petit écran de l’iPod est très 163 MAURAT (Laure), op. cit., p. 118. 101 large. C'est moins viscéral — peut-être plus l'esprit que le corps — mais ce sont les changements normaux de l'évolution dans la vie et la culture. Les gens qui regardent les choses sur un iPod continuent d’aller aux projections en salle. Mais le petit écran, l'écran de l'iPod, occupe une position dominante parmi les jeunes générations. Le passage de la vision commune au visionnage privé est effectif et il ne va pas disparaître. Mais les musées et les galeries ne vont pas disparaître non plus. Même certaines œuvres qui ont été présentées uniquement sur Internet et vues sur un iPod, finiront dans les musées et les galeries. L'avenir est imprévisible. »164 Nous arrivons à un point, par l’influence de la citation de Mekas, où il est indispensable de faire la distinction entre les diverses formes de présentation et de diffusion. Le contexte original de l’œuvre 365 Day Project était la production de films téléchargeables sur les iPod. La citation ci-dessus se réfère à cette idée. Cette condition de diffusion est entièrement différente de celle du cinéma où la disposition scénique semi onirique désigne la projection dans une salle obscure sur un écran, sur lequel la proportion des protagonistes du film est plus grande que dans la vie. Mais elle diffère aussi de la présentation des films dans le white cube des galeries, dans la neutralité des murs blancs. Ici, nous ne manquons pas de rajouter que le fond blanc du site de Mekas garde les traces d’un besoin de neutralité. b. Manque de rassemblement avant la diffusion 164 « The individual viewing of film and video is not so new. I remember when Georges Maciunas used to watch movies on his tiny 6x8in TV screen all night long by himself. The amazing thing that I learned from him is that you don’t have to watch a Western movie on a large screen to get the feeling of space in the Wide West. In fact, he told me that after a while that 6x8 space becomes as wide as the widest movie-house screen. It’s all in your mind. The tiny iPod screen is very wide. It’s less visceral — maybe more mind than body — but thèse are the normal evolutionary changes in life and culture. People watch things on iPods still attend screening in public movie theaters. But the Small screen, the iPod screen, is dominant among the younger generation. The shift from communal to private viewing is here and it won’t go away. But museums and galleries won’t go away either. Even some Works that presented only on the Internet and viewed on iPods will eventually end up in museums and galleries. The future is unpredictable. » OBRIST (Hans Ulrich), op. cit. 102 Avant le 365 Day Project, Mekas avait une démarche au cours de montage qui était basé sur le rassemblement des fragments. Dans cette œuvre il n’y a pas de décantation, de composition totale avant la diffusion. Par conséquence l’artiste, au cours de la production, est dans un stade de préparation, il rejoint en cela l’écriture automatique des surréalistes, par laquelle il laisse agir le hasard — certes non plus par irruption de l’inconscient, de l’intériorité, mais, par un renversement radical, par ouverture au social, à l’extériorité. Il ne dispose pas d’une vue globale, d’une vision synthétique sur son travail, ni sur sa vie d’ailleurs — caractère analogique entre travail et vie. Cette préparation va vers une pratique constante de se faire de surprise. La fin de l’œuvre est fixée (le 31 décembre 2007) mais le résultat, l’ensemble, l’unité restent dissimulés avant ce terme. c. Quotidien sur l’ordinateur En élaborant des films puis en les diffusant de manière quotidienne, Mekas ne fait rien moins qu’alimenter en même temps le contexte à partir duquel ces films prennent naissance. Ils génèrent une sorte de cycle fertile : l’enregistrement monté et déposé en ligne initie des rapports, des thèmes, des scènes qui sont autant de brins ensemencés et repoussant sur le fil plus global de son existence, dont Mekas va se ressaisir, les prolongeant autrement ou plus loin, pour les faire à nouveau revenir dans l’œuvre. Sans du reste qu’en réalité on puisse déterminer quoi revient à quoi, quoi suscite quoi. Œuvre et vie mekassiennes se constituent mutuellement, rompant et renouant en cela le sens univoque que connaît le plus souvent la pratique artistique, en allant principalement de la vie à l’œuvre. Nous savons bien qu’en coulisse, les tours d’ivoire créatrice sont témoins de tels retours, où les œuvres antérieures d’un auteur, telles des fruits de son existence et de sa production, retombent dans le terreau de son élaboration présente : les œuvres ne sont pas que des mues, des peaux mortes de son vivant et abandonnées de lui. Mais il est vrai que ces retours sont souvent passés sous silence : il importe plus d’en relever la sublimation esthétique. Mekas n’a cure de la direction univoque de celle-ci. Son œuvre, sans emphase, la fait passer alternativement de la vie à l’œuvre, de l’œuvre à la vie. 103 d. Nouvelles temporalités « Ce qu’on appelle temps réel, c’est simplement un " différence " extrêmement réduite, mais il n’y a pas de temps purement réel puisque la temporalisation elle-même se structure à partir d’un jeu de rétention ou de protention, et par conséquent de traces : la condition de possibilité du présent vivant, absolument réel, est déjà mémoire, anticipation, c’est-à-dire jeu de traces. »165 Nous avons abordé dans les chapitres précédents plusieurs temporalités des films mekassiens, reliées aux deux grands axes de la technique filmique et du fonctionnement de la mémoire. Mais dans le cadre du support du web, ces différentes temporalités se voient intégrées à de nouveaux déroulement et appréhension du temps, en fait des temps de l’œuvre et à l’œuvre dans l’œuvre — sans commune mesure avec celui connu jusque là par les films de Mekas. En effet, le fait de produire et diffuser en ligne quotidiennement ce qui sur le réseau prend le nom de contenu, rapproche inexorablement l’élaboration et le fait de rendre public ses produits d’une transmission en temps réel : le flux de la vie, du moins les fragments ou scories qui s’en détachent, et se déposent sur ces nouvelles surfaces d’inscription, tend asymptotiquement vers son énonciation et sa prise de connaissance immédiate. C’est sur ce principe que fonctionnent les récents et plus récents encore moyens techniques, sur le réseau, de publication : blogs, plateformes de réseaux sociaux de type Facebook, de microblogging de type Twitter, procédé de flux RSS mettant à jour automatiquement, au niveau des espace de réception et de lecture le contenu mis en ligne. Il serait cependant impossible, pour ne pas dire absurde, que la production vienne à coïncider avec ce qui relèverait d’une anti-production, comme la présence sur le réseau d’images retransmises en direct à partir de webcams installées par exemple dans certains quartiers de villes célèbres166. Même sous le phénomène de microblogging, qui dépose et diffuse instantanément des pensées, sinon des réactions de tout un chacun sur le réseau 165 La notion du temps réel, mise en rapport avec la « spectralité », que ce soit du temps réel ou de temps différé voir DERRIDA (Jacques) et STIEGLER (Bernard), op. cit, pp. 144-145. 166 Voir la webcam du Carrefour de Time Square à New-York : http://www.earthcam.com/usa/newyork/timessquare/ 104 social, le temps, aussi réduit soit-il, ne peut totalement dissoudre un certain délai — qui est celui de la pensée, de l’expression, de l’énonciation. Car l’archive, par essence, en tant précisément que technique (de soi) nécessite son propre temps d’émergence et de constitution. Il nous faut donc, plutôt que de parler de temps réel — et ce même si la notion et le phénomène guettent la pensée et sa possible disparition —, faire appel à la notion et au phénomène de flux tendu, dans lequel vient se placer l’œuvre 365 Day Project. Mekas, en tendant ce fil de l’élaboration et de la production, sait pertinemment contracter en même temps le temps. La conséquence de tout cela, dans son œuvre, sans que cela soit entièrement nouveau, est de la rapprocher du procédé musical d’improvisation : l’artiste connaît ses gammes et ses thèmes, pour les avoir précisément travaillés antérieurement dans des procédés prenant le temps, au montage, de la composition. Improvisation nullement nouvelle, en fait, car c’était déjà, dans le temps du tournage, intempestif et continuel chez lui, une façon, dans la perception et le geste de capture, d’improviser face au tout-venant de l’expérience. Nous disions plus haut, quant à l’irruption de ces nouvelles temporalités : sans commune mesure/. Mais cela est à la fois vrai et faux. Plus précisément, ce que semble bien accomplir le 365 Day Project, c’est en même temps de se mesurer, de se hisser à la démesure même du milieu technique et esthétique dans lequel cette œuvre vient s’ancrer. Une démesure qui tendrait vers les deux infinis de Pascal. L’infiniment grand par la possibilité, le nombre, l’étendue, l’immédiateté d’accès à l’œuvre, par également le champ temporel, calendaire, embrassé par celle-ci : même circonscrit à une année, cette coupe qui n’est autre que le temps pris par la Terre pour accomplir sa révolution autour de son étoile, en tant que coupe, elle suggère, plus loin que la naissance et la mort de la personne qui la réalise, en l’occurrence l’artiste, les horizons du passé et de l’avenir entre lesquels cette frêle vie s’écartèle. Mais l’infiniment petit, aussi, par la manière dont elle scrute la moindre parcelle d’existence, de temps comme d’espace, comme si elle était l’application directe de la philosophie benjaminienne du détail selon laquelle le plus petit fragment de monde peut réfracter tout l’univers, par enfin, sous cette idée de petitesse, le rapprochement intime induit par ce nouveau médium du réseau planétaire, entre l’auteur, sa vie, son œuvre, et le spectateur, sa vie, l’archive à laquelle lui aussi s’acharne, sans 105 peut-être en mesurer la portée. C’est à cette (dé)mesure empirique et esthétique de l’archive de soi — entre lesquelles peut prendre feu le sublime, si le mot conserve aujourd’hui quelque sens — que semble pouvoir confiner le séjour terrestre d’un homme. 106 CONCLUSION Au travers de notre cheminement dans l’œuvre toute récente de Jonas Mekas, 365 Day Project, réalisée en 2007, nous avons développé l’idée qu’une telle œuvre, si elle s’inscrit dans la continuité de tout le travail antérieur de l’artiste, de manière tout à fait fidèle à la pratique et au genre du journal filmé qu’il a adoptés depuis 1949, elle s’avance en même temps comme une nouvelle modalité de cette pratique artistique personnelle, quotidienne, influencée par la technique de vidéo-diffusion et de partage sur le web. Dans ses différentes périodes de l’œuvre, Mekas a toujours puisé dans le concret de sa vie quotidienne, selon un geste de capture, de saisie continuelle et fragmentaire des événements qui se déroulaient autour de lui. La continuité de cette posture s’est vue confrontée aux nouvelles techniques vers lesquelles l’artiste se dirigeait : celles-ci ont modifié qualitativement la facture et la structure de ses films. La période cinématographique, liée à sa caméra Bolex et au montage sur pellicule, a révélé des formes fleuves d’éclatement intégral, photogrammatique ; la vidéo, dans la période suivante, a entrainé peu à peu un rapprochement de l’artiste à l’égard des événements captés, et, plus remarquable encore, un étirement considérable du photogramme vers le plan-séquence. La période récente, si elle a conservé voire accentué les acquis de la pratique vidéo, a résolument abordé les spécificités du multimédia formé par le réseau web, du point de vue de la production, de sa diffusion, en réalité de sa consultation. L’élaboration des films, dans le cadre du 365 Day Project, s’est accéléré, pour pouvoir s’adapter au rythme d’une diffusion ou mise en ligne par jour. Cette diffusion procédait par ajout successif, donc accumulation de films-fragments quotidiens, ceci impliquant une forme d’exposition de l’œuvre d’une part calendaire, d’autre part fonctionnant comme corpus, librement explorable ou consultable, des films élaborés. La linéarité antérieure et inhérente à la forme film s’est vue, contre toute attente dans l’œuvre de Mekas mais dans toute la logique de ce nouveau (multi)médium, intégrée à la linéarité de la vie même de l’artiste (son propre emploi du temps), en même temps que portée à la non-linéarité d’une simple accumulation sérielle. La vie enregistrée par l’artiste de 107 manière quotidienne, et dont il donnait à voir jusque là les fragments montés (films des périodes cinématographique et vidéo), est comme ressortie des films mêmes pour déterminer et structurer l’ensemble de l’œuvre — sous la forme du calendrier. Cela veut dire que 365 Day Project est en fait constitué de plusieurs strates d’enregistrement du quotidien : ceux dont rendent compte les films-fragments proprement dit, et celui dont rend compte formellement, graphiquement, la succession calendaire des jours sur le site de l’œuvre. Notre analyse, en se penchant sur ce fait, tendait à montrer que la forme de l’éphéméride, loin d’être anodine et insignifiante, possède au contraire toute sa portée expressive dans l’œuvre de Mekas, dans le rapport à son contenu thématique. Depuis ses premiers plan réalisés, Mekas s’est placé d’emblée dans une écriture de soi, qui, sous le genre du journal filmé, accueillait, sélectionnait et recomposait les éléments de plus grande extériorité de sa vie réelle : ses rencontres, ses relations, son travail, son environnement proche, urbain et naturel, familial et artistique. Sous cet angle, son œuvre serait comme la preuve, en recourant précisément et essentiellement à l’image et non plus au seul langage comme dans les journaux intimes traditionnels, que le moi n’est jamais qu’un nœud de concentration de tout ce qui arrive à lui, de l’extérieur : l’intime ainsi retroussé vers ses propres constituants, se révèle comme un prisme, champ de force qui cristallise — dans toute sa singularité irremplaçable — le milieu dans lequel il vit. Tout en célébrant ainsi les moindres événements de l’existence, tout en ayant accompagné cet accueil d’une inclination autoréflexive, sur soi, sur sa vie, son exil, son propre geste artistique, l’évolution de son œuvre montre que la distance, le rapport à cette matière empirique ont varié avec le temps. Et c’est dans la confrontation au médium du réseau, nouveau pour lui, que certains traits se sont vus précisés, accentués. Contrairement aux films plus anciens, dans lesquels Mekas restait le témoin relativement passif, distant et silencieux des événements captés, 365 Day Project montre l’artiste s’avançant, impulsant des situations dont il n’est plus vraiment possible de différencier les motifs ou intentions animant le geste artistique et ceux respirant au fond du vécu empirique. C’est en corrélation avec cette initiative de l’artiste vieillissant à l’égard d’un monde qu’il quittera bientôt, que fait irruption le geste bien plus récent de l’adresse au 108 spectateur, prononcée et inscrite dans les films même. Ce geste est déjà un partage, en étant explicitement dans le champ thématique du don, de la leçon (de choses), de l’injonction que seuls légitiment le grand âge et son expérience — tout ceci convergeant vers une sorte de carpe diem nullement ordonné mais chanté. Mais c’est structurellement et fonctionnellement le médium du web qui éclaire et étend un tel partage. La note, la confidence, la confession, les minima moralia mekassiennes font irradier de l’intérieur la nature de ce médium, précisément sa configuration récente, de plus en plus explicite, de réseau social : l’œuvre en renverse toutes les dimensions commerciales, consuméristes, triviales, pour en aiguiser la substance en réalité toute fragile — l’archive déposée à flux tendu de tant de vies minuscules. Ce dont témoigne enfin 365 Day Project, c’est l’opération pour ainsi dire de synthèse que le dispositif calendaire, la diffusion quotidienne, et les spécificités multimédiatiques du réseau ont offert à l’œuvre entière de Mekas, c’est-à-dire en fait à sa plus intime motivation. Les multiples temporalités qui s’y logent entretissent des séquences enregistrées loin ou moins loin dans le passé avec des séquences tournées au moment du projet et de sa diffusion. S’associent dans les films des plans cinématographiques, vidéographiques, avec leur cortège de dimensions sonores, vocales, musicales, des intertitres textuels, qui vont jusqu’à reprendre pour matériaux, en les listant, en les récapitulant, des éléments de l’interface comme les cartels journaliers. C’est dire que l’œuvre admet consciemment en elle les métadonnées qui décrivent son corpus, générant ainsi des rabattement incessants et réciproque de la forme sur le contenu. Notre hypothèse initiale, qui était d’entrevoir dans le 365 Day Project un passage à la seconde puissance du tissu mekassien, tissu déjà confirmé par toutes ses réalisations antérieures, nous aura conduit presqu’au-delà. Les principes structurant son œuvre que notre étude devait nécessairement revisiter, non seulement se voient amplifiés, et ce de manière fractale, dans le nouveau contexte du web, mais ils viennent de plus transformer en retour la compréhension ou la vision du médium lui-même. C’est à cela que peuvent se reconnaître des œuvres réellement incidentes : elles font atteindre à leur médium un point qu’il ne se connaissait pas, et qui pourtant résidait, en chacun de ses points, au plus profond de lui. 109 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES FILMOGRAPHIE : films 2008 Lithuania and the Collapse of USSR (290’) 2007 Notes on american Film Director : Martin Scorsese (80’) 2003 Willamsburg, Brooklyn /1960-2003/ (15’) Notes on Utopia (59’) 2000 As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty (16 mm, 288’) Song of Avignon (8’) Mysteries /période : 1966-2000/ (34’) Mozart & Wien and Elvis (3’) 1999 This Side of Paradise (16 mm, 25’) 1988 Song of Avignon (5’) 1997 Birth of a Nation (80’) 1996 Memories of Frankenstein (95’) Happy Birthday to John (18’) 1995 Imperfect 3 - Image Films (6’) On the Way to Fujiyama (25’) 1992 Zefiro Torna or Scenes from the Life of George Maciunas (35’) Quartet #1 (5’) 1991 Dr Carl G Jung by Jerome Hill or Lapis Philosophirum /1950/ (29’) 1990 Scenes from the Life of Any Warhol /1965-1982/ (36’) 1985 He Stands in a Desert Counting the Seconds of His Life /1964-1984/ (160’) 1983 Erick Hawkins : Excerpts from « Here and Now With Watchers »/ Lucia Dlugoszewski Performs (1962-1983) (6’) Cup/Saucer/Two Dancers/Radio (1965-1983) (23’) Street Songs (1966-1983) (11’) 1981 Travel Songs /1967-1981/ (28’) 110 1980 The Song of Stockholm (4’) 1979 Paradise Not Yet Lost (97’) /filmage en 1977 à Manhattan, puis le voyage bifurque vers la Suède, se poursuit de nouveau en Lituanie et en Autriche, et continue en Italie pour se terminer à New York/ 1978 In Beetween : 1964-8/ (52’) Notes for Jérôme /période : 1966-1967 et 1974, exclusivement à Cassis/ (45’) 1975 Lost, Lost, Lost /période : 1950-1953/ (180’) 1972 Reminiscences of a Journey to Lituania /1950-1971/ (82’) 1970 The Song of Moscow (3’) 1969 Walden - Diaries, Notes & Sketches /période : 1964-1968/ (180’) 1968 Time and Fortune Vietnam Newsreel (4’) 1967 The Italien Notebook (15’) The Song of Assisi (2’) The Song of Avila (4’) The Song of Italy (15’) 1966 Notes on the Circus (12’) Cassis (4’) Hare Krishna (4’) Report from Millbrook (1965-66) (12’) 1964 Award Presentation to Andy Warhol (12’) 1963 The Brig (68’) Film Magazine of the Arts (20’) Moires : Dali/Oster Newsreel 1962 Guns of the Trees (75’) 1950 Grand Street (films inachevés) 1953 Silent Journey (films inachevés) vidéos 2004 Letters from Greenpoint (80’) 2003 Dedication to Léger (vidéoinstallation) 2001 Ein Märchen (6’) 111 2000 Autobiography of a Man Whose Memory Was in His Eyes (53’) Remedy for Melancholy (20’) 1999 Laboratorium (63’) A Few Notes on Andy’s Factory (59’) Notes on Film-Maker’s Cooporative (40’) 1997 Letters from Nowhere - Laikas is Neikur N.1 (75’) Scenes from Allen’s Last Three Days on Earth as Spirit (avril 1997, 67’) Symphony of Joy Letters to Friend #1 (88’) 1996 Cinema Is Not 100 Years Old (5’) 1992 The Education of Sebastian or Egypt Regained /période : décembre 1991-janvier 1992/ (360’) 1992 Mob of Angels at St. Ann’s 1991 Mob of Angels/ The Baptism (60’) web projet 1001 Nights/ One Thousand Nights and Night 2007 365 Day Project films sur Mekas 2009 Visionaries : Jonas Mekas and the (Mostly) American Avant-Garde Cinema, Chuck WORKMAN (93’, vidéo) 2002 Meanwhile a Butterfly Flies, Julius ZIZ (vidéo) Jonas Tourne Toujours, Pip CHODOROV (vidéo, 10’) As Jonas Was Moving Ahead, Peter Rode Off, Pip CHODOROV (16 mm, 5‘) 2001 Cinéastes de notre temps: Jonas Mekas, Jackie RAYNAL As Radau.., Arba Palakiojimai (I Found... or Flyings), Algimantas MACEINA (his 75th birthday, Christmas in Lithuania) (Beta SP, 20’) Moving Images – the Film-Makers' Cooperative Relocates, Joel SCHLEMOWITZ (16 mm, 14’) 112 Jonas présente REMINISCENCES (Guillaume Lauras [La Femis], 2001) 7 min, vidéo 2000 Fête d'anniversaire de Jonas Mekas avec portraits d'invités, Boris LEHMAN (16 mm, 5’) 1999 My Country is Cinema. Scenes from the Life of Jonas Mekas, Brigitte CORNAND (vidéo, 58’) Happy Birthday Jonas, Auguste VARKALIS (16 mm, 3’) Oona's wedding, Robert FENZ (16 mm, 5’) 1998 Jonas Mekas joue de l'accordéon, Boris LEHMAN (16 mm, 3’) 1997 Jonas Mekas in Paris 10/97, Pip CHODOROV (16 mm, 4’) 1995 Jonas Mekas, Friday the 13 Okt, Anja CZIOSKA (16 mm, 6’) 1994 Jonas in the Desert, Peter SEMPEL (16 mm, 120’) 1993 Portrait of Jonas and Peter, Friedl KUBELKA-BONDY (16 mm, 3’) 1969 Filmmakers series - Jonas Mekas, Taka IIMURA (16 mm, 6’) 1967 Festival Mix, Jud YALKUT (16 mm) Jonas, Gideon BACHMANN (16 mm) 1966 Shooting Guns, Charles I. LEVINE (16 mm, 8’) Screen Tests – Jonas Mekas, Andy WARHOL Song 15, Stan BRAKHAGE (16 mm) 1964 Newsreel – Jonas in the Brig, Storm de HIRSCH (16 mm, 5’) 113 OUVRAGES ECRITS PAR JONAS MEKAS : Daybooks 1970–1972, traduction de lithuanien en anglais par Vyt Bakaitis, Brooklyn, New York, Édition Portable Press by Yo-Yo Labs, 2003. Artists’ book, Paris, Édition Onestar, 2003. 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A Few Things I Want to Share with my Paris Friends 16 mai - 20 juin 2009, Galerie du Jour Agnès B commissaire : Benn Northover Jonas Mekas : New York 13 novembre-21 février 2009, Maya Stendhal Gallery commissaire : Harry Stendhal 2008 Jonas Mekas (rétrospective) 8 novembre 2008- 1 mars 2009, Ludwig Museum, Cologne 6 opere di Jonas Mekas 11 octobre-2 novembre, Lucca, Fondazione Centro Studi Ragghianti commissaire : Benn Northover 28th Biennial of Sao Paulo The Foundation of Sao Paulo, Sao Paulo, Brésil Whatever Happened to Sex in Scandinavia? Office for Contemporary Art Norway, Oslo, Norway That Was Then…This Is Now P.S.1 Contemporary Art Center, Long Island City, New York 117 Reykjavik Arts Festival, Reykjavik, Islande From Fluxus to Media Art Stendhal Gallery, New York 2007 From Futurism to Fluxus The Jonas Mekas Visual Arts Center, Vilnius, Lithuania Universal Language & The Avant-Garde Stendhal Gallery, New York Jonas Mekas: The Beauty of Friends Being Together Quartet P.S.1 Contemporary Art Center, Long Island City, New York www.jonasmekas.com novembre – février, Stendhal Gallery 2006 The Destruction Quartet 2006 10 novembre-4 octobre, Darren Knight Gallery, Sidney, Australie commissaire : Danius Kesminas Celebration of the Small and Personal in the Times of Bigness 13 juillet-16 août, Monash University Museum of Art, Melbourne Jonas Mekas 27 janvier-19 mars, CAC, Vilnius Jonas Mekas Mead Gallery, Warwick Arts Center, Royaume-Uni Jonas Mekas 118 Sketch Gallery, London He Stands in the Desert Counting the Seconds of His Life Tamayo Contemporary Art Museum, Mexico City Jonas Mekas, Film Screenings Hirshhorn Museum, Washington DC Jonas Mekas Baltic Art Center, Visby The Expanded Eye Kunsthaus Zurich Onestar Stop Galerie Erna Hécy, Brussels 2005 Dagsboksfilmen = The Diary Film 1 mars- 17 avril, Moderna Museet, Stockholm Inventaire contemporain III. projection des films de Jonas Mekas 24-30 avril, Jeu de Paume Fragments of Paradise mars-avril, Maya Stendhal Gallery, Chelsea Celebration of the Small and Personal in the Times of Bigness La Biennale de Venezia : 51. International Art Exhibition, Pavillon lituanien commissaires : Liutauras Psilpilskis et lolita Jablonskiene 119 Balance and Power- Performance and Surveillance in Video Art Krannert Art Museum, Champaign, IL. Thank You for the Music Spruth Magers Projeckte, Munich Repetitions Stendhal Gallery, New York, Group Show 2003 Jonas Mekas : A Camera for Jonas, To Petrarca Who Walked Over the Hills of Provence Dedication to Ferdinand Leger (vidéoinstallation de 24 heures) 2 juillet-28 septembre, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris commissaire : Hans Ulrich Obrist & Angelina Scherf Moderna Museet Baltic Art Center, Visby Fables de L’Identité Centre National de la Photographie, Paris Jonas Mekas: Frozen Films Frames Maison Europòene de la Photographie, Paris Frozen Film Frames Sideshow Gallery, Williamsburg, Brooklyn Dedication to Fernand Leger Museum of Contemporary Art, Vilinius La Biennale di Venezia. Installation at the Utopia Station Pavillion 120 2002 Documenta 11, Kassel Maison Européenne de la Photographie, Paris 2000 Voilà – Le monde dans la tête. (films et installations) Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris Laboratorium Antwerpen Open, Antwerpen 1999 This Side of Paradise en septembre et octobre 1999, Galerie du Jour Agnès B 7 janvier-28 février 1999, Gandy Gallery, Prague Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) juillet, James Fuentes Gallery, New York juillet, Galerie du Jour agnès b., Paris juin, Susan Inglett Gallery, New York mai, Pupelis Gallery, Obeliai 1998 Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) été, Gandy Gallery, Prague juin, Le Printemps de Cahors, Cahors 1997 Giedre Bartett Galerie, Berlin Gandy Gallery, Prague 121 Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) décembre, Museum of Contemporary Art, Vilnius février, Madrid Art Fair novembre 1996-mars 1997, Metropolitan Museum of Photographie, Tokyo ART et Cinéma, Centre d’art contemporain Le Parvis, à Tarbes (exposition collective) accrochage de groupe, Galerie du Jour agnès b., Paris (exposition collective) 1996 Foire de Bâle (Galerie du Jour agnès b.) Foire de Chicago Jonas Mekas. Films immobiles, une célébration Galerie du Jour agnès b. et American Centre, Paris Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) mai, Still Gallery, Edinburgh 8 février-2 mars, Galerie du Jour agnès b., Paris Laurence-Miller, New York 1995 rétrospective de ses films au Centre d’Art Contemporain, Vilnius, Lituanie 1994 Jonas Mekas (conférence, concert, projection) 122 12 octobre - 15 novembre, CinéMAC, Marseille, Musée d’Archéologie Méditerranéenne 1993 la première rétrospective en Europe de ses films et vidéos : 5 -18 mai 1993 au Musée d’art contemporain à Marseille ; 15 décembre 1992 – 31 janvier 1993 à la Galerie National du Jeu de Paume à Paris commissaire : Angela Engelbach rétrospective à Sao Paolo Jonas Mekas (rétrospective) 15 décembre 1992-31 janvier 1993, Jeu de Paume commissaire : Danièle Hibon 1992 Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) février-mars, Galerie du Jour agnès b., Paris 1991 novembre 1991, rétrospective complète de ses films au Musée Whitney 123 CATALOGUE D’EXPOSITIONS (CHRONOLOGIQUEMENT) Jonas Mekas. 365 Day Project, Paris, Galerie du jour agnès b., Édition École Nationale Supérieur des Beaux-Arts, 17 octobre 2009. 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Accessibilité des images en mouvement, thèse, sous la direction de Jean-Louis Boissier, Université de Lille III., 2008. 139 ANNEXES LISTE DES FIGURES CULTURELLES CITEES DANS L’ŒUVRE Appollinaire, Guillaume Edison, Thomas Artaud, Antonin Eisenstein, Sergei Ashbery, John Freud, Sigmund Astaire, Fred Fuller, Buckminster Baillie, Bruce Gehry, Frank Basho, Matsuo Genet, Jean Baudelaire, Charles Ginsberg, Allen Beethoven, Ludwig van Godard, Jean-Luc Berman, Wallace Goethe, Johann Wolfgang von Bogart, Humphrey Gumbats, Marija Bresson, Robert Hilton, Paris Bruno, Giordano Imus, Don Bunuel, Louis Issa, Kobayashi Burroughs, William S. James, Skip Cavafy, Constantin Johnson, Blind Willie Cave, Nick Joyce, James Cézanne, Paul Kabalevsky, Dimitri Clarks, Larry Keaton, Buster Cornell, Joseph Lennon, John Corso, Gregory Lumière, Auguste et Louis Dante, Alighieri Luzzato, Moshe Chaim Dao, Bei Maciunas, Georges De Amicis, Edmondo Malevitch, Kazimir Deren, Maya Malle, Louis Duanaire, Tinnakill Niestche, Friedrich Dylan, Bob Nitobe, Inazo 140 Ono, Yoko Simon, Nina Paik, Nam June Smith, Harry Petrarca, Franceso Spears, Britney Pinter, Harold Stendhal, Marie-Henri Beyle Pirandello, Luigi Sudek, Josef Proust, Marcel Tompkins, Peter Reis, Ricardo Verdi, Giuseppe Rubin, Barbara Vigo, Jean Sade, Donatien Alphonse François Warhol, Andy Saint-Exupéry, Antoine de Wilde, Oscar Schjeldahl, Peter Ying, Dodo Ming Scorsese, Martin Zwick, Edward Shakespeare, William 141 LISTE DES GENS QUI APPARAISSENT DANS L’ŒUVRE Abraham, Raimund Erica, petite-amie de Valkaris Adamkus, Vladas Evgen, le photographe aveugle agnès b. Ford, Charles Henri Ahwesh, Peggy Friedman, Betty Anger, Kenneth Gehry, Frank Arbus, Diane Glass, Philip Bacigalupo, Massimo Goldovskaya, Marina Bartas, Sarunas Gordon, Douglas Beard, Peter et Zara Graham, Billy Berger, Mark Grass, Günter Berman, Tosh Guedji, Georg-Henri Berteto Guerero Bogdanovich, Peter Hagen, Nina Bui, Phong Haller, Robert Burchill, Ella Hill, Jerome Carrie Hollis Cave, Nick Hutton, Peter Chappels, Pola Ito, Kaori Chedid, Matthieu Jacobs, Ken et Flo Cohen, John Johns, Nora Coleman, Ornette Julius Coppa Jurga Cornand, Brigitte Kardish, Larry Corso, Gregory Kelly, Ellsworth Corso, Sherry Kenny De Bernardi, Tonino Kilb, Paul Donovan Korine, Harmony Drake, Nick Kouyate, Baye Dubosc, Dominique Krens, Thomas 142 Kubelka, Peter Nponda, Menard Kubota, Shigeko Obrist, Hans Ulrich Kuchars, George et Mike Ono, Yoko Kuenstler, Frank Paik, Nam June Landsbergis, Vytautas Païni, Dominique Lebel, Jean-Jacques Papatakis, Nico Lehman, Boris Parkash, Deva Hari Leslie, Alfred Pedro, le barman à Sao Paolo Liotta, Jeanne Perkins, Jeff Lund, Zoe Pip Chodorov Maciunas, Georges Rachev, Valentin Maciunas, Nijole Radziwill, Lee Madonna Raissnia, Raha Mailer, Norman Raynal, Jackie Major, Ursula Reed, Lou Marshall, Chan Ridgely, Tona "Tbird Luv" Maxi, chat Rumple, chat McGettwick, John Rushdie, Salmon Meed, Taylor Samantha Mekas, Adolfas Saskia Mekas, Oana Schwarzenegger, Arnold Mekas, Sebastian Sempel, Peter Michel, Ariane Serra, Richard Mitzi, chat Shiva, chat Natema, Nakai Smith, Patti Naujo, Dalius Sontag, Susan Neria Stendhal, Harry Nitsch, Hermann Stendhal, Maya Noro, Satchie Sze, Sarah Northover, Benn Tarr, Béla Nov, John Waters Thierney, Moira 143 Thierre, James Young, La Monte Valkaris, Auguste Youth, Sonic Vautier, Ben Zedd, Nick Viva, Alexandra, Luzia Zevola, Guiseppe Yamagata, Hiro Zorn, John Yoshimasu, Gozo Zuokas, Arturas 144 LIEUX GEOGRAPHIQUES DANS L’ŒUVRE 125th Street, atelier de Ornette Coleman 80 Wooster Street, Fluxushouse Cooperative, Soho Anthology Film Archive BAM Bedford Avenue, Williamsburg, Brooklyn Berlin/Weimar Cabaret, NYC chez Mekas, 491 Broadway, Soho, NYC Cremcafé, 2nd Avenue & 3rd Street, NYC Danny’s Skylight Room Cabaret East River, NYC Grace Exhibition Place, Brooklyn, NYC Grace Place, Buschwick, Brooklyn Grace Space Buschwick, Brooklyn, NYC Grand Ferry Park, Williamsburg, Brooklyn Greenpoint, Brooklyn, NYC Guggenheim Museum Hiro Ballroom, NYC Hudson River Huston & Second Avenue, NYC Huston Street, NYC Lucien Restaurant, East Village, NYC Madison Square Garden Mars Bar, au coin de 1st Street & 2nd Street Avenue, NYC Maya Stendhal Gallery McGlorick Park, Greenpoint, Brooklyn New York’s School for Strings Pete’s Candy Store, Brooklyn, NYC Pink Pony, Lower East Side, NYC Prospect Park, Brooklyn, NYC 145 Reed Hook, Brooklyn Rockefeller Center Rainbow Spoonbill & Sugartown Bookshop, Williamsburg, Brooklyn St. Ann’s Church, NYC The Brooklyn Rail, P.S.1 Gallery Third War Gallery, NYC Thomas Erben Gallery Union Square, NYC Utopia Parkway , Queens, la maison de Joseph Cornell Village Gate, NYC Washington Square Park Zebulon, Williamsburg, Brooklyn, NYC Cape Code Coney Island Hollywood Kiahkeya, Long Island City Montauk, Long Island San Francisco Film Festival St. Paul, Minnesota 202 boulevard St. Germaine, Paris Arc de Triomphe, Paris Bar au passage, Paris Bar du Marché, rue de la Seine, Paris Cimetière de Montmartre, Paris Cinémathèque Française, Paris FIAC, Paris Hôtel Louisianne, Paris Hôtel Ritz, Paris 146 Le Grand Café, Paris Prison de la Santé, Paris Shakespeare Company, Paris Wepler, Paris Antibes, France Cahors, France Camargue, Sud de la France Cloître St. Louis, Avignon, France Hôtel de la Mère Poulard, Mont St. Michel, France La Ciotat, France Provence, Lacoste, France St. Claire Église, Avignon, France St. Rémy, France Capri, Italie Cumiana, Italie Lac Maggiore, Italie Musée Stradivari, Cremona, Italie Naples, Italie Rome, Italie Torino, Bookfair Torino, Italie Venise, Italie Jonas Mekas Visual Art Center, Vilnius Semeniskia, Lithuania Uzupis, Vilnius Vilnius, Lithuania 147 Heike Curtze Gallery, Vienne Stammendorf, Autriche Vienne, Autriche Willendorf, Autriche Nyon, Suisse Willison Jazz Festival, Suisse Zurich, Suisse Fundoa Film Festival, Portugal Girona, Espagne Helsinki, Tampere Film Festival Lux, London Filmmaker’s Cooperative Luxemburg Munich, Allemagne Sao Paolo, Brésil Yokohama, Japon 148 CAPTURES D’ECRAN DES SITES DE L’ŒUVRE www.jonasmekas.com 149 150 151 152 www.jonasmekasfilms.com 153 154 155 156 157 158 159 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES FILMOGRAPHIE : films 2008 Lithuania and the Collapse of USSR (290’) 2007 Notes on american Film Director : Martin Scorsese (80’) 2003 Willamsburg, Brooklyn /1960-2003/ (15’) Notes on Utopia (59’) 2000 As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty (16 mm, 288’) Song of Avignon (8’) Mysteries /période : 1966-2000/ (34’) Mozart & Wien and Elvis (3’) 1999 This Side of Paradise (16 mm, 25’) 1988 Song of Avignon (5’) 1997 Birth of a Nation (80’) 1996 Memories of Frankenstein (95’) Happy Birthday to John (18’) 1995 Imperfect 3 - Image Films (6’) On the Way to Fujiyama (25’) 1992 Zefiro Torna or Scenes from the Life of George Maciunas (35’) Quartet #1 (5’) 1991 Dr Carl G Jung by Jerome Hill or Lapis Philosophirum /1950/ (29’) 1990 Scenes from the Life of Any Warhol /1965-1982/ (36’) 1985 He Stands in a Desert Counting the Seconds of His Life /1964-1984/ (160’) 1983 Erick Hawkins : Excerpts from « Here and Now With Watchers »/ Lucia Dlugoszewski Performs (1962-1983) (6’) Cup/Saucer/Two Dancers/Radio (1965-1983) (23’) Street Songs (1966-1983) (11’) 1981 Travel Songs /1967-1981/ (28’) 1980 The Song of Stockholm (4’) 1979 Paradise Not Yet Lost (97’) /filmage en 1977 à Manhattan, puis le voyage bifurque vers la Suède, se poursuit de nouveau en Lituanie et en Autriche, et continue en Italie pour se terminer à New York/ 1978 In Beetween : 1964-8/ (52’) Notes for Jérôme /période : 1966-1967 et 1974, exclusivement à Cassis/ (45’) 1975 Lost, Lost, Lost /période : 1950-1953/ (180’) 1972 Reminiscences of a Journey to Lituania /1950-1971/ (82’) 1970 The Song of Moscow (3’) 1969 Walden - Diaries, Notes & Sketches /période : 1964-1968/ (180’) 1968 Time and Fortune Vietnam Newsreel (4’) 1967 The Italien Notebook (15’) The Song of Assisi (2’) The Song of Avila (4’) The Song of Italy (15’) 1966 Notes on the Circus (12’) Cassis (4’) Hare Krishna (4’) Report from Millbrook (1965-66) (12’) 1964 Award Presentation to Andy Warhol (12’) 1963 The Brig (68’) Film Magazine of the Arts (20’) Moires : Dali/Oster Newsreel 1962 Guns of the Trees (75’) 1950 Grand Street (films inachevés) 1953 Silent Journey (films inachevés) vidéos 2004 Letters from Greenpoint (80’) 2003 Dedication to Léger (vidéoinstallation) 2001 Ein Märchen (6’) 2000 Autobiography of a Man Whose Memory Was in His Eyes (53’) Remedy for Melancholy (20’) 1999 Laboratorium (63’) A Few Notes on Andy’s Factory (59’) Notes on Film-Maker’s Cooporative (40’) 1997 Letters from Nowhere - Laikas is Neikur N.1 (75’) Scenes from Allen’s Last Three Days on Earth as Spirit (avril 1997, 67’) Symphony of Joy Letters to Friend #1 (88’) 1996 Cinema Is Not 100 Years Old (5’) 1992 The Education of Sebastian or Egypt Regained /période : décembre 1991-janvier 1992/ (360’) 1992 Mob of Angels at St. Ann’s 1991 Mob of Angels/ The Baptism (60’) web projet 1001 Nights/ One Thousand Nights and Night 2007 365 Day Project films sur Mekas 2009 Visionaries : Jonas Mekas and the (Mostly) American Avant-Garde Cinema, Chuck WORKMAN (93’, vidéo) 2002 Meanwhile a Butterfly Flies, Julius ZIZ (vidéo) Jonas Tourne Toujours, Pip CHODOROV (vidéo, 10’) As Jonas Was Moving Ahead, Peter Rode Off, Pip CHODOROV (16 mm, 5‘) 2001 Cinéastes de notre temps: Jonas Mekas, Jackie RAYNAL As Radau.., Arba Palakiojimai (I Found... or Flyings), Algimantas MACEINA (his 75th birthday, Christmas in Lithuania) (Beta SP, 20’) Moving Images – the Film-Makers' Cooperative Relocates, Joel SCHLEMOWITZ (16 mm, 14’) Jonas présente REMINISCENCES (Guillaume Lauras [La Femis], 2001) 7 min, vidéo 2000 Fête d'anniversaire de Jonas Mekas avec portraits d'invités, Boris LEHMAN (16 mm, 5’) 1999 My Country is Cinema. Scenes from the Life of Jonas Mekas, Brigitte CORNAND (vidéo, 58’) Happy Birthday Jonas, Auguste VARKALIS (16 mm, 3’) Oona's wedding, Robert FENZ (16 mm, 5’) 1998 Jonas Mekas joue de l'accordéon, Boris LEHMAN (16 mm, 3’) 1997 Jonas Mekas in Paris 10/97, Pip CHODOROV (16 mm, 4’) 1995 Jonas Mekas, Friday the 13 Okt, Anja CZIOSKA (16 mm, 6’) 1994 Jonas in the Desert, Peter SEMPEL (16 mm, 120’) 1993 Portrait of Jonas and Peter, Friedl KUBELKA-BONDY (16 mm, 3’) 1969 Filmmakers series - Jonas Mekas, Taka IIMURA (16 mm, 6’) 1967 Festival Mix, Jud YALKUT (16 mm) Jonas, Gideon BACHMANN (16 mm) 1966 Shooting Guns, Charles I. LEVINE (16 mm, 8’) Screen Tests – Jonas Mekas, Andy WARHOL Song 15, Stan BRAKHAGE (16 mm) 1964 Newsreel – Jonas in the Brig, Storm de HIRSCH (16 mm, 5’) OUVRAGES ECRITS PAR JONAS MEKAS : Daybooks 1970–1972, traduction de lithuanien en anglais par Vyt Bakaitis, Brooklyn, New York, Édition Portable Press by Yo-Yo Labs, 2003. Artists’ book, Paris, Édition Onestar, 2003. 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A Few Things I Want to Share with my Paris Friends 16 mai - 20 juin 2009, Galerie du Jour Agnès B commissaire : Benn Northover Jonas Mekas : New York 13 novembre-21 février 2009, Maya Stendhal Gallery commissaire : Harry Stendhal 2008 Jonas Mekas (rétrospective) 8 novembre 2008- 1 mars 2009, Ludwig Museum, Cologne 6 opere di Jonas Mekas 11 octobre-2 novembre, Lucca, Fondazione Centro Studi Ragghianti commissaire : Benn Northover 28th Biennial of Sao Paulo The Foundation of Sao Paulo, Sao Paulo, Brésil Whatever Happened to Sex in Scandinavia? Office for Contemporary Art Norway, Oslo, Norway That Was Then…This Is Now P.S.1 Contemporary Art Center, Long Island City, New York Reykjavik Arts Festival, Reykjavik, Islande From Fluxus to Media Art Stendhal Gallery, New York 2007 From Futurism to Fluxus The Jonas Mekas Visual Arts Center, Vilnius, Lithuania Universal Language & The Avant-Garde Stendhal Gallery, New York Jonas Mekas: The Beauty of Friends Being Together Quartet P.S.1 Contemporary Art Center, Long Island City, New York www.jonasmekas.com novembre – février, Stendhal Gallery 2006 The Destruction Quartet 2006 10 novembre-4 octobre, Darren Knight Gallery, Sidney, Australie commissaire : Danius Kesminas Celebration of the Small and Personal in the Times of Bigness 13 juillet-16 août, Monash University Museum of Art, Melbourne Jonas Mekas 27 janvier-19 mars, CAC, Vilnius Jonas Mekas Mead Gallery, Warwick Arts Center, Royaume-Uni Jonas Mekas Sketch Gallery, London He Stands in the Desert Counting the Seconds of His Life Tamayo Contemporary Art Museum, Mexico City Jonas Mekas, Film Screenings Hirshhorn Museum, Washington DC Jonas Mekas Baltic Art Center, Visby The Expanded Eye Kunsthaus Zurich Onestar Stop Galerie Erna Hécy, Brussels 2005 Dagsboksfilmen = The Diary Film 1 mars- 17 avril, Moderna Museet, Stockholm Inventaire contemporain III. projection des films de Jonas Mekas 24-30 avril, Jeu de Paume Fragments of Paradise mars-avril, Maya Stendhal Gallery, Chelsea Celebration of the Small and Personal in the Times of Bigness La Biennale de Venezia : 51. International Art Exhibition, Pavillon lituanien commissaires : Liutauras Psilpilskis et lolita Jablonskiene Balance and Power- Performance and Surveillance in Video Art Krannert Art Museum, Champaign, IL. Thank You for the Music Spruth Magers Projeckte, Munich Repetitions Stendhal Gallery, New York, Group Show 2003 Jonas Mekas : A Camera for Jonas, To Petrarca Who Walked Over the Hills of Provence Dedication to Ferdinand Leger (vidéoinstallation de 24 heures) 2 juillet-28 septembre, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris commissaire : Hans Ulrich Obrist & Angelina Scherf Moderna Museet Baltic Art Center, Visby Fables de L’Identité Centre National de la Photographie, Paris Jonas Mekas: Frozen Films Frames Maison Europòene de la Photographie, Paris Frozen Film Frames Sideshow Gallery, Williamsburg, Brooklyn Dedication to Fernand Leger Museum of Contemporary Art, Vilinius La Biennale di Venezia. Installation at the Utopia Station Pavillion 2002 Documenta 11, Kassel Maison Européenne de la Photographie, Paris 2000 Voilà – Le monde dans la tête. (films et installations) Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris Laboratorium Antwerpen Open, Antwerpen 1999 This Side of Paradise en septembre et octobre 1999, Galerie du Jour Agnès B 7 janvier-28 février 1999, Gandy Gallery, Prague Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) juillet, James Fuentes Gallery, New York juillet, Galerie du Jour agnès b., Paris juin, Susan Inglett Gallery, New York mai, Pupelis Gallery, Obeliai 1998 Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) été, Gandy Gallery, Prague juin, Le Printemps de Cahors, Cahors 1997 Giedre Bartett Galerie, Berlin Gandy Gallery, Prague Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) décembre, Museum of Contemporary Art, Vilnius février, Madrid Art Fair novembre 1996-mars 1997, Metropolitan Museum of Photographie, Tokyo ART et Cinéma, Centre d’art contemporain Le Parvis, à Tarbes (exposition collective) accrochage de groupe, Galerie du Jour agnès b., Paris (exposition collective) 1996 Foire de Bâle (Galerie du Jour agnès b.) Foire de Chicago Jonas Mekas. Films immobiles, une célébration Galerie du Jour agnès b. et American Centre, Paris Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) mai, Still Gallery, Edinburgh 8 février-2 mars, Galerie du Jour agnès b., Paris Laurence-Miller, New York 1995 rétrospective de ses films au Centre d’Art Contemporain, Vilnius, Lituanie 1994 Jonas Mekas (conférence, concert, projection) 12 octobre - 15 novembre, CinéMAC, Marseille, Musée d’Archéologie Méditerranéenne 1993 la première rétrospective en Europe de ses films et vidéos : 5 -18 mai 1993 au Musée d’art contemporain à Marseille ; 15 décembre 1992 – 31 janvier 1993 à la Galerie National du Jeu de Paume à Paris commissaire : Angela Engelbach rétrospective à Sao Paolo Jonas Mekas (rétrospective) 15 décembre 1992-31 janvier 1993, Jeu de Paume commissaire : Danièle Hibon 1992 Frozen Film Frames, A Celebration/Films immobiles, Une célébration (photogrammes) février-mars, Galerie du Jour agnès b., Paris 1991 novembre 1991, rétrospective complète de ses films au Musée Whitney CATALOGUE D’EXPOSITIONS (CHRONOLOGIQUEMENT) Jonas Mekas. 365 Day Project, Paris, Galerie du jour agnès b., Édition École Nationale Supérieur des Beaux-Arts, 17 octobre 2009. Jonas Mekas. A Pétrarque : Qui traversa les collines de Provence à pied, Édition Dis Voir, 15 avril 2009. (édition anglaise : To Petrarca) Jonas Mekas. Manifesto Marathon, Cologne, Ludwig Museum, Londres, Serpentine Gallery, Édition Koenig Books, 2008. 6 opere di Jonas Mekas, Lucca, Fondazione Centro Studi Ragghianti, 2008. Jonas Mekas : The Destruction Quartet 2006, avec l’essai de Jan Verwoert, Sidney, Darren Knight Gallery, 2006. Jonas Mekas. Dagboksfilmen/The Diary Film, Stockholm, Moderna Musset, 2005. (en suédois et anglais) La Biennale de Venezia : 51. International Art Exhibition, 2005. Jonas Mekas. “This Side of Paradise”. Fragments of an Unfinished Biography, Paris, Galerie du jour agnès b., 1999. Jonas Mekas: Frozen Film Frames. Images et textes, Tokyo, Édition Photo-Planete, 1997. Sustabdytos akimirkos, Vilnius, Contemporary Art Museum, 1997. Jonas Mekas. Frozen Film Frames, Tokyo, Metropolitan Museum of Photography, 1996. Jonas Mekas. Films immobiles, Une célébration, Paris, Galerie du Jour agnès b., 1996. Jonas Mekas, Paris, Galerie National du Jeu de Paume, Marseille, Centre Charité, Maison Méditerranéenne de l’image, 1992. Jonas Mekas, Tokyo, 1983. The Pleasure Dome. American Experimental Film 1939-1979, sous la direction SÖDERQUIST (Claes), Stockholm, Moderna Museet, 1980. SUR JONAS MEKAS : ouvrages (chronologiquement) Sans (Jérôme), « Anecdotes » de Jonas Mekas, Paris, Édition Scali, 25 octobre 2007. Entretien avec Jonas Mekas, sous la direction de SANS, BOEDIC, GAUTHIER, Édition Paris Expérimental, coll. « Les Cahiers de Paris Expérimental » (n° 24), 2006. Jonas Mekas. Just Like a Shadow : An Interview With Jérôme Sans, sous la direction de MEKAS (Jonas), SANS (Jérôme), REMY (Patrick), Göttingen, Édition Steidl, octobre 2000. 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Issa, Kobayashi Cavafy, Constantin James, Skip Cave, Nick Johnson, Blind Willie Cézanne, Paul Joyce, James Clarks, Larry Kabalevsky, Dimitri Cornell, Joseph Keaton, Buster Corso, Gregory Lennon, John Dante, Alighieri Lumière, Auguste et Louis Dao, Bei Luzzato, Moshe Chaim De Amicis, Edmondo Maciunas, Georges Deren, Maya Malevitch, Kazimir Duanaire, Tinnakill Malle, Louis Niestche, Friedrich Shakespeare, William Nitobe, Inazo Simon, Nina Ono, Yoko Smith, Harry Paik, Nam June Spears, Britney Petrarca, Franceso Stendhal, Marie-Henri Beyle Pinter, Harold Sudek, Josef Pirandello, Luigi Tompkins, Peter Proust, Marcel Verdi, Guiseppe Reis, Ricardo Vigo, Jean Rubin, Barbara Warhol, Andy Sade, Donatien Alphonse François Wilde, Oscar Saint-Exupéry, Antoine de Ying, Dodo Ming Schjeldahl, Peter Zwick, Edward Scorsese, Martin LA LISTE DES GENS QUI APPARAISSENT DANS L’ŒUVRE Abraham, Raimund Dubosc, Dominique Adamkus, Vladas Erica, petite-amie de Valkaris agnès b. Evgen, le photographe aveugle Ahwesh, Peggy Ford, Charles Henri Anger, Kenneth Friedman, Betty Arbus, Diane Gehry, Frank Bacigalupo, Massimo Glass, Philip Bartas, Sarunas Goldovskaya, Marina Beard, Peter et Zara Gordon, Douglas Berger, Mark Graham, Billy Berman, Tosh Grass, Günter Berteto Guedji, Georg-Henri Bogdanovich, Peter Guerero Bui, Phong Hagen, Nina Burchill, Ella Haller, Robert Carrie Hill, Jerome Cave, Nick Hollis Chappels, Pola Hutton, Peter Chedid, Matthieu Ito, Kaori Cohen, John Jacobs, Ken et Flo Coleman, Ornette Johns, Nora Coppa Julius Cornand, Brigitte Jurga Corso, Gregory Kardish, Larry Corso, Sherry Kelly, Ellsworth De Bernardi, Tonino Kenny Donovan Kilb, Paul Drake, Nick Korine, Harmony Kouyate, Baye Northover, Benn Krens, Thomas Nov, John Waters Kubelka, Peter Nponda, Menard Kubota, Shigeko Obrist, Hans Ulrich Kuchars, George et Mike Ono, Yoko Kuenstler, Frank Paik, Nam June Landsbergis, Vytautas Païni, Dominique Lebel, Jean-Jacques Papatakis, Nico Lehman, Boris Parkash, Deva Hari Leslie, Alfred Pedro, le barman à Sao Paolo Liotta, Jeanne Perkins, Jeff Lund, Zoe Pip Chodorov Maciunas, Georges Rachev, Valentin Maciunas, Nijole Radziwill, Lee Madonna Raissnia, Raha Mailer, Norman Raynal, Jackie Major, Ursula Reed, Lou Marshall, Chan Ridgely, Tona "Tbird Luv" Maxi, chat Rumple, chat McGettwick, John Rushdie, Salmon Meed, Taylor Samantha Mekas, Adolfas Saskia Mekas, Oana Schwarzenegger, Arnold Mekas, Sebastian Sempel, Peter Michel, Ariane Serra, Richard Mitzi, chat Shiva, chat Natema, Nakai Smith, Patti Naujo, Dalius Sontag, Susan Neria Stendhal, Harry Nitsch, Hermann Stendhal, Maya Noro, Satchie Sze, Sarah Tarr, Béla Yoshimasu, Gozo Thierney, Moira Young, La Monte Thierre, James Youth, Sonic Valkaris, Auguste Zedd, Nick Vautier, Ben Zevola, Guiseppe Viva, Alexandra, Luzia Zorn, John Yamagata, Hiro Zuokas, Arturas ÉTUDE DES LIEUX DANS L’ŒUVRE 125th Street, atelier de Ornette Coleman 80 Wooster Street, Fluxushouse Cooperative, Soho Anthology Film Archive BAM Bedford Avenue, Williamsburg, Brooklyn Berlin/Weimar Cabaret, NYC chez Mekas, 491 Broadway, Soho, NYC Cremcafé, 2nd Avenue & 3rd Street, NYC Danny’s Skylight Room Cabaret East River, NYC Grace Exhibition Place, Brooklyn, NYC Grace Place, Buschwick, Brooklyn Grace Space Buschwick, Brooklyn, NYC Grand Ferry Park, Williamsburg, Brooklyn Greenpoint, Brooklyn, NYC Guggenheim Museum Hiro Ballroom, NYC Hudson River Huston & Second Avenue, NYC Huston Street, NYC Lucien Restaurant, East Village, NYC Madison Square Garden Mars Bar, au coin de 1st Street & 2nd Street Avenue, NYC Maya Stendhal Gallery McGlorick Park, Greenpoint, Brooklyn New York’s School for Strings Pete’s Candy Store, Brooklyn, NYC Pink Pony, Lower East Side, NYC Prospect Park, Brooklyn, NYC Reed Hook, Brooklyn Rockefeller Center Rainbow Spoonbill & Sugartown Bookshop, Williamsburg, Brooklyn St. Ann’s Church, NYC The Brooklyn Rail, P.S.1 Gallery Third War Gallery, NYC Thomas Erben Gallery Union Square, NYC Utopia Parkway , Queens, la maison de Joseph Cornell Village Gate, NYC Washington Square Park Zebulon, Williamsburg, Brooklyn, NYC Cape Code Coney Island Hollywood Kiahkeya, Long Island City Montauk, Long Island San Francisco Film Festival St. Paul, Minnesota 202 boulevard St. Germaine, Paris Arc de Triomphe, Paris Bar au passage, Paris Bar du Marché, rue de la Seine, Paris Cimetière de Montmartre, Paris Cinémathèque Française, Paris FIAC, Paris Hôtel Louisianne, Paris Hôtel Ritz, Paris Le Grand Café, Paris Prison de la Santé, Paris Shakespeare Company, Paris Wepler, Paris Antibes, France Cahors, France Camargue, Sud de la France Cloître St. Louis, Avignon, France Hôtel de la Mère Poulard, Mont St. Michel, France La Ciotat, France Provence, Lacoste, France St. Claire Église, Avignon, France St. Rémy, France Capri, Italie Cumiana, Italie Lac Maggiore, Italie Musée Stradivari, Cremona, Italie Naples, Italie Rome, Italie Torino, Bookfair Torino, Italie Venise, Italie Jonas Mekas Visual Art Center, Vilnius Semeniskia, Lithuania Uzupis, Vilnius Vilnius, Lithuania Heike Curtze Gallery, Vienne Stammendorf, Autriche Vienne, Autriche Willendorf, Autriche Nyon, Suisse Willison Jazz Festival, Suisse Zurich, Suisse Fundoa Film Festival, Portugal Girona, Espagne Helsinki, Tampere Film Festival Lux, London Filmmaker’s Cooperative Luxemburg Munich, Allemagne Sao Paolo, Brésil Yokohama, Japon CAPTURES D’ECRAN SUR L’ŒUVRE www.jonasmekas.com www.jonasmekasfilms.com