neiges - Cours de theatre Paris

Transcription

neiges - Cours de theatre Paris
NEIGES
de Nicolas BREHAL
PERSONNAGES : ANNA, MACHA
A la veille de Noël.. Anna, trente ans, célibataire.
Macha , sa suivante, amoureuse du domestique Dikhel qui repousse ses avances…
Anna tombe amoureuse de Pelimov, un de ses contremaîtres, travaillant dans l’Horlogerie..
Pour l'attirer chez elle, Anna a arraché les aiguilles d'une horloge de l'office…
Macha , elle, vient encore de se disputer avec Dikhel.
MACHA. Il ne m'aime pas. Il ne m'aimera jamais.
ANNA. Comment peux-tu en être si sûre ? Les hommes sont bien plus lents que nous à
s'avouer leur passion.
MACHA. Je ne sais pas. Je ne sais plus.
ANNA. Dikhel aurait sans doute préféré se déclarer le premier. Mais tu l'as devancé. Il ne te
le pardonne pas. Alors il feint de ne pas t'aimer, afin que sa froideur paralyse ton agitation.
Si tu feignais à ton tour de ne pas l'aimer, pendant quelque temps, il se rendrait compte à
quel point il craint de te perdre.
MACHA. J'ai tout essayé. La ruse, la sincérité. Rien n'y fait. Désormais, j'ai décidé d'être
sincère. Cela me console, au moins... Cela me console de savoir que je ne triche pas.
ANNA. La sincérité est souvent un danger, en matière d'amour.
MACHA. L'amour n'est-il pas le pire danger ?
(Anna fait oui de la tête. Puis elle enlace Macha)
ANNA. Un jour, nous irons à Paris. Je te le promets. J'ai envie d'être heureuse.
MACHA. Nous le serons, Anna. . Nous nous amuserons. Nous irons au théâtre. Nous irons
au théâtre à Paris ! Quelle folie, quand j'y songe... je n'y suis jamais allée.
ANNA. Moi non plus. Je ne connais rien du monde. Sinon le chemin qui mène à l'usine. Et
de l'usine à la maison. C'est un chemin que je pourrais parcourir les yeux fermés.
Amnésique, je m'en souviendrais encore... j'entendrais les grelots du traîneau.
MACHA. L'avez-vous revu aujourd'hui ?
ANNA. De qui parles-tu ?
MACHA. De Pimenov, pardi !
ANNA. Non. Je suis restée, la journée entière, dans mon bureau. Mais je puis t'avouer que
je l'ai guetté, plusieurs fois, par la fenêtre. Dès que me parvenaient des voix d'hommes, je
regardais à travers les vitres pour voir si Pimenov n'était pas avec eux. J'ai cru reconnaître
sa haute silhouette, un moment, vers le soir. Il traversait la cour, les mains dans les poches.
Mais il n'a pas levé la tête vers mon étage.
MACHA. Rien ne vous assure que c'était lui !
ANNA. . En effet, il neigeait. Et pourtant, mon cœur a bondi. J'ai repensé à notre
conversation de ce matin. Et je me suis rendue à l'évidence que Pimenov avait de nombreux
attraits pour me plaire.
MACHA. Le cœur qui bondit... l'attente d'être regardée... Ce sont là des signes qui ne
trompent pas.
ANNA. Vous me faites perdre la tête, avec ce Pimenov. Folles que vous êtes toutes, dans
cette maison, à vouloir que je sois amoureuse. (Anna s'approche de l'horloge. Elle touche
l'horloge d'une manière qui ne lui ressemble pas, presque sensuelle.) Au sujet de l'horloge,
Dikhel l'a-t-il prévenu ?
MACHA. Oui. Ce matin même.
ANNA. Passera-t-il aujourd'hui ?
MACHA. Non. Pimenov a prévenu votre cocher, qu'il serait retenu à une réunion d'ouvriers,
pour fêter Noël. Sans doute viendra-t-il demain !
(Anna soupire, l'air déçu. Puis elle se ressaisit.)
ANNA. . Je sens qu'il viendra. Tôt ou tard, II viendra. Et je le recevrai moi-même. Et je lui
parlerai... Si je ne parviens pas à le séduire, c'est que je ne suis bonne à rien. Tout juste à
vieillir, seule, dans mon bureau, sur un lit de dossiers... Ma tante, a raison de penser qu'il
faut forcer le destin et préparer l'amour, comme on habille un jeune fille, avant sa nuit de
noces. Elle sait de quoi elle parle, elle a vécu, elle a aimé, ma tante.
MACHA. Ce n'est pas le moment de bavarder, Anna. Lyssevitch juste d'arriver. Il t'attend.
ANNA. Ah ! Lyssevitch, c'est vrai ! Je ne l'avais pas oublié... Mais je n'ai pas grande envie
de le voir. Il est si bavard que ses phrases me tournent la tête.
MACHA. Il est avocat. Les avocats ne sont-ils pas tous un peu... discoureurs ? Allez, fais
chauffer le samovar, et sors les gâteaux. Ceux qu'Agafia a sortis du four, à midi.
ANNA. Il vaut mieux lui servir un apéritif et du raifort râpé sur des tranches de pain. (J'aurais
aimé prendre le temps de me changer, de me coiffer. (...)
MACHA (A Anna, qui s’assoit) Que fais-tu ? C'est là-haut que ça se passe...
ANNA. Je recevrai Lyssevitch ici. À quoi bon monter un étage ? Je suis si lasse... Et puis
n'est-il pas un ami ? Il comprendra que je préfère m'entretenir avec lui dans une pièce
chauffée, en attendant que Dikhel répare les fenêtres...
MACHA. Tu es folle, Anna ! Tu ne vas pas recevoir l'avocat Lyssevitch à l'office ! Que va -t-il
penser de nous ?
ANNA. Lyssevitch est un orignal. Il trouvera, au contraire, de bon goût que je lance la mode
de recevoir à l'office ! Dans quelques semaines, toutes les femmes de la haute société, qu'il
fréquente, feront de même. Lyssevitch les aura prévenues que j'ai eu l'audace délicieuse, et
si drôle, de l'accueillir au milieu de la vaisselle et du désordre. Je l'entends d'ici !
MACHA. Bon. J'installe la vodka et le raifort sur la table. Vous vous en débrouillerez.
ANNA. Tu restes avec nous, n'est-ce pas ?
MACHA. Certainement pas ! Moi, je ne reçois pas mes invités à l'office.
(Macha sort. Anna reste seule, elle soupire. Elle se dirige vers l'horloge. Elle regarde
l'horloge, comme si elle toisait quelqu'un.)
ANNA. (à l'horloge.) Je ne peux plus me passer de toi. Qui l'aurait cru ?... Je désire que tu
demeures à mes côtés, sans relâche. Si longtemps il m'a fallu être seule. C'est fini ! Tu es là.
Que tu es grand ! que tu es fort ! Tu me protégeras. Tu m'aideras à vivre, à respirer, puis un
jour à mourir. Je me reposerai sur toi. Je garderai enfin les yeux fermés sur tout, sur les
autres, sur le monde. Je serai à jamais confiante et paisible... Mon amour.