Audition de Jean-Luc Racine au Parlement européen

Transcription

Audition de Jean-Luc Racine au Parlement européen
note
Le nouveau
contexte politique
et la question des
droits de l’homme
au Pakistan
Audition, Parlement européen, Commission des Affaires étrangères,
Sous-commission des droits de l’homme
Jean-Luc Racine, Vice-président, Asia Centre
10 juillet 2013, Bruxelles.
Echange de vues sur la situation des droits
de l’homme dans la République Islamique du
Pakistan
Le nouveau contexte politique
Madame la Présidente, mesdames et messieurs les
députés, mesdames messieurs,
Je voudrais d’abord remercier la sous-commission des
droits de l’homme pour cette audition. Pour répondre
à la demande qui m’a été faite, et sachant que des
personnalités actives dans les mouvements de défense
des droits humains prendront ensuite la parole, j’évoquerai
ici pour l’essentiel le contexte politique dans lequel la
question des droits de l’homme se pose aujourd’hui au
Pakistan.
71 boulevard Raspail
75006 Paris - France
Tel : +33 1 75 43 63 20
Fax : +33 1 75 43 63 23
w w. c e n t r e a s i a . e u
[email protected]
siret 484236641.00029
Des élections générales et provinciales ont eu lieu en mai
dernier au Pakistan. Pour la première fois dans l’histoire
du pays, une coalition, menée par le Parti du Peuple
Pakistanais (Pakistan Peoples Party) a pu mener à terme
son mandat de cinq ans (2008-2013) avant de laisser la
place au principal parti d’opposition, la Ligue Musulmane
du Pakistan (Pakistan Muslim League-N), dirigée par Nawaz
Sharif. La victoire de la Ligue musulmane a été claire : elle
a remporté 166 sièges sur 342. Dix-neuf indépendants
l’ont alors rejointe, lui donnant une majorité absolue. Au
Pendjab, la plus peuplée des provinces pakistanaises (90
millions d’habitants, soit la moitié de la population du pays),
la Ligue a gardé le pouvoir, gagnant plus des deux tiers
des sièges. Elle est aussi partie prenante de la nouvelle
coalition gouvernant le Baloutchistan.
Cette première transition politique ne devant rien à un
coup d’état militaire ou aux intrigues de palais, comme on
le vit dans le passé, a été saluée à juste titre comme une
avancée démocratique significative, même si les résultats
de certaines circonscriptions ont été contestés.
Un programme d’urgence pour l’éducation pour tous
est affiché, afin de mettre en œuvre le droit à l’éducation,
introduit dans la Constitution en 2010.
Moins positif est le constat de l’interférence des militants
du Mouvement des Talibans du Pakistan (Tehreek-eTaliban Pakistan : TTP) qui ont mené une campagne
d’intimidation et d’attentats contre les partis qu’ils
jugeaient non acceptables, au premier chef le Parti du
Peuple Pakistanais et le Parti National Awami (Awami
National Party : ANP), qui dirigeait la province de Khyber
Pakhtunkhwa, bastion des talibans. Le PPP a subi une
défaite sans appel, perdant quatre-vingt-deux sièges et la
moitié de ses voix. Quant à l’ANP, il a été balayé avec un
seul élu au Parlement et six élus provinciaux. Le bilan de
ces partis explique pour partie leur défaite, assurément,
mais la violence déchaînée par les talibans (130 morts au fil
d’attaques diverses) a évidemment amoindri leur capacité
de faire campagne. A l’inverse, ont gagné les partis affichant
d’emblée leur volonté de dialogue avec les talibans : la
Ligue Musulmane au Parlement et au Pendjab, et le Parti
de la Justice d’Imran Khan (Pakistan Tehreek-e-Insaf), qui
dirige désormais la province de Khyber Pakhtunkhwa. La
mission d’observation de l’Union Européenne a qualifié
comme suit ces élections : « Un processus électoral
amélioré et ouvert à la compétition, en dépit de la violence
militante et des lacunes de procédure ».1
Le droit des femmes est rappelé dans le programme
électoral, au nom des valeurs de l’Islam : l’accent est
mis sur l’éducation, la lutte contre la discrimination et la
violence contre les femmes, l’emploi. Mais rien n’est dit
sur la réforme des lois Hudood sur le viol et l’adultère, sur
lesquelles le général Musharraf n’avait pu avancer que très
partiellement en 2006.
Quant aux partis islamistes, capables de mobiliser la rue
et l’opinion, ils restent faibles en terme de représentativité
nationale : si la Jamiat Ulema-e-Islam a remporté 15 sièges
au Parlement (doublant son score de 2008) et 26 dans
les provinces, la Jamaat-e-Islami ne compte que quatre
élus au Parlement, et huit dans les provinces. Les deux
partis de l’islamisme parlementaire n’ont donc obtenu que
4,5% des suffrages, et 4,8% des sièges. Mais leur poids
réel dans la vie politique est bien supérieur à leur poids
électoral.
Les droits des minorités sont réaffirmés ainsi que la
nécessité de restaurer leur confiance, mais rien n’est dit
sur la question sensible du blasphème.
Les droits des travailleurs, la liberté de la presse, l’annonce
d’une loi reconnaissant le droit à l’information pour lutter
contre la corruption trouvent également place dans le
programme électoral, ainsi que la réforme de la police et
l’amélioration du système judiciaire.
Les lois anti-terroristes doivent être modifiées pour un
meilleur respect des procédures, juges et témoins devant
être protégés. Le Parlement devrait avoir un droit de
regard sur les activités des services secrets. Les zones
tribales devraient jouir des mêmes droits politiques et
économiques que le reste du pays. Les programmes
des madrassas devraient s’aligner sur ceux des écoles
gouvernementales : un objectif sur lequel le général
Musharraf avait dû reculer.
Une « charte pour l’harmonie interprovinciale » est
présentée comme étant une condition décisive du
progrès de la Fédération. L’autonomie accrue promise
aux provinces par le 18e amendement de la Constitution
voté en 2010 est réaffirmée. La gravité de la situation
au Baloutchistan est « pleinement reconnue », les droits
politiques et économiques de la population devant y être
restaurés. L’Azad Jammu et Cachemire et le Gilgit Baltistan
n’élisent pas de députés au Parlement (ces régions sont
l’objet du contentieux avec l’Inde sur le Cachemire). Le
programme promet simplement de renforcer le pouvoir de
leurs assemblées.
Le Programme de la Ligue musulmane
Le programme électoral de la Ligue musulmane aborde
sous divers chapitres des questions touchant aux droits
humains. Dans son introduction, Nawaz Sharif écrit :
« Le défi qui nous attend n’est pas simplement
de rétablir la suprématie de la loi et d’assurer le
respect des institutions démocratiques, mais de
créer une société fondée sur la justice sociale
et le bien-être de tous les Pakistanais, sans
discrimination », l’objectif étant de construire « un
état providence moderne et modéré fondé sur
les valeur de l’Islam, où chacun puisse vivre dans
un cadre d’opportunités égales, de sécurité, de
dignité, quelles que soient sa langue, son ethnie,
sa religion ».2
EU Election Observation Mission, Pakistan, 2013. Preliminary
Statement: « A competitive and improved election process in
Pakistan despite militant violence and procedural shortcomings »,
Islamabad, 13 Mai 2013
2
Pakistan Muslim League (N): National Agenda for Real Change.
Manifesto 2013, pp. 4-5.
1
Les perspectives en matière de droits humains
Au-delà de ces déclarations, le changement de
gouvernement ne devrait pas marquer de rupture très
significative sur le dossier des droits humains. Pendant la
campagne, la Ligue musulmane a demandé à être jugée
aussi sur le bilan de son mandat à la tête de la Province
du Pendjab dont le chef de gouvernement était, et reste
aujourd’hui, Shabaz Sharif, le frère du nouveau Premier
ministre. A cet égard, le bilan est mitigé. La lutte contre
les organisations sectaires opérant contre la minorité chiite
reste très insuffisante, et le gouvernement du Pendjab a
renouvelé dans son budget présenté en 2013 la subvention
à l’association caritative et de prédication Jamaat-udDawa, la maison mère du groupe terroriste des Lashkar-
2
e-Taiba.3 Hafiz Mohammad Saeed, fondateur des Lashkar
et émir de la Jamaat-ud-Dawa, accusé par l’Inde d’être
l’inspirateur des attentats de Mumbai de 2008, et placé
sur la liste des personnalités sous sanctions de l’ONU,
reste un personnage public non inquiété.
On l’a noté, sur les sujets sensibles comme les loi Hudood
et les dérives de la loi sur le blasphème, le programme
électoral de la Ligue musulmane ne dit rien, sachant que
toute tentative de réforme sera instrumentalisée par les
partis islamistes en direction de l’opinion conservatrice.
Du reste, à l’heure de la formation de son gouvernement,
Nawaz Sharif avait un temps envisagé d’avoir des
ministres de la Jamiat Ulema-e-Islam, qui a décliné, tout
en soutenant Sharif au Parlement au nom de la « proximité
idéologique » entre les deux partis.4
La question politique mais aussi sociétale est ainsi posée :
au-delà de la coalition des nationalistes et des islamistes
extrémistes illustrée par le Conseil de Défense du Pakistan
(Difa-e-Pakistan Council) établi en 2011 contre la politique
du PPP, y a-t-il une radicalisation des classes moyennes
urbaines, comme semble l’avoir montré le soutien public
dont a bénéficié l’assassin du gouverneur du Pendjab
Salman Taseer, abattu en 2011 pour sa position critique
sur la loi sur le blasphème ? Ou la mobilisation massive
contre l’attentat mené en 2012 par les talibans contre
Malala Yousafzai, jeune icône du droit à l’éducation des
filles, ouvre-t-elle une marge de manœuvre contre les
détracteurs des droits humains ?
Sur le fond, les questions prioritaires pour le gouvernement
Sharif sont le redressement d’une économie préoccupante,
la crise énergétique et la redéfinition de la lutte antiterroriste et anti-extrémiste. Sur ce dossier très délicat,
et dans le contexte inattendu d’une intensification des
attentats depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement
cherche à construire un consensus politique en appelant
tous les partis à une réunion consacrée à la lutte contre
l’insécurité. Shireen Mazari, ancienne directrice générale de
l’Institut d’Etudes Stratégiques d’Islamabad, aujourd’hui
porte-parole du Parti de la justice, n’a pas hésité à prédire
qu’il ne sortirait rien de cet « exercice futile »5.
La visite faite le 2 juillet par Nawaz Sharif au Baloutchistan
a placé les services de renseignement et la police devant
leurs responsabilités, alors que les attentats contre la
minorité chiite des Hazaras ont repris de plus belle.
Mais cela suffira-t-il à mettre un terme à l’impunité dont
bénéficient les ultra-radicaux du groupe sunnite terroriste
Laskhar-e-Jhangvi, interdit mais toujours opérationnel, et
dont la base historique est au Pendjab, bastion politique
des Sharif ?
dialogue sur les droits humains, et sur les modalités de
mise en œuvre des conventions internationales signées
par le Pakistan. Sous la pression de l’Union, le Pakistan
a levé la majorité des exceptions qu’il avait mises en
avant pour limiter les obligations liées à la signature de la
Convention contre la torture et du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques. Islamabad a mis en avant les
recommandations qu’il a acceptées et les engagements
qu’il a pris lors du dernier Examen périodique universel
le concernant, adopté en session plénière à Genève, par
le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, le 14 mars
2013.
Mais trois semaines plus tard, la publication du Rapport
2012 de la Commission des Droits de l’Homme du
Pakistan, instance non gouvernementale très respectée,
a rappelé l’étendue du problème. Certes, des avancées
cherchant à améliorer l’image du pays (le processus de
Genève et la visite au Pakistan en juin 2012 de Navi Pillay,
la Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de
l’homme) ont été notées, mais la Commission souligne
qu’une fois encore en 2012 « la tolérance de l’intolérance »
envers les minorités religieuses, les « crimes d’honneur »
contre les femmes, les menaces ou les actions menées
contre les défenseurs des droits de l’homme et les
journalistes d’investigation, les exécutions extra-judiciaires,
les disparitions suivies d’assassinat, les emprisonnements
clandestins et les actes de torture se sont poursuivis.6
La tâche du gouvernement sera immense s’il entend
avancer sur le dossier des droits humains. Il lui faut
d’abord traduire en lois les obligations des conventions
internationales signées sous le gouvernement précédent. Il
lui faut mettre en marche la nouvelle Commission nationale
des droits humains, établie par la loi en 2012, et faire en
sorte que la Commission nationale sur le statut des femmes,
devenue autonome, puisse être entendue, comme doit
l’être le Caucus des femmes parlementaires. Il lui faut
statuer sur l’existence des cours de justice coutumières,
les jirgas, dont les procédures et les jugements contraires
aux droits de l’homme ont été déclarés illégaux par la
Cour suprême. Il lui faut aussi clarifier le rôle des services
de renseignement, des forces de sécurité et de la police,
et travailler sur les grands dossiers structurels : droit à
l’éducation, liberté de religion, liberté d’expression, droit
syndical, et bien sûr, droit à la sécurité.
C’est donc à la fois sur l’opinion publique, l’appareil
d’Etat, les structures judiciaires, la hiérarchie des pouvoirs
constitutionnels ou coutumiers à tous les niveaux de
la fédération qu’il faut agir pour avancer sur deux fronts
conjugués : celui de la lutte contre les extrémismes
meurtriers et celui de l’action en faveur des droits humains.
En 2011, l’Union Européenne a signé avec le Pakistan
un plan d’engagement quinquennal qui doit renforcer le
Government of Punjab, Annual Budget Statement for 20132014, p. 31, sous la mention « LQ4320 Grant in Aid to Chief
Administrator Muridkay Markaz ». Après avoir été portée sur la
liste des organisations soumises à sanctions du Conseil de Sécurité
le 10 décembre 2008, la Jamaat-ud-Dawa, basée à Muridke près de
Lahore, s’est rebaptisée Markaz-e-Taiba.
4
« Goodwill gesture: JUI-F to support Nawaz », The Express
Tribune, 5 juin 2013
5
« PTI Chief not to attend meeting on national security », Dawn,
6 juillet 2013
3
Affaires pakistanaises et acteurs étrangers
Dans un contexte politique marqué par la popularité de
l’anti-américanisme, l’acceptation des conditions posées
le 5 juillet par le Fonds Monétaire International pour l’octroi
State of Human Rights in 2012, Human Rights Commission of
Pakistan, Lahore, 2013
6
3
d’un prêt de plus de cinq milliards de dollars rappelle
la dépendance du pays, au grand dam du sentiment
nationaliste qui prévaut largement. Le discours de l’Union
européenne sur les droits humains agacera ceux qui
dénonceront, là encore, une ingérence étrangère. Mais
il encouragera tous ceux, individus et ONG, qui luttent
chaque jour au Pakistan pour le respect de ces droits dans
des conditions difficiles et qui partagent l’analyse de Navi
Pillay au terme de sa visite au Pakistan :
« Les réformes démocratiques et les récentes
avancées en matière de droits humains au
Pakistan peuvent être trop aisément minées par
certaines forces étatiques et non-étatiques qui
ne se préoccupent ni de vraie démocratie, ni des
droits humains, ni des 190 millions de citoyens
pakistanais qui méritent mieux [de l’Etat]».7
Il appartiendra au gouvernement nouvellement élu de
faire comprendre à l’opinion qu’en la matière, comme
dans la lutte contre le terrorisme, l’agenda n’est pas
défini par l’étranger, mais qu’il sert avant tout les citoyens
pakistanais, ceux-là même que le programme électoral de
la Ligue musulmane affirme vouloir défendre et servir./.
Opening remarks by UN High Commissioner for Human Rights
Navi Pillay at a press conference during her mission to Pakistan.
Islamabad, 7 juin 2012, www.ohchr.org.en/NewsEvents
7
4