1 Titre de la thèse de doctorat: Les métamorphoses du Gaucho. De
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1 Titre de la thèse de doctorat: Les métamorphoses du Gaucho. De
Titre de la thèse de doctorat: Les métamorphoses du Gaucho. De la poésie épique à la tradition nationale (1930-1960) Matías Emiliano Casas Résumé Cette thèse de doctorat s’emploie à problématiser et à analyser la construction, la circulation et les recherches de consensus des représentations du gaucho entre 1930 et 1960. Au long de ces chapitres, ce travail s’intéresse aux acteurs qui sont intervenus et aux contextes qui ont facilité l’attribution de certaines caractéristiques -parfois disparates- du personnage du gaucho. Cette recherche met en évidence le peu d’études effectuées pour cette période sur le récit traditionaliste, vu comme le résultat d’une convergence de différents secteurs, cristallisant l’identification du gaucho avec l’argentinité. La thèse analyse comment l’imaginaire gauchesque a pu circuler, ainsi que les différentes voies empruntées par les supports qui l’ont véhiculé au début des années 30. L’étude se focalise principalement sur l’année 1939 lorsque le vote de la loi n° 4.756, instaure le Jour de la Tradition dans toute la province de Buenos Aires dont le gaucho devient officiellement l’archétype de l’identité nationale. Cette « appropriation » du gaucho par le Gouvernement conservateur de Manuel Freso encourage l’intensification des discours et des représentations du gaucho et de la tradition. La recherche se penche particulièrement sur l’étude de l’intérêt que le gaucho a éveillé dans les partis politiques ainsi que dans l’Eglise catholique et les Forces Armées. Est analysée aussi « la pédagogie » employée pour insérer ce personnage-type dans les milieux scolaires grâce 1 aux revues éducatives, archives des écoles et manuels pour les étudiants. Un des points de la recherche s’est axé sur le développement des associations créoles qui ont considérablement augmenté en nombre et ont complexifié leur organisation dans les années 40. Ce sont ces cercles qui ont permis le lien entre les différents acteurs des institutions étudiées ici. Le contenu et la chronologie de ce travail dialoguent avec d’autres travaux qui se sont penchés sur les clichés relatifs au gaucho et à la tradition nationale. L’un d’eux le plus classique est intitulé: El discurso criollista en la formación de la Argentina moderna, publié par Adolfo Prieto en 1988. Dans cet ouvrage, l’auteur s’intéresse à l’ensemble des écrits constitués à partir de la « littérature populaire créole depuis les dernières dizaines d’années du XIXe siècle jusqu’à la célébration du centenaire de la Revolución de Mayo. Ses études constituent un apport significatif quant aux sujets abordés dans ce travail en ce qu’il analyse pour une période qui précède celle-ci, les fonctions des us et coutumes créoles, en rendant compte de la circulation et des usages de ces productions littéraires dans différents domaines de la culture.Toutefois, lorsqu’il projette son analyse sur les années 20, Prieto brosse une perspective apocalyptique de la survie de ces expériences.1 Peut-être se pense-t-il forcé dans son désir de mettre un point final à sa recherche, de suggérer une fin au processus étudié. Il faut remarquer que loin d’aborder une décadence, dans les décennies qui ont suivi les études de Prieto, les manifestations politiques institutionnelles et culturelles ont exacerbé la reproduction des clichés créoles. Le livre de Josefina Ludmer El género gauchesco, un tratado sobre la patria, référence incontournable pour l’étude du monde créole et de la littérature gauchesque, permet une autre analyse, qui s’appuie sur la littérature. Dans ce cas précis, sa recherche 1 Adolfo Prieto, El discurso criollista en la formación de la Argentina moderna, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1988, p. 184. 2 apporte une contribution précieuse à la spécificité de la discipline. En même temps, l’approche de la chaîne des usages que l’auteur réalise sur le genre se trouve complété par les manipulations analysées ici: c’est-à-dire la décision délibérée de donner la parole au gaucho pour adapter son discours selon les intérêts recherchés, et détecter ce qui constitue un dénominateur commun dans la construction de ses représentations. Le choix de relier cette recherche aux disciplines linguistiques élaborées par Ludmer s’appuie sur une volonté de revoir la mutation de l’image du gaucho qui y est présentée. En effet l’auteur considère que le genre gauchesque a généré des interprétations toujours dichotomiques de l’ « homme argentin », problème déjà signalé depuis la rédaction du Martín Fierro, dans lequel on observe déjà un glissement dans les deux parties qui le composent.2 Ainsi posé, le travail, en vue d’une définition, omet un éventail de représentations qui se conjuguent et s’opposent au-delà de la représentation du « bon gaucho » et du « mauvais gaucho ». La tension permanente entre panégyristes et détracteurs peut constituer un obstacle que l’éclairage porté ici s’efforcera de résoudre. De fait, soutenir une perspective manichéiste pour analyser le symbole du gaucho serait une position sans issue, contraire aux intérêts de cette recherche. Dans le domaine de l’histoire socio-culturelle, la thèse d’Oscar Chamosa sur l’essor à Buenos Aires, du folklore et de la culture du nord-ouest argentin, montre des points communs évidents avec ce travail. Tout d’abord, la chronologie choisie par l’auteur est la même et son découpage recouvre la période étudiée ici. Ensuite, on y trouve le même point de vue, celui d’analyser comment à partir de manifestations artistiques –en particulier ici la musique–s’est construite une représentation du travailleur rural de cette région argentine, particulièrement déformée si l’on considère les conditions de travail complexes, spécifiques de l’industrie sucrière. 2 Voir, Josefina Ludmer, El género gauchesco, un tratado sobre la patria, Buenos Aires, Libros Perfil, 1988, pp. 43-53. 3 Le troisième point commun, c’est d’inclure cette démarche dans la recherche persévérante d’une définition de l’identité argentine afin de comprendre le rôle du folklore dans cette construction. En ce sens, l’auteur avance que le mouvement folklorique s’est associé au discours “criollista” par un langage commun prônant la suprématie de la culture rurale sur le cosmopolitisme urbain. Chamosa affirme que le travail des folkloristes a mis la culture des paysans des vallées andines au centre de la représentation du caractère national argentin. Dans son étude, il signale le développement des centres créoles à Buenos Aires dans les années 40 et mentionne la ratification du Día de la Tradición dans le contexte de l’institution d’autres festivités. Cette recherche considère et tend à démontrer que ces indicateurs témoignaient d’un accroissement de la circulation des clichés gauchesques, dans une « croisade » complémentaire de celle que les barons du sucre et les folkloristes du Nord avaient lancée.3 En effet, si les documents et les arguments présentés par Chamosa rendent compte des politiques d’expansion du folklore, ces mesures se retrouvèrent à Buenos Aires au cœur de lois et manifestations diverses qui revendiquaient pour le “gaucho pampeano” la représentation du caractère national. En général, la description du gaucho, articulée au sein de récits romantiques sur la pampa, prétend consolider cette relation en modèle de référence pour tous les Argentins. L’étude de Alejandro Cattaruzza y Alejandro Eujanian sur l’appropriation par l’état du symbole du gaucho s’intéresse à l’idée de centralité dont faisait étalage la province de Buenos Aires, à la fin des années 30. Le bref article qu’ils ont publié constitue un précédent incontournable pour ce travail. On y trouve un résumé succinct de cette mainmise qui va de la publication du Martín Fierro écrit par José Hernández en 3 Oscar Chamosa, The argentine folklore movement. Sugar elites, criollo workers, and the politics of culture nationalism, 1900-1955, Arizona, The University of Arizona Press, 2010, pp. 22-26. Un résumé de cette recherche, qui, elle, s’étend jusqu’en 1970, dans, Oscar Chamosa, Breve historia del folclore argentino (1920-1970), identidad, política y nación, Buenos Aires, Edhasa, 2012. 4 1872, jusqu’à l’approbation de la Journée de la Tradition en 1939. Dans ce parcours, commence à affleurer le conflit naissant, politique et symbolique autour du “gaucho”. De plus, on remarque sans approfondir ce point, la persistance de “différends” pour les faits qui ne favorisaient pas l’identité nationale. De par ses multiples utilisations, la reconnaissance du poème de José Hernández comme une “pièce-clé de l’identité collective” prend de l’importance avec une intensité plus marquée, à partir de la mise en place de la Fête de la Tradition.4 Un autre article, publié par Raúl Fradkin dans les Annales HHS signale, lui aussi, la permanence de conflits et de réinterprétations du gaucho. Dans ce texte qui s’intéresse plus particulièrement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’auteur étudie la construction du “mythe gaucho” en reconnaissant son origine dans la littérature gauchesque originelle d’abord et dans l’historiographie ensuite.5 Dans sa conclusion, il remarque que la définition, l’interprétation et la diffusion de ce “mythe” reste un processus ouvert, jamais fermé ni totalement cristallisé. Cette affirmation se trouve confirmée par les tensions observées autour de la figure du gaucho dans la période étudiée ici. En marge de ces investigations répertoriées, une multiplicité d’essais - loin de prendre en compte les usages et les désuétudes- ont prétendu délimiter la sémantique du terme “gaucho” et fixer ses caractéristiques “authentiques”.6 Il n’est pas nécessaire pour Alejandro Cattaruzza y Alejandro Eujanian, “Héroes patricios y gauchos rebeldes”, dans, Alejandro Cattaruzza y Alejandro Eujanian, Políticas de la historia, Argentina 1860-1960, Madrid – Buenos Aires, Alianza Editorial, 2003, p. 262. 5 Raúl Fradkin, “Centaures de la Pampa. Le gaucho, entre l´histoire et le mythe” en Annales HSS, janvierfévrier, n°1, 2003, pp. 109-133. 6 Pour ne citer que quelques exemples qui tentèrent de cristaliser une définition du gaucho: Ricardo Rodríguez Molas choisit de définir les gauchos, par leur situation sociale, en tant que “classe sociale”, spoliée et marginalisée par les systèmes de production de la campagne du Rio de la Plata, voir, Ricardo Rodríguez Molas, Historia social del gaucho, Buenos Aires, Editions Marú, 1968; Dans les années 80, plusieurs historiens ont constitué un dossier pour envisager des perspectives quant à l’avenir des gauchos. Dans l’Anuario IEHS, II Universidad Nacional del Centro de la Provincia de Buenos Aires, Tandil, 1987, ont été publiés: Carlos Mayo, “¿Una pampa sin gauchos?”, Juan Carlos Garavaglia, “¿Existieron los gauchos?”, Samuel Amaral, “Trabajo y trabajadores rurales en Buenos Aires a fines del siglo XVIII” y Jorge Gelman, “¿Gauchos o campesinos?”. Ce dernier, met en avant les viscissitudes économiques des 4 5 ce travail de tenter d’approfondir qui furent les gauchos, mais en revanche le propos est de rendre intelligible quelles représentations se sont construites à partir de ces “hommes de la pampa”. Par conséquent, il est intéressant de voir qu’est-ce qui était projeté sur le gaucho? Pourquoi a-t”on construit des interprétations si dissemblables? Pour quels motifs? Qui est intervenu? Quelles conditions ont rendu possible la circulation de ces discours? Quels dénominateurs communs se sont détachés de ces actions? Et enfin quelles manifestations les ont véhiculées? Ces questions sont les axes qui structurent ce travail. Au cours de la période étudiée, il se produit une “renaissance gauchesque” sous l’impulsion des différents acteurs politiques du gouvernement- au niveau provincial d’abord, national ensuite- qui officialisent la figure du gaucho comme emblème national. L’objectif de ce travail est de corroborer si l’aval politique que reçut le “gaucho”, loin de décanter une interprétation claire de son symbole, a ouvert de nouveaux champs de conflits. En ce sens, les représentants de l’église catholique, les Forces Armées, les associations traditionnalistes et les milieux éducatifs ont construit, reconstruit et diffusé une représentation particulière du gaucho qui a provoqué à la fois consensus et dissensions. Il faut vérifier si ces manipulations ont été motivées seulement par la version officielle du “gaucho”, ou si elles ont été aussi induites par des processus spécifiques qui ont traversé ces institutions, et en dernier lieu, voir si l’interaction entre les différents acteurs a généré des espaces de convergence permettant la matérialisation de ces représentations. Cette convergence aurait condensé de façon dynamique et domaines ruraux, publication: “El gaucho que supimos conseguir. Determinismo y conflicto en la historia argentina”, dans Entrepasados, année 5, n° 9, 1995. L’historien uruguayen Fernando Assunção a tenté une définition qui contredit le point de vue de Molas qui fait du gaucho un “produit central de la culture des pampas humides” en rejetant sa condition de “marginal”, Fernando Assunção, Historia del gaucho. El gaucho: ser y quehacer, Buenos Aires, Claridad, 1999. 6 vivifiante, l’émergence du “gaucho patriote” qui se présentait alors comme le recours et la référence nécessaire à la consolidation de l’identité nationale. Cette recherche est circonscrite à l’espace de la Province de Buenos Aires qui fut le théâtre de l’officialisation du gaucho et se convertit en épicentre des conflits et revendications. En limitant ce cadre géographique, il convient de préciser que –même durant cette période- les représentations du gaucho ont circulé dans les autres provinces et ont donné lieu à des polémiques également. Le récit traditionnaliste étudié ici proposait le “gaucho de la pampa” comme “archétype de la tradition nationale”. Cet état de fait a entrainé un processus complexe qui a étendu - non sans réactions ni adaptations – le personnage du gaucho comme un produit téléguidé depuis la capitale. Aborder les mécanismes de cette interpolation du “gaucho de la pampa” dans les provinces argentines dépasse les possibilités de ce travail. En effet, l’abondance excessive de productions écrites, manifestations publiques ou autres démarches remarquables à Buenos Aires constituent déjà un ample champ de problématiques particulières. Par conséquent, si de sommaires références aux autres provinces sont faites, le projet de réaliser une étude exhaustive et documentée sur les représentations du gaucho dans les différentes régions d’Argentine impliquerait un travail spécifique. La présentation du gaucho de la pampa comme archétype de l’identité nationale impliquait de revisiter le “passé national” pour l’inclure en tant que protagoniste dans les événements les plus marquants de l’historiographie traditionnelle. Les institutions et les différents “pouvoirs”, comme le remarquent François Hartog y Jacques Revel, ont la tentation récurrente de mobiliser dans les sources du passé les idées, les argumentations et les symboles qui confortent leurs intérêts.7 Il est donc nécessaire, de se pencher sur 7 François Hartog y Jacques Revel dir., Les usages politiques du passé, París, Éditions de l´Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales, 2001, pp. 13-24. 7 les conditions de reproduction et de circulation de ces représentations pour entrevoir leurs motivations particulières. La chronologie adoptée pour mener cette analyse part de l’année 1930. Dans cette décennie les préoccupations pour l’identité nationale s’exacerbent : les problèmes économiques, politiques et sociaux motivent une renaissance de la “fièvre nationaliste”. La crise économique, le coup d’état qui destitue le président Hipólito Yrigoyen, les cercles nationalistes, le cosmopolitisme citadin, la conjoncture belliqueuse internationale, entre autre, sont autant de facteurs qui replacent soudainement au premier plan la nécessité et l’urgence de donner corps au patriotisme argentin. Parallèlement, la figure du gaucho subit une évolution “revendicatrice”, processus qui a commencé avec le classement du poème Martín Fierro en œuvre épique de la littérature nationale. Cette décision dont Leopoldo Lugones est à l’origine donne une vision plus “positive” du “gaucho”. Ainsi, son lien naissant avec l’ “argentinité” commence à circuler au sein de différents espaces. Les efforts pour cristalliser l’identité nationale et l’opportunité d’utiliser le “gaucho” en toute crédibilité pour y parvenir culminent à la fin des années 30, lorsque le gouvernement s’en empare. L’officialisation du gaucho “légitime” les tentatives de représentations des décennies passées. La limite des années abordées ici correspond à l’émergence de nouveaux terrains de querelles, mais le fait que ce travail s’arrête au début des années 60 n’implique pas la décadence de l’intérêt porté au “gaucho”. Au contraire, on considère que son utilisation par les chanteurs-compositeurs protestataires ravive son caractère accusateur et insoumis. Cette représentation du gaucho vient embarrasser les interprétations soutenues par les institutions gouvernementales. Cette contradiction entre le “gaucho” frondeur et celui qui célèbre le statu quo lors des Fêtes de la Tradition obligerait à étendre l’analyse au-delà des limites de ce travail. A partir des années 60, se 8 détache une représentation du gaucho circulant généralement hors des institutions officielles et civiles- et qui se focalise sur une critique aigüe des injustices sociales de l’époque. Ces institutions qui avaient consolidé leurs points de vue pour concevoir le gaucho pendant les années qui nous occupent, se voient face à un nouveau panorama qui ranime les discussions. On considère que limiter l’étude jusqu’à 1960- tout en se référant à des publications parues dans les premières années qui suivent- remplit les objectifs évoqués ici, et en même temps offre la possibilité d’analyser des processus parallèles ou annexes dans de futures investigations. Comme cette recherche se focalise sur les représentations du gaucho, elle prend pour base théorique les études développées à partir de différentes disciplines, concernant ce concept. Dans son livre, La presencia y la ausencia, contribución a las teorías de las representaciones, Henri Lefebvre utilise l’apport de divers philosophes pour comprendre la notion de “représentation”. Il s’est attaché à montrer comment discerner les représentations qui permettent d’“explorer le possible” de celles qui par leur fascination empêchent une approche analytique parce qu’adoptées d’emblée.8 Ainsi, l’auteur souligne le premier point de tension, tout en cherchant ce qui dans ces représentations permet de comprendre non seulement ce qui est fixé mais aussi les conditions qui ont rendu possible sa circulation. C’est Serge Moscovici qui a ouvert la voie des recherches sur les “représentations sociales”, en 1961. L’auteur les définit comme des constructions symboliques qui “se créent et se recréent” au gré des interactions sociales.9 De sorte qu’il s’éloigne du concept des représentations collectives décrites par Émile Durkheim, 8 Henri Lefebvre, La presencia y la ausencia, contribución a las teorías de las representaciones, México, Fondo de Cultura Económica, 1992, p. 26. 9 Serge Moscovici, “On social representation”, en Josep Forgas (comp.), Social congnition. Perspectives in everyday life, Londres, Academic Press, 1981, pp. 180-181. 9 mais reconnait leur caractère dynamique.10 Dans sa compilation, intitulée Prácticas sociales y representaciones, Jean Claude Abric, approfondit les références conceptuelles en soulignant que la représentation est: “une vision fonctionnelle du monde qui permet à l’individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites et comprendre la réalité par le biais de son propre système de références, d’adapter et de définir un lieu pour lui-même”.11 De fait, la représentation n’implique pas seulement la possibilité d’acquérir un sens, comme l’a signalé Simon Guun, c’est un concept étroitement lié à la construction de l’identité.12 Les actions étudiées ici, se sont mises en place à partir des représentations que les acteurs ont peu à peu construit selon les conjonctures liées au passé, davantage grâce à leur interaction que par une obligation extérieure.13 Ceux qui se revendiquaient l’incarnation du gaucho, n’ont pas seulement opéré une mutation de l’“objet” mais ils ont créé un récit symbolique sur leur propre participation en tant que “légitimes” représentants de cette “tradition nationale”. La mise en marche de ces manipulations s’articule avec les processus identitaires mis en jeu, principalement en liaison avec le désir permanent de consolider l’identité nationale. A la fin du XXe siècle, Stuart Hall témoigne de l’explosion des discours sur le concept d’identité qui devient évident dans de nombreuses disciplines. Ces objectifs points de vue se rejoignent dans une déconstruction conceptuelle depuis une perspective critique qui réfute la notion d’identité en tant que question relative à l’essence, c’est-à- 10 Émile Durkheim définit les représentations collectives comme des catégories abstraites que la société impose aux individus. C’est là, que réside la principale différence avec la proposition de Moscovici qui reconnaît que ces représentations sont produites par les membres de la société.Voir, Émile Durkheim, “Représentations individuelles et représentations collectives”, dans Revue de Métaphysique et de Morales, vol. IV, 1898, pp. 273-300. 11 Jean Claude Abric, Prácticas sociales y representaciones, México, Ambassade de France, 2001, pp. 11-32. 12 Simon Guun, Historia y teoría cultural, Valencia, Universitàt de Valencia, 2011, p. 182. 13 Roger Chartier, El mundo como representación. Historia cultural: entre práctica y representación, Barcelona, Gedisa, 2002, pp. 45-62. 10 dire, originaire, unifiée et intégrale.14 Dans cette optique, le travail classique de Benedict Anderson constitue une base reconnue pour définir la nation comme une “communauté imaginée”, construite socialement par les élites dans la diffusion de laquelle d’autres identités collectives préexistantes restent subordonnées.15 On considère que le processus de construction de la nationalité argentine a été mis en oeuvre de cette façon. Lilia Bertoni, dans son ouvrage Patriotas, cosmopolitas y nacionalistas, a étudié l’appareil politico-idéologique qui s’est développé à la fin du XIXe siècle dans le but de consolider l’identité nationale. C’est une époque très complexe pour cette construction alors que le “sentiment nationaliste” parait se diluer devant l’affluence des immigrants. Les déclarations qui visent les étrangers comme “facteurs de dissolution” se multiplient particulièrement et de façon récurrente. Estanislao Zeballos, diputé nacional en 1887, s’exclame lors d’une séance au Congrès: “¡Mais nous sommes en train de perdre notre notion de nationalité avec l’assimilation de ces éléments étrangers!”16 Cette affirmation est réutilisée ensuite par diverses voix qui s’emploient à revendiquer le gaucho dans les fêtes de la tradition. En définitive, ce processus est accompagné d’un “discours identitaire” qui selon les termes de Olga Lasaga Millet, implique le recours à tout un ensemble d’événements passés qui ne respectent pas nécessairement un ordre chronologique mais qui permettent aux individus de redonner un sens à leur présent.17 Cette re-définition ne revêt pas simplement un caractère symbolique mais elle met en évidence un caractère prescriptif Ver, Stuart Hall, “¿Quién necesita identidad?”, en Stuart Hall y Paul du Gay (comps.), Cuestiones de la identidad cultural, Buenos Aires, Amorrortu, 2011, pp. 13-39. 15 Ver, Benedict Anderson, Comunidades imaginadas. Reflexiones sobre el origen y la difusión del nacionalismo, México, Fondo de Cultura Económica, 1993. 16 Ver, Lilia Bertoni, Patriotas, cosmopolitas y nacionalistas. La construcción de la nacionalidad argentina a fines del siglo XIX, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2001, p. 38. 17 Olga Lasaga Millet, La identidad europea como construcción social compleja: análisis de la borrosidad en el discurso de la identidad europea generado mediante escenarios futuros, Universitat de Barcelona, 2004, pp. 77-79. 14 11 voire dogmatique qui porte l’implantation de l’idée nationale. Cette caractéristique voit le jour avec succès dans la période qui nous occupe ici.18 Etudier les représentations du gaucho n’est pas une entreprise aisée. Les nombreuses publications produites dans la période abordée- beaucoup d’entre elles, dans des cercles restreints – constituent un corpus complexe de travaux, difficilement saisissable dans sa totalité. En 1953, par exemple, un des livres analysé dans cette étude, répertorie depuis 1927, plus de 500 articles, références iconographiques et essais, publiés sur le gaucho. Cette multiplicité de parutions est composée de productions issues d’espaces divers. Dans cette étude sont prises en compte les interprétations ébauchées dans les journaux périodiques à grand tirage en raison leur capacité de diffusion, mais aussi dans les revues et journaux locaux qui font partie d’un univers spécifique, fréquemment négligé. L’originalité des sources recherchées réside dans le choix des archives des centres traditionaliste de la ville de Buenos Aires. Le patrimoine documentaire qui y a été recueilli a permis d’établir des liens avec les autres institutions impliquées dans cette étude. De cette quête, est sorti un corpus composé d’un grand nombre de documents, publications, images, documents, enregistrements audio et archives diverses. Pour ordonner la production de ces sources, on peut distinguer deux niveaux: le premier qui se rapporte à une production et/ou à une diffusion par des voies indépendantes des institutions abordées ici, c’est-à-dire des revues d’intérêt général, publications particulières bulletins académiques, journaux à grand tirage, journaux locaux, déclarations publiques, retranscriptions de discours, livres et essais. Ces documents montrent une série d’interprétations du gaucho qui ne sont pas liées aux intérêts politiques conjoncturels, de l’Eglise, de l’Armée ou des traditionalistes. Pour cette Daniel Lvovich definió al nacionalismo como un “sustituto moderno de la religión”, ver, Daniel Lvovich, “Nación e imaginación” en Esteban Vernik et all, Qué es una nación, la pregunta de Renan revisitada, Buenos Aires, Prometeo, 2004, pp. 65-80. 18 12 raison ils constituent des éléments d’importance pour détecter les voix dissidentes et les répercutions que cette renaissance gauchesque a généré. En même temps, le choix de collecter des sources provenant de domaines divers, permet de croiser les informations et de reconstruire une réalité de plus en plus complexe. Le deuxième niveau, analyse les sources soutenues ou ayant des liens évidents avec les cadres institutionnels. Par exemple: le journal catholique El Pueblo, la revue militaire Revista del Suboficial, El Monitor de la Educación Común en ce qui concerne le milieu scolaire, et pour les cercles traditionnalistes, les éditions particulières ainsi que des correspondances, publiques et privées. Ces documents nécessitent un traitement particulier dans la mesure où ils sont produits par et pour ces milieux spécifiques. En général, ils répondent à des intérêts qui leur sont propres et par conséquent leurs interprétations méritent d’être confrontées à d’autres lectures. La qualité de ces documents ne réside pas seulement dans leur contenu, ils mettent en évidence les acteurs qui interviennent. L’étude exhaustive de ces sources spécifiques a permis également de détecter certaines contradictions qui se sont affrontées à l’intérieur de ces institutions. Les résultats de l’investigation ne suivent pas une chronologie linéaire mais se structurent selon une logique synchronique qui cherche à reconstruire les différentes représentations du gaucho, vues par les divers domaines pour une même période. Le but ne consiste pas à étudier ce qui est “gauchesque” per se, dans une perspective téléologique ; au contraire on s’efforce d’identifier ses conditions de circulation et de reproduction et quels intérêts ont motivé ces opérations. En vue de remplir cet objectif, la méthodologie employée consistera à mettre en relief l’utilisation de la figure du gaucho- et les réactions face à ces usages- pour comprendre les mécanismes internes. C’est-à-dire que l’on considère que chaque institution examinée dans cette analyse 13 délimite des conditions de possibilité pour “définir” ce qu’est le “gaucho” et en même temps, les convergences entre ces discours mettent en évidence les conflits et les tractations négociées dans chaque camp spécifique. Ce travail se compose de sept chapitres, chacun étant un maillon correspondant à la séquence argumentative présentée. L’analyse se caractérise tout d’abord, par une approche large qui permet d’embrasser un panorama général concernant la propagation des clichés gauchesques dans les années 30. Ensuite, l’examen s’affine dans une sorte de zoom qui s’attache plus précisément aux intérêts particuliers de centres traditionnalistes, des partis politiques, de l’Eglise catholique, des Forces Armées et des milieux éducatifs. Pour terminer, une nouvelle vue d’ensemble fait le point sur les espaces d’échanges et des noyaux communs mis en évidence. Le premier chapitre correspond à une recherche préliminaire qui reprend les origines des représentations du gaucho. En effet, cette période abordée excède - en partie – la chronologie de ce travail. Néanmoins, on considère le compte-rendu pertinent puisque les clichés émergents sont fondamentaux pour les processus d’approfondissement qui ont eu lieu, à partir des années 30. L’intérêt se dirige, alors, vers des productions classiques de la littérature gauchesque comme le poème Martín Fierro, et les reconstructions postérieures réalisées à partir des protagonistes du récit. De plus, un des objectifs principaux du chapitre renvoie à la présentation de l’espace de circulation -large et varié- de l’imaginaire gauchesque dans les années qui ont précédé son officialisation dans la province de Buenos Aires. Ce chapitre, étudie la présence d’articles sur le gaucho et la tradition contenus dans les publications à fort tirage, qui connaissent un développement notable dans les années 30. La figure du gaucho tend à y être traité comme la célébration de la nationalité, comme on le constate dans l’étude de l’édition spéciale de Caras y Caretas 14 du 9 de julio de 1936, pour la commémoration de l’indépendance. En même temps, la campagne de la pampa et la vie rurale y sont présentés comme la réserve de l’“essence”de la nationalité au détriment de la ville cosmopolite. La critique de la vie citadine rejoint d’autres questionnements que les traditionalistes expriment dans d’autres manifestations artistiques comme la musique et le carnaval. L’image du gaucho, telle qu’elle est proposé dans la littérature a été redéfinie à partir de ces expressions populaires, ce qui a généré des accusations de supposées déformations de sa représentation. Le second chapitre étudie un moment charnière dans les représentations du gaucho: l’institution du Jour de la Tradition dans la province de Buenos Aires en 1939. Si les débats législatifs et les interventions des hommes politiques qui ont présenté leur conception du gaucho et le nouveau calendrier sont analysés, l’étude se focalise sur le regroupement qui a présenté le projet et appuyé son approbation. C’est l’Association Agrupación Bases, société littéraire fondée dans la ville de La Plata, Province de Buenos Aires qui a été à l’origine de la commémoration, dans l’exaltation d’une vision du gaucho empruntée aux textes écrits, plus qu’à ses caractéristiques extérieures, vêtements et accessoires associés. La célébration de la Fête de la Tradition fixée le 10 novembre, en hommage à la naissance de José Hernández, l’auteur du Martín Fierro, exacerbe les manifestions publiques en l’honneur du gaucho. Dans ces moments-là, les gauchos représentés sont couramment et principalement des personnes qui réaffirmaient leur identité de gaucho dans un strict respect des règles préétablies. L’organisation des programmes est à la charge des centres traditionalistes et ce sont eux qui préparent les activités équestres, les numéros artistiques et les plats typiques de ces événements. 15 A partir de l’impulsion officielle accordée au gaucho et à la tradition, ces associations répandent et accroissent leur visibilité dans la période étudiée. Le second chapitre s’intéresse à la composition interne, à la structure hiérarchique, au réseau social mis en place, mais aussi aux difficultés économiques, aux références iconographiques, aux logiques tutélaires et enfin au caractère normatif de ces cercles créoles. L’étude se concentre sur deux associations considérées comme des références pour la zone nordouest de Buenos Aires: el Círculo Criollo El Rodeo y el Círculo Criollo Martín Fierro. Les “gauchos” de ces centres, particulièrement ceux de El Rodeo donnent une teinte plus politiques à cette institution, de plus en plus visibles à chaque fête populaire. Le chapitre 3 étudie les politiques, projetées ou complétées sur le symbole du gaucho et de la tradition gauchesque. Les conflits partisans pour définir une représentation du gaucho en accord avec les idéologies y sont mis en relief. La tutelle conservatrice qui s’est mise en place à la fin des années 30 et au début des années 40 est emportée par le péronisme, dont l’émergence au milieu de cette décade bouleverse toutes les dimensions de la société argentine. L’interprétation donnée par le président Juan Peron et les conférences organisées par les Ministères assujettis à l’Etat établissent une continuité et une assimilation entre les gauchos de la campagne et les travailleurs ruraux contemporains qui bénéficient des politiques du président en faveur des travailleurs. Les traditionalistes d’El Rodeo, entre autres appuient cette relation. En effet, jusqu’en 1955, les activités qui s’y développent, montrent deux motivations, en marge de l’objectif principal qui est de se revendiquer du gaucho: définir son identité péroniste et sa filiation catholique. La donnée religieuse est un autre facteur de la construction du discours traditionaliste. Le chapitre 4 se penche sur la construction, la diffusion et la circulation de la représentation du gaucho catholique. A cette fin, il s’intéresse particulièrement aux 16 secteurs de l’Eglise qui contribuent à cette qualification et aux contextes qui la favorise, montrant ainsi que les traditionalistes des cercles créoles ne sont pas les seuls à promouvoir une lecture du gaucho dévot, mais que les « curés pro-gauchos » qui œuvrent pour un langage bon enfant et à l’adaptation des Evangiles aux masses rurales remplissent un rôle fondamental. Parmi ces prêtres, on retient Francisco Compañy dont l’ouvrage, qui réinterprète le Martín Fierro en variante religieuse, constitue l’essai le plus abouti. Dans ce texte il fait une récupération des chants des gauchos en leur attribuant un sens spirituel et catholique, le tout complété par des élucubrations sur des pratiques coutumières qui visent à mettre le gaucho en parallèle avec Jésus Christ ou des personnages bibliques. De cette façon, le “gaucho catholique” acquiert un rôle important pour l’accomplissement des visées particulières de l’église: masculinisation de la foi, occupation des espaces publics et désir de massifier son message évangélique. Cette élaboration n’est pas exempte d’oppositions qui rejettent la “sacralisation” du gaucho en faisant remarquer son athéisme ou son adhésion à d’autres religions. Le chapitre 5 s’intéresse à un processus parallèle à celui développé par l’Eglise catholique. Les Forces Armées aussi portent aussi leur attention sur le gaucho à la faveur de sa reconnaissance officielle. Déjà en 1939, les discours législatifs font ressortir sa condition de “soldat” qui a participé aux batailles indépendentistes et sacrifié sa vie pour la liberté de sa patrie. Cette lecture est confortée dans les publications destinées aux sous-officiers des armées de terre et de mer. La prétention d’ériger le gaucho comme modèle pour la vie militaire ne se fait pas sans de nombreuses tensions: la discipline, la subordination à la hiérarchie, le concept de “patrie”, sont des points contestés, au sein même du milieu militaire. 17 La représentation du gaucho soldat, l’incorpore à toutes les batailles célèbres de l’histoire de la libération de la tutelle espagnole. Des les invasions anglaises jusqu’aux campagnes dirigées par José de San Martín, le gaucho est présenté comme le “héros silencieux”, exemple d’abnégation. Quelques interprétations vont encore plus loin, comme celle du vicaire de la flotte armée Ricardo Dillon qui donne sa vie privée en exemple, en se référant à l’histoire du gaucho Martín Fierro, récit qui paradoxalement, retrace la relation conflictuelle entre le héros et les militaires et qui se termine par sa désertion et sa fuite dans la plaine. Les contradictions évidentes de cette construction trouvent malgré tout, dans le milieu militaire, un consensus largement accepté dans une qualité: le patriotisme du gaucho. C’est cet aspect qui est privilégié pour la diffusion de sa figure dans les milieux scolaires. Le chapitre 6 étudie l’introduction du gaucho et de la tradition à l’école. Les années 40 ravivent l’influence de l’éducation nationaliste. Cet objectif est constaté dans la pédagogie patriotique qui inclut calendrier, iconographie et réformes des programmes. Dans ce contexte, la figure du gaucho est érigée en un des symboles de l’identité nationale. Les caractéristiques particulièrement mises en avant dans les revues éducatives et les manuels scolaires contribuent à en faire un conseiller. Et le gaucho se mue en professeur de morale rappelant aux enfants l’importance d’étudier, le sens de la fraternité et donnant même des leçons de politesse. Ces représentations analysées parallèlement ne se trouvent pas cantonnées dans des structures étanches, au contraire, c’est pourquoi le chapitre 7 se penche sur les contributions qui ont existées entre les différentes institutions concernées. Comme il a été dit, ce sont les centres traditionalistes qui ont favorisé les liens en invitant les représentants de l’Eglise, les Forces armées le monde de la politique et du système éducatif. 18 L’apparition et la consolidation des pélerinages gauchesques à Luján, pour vénérer sa Vierge, pratique lancées et mise en place sous la direction de l’évêque Anunciado Serafini, la participation de militaires traditionalistes qui partagent ces premières démonstrations religieuses, les délégations scolaires qui visitent les centres traditionalistes et défilent à leur côté, les festivités des cercles créoles, les dirigeants politiques qui resserrent les liens avec les “gauchos”, créent un ensemble célébrations particulièrement visibles. Les fêtes de la Tradition et les calendriers patriotiques sont des occasions inestimables pour se revendiquer unanimement du gaucho. Ces interactions font ainsi apparaitre une nouvelle caractéristique particulière qui vient s’ajouter à celles déjà attribuées et cristallisent le gaucho archétype de la nationalité. Confirmant là, son identification de sa figure avec l’argentinité. Cette correspondance, comme on peut le voir à la fin du chapitre, se reproduit également dans les autres provinces, portée par différents produits culturels. La coparticipation est l’élément-clé qui a mis en évidence la caractéristique dominante commune parmi toutes celles attribuées au gaucho. Les acteurs du réseau traditionaliste partagent, en premier lieu, la conception du “gaucho”comme symbole du patriotisme. Cette interaction, comme l’explique Wilhem Wundt, résulte d’un composant fondammental pour comprendre les productions mentales créées par une communauté.19 Dans ce cadre, les interactions signalées montrent un ensemble de croyances partagées attribuées à la figure du gaucho et de la “tradition nationale”. Ces interprétations non seulement cherchent à rendre intelligible la sémantique de ces concepts mais visent à leur octroyer une fonction déterminée dans cette conjoncture. 19 Dans ses efforts pour expliquer la Völkerpsychologie, Wilhem Wundt renvoyait aux productions mentales créées par une communauté qui étaient inexplicables en termes individuels parce qu’ils nécessitent des échanges. Voir Denis Jodelet y Eugénia Cohelo Paredes, (comp.), Pensée mythique et représentations sociales, Paris, L´Harmattan, 2010, p. 74. 19 C’est-à-dire que ceux qui s’acharnés à construire, reconstruire et répandre une interprétation particulière du “gaucho”, accomplissent un travail qui s’explique et se comprend davantage par le présent que comme une revendication du passé. Même si le discours traditionaliste commémore ce temps passé et prétend le revivifier dans les célébrations, ses messages restent chargés de propositions pour la société contemporaine. Parmi les motivations variées qui encouragent les interprétations du gaucho se détache le dénominateur commun qui consiste à en faire un outil fonctionnel pour la réafirmation de l’identité nationale. Les voix dissidentes, concernant les représentations du gaucho qui sont décrites ici, occupèrent un espace de circulation minoritaire en comparaison avec les interprétations favorisées qu’elles soient patriotes, catholiques ou militaires. Cette marginalité est évidente dans les exaltations officielles du “gaucho et de la tradition”. En effet, les réafirmations du “gaucho argentin” qui se reproduisent à chaque fête créole impliquent la confirmation de sa filiation catholique et de sa participation dans les armées indépendantistes. Dans le gaucho, c’est la virilité de la nation qui se trouve ainsi personnifiée. La revendication du gaucho traverse les frontières des partis politiques car si la Fête de la Tradition acquiert des composants péronistes, dans les premières années de ce gouvernement, sa célébration survit aux mutations politiques postérieures. Les manifestations qui associent le “gauchesque” avec l’identité argentine perdurent après le coup d’état qui destitue Perón en 1955, et on voit les centres traditionalistes continuer leurs activités et se réadapter rapidement au nouveau régime militaire. La labilité du “gaucho” était confirmée, non seulement à cause des multiples caractéristiques qu’on lui avait attribuées mais aussi à cause de la diversité des acteurs qui se sont occupés de le réinterpréter selon leurs intérêts propres. 20