Le Figaro Premium - Marcel Gauchet_ «Nous traversons une crise

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Le Figaro Premium - Marcel Gauchet_ «Nous traversons une crise
Marcel Gauchet: «Nous traversons une
crise profonde de l'hégémonie
néolibérale»
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Par Alexandre Devecchio (#figp-author)
Publié le 09/12/2016 à 11h22
INTERVIEW - Pour Marcel Gauchet, la victoire surprise de François Fillon à la primaire
de la droite et du centre et la décision de François Hollande de ne pas briguer un
second mandat s'inscrivent dans un contexte de bouleversement idéologique et
politique global. L'ère néolibérale s'achève tandis que le conservatisme fait son grand
retour.
Au lendemain de la victoire de François Fillon
(http://www.lefigaro.fr/elections/presidentielles/2016/12/06/35003-20161206ARTFIG00278-pendant-ce-tempsfillon-met-le-turbo-et-consulte-a-tout-va.php) à la primaire de la droite et du centre et du retrait de François
Hollande (http://www.lefigaro.fr/elections/presidentielles/2016/12/05/35003-20161205ARTFIG00303-lapopularite-de-hollande-s-envole-apres-son-renoncement.php) dans la course à la présidentielle de 2017,
Marcel Gauchet analyse les causes des séismes à répétition qui ont marqué la vie politique française ces dernières
semaines. Des ruptures profondes qui font, selon lui, écho au Brexit, à l'élection de Donald Trump et qui
préfiguraient l'échec du référendum de Matteo Renzi. L'auteur de Comprendre le malheur français (Stock, 2016) et
rédacteur en chef de la revue Le Débat voit ces événements comme le signe d'un changement de monde. Pour
Gauchet, après quatre décennies de règne sans partage, l'idéologie libérale-libertaire est épuisée. «La
globalisation à l'extérieur et le règne illimité des libertés individuelles à l'intérieur mettent en péril lacohésion
des sociétés», écrit-il. S'il gagne la présidentielle, François Fillon pourrait, selon lui, incarner un retour aux
fondamentaux, un conservatisme (http://www.lefigaro.fr/elections/presidentielles/primairesdroite/2016/11/24/35004-20161124ARTFIG00095-buisson-voit-dans-la-victoire-de-fillon-l-avenement-d-unerevolution-conservatrice.php)renouvelé qui concilierait efficacité économique et protection. A condition,
cependant, de refonder profondément le modèle européen, qui ne profite qu'à l'Allemagne, et de ne pas fermer
les yeux sur la question migratoire.
Le président de la République, François Hollande, a annoncé qu'il ne briguerait pas un second mandat.
Que cela vous inspire-t-il? Vous l'aviez interviewé il y a quelques mois dans Le Débat, avez-vous été surpris
par sa décision?
Non, c'était une hypothèse hautement vraisemblable, tant l'horizon paraissait bouché pour lui. François Hollande
a choisi l'option la plus honorable, qui en plus fait honneur au principe républicain selon lequel le pouvoir est non
pas une position à laquelle il est justifié de s'accrocher à tout prix, mais une fonction exercée au nom du peuple.
On peut lui en savoir gré.
Au-delà de son échec personnel, s'agit-il d'une faillite de la gauche sociale-libérale? Est-ce la fin d'un cycle
ouvert en 1983?
François Hollande est victime d'une ambiguïté qu'il a effectivement héritée du tournant mitterrandien de 1983. Il
a dû la cultiver pour parvenir au pouvoir. C'était la condition pour rassembler la gauche. Elle a fini par éclater au
grand jour. Les socialistes français n'ont jamais vraiment assumé leur conversion au cours libéral du monde. Avec
le temps, cette fausse conscience est devenue intenable. La gauche est aujourd'hui irrémédiablement divisée. Audelà du cas de François Hollande, on ne voit pas qui pourrait la réunir et sur quelles bases.
A droite, selon vous, la victoire de François Fillon à la primaire est celle du «conservatisme libéral».
Pourquoi? Comment définissez-vous cette notion?
Le mot «conservatisme» ne fait pas partie du vocabulaire de François Fillon, ne serait-ce que parce que la
contrainte de discours minimal d'un homme politique aujourd'hui, est d'être «réformateur», «moderne» et
«progressiste». Chez Fillon, la dimension conservatrice est non revendiquée et même non dite. Ce qui retient
plutôt l'attention, c'est le caractère libéral de son programme sur le plan économique. Cependant, derrière les
discours, il faut savoir déchiffrer des éléments plus profonds et remonter aux données de base de nos régimes
pluralistes. Ceux-ci se divisent entre trois grandes familles idéologiques relativement permanentes: la famille
conservatrice, la famille libérale et la famille socialiste. Chacune de ces familles correspond à des besoins
fondamentaux de n'importe quelle communauté politique moderne.
La famille conservatrice essaie de concilier le mouvement de la société avec les nécessités de l'ordre social assuré
par l'autorité. La famille libérale met l'accent sur une autre dimension constitutive de la vie de nos sociétés: le
dynamisme qui tient à l'initiative des individus et à la liberté personnelle. Enfin, la famille socialiste se donne
pour horizon la transformation de la société au nom de la justice. Au fond, sous mille noms, dans des
configurations sociales très différentes, ces trois familles ont existé à tous les moments de notre histoire depuis le
XIXe siècle. Cela signifie que nos systèmes politiques simplifient cette tripartition en la faisant entrer dans le
schéma binaire de l'opposition droite/gauche. La droite est toujours plus ou moins une alliance des conservateurs
avec une partie des libéraux, de même que la gauche associe une autre partie des libéraux avec les socialistes.
«Les Français connaissent le même phénomène d'épuisement que les
Britanniques ou les Américains.»
Marcel Gauchet
En France, l'expérience typique de cette fusion de deux droites en réalité très différentes dans leur inspiration de
fond a été le gaullisme. Le général de Gaulle était un conservateur dans ses réflexes fondamentaux, mais qui par
patriotisme, à la différence d'un vieux conservatisme français qui ne comprenait rien au rôle de l'économie, a
réalisé l'alliance avec les libéraux pour moderniser la France. Pour lui, la libéralisation économique était
l'instrument de l'intérêt supérieur du pays.
Depuis l'époque du général de Gaulle, la globalisation est venue bouleverser cet équilibre précaire et transformer
l'idée même du libéralisme. A partir des années 80, un libéralisme d'un genre nouveau est devenu le centre de
gravité de l'espace politique. Il a transformé la droite et la gauche. La gauche a abandonné le projet collectiviste,
même modéré, pour se convertir en parti des droits individuels appuyés sur l'Etat providence. La droite a laissé
tomber les références à l'autorité de l'Etat et à l'intérêt national pour épouser la cause de l'ouverture des
échanges et des bienfaits de la concurrence. Dans cette conjoncture, le conservatisme a été marginalisé,
ringardisé, fascisé. Mais tout a une fin. Il est chaque jour un peu plus clair que l'Histoire est en train de changer de
direction. Nous sommes entrés dans une phase de crise de l'hégémonie néolibérale qui a présidé depuis quarante
ans à l'orientation de nos sociétés. C'est dans ce contexte-là qu'il faut situer les tremblements de terre politiques
auxquels nous assistons un peu partout: le Brexit au Royaume-Uni qui annonce le retour des nations ou la victoire
de Trump aux Etats-Unis dont le slogan n'est autre que «Rendre l'Amérique grande de nouveau», et enfin l'échec
du référendum de Matteo Renzi qui montre la volonté de résistance des Italiens à la normalisation européenne.
La globalisation à l'extérieur et le règne illimité des libertés individuelles à l'intérieur mettent en péril la cohésion
des sociétés. Cette inquiétude change les perspectives politiques. Les Français connaissent le même phénomène
d'épuisement que les Britanniques ou les Américains. La victoire de François Fillon témoigne d'un retour aux
fondamentaux actualisés du conservatisme, masqué par un libéralisme dont il faut bien comprendre le sens.
Le conservatisme a été le grand oublié, à droite et à gauche,
de la phase néolibérale que nous venons de traverser. Les
courants conservateurs que l'on voit resurgir traduisent un
besoin de protection des sociétés vis-à-vis de l'extérieur et
Le conservatisme a été le grand
un besoin d'ordre à l'intérieur. François Fillon a su capter
oublié, à droite et à gauche, de la
ces courants et nous ramène à l'équation gaullienne dont il
phase néolibérale que nous venons
est issu. Il retrouve le souci d'articuler un certain
conservatisme national - maîtrise du territoire, des
frontières, des flux migratoires - et libertés individuelles.
de traverser
Marcel Gauchet
Par ailleurs, comme celui du général de Gaulle jadis, l'objectif
du libéralisme économique de Fillon est avant tout d'assurer
le redressement du pays. Objectif non pas libéral mais typiquement conservateur. Fillon retrouve à sa façon dans
un contexte aussi différent que possible les accents gaulliens de 1958.
Peut-on vraiment être à la fois conservateur et libéral aujourd'hui?
Le mot «conservateur» est devenu presque tabou car il évoque «l'immobilisme» et dans une société de
mouvement, l'immobilisme est l'ennemi par excellence. Le véritable sens du conservatisme en politique est de
donner la priorité aux conditions de survie et de bon fonctionnement de la communauté nationale. Le monde
étant ce qu'il est, le jeu avec le libéralisme est obligatoire pour satisfaire cet impératif, mais il est difficile. La
politique, c'est l'art des compromis. La difficulté pour François Fillon sera de lier deux logiques qui ne vont pas
nécessairement ensemble. Comment trouver un compromis entre la protection nationale et l'ouverture globale
sur le plan économique? Comment trouver un compromis entre l'autorité de l'Etat, le besoin de sécurité et les
libertés individuelles? Comment conjuguer la stabilité des formes sociales dans lesquelles s'inscrit la vie des
personnes, comme la famille, l'école, la commune, et l'esprit libertaire du temps qui est devenu une nouvelle
religion? La difficulté de la tâche qui attend François Fillon, s'il doit gagner l'élection présidentielle, est énorme.
N'oublions pas combien elle fut grande en son temps pour le général de Gaulle lui-même, puisqu'elle a fini par
buter sur l'explosion de Mai 68 et l'échec au référendum de 1969.
En pratique, gérer cette articulation d'une libéralisation de l'économie et d'une réaffirmation du cadre nationalétatique n'est pas une mince affaire. Les sacrifices individuels ne peuvent être consentis qu'au nom d'un intérêt
collectif posé comme supérieur. Dans notre monde hyper-individualiste, est-il encore possible de rendre vivante
dans l'esprit des acteurs et des électeurs cette dimension de l'intérêt national? C'est au fond le grand défi de
François Fillon.
En 1958, lorsque le général de Gaulle entame la modernisation de la France, il commence par une
dévaluation importante du franc. Dans le cadre de la monnaie unique, cela n'est plus possible…
L'Europe est en effet la pierre d'achoppement sur laquelle François Fillon risque de buter, s'il gagne la
présidentielle. C'est la partie sur laquelle son discours est le plus faible. Il fait comme si l'on pouvait faire ce qu'il
veut faire dans un cadre qui, à beaucoup d'égards, le prive des marges de manœuvre dont il aurait besoin. Cela
annonce des déceptions cruelles. La France s'est ligotée avec l'euro dans l'espoir d'un avantage politique qui n'est
pas au rendez-vous. Cette erreur historique de nos «élites» est l'une des raisons de la grande crise politique
française qui s'exprime à travers la montée en puissance du FN.
Justement, comment analysez-vous la montée en puissance des partis dits populistes?
«Populisme» est une notion fourre-tout dont la première fonction est de prendre la relève du terme de
«fascisme», devenu obsolète. Elle n'est pas entièrement absurde dans la mesure où elle correspond à une
revendication en effet inscrite dans les gènes de nos sociétés qui est la souveraineté du peuple. Mais que je sache,
c'est le principe général de fonctionnement de nos sociétés. Je ne connais que des démocraties populistes. Disonsle, nous sommes tous populistes! Et il y a effectivement une revendication de souveraineté du peuple face à une
série de défis qui créent un sentiment de dépossession démocratique, que ce soit le fonctionnement de l'Union
européenne ou le jeu de forces économiques sur lesquelles personne n'a plus de prise. La situation migratoire
représente un autre défi à un principe fondamental de nos régimes qui est la capacité de contrôler l'espace dans
lequel on vit et la définition même de la communauté où chacun s'inscrit. Le système politique majoritaire au
nom de la nécessaire construction européenne, au nom de la globalisation et des droits de l'homme, a décrété que
ces questions n'existaient pas. Elles se sont donc exprimées hors système par l'irrépressible montée du FN. C'était
prévisible.
Le système politique des partis dits de gouvernement se doit d'intégrer ces revendications fondamentales et de
leur apporter des réponses s'il ne veut pas qu'elles se développent en dehors de lui, au risque de le paralyser ou
de le submerger. A lui d'inventer un langage acceptable pour les traiter et des moyens réalistes d'y porter remède,
mais c'est une interpellation à laquelle il n'est plus possible de se soustraire.
Vous avez déclaré que François Fillon pouvait faire barrage au FN. Pourquoi?
Je n'ai pas dit que François Fillon était en mesure de faire barrage au FN, mais qu'il devait son succès au fait
d'avoir été perçu comme capable d'opérer ce barrage. A lui maintenant de montrer qu'il y parvient pour de bon!
L'électorat de droite à la primaire a vu en Nicolas Sarkozy le danger de relancer une gauche hystérique à laquelle
il offrait une cible grosse comme un éléphant dans un couloir. Quant à Juppé, il paraissait irréel au regard des
questions qui se posent à la base. Son style «oligarchique» offrait un boulevard à Marine Le Pen. Ces deux
candidats vedettes étaient sources de grosses perplexités. Dans cette situation d'incertitude, Fillon s'est présenté
comme la solution de l'équation. Il est parvenu à incarner avec talent de sortir le pays d'une ornière ressentie
douloureusement par beaucoup de Français et matérialisée par la pression du FN, à commencer par l'impuissance
de l'Etat à réaliser des réformes jugées majoritairement indispensables. Maintenant, a-t-il les moyens de ce
projet? Il demeure beaucoup de zones floues dans son programme, dont sur les points brûlants, le défi européen
et le défi migratoire. Et l'on voit déjà se profiler les résistances que suscite toute atteinte aux acquis de l'Etat
providence. C'est l'expérience qui va nous dire s'il a trouvé les bons leviers.
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Alexandre Devecchio
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