4. Tumblr_corr
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4. Tumblr_corr
Raccrocher la timbale Tumblr, ou comment j’ai retrouvé l’ange de l’histoire, ses ailes engluées sur le papier tue-mouches des médias sociaux Ange de la cathode. Qui tournoie dans une grâce transitoire. Sur le gyroscope sans âge des sylphes. Quel mystérieux message portez-vous à l’attention de notre espèce perdue ? Il était une fois une entreprise multinationale du nom de Yahoo, condamnée pour l’éternité à la ringardise, qui — le 20 mai 2013 pour être exact — annonça sa récente acquisition pour la modique somme de 1, 1 milliards de dollars du nouveau site branché de réseautage social, Tumblr. La panique gagna promptement les rangs des utilisateurs de la plateforme, se répandit mondialement et fut évidemment « partagée » sur le site même de Tumblr, tandis que la contagion se développa parmi ses hordes de jeunes fans qui y allèrent tous allègrement de leurs messages identiques, intelligents mais rageurs, pour faire entendre leurs plaintes et leurs inquiétudes à l’idée d’être incorporés à celui des vaisseaux-mères qu’on dit le moins branché de la flotte des grandes entreprises. Plusieurs mois ont passé, ceci dit, et peu de choses semblent avoir changé au fonctionnement quotidien du site. Tumblr demeure l’un des endroits les plus populaires sur la toile pour échanger, sans autre but que celui-ci, octets et multiplets avec des « amis » pour la plupart inconnus, bien que la censure des contenus pornographiques interdits soit sans aucun doute, avec l’augmentation des ressources disponibles, plus vigilante qu’auparavant. C’est en effet ce type même de contenu qui mena à l’explosion exponentielle de Tumblr et la façon qu’a cette plateforme de « coller » à ses utilisateurs (je fais référence, au-delà du petit sous-entendu, à cette petite chose1 qui rend les gens accrocs et les appâte suffisamment au point de leur faire oublier leurs autres distractions quotidiennes, qui ont pour noms Twitter, Reddit, Instagram, Vine, Pinterest ou encore Facebook, en les faisant revenir sur leur propre page Tumblr). Reléguer tout simplement Tumblr dans le quartier chaud d’internet, aussi énorme et louche soit-il, serait néanmoins une erreur, et ce, malgré la quantité ahurissante des parties dénudées de l’anatomie humaine qui s’offre à la vue. Pour commencer, absolument tout sur Tumblr, une fois le téléchargement terminé, se transforme instantanément en pornographie, du moins au sens que ce terme vient d’acquérir, à savoir, une sorte de fétiche généralisé pour n’importe quel objet. Qu’un microblogue sur Tumblr soit dédié aux animaux domestiques, aux petits gâteaux, aux célébrités, aux voitures, aux polices informatiques, à des manuscrits du Moyen-Âge ou à la configuration des vents qui soufflent sur la planète, tout sur le site, en vertu de sa nature et de son système d’exploitation minimaliste, est pornographique. Nous avons donc droit à du porno culinaire, à du porno mignon, du porno architectural, du porno stylisme, du porno littéraire, du porno écolo et du porno de données, ainsi que toute autre forme de porno 1 [ou cette part] imaginable. Qui plus est, ces nouvelles porno-formes se mélangent ensuite entre elles et se recoupent en suivant les tendances fashion de notre zeitgeist (si je puis à mon tour me permettre ce braconnage linguistique généralisé), jusqu’à créer cet effet d’hybridité maximale. Pour ce qui est de l’offre en matière de bon vieux porno classique (la raison d’être de Tumblr comme le signala Stephen Colbert lors d’un entretien avec son fondateur, David Karp), elle couvre le spectre d’un bout à l’autre — depuis les photos doucereuses des pinup vahinés aux clichés LGBT provoc façon cerise sur le gâteau. Mais l’écrasante majorité de l’imagerie érotique circulant sur Tumblr ne dépasse pas ce stade : un « érotisme » un peu tiède. Il s’agit d’un porno fait non sans « goût » par des hommes, la plupart du temps, bien que relayé par des minettes, à l’attention d’autres minettes. Des minettes à mi-parcours de leurs études de lettres2 (et, sans aucun doute, par les minets les plus perspicaces qui cherchent à les séduire en leur faisant la lecture, très probablement, de Keats ou de Milan Kundera). Il se peut que l’utilisateur typique associe à l’image d’un mannequin posant seins nus en bas et jarretelles — elle interrompt la lecture bien innocente d’une lettre sur son balcon parisien et promène son regard dans le vide — à une citation tirée d’Anaïs Nin ou de Lana Del Rey. (Elle-même rien de plus qu’une chanteuse romantique face à un public qui a troqué ses briquets pour la lueur des smartphones3 dans la nuit.) Ou plus vraisemblablement encore, c’est potentiellement une image animée d’Anna Karina au cours d’une discussion enjouée avec Jean-Paul Belmondo dans Une femme est une femme de Godard qu’on publie ; sans omettre le sous-titrage, qui exprime un sentiment que rien moins que 34000 autres utilisateurs de Tumblr apprécieront et qui les touchera (si l’on en juge par le nombre de « notes » attachées à ladite image — l’équivalent pour cette communauté d’internautes des fameux « J’aime »… ce qui signifie en retour un partage automatique le long de vecteurs viraux. D’où le nom du site, Tumblr, les images faisant le tour du monde connecté comme dans le tambour géant d’un sèche-linge).4 Alors, en dépit littéralement de millions d’exceptions, la règle et l’esprit de Tumblr sont une esthétique commune qui se veut à la fois nostalgique, romantique, rêveuse, intemporelle, sexy et allusive. (Evidemment tous ces termes doivent être pris avec les pincettes de leurs invisibles guillemets.) En tant que tel, Tumblr semble avoir été expressément conçu pour incarner cette bonne blague usée : « La nostalgie, ce n’est plus ce que c’était ». Au lieu de cela, nous avons affaire à un nouveau type de nostalgie, numérique et allégé, à cent lieus de la douleur ou des spasmes viscéraux qui laissent leurs traces dans nos mémoires. Par conséquent, Tumblr fige toute la mémoire visuelle collective d’une génération qui pourtant n’est en rien collective ni douée d’une quelconque mémoire. Il ne nous reste donc plus, évidemment, que le visuel — qui inonde tout dans un flot de signifiants pointant vers un temps et des lieux auxquels nous n’avons pas goûté (ce qui en 2 [d’anglais ?] [terminal de poche, selon France Terme] 4 L’un des aspects les plus curieux de ce système informel d’évaluation est perceptible dans les dizaines de milliers de votes d’écart qui mesurent la popularité de deux images en apparence interchangeables, ce qui arrive fréquemment. 3 constitue tout l’attrait, très certainement). Tumblr est une machine à désir assez malsaine, que ne trouble aucunement la juxtaposition aléatoire des jeunes délurées des années 20 avec un Marlon Brando rajeuni, un Ron Burgundy vieilli, de riches impressions japonaises de desserts français, une plage tropicale de rêve, des plans extraits de films New Wave tchèques, un autoportrait en costume rétrofuturiste couleur sépia, trois secondes de capture d’un dessin animé des années 80, des petits copains tristounets tout droit sortis du site Etsy, un éléphanteau qui trébuche en se prenant les pattes dans les oreilles, des mannequins qui trébuchent du haut de leurs talons aiguilles, une jeune ado exhibant fièrement ses cicatrices fraichement héritées de sa tentative de suicide, le genre d’objets démodés qu’on trouverait dans les films de Wes Anderson (gramophones, boites à chapeaux, compas d’une autre époque, etc.), sans oublier, évidemment, des chats. De nombreux, de très nombreux chats. Le mot clé ici pourrait bien être autre, sans toutefois qu’il s’agisse d’une grande époque ; un peu comme si l’étiquette sur la bouteille de vin, tandis que le sommelier vous verse un verre, indiquait « Autre Cru » au lieu du « Grand Cru » espéré. Prise une à une, chaque image peut bien ne pas être dépourvue de sa petite part de mérite esthétique, même si l’écrasante majorité se verrait disqualifiée par le professeur d’histoire de l’art à l’université pas loin de chez vous comme relevant du pur kitsch5. Quoi qu’en disent les experts, toutes ces images servent de catalyseur aux fantasmes d’évasion dont l’observateur pouvait ne pas soupçonner l’existence et auxquels il ne s’agirait pas tant de s’abandonner que de les archiver en vue d’une date ultérieure qui jamais n’arrive. L’observateur peut bien baver devant l’exhibitionnisme indécent de ce sandwich toasté au fromage ou ce tango que danse un joli couple dans le Buenos Aires des années 1940, mais pas plus longtemps que le temps qu’il lui faut pour faire défiler la page jusqu’à la prochaine tentation, qu’on a détournée d’une brochure ventant une vie inaccessible. Le fantasme, celui-là même qui a nourri et pallié l’âme moderne depuis Madame Bovary, se trouve dorénavant partout, plus que jamais, prémâché dans les groupes de discussion. (Imaginez un numéro du magazine Wallpaper concocté par les logiciels qui vous arrosent de courrier indésirable.) Vue ainsi, c’est de la photographie sans punctum, vidée de son pouvoir de vous piquer au vif, de vous blesser, de vous transporter. Eloge iconique de l’indexation et de cette expérience intime qu’elle suscitait. Le renvoi à un renvoi d’un renvoi. C’est le menu d’Adorno, recouvert de la bave des autres invités qui pas plus que lui ne sont parvenus à se faire servir un vrai plat consistant. Ces images sont « les fragments épars de l’aura »6, des souvenirs répliquants7, 5 [mauvais goût] Celeste Olalquiaga, The Artificial Kingdom: The Kitsch Experience (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2002), p. 84. Ainsi, le kitsch se définit comme « les restes des propres rêves de ème transcendance de la modernité » (ibid.). Pour ainsi dire, « Dès le de 19 siècle et le processus de marchandisation, les réminiscences ont subi une deuxième mort qui les a transformées en souvenirs, des objets ‘inertes’ dépourvus de charge mystique, des reliques séculaires soumises au contact contagieux du monde. Comme si cela ne suffisait pas, la modernité assène aux réminiscences un troisième coup fatal : de façon ironique, ce coup les introduit au mouvement dialectique. Ce coup de tonnerre destructeur n’était autre que la reproduction mécanique, et le kitsch n’est rien d’autre que ces vestiges en ruine laissés par cette tempête électrique. » (p. 81) 6 de minuscules échardes de rêves en plein jour pré-écrits, une musique d’ascenseur libidinale… Les écailles polies après sa mue d’un serpent qui s’est déjà mordu la queue. Par conséquent, Tumblr a la même résonance ou pouvoir émotionnel que le petit échantillon qu’utilisent les publicitaires pour vendre le dernier parfum tendance d’une actrice de séries B. * Mais ne suis-je pas en train de dresser le portrait caricatural de toute une tranche démographique ou d’une génération entière, de même que ces photos sont des caricatures du style de vie enviable de quelqu’un d’autre ? Il faudrait sans doute affiner et contextualiser l’interrogation soulevée par cet attrait que suscite Tumblr en dépit de sa promesse scopophile [/de voyeurisme] vide et stérile. Clairement, le site est un carrefour révélateur offrant des indices quant à la psyché d’une génération traumatisée par les attaques terroristes, les catastrophes écologiques, les crises économiques, les dettes écrasantes, un avenir toujours plus inquiétant et la télé réalité. De tous côtés ces jeunes sont assaillis, n’exerçant tout au plus, s’ils ont plus de chance que leurs amis, qu’un métier précaire. Qui pourrait leur en vouloir de voyager par procuration par l’entremise d’un peu de porno entre deux gazouillis promotionnels irréfléchis envoyés depuis leur poste de travail dans leur jeune pousse de banlieue/en bordure de ville (bientôt en perte de vitesse). Au moment même où la technologie rend possible un affranchissement des contraintes géographiques, les réalités économiques s’assurent que ce genre d’échappées, dans la quasi-totalité des cas, ne pourront qu’être virtuelles. Et de même que l’espace devient étrangement élastique, le temps à son tour perd ses contours et son orientation traditionnels. Au 20ème siècle, les jeunes gens alors en pleine fleur de l’âge confrontés à des problèmes avaient au moins le réconfort (c’est-à-dire l’art) d’une aliénation collective, ainsi que les compensations que leur offrait la mélancolie. Aujourd’hui en revanche, comme le remarque le critique culturel Mark Fischer, « la perte est elle-même perdue », dû à ce présent éternel que dictent les « conditions du retour/rappel numérique » de YouTube ou, précisément, de Tumblr. Fisher embraye ensuite une discussion sur cette « hémorragie temporelle » qu’incarne cette forme nouvelle d’anachronisme, résultat en grande partie de 7 « Les Répliquants sont obsédés par les photographies. Là où les Répliquants ne peuvent en aucun cas s’assurer de la validité de leur propre passé, les photos leur fournissent un totem visuel, un lien physique avec le « coussinet » implanté de leurs souvenirs. Dans notre monde, les photos — de même que les enregistrements phonographiques dont parle Benjamin — ont depuis longtemps cédé la place aux reproductions numériques. Nous sommes parvenus à abstraire les médias bien davantage encore, en en manipulant le contenu numérique pour évoquer les précédents formats analogiques. Alors que les filtres sur les photos numériques donnent aux images un aspect vieilli, alors que les effets numériques donnent aux enregistrements la qualité granuleuse du vinyle, nous sommes confrontés à une crise du contexte. Il ne s’agit pas uniquement d’une forme de nostalgie. Il s’agit le fait que cette nostalgie soit minée. » (Roy Christopher) l’archivage sans relief de la mémoire infaillible de Google. Nous voici tous non seulement des témoins mais aussi des signataires de « la lente oblitération du futur » (Berardi). Le 21ème siècle est ainsi marqué par l’inertie. « Mais on a enfoui cette stase, on l’a enterrée derrière une frénésie superficielle pour le ‘nouveau’, pour le mouvement perpétuel. Cet ‘amalgame du temps’, ce montage d’époques antérieures, a cessé d’être digne de commentaires ; sa domination est telle qu’on ne le remarque même plus. »8 Une telle situation ne fait que mettre en lumière le manque de potentiel révolutionnaire qui anime les médias contemporains. Car tandis que chaque personne plus âgée a le droit indisputable9 de se dire choquée, consternée, voire désorientée face aux signifiants de la jeunesse, ce qui fait que les temps sont choquants aujourd’hui est leur (ultra-)familiarité obtuse. « Plutôt que de reculer comme auparavant devant la nouveauté par crainte et incompréhension », écrit Fischer, « ceux dont les attentes ont été formées à une époque antérieure seront plus à même d’être surpris par la persistance même de vieilles formes reconnaissables. » Il en résulte que nous sommes maintenant confrontés sur le plan culturel à une accumulation et une stagnation sans précédent, mélangées dans les mixeurs de l’Avenue des Marques jusqu’à obtention d’un cocktail en apparence rafraîchissant.10 Il y a quelque temps, Justin Clemens et moi avons appelé cette forme de saturation médiatisée une procédure d’« échantillonnage » au cours de laquelle des unités culturelles (populaires) reconnaissables se voient recyclées jusqu’à perdre leur origine propre et tout pouvoir d’allusion.11 Nous avançons l’idée que l’échantillonnage fonctionne en vertu d’une logique différente des précédentes modalités historiques qu’étaient la citation ou l’appropriation, deux procédés au cours desquels la référence était partagée et comprise. Dans le cas de ce dernier exemple, un tissu social composé de signes et de repères lisibles nous aide à naviguer les eaux troubles d’un sens collectif. De sorte que lorsque Marcel Duchamp dessine une moustache sur le portrait de la Joconde, le spectateur reconnaît la Joconde et, partant, l’espièglerie irrévérencieuse derrière le geste de l’artiste. Et même si je pense que la quasi-totalité des utilisateurs de Tumblr reconnaissent encore la Joconde, quitte à ne pas savoir dire qui en est l’artiste sur le moment, la valeur des références partagées s’est considérablement dépréciée du fait d’une circulation mémétique/endémique (?). (Et Baudrillard, ici, s’est bel et bien révélé prophète [en son pays ?].) L’échantillonnage fait fi des fameux guillemets qui servaient à reconnaître un fragment de culture échangeable et réifiée, de sorte que, de façon paradoxale mais inévitable, celui-ci puisse échapper aux limites et aux coordonnées de l’origine. 8 Fischer attribue à juste titre à Frederic Jameson, l’un des critiques culturels les plus visionnaires/perspicaces des années 80-90, le fait d’avoir reconnu ce « symptôme alarmant et pathologique d’une société devenue incapable de traiter du temps et de l’histoire ». Voir « An Extract From MF’s Ghosts of My Life », The Quietus¸28 août 2013. (http://thequietus.com/articles/13004-mark-fisherghosts-of-my-life-extract) 9 [God-given… : divin ne passerait pas en français ?] 10 [Plus proche du texte : qu’on frappe sur l’Avenue des Marques comme de la crème jusqu’à obtention d’une boisson en apparence appétissante.] 11 Dominic Pettman & Justin Clemens. “A Break in Transmission: Art, Appropriation and Accumulation,” Avoiding the Subject: Media, Culture, and the Object (Amsterdam: Amsterdam University Press, 2004). Dorénavant, chaque propos sans exception, chaque geste, chaque action ou interaction prend place entre guillemets, et ce de façon généralisée, à tel point qu’il est devenu inutile de les signaler. C’est la raison pour laquelle votre vie se présente sous la forme d’un assemblage hétéroclite/patchwork de vieilles émissions de télé, de films, de pubs, de chansons populaires et de clips vidéo, au point que mettre un nom sur chacun de ces échantillons pour les discerner serait superflu. (En ce sens, Tarantino est bien le dernier de ces imitateurs passionnés, que ça intéresse encore de savoir d’où provient quel tic cinématographique, quand bien même il en met à mal la motivation plus large, par le biais de simples saupoudrages et reprises génériques.) En tant que l’une des plus récentes manifestations de l’échantillonnage, les images présentes sur Tumblr apparaissent comme autant de cartes à collectionner qui ne composent ensemble plus aucun récit singulier, n’offrant plus qu’une seule scène ou une bribe, amputée de façon chirurgicale de tout contexte. On a retiré le méta-cadre qui prévalait sous la forme du « film », de la « pub » ou de l’« émission de télé », de sorte que toutes les histoires trempent les unes dans les autres, brassées dans un ressac nauséabond qui pourrait noyer tout un continent. Et pourtant, nous observons de l’autre côté de ces fenêtres des mondes qui ne nous rappellent rien de particulier, si ce n’est peut-être ce moment où pour la dernière fois nous avons pu ressentir ce semblant de deuil face à la perte de la perte de l’expérience (une sorte de déjà-revu, si vous voulez). De plus, en termes d’affect, l’échange de tels signaux accentue, à chaque clic de souris, une expérience du type lecture aléatoire à mi-chemin entre TDA(H) et TOC [trouble du déficit de l’attention et trouble obsessionnel compulsif] : c’est la pulsion du « suivant, suivant, suivant » inscrite au cœur de Chatroulette. Des sensations de pathos, de faim, de « trognitude » 12 , de regret, de désir… Toutes tourbillonnent ensemble pour composer l’idée d’une identité fractale et centrifuge. Céder à la mélancolie équivaudrait ici à l’éternelle extériorisation de notre refus de voir s’envoler l’histoire, quand bien même l’histoire a depuis longtemps déserté ces murs, et nous avec — à peine ravis, et encore — nous laissant vêtus de nos sous-vêtements froissés de manière séduisante. Non pas séduits puis abandonnés, mais séduits par l’abandon. Ce serait bien trop facile, toutefois, de condamner Tumblr en voyant en lui rien de plus qu’une énième manifestation du paradoxe des âmes déconnectées qui partagent leur aliénation par le biais de technologies hyperconnectées ; comme cette mise à jour opérée par Sherry Turkle de cette expérience qu’on fait au cinéma d’une « solitude partagée » (qui à un certain niveau est indubitablement avérée). Malgré tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici, peut-être s’agit-il d’un lieu de rassemblement en vue d’une nouvelle forme d’appartenance. Un cheval de Troie apprêté d’images commerciales de luxe, permettant à des désirs moins artificiels de se réaliser selon des modes pour le moment inédits. Surtout si on lit ces images comme autant d’exemples de ce que Hito Steyerl, théoricienne des nouveaux médias, appelle un « arrosage visuel ». Selon Steyerl, le flot de photos toutes faites et d’esquisses impersonnelles qui circulent via nos modems comme le plasma sanguin du 12 Néologisme décrivant l’emprise d’une forme de désir non sexuel créé par de jolies images, presque toujours des animaux en peluche. néo-libéralisme représente « le message que nous adressons à l’avenir ». « Qui sont ces gens dont ce type de publicité dresse le portrait ? » demande-t-elle. « Et qu’est-ce que leurs images pourraient avoir à dire de l’homme contemporain à des destinataires, pourquoi pas, extraterrestres ? » Comme ses cousines, les fenêtres intruses, l’arrosage d’images sur Tumblr comprend plusieurs espèces : des images lubriques, squelettiques, bardées de diplômes à l’épreuve de la récession, et toujours ponctuelles pour leur emploi tertiaire, grâce à leur copie de montre de luxe. […] Une armée de réserve composée de créatures retouchées numériquement qui ressemblent aux démons et aux anges mineurs de la spéculation mystique, qui charment, incitent et tourmentent les gens en leur donnant accès à l’extase profane de la consommation. Mais tandis que « l’arrosage d’images s’adresse à la quasi-totalité des humains […], ceux-ci demeurent invisibles. » Ce qui veut dire qu’« il s’agit d’un portrait fidèle de ce que l’humanité, en réalité, n’est pas. Une photo en négatif. » Mais plutôt que de déplorer simplement la représentation idéologiquement erronée à l’œuvre dans cette économie scopique, Steyerl pose une question fascinante autant que provocante : Et si les gens réels — les gens imparfaits et non lubriques — n’étaient pas exclus de cet arrosage publicitaire à cause de leurs soi-disant défauts mais avaient en fait choisi de s’affranchir de ce genre de portrait ? Et si l’arrosage visuel était alors devenu la trace d’un refus massif, du retrait des gens hors de la sphère de toute représentation ? Vus depuis cet angle contre-intuitif, tous ces corps alléchants peuplant Tumblr sont les avatars de ceux qui, se sentant floués comme ces mots auxquels on retire des voyelles, ont volontairement disparu. « Si la photographie constituait un contrat civil entre les gens y participant », écrit Steyerl, « alors le retrait actuel hors de la sphère de la représentation est la rupture d’un contrat social leur ayant promis une participation mais n’ayant garanti que le commérage, l’espionnage, la preuve, [et] le narcissisme en série. » Pas étonnant, alors, que Fisher partage l’idée de Steyerl selon laquelle il n’y a probablement que le retrait qui soit susceptible de court-circuiter cette façon par défaut de se connecter aux autres, par le partage, les « j’aime », et les excès en tout genre. « La production de la nouveauté, selon lui, passe par certaines formes de retrait, retrait par exemple de la socialité comme des formes culturelles préexistantes. » Toutefois, « la forme actuellement dominante qu’a prise le cyberespace des réseaux sociaux, avec ses occasions infinies de micro-contact et son déluge de liens vers YouTube, rend ce retrait plus difficile que jamais auparavant. » Sur le plan esthétique, ce Spectacle au prisme duquel nous vivons nos vies souffre d’une grave « pathologie temporelle », qui se manifeste dans une pulsion de répétition généralisée. (Est-ce bien réellement un vrai succès des années 80 ou s’agit-il plutôt d’un pastiche branché ? Et est-ce que ça a une quelconque importance ?) Pendant ce temps, sous la surface de l’écran en quelque sorte, des soulèvements à grande échelle se produisent au niveau de la production, de la consommation, et de toutes les choses — et les personnes — auxquelles ces dernières apportent une structure sociale, économique et psychologique. Plus les choses changent dans une sphère, plus elles demeurent identiques dans une autre. Cet arrangement, sans aucun doute, convient aux architectes et aux ingénieurs de chacune des deux.13 * Au cours de mes propres pérégrinations dans un état de quasi hypnose au cœur de ce livre interactif grand format, mi-utopique mi-dystopique, une image animée en particulier m’a arrêté net ; elle était si parfaite, si transparente dans sa forme que même Platon aurait sans doute appuyé sur le bouton « re-bloguer »14. Il s’agissait d’une animation de deux secondes, qui passait forcément en boucle : la quintessence pixellisée de tout ce à quoi j’avais touché. Y est représentée la partie supérieure d’une jeune femme ou fille, que je situerais quelque part entre 10 et 30 ans, dans un plan rapproché rendu délibérément « cinématique » et « analogique ». On voit sa silhouette tourner sur elle-même devant un soleil couchant posé ou presque sur un horizon invisible. Son visage est aussi délavé que la saturation. Le rendu est chaleureux, une palette vert-jaune-brun typique des Polaroïds des années 70, la seule différence étant le mouvement qui anime l’image. Mais malgré l’absence d’indices permettant au spectateur de se repérer, celui-ci ressent la scène, une scène exhumée d’un décor de Californie ou du désert du sud ouest. Dans les deux cas, cette image nous parvient lumineuse depuis les contrées fantasmées d’une enfance insouciante, dont nous avons bien le droit de nous souvenir, quand bien même elle n’a jamais existé. À un moment dans ce nano-film qui passe en boucle, le cadre invisible fait soudain irruption dans le champ de vision du spectateur, comme entraîné maladroitement par le tambour d’un projecteur Super 8.15 La longue chevelure blonde de la gamine se propage comme une 13 Le travail de Jodi Dean sur le « capitalisme communicatif » est ici essentiel, comme l’est celui de McKenzie Wark sur la classe vectoraliste. La question des ordonnancements qu’encode Tumblr et des types de communication politique que ceux-ci rendent possibles (à la différence d’un site comme Twitter, disons), est cruciale et mérite d’être traitée de façon plus ciblée que je ne peux le faire dans cet essai. Ceci dit, j’aimerais signaler ici que mon intention première était de publier ce texte directement sur Tumblr à l’adresse suivante : xxx.tumblr.com, mais le site n’autorise pas l’apparition du mot « tumblr » dans le nom du blog. Voici à coup sûr un signe systémique du refus de l’auto-réflexivité. 14 Pour la petite histoire, au moment où j’écris 226 576 « notes » ou « j’aime » étaient accolés à cette image, soit un nombre impressionnant, ce qui renforça mon intuition première qu’il s’agissait là d’une faille de Tumblr. L’image fut publiée originellement à l’adresse suivante le 26 avril 2012 : http://welcometothestateofdreaming.tumblr.com/post/21881494922 15 Dans un autre article, Steyerl met en pièces de façon éloquente la sensibilité se trouvant à l’origine d’une fétichisation de ces technologies obsolètes, y voyant « une nostalgie analogique assez ridicule confinée dans un recoin précis du monde de l’art. La prochaine fois que je vois un énième projecteur 16mm toussoter dans une galerie je kidnapperai ce pauvre objet moi-même pour l’emmener dans une maison de retraite. Il n’y absolument aucune raison généralement à l’utilisation de pellicules 16mm aujourd’hui sauf à vouloir faire du film un art prétentieux, hors de prix et vaguement moderniste, enrobant le tout dans des relents d’histoire de l’art WASP. » (http///rhizome.org/editorial/2013/mar/28/artifacts/) auréole venant compléter les reflets du soleil et le grain de la « pellicule filmique ». Tourne alors, ici, véritablement, le tambour de notre temps, entraînant avec lui la fameuse timbale qu’on peine à décrocher. En effet, s’il m’était donné de ne retenir qu’une seule image susceptible de distiller et de représenter l’esprit de notre époque pour la déposer dans une capsule temporelle, ce serait celle-ci. Une image sans visage mais néanmoins genrée, moderne mais d’une autre époque, en mouvement mais prise au piège, évocatrice mais vide — un équivalent visuel d’un des derniers albums de Boards of Canada. Ou encore, le cliquetis émis par un système mondialo-historico-nostalgico-nihiliste. Cette image cristallise toute une philosophie passée sous silence à laquelle pourtant tout le monde adhère, selon laquelle « le Dasein, c’est le design » (Lovink), et l’Être, un peu tout et n’importe quoi (Agamben, revu et corrigé par la starlette de la télé réalité, Honey Boo Boo). * Dans sa célèbre allégorie associant le progrès de l’histoire à une catastrophe, Walter Benjamin avait recours à l’ange de Paul Klee, emporté vers l’avenir, son œil sur le passé et la destruction d’où l’ange était sorti. Benjamin écrirait-il à l’âge d’internet, il aurait peutêtre choisi un avatar différent pour illustrer sa lecture d’un temps « hors de ses gonds ». Plutôt qu’une ligne parcourue en deux sens, la futile et frénétique énergie d’un ange qui tournoie sur soi comme une toupie. Et tournoie, tournoie, tournoie encore… jusqu’à étourdissement. Et faisant du sur-place pourtant. *