La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d`une

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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d`une
UNIVERSITÉ LYON 2
Institut d'Etudes Politiques de Lyon
La pensée métisse au cinéma : les
conditions éthiques d’une esthétique
audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire
du rapport Nord-Sud
Antoine DHEYGERE
Discipline : Politique, culture, espace public et Anthropologie des sociétés arabes
Sous la direction de Bernard Lamizet
Date de soutenance : 28/ 08 / 07
Jury composé de Bernard Lamizet et de Lahouari Addi
Table des matières
Introduction . .
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Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité
cuturelle ? . .
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Remerciements . .
I.Entre film documentaire et film de fiction, l'esthétique audiovisuelle comme discours et
production de l'imaginaire social . .
A. La spécificité du média audiovisuel : entre fiction et réalité . .
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B. L'esthétique audiovisuelle indicateur des structures de l'imaginaire
d'appartenance . .
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II. L'imaginaire de la migration entre tradition intégrationniste et tentation multiculturaliste
..
A. Entre exclusion et intégration, la représentation du Sud dans les films . .
B. Le multiculturalisme, outil de reconnaissance des minorités . .
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel
imaginaire du rapport nord-sud : le métissage . .
I. L'idéologie du multiculturalisme . .
A. Contre l'idéal « d'authenticité » . .
B. L'éloge de la différence dans la méconnaissance . .
II. L'esthétique audiovisuelle du métissage et la refonte de l'imaginaire de l'immigration et
du rapport Nord-Sud . .
A. L'éthique du métissage . .
B. Du cinéma métis au cinéma de l'errance . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Ouvrages . .
Revues – Site Internet . .
Annexes . .
Définitions . .
Cinéma : . .
Métis . .
Articles : . .
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LA GUILDE AFRICAINE, article « Nomadisme, errance, exil, voyages. Nous
sommes tous des charlots », bulletin de La guilde africaine, n°5, septembre 2001 :
..
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BARLET Olivier :« Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma »,
publié le 16/03/2005 . .
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DUCLOS Denis et JACQ Valérie : « Du documentaire au « cinéma des gens » » ,
Le Monde Diplomatique, mai 2005 : . .
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BARLET Olivier : « De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », publié
le 09/03/2007 : . .
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Remerciements
Avant tout, je tiens à remercier l'Institut d'Etudes Politiques qui m'a offert un cadre idéal pour
mener ces quatre années d'étude que conclue ce travail.
Les professeurs qui y sont issus, m'ont enseigné et appris à mener une véritable et honnête
démarche intellectuelle, et à ce titre méritent d'être aussi salués.
Je remercie également M.Lahouari Addi pour sa présence et pour son soutien malgré le
caractère relativement tardif de ma sollicitation.
De même, je tiens à remercier l'équipe du hangar de l'Institut Lumière, particulièrement Dalila,
Christine, Dorothée, Violaine et Régis, dont la présence et l'écoute au long de l'année m'ont
fortement aidé.
Il m'est impossible d'éviter de citer Chloé, Stephanie, Marie, Marlène, Amandine, Pierre,
Xavier, Benjamin et bien d'autres, ainsi que les membres de ma famille, dont l'amour et
l'amitié m'ont accompagné, continuent de me guider et de m'inspirer. Je tiens à remercier tout
particulièrement Thomas-Xavier dont l'esprit créateur a fortement contribué à la belle réussite de
cette année.
Enfin, je souhaite rendre grâce à M.Bernard Lamizet pour tout le soutien et l'attention apportés
non seulement à la rédaction de ce mémoire, mais pour toutes les hésitantes réflexions qu'il a su
accompagner et guider.
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Dheygere Antoine
Introduction
Introduction
Le rapport Nord-Sud semble devoir faire intervenir tant d'éléments épars, mobiliser tant
de domaines différents renvoyant à tant d'enjeux contemporains primordiaux qu'il paraît
impossible à définir précisément et son étude semble insurmontable. Pourtant, pour
beaucoup trop de gens encore, il se résume souvent à une image qui vient tout de suite à
l'esprit, celle du pauvre enfant du Sud famélique pour lequel une association caritative du
Nord se propose de faire intervenir la générosité et l'empathie humaine.
Nous aimerions au sein de cette étude envisager d'autres pistes pour représenter et
ainsi penser et concevoir le rapport entre le Nord et le Sud. D'autre pistes qui pourraient
même remettre en cause la pertinence et la consistance de la séparation arbitraire entre
les deux mondes. Pour l'instant, nous en appelons prioritairement à une nouvelle forme
d'approche de ce rapport, une nouvelle empathie :
« un sentiment d'identification qui commence à dépasser l'émotion éprouvée au
spectacle de la misère et de la peine des autres, qui déborde l'exigence politique ou éthique
du respect de leurs droit collectifs à l'autodétermination et à l'indépendance. Il s'agit d'une
complicité plus immédiate, d'une onde plus courte, qui traverse l'épaisseur de l'altérité
nationale ou culturelle, pour instaurer une première connivence entre des individus libres »
L'espoir d'une humanité universelle « implique un ébranlement général des esprits, une
1
transformation de la nature même du lien entre le Nord et le Sud » , et cela passe selon
nous par une modification des représentations sur ce lien, un renouvellement de ce rapport
auquel peut participer le cinéma à travers son esthétique.
Il est communément admis que le cinéma, qu'il s'exprime au travers d'une fiction
assumée ou du documentaire, serait le reflet de la réalité. Lorsque, assis dans le fauteuil
d'une salle de cinéma ou entre les bras de mon canapé, je regarde une heure et demie
de morceau de vie, la réalité serait là, sans fards, éclatante de vérité ou plutôt dans toute
son authenticité.
Dans cette idée, la réalité aurait une existence autonome, en dehors de toute
subjectivité. Les productions humaines, les tentatives désespérées de l'être humain pour
décortiquer, analyser, comprendre et enfin domestiquer la nature et ses objets auraient
toutes le même fondement. La science, comme l'art, se destineraient à percer la réalité et
à en découvrir son essence, et ceci, en le traduisant à l'aide de signes et de productions
symboliques. Malgré leur imperfection, l'homme par leur biais, s'approcherait de plus de
plus de la connaissance absolue, convaincu qu'il est de son existence supérieure et résolu
à détronner un Dieu qu'il cherche toujours.
Les matières d'expression ( image en mouvement et son ) très réalistes du cinéma lui
offriraient une place privilégiée dans l'appréhension et la transcription de la réalité. Cellesci l'autoriseraient à prétendre la montrer telle qu'elle est, sans intermédiaire, concrétisant
ainsi le rêve inavoué de l'homme : abolir la distance entre la réalité qu'il voit, touche et sent
et ce qu'il est capable d'en dire, peindre ou écrire.
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Mahmoud Hussein, Versant sud de la liberté, pp. 165, 166
Dheygere Antoine
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
C'est d'ailleurs pour cette raison que les inventeurs du cinématographe ou du
kinétoscope, des frères Lumière à Thomas Edison, purent en leur temps avoir la conviction
d'avoir créé l'instrument parfait, absolu et définitif. Cependant, c'est aussi pourquoi cet outil
de reproduction du mouvement semblait destiné uniquement à des fins scientifiques. Gabriel
Veyre fit ainsi partie des dizaines d'opérateurs Lumière envoyés aux quatre coins du monde,
chargés de rapporter la minute de film que chaque bobine leur permettait de filmer et ainsi,
réunir le monde sur un simple écran blanc.
Parallèlement, dramatisation et mise en scène faisaient pourtant déjà partie du lot.
L'utilisation de ces toutes premières techniques conjuguée à la soif d'exotisme des
européens s'ouvrant alors au monde, offrait un spectacle que les frères Lumière en cette
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fin de XIX°siècle avaient déjà entrepris de rentabiliser .
C'est pour répondre à la demande d'un commerçant de fourrures que Robert Flaherty
partit filmer la vie d'une famille dans le Grand Nord canadien en 1892. Nanouk, l'Esquimau,
avant de devenir dans la légende, le premier film documentaire, offrit une aubaine
exceptionnelle à un vendeur de bâtonnets glacés qui débuta la commercialisation du fameux
« Esquimau » lors de la projection du film en France.
En ce début de XX°siècle, beaucoup avaient déjà compris le potentiel spectaculaire
et donc commercial du cinématographe, rapidement métamorphosé en cinéma exploité au
sein d'une véritable industrie. Presque tout de suite, les premiers aventuriers de la pellicule
De Méliès à Hollywood comme les nababs de la bobine ont transformé le réel filmé, faisant
de cette innovation technique un outil de création artistique. Art aussi libre d'abord que sa
jeunesse le lui autorisait mais très vite encadré par le dogmatisme des studios, ses codes et
ses conventions qui firent de ses oeuvres des représentants de genres cinématographiques,
plus ou moins encadrés.
Car, au-delà du débat sur le voyeurisme exotique de cette anthropologie audiovisuelle
que peut soulever Nanouk, l'Esquimau, l'un des apports majeurs de cette discipline est
d'avoir fondé sa démarche sur la déconstruction du rapport entre le monde et le langage,
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relation qui n'a évidemment rien de naturel . Le langage cinématographique, s'il existe, par
le réalisme de ses formes d'expression peut éventuellement prétendre échapper à cet écart
entre réalité et production symbolique.
Nous verrons que c'est bien le contraire qui se passe. Car ce sont bien des constructions
culturelles qui s'expriment, révélant ainsi non pas la réalité mais les structures imaginaires
d'une société qui essaie d'en rendre compte.
Edgar Morin rappelle surtout que le cinéma est un « miroir anthropologique », c'est-àdire qu'il « reflète nécessairement les réalités pratiques et imaginaires, c'est-à-dire aussi les
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besoins, les communications, et les problèmes de l'individualité humaine de son siècle » .
La création cinématographique peut prétendre se faire le témoin d'une époque. Cependant,
comme un sondage politique, elle s'avère n'être qu'un cliché, ou plus exactement une suite
de clichés d'un espace-temps concis, bien plus révélateur des représentations que se font
les acteurs de cette période que de la réalité de cette période elle-même.
L'étude anthropologique du cinéma nous plonge donc au coeur des problèmes
contemporains que ce dernier peut refléter. Seulement, il est impératif de garder à l'esprit
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Dès 1895 et le premier film présenté au Grand Café à Paris nommé “La sortie des usines Lumière”, les frères Lumière avaient
fait payer l'entrée à la projection.
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François Laplantine, Je, nous et les autres, p. 91
Edgar Morin, Le cinéma ou l'homme imaginaire, p. 177
Dheygere Antoine
Introduction
que cet outil, cette machine et cette technique qu'est le cinématographe, devenu véritable
industrie du cinéma, en est le fruit. Cette découverte, ainsi que l'utilisation qui en a été faite,
est le produit de son siècle. De ce fait, la naissance du cinéma et de son industrie qui n'a
finalement mis que très peu de temps à se construire et à se structurer, parle d'elle-même
de son époque, tout autant que les oeuvres qu'elle a pu générer.
Première constatation essentielle, les commentaires empreints des notions de
« vérité », de « réalité » que le cinéma charrie, témoignent d'un véritable impérialisme
moderne du sens de la vue. La puissance de « réalité » que semble dégager les images
cinématographiques puis les images télévisuelles, témoigne de la pregnance de la vue
sur l'ouïe ( le muet n'a ainsi pas choqué les oreilles des premiers spectateurs tout comme
aujourd'hui ils restent très peu regardants concernant l'incontournable présence musicale
des films et à l'arbitraire de leur bande-son ), sur l'odorat ou sur le toucher ( qui, quant à
eux, tout en négligeant leur propre atrophie, ignorent tout à fait l'univers sensible immédiat
de la salle de cinéma ou du salon ).
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Le sens de la vue, empereur omnipotent de la sensibilité de l'homme moderne , a pu
amener l'avènement de ce qui est souvent nommée la « civilisation de l'image ». Si cette
affirmation demande réflexion voire critique ( si ce n'est pour son caractère ethnocentrique
car elle ne concerne évidemment pas tous les peuples contemporains ), elle implique
néanmoins de réfléchir à l'omniprésence de l'image dans notre société contemporaine. Dans
les magazines, la bande-dessinée, et même les périodiques désormais, à la télévision, dans
la publicité, dans les rues, le métro, les centres commerciaux, l'image est là, incontournable,
et semble avoir pris le pas sur les autres formes de représentation du monde.
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François Laplantine parle quant à lui du « dogme représentationnel » qui serait l'horizon
ultime de notre société et de ses productions aussi bien scientifiques qu'artistiques, vouées
à perpétuer dans la duplication figée de la réalité, l'identité unique et éternelle de l'individu
et des groupes humains.
Selon lui, tout peut désormais être jugé à l'aune de son identité et de sa représentation.
De tout temps, la représentation de l'identité a été le centre des productions symboliques
humaines dans toute leur diversité. Désormais, c'est la représentation par l'image
photographique et cinématographique qui prend le pas.
Celle-ci cherche en vain dans les différentes représentations du proche, différents
modèles non pas pour se construire une identité, mais la retrouver au tréfonds de ses
origines, dans une sorte de pureté originelle, une essence. Comme la réalité ne demanderait
qu'à être ceuillie par la science, l'identité ne demanderait plus qu'à être représentée par
l'art. Pourtant, quelle est la réalité d'une notion d'identité qui ne ferait que reproduire de
l'identique ? Quelle idéologie peut cacher cet encadrement de la réalité humaine au sein
d'identités collectives figées ?
Ce « retour aux sources », ce repli identitaire peut apparaître comme le seul recours
de l'individu perdu dans l'imbroglio identitaire causé par le brouillage accéléré des repères
traditionnels. L'individu moderne s'est construit dans cette conscience d'une société
mondialisée, internationalement imbriquée, car il « vérifie quotidiennement le fait que son
existence, comme celle des siens, est liée à l'existence de gens, de peuples infiniment
divers, vivant dans des pays lointains, sur des continents inconnus, professant des religions
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Ainsi que Descartes l'avait déjà en son temps signalé.
Laplantine, ibid, p. 105
Dheygere Antoine
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
différentes de la sienne, s'identifiant à des croyances, à des coutumes qui lui sont totalement
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étrangères » .
Notre propos n'est pas de porter une critique mais de constater l'internationalisation
de la communication et l'intensification des échanges et des migrations, qui débouchent
invariablement sur un mélange des cultures châpronné par une uniformisation économique
qui semble irréfutable. Aussi irréfutable qu'inégalitaire dans sa maîtrise. Or le
développement de l'Individu moderne puis l'unification des pratiques et comportements
d'une société autour d'une identité collective sereine, réclament la maîtrise des leviers du
marché capitaliste. Devant cet échec du modèle égalitaire issu notament des Lumières et
de la révolution française, l'Etat perd encore davantage de sa légitimité.
Alors que le politique ne prend pas en charge et n’explique pas ces nouvelles données,
un certain nombre de personnes développent en réaction et par fragilisation un rapport à
l’autre de plus en plus difficile.
Le rapport à l’Autre met, pour chacun, en évidence sa propre fragilité identitaire, face
à son histoire, sa culture et surtout face à son avenir. Ce sentiment de précarité sociale
est ressenti à travers le prisme de la conscience identitaire. Or, pour François Laplantine,
cette crise identitaire « doit être salué(e) comme l(a) redécouverte de l'inquiétude et de la
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richesse du divers » . Cependant, elle risque aussi d'être sujette à une instrumentalisation
politique, nous le verrons plus tard, mais aussi économique par le biais par exemple d'un
dévoiement des sciences cognitives. Certains se proposant ainsi d'armer l'individu, soidisant désorienté, d'une longue et coûteuse thérapie quand d'autres écrivent à la chaîne
des quantités de guides dits psychologiques pour se (re)trouver et ainsi trouver le bonheur.
L’individu et son « authenticité » peuvent devenir l’unique mesure à laquelle il peut adapter
ses décisions et son comportement.
Paradoxalement, cette recherche de certitudes, de sens, d'âme, pourrait-on dire, mène
donc tout droit au repli identitaire qui ne résout rien mais au contraire appauvrit, voire
nie toute signification. Ce n'est pas la notion d'identité qui est ici contestée dans son
ensemble mais la conception étriquée et l'instrumentalisation dont elle peut faire l'objet
lors de moments historiques particulièrement changeants et perturbants pour l'individu et la
société. Une conscience identitaire qui se double, d'une part d'un individualisme exacerbé
et de l'autre, d'une tendance à reconstituer les liens de fraternité d'antan.
« L'identité « propre » conçue comme propriété d'un groupe exclusif serait inertie,
car n'être que soi-même, identique à ce que l'on était hier, immuable et immobile, c'est
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n'être pas, ou plutôt n'être plus, c'est-à-dire mort » , dit François Laplantine. Un passage
magnifique d'un livre d'Edgar Morin illustre parfaitement la condition ambiguë de l'individu
contemporain, condamné à chercher dans son individualité, une identité, de l'identique, du
constant, du définitif et donc sa propre mort :
« Un moment vient où l'âme boursoufle et se clérose ; elle cesse d'être épanouissement
pour devenir refuge. Vient le moment où l'âme est heureuse de ses propres valeurs ; elle
exagère mystiquement sa réalité qui est d'être un croisement de processus ; elle se prend
pour une essence, se drape dans sa subtilité exquise, se cloture comme une propriété
privée, se met en vitrine. Autrement dit, l'âme se détruit en voulant se poser en réalité
autonome. Elle se dégrade en s'éxagérant. Elle perd la communication avec les canaux
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Mahmoud Hussein, ibid, p. 108
François Laplantine, ibid, p.144
François Laplantine, ibid, p. 49
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Introduction
nourriciers de l'univers. Et voici l'âme isolée, offerte, obscène, si gélatineuse, si molle,
méduse abandonnée sur la plage. Elle gémit de vivre dans un monde sans âme, alors qu'il
en est noyée, comme l'ivrogne réclame sa drogue, elle réclame naïvement du « supplément
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d'âme ». »
Cette quête désespérée d'un « supplément d'âme » témoigne également pour lui d'un
moment historique de la civilisation dans laquelle l'individu ne peut plus croire et adhérer
aux anciennes magies « mais se nourrit de leur sève au sein des participations affectives et
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esthétiques. » . La participation affective de l'homme est déployée dans des phénomènes
de projection-identification imaginaires au sein de l'esthétique et n'a plus besoin de se
condenser dans les formes iconiques et matérielles la religion ou de la magie.
Le cinéma dévoile les structures de l'imaginaire qui permettent donc la participation
individuelle du spectateur ( affective, il se met « à la place de .... », et esthétique, il juge
la création plastique et la représentation idéale de lui-même ) tout en révélant également
l'imaginaire collectif qui sous-tend la création esthétique de son spectacle. « Le cinéma
fait comprendre non seulement théâtre, poésie, musique, mais aussi le théâtre intérieur
de l'esprit : rêves, imaginations, représentations : ce petit cinéma que nous avons dans la
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tête » .
Ainsi, l'étude du langage cinématographique permet non seulement l'étude de
l'imaginaire dans le cinéma, mais aussi celle du cinéma dans l'imaginaire, c'est-à-dire
l'analyse anthropologique dans le champ de l'esthétique ( les logiques de représentation de
l'identité et des appartenances à l'oeuvre dans les films ) mais aussi la place de l'esthétique
dans l'anthropologie ( comment le mode de représentation cinématographique peut influer
sur l'analyse anthropologique et les représentations sociales d'appartenance ).
Son analyse repère les représentations sociales qui conditionnent les rapports humains
dans un certain lieu et à une certaine époque. Grâce à leur prise en charge par des
personnages dans le cadre de scènes, l'analyse de l''esthétique audiovisuelle permet
d'entrevoir la complexité de la participation imaginaire du spectateur.
L'imaginaire est le socle, les fondations, l'échafaudage indispensables à tout homme,
inséparable de son existence matérielle. Le morceau de réalité que l'écran offre à voir
dépend des structures de l'imaginaire individuel mais aussi collectif et social d'une époque
dans laquelle s'inscrivent le réalisateur et son équipe, comme les spectateurs. Car la réalité
ne se donne évidemment pas à voir telle-quelle, brute, libre de toutes interprétations et fidèle
à elle-même, dans laquelle les places seraient ainsi assignées et immobiles. Non, le cinéma
donne à voir des images d'une partie de la réalité, des ombres et de fantômes de celle-ci,
en perpétuel mouvement, sans-cesse réinterprétées selon l'imaginaire de chacun.
C'est grâce à l'étude des structures de l'imaginaire d'appartenance, permise par les
formes de l'esthétique audiovisuelle que nous tenterons de voir comment l'homme essaie se
connaître et de se reconnaître par l'intermédiaire du cinéma, mais aussi se construire et se
reconstruire. Car, comme nous tenterons de le démontrer dans une seconde partie, l'homme
imaginaire que met en scène l'esthétique audiovisuelle est ambivalent, flou et mouvant. Sa
représentation a donc la possibilité de dépasser les structures de l'appartenance politique
figée. Ce sera l'objet d'une éthique du métissage, que nous définirons alors, de guider
l'esthétique audiovisuelle.
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Edgar Morin, ibid, p. 92
Edgar Morin, ibid, p. 92
Edgar Morin, ibid p. 169
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renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
En effet, en l'absence d'éthique de la part des créateurs d'images audiovisuelles,
l'esthétique audiovisuelle risque de servir l'exploitation commerciale d'oeuvres
cinématographiques standardisées oubliant toute part poétique et ainsi, toute universlité
humaine. En outre, touchant à l'imaginaire identitaire, l'esthétique du cinéma peut participer
à nourrir un imaginaire de l'appartenance atrophié, réduit à quelques figures carricaturales
toujours identiques. En l'absence d'éthique mais par la prégnance de genres codifiés et
de leurs conventions, l'esthétique audiovisuelle risque l'instrumentalisation politique, qui, de
tout temps, a eu intérêt à entretenir la peur du présent et de l'étranger et à ainsi nourrir
l'angoisse identitaire, terreaux du conservatisme et ennemi de la transformation sociale.
Car l'insécurité identitaire ne peut être réduite à une création folle d'un imaginaire
déréglé, une absurdité entretenue cyniquement par un cartel de charlatans. Tout comme
elle ne peut être balayée et évacuée d'un revers de la main, sousprétexte qu'elle est l'alibi
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des faibles ou, du moins, de ceux qui refusent l'incertitude délicieuse de la vie . Elle
est le symptome éloquent d'une humanité contemporaine qui se pose des questions sur
son identité présente et son devenir, et ne se voit offrir que des réponses politiques non
adapatées et des représentations identitaires figées, le plus souvent des mythes, ( on peut
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citer pour exemple le roman français de la Gaule à De Gaulle ) arrachés à la terre sanglante
de « ses » glorieux ancêtres surgissant d'un passé qu'on ne lui explique plus mais qu'on
mystifie.
L’appréhension d’un présent difficile et d’un futur angoissant fait donc virer l’individu
vers une pensée non du Devenir mais de l'Etre, qui obéit à celle de l'authenticité voire de la
pureté. Or, le recours systématique à une essence pure et originelle d'un individu pris dans
son passé et sa culture n'est pas sans risques. « Les racines pétrifiant l'homme dans son
sol et son sang originels deviennent l'incitation musclée à un retour aux sources du Volk :
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l'exclusion » .
Un imaginaire identitaire fig, refusant donc tout ce qui n'est pas conforme à son modèle,
peut émerger d'une représentation d'une pensée de l'Etre qui est une pensée de l'Avoir et
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donc de l'acquis . En octroyant des attributs à l'individu ( culture, race, ethnie, sexe, âge
ou couleur ), ce culte de l'Etre authentique prétend le libérer alors qu'elle le marque au fer
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rouge d'un « label d'existence » . Le fantasme d'une identité homogène et unique le pétrifie
en l'enfermant à l'intérieur de la citadelle identitaire et le rend fier et content de lui, défendant
son centre, se méfiant de la périphérie et refusant l'extérieur, donc n'ayant rien à apprendre
des autres, les ignore voire les refuse.
L'enfermement dans la nation, la culture, le sexe voire la race peut à tout moment
prendre un tour dangereux au sein de la société, et ce, particulièrement quand il s'exprime
à travers une esthétique qui masque sa capacité à porter un propos politique sous prétexte
qu'elle ne sert que le divertissement et des oeuvres artistiques neutres. C'est le cas d'un
imaginaire d'appartenance tel qu'il est reproduit depuis plusieurs dizaines d'années au sein
de certaines dramatisations filmiques.
13
Qui s'offre à l'homme qui a appris “à renoncer aux certitudes sécurisantes qui récompense l'asservissement à une comunauté
sublimée ; il peut faire le pari du recul critique, du doute créateur, de l'invention continue de la vie”, Mahmoud Hussein, ibid, p. 149
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Pierre Nora, inventeur du concept des “lieux de mémoire” a énoncé ce mythe de l'identité française
Fabien Ollier, L'idéologie multiculturaliste, p. 153. Il évoque par le terme “Volk” la communauté issue du droit du sang, dont
s'inspire en partie le droit de la nationalité en Allemagne.
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François Laplantine, ibid, p. 37
Jean Baudrillard, cité par François Laplantine, ibid, p. 38
Dheygere Antoine
Introduction
« Le caractère hésitant, parfois ambivalent de la production cinématographique
française, abordant totalement, partiellement ou pour une simple séquence la question
de l'immigration, met en relief la difficulté à penser l'intégration des migrants dans une
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France tourmentée par l'avenir de son identité nationale » . Cette difficulté à envisager
l'altérité de manière pacifiée concerne plus globalement la société mondiale, bousculée par
l'accélération des bouleversements économiques et humains, et particulièrement, les pays
anciennement colonisateurs.
La crise pétrolière engendrée par l'OPEP en 1973, aurait pu faire comprendre à tous,
responsables politiques, médiatiques ou artistiques, du Nord comme du Sud, que « la
crise les frappe tous ensemble, inextricablement. [...] Alors même que la crise requiert, au
nom des intérêts de l'ensemble de l'humanité, des formes supérieures de concertation et
d'entraide, ce sont au contraire les tendances à la myopie, à l'égoïsme, au cloisonnement,
19
qui s'affirment » .
Car ce qu'on s'accorde souvent à nommer comme le Nord, continue de maintenir des
rapports ambigus et complexes avec ce que beaucoup continuent à considérer comme
le monde « sous-développé » du Sud. La conception et les considérations concernant
ses représentants humains, ainsi inévitablement que la réflexion sur les modalités de leur
intégration à une société d'accueil du Nord se focalisent souvent sur deux discours. Le
premier concerne le « voyage », expérience volontaire, d'un individu du Nord ou d'un
« expatrié » dans le « Sud », tandis que l'autre aborde le trajet inverse, vu plutôt comme un
mouvement d'« immigration » contrainte et forcée.
L'« exotisme » de ce premier échange humain repose sur une idéologie qu'on pourrait
nommer du voyage, vu comme « évasion » vers un monde extérieur, compliqué et
dangereux, mais qui a le mérite de préserver certaines valeurs humaines, abandonnées
par la société occidentale et ses valeurs froides du profit, de la consommation et de
l'asservissement technologique.
Il est né très tôt à la croisée des débuts de la colonisation du continent africain et
des tentatives scientifiques d'ouverture sur le monde ( avec par exemple les expositions
universelles, nées en 1844 et dont la plus célèbre reste celle de Paris en 1900 ). Il
s'est perpétué jusqu'à nos jours par l'intermédiaire de diverses productions symboliques
( romans, livres scolaires, radio, cinéma ) et selon différentes modalités, mais il fonctionne
toujours. Il maintient à la surface de l'imaginaire du rapport Nord-Sud, l'image du Nord
rationnel, sérieux mais austère, comme père responsable de le bonne éducation de son
enfant le Sud, insouciant, naïf mais chaleureux.
Le second, quant à lui, est soumis à un tiraillement intellectuel, une tension entre
deux modèles politiques et idéologiques d'approche de la différence et d'intégration sociale.
D'une part le modèle universel, fondé en France sur l'idée d'égalité et d'universalité entre
les hommes, critiqué pour la violence physique et symbolique exercée à l'encontre des
particularismes culturels des groupes humains acceuillis, et donc en raison de sa tendance
homogénéisatrice.
Le modèle multiculturel, issu de la société allemande différencialiste et très répandu
dans les sociétés qui sont nées de la conquête et de l'extermination comme les Etats-Unis ou
l'Australie, dont la particularisation des groupes sociaux, des cultures, dans ce cas, poussée
18
Yvan Gastaut, article “Cinéma de l'exclusion, cinéma de l'intégration : les représentations de l'immigré dans les films français
(1970-1990)”, in Hommes et Migrations, p. 55
19
Mahmoud Hussein, ibid, pp. 121, 122
Dheygere Antoine
11
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
à l'extrême, présente le risque du communautarisme, qui finirait par nier l'universalité des
hommes et leur participation commune à une société.
Comment concevoir le rapport Nord-Sud ? Comment aujourd'hui penser la différence ?
Comment promouvoir les singularités humaines sans tomber dans le piège du
particularisme ? Et comment prétendre à l'universalité de l'homme sans nier sa diversité ?
Quel modèle d'imaginaire d'appartenance présenter aux individus contemporains qui
pourrait défendre leur universalité humaine commune tout en préservant leurs spécificités ?
Une première réponse serait peut-être d'abandonner, ou du moins de réinventer, le
concept d'identité, comme le propose François Laplantine. Très utile politiquement, d'un
formidable recours pour l'idéologie, le terme d'identité accuse le coup de sa pauvreté
épistémologique quand il se fige dans des caractéristiques données et devient un
véritable discours clos sur lui-même, une véritable idéologie. L'« identité » pensée comme
représentation à l'identique d'une identité passée risquerait de nier la vie en glorifiant dans
un présent éternel le temps qui pourtant, invariablement, passe. En assignant des places
figées, elle ne permettrait pas de penser pas le mouvement, annihilerait toute réflexion
sur l'entre-deux et le passage, la métamorphose d'un état en un autre, d'une identité
en une autre, d'un groupe en un autre. Finalement, elle contraindrait l'imaginaire, bridé
par des identités préfabriquées, des idées toutes faites et des stéréotypes rassurants et
immédiatement consommables, que ce soit politiquement ou économiquement.
La figure de l'immigré dans les films français des années quatre-vingts, essentiellement
20
incarnées par des personnages négatifs invite à nouveau à réfléchir sur la capacité du
cinéma et l'esthétique audiovisuelle, à véhiculer les représentations sociales qu'une société
donne d'elle-même, à s'occtroyer ou à subir un rôle de médiateur entre singulier et collectif
« de nature à structurer la conscience d’appartenance et la conscience historique dont sont
porteurs les spectateurs du film, grâce à la rhétorique qu’il met en œuvre dans ses images,
21
dans ses acteurs et dans sa mise en scène » .
L'étude de l'esthétique audiovisuelle amène à réfléchir aux représentations sociales,
donc à l'imaginaire collectif dans le cinéma. Elle peut modifier cet imaginaire d'appartenance
bloqué dans un rapport dualiste entre le Nord et le Sud en le représentant différemment et
en obéissant à une certaine éthique.
Le cinéma nous enseigne « que la pénétration de l'esprit humain dans le monde est
22
inséparable d'une efflorescence imaginaire » et que donc son esthétique s'accorde mal
avec une représentation unique et figée de l'identité. « Parler d'identité, c'est affirmer qu'il y
a des vérités à prendre ou à laisser, des images qui regorgent de sens, des sons que l'on
peut faire résonner très fort, mais jamais au grand jamais cette oscillation étrange entre les
23
images et les sons caractéristique, selon Jean-Luc Godard, du cinéma »
La spécificité du cinéma est de provoquer des participations affectives dans le cadre
d'images réalistes. En scrutant les différents registres du vrai et du faux, du crédible et du
vraissemblable, la création audiovisuelle doit refuser d'enfermer l'exotique, l'étranger dans
une altérité inaccessible mais doit chercher plutôt à concillier le lointain et le proche, la
surprise et l'harmonie, le conflit et la paix.
20
La plupart du temps, il est “celui qui trouble l'ordre , celui dont il faut se méfier, susceptible de détruire la cohésion sociale
et porter atteinte à la nation”, Yvan Gastaut, ibid, p. 59
21
22
23
12
Bernard Lamizet , Histoire des médias audiovisuels, p.68
Edgar Morin, ibid, p. 172
François Laplantine, ibid, p. 25
Dheygere Antoine
Introduction
Les choses bougent, changent de forme continuellement devant l'oeil de la caméra,
qui va du plan large au gros-plan, du passé au présent, de l'Afrique à l'Europe. Cette
grande illusion que peut proposer le cinéma inverse les rôles et à ce titre, me semble
fournir la potentialité d'un formidable outil contre l'intolérance et les idées réçues. Bien sûr,
et nous le verrons en première partie, il peut être l'instrument d'idéologies politiques qui s'y
voient renforcées. C'est pourquoi nous définirons en dans un second temps une éthique du
métissage qui doit guider son esthétique.
De l'élément perturbateur à son dénouement, loin d'être toujours un cinéma
conservateur, la narration filmique déroule une évolution, symbolise le temps qui passe
et presque toujours transforme les objets du monde. L'implication affective et esthétique
du spectateur touche au plus près de son imaginaire, ses représentations fluctuent et ses
certitudes sont bousculées. C'est l'art de la métamorphose et du mouvement.
Quand on passe d'un personnage à un autre, quand l'oeil, guidé par la caméra scrute
une scène d'en haut, d'en bas, de côté, à travers les murs et le temps, lorsque l'on multiplie
les points de vue, que l'on procède à un (dé)montage et à une mise en perspective, la
conception homogène de l'identité implose, exposant à tous l'absurdité de son existence.
L'identification polymorphe permise par l'esthétique audiovisuelle (nous y reviendrons )
transforme la participation imaginaire du spectateur, une fois riche, une fois pauvre, une fois
bourreau, une autre fois victime. Le « Blanc » devient pauvre et le « Noir » devient riche :
« Tous les enfants du monde jouent aux cow-boys. Tous les adultes du monde vont
voir les cow-boys. Les gens qui sont « du monde » et ceux à qui le monde est refusé
ont les mêmes participations. A tous ceux qui s'étonnent de cette communion affective et
mentale entre le lettré et l'illettré, l'empereur et le nègre, Rimbaud avait répondu à l'avance
« Empereur, tu es nègre ». Et c'est sans doute la seule vertu humaine de l'Empereur. Notre
24
négritude est notre humanité profonde »
La pensée métisse repose sur la figure du « mulâtre », du « sang-mêlé », du « métis »,
ni blanc, ni noir mais entre les deux, fondamentalement humain. Elle essaie de toucher
tout autant à l'universalité humaine qu'à l'hétérogénéité de l'appartenance identitaire. Son
éthique peut s'exprimer particulièrement bien dans la création artistique, notament dans le
cinéma, qui offre aux spectateurs une participation affective et esthétique multiple à travers
le processus d’identification, bien plus complexe que l’on se prête souvent à dire.
Serge Gruzinski propose dans La pensée métisse une analyse historique du choc
provoqué par la conquête espagnole de l'Amérique au XVI°siècle. Il ne nie nullement
le chaos qui règnait lors des premières années, engendré par l'intervention militaire, les
exterminations, les famines et les épidémies mais propose d'analyser parallèlement la
rencontre et la confrontation de deux imaginaires qui s'ignoraient totalement jusque là.
Il refuse de voir dans le processus d'évangélisation et plus généralement d'éducation
linguistique, culturelle et artistique des populations indigènes mené par les conquistadores,
une « occidentalisation » à sens unique de la société américaine. Il montre que des formes
artistiques nouvelles émergent, détournant les normes et les valeurs de chaque « culture »,
qui, loin de s'opposer frontalement, se mêlent.
Par une mise en perspective avec des références plus récentes, notamment sur la
création à Hong-Kong et le cinéma de Wong Kar-wai, il démontre que le métissage naît
de la créativité ( d'abord technique pour la survie matérielle puis symbolique pour la survie
culturelle ), tout autant que la créativité naît du métissage. Il fait éclater les frontières dans les
oeuvres artistiques qui, toujours, métissent les genres et font se mélanger les imaginaires :
24
Edgar Morin, ibid, p. 164
Dheygere Antoine
13
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
« les artistes de Mexico et de Hong Kong mettent au point de nouvelles pratiques de
l'image en même temps qu'ils déstabilisent et détournent les genres, qu'ils s'emparent des
grotesques de la Renaissance ou des films de kung-fu, qu'ils recyclent les ghost stories ou
25
les vieux cantares amérindiens » .
Cette pensée métisse ouvre la porte à des réflexions plus fines sur les « identités » et
les « cultures ». Néanmoins, devant la complexité et l'étendue d'une telle approche et la
perplexité et l'angoisse que peuvent engendrer les premières tentatives d'analyse, elle ne
reste souvent qu'une belle promesse. Les réflexes positivistes de classification des sciences
humaines reviennent très souvent reprendre le dessus, contraignant la pensée, l'enfermant
dans les carcans d'un imaginaire bridé mais tellement plus rassurant.
C’est pourtant bien cette pensée qui va influencer cette étude, d'abord dans une
perspective descriptive puis dans une démarche plus politique. Car les cinéastes, créateurs
d'images, ont autant à nous apprendre que l'histoire de l'art. Art de la métamorphose, le
cinéma peut nous fournir de beaux exemples de métissage.
En croisant peinture, théâtre et musique, en dévoilant des séquences de réel, en
touchant autant à l'intime qu'au collectif, au singulier qu'à l'universel et enfin, en exposant à
la lumière de son spectre les projections imaginaires de l'homme, l'esthétique audiovisuelle
peut prétendre fournir une base de réflexion fertile et, pourquoi pas, avec beaucoup
d'ambition, dépasser la séparation stérile des disciplines scientifiques, qui empêche de
saisir la complexité hétéroclite mais féconde du monde moderne :
« Le spectateur se mit à naviguer dans un océan infini, soumis aux vents contradictoires
et changeants qui le happent vers l'écran pour le faire adhérer affectivement à sa vision et
l'en éloignent pour rétablir la distance objective. Ces transmutations et ces tourbillons où
se brassent rêve et réalité, l'un renaissant de l'autre, voilà la spécificité du cinéma dont on
cherche si ardemment l'essence exquise alors que son essence est la non-essence, c'est26
à-dire le mouvement dialectique »
C'est pourquoi j'aimerais ici préciser mon propos et l'inscrire dans le sillon tracé par
Edgar Morin il y a un demi-siècle : l'étude anthropologique de l'imaginaire à travers le cinéma
mais plus précisément à travers l'esthétique audiovisuelle.
Ma démarche sera double. D'une part, elle se veut scientifique, en croisant diverses
références pertinentes, dont les exemples précédents sont, je l'espère, de bonnes
illustrations, avec une analyse rigoureuse de deux oeuvres cinématographiques. Elle
tentera à cet effet de comprendre les soubassements imaginaires de la représentation de
l'Autre, notamment dans la réflexion sur le rapport à celui que qui est souvent désigné
comme le plus « Autre » dans notre société moderne, l'individu dit « immigré » et l'individu
dit « sous-développé », l'individu du Sud.
De cette manière, j'espère pouvoir élaborer une critique des frontières que les modèles
politiques traditionnels semblent imposer aux hommes, en particulier à travers la notion
d'identité. Cette critique passera nécessairement par une analyse de la tension entre les
concepts de multiculturalisme et de métissage, cette dernière plaçant la première face à
ses propres contradictions et son absurdité.
Ainsi, une dimension plus politique, voire militante, pourra émerger. En révélant la
potentialité d’une éthique du métissage que nous définirons, nous essaierons de voir
comment elle peut guider l’esthétique audiovisuelle et ainsi donner naissance à des films et
25
26
14
Serge Gruzinski, La pensée métisse, p. 315
Edgar Morin, ibid, p. 141
Dheygere Antoine
Introduction
des documentaires qui peuvent et pourront toucher, voire renouveller l’imaginaire du rapport
Nord-Sud.
Cette étude s'appuiera sur l'analyse approfondie d'un corpus composé du film
documentaire Crossing the bridge, The sound of Istanbul, de Fatih Akin ( 2005 ) et du film
de fiction En attendant le bonheur, d'Abderrahmane Sissako ( 2003 ).
Le premier observe le quotidien des habitants d'Istanbul à travers la diversité de la vie
musicale de cette métropole métisse située entre Orient et Occident. Le point de départ
du documentaire est simple : suivre en Turquie, et plus précisément à Istanbul, les pas
d'Alexander Hacke, bassiste allemand parti capter et enregistrer Le « son » de la ville. De
son arrivée à son départ, le réalisateur et son équipe le suivent et filment les différentes
rencontres qu'il va faire avec des musiciens et des producteurs de labels de musique.
Issus de divers horizons et de différents quartiers de la ville, ces artistes ont pour point
commun la musique, leur appartenance à la nation turque, leur fierté d'habiter d'Istanbul, et
une prise de position intellectuelle en faveur du métissage qui doit conduire à un « vivreensemble », tolérant et pacifique. Car le documentaire tient un discours et développpe une
posture. Il défend l’idée d’une avant garde culturelle, consciente des enjeux politiques et
sociaux, consciente de sa capacité à interagir sur la réalité. Dans chacune des rencontres
faites par Alexander nous retrouvons une figure de la revendication. L’ensemble nous donne
une vision des enjeux traversés par la société turque à l’heure actuelle. Entre modernisme
et tradition, influence islamique et héritage laïc, la nécessité d’intégrer les minorités sans
avoir recours à l’assimilation forcée, avec la question délicate de l’Europe, de la délimitation
des ères géographiques.
Cependant, dans sa tentative d'interroger le mythe qui fait d'Istanbul bien plus qu’un
simple pont géographique entre l'Orient et l'Occident, le documentaire tombe souvent
dans l'admiration béate devant la richesse culturelle de la ville. Son manque d'analyse et
de mise en perspective témoigne bien, selon nous, des travers du modèle idéologique
multiculturaliste et de l’esthétique de l’hétérogène qui l’inspire. Il représente très bien le
tâtonnement délicat entre la volonté du métissage et la tentation du multiculturel.
Crossing the Bridge, manque souvent son propos car il participe à la mythologie
simplificatrice d'une ville entre deux mondes. Il ne fait que renforcer la pertinence de cette
séparation arbitraire entre les deux hémisphères et le sentiment de la consistance réelle
de deux mondes séparés, pourtant bien moins isolés et homogènes dans la réalité. Loin
de les lier et de les mêler, il semble les pétrifier dans une identité figée. Par-là, il semble
également glorifier la beauté et la richesse multiculturelle d'Istanbul, comme pour mieux
servir sa propre publicité et assurer sa promotion et la vente de sa bande originale.
En attendant le bonheur, quant à lui, refuse toutes les frontières. Abdallah, un jeune
Malien âgé de dix-sept ans, qui retrouve sa mère à Nouadhibou, en Mauritannie, attend son
départ vers l'Europe, symbole des richesses et surtout du bonheur qui l'attend. Dans ce lieu
d'exil et de fragiles espoirs, ce carrefour entre l'Afrique, le Maghreb et l'Europe, le jeune
homme, qui ne comprend pas la langue parlée, un dialecte arabe, le hassaniya, tente de
déchiffrer l'univers qui l'entoure.
Le rythme lent, le montage souple et le scénario délicat du film nous plongent dans un
univers très personnel mais aussi dans un message politique dont la force est inversement
proportionnelle à la douceur qui se dégage du film. Abdallah hésite, se cherche, tente de
comprendre et de communiquer mais abandonne. Il attend, dans l'espoir qu'en Europe,
il y parviendra davantage. Pourtant, jamais cette quête n’aboutit dans le film, jamais le
Dheygere Antoine
15
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
réalisateur ne mènera le spectateur en Europe et jamais ce dernier ne pourra en être assuré.
Il l’abandonne à l’errance d’Abdallah dont il ignore l’avenir.
Abdrrahmane Sissako provoque ainsi, sans en avoir l'air, le spectateur, il lui réinvente
une place, il teste ses limites et sa patience en refusant l'identification simpliste à des
personnages qu'il aurait compris d'avance. Ce cinéaste s'inscrit très bien dans une
mouvance récente du cinéma africain, qui cherche à abandonner sa fixation continentale
et revendique sa participation entière au monde. Ce cinéma de « l'errance » interroge ainsi
la notion d'identité, en l'attaquant tout en la sublimant. Car la pensée du métissage qui le
guide n'ignore pas toute éthique, bien au contraire ( nous verrons en seconde partie ce que
nous appellons l'éthique du métissage ).
L'étude comparative des deux productions audiovisuelles permettra d'appuyer notre
critique vis-à-vis de l'évidence et de la facilité avec laquelle le discours commun associe
le cinéma et la notion de réalité. Car la mise en relation des deux productions permettra
de dépasser la séparation simpliste entre fiction et réalité et d'entrevoir ainsi qu'un film
documentaire peut créer autant voire davantage de fiction qu'un film dit de fiction.
Comment dans un film documentaire des individus que l’on sait réels et que l'on imagine
ayant une vie indépendamment de leur représentation dans le film, peuvent-ils acquérir
autant voire moins de consistance et de réalité que des personnages que l'on sait interprétés
par des acteurs rémunérés et mis en scène dans un univers fictif ?
Cette contradiction apparente entre les deux modes filmiques, leur mise en conflit au
sein d'une étude qui y apportera des connaissances plus théoriques sur le sujet, apportera a
contrario la lumière ( ou l'ombre ), je l'espère, sur une éthique du métissage dans l'esthétique
audiovisuelle.
Voilà pourquoi dans un premier temps, il me faudra revenir sur la notion d'esthétique
audiovisuelle elle-même, et interroger les notions de « réalité », de « vérité », de
« vraissemblance ». La réflexion sur les genres et les techniques de la production
cinématographique remettra en cause l’idée selon laquelle il peut montrer le réel tel qu'il
est et pourra surtout préciser avec plus de clarté ce que peut être cette esthétique de
l'audiovisuel.
En dévoilant la part de fiction inhérente à toute production, l'étude de l'esthétique
audiovisuelle, conduit, nous le verrons, à l'étude anthropologique, en révélant les structures
imaginaires de l'appartenance.
C'est pourquoi nous serons amenés à dévoiler l'imaginaire qui a enfermé la
représentation du Sud et de l'immigré dans les films dans certaines figures stéréotypées,
afin, plus tard, de comprendre pourquoi certains défendent l'idée d'un devoir de
reconnaissance. L'expression et la visibilité de ces populations leur permettraient de ce fait
d’exprimer une culture dite « authentique » ( nous reviendrons sur ce concept ) et ainsi
d’éviter la violence symbolique qu’ils ont subie jusque-là par une représentation extérieure
faussée.
Cette réflexion repose sur le modèle politique et idéologique multiculturaliste dont nous
débattrons des bienfaits comme des écueils, essentiellement au travers de la critique de
notre corpus.
C'est ainsi que la seconde partie de l'analyse s'attèlera à dévoiler l'idéologie
multiculturaliste qui risque souvent de poindre derrière les belles idées du
« cosmopolitisme », de la « pluralité culturelle », de la société « multicolore », « bariolée »
par la « diversité » de ses peuples et de leur « culture ».
16
Dheygere Antoine
Introduction
L'idéal de l'identité et de son « authenticité » qui sous-tendent nécessairement la
pensée multiculturaliste seront remises en question. L'indifférence que peut créer le culte
de la différence que cette idéologie promeut, apparaîtra plus aisément, ainsi donc que
sa contrepartie dangereuse ( risque de communautarisme voire même d’affrontements
violents ). La perversité de ce modèle idéologico-politique est d’autant plus manifeste
lorsqu’il fait des différences culturelles un commerce et du devoir de leur reconnaissance
et de leur promotion une véritable esthétique ( modes de l’hétérogène, de la pluralité et de
la différence ). Quand la question du profit s'y insère, cette pensée risque de transformer
une singularité culturelle en particularité consommable. Or, « le particulier consiste dans le
durcissement du singulier, de même que le général tend, par un processus d’abstraction,
27
à l’apauvrissement de l’universel » .
C'est l'idéal universel qui concluera notre étude. Mais avant tout, cherchons à définir
le terme. Mahmoud Hussein évoque l'univesel comme « la vibration commune à tous les
hommes, qui ne s'oppose pas à l'être spécifique de chacun d'eux, mais le traverse de part
en part, l'habite de l'intérieur. L'universel n'est plus l'étranger : il est la vérité générale qui
palpite au coeur des vérités particulières ; il est le trait d'union entre chacun et tous. Il est
28
ce qui fait que nul n'est tout à fait étranger aux autres » .
En approfondissant l'éthique du métissage, notamment dans son refus de voir séparées
des communautés centrées sur une identité « pure » fantasmée, nous verrons que
l'esthétique audiovisuelle peut en être un formidable terrain d'expression. Du cinéma métis
au cinéma de « l’errance », cette position toujours mouvante, jamais figée, sans-cesse dans
l’entre-deux, nous montrerons les liens que peuvent tisser cette éthique et l’esthétique du
film. Ces conditions éthiques qui guident l’esthétique audiovisuelle peuvent offrir l'espoir
d'une refonte de l'imaginaire social d’appartenance contemporain, particulièrement dans le
cadre complexe et inégalitaire des échanges de la mondialisation qui font souvent oublier
l’universalité des hommes qui y participent.
27
28
François Laplantine,ibid, p.19
Mahmoud Hussein, ibid, p. 148
Dheygere Antoine
17
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle,
comme mode de représentation de la
diversité cuturelle ?
Comme nous l’avons évoqué en introduction, notre étude tentera de passer par
l’anthropologie pour comprendre quel imaginaire d’appartenance met en scène le cinéma à
travers son esthétique. Quel part réservée à la diversité culturelle révèle t-il ?
Revenons d'abord sur cette discipline. Si l'on en croit une définition universellement
admise, la discipline serait l'étude de « l’être humain sous tous ses aspects, sociaux,
psychologiques, culturels, et physiques » et s'appuierait sur « l’étude ethnologique des
sociétés et peuples ayant préservé une culture spécifique originale » car l'anthropologie
« synthétise ces données dans le cadre d'une étude générale de l’espèce humaine : elle
29
tente de prouver l'unicité de l'esprit humain à travers la diversité culturelle » .
Pour autant, cette définition n'explique rien. Comment définir « l'esprit humain » et
comment parler « d'unicité » ? Loin de prétendre détenir la clé de ces questions, le propos
de cette étude sera d'assumer les sensibilités scientifiques qui les traversent.
Ainsi, notre étude anthropologique du cinéma insistera davantage sur ses aspects
symboliques, négligeant volontairement une partie des aspects matériels et physiques. Ce
qui l'intéresse sera donc de tenter de dévoiler le plus large espace possible de l'imaginaire
humain, spécialement en ce qui concerne la notion d'identité personnelle et collective, qui
sera interrogée.
Dans cette première partie, c'est la singularité humaine dans sa multiplicité qui nous
intéressera, tandis que la seconde insistera davantage sur son universalité.
Le cinéma a été, en effet, longtemps tributaire d'une vision ethnocentrique des objets
du monde. Ce n'est surement pas un hasard s'il apparaît déjà dans sa version moderne au
début du XX° siècle lorque les grandes expositions universelles ouvraient enfin à tous une
petite fenêtre sur le monde extérieure.
Le cinéma a ainsi participé à l'ensemble des moyens d'expression au service de
l'entreprise coloniale. Comme un homme politique africain le rappelle : « Dans cette
entreprise, le cinéma, qu'il soit colonial ou ethnographique, a sans conteste contribué plus
30
efficacement à conforter auprès des occidentaux une certaine image du noir » vu le
plus souvent au début comme un bon sauvage bien-heureux. De même l’individu désigné
comme « arabe » a subi une stigmatisation, plutôt considéré, quant à lui, comme un être
mystérieux et dangereux. Nous verrons avec plus de détails ces figures tout à l'heure.
En réaction, certains ont prôné un cinéma de la pluralité, mené par d'autres sensibilités
artistiques et conduit par des influences cinématographiques autres qu'européennes ou
nord-américaines. En remettant en scène des figures de l'homme du Sud différentes, plus
29
30
18
Article « Anthropolgie », wikipedia.fr
Préface de Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, Mahamoudou Ouedraogo, p.9
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
variées, plus justes, on espérait ainsi contrebalancer la violence symbolique exercée sur
les peuples colonisés par cette représentation négative de leur appartenance, émanant de
l’extérieur.
Mais avant d’entrer dans les détails de cette volonté légitime et des conséquences
qu'elle a eues, il est indispensable de s'interroger sur le pouvoir ainsi prêté au cinéma. Ainsi,
avant tout, il nous faut revenir sur la production cinématographique en tant que telle et tenter
de dégager ce que nous nommerons l'esthétique audiovisuelle.
I.Entre film documentaire et film de fiction,
l'esthétique audiovisuelle comme discours et
production de l'imaginaire social
« C'est pour avoir compris que la réponse à de telles considérations réside
dans l'affirmation propre de l'image de soi, que les pionniers du cinéma africain
se sont saisis de la même arme, à partir de 1955, pour désembuer le regard
des occidentaux, réveiller surtout les consciences, éduquer et sensibiliser les
31
populations en traduisant à l'écran leur imaginaire et leurs réalités »
Tout le monde semble s'accorder à dire que l'Afrique, et plus généralement, l'ensemble du
monde anciennement sous l'emprise coloniale directe ou indirecte de l'Europe, a subi le
regard occidental sur ses populations, leur imposant sa vision et l'imposant également à
ses propres citoyens.
Pour cela, le cinéma serait un vecteur extraordinairement efficace dans la production
d'un certain type d'imaginaire, reflété dans les images de la réalité qui défilent sur son grand
écran, comme semble l'affirmer Mahamoudou Ouedraogo.
Le double aspect de l'ésthétique audiovisuelle apparaît tout de suite avec tout le naturel
et l'évidence qui souvent accompagnent le discours sur l'art. Pour pouvoir prétendre être
une véritable « arme », de quelle violence, de quelle pouvoir de vie et de mort affuble-t-on
souvent le cinéma ? Et de quel cinéma parle-t-on ?
D'une part, il serait le reflet des représentations individuelles, conscientes ou
inconscientes du cinéaste, accompagné de son équipe ( scénariste, responsable du son,
de la photographie, monteur et producteur, entre autres ), prises dans les considérations
communes de leur époque. De l'autre, à plus long terme, il consoliderait ou transformerait la
conscience collective de ses spectateurs de manière plus ou moins homogène, simplifiant
par la fiction, leur regard sur la réalité proposée.
Pourtant, il semble indispensable de repréciser les notions de cinéma, de fiction et de
réalité avant d'aller plus loin.
A. La spécificité du média audiovisuel : entre fiction et réalité
31
Mahamoudou Ouedraogo, ibid, p.9
Dheygere Antoine
19
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
« L'originalité révolutionnaire du cinéma est d'avoir dissocié et opposé, comme
32
deux électrodes, l'irréel et le réel »
Très souvent, la question de la réalité et de la fiction au cinéma est résolue d'entrée. Une
oeuvre de fiction se baserait sur des objets de l'imaginaire tandis qu'un film documentaire
prendrait pied dans la réalité.
La question de l'intervention de la caméra comme nécessaire médiateur entre la réalité
et sa représentation, les conditions de la représentation ( l'obscurité de la salle de cinéma,
l'écran blanc et plat ), ainsi que les projections psychiques qui influent sur la création comme
sur la réception de l'oeuvre cinématographique sont ignorées. Essayons de revenir sur cette
réflexion.
André Bazin est l'un des critiques et penseurs du cinéma français les plus connus
et reconnus. Dans ses écrits, il a défendu ainsi le cinéma de la « transparence ». Selon
lui, aucun événement n'est doté d'un sens déterminé, il parle « d'ambiguïté immanente du
33
réel » , dont le cinéma aurait pour tâche de respecter en la représentant.
Il part du principe que le cinéma a la capacité de représenter totalement et sans
intermédiaire le réel, et ce, tant que ses serviteurs respectent certaines normes. Ainsi, le
montage doit se faire absolument transparent, tentant de ne laisser aucun élément de la
réalité en dehors et témoignant au plus proche de cette dernière. Ainsi, à l'instar des écoles
littéraires du réalisme avec Balzac et du naturalisme qui l'a suivi, l'art du cinéma, de la
représentation, reposerait non dans la création artistique qui ne serait pas une fin en soi,
mais dans la restitution la plus fidèle possible du réel.
Cette tendance au réalisme, à la reproduction fidèle de la réalité et de ses objets fait
mine d'oublier qu'un écart sépare invariablement l'objet de sa représentation, et, de plus,
elle défend le « mode de compréhension du social le plus rassurant de tous : la reproduction
du « réel », et non la construction de la réalité du texte dans ce qu'il a de contradictoire. Elle
conforte la confiance dans la stabilité d'un référent absolu dont on veut absolument ignorer
34
la caractère conventionnel » .
Comment le cinéma et sa diffusion arrivent-ils à faire oublier aux premiers spectateurs
l'absence de son et de couleurs ? De tout temps, et ce, même avant l'amélioration des
techniques de prise de son et d'images, ainsi que de diffusion, le cinéma s'est vu ainsi
affubler le terme de « réaliste ». En effet, ni l'apparition de la couleur, ni l'ajout d'une bandeson synchrone de plus en plus élaborée, ni la diffusion en cinémascope, ni la perspective
de projeter le film en relief ne peuvent l'expliquer.
Tout d'abord, cette impression de réalité est souvent attribuée à la richesse perceptive
des matériaux filmiques. Plus précis que la peinture, la technique photographique reproduit
l'objet avec toutes ses formes et ses ombres. Plus réaliste que la photographie, le cinéma
met en mouvement les images, laissant ainsi se dessiner le relief.
Faut-il rappeller à l'instar d'Edgar Morin l'arbitraire de la création cinématographique ?
Si l'on considère que l'oeil observe la réalité se déplacer sous toutes ces formes sur l'écran,
qu'y a-t-il cependant de moins naturel et de moins réaliste que d'entendre continuellement
32
Edgar Morin, ibid, p.4
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34
20
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film, p. 51
François Laplantine, p. 123
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
une musique soulignant le récit et ses évènements. « Mais l'ouïe est tolérante, si l'oeil est
35
intransigeant » .
Ainsi, la technique cinématographique parvient souvent à se faire oublier, transformant
par-là le cinéma en art de la réalité et le plaçant au sommet de la réussite représentationnelle
de l'homme et de sa science. Néanmoins, nous allons essayer de le démontrer, tout film
est un film de fiction.
Au cinéma, signifiant et signifié sont tous deux fictionnels. Au théâtre, l'histoire qui nous
est conté est fictionnelle, de même que les personnages et le lieu dans lequel ils évoluent.
Néanmoins, les comédiens et le décor qui les incarnent existent bel et bien et évoluent
devant nos yeux dans le même espace-temps. Tandis qu'au cinéma, même la manière dont
est représentée sa fiction est irréelle. Ce ne sont que des images projetées par un faisceau
de lumière sur un écran. La représentation filmique « ne donne à voir que des effigies, des
36
ombres enregistrées d’objets qui sont eux-mêmes absents » .
C'est tout le pouvoir imaginaire et magique de la photographie et du cinéma, qu'on a
souvent essayé de définir sous le nom de « photogénie ». Cette incarnation de l'objet dans
un double plus réel que dans la réalité, cette concentration de ses caractéristiques et de
37
son « essence » révélées dans une photographie, cette « présence de l'absence » , nous
permettra tout à l'heure de saisir la puissance de participation imaginaire du spectateur et
remettre en question la séparation stricte de la fiction et de la réalité au cinéma.
Car, cette problématique nous place nécessairement devant celle du film documentaire
et du film de fiction. Y aurait-il, comme souvent on se prête à dire, une distinction irréductible
entre les deux projets ?
Comme tente de le démontrer Gilbert Durand dans son essai L'Imaginaire, l'explosion
des représentations par l'image dans ce dernier siècle est née dans le cadre d'une
civilisation occidentale fondée sur le savoir scientifique et la rationalité positiviste. De ce fait,
nos sociétés iconoclastes ont maintenu une méfiance pour le produit de leurs recherches
et souvent ranger l'image, et donc le cinéma, dans camp du divertissement.
Avec le film ethnologique, scientifique puis le film documentaire, une revalorisation
de l'audiovisuel a pu apparaître. Pour autant, peut-on se réduire à affirmer que le film
documentaire est du côté de la réalité et de la science, quand le film de fiction reste cantonné
à la fiction et au loisir ? Le documentaire n'a-t-il pas emprunté au cinéma narratif une grande
partie des effets qui ont fait sa réussite et même assis sa crédibilité ?
Notre propos est justement de démonter cette idée préconçue afin de dégager des
deux types de production, certes des différences, mais aussi, une sensibilité et un mode
d'expression communs, c'est-à-dire l'esthétique audiovisuelle.
Un film, qu'il assume et revendique en tant que tel sa fiction ( le cinéma ), ou qu'il
prétende au contraire présenter un aspect véritable de la réalité ( le documentaire ), tombe
sous le coup d'une « irréalisation » obligatoire due à l'esthétique audiovisuelle qui fait de
tout événement filmé un spectacle.
Car la production de films documentaires, au même titre que celle de films de fiction,
répond à un genre artistique, qui ne peut faire mine d'oublier, ni les impératifs économiques
de sa distribution, ni les conventions nées des expériences précédentes. Ce sont des
35
36
37
Edgar Morin, p. 136
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 70
Edgar Morin, p. 19
Dheygere Antoine
21
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
codes d'écriture, de réalisation et de montage, qu'on pourrait schématiquement essayer de
présenter selon deux camps.
D'une part, on observe la tendance à emprunter aux codes du cinéma classique, c'està-dire, généralement, ceux du cinéma narratif, intrigue, procédé narratif, jeu d'acteur qui
enclenchent le processus d'identification multiple mais essentiel au film de fiction ( on
pourrait même mettre le côté fictionnel entre parenthèses tant ce détour par les codes du
cinéma classique, depuis les débuts du cinéma documentaire, a été incontournable, cf.
commentaires sur Nanouk, l'Esquimau en introduction ), le tout appuyé par un montage
voulu « transparent ».
De l'autre, se développe la poussée inverse depuis les années 70, d'un courant critique
en faveur de la déconstruction, le « néo-réalisme », le « cinéma du réel » ou « cinéma
direct » qui fut créé à l'origine pour lutter contre cette fausse « transparence » du cinéma
et démontrer l'enjeu idéologique derrière ce camouflage du travail de production. Mais ses
caractéristiques, voulues novatrices à l'époque, se sont figées et en ont fait un véritable
nouveau genre avec ses conventions.
L'aller-retour entre les emprunts aux conventions du film classique et ceux faits au
cinéma dit « du réel », nous permettent de démontrer que cette alternance n'autorise pas le
documentaire à prétendre être plus « réaliste », mais plutôt d'approcher la réalité de manière
plus « vraisemblable ». Or ces codes du vraisemblable sont les véritables armes du film de
fiction dans la création d'un univers diégétique.
Le documentaire exploite les procédés narratifs issus du cinéma narratif, tel que
l'indispensable « quête » qu'il doit présenter et dont le dispositif est d'ailleurs conçu comme
un carnet de voyage : « L’historiette sert souvent dans le documentaire, par le biais d’un
personnage dont on fera mine de raconter la vie ou les aventures, à donner aux informations
38
hétérogènes recueillies un semblant de cohérence » , cohérence indispensable à la
création de la diègèse.
Trois instances différentes convergent en effet, le récit, la narration et l’histoire,
procédés issus du cinéma de fiction mais largement exploités par le film documentaire et
nettement visibles dans Crossing the Bridge.
Le récit y est simple. Alexander, musicien lui-même, fasciné par Istanbul lors d'un
premier passage, s'était promis d'y revenir. Armé de tout un matériel moderne de prise de
son, il tient sa promesse et y ajoute une grande ambition, capter le « Son d'Istanbul ».
C'est alors que, tel un road-movie, le scénario enchaîne les séquences de rencontre
avec divers acteurs de la scène musicale turque. Si tous ont leur personnalité, ils ont
également leurs influences. Le déroulement narratif propose de faire converger l'ensemble
de leurs sensibilités dans un même élan, symbolisant la multiplicité culturelle turque,
prouvant d'elle-même l'absurdité des tensions politiques et ethniques, et magnifiant le
dépassement des catégories dans un grand mouvement de métissage mondialisé.
Non seulement le texte narratif est un discours, mais c’est de plus un discours clos. Il
possède un début et une fin, un état initial d'incertitude lorsque Alexander débarque, pleins
d'espoirs mais aussi d'appréhensions dans la ville, phase première qui se résout au fil de
la quête, et débouche sur un état final, quand Alexander repart, le « son » d'Istanbul dans
ses valises.
L'étude de la narration est complexe car celle-ci est développée à deux niveaux.
Premièrement, l'instance narrative réelle, celle que l'on ne voit pas, mais qui élabore les
38
22
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 70
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
choix abstraits pour la conduite du récit. C'est donc le réalisateur entouré de toute l'équipe
du film. L’instance narrative « fictive » est interne à l’histoire, et elle est explicitement
assumée par un ou plusieurs personnages. C'est par l'étude des choix faits par le réalisateur
et son équipe dans la mise en place de la narration et son incarnation dans le récit du
documentaire, qu'on peut apercevoir les traces de sa construction.
Ainsi dans Crossing the Bridge, la narration est prise en charge par Alexander, que
l'on nous présente assez vite, une fois le préambule du documentaire lancé. On l'observe
une première fois dans un taxi et sa présentation commence. Il est le personnage central,
guide de ce documentaire et de sa quête. C'est donc par son intermédiaire, à travers ses
yeux que les éléments d'Istanbul nous sont donnés à voir et peuvent être interprétés. C'est
donc lui qui nous les présente mais de manière indirecte, par le biais de la voix-off, telle
une petite voix intérieure. La fusion du spectateur avec le personnage principal est presque
totale, et ce, même quand celui-ci est également mis en scène, même quand son dispositif
d'enregistrement sonore est visible. C'est par cette narration à la première personne qu'on
partage l'expérience de l'altérité, de la rencontre avec la ville et ses habitants, qu'on vit
fictivement cette quête, et que donc le documentaire nous donne le sentiment du vécu.
A travers le récit pris en charge par une instance fictive, le personnage d'Alexander, la
diégèse se met en place avec efficacité. La diégèse ou univers diégétique peut se définir
non comme « l’histoire telle qu’on peut la reconstituer une fois la lecture du récit ( la vision
du film ) achevée, mais ( de ) l’histoire telle que je la forme, la construis à partir des éléments
que le film me fournit « goutte-à-goutte » et telle aussi que mes fantasmes du moment ou
39
les éléments retenus de films précédemment vus me permettent de l’imaginer » .
Tout d'abord, tout est dit dans les premières minutes du documentaire. Cette « intrigue
de prédestination », comme elle est appelée, est une technique narrative commune. Elle
consiste à dévoiler dès le début l'essentiel de l'intrigue et sa résolution, ou du moins sa
résolution espérée.
Ainsi, une citation sur fond noir de Confucius « pour comprendre la culture d'un endroit,
il faut écouter la musique qu'on y fait », narrée par le chanteur du Siyasibend, indique la
démarche du documentaire. Puis sous forme de clip rythmé, le préambule démarre. Le titre
apparaît, suivi d'une vue sur le Bosphore et sa mer turquoise. Ce même chanteur, que l'on
retrouvera plus tard, apparaît dans une lumière de fin d'après-midi, et évoque la légende
d'Istanbul dont le pont aurait été traversé par 72 nations. Le pont nous est présenté par une
vue panoramique d'hélicoptère.
Interviennent alors trois producteurs du lbel de musique « Doublemoon » qui discutent
sur le tiraillement de la ville entre Occident et Orient. Sur fond d'extrait d'archive d'un vieux
film d'Orhan Gencebay qui chante une ode à celle-ci, puis une vue du ciel nous la dévoilant
sous un angle large, ces trois premiers intervenants dévoilent l'ensemble des thématiques
du documentaire : les tensions d'Istanbul partagée entre deux continents, deux mondes,
deux cultures qui, finalement, n'ont pas tant d'importance ni même de réelle pertinence.
Ils évoquent l'absurdité d'une telle position qui devrait les obliger à choisir entre l'Orient
et l'Occident et abordent discrètement la question politique de l'entrée de la Turquie dans
l'Europe. « C'est en essayant d'être occidental que tu prouves que tu ne l'es pas vraiment »,
affirme l'un d'entre eux.
Mais surtout, dans les premières minutes, l'arrivée, sa présentation puis la première
rencontre que fait Alexander, illustrent très bien le propos du documentaire, mettent en
place l'univers et l'atmosphère qu'il va créer. Ce personnage principal, ce narrateur nous
39
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 81
Dheygere Antoine
23
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
présente ( ce sera le fil rouge du documentaire, l'enregistrement de la musique de groupes
musicaux très variés et la voix-off d'Alexander pour nous les présenter et commenter ) le
premier groupe Baba Zula ( dont le genre est défini par ce dernier comme « psychédélique
underground » ). Ce groupe sera aussi celui sur lequel se termine le documentaire car il
incarne la réussite du projet du bassiste, une intégration réelle dans l'univers de la ville, par
le biais de la musique ( il va en effet profiter du départ de leur ancien bassiste pour jouer au
sein du groupe ). Plus largement, il représente le symbole du film, un voyage en péniche,
traverser le Bosphore pour aller d'une rive à l'autre, flotter sans consistance mais tenter
de réunir les deux mondes, tenter la rencontre instable avec l'Autre et la compréhension
mutuelle par la tolérance et l'échange créatif, bref le métissage.
Cette notion de diégèse ou univers diégétique a donc le mérite de prendre en compte
la narration et le récit qui, de par le caractère vraissemblable de leur déroulement, font
oublier leur arbitraire et le discours qui les sous-tend, et peuvent par là renforcer encore
l'aspect « réaliste » du film dans lequel ils se mettent en place : «L’impression de réalité
se fonde aussi sur la cohérence de l’univers diégétique construit par la fiction. Fortement
sous-tendu par le système de vraisemblable, organisé de sorte que chaque élément de la
fiction semble répondre à une nécessité organique et apparaisse obligatoire au regard d‘une
40
réalité supposée » . Loin de s'opposer, la fiction dans le film renforce donc l'impression de
réalité de son univers.
Mais en outre , la notion d'univers diégétique permet de ne pas ignorer la position
psychique du spectateur, dont les projections et les participations imaginaires viennent
combler les vacuités inévitables du récit et créer la cohérence, et donc la vraissemblance,
non seulement de l'histoire et ses évènements, mais de l'ensemble de l'univers du film ou du
41
documentaire. « L'oeuvre de fiction est une pile radioactive de projections-identifications » .
La fiction est le produit de la subjectivité et de l'imaginaire de son auteur mais objectivé
dans des images réalistes.
Car la vraisemblance objective est nécessaire pour que le spectateur se laisse prendre
au rêve. « Il faut que la projection-identification soit sans cesse encouragée par une
42
timide « ça pourrait quand même (m')arriver » . De plus, le spectateur reste bien entendu
conscient de l'absence de réalité de ce qu'il lui est présenté. Pourtant cette conscience de
l'irréalité ne détruit pas pour autant le « réalisme ». Bien au contraire, « cette réalité est
fabriquée aussi par les puissances d'illusion de même que ces puissances d'illusion sont
43
nées de l'image de la réalité » .
L'attitude esthétique naît justement de cette conjonction du savoir rationnel avec la
participation subjective. C'est pourquoi la fiction est la forme prépondérante au cinéma et
pourquoi film de fiction et de documentaire ne peuvent être associés respectivement à la
fiction et à la réalité. Tous deux se répondent l'un l'autre, et l'esthétique audiovisuelle prend
vie dans cette échange entre fantastique et documentaire.
« Le psychisme humain ne travaille pas seulement au grand jour de la perception
immédiate et de la rationalité de l’enchaînement des idées, mais dans la pénombre ou la
nuit d’un inconscient que révèlent, ça et là, les images irrationnelles du rêve, de la névrose
40
41
42
43
24
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 105
Edgar Morin, ibid, p. 83
Edgar Morin, ibid, p. 139
Edgar Morin, ibid, p. 131
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
44
ou de la création poétique » . Ainsi, l'esthétique audiovisuelle passe nécessairement par la
fiction, véritable complexe de réel et d'imaginaire, dans lequel besoins rationnels et besoins
affectifs semblent avoir trouvé un cetain équilibre.
Enfin, c'est ce que nous allons maintenant étudié, il est une autre raison qui ne peut
faire échapper le film documentaire à la fiction, c'est en raison de ce « cinéma que nous
avons dans la tête ». En effet, qu'il présente des éléments du réel imaginés ou existants,
une fois présenté aux spectateurs, ces objets sont de fait pris dans l'imaginaire individuel
de chacun, ainsi que dans leur imaginaire collectif.
B. L'esthétique audiovisuelle indicateur des structures de l'imaginaire
d'appartenance
Du documentaire au film de fiction, on peut observer que seules varient certaines
conventions qui inscrivent le cinéma dans des genres spécifiques. La variété de ces
combinaisons ne fait que rappeler que le cinéma est un art et, à ce titre, répond à
une esthétique. L'attitude esthétique, quant elle, obéit d'une part aux normes artistiques
de l'époque dans laquelle elle s'exprime, tout en restant soumise, de l'autre, aux
représentations, aux mythes et aux phobies, c'est-à-dire à l'imaginaire individuel et collectif
des ses acteurs.
L'esthétique audiovisuelle ne s'exprime pas de façon neutre dans un film et un récit,
mais à travers un discours. En effet, même André Bazin et sa théorie de la transparence
parle de « transparence du discours filmique », c'est-à-dire qu'il voudrait que le film donne
à voir des éléments de la réalité mais non lui-même en tant que film. Pourtant, ce qu'il est
intéressant de remarquer, c'est que même transparent, le discours est là.
Ce fut d'ailleurs le propos de la « Nouvelle vague », cherchant par un montage
explicite, et non plus transparent, à replacer l'art au sein du film et ainsi démontrer qu'il
ne peut prétendre à aucune neutralité idéologique. Cependant, comme nous l'avons déjà
signalé précédemment, ce mouvement a fini par se solidifier et se transformer lui-même
en genre cinématographique à part entière, détenant ses propres conventions d'écriture et
de réalisation.
Car, qu'il se veuille « transparent » ou pas, le film répond nécessairement à une
convention primordiale, celle du respect du réalisme des objets présentés. Seul le film
d'animation voire certains films avant-gardistes à l'époque du surréalisme ( citons par
exemple les premiers films de Luis Buňuel, tel Le chien andalou ) peuvent prétendre
s'émanciper de cette règle de base de l'esthétique audiovisuelle. En outre, les codes de
la vraisemblance renforcent, nous l'avons vu, le réalisme de la situation et du scénario
développés.
45
« Le film de fiction est un discours qui se déguise en histoire » . Sa règle de base est
d'être « comme la vie », c'est-à-dire imprévisible et surprenante.
Ainsi, si dans le récit déroulé par Crossing the Bridge, il est choisi qu'Alexander organise
une rencontre avec le Siyasibend afin d'écouter leur musique, d'en faire un enregistrement,
qui ne s'improvise pas, et d'écouter leurs opinions politiques, dans la diégèse, l'univers du
documentaire, Alexander les rencontre par pur hasard, tombe sur eux dans une rue et se
44
45
Gilbert Durand, ibid, p. 23
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 85
Dheygere Antoine
25
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
propose de les écouter en pleine improvisation ( caractère improvisé que la coupure de la
chanson par la sonnerie du téléphone portable du chanteur et leader du groupe semble
prouver ). La mise en scène de cette soi-disant rencontre fortuite est agencée de la sorte que
le spectateur oublie toute l'équipe technique située hors du champ de la balade innocente
d'Alexander. Ce n'est pas parce que le scénario le prévoyait conformément à la volonté du
réalisateur, mais bien en raison du caractère d'Alexander et de la liberté qu'offre Istanbul
de nos jours.
Autre exemple hypothétique, dans le genre du western, si l'un des compagnons du
héros meurt lors d'un affrontement en face-à-face avec un déspérado, ce n'est pas parce
que le scénariste l'avait écrit et avait besoin de sa mort pour faire avancer le propos du film.
Non, c'est bien que dans l'univers diégétique créé par le film, ce personnage était tout aussi
téméraire que maladroit, et que selon les codes de vraissemblance du western, la fierté
virile dont a fait preuve ce cowboy répond à la dure « réalité » de sa vie.
Le film de western ne présente donc pas l'univers historique réel de l'Amérique du Nord
lors de la conquête de l'ouest. Il peut prétendre en évoquer quelques évènements, quelques
personnages ou quelques thèmes. Par contre, il ne sera jamais aussi révélateur qu'en ce
qui concerne l'univers imaginaire du réalisateur et du spectateur, constitué par toutes les
expériences esthétiques précédentes, livres, bande-dessinées, autres films.
Comme le rappellent les auteurs de L'esthétique du film, dans un film, « tout objet est
déjà signe d’autre chose, est déjà pris dans un imaginaire social et s’offre donc comme le
46
support d’une petite fiction » . Toute production cinématographique présente des éléments
( personnages, lieux, etc. ) déjà pris dans un imaginaire social, que ce soit pour sa création
comme pour sa lecture.
L'analyse de l'esthétique audiovisuelle nous intéresse dans le cadre de son implantation
au sein des structures mentales qui permettent au film qu'elle sert de faire adhérer à
l'impression de réalité qu'il dégage. Ce sont donc les conventions du réalisme et de la
vraissemblance d'une époque dont témoigne un film, et non le film en lui-même, qui
permettent de comprendre les représentations que se font ses acteurs sur celle-ci.
Pour comprendre cette tentative, revenons sur l'évolution moderne qu'ont connu les
sciences humaines, dans laquel j'aimerais modestement m'inscrire.
Dans l'ouvrage de Gilbert Durand, des réflexions intéressantes permettent de retracer
une évolution historique de la pensée scientifique. Selon lui, elle a été très longtemps sous
le joug de la pensée philosphique binnaire héritée d'Aristote puis des ses successeurs, dans
laquelle tout tiers était exclu. De ce fait, l'image qui ne peut répondre à la simple assertion
« vraie » ou « fausse » est exclue comme ne pouvant amener à une analyse rigoureuse et
abandonnée aux poètes et aux peintres. Elle serait source d'erreur en ne présentant qu'un
« réel voilé ».
Pour lui :
« Scientisme ( c’est-à-dire doctrine qui ne reconnaît que comme seule vérité
que celle passible de la méthode scientifique ) et historicisme ( doctrine qui ne
reconnaît que comme causes réelles que celles qui se manifestent plus ou moins
matériellement dans l’événement de l’histoire ) sont les deux philosophies qui
46
26
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 71
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
dévaluent totalement l’imaginaire, la pensée symbolique, le raisonnement par
47
similitude, donc la métaphore »
De ce fait, il place l'évolution récente de notre « civilisation » occidentale dans un paradoxe
intéressant. Alors que cette pédagogie scientiste et positiviste s'est plongée dans l'étude
de la production, de la reproduction et de la transmission de l'image, elle a maintenu sa
méfiance et son mépris à l'égard des produits de sa découverte.
Or, récemment, on assiste selon lui à un « renversement des valeurs ( qui) allait
permettre délibérément de fonder une « sociologie de l’imaginaire », complétant de façon
exogène les impératifs de l’imaginaire mis en évidence par l’exploration psychologique et
48
éthologique » .
L'image photograhique puis l'image audiovisuelle vont participer de ce mouvement car
leur étude décomplexée va profondément modifier le rôle de l'histoire et sa consistance.
Cette dernière ne se résumera plus aux grandes dates et aux grands hommes. A cette
histoire courte se verra annexée une histoire de la longue durée ( la distinction a été faite
par Fernand Braudel), dans laquelle seront aussi objets d'étude l'évolution de structures
comme les systèmes sociaux, les cultures et les appartenances.
Ainsi, « l’audiovisuel rend l’histoire interprétable car il s’agit désormais,
fondamentalement, de faire apparaître, grâce à lui, le type d’interprétation et le type de
49
signification qui structure la culture dont on fait l’histoire » . L'analyse de l'esthétique
audiovisuelle, à travers notament l'étude du cinéma le plus répandu, celui qui a pour base
la narration, prend donc une tournure nettement anthropologique.
On considère celle-ci apte à véhiculer à travers les films dans lesquels elle s'exprime
les représentations qu'une société donne d'elle-même. Notre étude prend pour hypothèse
de départ l'idée que le cinéma prendrait la relève des grands récits mythiques, des contes et
des histoires racontées au coin du feu, dans lesquelles bouillonaient l'imagination magique
des sociétés archaïques.
Crossing the bridge est à ce titre une formidable illustration. Par le récit qu'il déploie,
les divers personnages qu'il nous fait rencontrer, les évènements qu'il met en scène, mais
plus largement par toute l'esthétique qu'il porte, ce documentaire témoigne tout autant qu'il
nourrit le mythe d'Istanbul comme pont entre deux mondes.
Par la mosaïque des rencontres et des figures musicales, les contrastes s’illustrent.
Musiciens de rue, connaissant le « pavé » ( Siyasibend ), stars de la chanson turque
( Erkin Koray, Orhan Gencebay ) qui, en pionniers, ont tenté de réconcilier « traditionnel »
et « moderne », chanteuse canadienne ( Brenna MacCrimmon ) venue faire revivre
l’essence de la musique turque ( « qu’elles revoient le soleil, ces jolies fleurs. »), jeunes
rappeurs ( Ceza, Ayben, Istanbul Style Breakers ) à la croisée de l’influence américaine
et de l’héritage turc, chanteuse kurde ( Aynur ) symbole de l’irréductibilité des peuples
minoritaires, anciennes chanteuses ( Müzeyyen Senar, Müzeyyen Senar ) figures de la
libération des femmes turques, dj ( Orient Expressions ) revendiquant un éclectisme musical
propre à la situation géographique de la ville, croisée des chemins, clarinettiste ( Selim
Sesler ), tous nous amenent à voyager au milieu de toute la diversité culturelle de la ville.
47
Gilbert Durand, ibid, p. 9
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Gilbert Durand, ibid, p. 33
Bernard Lamizet, ibid, p. 66
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Toutes ces figures sont des emblèmes du brassage ethnique et culturel que symbolise
Istanbul. Mais surtout, leur mise en perspective particulière au sein d'un récit qui déploie
son propos par un montage efficace, témoigne des représentations sociales et politiques
du réalisateur, de son narrateur et des diférents intervenants sur l'identité d'Istanbul, de la
Turquie et du monde en général, en ce début de troisième millénaire.
Ainsi en mesure de témoigner d'un système d'articulation sociale, le cinéma et son
esthétique se fait la source d'information intarissable sur l'imaginaire social d'une époque
et particulièrement de l'inscription identitaire en son sein.
Dans En attendant le bonheur, le film donne à voir le tiraillement identitaire de
la Mauritanie entre monde arabe et Afrique subsaharienne, entre influences francomarocaines et sénégalaises. Tiraillement mais surtout vivre-ensemble de ces populations
d'origine diverse, Maures, Wolofs, Peuls, Soninkés ou encore Bambaras, qui se retrouvent
dans un quotidien commun à Nouadhibou au milieu du désert, au bord de la mer et autour
d'un conscience d'appartenance commune. Cet imaginaire d'appartenance est très souple
car il se doit de rester ouvert aux migrations qui le traversent dont Abdallah est un exemple
et accepter comme dans beaucoup de pays du Sud sa double tendance entre tradition et
modernité, entre fierté locale et désir de partir.
Néanmoins, sa mère qui l'acueille chez elle, ne peut que s'inquiéter devant son absence
d'ouverture aux autres, son isolement qu'il soit cloîtré chez elle ou qu'il refuse de s'habiller
commes les autres : « Il m'inquiète. Je lui ai dit de se mêler aux autres, de s'habiller comme
tout le monde ». Dans l'attente de son passeport, de son départ pour l'Europe, Abdallah
est, quant lui, déjà ailleurs. C'est pourquoi il refuse le boubou et s'habille en jeans, chemise
et veste de costume.
A ce titre, l'esthétique qui se dégage de ce film ( que nous étudierons plus en détails
prochainement) témoigne de la conscience d'appartenance de cette ville mauritanienne à la
frontière du Maroc, première porte ouvrant sur le Nord, et plus généralement d'un imaginaire
social du Sud double, tiraillé, ou plus justement métissé, entre celui qui est diffusé par les
images toujours plus présentes du Nord par la télévision satellite et celui plus proche et
concret de l'implantation locale.
« Nous entrons dans le royaume de l'imaginaire quand les aspirations, les désirs, et
leurs négatifs, les craintes et les terreurs, emportent et modèlent l'image pour ordonner selon
leur logique les rêves, mythes, religions, croyances, littératures, précisément toutes les
50
fictions » . L'identité est une aspiration tout autant qu'une peur d'être comme l'Autre. C'est
pourquoi, selon moi, l'esthétique audiovisuelle a réellement beaucoup à nous apprendre sur
l'imaginaire d'appartenance et les structures imaginaires qui fondent l'identité, dans toute
sa dimension multiforme et mouvante.
L'esthétique audiovisuelle déployée dans toutes ses composantes dans le film de fiction
comme dans le film documentaire témoigne de l'imaginaire qui sous-tend la production
de telles oeuvres signifiantes dans une telle société, une telle culture, à une certaine
époque, en même temps qu'il participe à un renforcement, voire à un renouvellement de cet
imaginaire.Nous reverrons plus tard cette perspective politique.
Pour l'instant, nous commencons à comprendre la puissance et l'influence qui sont très
souvent attribuées à l'audiovisuel. Car, si l'on considère qu'à travers son esthétique, il est
capable de se faire le témoin d'un groupe en représentant son identité à l'écran ( ce que
nous avons pu apercevoir dans Crossing the Bridge ou dans En attendant le bonheur ) , il
peut très bien modifier, biaiser voire ignorer totalement l'identité d'un autre groupe.
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Edgar Morin, ibid, p. 66
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
Des écrits récents ont ainsi dénoncé la représentation de l'homme du Sud dans les
anciens films coloniaux mais aussi dans certains documentaires actuels jouant la carte de
l'explorateur ethnologue.
En effet, l'esthétique audiovisuelle a souvent été au service d'un imaginaire colonial
voire post-colonial, dans lequel la problématique de la différence et les considérations de
l'Autre, se résument très souvent à quelques figures caricaturrales de l'homme du Sud puis
de l'immigré, confiné dans l'altérité définitive de leur mystérieuse et exotique origine.
II. L'imaginaire de la migration entre tradition
intégrationniste et tentation multiculturaliste
La « sociologie de l'imaginaire », énoncée par Gilbert Durand, serait née avec les
découvertes des premiers ethnologues de terrain.
Quand la sociologie s'est lancée dans l'étude du « sauvage » et de « l'ordinaire »,
les premiers qui mirent au centre de leur étude l'analyse des symboles, des systèmes
de signification et les rites des sociétés, furent bien obligés de rendre compte que rien
ne séparait l'homme noir, encore considéré comme un « primitif », doté d'une mentalité
« inférieure » à l'intelligence « prélogique », de l'homme blanc, pourtant si fier de son statut
de « civilisé ».
Après avoir réhabilité le lointain, ceux qui se penchèrent sur le proche, concentrant
leur attention sur le quotidien des gens « de peu », ne purent tirer qu'une seule et même
conclusion, celle de l'universalité de l'homme, universalité qui avait pourtant été prôné plus
d'un siècle plus tôt par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Cependant, la loi qu'elle soit politique ou scientifique met toujours bien plus de temps
à accéder à l'imaginaire collectif que l'art. Or le cinéma naissant avait déjà fait son oeuvre.
En effet, de sa naissance à la décolonisation politique des empires coloniaux, les terres
de ce monde « lointain » avait déjà servi de décor dans lequel la France et l'Europe avaient
projeté leurs rêves, leurs désirs, mais aussi, leurs angoisses et leurs peurs. Des milliers de
films de fiction, de films documentaires, d'actualités et de publicités avaient servi l'entreprise
coloniale.
« Parallèlement au travail officiel de propagande, ces films sont le résultat
d'initiatives commerciales et artistiques répandant et flattant les goûts d'un
public grand consommateur d'exotisme, la tête pleine d'un imaginaire largement
présent dans la littérature, la presse, la peinture. [...] Le cinéma a su diffuser et
amplifier cet imaginaire. On y trouve l'essentiel de qui compose aujourd'hui les
« a priori » sur le Maghreb et l'Afrique noire, donnant à ces derniers un visage
51
peu enviable »
De ce fait, analyser les « brassages planétaires, symbolisés par les tours du globe que
52
réalisent des êtres et des familles emportés par les courants d'une économie-monde »
51
Youssef El Ftouh, Manuel Pinto, article “L'Afrique dans les images coloniales”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma
pluriel, p.35
52
Serge Gruzinski, ibid, p. 304
Dheygere Antoine
29
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
et donc les vagues de migrations qui font s'échanger les populations du Nord vers le Sud,
qui se nomment les « expatriés », et du Sud vers le Nord, qu'on désigne comme les
« immigrés », ne peut faire abstraction de ces représentations, nées de l'histoire coloniale.
Comment dans ces conditions ( ces conditionnements, pourrait-on presque dire) penser
la différence et la rencontre ? Comment éviter de jouer cette partition monocorde et faire du
Sud le tam-tam sur lequel l'Europe tape à son ryhtme ?
Pour cela, il est nécessaire avant tout d'exposer la question à la lumière de l'histoire
politique et cinématographique.
Car il faut bien voir que de nos jours, l'imaginaire du rapport Nord-Sud est encore
tributaire du mythe de la mission civilisatrice de l'Europe. Car « lorsque l'Europe s'élance
à l'assaut de l'Autre, elle ne répond pas au désir utopique de répandre la nouvelle figure
de l'universel qu'elle vient de découvrir ( c'est-à-dire l'Individu moderne dans toutes ses
dimensions, psychologique, social, juridique, politique et économique ). Elle se propose en
53
fait de dominer le monde par le truchement même de cette nouvelle figure » .
A. Entre exclusion et intégration, la représentation du Sud dans les
films
Selon les pays européens et leur histoire politique, le rapport à l'empire colonial, puis
aux populations issues des pays décolonisés, n'est pourtant pas homogène. L'étude des
oeuvres cinématographiques permet de saisir l'imaginaire qui en découle.
Pour tenter de mettre à jour les coins d'ombre de l'inconscient collectif et de l'imaginaire
portés sur la question de l'Autre dans notre monde moderne, nous ferons un détour
par l'histoire et prendrons l'exemple de la France. Celle-ci se revendique d'un modèle
d'intégration particulier, qu'il est intéressant d'analyser dans la comparaison.
Cependant, par le passé, elle n'a pas échappé à la stigmatisation des représentations
du Sud dont son cinéma est une remarquable illustration. D'autant qu'aujourd'hui, à l'image
de nombreux pays dits « du Nord », elle fait également face aux interrogations, voire à la
crise, que pose son imaginaire d'appartenance obsolète.
Le cinéma français, qu'il affronte l'empire colonial ou l'immigration au sein de la
métropole, fait souvent face aux même écueils auxquels a longtemps été et reste confronté
la sociologie qui aborde ces thèmes, c'est-à-dire la méconnaissance de l'Autre et de sa
culture supposée, toujours en train d'évoluer.
Les intervenants que l'ouvrage collectif Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel,
sont de toutes origines et de tous horizons. Pourtant ils tombent tous d'accord pour
dire qu'avant le tournage du court-métrage Afrique sur Seine tourné en 1955 par une
équipe composée uniquement d'Africains, le cinéma en Afrique, qu'il soit scientifique,
ethnnologique, documentaire ou de fiction, n'est pas africain. A ce titre, il dépend en grande
partie de l'imaginaire collectif que l'Europe par l'intermédiaire de ces cinéastes, projette sur
ce continent aux multiples facettes.
Ainsi, dans les premières années de ce cinéma en Afrique, l'esthétique audiovisuelle
des films nous présente des figures de l'homme africain, qu'il soit maghrébin, sub-saharien
ou d'Afrique noire, réductrices et stéréotypées. Jean Rouch est un des premiers cinéaste
français à avoir tenté l'expérience du cinéma documentaire en Afrique.
53
30
Mahmoud Hussein, ibid, p. 35
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
En 1962, dans un article paru dans « Le courrier de l'UNESCO : une fenêtre ouverte
sur le monde », il dépeint ces premières figures de l'Afrique : celle exotique où « l'Afrique,
comme avant la guerre, n'y sera qu'un décor et les Africains que de malheureux figurants »,
celle ethnographique « où les cinéastes et les ethnographes essaient quelques fois
maladroitement de montrer les aspects les plus authentiques de la culture africaine » et
enfin une figure plus récente, l'Afrique en évolution « où les cinéastes essaient de montrer
54
les problèmes du contact de l'Afrique traditionnelle avec le monde moderne » .
Très vite, quand les premières revendication indépendantistes apparurent et quand
l'ombre d'une conscience politique fit planer le doute sur les certitudes de la « civilisation
blanche », la figure de l'homme du Sud évolua.
D'un registre animalier, qui présentait souvent l'individu noir comme un sous-homme,
entre l'être humain et l'animal, possèdant une intelligence primaire et des coutumes
55
archaïques et dont le cadrage dans les films peut être un bon révélateur , le cinéma mit en
avant un registre plus religieux, voire maléfique : « La représentation des « Maghrébins »
et des « Noirs », « Indigènes », comme cela était mentionné dans certains génériques, se
résume à une série de figures toutes plus ou moins négatives, de silhouettes, des foules
« grouilantes » sur les marchés ou dans les dédales des rues sombres et inquiétantes d'une
56
médina » .
Nul doute que ces images, qu'elles présentent l'Afrique comme une terre exotique,
archaïque mais plus chaleureuse et humaine, ou à l'inverse, qu'elles prétendent dévoiler
sa face plus « sombre », étrange, ténébreuse voire dangereuse, continuent de marquer les
esprits et de condionner l'imaginaire collectif des individus. Et ce, d'où qu'ils viennent, du
Nord ou du Sud.
Les années soixante-dix puis les années quatre-vingt et enfin les années quatrevingt-dix, dans la production cinématographique française prenant pied en Afrique ou
dans l'accueil qui a été fait à des oeuvres africaines, témoignent de la la persistance de
l'imaginaire du rapport Nord-Sud issu de l'expérience coloniale.
Ainsi, après le cinéma colonial, un cinéma plus récent, parfois dénoncé comme « postcolonial », s'est fait le vecteur de la perpétuation de tels clichés et de tels stéréotypes,
« incarnés » cette fois-ci par la figure de l'immigré, nouveau vaisseau des angoisses
identitaires : « L'immigré au cinéma est une victime du racisme, du rejet d'une partie des
Français. Jamais maître de son destin, bouc émissaire, il subit l'égoïsme et les tourments
57
de la société d'accueil » .
Car, qu'elle parte d'une bonne intention qui peut être une volonté de donner à voir la
difficile condition de l'immigré ainsi que la richesse de sa culture d'origine, ou, à l'inverse,
qu'elle témoigne d'un rejet parfois xénophobe de cette frange de la population qu'on n'essaie
pas de comprendre et qu'on juge par conséquent « inassimilable », la représentation de
l'immigré dans le film français reste prompte à la stigmatisation. Elle n'échappe en effet pas à
54
55
Jean Rouch, article “L'Afrique en scène”, repris par Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 74
“Le cadrage des personnages noirs, est à relier aux études anthropomorphiques sur l'évolution des espèces, qui analysaient
l'angle facial, le profil des différents mammifères. En définitive, cela ( cadrage de profil ) sous-entendait une “proximité” entre le
personnage noir et le singe”, “Dans le même sens toujours, le cadrage de dos souvent associé à la nudité montrerait “la force”, “la
puissance animale” et occulte le visage, symbole de l'être pensant”, Youssel El Ftouh, Manuel Pinto, ibid, p. 37
56
57
Youssef El Ftouh, Manuel Pinto, ibid, p. 36
Yvan Gastaut, article “Cinéma de l'exclusion, cinéma de l'intégration : les représentations de l'immigré dans les films français
(1970-1990)”, in Hommes et Migrations, p. 66
Dheygere Antoine
31
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
un imaginaire conditionné par les expériences précédentes qui avaient essayées d'aborder
l'univers « du Sud ».
Pourtant, ce n'est pas à défaut d'avoir essayé. A ce titre, après cette figure inititale
des années soixante-dix, l'imaginaire sur l'immigration et ses représentants s'est étoffé.
« Toujours tributaire des réalités économiques et sociales, le migrant a représenté un
élément de désordre pour certains réalisateurs français, une menace planant sur l'univers
très rationnel d'une bourgeoisie frileuse. Pour d'autres, l'immigré est porteur de valeurs de
solidarités et d'amitié, celui vers qui l'on se retourne afin de retrouver ou de découvrir force
58
et confiance en soi » .
Or, là réside toute l'ambiguïté de cet héritage du cinéma colonial. Quand dans les
années quatre-vingt, la mode « black » apparaît, le cinéma européen, en pleine remise
en question identitaire face à l'emprise télévisuelle, se présente apte à faire l'accueil d'un
cinéma africain.
Cependant, il ne réussit souvent pas à faire l'impasse des idées d'exotisme et de
fraîcheur qui, malgré leur apparente bienveillance, enferment le cinéma africain dans une
naïveté qui renvoie invariablement à l'image du « nègre ». Et comme le rappelle si bien
Olivier Barlet, « les nègres sont de bons sauvages, éternels Vendredis antimatérialistes
vivant uniquement de chaleur sociale, de grands enfants que, comme le rappelait le
59
Larousse de 1932, « leur infériorité intellectuelle nous impose de protéger » » .
En condamnant les enfants et les petits-enfants des familles des anciennes colonies
françaises à cette image de l'enfant éternel ou de la victime perpétuelle, en jouant sur le
folklorisme et en exacerbant ainsi la différence, on risque souvent d'y acoller également
celle d'un homme trop différent pour être assimilé, intégré ou simplement compris.
Dans En attendant le bonheur, la figure de l'enfant est ainsi omniprésente. Khatra est
ainsi un orphelin qui trouve en Maata, ancien pêcheur renconverti en électricien, un père et
60
un formateur, de même qu'une petite fille aux tresses, une griotte en formation, apprend
toute les subtilités de la musique et du chant traditionnels auprès d'une ancienne qui la fait
répéter sans-cesse. Sonia est la fille métisse de Nana, seule amie adulte d'Abdallah, déçue
par une expérience douloureuse en Europe auprès de Vincent un Français, père de la petite
fille. Enfin, de façon récurrente des enfants interviennent. Nous le verrons plus tard, cette
figure de l'enfant peut donc incarner le Sud mais dans un rapport à l'adulte, le Nord, tout
à fait différent.
La peur du métissage nettement visible dans le cinéma colonial à travers certains
61
personnages et certains scénarios , se transmet de films en films perpétuant l'idée d'Aimé
Césaire d'une « rencontre avec l'Afrique qui n'a pas eu lieu », maintenant à la surface
l'imaginaire d'une irréductible différence.
La radio que dès le début du film, Makan, ami de Maata, cache dans les dunes du
désert, symbolise cette communication difficile, distanciée mais possible entre le Nord et le
58
59
60
61
Yvan Gastaut, ibid, p. 66
Olivier Barlet, “Le regard ocidental sur les image d'Afrique”, p. 1
Un “griot” est le dépositaire de la tradition orale d'une tribu, d'une ethnie, d'un pays en Afrique occidentale.
“Le cinéma colonial construit nombre de fictions sur la mise en scène de cette attraction interraciale pour mieux en éclairer les
dangers et l'impossibilité”. “Dans Zou Zou (Marc Allegret, 1934), le marin Jean Gabin se détournera malgré sa fascination de la créole
Joséphine Baker pour se marier avec Claire (Germaine Aussey). A la danse énergique et sauvage de Baker, la caméra opposera le
duo Jean/Claire qui danse en parfaite harmonie”, Olivier Barlet, article « De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », p. 2
32
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
Sud. Maata dit ainsi : « Ne t'inquiètes pas Khatra, elle n'a pas disparue, elle est simplement
enfouie ». C'est ce dernier, l'apprenti, l'enfant qui promet à Makan de la retrouver et peut
donc incarner l'espoir futur d'une rencontre et d'un échange entre les deux mondes.
Le réel problème de cet imaginaire qui maintient le fossé entre au départ le colonisé et
le colonisateur puis l'individu du Sud et l'individu du Sud et enfin le français « de souche »,
et « l'immigré » ou fils d'immigré X générations, est qu'il est réapproprié par celui qui en
est victime.
Devant souvent faire face à la différence identitaire qu'il commence par ressentir puis
qu'on lui présente comme justification aux injustices inexplicables, l'individu victime de la
stigmatisation, qui fait souvent office également de victime de l'injustice économique, trouve
dans cet imaginaire les sources de sa propre identité, l'accepte et donc la renforce, sans
toutefois manquer de la détourner.
« Ces phénomènes ( il évoque ici la « langue des banlieues », mais on peut
l'étendre au style vestimentaire, plus généralement aux signes extérieurs
d'appartenance communautaire ) sont essentiellement identitaires, ils
correspondent à une stratégie d'individus stigmatisés qui tentent de s'affirmer
dans un espace social qu'ils souhaitent s'approprier, et cette attitude est en
contradiction avec l'intégration à la société française, fondée sur l'unification
62
linguistique et culturelle »
Or cette réponse à la stigmatisation par la stigmatisation menant à la contradiction du
modèle intégrationniste français, doit se poser à la lumière de l'histoire coloniale qui
permet de comprendre Pierre-André Taguieff quand il évoque un « dilemme francorépublicain ». Ce dilemme serait celui d'une France qui s'affiche universaliste, niveleuse
et assimilationiste, mais qui a fait de sa citoyenneté un espace réservé et continue de
considérer paradoxalement une partie de ses ressortissants comme inassimilables.
Ces derniers qui vivent une image dépréciative d'eux-mêmes réagissent en « élaborant
63
des stratégies d'affirmation d'une identité culturelle conflictuelle » pour tenter d'assumer
et même de revendiquer leur différence. De ce fait, ils creusent un peu plus l'écart entre
les citoyens d'un même pays, peuvent nourrir un peu plus l'instrumentalisation politique
des « différences culturelles » et relancent la question d'une crise éventuelle du modèle
d'intégration français.
Invariablement, la question de la crise identitaire, de la citoyenneté et de l'intégration
en France secouent le débat politique et médiatique. Car si tout le monde s'accorde à
reconnaître l'échec effectif de l'intégration en France des immigrés, si le cinéma révèle par
son esthétique les limites de l'imaginaire qui continue de conditionner son approche, ne fautil pas reconnaître l'impasse des considérations sur cette question ? Et ainsi, ne faudrait-il
pas envisager de s'inspirer d'autres modèles ?
Car quand la vie n'a fait que les confronter à une différence supposée, ne doit-on pas
reconnaître aux principales victimes de cet échec le droit légitime de la revendiquer ? « Ces
derniers n'ont-ils pas comme seul recours l'édification de communautés culturelles, non
pour s'opposer frontalement à la société globale, mais pour s'y intégrer sur le modèle non
62
Dominique Baillet, article : “La “langue des banlieues”, entre appauvrissement culturel et exclusion sociale”, in revue
Hommes et migrations, n° 1231, mai-juin 2001, p. 36
63
Dominique Baillet, ibid, p. 32
Dheygere Antoine
33
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
pas républicain, universaliste et individuel, mais sur le modèle américain, communautaire
64
et collectif » .
B. Le multiculturalisme, outil de reconnaissance des minorités
Le cinéma de fiction et le cinéma documentaire déploient leur esthétique au travers non
seulement de l'écriture et de la conduite de son scénario, non exclusivement à travers
les personnages et les figures qu'il met en scène, mais aussi par une infinité de détails
techniques ( cadrage, mouvement de caméra, effets sonores pour exemples ).
L'étude rigoureuse de l'esthétique audiovisuelle, nous ne nous y attarderons pas une
nouvelle fois, perce les secrets non pas uniquement de la période dans laquelle elle a été
employée mais surtout du façonnage de l'imaginaire propre à cette époque et qui a guidé
la création comme la réception de son film.
Pour ce qui nous intéresse directement, le bref retour en arrière dans la
cinématographie coloniale et post-coloniale témoigne de la persistance de représentations
du Sud par le Nord qui ont influencé et continuent de conditionner selon nous l'imaginaire
du rapport du Nord au Sud mais aussi du Sud au Nord.
En effet, l'esthétique audiovisuelle, ou, en tout cas, l'instrument audiovisuel, semble
souvent instrumentalisé au profit d'oeuvres audiovisuelles dans lesquelles l'homme du Sud
ou l'immigré est soit absent, soit réduit à un décor soit encore et plus souvent, cantonné
dans des rôles stérétoypés. Ainsi, le réalisateur d'En attendant le bonheur, Abderrahmane
Sissako que le lien Nord-Sud « s'inscrit dans un rapport d'inégalité, et la télévision contribue
à implanter une culture extérieure zu détriment d'une culture existante. L'un des drames de
l'Afrique, c'est que son peuple est rarement confronté à sa propre image[...] De ce cet état
65
de fait résulte une acculturation, arme nouvelle d'une société dominante » .
La question qui se pose est donc de savoir si, dans le but de contrer ou de modifier un
tel imaginaire qui participe activement aux inégalités du rapport et des échanges entre le
Nord et le Sud, non pas s'il faut modifier le modèle d'intégration à la française. Non, ce qui
préoccupe notre étude est d'interroger ses modalités et faire l'hypothèse d'une esthétique
audiovisuelle davantage inspirée par la pensée et le modèle multiculturaliste.
Cette réflexion n'est pas nouvelle. L'absence de présence ou la mauvaise
représentation de l'immigré dans les films français occupent les réflexions de nombre de
sociologues et divers observateurs des médias.
Ainsi, l'analyse d'André Videau, parue en 2001 sous le titre d'« Ecran métis : satisfaction
mitigée » dans la revue Hommes et migrations, tente de faire le catalogue exhaustif de la
présence d'acteurs originaires des pays d'immigration et témoigne de cette préoccupation.
Mais en outre, cet article espère défendre par le biais de ces « beaux exemples [...] que
66
parfaite intégration n'est pas synonyme d'assimilation » .
L'idéal d'une intégration totale à la société française, qui passerait donc par la présence
de ses candidats dans l'espace public sans toutefois nier leur particularité, émerge donc
souvent des réflexions sur la question.
64
65
66
34
Dominique Baillet, ibid, p. 36
Abderrahamane Sissako, entretien “Partir, revenir, voyages d'un cinéaste”, bonus DVD En attendant le bonheur
André Videau, “Ecran métis : satisfaction mitigée”, in Hommes et migrations, N°1231, Mai-juin 2001, p. 67
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
La revendication culturelle, et donc identitaire, ressurgit d'ailleurs de façon récurrente
dans le documentaire de Fatih Akin. L'ambition politique du documentaire est explicitement
la défense d'une identité turque renouvellée, basée sur l’idée d’une nation ouverte et
plurielle, entre Kurdes, Lazes, Tcherkesses et Abkhazes. La chanteuse Aynur se fait ainsi
le porte parole de la défense de la langue, de la musique et donc de la culture kurde, qui
a longtemps été étouffée.
De même, on retrouve la même revendication chez les membres du Siyasiyabend.
Ils présentent également une musique dite politique. « Es-siyasiya » signifie d’ailleurs la
politique en arabe. Ils évoquent la pauvreté, la dureté du « pavé » et la question des minorités
qui les subissent.
Bien que la question se pose dans d'autres termes qu'au niveau du rapport Nord-Sud,
( Istanbul est d'ailleurs à ce titre une métropole dont la position à mi-chemin entre Orient
et Occident est éclairante, car elle permet de jetter une première fois le trouble sur ces
qualificatifs « Nord » et « Sud » ), le débat sur l'intégration des minorités en France prend
la même allure.
« En effet, les notions d'assimilation et d'intégration, et même d'acculturation, c'està-dire la capacité à se conformer au modèle de la société d'accueil, ont contribué,
particulièrement en France, à valoriser l'invisibilité de l'étranger et même sa dépendance
67
plutôt que de valoriser ses compétences propres » , affirme cette sociologue.
Dès lors, selon Charles taylor, une politique multiculturaliste, « de la différence »
est indispensable pour lutter contre la domination symbolique des minorités en mal de
reconnaissance, qui subissent malgré eux une image dépréciative d'eux-même et de leur
culture.
Dans son ouvrage Multiculturalisme, Différence et démocratie, pillier de la pensée
multiculturaliste, il affirme que ce modèle répond parfaitement à la problématique des
minorités et de leur intégration dans les sociétés modernes démocratiques.
Car, pour lui, le colonialisme des pays riches du Nord envers ceux plus pauvres
du Sud se perpétue non plus désormais de manière manifeste et violente mais
symboliquement. L'absence de reconnaissance ou une reconnaissance inadéquate
peuvent servir l'oppression des minorités qui se voient enfermés dans « une manière d’être
68
fausse, déformée et réduite » .
Les critiques du chapitre précédent qui étaient adressées à l'encontre des figures
carricaturales mettant en scène l'homme africain ou d'origine africaine dans le cinéma,
prennent tout leur sens. Dans Afrique 50, singularités d'un cinéma pluriel, une idée
récurrente revient sans cesse, celle de la conception de l'Afrique. Les témoignages qui
en ont été faits par le colonisateur et par le biais de sa caméra n'ont vu qu'une partie du
continent et l'héritage de cette vision ethnocentrique se fait sentir.
69
A la manière d'un habitus , les images folkloriques des rituels ethniques, la lourde
présence sonore des tam-tams et le regard du masque funéraire des cérémonies
africaines étoufferaient toute velléité de penser l'Afrique différemment, et surtout de manière
« authentique ».
67
Roselyne de Villanova, article “La créativité des minorités et l'urbanité, une production métisse ?”, in Le métissage
interculturel, Créativité dans les relations inégalitaires, p. 220
68
69
Charles Taylor, Multiculturalisme, Différence et démocratie, p. 41
Popularisé en France par Pierre Bourdieu dans Question de sociologie
Dheygere Antoine
35
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Plus insidieusement encore, l'africain moderne serait enfermé dans ces carricatures et
donc dans l'imposibilité de se concevoir autrement. De ce fait, il en viendrait à participer
au renforcement des clichés sur sa propre personne et son propre groupe, et jouerait ainsi
volontairement le jeu de sa propre oppression.
Pour éviter cela, il s'agit de laisser la parole aux victimes afin qu'elles se délaissent des
images imposées , imposent au contraire les leurs et renouent avec leur tradition et leurs
origines.
C'est pourquoi au IIème Congrès de la fédération Panafricaine à Alger, en janvier 1975,
l'historien et homme politique burkinabais Joseph Ki-Zerbo s'interrogeait :
« Et l'on se prend à se demander si la conception symbiotique de l'homme et de
la nature caractéristique de l'animisme africain n'a pas quelque chose de valable?
[...] Mythes pour mythes, pourquoi ne pas privilégier nos créations culturelles
propres ? [...] Bref, le cinéma africain doit réenraciner l'imagination créatrice du
peuple, en situant son action et son décor délibérément en terre africaine et aussi
70
en utilisant par principe les langes africaines »
La réappropriation des minorités culturelles de leur propre image passe nécessairement par
une reprise en main des outils de son expression ( traditions, rites, religion, langue ) mais
également par le biais d'une politique manifeste de reconnaissance, permettant de lever les
obstacles à sa visibilité. C'est l'objet d'une politique multiculturaliste.
Mais en outre, le multiculturalisme permet de défendre une pluralité des identités
culturelles qui composent une société contre une assimilation criminelle, coupable
d'avoir homogénéisé la société et empêché toute distinction. Et « Cette exigence de
reconnaissance politique d’une spécificité culturelle – étendue à tous les individus – est
compatible avec une forme d’universalisme qui range la culture et le contexte culturel
71
propres à certains individus parmi leurs intérêts fondamentaux » .
L'universalité de l'homme s'exprime dans la garantie universelle de ses droits
fondamentaux, dont fait partie le droit à la différence selon Charles Taylor :
« Avec la politique de la différence, ce que l’on nous demande de reconnaître, c’est
l’identité unique de cet individu ou de ce groupe, ce qui le distingue de tous les autres. L’idée
est que c’est précisément cette distinction qui a été ignorée, passée sous silence, assimilée
à une identité dominante ou majoritaire. Et cette assimilation est le pêché majeur contre
72
l’idéal d'authenticité » .
Il est intéressant à ce point de notre développement de faire le lien entre cette politique
de la différence qui sous-tend le modèle multiculuraliste défendu par Charles Taylor et la
démarche artistique du documentaire de Fatih Akin.
Pour les deux, on observe le même point de départ. Une véritable essence, des
origines mémorielles et des fondements sacrés de différentes cultures ont subi le joug d'une
domination politique impérialiste qui les a aplanies voire anéanties. Il s'agirait de les mettre
à jour et de les faire redécouvrir par l'intermédiaire d'une action ( politique, artistique )
délibérée.
70
Joseph Ki-Zerbo, “Cinéma africain et développement, l'éthique”, texte lu au IIème Congrès de la fédération
Panafricaine à Alger, en janvier 1975, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 105
71
72
36
Amy Gutmann, introduction à Multiculturalisme, Diférence et démocratie, p. 16
Charles Taylor, ibid, p. 57
Dheygere Antoine
Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ?
Et ainsi, le dispositif de Crossing the bridge prend pour point de départ ce guitariste
allemand parti à la découverte du « son » d'Istanbul. C'est par son intermédiaire et grâce à
la volonté du réalisateur que le spectateur et que le turc lui-même vont avoir l'opportunité
de (re)découvrir la richesse multiculturelle de ce, de leur pays.
Brenda MacCrimmon est une intervenante intéressante à ce titre. Cette chanteuse
d'origine candienne, partie plusieurs années auparavant à la découverte d’autres horizons
musicaux, s'est retrouvée emportée par la sensibilité de la musique turque. Par une
démarche longue et laborieuse, elle a mené la redécouverte de la musique turque
traditionnelle que les descendants eux-mêmes n'écoutaient plus et a permis de la faire
revivre. Il fallait selon ses termes « qu’elles revoient le soleil, ces jolies fleurs ».
Pointe tout de suite un premier paradoxe. Le modèle multiculturaliste prône
l'expression libérée des diverses sensibilités culturelles qui traversent nos pays modernes
démocratiques. Ce serait par une politique délibérée de reconnaissance de la différence
qu'on pourrait éviter d'enfermer celles-ci dans une nation homogène à la culture imposée
et monochrome.
Pourtant, une question s'impose ? Comment éviter les travers passés d'une éducation
et d'une uniformisation culturelle des minorités d'un pays tout en menant de la même
façon une contre-éducation volontariste qui érigerait en nouvelles références les cultures
minoritaires ?
Pourtant, selon les défenseurs de la pensée et du modèle d'intégration multiculturaliste,
sa démarche politique serait la seule à même d'offrir les conditions d'une société ouverte
et tolérante, propice au développement d'un imaginaire social plus riche de ses différences
culturelles et surtout qui n'enfermerait plus les individus jusque-là dominés, dans une identité
culturelle imposée. On vient de le voir cependant , la question reste en suspens.
En effet, on peut émettre quelques doutes en concluant cette première partie
concernant cette perspective multiculturalisme attirante.
En effet, l'absence de reconnaissance des immigrés dans une société n'est pas une
insulte à l'éventuelle valeur de leur culture et ce qu'elle a à apprendre aux autres (enfin,
pas prioritairement ), le principal reproche qu'on peut lui faire serait plutôt avant tout qu'elle
ignore leur participation et leur appartenance, tous ensemble, à la communauté.
C'est ce que soulève très bien comme interrogation Susan Wolf dans son commentaire
de l'ouvrage de Charles Taylor, concernant l'hypothèse évoquée précedemment par ce
dernier, d'une allocation particulière dans le cursus universitaire américain à l'histoire, à la
littérature et à la culture des américains d'origine africaine, asiatique ou indienne.
Le réel objet d'une politique multiculturaliste serait davantage de favoriser chez les
divers participants d'une société l'émergence d'un imaginaire plus juste sur sa consistance.
« C'est plutôt qu'en possédant ces livres et en les lisant, nous venons à nous reconnaître
nous-même comme une communauté multiculturelle, donc à reconnaître les membres de
73
cette communauté dans toute leur diversité » .
Charles Tayor évoque très brièvement une démarche qui, à mes yeux, semble plus
adaptée. Il suggère que toute l'importance et la valeur de ce dialogue interculturel qui
74
transformera la compréhension humaine sera à terme un « mélange d'horizons » .
73
74
Susan Wolf, commentaire Multiculturalisme, Différence et démocratie, p. 110
Charles Taylor, ibid, p. 90
Dheygere Antoine
37
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Or, comme le signale très justement Steven C. Rockefeller dans son commentaire
de l'oeuvre, « Il y a là une contradiction gênante entre la défense par Taylor du principe
75
politique de survivance culturelle et son choix d'un échange interculturel ouvert » . Car
« nous avons besoin d'une nouvelle appréciation, plus approfondie, de l'histoire ethnique du
76
peuple américain, non d'une réduction de l'histoire américaine à des histoires ethniques » .
C'est pourquoi dans un second temps, nous allons tenter de revenir sur le modèle
multiculturaliste, le déconstruire pour mieux comprendre sa différence avec le modèle
universaliste et surtout en dégager l'idéologie. Cet idéal d' « authenticité » prôné par
Charles Taylor nous semble particulièrement douteux voire dangereux, risquant de mener
à l'érection de barrières culturelles infranchissables, pétrifiant les hommes et innhibant
tout dynamisme d'échange social pourtant, nous le verrons, vital à la culture. L'esthétique
audiovisuelle nous servira d'appui pour proposer une perspective moins évidente mais,
je l'espère, plus juste dans la construction de l'imaginaire du rapport Nord-Sud, celle du
métissage.
75
76
38
Steven C. Rockefeller, commentaire Multiculturalisme, Différence et démocratie, p. 121
Steven C. Rockefeller, ibid, p. 125
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique
audiovisuelle comme fondement d'un
nouvel imaginaire du rapport nord-sud :
le métissage
La pensée multiculturaliste semble ne rien résoudre à la question politique de l'intégration
et de la cohabitation commune de citoyens d'origine diverse. Pire, elle risque d'aggraver les
inégalités de traitement en renforcant les représentations de leur différence.
L'étude anthropologique de l'esthétique audiovisuelle commune aux films documentaire
comme au films de fiction a permis en première partie de mettre à jour l'imaginaire de
l'appartenance dans les rapports réciproques du Nord et du Sud.
Nous avons tenté de montrer comment ces derniers ont pu le subir ou l'exploiter
comme le construire et le renforcer dans le cinéma colonial puis post-colonial, et démontrer
comment cet imaginaire continue de conditionner l'imaginaire du rapport Nord-Sud,
notament dans l'approche des échanges humains toujours plus nombreux et complexes
aujourd'hui et concernant la question de l'intégration politique.
Nous venons d'entrapercevoir l'éventualité de les penser dans le cadre d'une pensée
multiculturaliste. Cependant, loin de corriger les erreurs passées, cette éthique de
l'intégration paraît les avaliser et les renforcer.
L'approche intellectuelle française du modèle d'intégration multiculturaliste se résume
souvent à lui reprocher les dangers du communautarisme qui sous-tendent sa pensée.
On le condamne souvent immédiatement en raison de la compétence qu'il donnerait
à l'Etat de défendre l'expression multiculturelle de ses minorités. Il lui offrirait par là la
possibilité de les contrôler, voire de les censurer, mais aussi, en l'absence de mixité sociale
que ces mesures impliqueraient, il ne ferait rien pour l'égalité de traitement de ses citoyens,
maintenus dans les ghettos communautaires.
Il est n'est pas de notre propos de discuter des fondements de tels arguments
politiques mais d'élargir la réflexion sur la pensée multiculturaliste à la production d'oeuvres
symboliques et ainsi à l'imaginaire qui pèse sur elles.
Car, à l'oeuvre dans le cinéma, l'éthique multiculturaliste, pensée généreuse de la
diversité et de la richesse culturelle, participe d'une esthétique audiovisuelle conservatrice,
maintenue dans les conventions d'écriture de scénarios et de personnages qui mènent vite
aux stéréotypes dénoncés tout à l'heure.
Surtout, elle renforce un imaginaire ségrégationniste bridant toute liberté réelle de
pensée et donc toute création artistique originale, incompatibles avec la représentation d'un
monde partagé entre l'Occident et l'Orient, entre les pays riches et les pays pauvres, entre
les pays colonisateurs et les pays colonisés, entre le Nord et le Sud.
Dheygere Antoine
39
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
« Ainsi, l'expresion Cinémas du Sud, en opposition à celui du Nord correspond à une
vision eurocentriste, la construction par l'Occident d'une certaine représentation, souvent
figée, des images provenant du Sud. Cette vision élabore un catalogue de ce qu'elle estime
être représentatif des cultures et des comportements et ne prend pas en compte la diversité
et la modernité d'un Sud en perpétuel en mouvement. Résultat, on obtient un mode d'emploi
77
de ce qui le définit ( authenticité ) et par exclusion de ce qui n'est pas lui ( non-conformité ) »
La mondialisation, et la complexité extraordinaire des mutations sociales générées par
le brassage de populations qu'elle engendre, est ignorée. L'imaginaire social reste soumis
aux regards anachroniques d'une pensée stérile de la confrontation de deux mondes aux
différences irréductibles.
Mais surtout, l'imaginaire ne pouvant sortir des barrières culturelles, incapable de
franchir les frontières communautaires, ne peut, ne serait-ce que prétendre, échapper à la
police identitaire, menée par des hordes de penseur, de juristes et d'hommes politiques,
auto-proclamés gardiens et protecteurs d'une culture, menacée par les mélanges.
Comment envisager la relation humaine sainement au sein de ghettos identitaires,
ayant pour seul horizon ultime la conservation rigoureuse d'un patrimoine sacré ? Quelle
place alors pour l'individu métis ? Quelle perspective pour l'universalité de l'homme à
laquelle cette position métisse renvoie si bien ?
Comment dépasser cet imaginaire si pauvre, évacuant toute conception de l'échange
et de la métamorphose, dont le cinéma colonial est un parfait exemple ?
« Point de jonction entre deux mondes, l'oriental et l'occidental, elle ( la femme
arabe ) meurt pour avoir osé franchir le fossé « racial » qui la sépare du
légionnaire ou du colon, trangressant ainsi l'odre établi. Son pendant masculin
étant « l'Arabe » « européanisé », qui n'a pas su culturellement resté à sa place
puisqu'il s'habille à l'européenne et qu'il s'exprime en français, brouillant les
78
cartes d'un monde classé en deux catégories : les Européens et les autres »
C'est pourquoi, après avoir considéré les risques de l'instrumentalisation de la pensée
multiculturelle et envisagé l'idéologie multiculturaliste, nous en viendrons à la réflexion sur
l'éthique du métissage et son champ d'action dans l'imaginaire social à travers l'esthétique
audiovisuelle.
I. L'idéologie du multiculturalisme
« Les approches dualistes et manichéennes séduisent par leur simplicité,
et quand elles se drappent dans la rhétorique de l'altérité, elles confortent
les consciences tout en satisfaisant notre soif de pureté, d'innocence et
79
d'archaïsme »
En insistant sur les particularités d'une identité, en valorisant sa différence culturelle, au
lieu d'insister sur ce qui rattache et lie deux identités culturelles issues de deux espaces
77
Imunga Ivanga, article “Au Sud, des cinémas”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 175
78
Youssef El Ftouh, Manuel Pinto, ibid, p. 36
79
Serge Gruzinski, ibid, p. 42
40
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
géographiques plus ou moins proches ou lointains, la logique multiculturelle prend le risque
de la rhétorique de l'altérité.
De façon délibérée ou non, cette dernière contraint l'imaginaire, élevant au rang
d'absolu certaines particularités identitaires et culturelles. En transformant certaines qui
distinguent en véritables fétiches et en négligeant d'autres qui rapprochent, la pensée
multiculturaliste prend un tour dangereux, celui de défendre « la cohabitation et la
coexistence de groupes séparés et juxtaposés, résolument tournés vers le passé, qu'il
80
convient de protéger de la rencontre avec les autres » .
Pourtant, alors que le cinéma colonial puis postcolonial n'est qu'un seul des
innombrables témoignages de la logique d'imposition culturelle menée par l'hégémonie
européenne ou occidentale au cours de ce siècle, comment ne pas défendre cette logique
multiculturaliste ? Quel mal peut-il y avoir à permettre un retour en arrière aux sources de
l'identité culturelle des vaincus, ceux qui depuis trop longtemps ont subi la vision unique des
vainqueurs, leur faisant oublier la leur propre ?
Quand, surtout, confronté à une sous-représentation, qu'il finit par faire sienne, l'individu
issu d'un pays dit du Sud, immigré dans un pays dit du Nord, se réfugie au find fond de la
caverne identitaire, comment, de la même façon, la lui refuser aujourd'hui ? Au nom d'une
marginalité sociale coupable ? Alors qu'il n'a fait pour l'instant qu'en être victime, faisant les
frais d'une logique universaliste prometteuse mais inexistante ?
Comment, en fait, comprendre les effets pervers de la pensée multiculturaliste ? ses
dangers quand elle inspire les représentations que la société donne d'elle-même, notament
au cinéma ?
Pour cela, il convient de comprendre les logiques qui menacent les notions d'identité et
de culture, surtout quand la pensée multiculturaliste les affublent sans précaution de celle
d'« authenticité ».
A. Contre l'idéal « d'authenticité »
« Identité et culture : ce que recoupent ces deux notions risque donc à tout
moment de se trouvé fétichisé, réifié, naturalisé et élevé au rang d'absolu, parfois
de façon délibérée, avec les conséquences politiques et idéologiques que l'on
sait, mais souvent en raison d'une inertie de l'esprit, ou d'une innatention face
81
aux clichés et aux stéréotypes »
En effet, avant d'en venir à interroger l'instrumentalisation politique de la culture, voire
l'idéologie multiculturaliste, comme la nomme Fabien Ollier dans son ouvrage critique
L'idéologie du multiculturalisme, Entre Fascisme et libéralisme, il nous faut questionner les
notions d'identité, de culture et surtout d' « authenticité ».
« L'identification permet donc de connaître l'identité d'une entité alors que
82
l'authentification permet de vérifier cette identité » . Un premier détour par la définition
de l'authentification administrative et informatique permet de comprendre à quel point le
concept d'« authenticité » est soumis à des considérations axiologiques.
80
81
François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage
Serge Gruzinski, ibid, p. 48
82
Article “Authentification”, sur wikipedia.fr
Dheygere Antoine
41
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Le concept d'« authenticité » implique donc une vérification. Un objet est-il fidèle à
lui-même ? Il définit une survivance, c'est-à-dire une continuité identitaire du passé au
présent. Pour un individu, son authenticité se juge à l'aune de son intégrité, le maintien d'une
identité stable et naturelle. Quant à la culture, elle implique également la perpétuation de
caractéristiques passées au sein de son présent, donc la préservation de son identité.
« Identité », « culture » et « authenticité » sont les trois termes qui gravitent autour de
la pensée multiculturaliste, faisant d'elle la gardienne de l'authenticité des cultures par la
répétition à l'identique d'une identité passée dans un présent éternel.
L'oralité est ainsi un mode d'apprentissage traditionnel mis en valeur dans En attendant
le bonheur. C'est de cette manière que Maata apprend à Khatra à devenir électricien,
que la petite griotte apprend la musique et le chant traditionnels auprès de l'ancienne et
qu'Abdallah tente d'apprendre le hassaniya par l'intermédiaire de Khatra.
Le film peut ainsi participer au mythe de l'oralité, cet apprentissage direct, qui se faisait
également en France. Celui d'une lecture au coin du feu de contes ancestraux par l'aîné,
chargé de transmettre le flambeau éternel garant de la survivance authentique de la tradition
familiale, locale voire nationale.
C'est en effet par la répétition à l'identique que la petite fille reprend les paroles de son
aînée et qu'Abdallah répète ses premiers mots d'arabe. Seulement, l'apprentissage direct, la
répétition s'accorde également avec une certaine dose de créativité personnelle. La voix de
la petite-fille, celle d'Abdallah et l'interprétation individuelle qu'elles font entendre, modulent
la tradition et la font vivre. De plus, nous le reverrons, la transmission du savoir n'est pas
à sens unique mais se fait de manière réciproque, l'élève ayant autant à apprendre à son
maître que de lui.
Pour l'instant, la colonisation, la conquête, l'extermination et aujourd'hui, le modèle
universaliste d'intégration auraient malheureusement gommée et continuent d'ignorer cette
identité culturelle des populations colonisées, vaincues et/ ou exterminées. La logique
multiculturaliste se propose d'aider ces cultures minoritaires à défendre leur origine et ses
fondements sacrés dans le but les mettre en valeur dans toute leur authenticité et de s'en
glorifier.
Or, la pensée multiculturaliste ignore ou fait mine d'ignorer l'histoire du remaniement
culturel qui est né de ces rencontres brutales et violentes. Elle oublie qu'au cours de
cette longue période, comme l'illustre bien Serge Gruzinski avec la conquête espagnole
de l'Amérique, les conditions extrêmement difficiles de survie engendrées par la choc et le
chaos de celle-ci, ont poussé à la créativité, et ce, des deux côtés.
Des échanges réciproques d'un groupe humain à l'autre, d'abord biologiquement
puis culturellement, apparurent, dont témoigne de façon si évidente le phénomène des
métissages. La conquête et la période de colonisation qui l'a suivie, ne peuvent donc pas
s'analyser uniquement à la lumière d'une « occidentalisation » unilatérale.
L'analyse des mélanges qu'a engendrés inévitablement la colonisation, à travers l'étude
qu'il mène des productions symboliques, fresques, chant, odes, décoration, débouche
sur l'idée beaucoup plus complexe d'une interpénétration des deux mondes et de leur
imaginaire. Par exemple, concernant la conception de l'au-delà : « La pensée métisse est à
l'oeuvre dans ce mouvement incessant qui rappelle les oscillations que l'on a repérées sur
42
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
83
les fresques d'Ixmiquilpan . La Rome des papes s'indianise au fur et à mesure que l'au84
delà des Indiens se christianise. Les deux processus sont indissociables » .
Voilà que se profile l'absurdité de la démarche muticulturaliste dans son approche de
de l'authenticité. Mais se référer à éléments purs, tels des sédiments biologiques, qu'on
pourrait retrouver et exposer définitivement après ce travail d'archéologue de la culture
qu'est l'ethnologie, peut même être dangereuse.
Dans leur analyse historique des pays arabes décolonisés et des formules politiques
élaborées récemment pour remettre en question un Etat qui a échoué, notament par
le fondamentalisme religieux, les deux écrivains réunis sous le pseudonyme Mahmoud
Hussein affirment : « L'intégrisme, c'est d'abord cela – une formidable tension vers la pureté,
un effort de chaque instant, exigé de chacun, pour extirper, expulser, tout ce qui est étranger
85
à la Révélation » .
En épurant non pas la religion mais toute la tradition fondamentale d'une culture, la
logique multiculturaliste prétend arrêter le temps, bloque le présent dans le ressassement
d'un passé magnifié et fantasmé , car elle ignore les brassages, les mouvements, les
métamorphoses et donc toute la dynamique de formation des cultures, qui fondent sa
créativité et sont les conditions même de sa survie. « Alors que le métissage est un
86
processus sans fin de bricolage, la pureté est de l'ordre du tri » .
Dans Je, nous et les autres, François Laplantine prend une position catégorique
vis-à-vis de la notion d'identité. En raison de son impossiblité à se défaire de celles d'
« authenticité » et d'« immuabilité », , il la voudrait presque rayée du vocabulaire car au lieu
d'aider la pensée par un concept juste sur la réalité de la diversité humaine, elle la perturbe
voire la condamne en la figeant dans l'idée de « pureté » :
« Si cette thèse de la pureté est réfractaire à sa propre théorisation, c'est qu'elle
ne supporte pas l'épreuve des faits. Elle est vouée à l'absurdité. L'identité
« propre » conçue comme propriété d'un groupe exclusif serait inertie, car n'être
que soi-même, identique à ce que l'on était hier, immuable et immobile, c'est
87
n'être pas, ou plutôt n'être plus, c'est-à-dire mort » .
Paradoxalement pourrait-on croire, c'est en partie pourquoi la pensée multiculturaliste peut
s'accrocher désespérement à l'image photographique et davantage encore, au cinéma. La
pensée philosophique d'Edgar Morin peut nous aider à lever ce paradoxe apparent.
L'art de la reproduction photographique de la réalité repose essentiellement selon lui
sur la photogénie, contenue dans la manifestation spectrale de l'objet réel : « le double
concentre sur lui, comme s'ils y étaient réalisés, tous les besoins de l'individu et en premier
88
lieu son besoin le plus follement subjectif : l'immortalité » .
83
“Les métissages que l'on observe sur les fresques de Puebla ne se ramènent donc pas à la rencontre, au choc ou à la
superposition de formes européennes et de formes indigènes. Le raprochement entre les mondes n'est pas qu'une juxtaposition, un
masquage ou une substitution. Il aboutit à associer des motifs et des formes qui, quelle que soit eur origine, locale ou européenne,
ont déjà tous fait l'objet d'une ou plusieurs réinterprétations indigènes”, Serge Gruzinski, ibid, p. 194
84
85
86
87
Serge Gruzinski, ibid, p. 252
Mahmoud Hussein, ibid, p. 141
François Laplantine, ibid, p. 49
François Laplantine, ibid, p. 49
88
Edgar Morin, ibid, p. 25
Dheygere Antoine
43
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Or que cherche la pensée multiculturaliste si ce n'est la survivance éternelle des
caractéristiques sacrés qui font l'essence de la culture ? Qui mieux que le cinéma peut l'aider
à représenter ses fétiches, à mettre en scène ses icônes, à dramatiser ses valeurs et à
sublimer ses héros, et ainsi à combler le rêve de l'identité culturelle authentique, immortaliser
à jamais sa présence, et ce même dans l'absence ?
Dans sa quête d'un référent absolu, d'une transcendance mémorielle, d'une éternelle
survivance, la notion de culture trouve dans le cinéma les ressources de son immortalité. Et
l'idéologie identitaire à la recherche de son horizon ultime et de son paradis, a trouvé dans
les phénomènes de projection-identification ( au héros, comme à la star qui l'incarne, mais
aussi à l'univers diégétique du film dans son ensemble ) du cinéma sa plus pure expression.
« L’identification primaire au cinéma c’est celle par laquelle le spectateur
s’identifie à son propre regard et s'éprouve comme foyer de la représentation,
comme sujet privilégié, central et transcendantal de la vision. […] C’est lui, dans
ce travelling, qui accompagne du regard, sans même avoir à bouger la tête, ce
cavalier au galop dans la prairie […] Cette place privilégiée, toujours unique
et toujours centrale, acquise d’avance sans aucun effort de motricité, c’est la
place de Dieu, du sujet tout-percevant, doué d’ubiquité et elle constitue le sujet
89
spectateur sur le modèle idéologique et philosophique centré de l’idéalisme »
Car mieux encore que la photographie, le cinéma semble, en plus d'immortaliser l'objet
représenté, le sublimer. L'esthétique audiovisuelle peut être particulièrement propice au
projet multiculturaliste, c'est-à-dire celui de percer l'essence des choses et révéler à la
lumière la grandeur éternelle de celles qui, plus que d'autres, croit-il, caractérisent une
culture.
« Ainsi, les choses, les objets, la nature, sous l'influence conjuguée du rythme,
du temps, de la fluidité, du mouvement de la caméra, des grossisments, des
jeux d'ombre et de lumière, gagnent une qualité nouvelle. Le mot « présence
subjective » est insuffisant. On peut dire « atmosphère ». On peut dire surtout
90
« âme » » .
L'amour en est un bel exemple. La fétichisation des objets imprégnés de la présence de
l'être aimé font d'eux plus que ses représentants, ils constituent son essence, son âme et
nous poussent à les aimer. La participation affective s'étend ainsi des êtres aux choses.
C'est ce à quoi tend la logique métonymique du multiculturalisme quand elle ne
retient comme caractéristiques pertinentes qu'une partie des manifestations de ce qui
est considéré comme une culture. L'esthétique audiovisuelle participe à la réification de
valeurs en icones, en cultes et en mythes, menée par l'inquisition culturelle. Celle-ci risque
de transformer ainsi une culture riche et vivante en chappelle isolée, cloîtrée dans la
préservation de sa pureté.
Pourtant, alors que le cinéma semble fournir à la pensée multiculturaliste un mode
d'expression de la même manière qu'un exutoire parfait dans son idéalisation d'une identité
culturelle en immortalisant son essence pure et authentique dans l'image, ce processus de
mise en mouvement risque, a contrario, de l'immobiliser.
L'esthétique audiovisuelle, nous l'avons vu, n'est pas neutre et fait invariablement
du film qui la déploie, l'esclave de ses conventions et de ses codes. Or, représenter un
89
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 185
90
Edgar Morin, ibid, p. 58
44
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
objet, une situation, un personnage ne conduit que très peu souvent à la sublimation de
l'identité culturelle qu'il est censé incarner. Non, cette représentation cinématographique le
fige souvent dans des caractéristiques grossières qui font de lui davantage un stéréotype
qu'un archétype.
« L'exigence de rationalité et d'identité qui fondent la vision objective vont
souvent jusqu'à réduire les formes à leur type identificateur moyen ».
L'esthétique audiovisuelle a comme première règle cette représentation réaliste
de objets du réel et de ce fait, doit pouvoir faire (re)connaître ses personages
aisément et universellement : « l'essence du réel peut transformer la forme en
signe conventionnel et finalement se retourner contre le réel : les paysages
91
types, les costumes types, les demeures types, etc... perdent toute leur vérité » .
Mais qui a dit que l'objet du multiculturalisme était la « vérité » ? Non, ce qu'elle défend de
toutes ses force, c'est l' « authenticité », seule garantie d'une expression culturelle diverse.
Le modèle multiculturaliste s'inscrit dans cette interrogation récente dans laquelle la crise
identitaire, née d'une perte de sens causée par une accélération des échanges et des
mutations sociales, aurait trouvé dans l'authenticité sa solution ultime.
L'identité serait le nouvel et unique eldorado de l'individu moderne à la quelle il doit
fidélité. Quelle que ce soit sa position sociale, quel que ce soit son avis, il est sommé de
trouver son identité, ou, à défaut ( et on peut penser que cela concerne la plupart des cas ),
de l'emprunter aux références multiples que sa culture lui fournit (et notament à travers
l'esthétique audiovisuelle déployée au cinéma, à la télévision ou dans la publicité ).
Tout le monde revendique aujourd'hui la défense de sa différence ( culinaire,
vestimentaire ou encore politique ). Selon Fabien Ollier, la différence aurait donc perdu la
négativité qu'elle arborait au lendemain de la seconde guerre mondiale.
« Si je prends le cas de la culture, son visage affirmatif apparaît lorsque, coupée
d'une conception de la civilisation, retirée de l'ensemble du contexte social, elle
ne veut rien dire d'autre qu'un amas de valeurs, de codes, de comportments, de
rituels propres à un groupe, comme une sorte d'âme collective, qui traverseraient
les siècles, qui éterniseraient le bel instant au fin fond de la chair et de
l'inconscient des individus du groupe ou issus du groupe. Cette acception fait
ainsi parler de « culture nationale », « culture régionale », « culture germanique »,
« culture romane », « culture celte » mais aussi de « culture black », « culture
92
beur », « culture jeune », etc »
Ces individus type, auxquels on accolle des étiquettes, sont l'expression de la simplification
dangereuse à laquelle peut mener la logique multiculturaliste, évacuant une bonne partie
des éléments qui font la singularité tout autant que l'universalité humaine, pour lui préférer
une infime quantité d'éléments bien plus pertinents dans la poursuite de son projet politique.
Surtout elle risque d'aller à l'encontre de ses bonnes intentions initiales, en perpétuant la
projection imaginaire du Nord sur le Sud, enfermant ce dernier dans que lui définit comme
« authentiquement » africain, maghrébin ou asiatique.
Car la question, il faut bien finir par se la poser, est bien entendu, de savoir qui décide
de ne retenir que la couleur, la langue, la nation, l'ethnie, la religion comme symptomes
91
Edgar Morin, ibid, p. 134
92
Fabien Ollier, ibid, p. 8
Dheygere Antoine
45
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
caractéristiques de l'appartenance humaine ? Car à l'universalité et l'égalité de l'être humain,
la pensée multiculturaliste préfère la différence et l'originalité, bien plus « tendance ».
Cependant, ses choix ne sont pas neutres et peuvent conduire à une véritable
« agression, dans le sens où chaque « identité culturelle » vit sur le mythe de son originalité,
de sa pureté, de sa puissance élective, et ne peut au mieux que tolérer ( accepter à contre
93
coeur ) les autres « identités culturelles ». » .
C'est pourquoi Fabien Ollier en conclue que le multiculturalisme est une véritable
idéologie, masquant les causes réelles des différences entre les gens, pour leur préférer
des raisons culturelles imaginées, ou en tout cas surexploitées.
Comme le constate Mahmoud Hussein vis-à-vis de l'intégrisme religieux qui, pour ainsi
dire, libère l'individu de sa liberté pesante et angoissante : « Ce qu'alors il ( l'individu )
ne peut plus voir, c'est la structure du pouvoir temporel qui sous-tend l'édifice tout entier :
c'est comment sa soumission, et celle de tous les autres, à la loi Divine se constitue
nécessairement en force de soumission politique à de simples mortels – une chef suprême,
ses lieutenants, leurs subordonnés -, à une stratégie, à des alliances tactiques, aux intérêts
94
et aux calculs qui s'y rattachent » .
Le choix du multiculturalisme répond à un véritable choix politique, refusant la mixité
sociale, lui préférant la diversité culturelle qui peut permettre de légitimer l'inégalité de
traitement au sein d'une société et la pluralité identaire qui est nettement plus vendeuse :
« Dans ce type de phénomènes la marchandise a bien sûr beaucoup à y gagner : sa
nouvelle légitimité morale viendrait sans doute du fait qu’elle serait le seul et unique langage
95
universel, valeur par-delà toutes les valeurs, discours par-delà tous les discours » .
En effet, sa conclusion est que le « multiculturalisme » n'autorise pas seulement
ses défenseurs à renvoyer les communautés dos à dos ( communautarisme ), cette
idéologie permet au-delà d'évacuer la question économique du débat au profit du pôle
unidimensionnel de la culture et ainsi de légitimer l'absence d'alternative économique.
Dans sa partie intitulée « L'identité, ce simulacre », il conclue : « le détournement
des agressivités dues à l'aliénation des hommes par l'argent vers des luttes entre
entités ethniques en quête de reconnaissance de leurs valeurs par la valeur marchande,
sert objectivement l'ordre établi par le(s) système(s) de production et de reproduction
96
capitaliste » .
On retrouve ici la dénonciation menée par François Laplantine quand il affirme
démasquer la logique profondément conservatrice de la notion d'identité, incapable
d'envisager le changement et de concevoir l'échange, perpétuant ainsi un imaginaire du
rapport humain bridé. Mais surtout, par l'appui sur la démonstration de Fabien Ollier, on
perçoit bien mieux les écueils de la pensée multiculturaliste derrière son immédiat attrait.
Afrique 50, réalisé en 1950 par le français rené Vautier est le premier film anticolonialiste
dénonçant les conditions de vie dans les villages des colonies françaises. Il met l'accent
pour la première fois sur les véritables responsables des atrocités qui y sont perpétrées, qui
ne sont autres que les féodalités économiques.
93
94
95
96
46
Fabien Ollier, ibid, p. 15
Mahmoud Hussein, ibid, p. 142
Fabien Ollier, ibid, p. 61
Fabien Ollier, ibid, p. 154
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
La pensée multiculturelle peut donc très facilement dégénérer en idéologie
multiculturaliste dès lors qu'elle sert les intérêts politiques et économiques d'une petite
minorité qui instrumentalise la peur de l'uniformisation du monde que fait plâner la
mondialisation.
Cet enjeu majeur de l'uniformisation dans le monde actuel n'est pourtant pas celui
prétexté de la culture mais bien plutôt, et plus insidieusement, celui de l'injustice sociale
qui a pour socle une réalité économique unique, indifférenciée et indifférente. Cette réalité
économique se protège pourtant de toute critique et se légitimise à travers, cette fois-ci, des
montagnes de différences.
Les frontières et les barrières liées à la culture, à la nation, à la tradition, à la langue et à
la couleur de peau ont en effet une valeur plus évidente, plus manifeste, plus « télévisuelle »,
oserais-je dire. Car le multiculturalisme offre, en outre, un terrain de prédilection aux
investissements économiques sur la culture, sensibles à cette esthétique multicolore de
l'hétérogène.
B. L'éloge de la différence dans la méconnaissance
« Dans l'exotisme commerciale, l'Autre doit être consommable. On fabrique
l'Autre mais on construit une différence relative qui ne provoque pas l'effroi.
On se rassure soi-même en idéalisant l'Autre qu'on transforme en fonction de
nos propres besoins. C'est ce que Tzvetan Todorov a appelé « l'éloge dans la
97
méconnaissance » »
Avant d'aller plus loin afin de comprendre les revers de l'éloge de la différence, laissons
Fabien Ollier prendre un position critique envers la logique multiculturaliste dans sa défense
de la pureté :« Pureté et aseptisation contrôlent la chaîne de production au bout de laquelle
sortira la culture en mal de reconnaissance, aussi insipide qu’une salade sous plastique,
98
mais en vente libre » .
Sans prendre une telle position militante, on peut néanmoins s'interroger comme lui sur
la primauté accordée par la pensée multiculturaliste à la pureté d'une culture authentique
et son expression identitaire.
La triple logique de l'idéologie multiculturaliste consisterait premièrement en une
légitimation des injustices sociales par le biais du groupe, figé dans le double pôle culturelidentitaire et son penchant authenticité-pureté. Ce ne serait pas en raison d'un système
politico-économique que l'individu stigmatisé, « arabe », « noir », « femme », « personne
agée » ou « homosexuel » ne trouverait pas de quoi vivre mais bien uniquement en raison
de sa particularité identitaire.
Ensuite, elle mènerait au détournement des frustrations que ces injustices engendrent
vers l'Autre culturel, nécessairement moins « pur » que moi, au profit d'une absence de
critique politique et économique, comme nous venons de l'observer.
Enfin, l'exploitation de la « mode multiculturelle » par ces mêmes pouvoirs économiques
qui, au-delà du profit qu'ils réalisent, renforcent les inégalités masquées de différence et
97
Denis Constant-Martin, article “Les contradictions de la world-music”, in “La lettre d'information des musiques
traditionnelles du monde en Rhône-Alpes”
98
Fabien Ollier, ibid, p. 75
Dheygere Antoine
47
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
d'exotisme, en distribuant les bons points et en mettant une valeur aux couleurs, aux tissus,
aux matériaux et donc à la « culture » que le produit est censé représenter.
Dans cet imaginaire du multiculturalisme, ce qui nous intéresse effectivement n'est pas
principalement les motivations d'une critique politique ou économique mais bien plutôt les
marges de manoeuvre laissées à la liberté individuelle pour la création artistique. Car c'est
bien par la production symbolique, la représentation que l'on donne à voir de notre société
et de sa diversité que l'on peut espérer dépasser ces conditionnements identitaires.
Car trop souvent l'identité et sa représentation ne fait que trop peu pour l'universalité
et la paix entre les hommes, notamment dans les relations problématiques de la
mondialisation, mais bien plus pour les intérêts idéologiques et économiques d'une élite,
qui distingue pour mieux dominer.
Comment critiquer ces deux notions qui contraignent l'imaginaire dans le but
éventuellement les dépasser ?
Prenons exemple sur cette proposition de François Laplantine :« Pas [ non plus ] en
s'éprenant du désespoir, mais en se désintoxicant par exemple de bourrage de crâne qui
nous fait croire que la pluralité est toujours subordonée à l'unité, comme son imperfection,
sans pour autant céder à la mystique de la « pure pluralité », c'est-à-dire l'exotisme, qui est
99
le processus par lequel le divers est transformé en divertissement » .
Comprendre comment une telle logique multiculturaliste, dont on a vu l'ambition et les
intentions légitimes en première partie, peut se dévoyer dans le renforcement de ce qu'elle
prétend justement corriger, implique d'étudier ce culte de la pluralité, de la diversité, de
l'hétérogène, cette rhétorique de l'altérité.
« Le multiculturel, implicitement discriminatoire, se pare de l'esthétique de l'hétérogène,
mode de vie élitiste qui aime les emprunts, le mélange des genres, mais à condition que
cette réalité bariolée n'altère pas en profondeur des valeurs curieusement rémanentes,
100
persistantes » . Le mélange des cultures se pare de cette esthétique attirante qui le célèbre
mais fondamentalement le méprise. L'art multicolore est désormais fêté à condition que les
frontières entre les genres, les styles et les cultures soient suffisament marquées pour être
reconnaissables et appréciables distinctement. La diversité culturelle a un prix et se vend.
C'est l'écueil dans lequel tombe rapidement Crossing the bridge. Le montage du
documentaire se résume souvent à un effet catalogue. Les séquences de rencontre,
d'enregistrement, et de discussion avec les différents artistes, s'enchaînent rapidement mais
jamais ceux-ci ne se rencontrent. Il est rare que le documentaire s'attarde plus de cinq
minutes sur la même scène ( et ce même si le documentaire, dans sa totalité, dure plus
de 90 minutes ). Il tente ainsi de démontrer la richesse multiculturelle de la ville mais on
peut y voir également un double produit commercial. Le documentaire suit à travers la
quête magnifiée d'Alexander l'enregistrement par ce dernier d'une compilation musicale des
divers artistes rencontrés. Il opère ainsi une double opération, il filme la production d'une
oeuvre commerciale, la bande originale, et lui assure sa promotionau sein d'une véritable
film publicitaire mais aussi d'une oeuvre artistique, un documentaire « engagé » qui se
retrouvera lui-même sur les rayons des magasins.
Pour reconnaître cette diversité, il faut d'abord reconnaître chaque culture, basque
ou breton, populaire ou légitime, française ou espagnole, arabe ou indien, occidental ou
99
100
François Laplantine, ibid, p. 131
Laurier Turgeaon, article “Les paradoxes du métissage”, in “La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde
en Rhône-Alpes”
48
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
oriental. Le processus d'attribution de caractéristiques spécifiques qui fondent l'identité
d'une culture marque la frontière entre un groupe et un autre, exacerbe la différence entre
les deux.
L'esthétique audiovisuelle participe à l'identification immédiate des identités de chacun.
A l'écran, les deux « êtres » authentiques se retrouvent dans les représentations de leur
« avoir » respectif, essence de leur particularité. « Ici c'est moi, là c'est toi », mais où
est le nous ? « Dans l'identité, on reconnaît les siens ». Elle est « cette obsession de
101
reconnaissance de l'être libéré, mais libéré sous vide et qui ne sait plus du tout qui il est » .
Ici réside toute la contradiction du multiculturalisme et de son « deal » :« reconnaissance
culturelle contre loi du silence social [...]zonage des cultures contre liquidation du sens et
de sa négativité »
Or « Le propre du sens [...] est de n'être jamais totalement saisissable, de ne jamais
cesser de se déplacer et, en se déplaçant, de déplacer l'ordre des choses et l'ordre du
monde, d'en contester une orientation unidirectionnelle, d'introduire du trouble, de l'angoisse
( du plaisir aussi ), de cheminer dans la distorsion et la différence nées d'une fracture de
102
l'unité et néanmoins de la rencontre possible de diverses perspectives » .
L'idéologie multiculturaliste cherche au contraire à pétrifier les cultures, à renforcer
les cultures en leur attribuant une origine fantasmée, en leur prêtant des caractéristiques
fondamentales et en les sommant de faire tout leur possible pour défendre l' « authenticité »
de leur essence. Défendre mais contre qui ? L'Autre, nécessairement, lui-même idéalement
engoncé dans le mythe de ses sédiments biologiques, des coutumes de ses ancêtres et la
grandeur de son histoire.
Cette défense passe par la représentation de cette culture, sa mise en valeur, par
exemple, par la mise en scène ou son développement dans le discours filmique, ressassant
éternellement : « Je sais ce que je sais ». Le divertissement exotique se fonde sur
l'appréciation esthétique de la différence mais nécessairement par son biais, grâce à son
écran et la mise à distance qu'il autorise.
Dans En attendant le bonheur, Abdallah patiente, erre, s'isole, en attendant ce départ
tant espéré mais ne réalise pas que son voyage a déjà commencé, que cette attente
dans une ville-étape ( villes-frontières nommées Heremakono en Mauritanie, d'ailleur soustitre du film) qu'il ne comprend pas, est en quelque sorte une épreuve à l'encontre de
son ouverture d'esprit, de sa capacité à échanger et à rencontrer l'Autre, et finalement à
s'intégrer. A l'image d'Abdallah qui souhaite partir en exil et attend désespéremment son
arrivée en Europe pour rencontrer un Autre fantasmé, mais ne semble pas s'être préparé
à sa rencontre, à l'image d'Abdallah qui espère l'échange et la différence mais en fait, les
refuse, l'esthétique de l'hétérogène, de la pluralité culturelle, du multiculturalisme prône
l'échange mais réalise le sectarisme.
Cette esthétique fonctionne à plein dans Crossing The Bridge. A niveau des rencontre,
l’esthétique de l’hétérogénéité se retrouve avec le batteur des Baba Zula, Ceza, Orhan
Gencebay et son saz, Orhan et Selim, Brenna MacCrimmon, et les Mercan Dede
notamment. Autant d’indices du mélange des mondes.
Les Mercan Dede, par exemple, mettent en scène une esthétique musicale polychrome,
avec des chansons à mi-chemin entre sonorités arabes, clarinettes, cordes et cuivre de
musique gitane, ajoutée à des intonations modernes de musique électronique. Ils sont
101
102
François Laplantine, ibid, p. 38, p. 40
François Laplantine, p. 133
Dheygere Antoine
49
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
en outre accompagnés par une danseuse d'origine occidentale, qui reprend la danse
traditionnelle de la musique soufi et de la transe.
Orhan incarne personnellement cette esthétique, en tant que Rom Turc, qui joue du
oud à la manière des Arabes en Espagne au XVème siècle.
Chaque groupe rencontré semble être ainsi le représentant, l'incarnation voire même
l'émanation parfaite de la diversité des influences musicales d'Istanbul et donc du métissage
culturel de la ville. L'ensemble donne à voir et met en scène l'identité multiculturelle
d'Istanbul. Cependant, si ce n'est pas l'intermédiaire du documentaire et de son personnage
Alexander, et par le biais de catégories stéréotypées, presque jamais ces diverses
sensibilités artistiques, culturelles, religieuses et politiques ne se rencontrent, jamais les
liens, les échanges et les influences qu'elles exercent l'un sur l'autre n'apparaissent.
Les DJ par leur musique électronique en sont une parfaite illustration. Eux qui
bonifient la position géographique d’Istanbul, ne font finalement que « piocher » dans les
musiques venues des quatre points cardinaux. Comment parler réellement de métissage?
La rencontre est virtuelle car « la technique permet de se passer de l’Autre, et de son
103
consentement... » .
104
François Laplantine parle de « suffisance identitaire » . La prétention d'une identité
à détenir la totalité de son essence et ainsi la clé de sa propre tombe en refusant l'altérité,
en l'encerclant de murailles infranchissables, en niant la surprise et les aléas de la vie
et de ses échanges, en conservant les secrets de sa pureté, en voulant la préserver
des contaminations et surtout en clamant haut et fort ses certitudes identitaires, par sa
représentation.
« La représentation et l'identité qui s'efforcent à conjurer absolument non
seulement le désordre mais le changement consistent dans l'affirmation obstinée
de la présence, mieux dans la certitude de la permanence de cette présence.
Le corollaire de cette attitude est l'occultation du rapport à la temporalité et
à la mort. Son impensée, c'est la non-réalité, la non-différence, c'est-à-dire
105
l'indifférence » .
Car la valorisation de la différence a de tout temps été le négatif de son élimination. Voilà
l'absurdité et les dangers de la logique multiculturaliste. L'éloge de la différence mène à
l'indifférence pour ce qui est autre que soi. Et l'indifférence c'est déjà l'ignorance, la nonexistence et la mort, mécanismes sociaux bien connus du conflit ethnique ou religieux et
du génocide.
Comme le rappelle Amougou, « toutes les luttes d'imposition et de légitimation »
passent nécesairement par « des effets de valorisation différentielle comme composante
106
d'une forme de racisme » .
Voilà pourquoi l'hypothèse d'une éthique multiculturaliste dans l'audiovisuel sera
écartée. Non seulement elle ne permet pas le dépassement de la stigmatisation par le Nord
de l'identité dite du Sud, illustrée tout à l'heure par les figures du colonisé ou de l'immigré,
mais, au contraire, la renforce et même l'exalte, inscrivant la logique binnaire simpliste et
103
104
105
François Laplantine, ibid, p. 138
François Laplantine, ibid, p. 140
106
50
Denis Constant-Martin, ibid
Emmanuel Amougou, Propos sur le métissage, Aux générations de l'an 2000, p. 95
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
dangereuse de la représentation du monde dans l'« ère du temps » grâce à sa rhétorique
de l'altérité et son culte de la différence.
C'est pourquoi La Guilde Africaine, sans aller totalement à contre courant de la pensée
revendicatrice des cinéastes africains dans la période de décolonisation, cherche à dégager
une troisième voie, refusant de jouer le jeu de l'identification et de la représentation de
l'Afrique : « Nous n'oublions pas que nous sommes des cinéastes africains, mais nous
sommes d'abord cinéastes ».
A la promotion d'un cinéma enfin « authentiquement » africain, elle préfère la mise en
valeur de l'esthétique audiovisuelle dans ce qu'elle a de plus universel, sa poésie, afin de
témoigner d'une réalité mondiale plus complexe et évoquer les problèmes de l'Afrique en
son sein.
« Un film africain que le reste du monde découvrirait et prendrait plaisir à
aller voir, non parce qu'il est formaté pour répondre aux attentes du marché,
mais parce qu'il éclaire enfin le reste du monde sur la vie, l'esthétique et l'état
de la création dans cette Afrique fantasmée, carricaturée et si souvent mal
107
représentée » .
Loin de la logique multiculturaliste, qui range les cultures du monde côte-à-côte, séparées
par leur certitude identitaire, la pensée métisse, telle qu'essaie de l'inaugurer Serge
Gruzinski, cherche dans le nuage son modèle. Forme « désespéremment complexe, floue,
108
changeante, fluctuante, toujours en mouvement » , elle symbolise bien l'attitude de cette
pensée, en quête non pas de pureté mais de contamination, à la recherche non pas de
l'imperméabilité mais de la perméabilité des frontières et ainsi, à la défense non pas de qui
sépare l'humanité mais de ce qui l'unit.
Conclusion qu'on pourrait aisément transposer au monde africain d'hier à aujourd'hui
( et ce d'autant plus quand on sait que beaucoup d'esclaves africains furent amenés par le
colonisateur expagnol ), « il est impossible de dégager l'Indien de sa guangue occidentale,
qu'il soit précolombien, moderne ou contemporain. Les sources mexicaines, qu'elles soient
109
indiennes, mixtes ou occidentales, n'échappent jamais au métissage, si infime soit-il » .
L'étude de Serge Gruzinski s'inspire de cet idéal de la pensée métisse pour tenter de
110
comprendre l'irréversibilité du processus de métissage et donc l'absurdité d'une pensée
de l'origine, de la pureté telle qu'elle inspire la pensée multiculturaliste : « Ce sont ces
« impuretés » et ces « contaminations » qui renferment des traces parfois des pans entiers
111
des anciennes civilisations amérindiennes » .
Et pour ce qui nous intéresse, ses remarques sont extrêmement intéressantes. D'une
part, sa démarche se penche sur l'analyse de l'esthétique de productions symboliques dans
le cadre d'une société mixte. Mais en outre, elle prétend pouvoir en tirer une partie des
107
La Guilde africaine, article “Pour un nouveau cinéma africain”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 269,
p. 270
108
Serge Gruzinski, ibid, p. 53
109
110
Serge Gruzinski, ibid, p. 197
“Les réinterprétations et les décalages qu'imposent la situation coloniale, le bannissement du paganisme indien,
l'éloignement de l'Europe rendent impraticable tout retour en arrière vers une quelconque tradition originelle”, Serge Gruzinski, ibid,
p. 273
111
Serge Gruzinski, ibid, p. 197
Dheygere Antoine
51
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
ambitions qui doivent guider une pensée métisse appliquée aujourd'hui à notre monde
moderne. Ainsi, dans sa mise en perspective avec la mondialisation, son étude du cinéma
de Wong Kar-wai s'inscrit tout à fait dans notre approche.
Concernant notamment le film Happy Together ( 1997 ) retraçant l'histoire de deux
Chinois qui veulent survivre tout en s'aimant à Buenos Aires, il constate : « En regardant de
la Chine cette terre d'Amérique, le cinéaste de Hong Kong Wong Kar-wai cherche à briser
le cadre dans lequel, depuis plusieurs siècles, l'Occident s'efforce d'enfermer l'Amérique
112
latine » .
Mais, en plus d'y voir un manière de dépasser par l'esthétique audiovisuelle les
stéréotypes sur le monde extérieur, notament du Sud, dans lesquels l'Europe et les EtatsUnis ont projeté leur propre imaginaire, il y observe non seulement une opposition mais plus
finement des échanges, sources d'un véritable métissage.
« Ces chassés-croisés entre l'île, le continent, Hollywood et le Japon, la télévision
et les studios, alimentent des sucessions ininterrompues d'hybridations ( à
l'intérieur du monde chinois ) et de métissages ( avec le Japon et l'Amérique ).
N'en déplaise aux nostalgiques de la pureté et de la tradition, ces purs produits
chinois sont, comme les fresques indiennes de l'Amérique, des créations
113
vivantes et composites » .
Sa longue et laborieuse étude historique lève donc le voile sur l'absurdité totale d'une
pensée qui prendrait comme référents absolus et mesures de tout, les notions d' « identité et
de « culture ». Surtout, elle met la logique multiculturaliste devant ses propres contradictions.
Le risque de figer ainsi les identités culturelles en leur prêtant une origine fantasmée et
en défendant sa distinction ( que ce soit par l'entretien dans l'imaginaire de ces catégories
toutes faites, comme nous l'avons vu en première partie, ou que ce soit par tout un arsenal
de protection par le droit, de réécriture de l'histoire, de sacralisation des victimes, qu'il serait
intéressent d'analyser dans une autre étude ), c'est que la rencontre et la confrontation avec
l'Autre, qui est aussi en nous, ne se réalise plus.
Ou alors uniquement par l'intermédiaire virtuel de la consommation ( on peut à nouveau
faire référence à l'esthétique de l'hétérogène conduisant à un exotisme commercial dont
la « World music » est une belle représentante ). A partir de là, l'idéologie multiculturaliste
révèle son principal danger : un imaginaire de l'identité toujours voire davantage bridé.
Ce dernier menace en effet de conduire à un appauvrissement significatif, pouvant
mener à l'indifférence et à l'ignorance, terreaux de tensions communautaires violentes,
communautés rendues de fait aveugles au potentiel universel humain.
C'est pourquoi nous allons nous atteler à creuser cette perspective d'une pensée
métisse, et ce, tout particulièrement dans l'objectif d'en dégager les conditions éthiques
qu'elle peut inspirer. Cette éthique du métissage nous semble nécessaire au renouvellement
de l'imaginaire d'appartenance qui continue de peser sur le rapport entre ce qui est dit du
Nord et ce qui est dit du Sud. Car comme disait André Malraux : « Chaque homme se fonde
114
sur une culture et c'est la sienne, mais pas sur elle seule ». » .
112
113
Serge Gruzinski, ibid, p. 306
114
52
Serge Gruzinski, ibid, p. 303
Cité par Imunga Ivanga, article “Autant en emporte la critique”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 266
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
II. L'esthétique audiovisuelle du métissage et la
refonte de l'imaginaire de l'immigration et du rapport
Nord-Sud
Les analyse récentes d'Olivier Barlet attaquent la critique cinématographique
contemporaine abordant le cinéma africain et son adhésion aveugle à la pensée
multiculturaliste.
Selon lui, sa principale méprise repose sur un discours essentialiste qui met
très souvent et facilement ses commentateurs en position de défendre une soi-disant
« authenticité » africaine qui serait brocardée par des oeuvres qui ne s'adresseraient plus
à leur public ( manque d'africanité, de revendication, de popularité, volonté de séduire les
Occidentaux et faire de l'argent, etc. ).
Pourtant, rappelle-t-il, la définition de celle-ci dans des caractéristiques réifiantes qui
disent au cinéaste ce qu'il doit faire, correspond davantage à leur « propre projection sur
l’Afrique qu’aux aspirations d’une jeunesse africaine en blue-jeans et marques américaines,
éprise de mondialisation par l’ouverture qu’elle leur apporte sur le monde, et dont les formes
de résistance, bien réelles, au matraquage culturel sont tout autres que les enfermements
115
identitaires qu’on voudrait pouvoir leur prêter » .
La « culture africaine », dans l'étude de sa dénomination et de son utilisation dans la
presse mais aussi dans les films, nous intéresse au titre qu'elle est un bel exemple de la
perpétuation de nos jours du discours essentialiste émanant du Nord et confinant le Sud
dans un imaginaire bien pauvre. En effet, « les divergences sont grandes entre l’être des
116
hommes-étiquettes, et le peut-être des hommes-ponts, des hommes-passages » .
C'est cette recherche du passage, du mouvement, de la métamorphose et de l'errance,
qui guide la pensée métisse et peuvent faire de son éthique un idéal indispensable
pour penser le monde d'aujourd'hui. Mais accepter cette exploration sans fin du dégradé
insaisissable de l'arc-en-ciel plutôt que de faire le découpage définitif des couleurs qui le
composent font de cet éthique une quête complexe, angoissante, désespérée, sans-cesse
renouvellée et que l'on sait à l'avance vaine.
Mais cela doit-il nous exempter d'en faire le pari et de mener une tentative ? Quelle peut
être l'idéal de pensée d'une éthique du métissage ? Que cherche t-elle à saisir dans son
irréductible opposition à la pensée multiculturaliste ? Et enfin, comment peut-elle influencer,
bousculer et renouveller l'imaginaire collectif ? Quels sont les outils les plus à même de
l'aborder ?
Nous commencerons donc par une tentative de définition de l'éthique du métissage
puis nous envisagerons sa mise en oeuvre au sein de l'esthétique audiovisuelle qui, nous
essaierons de le démontrer, peut s'avérer son mode d'expression le plus juste.
A. L'éthique du métissage
115
Olivier Barlet, article “Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma
pluriel, p. 208
116
Fabien Ollier, ibid, p. 95
Dheygere Antoine
53
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
« Nous sommes tous des individus métis ». Cette formule magique semble si souvent
lancée pour tenter d'approcher la complexité sociale de notre monde moderne et pourtant,
elle semble traduire une incompréhension troublée bien plus qu'une constatation lucide.
Evidemment, avant de nous attaquer à son éthique, il paraît donc absolument indispensable
de revenir sur la notion de métissage.
Le qualificatif « métis » accompagne si souvent les mots du vocabulaire moderne sur
l'art et la création contemporaine, qu'on pourrait le croire ajustable et réajustable à loisir. Il
paraît convenir facilement à tout ce que son utilisateur a du mal à décrire et à situer. Face à
des mélanges et des influences diverses variés, qui crée une oeuvre originale et peturbante,
échappant aux conventions classiques d'un genre, le terme « métissage » semble très
souvent réquisitionné pour exprimer l'inexprimable.
Or, il est bien plus qu'un vocable fourre-tout, qu'un mot-prétexte dont on se sert sans
conséquence. Le terme « métis » est porteur de toute une histoire et concentre en lui
toutes les interrogations, les contradictions et les conflits engendrés par l'accélération des
échanges humains depuis deux siècles.
En effet, malgré tous les efforts politiques et religieux, avec le choc des conquêtes
puis au cours des périodes de colonisation et de « civilisation » pour les contrer ou les
limiter, de multiples brassages humains eurent inévitablement lieu. Le premier d'entre eux
est aisément repérable, celui du phénomène du métissage biologique.
Ces individus sont dits « métis » car ils brisent les barrières considérées alors comme
raciales mais qui consistaient essentiellement en des différences de statut social. Leur
considération et la représentation qu'en a faites la société est parlante de de l'état d'esprit
117
de cette époque, dans laquelle l'exogamie était considérée comme un pêché majeur dans
la sauvegarde considérée comme vitale de groupes humains cohérents et solidaires.
Ainsi, la figure du « métis » repéré précedemment dans les films colonials, est le témoin
d'une phobie du métissage qui traverse l'imaginaire collectif, effrayé qu'il est de perdre une
mythique intégrité. « Le cinéma colonial construit nombre de fictions sur la mise en scène
118
de cette attraction interraciale pour mieux en éclairer les dangers et l'impossibilité » .
Contrairement aux images récurrentes d'une Afrique rongée par les conflits ethniques,
En attendant le bonheur nous propose une société mauritanienne qui fait se mêler divers
ethnies ( que nous avons répertoriées précédemment ) au sein d'une société paisible et
ouverte. Les échanges humains entre Noirs et Arabes ne sont même pas représentés
tellement la question ne se pose pas en ces termes. Il semble surtout impossible et aberrant
de vouloir les séparer pour les référencer. Les habitants, Maures, Wolofs, Peuls, Soninkés,
Bambaras, mais aussi autres Africains en attente de leur départ, asiatiques venus faire du
commerce, communiquent tant bien que mal en hassaniya, en français ou en angalis et se
mêlent dans un vivre-ensemble coloré, souligné par le patchwork multicolore des boubous
et tissus de la ville, qui prennent le pas sur la couleur des peaux.
La peur du métissage rappelle, s'il le fallait, les considérations raciales de l'époque.
L'imaginaire français, mais aussi celui de beaucoup de pays colonisateurs, concevait la
diversité humaine à travers la grille de lecture de la race, catégorie biologique considérée
comme pertinente. Cette théorie se fit entendre avec encore davantage de force lors de ces
117
“L'exogamie définit le mariage comme une relation d'échange entre différents groupes culturels et/ou linguistiques créant
des liens plus ou moins durables qui constituent la trame de l'organisation sociale globale”, article “L'exogamie”, wikipedia.fr
118
54
Olivier Barlet, article “De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma”, p. 2
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
deux derniers siècles quand des sociétés séparées depuis longtemps durent apprendre à
se considérer puis à cohabiter.
Les écrits d'Henri V. Vallois sont ainsi parlants : « Au fur et à mesure que s’effacent
les barrières géographiques entre les races, on voit en effet s’élèver des barrières morales.
Tout se passe en effet comme si la conscience de la race, qui restait à l’état latent tant que
119
le groupe était isolé de ses voisins, reprend ses droits lorsqu’il s’en rapproche » .
Pourtant, comme le rappelle très simplement l'encyclopédie, le métissage biologique ne
correspond à aucune réalité biologique, comme pourtant la conception populaire continue
souvent à le penser : « la couleur n’est pas, au point de vue biologique, plus révélateur de
la race qu’un autre. La forme du squelette, celle du crâne, le métabolisme, les propriétés
hémotypologiques, par exemple, sont à cet égard, tout aussi caractéristiques sinon plus.
Les Blancs, les Noirs, les Jaunes ne sont donc pas des « races » ( au sens biologiques ),
mais des groupes humains ( au sens sociologique) que la conscience populaire se plaît à
120
identifier par le recours à un trait particulier qu’elle privilégie » .
La notion de race ne correspond donc nullement à une réalité biologique mais renvoie
plutôt à une construction sociale voire à une instrumentalisation politique.
Et en effet, malgré le propos général de son film, Abderrahmane Sissako n'en oublie
pourtant pas l'aspect politique et social quand il met en scène quatre femmes qui boivent
le thé avec Abdallah. L'autorité légitime appartient bien prioritairement à la femme arabe
plutôt qu'à la femme noire, qui peut refuser mais doit quand même à son statut l'obligation
de le servir.
On comprend alors pourquoi de nombreux penseurs ont voulu dépasser les discours
communs sur le métissage et évoquer la possibilité plutôt d'un métissage culturel. Car, audelà des recherches effrénées sur d'hypothétiques sources et racines ou sur une origine
identitaire, c'est bien plus à un contexte politique qu'obéit la logique des métis.
Le métissage culturel permettrait ainsi de comprendre les échanges qui ont nourri les
divers emprunts entre deux mondes séparés et ont donné naissance à de nouvelles formes
d'expression, à de nouveaux genres voire éventuellement à de nouvelles cultures.
Cependant, on perçoit toute l'ambiguïté de l'expression rappelant les travers de la
logique multiculturaliste qui envisageait la culture comme un bloc monolithique, une totalité
121
cohérente aux contours nets et qui conditionnerait les comportements des individus .
Le métissage serait alors vu comme la fusion et le mélange de deux éléments
122
autonomes qui donnerait un troisième .
119
120
121
Henri V. Vallois, Les races humaines, cité par Emmanuel Amougou, in Propos sur le métissage, p. 30
Pierre Bessaignet, Article “Le métissage”, in Encyclopedia Universalis
“Qualifier ces films de métis serait y trouver un mélange d’origines supposées autonomes ou séparées, dont la
hiérarchisation est encore virulente dans le monde, ce qui n’est pas sans les renvoyer à la sempiternelle projection opérée sur l’Afrique
et les Africains. Cette vision essentialiste de l'Afrique fait mine d'ignorer que leur propre origine africaine est elle-même traversée par
les cultures autres : les renvoyer à leur identité les enferme et les fige dans une différence érigée comme leur caractéristique première.
L’Afrique est traversée par l’Autre parce qu’elle y est forcée (traite, colonisation, néocolonialisme) mais aussi parce qu’elle le veut
bien”, Olivier Barlet, “Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 209
122
“Si on voit le métissage comme la fusion, je pense qu'on ne peut pas aller très loin dans ce sens là. Mais si le choc de
la rencontre est tel qu'il naît du neuf, c'est très important”, B Achiary, chanteur de langue basque, cité dans “La lettre d'information
des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes”
Dheygere Antoine
55
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
« En principe, on mélange ce qui ne l'est pas, des corps purs, des couleurs
fondamentales, autrement dit des éléments homogènes, exempts de toute
« contamination ». Perçue comme un passage de l'homogène à l'hétérogène, du
singulier au pluriel, de l'ordre au désordre, l'idée de mélange charrie donc des
123
connotations et des a priori dont il convient de se méfier comme la peste » .
De ce fait, c'est le terme entier qui serait à rejeter. Le « métissage » ne pourrait se sortir de
son histoire qui l'a enfermé dans une représentation imaginaire de la pureté biologique et
donc de la race. Le terme est bien entendu ambigu et risque souvent de nous enfermer à
nouveau dans les pièges essentialistes du multiculturalisme.
L'analyse de la « World music », phénomène récent qui prétend mélanger différentes
origines musicales et mêler diverses inspirations rythmique, est pour cela intéressante. Celle
de Denis Constant-Martin a le mérite de démonter cette vision de blocs culturels homogènes
dont la musique serait une des expressions : « le métissage est souvent compris comme
signifiant le mélange d'éléments purs, ce qui, dans le domaine des sociétés humaines, n'a
124
jamais existé » .
Mais, en outre, la rhétorique de l'altérité plâne à nouveau au-dessus du terme et permet
d'entrevoir encore une fois les éventualités d'une exploitation cynique du concept. Fabien
Ollier signale ainsi que « le pouvoir de séduction dont ce terme est porteur n’a pas échappé
aux idéologues du « fast-capitalism » qui l’utilisent pour ouvrir de nouveaux créneaux de
divertissements, d’évasions, de sensualités : musique « métisse », repas « métisse »,
125
sexualité « métisse », etc » .
Néanmoins, une observation s'impose. Le terme « métissage » a le mérite
contrairement à celui de « multiculturalisme » de ne peut pas contenir en lui-même un
concept ambigü, en l'occurence celui de « culture ». Ainsi, il laisse le champ libre à une
utilisation naïve voire cynique de sa beauté conceptuelle toute moderne, mais également à
des analyses plus fines qui percoivent les très grandes possibilités dont il est porteur.
La longue et complexe mise en perspective de ses manifestations dans le contexte
particulier de la Conquête peut ainsi de dépasser l'analyse manichéenne dont ce terme a
fait l'objet. Car si le multiculturalisme ne peut se sortir de sa conception figée d'ensembles
cohérents et segmentés, si le métissage risque d'être compris comme un processus unique
et éphémère de mélange de leurs caractéristiques essentielles, l'histoire est là pour rappeler
le long et complexe phénomène qu'il essaie de traduire.
En effet, comment ne pas douter à l'écoute du prêche des grands défenseurs du
multiculturalisme quand ils affirment qu'une politique de reconnaissance est indispensable
à la survie de cultures authentiques jusque-là ignorées ou étouffées, quand on sait que,
bien qu'il ait été craint, le métissage a tout de suite était partie prenante de la colonisation
et même accepté voire encouragé.
Serge Gruzinski évoque l'évangélisation mise en place par l'Eglise régulière, chargeant
ses différents monastères de prêcher la bonne parole et amener la révélation aux
peuples animistes et polythéistes mexicains. Cependant, il est évident qu'en l'absence
de langage commun mais surtout de considérations partagées et d'imaginaire commun,
« l'occidentalisation », comme on la résume souvent et dont participe l'évangélisation,
123
Serge Gruzinski, ibid, p. 36
124
125
56
Denis Constant-Martin, ibid
Fabien Ollier, ibid, p. 97
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
lancée par les conquistadores n'avait aucun moyen de prévoir les réinterprétations du
peuple soi-disant soumis.
Car même vainqueurs par la force, convaincus de leur supériorité morale et technique,
les envahisseurs espagnols, éloignés de leurs repères habituels traditionnels, subirent
malgré tout l'influence des vaincus, et ce, que ce soit pour appréhender un monde dont ils
ne connaissaient rien et auquel ils devaient tout simplement survivre.
En outre, au-delà des emprunts réciproques, l'auteur constate que les intérêts politiques
n'ont pas uniquement servis à entretenir une peur du métissage et donc à nourrir l'imaginaire
binnaire simpliste sur le monde. Ils ont pu jouer le jeu du métissage et ainsi y contribuer.
L'Eglise n'a donc pas eu les moyens techniques et intellectuels pour contrôler
l'interprétation faite par les Indiens de leur propre christinianisation, mais en plus, n'y avait
pas vraiment intérêt. En fait, dans le cadre de conflits d'intérêts entre l'Eglise séculière et
l'Eglise régulière, cette dernière « s'enorgueillissait d'avoir converti les Indiens et d'avoir
126
réussi cette conversion » .
A vrai dire, l'Eglise et, plus généralement le colonisateur, a même été partie prenante
du phénomène de métissage. Par les incitations qu'il lança pour tenter de faire comprende
le message chrétien, pour aider à la transcription et la réutilisation des formes d'expression
artistique et scientifique qu'il importait et par les appuis nécessaires qu'il se devait d'obtenir
au niveau des structures politiques mexicaines préexistantes, le pouvoir espagnol a été à
l'origine d'une grande partie des mélanges qui ont pu modifier l'« essence » de son message
et de son orthodoxie. « Forte du rôle qu'elle avait conservé, la noblesse indienne a maintenu
un certain nombre de liens avec le passé païen dont elle tirait son prestige et sa légitimité.
L'Eglise s'en accomodait dans la mesure où la noblesse adhérait au christianisme et lui
127
apportait son soutien » .
L'exemple apporté par la colonisation de l'Amérique au XVI°siècle, jette la lumière sur
le processus complexe que le métissage engendre. Le débarquement puis l'installation
durable des puissances européennes dans les divers pays colonisés a inauguré une suite
ininterompue de négociations et de compromis entre une réalité du terrain souvent mal
comprise par les nouvaux arrivants et leurs ambitions et objectifs militaires, politiques et
moraux.
« Toutes ces observations incitent à revoir notre manière d'envisager la
colonisation de l'Amérique. L'occidentalisation n'a pas été qu'une irruption
destructrice ou une entreprise normalisatrice, puisqu'elle a pris part à la création
de formes d'expression métisses. Une part à la fois calculée et involontaire, mais
128
une part indéniable » .
Bien qu'elle reste très souvent prise au piège de son acceptation originelle, la notion de
« métissage » peut donc être forte utile à celui qui tente de comprendre la complexité des
phénomène sociaux ou politiques nés de la conquête et de la période de décolonisation,
qui sont aujourd'hui responsables des mésententes et incompréhensions réciproques entre
deux mondes qui n'ont toujours fait le deuil d'une représentation du monde imaginaire mais
tellement plus simple et rassurante : celle du vainqueur et du vaincu, du bon et du mauvais,
126
127
128
Serge Gruzinski, ibid, p. 281
Serge Gruzinski, ibid, p. 295
Serge Gruzinski, ibid, p. 293
Dheygere Antoine
57
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
du civilisé et du sauvage, du proche et du lointain, du riche et du pauvre, du blanc et du
noir, bref, du Nord et du Sud.
L'analyse du processus du métissage nécessite la prise en compte d'un tel nombre
de variables et d'une renonciation si grande aux catégories de pensée scientifiques
traditionnellement employées, qu'elle mène souvent à des sentiments d'incertitude,
d'angoisse et de désordre qui finissent de la rejeter au nom d'une déconstruction
prétentieuse, inutilisable et même dangereuse, par sa propension à évacuer tout sens.
Pourtant, même si elle échappe à l'anthropologue amateur d'archaïsmes et de sociétés
immubales, à l'historien qui la traque et surtout aux hommes politiques prétendant défendre
des traditions authentiques, la pensée métisse a le mérite de remettre en question les
notions d'identité, de culture, d' « authenticité » et de diversité tout en ne les abandonnant
pas complètement, concentrée qu'elle est dans sa quête perpétuelle de comprendre plutôt
l'échange, les mélanges, la dynamique et l'universel.
L'art est ainsi un formidable terrain d'exploration pour elle, en même temps qu'il prouve
par la richesse et la subtilité de son ésthétique que sa démarche n'est pas stérile. En
sortant des sentiers battus, en bousculant les conventions, en réinventant sans-cesse des
détours par la création, l'expression artistique a énormément a nous apprendre et permet
d'approcher le monde d'aujourd'hui dans toute sa diversité sans tomber dans les travers
d'une pensée multiculturelle qui l'a déjà résolue.
Serge Gruznski évoque ainsi un photographe allemand et un sculpteur brésilien qui
par leur travail de création invitent à réfléchir sur les clichés, et notament pour ce qui nous
intéresse, dans l'imaginaire du rapport Nord- Sud, sur l'exotisme.
« C'est à travers des manipulations de matériaux innatendus, des effets de composition
ou des angles de vue imprévus, en jouant sur les pièges de la perception, que Baumgarten
ou Oiticica, en rejettant l'exotisme, mettent en cause des catégories de connaissance et
129
inventent les moyens de libérer notre regard » . Il cite ainsi une exposition de Lothar
Baumgarten qui présentait une série de clichés accompagnés chacun du nom d'une
tribu indienne d'Amérique du Sud. Chaque photographie paraissaient dévoiler des zones
inconnus de la forêt amazonienne. L'exposition ne s'averrait en fait que le produit de
compositions photographiques réalisées à partir de brocolis. Sous forme de canular, son
travail prenait une dimension autre, invitant le visiteur a se plonger dans son imaginaire sur
l'Amazonie, zone vierge si propice aux projections nées d'une soif de pureté et d'exotisme.
Ainsi, malgré son ambivalence, la pensée du métissage propose de lancer une réflexion
nécessaire sur les catégories qui continuent de peser sur le travail intellectuel et donc sur
l'imaginaire du rapport Nord-Sud, voyant trop souvent dans cette appelation une réalité.
Pour exemple, Crossing the Bridge a l'ambition de développer un véritable
propos politique en inscrivant sa démarche principalement artistique dans une Istanbul
contemporaine au sein d'un monde interdépendant, dont témoigne diverses figures de
revendication. Or, toutes ces revendications sont, somme toute, assez consensuelles, dans
le sens où elles viennent toutes appuyer une vision de la rencontre, de la tolérance et du
métissage, ainsi qu’une vision d’Istanbul comme lieu de communication et de passage entre
les identités.
Seul le saxophoniste des Baba Zula se démarque, prend le recul nécessaire au
questionnement des notions qui basent cette réflexion autour du « pont » : « On a rien contre
ce truc Orient, Occident, mais on n’a pas la naïveté de prétendre faire le lien entre Orient
129
58
Serge Gruzinski, ibid, p. 31
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
et Occident. L’idée que l’Orient et l’Occident seraient deux mondes qui ne se rencontrent
jamais, c’est n’importe quoi, c’est un mensonge historique que les hommes au pouvoir
propagent depuis des centaines d’années ».
La pensée métisse cherche donc à penser l'entre-deux sans concevoir chacun des deux
comme un ensemble isolé et homogène. Elle autorise à penser la diversité culturelle qui
nourrit les échanges entre les deux et les fait cohabiter dans une relative paix. Car surtout,
elle tend à dépasser leurs différences supposées pour mieux les réintégrer dans un « vivreensemble » commun, sans toutefois la maintenir dans les cadres préformées de la pensée
multiculturaliste trop souvent soumises à ses propres pièges voire aux logiques cyniques
de la politique ou de l'économie.
C'est dans cette perspective de rejet de l'idéologie multiculturaliste que l'on espère
s'inspirer d'une pensée métisse et d'en dégager une éthique, indispensable de nos jours
pour (re)penser l'altérité. Car « l'expérience de l’étrangeté qui est faite avec le métissage
( qu’elle soit solaire ou décevante ) vient se confronter à qu’il y a de plus idéologique dans
130
une expérience identitaire : la fabrication sérielle de l’étranger » . Car, comme le rappellent
bien Fraçois Laplantine et Alexis Nouss dans leur ouvrage éponyme, « pas de conjonction,
pas d’harmonie ou d’une quête d’une entièreté de l’être, le métissage n’est pas la fusion, la
131
cohésion, l’osmose, mais la confrontation, le dialogue » .
« Nul mieux que le grand sociologue Roger Bastide n’a mis en évidence les
mécanismes de cette tension systémique qui, dans une psyché, confrontent un
imaginaire actualisé à un imaginaire potentialisé, ou […] un mythe manifeste
( celui que laisse passer l’ensemble des valeurs et des idéologies officielles ) à un
132
mythe « latent » »
Nous allons désormais envisager la potentialité de développement d'un imaginaire
« latent », celui guidé par l'éthique du métissage, qui pourra enfin bousculer les
représentations classiques sur l'autre conditionnées par l'idéologie multiculturaliste, mythe
« actualisé » et ainsi renouveller l'imaginaire du rappport Nord-Sud.
Après avoir tenté de signaler les danger que comportent l'utilisation la notion de
métisssage et réaliser l'inventaire des travers qui menacent la liberté de penser qu'a
contrario elle procure, nous allons donc tenter de clarifier cette éthique. Pour cela,
l'esthétique audiovisuelle, même si elle n'accepte pas toujours le terme est une des sources
créatives les plus riche pour son développement.
B. Du cinéma métis au cinéma de l'errance
« A partir du moment où une part de lui-même ( l'individu ) bascule hors du
champ des allégeances à sa culture, à sa religion, à sa nation, pour atteindre à la
perception de son universalité, il commence à se trouver partout un peu moins
133
étranger, un peu plus chez lui »
130
131
Fabien Ollier, ibid, p. 96
François Laplantine, Alexs Nouss, Le métissage
132
Gilbert Durand, L'imaginaire, p. 64
133
Mahmoud Hussein, ibid, p. 147
Dheygere Antoine
59
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
La pensée du métissage cherche à penser le changement, le mouvement, le passage d'un
état à l'autre et refuse de se laisser enfermer par des mots qui représentent si mal la réalité
toujours surprenante, jamais figée. Le cinéma au travers de son esthétique est, quant à lui,
l'art du mouvement. Expliquons-nous.
La subjectivité qu'il exprime dans l'objectivité qu'il représente place très souvent son
esthétique en mesure de proposer plutôt que d'affirmer, donc de déplacer plutôt que
d'immobiliser. Les objets, les personnages et les thèmes que son discours aborde, mais
aussi leur mise en relation dans un cadrage et à travers un montage, font de celle-ci
l'expression d'une pluralité hétérogène de sens que l'imaginaire de chaque spectateur
reconstruit personnellement mais tous par le biais des mêmes processus d'abstraction
imaginaire.
C'est l'universalité de l'expression des singularités humaines qui rend la création
artistique, et plus particulièrement ici l'esthétique audiovisuelle, si impalpable et fuyante,
mais qui lui confère également sa puissance émotive et sa capacité d'exploration et de
(re)construction de l'imaginaire personnel et collectif. Pour le réalisateur comme pour le
spectateur, la rencontre avec un film n'est jamais déterminable et déterminée. Par la
présence de l'absence que ses images en mouvement perpétuel inscrivent dans sa trame
indécise, l'esthétique audiovisuelle semble plus encore que tout autre esthétique à même
de porter en elle la pensée du métissage.
« Distinguant la pensée du métissage des notions de mélange, de mixité,
d'hybridité, voire de syncrétisme, qu'il juge insuffisantes pour rendre compte de
ces phénomènes, il en fait un processus de désaisissement, de renoncement,
une pensée – et d'abord une expérience – de la désappropriation, de l'absence,
de l'incertitude qui peut jaillir d'une rencontre. La condition métisse peutêtre douloureuse. Et à la fois, c'est elle qui nous arrache à la reproduction du
134
même » .
Cette analyse de la pensée très intéressante de François Laplantine évoque d'abord
la condition complexe et difficile du métis, cet individu qui refuse ou à qui est refusé
l'appartenance déterminée à un groupe préconstruit. Dans Crossing the Bridge, appartenant
à une autre génération, à d’autres mœurs, les jeunes break dancers témoignent du
caractère délicat de la position « d’entre deux ». Ils sont rejetés par les turcs, en premier
lieu leurs parents, car ils « imitent les américains », alors qu’ils déclarent « faire leur truc,
au nom de la Turquie ».
Abdallah témoigne aussi dans En attendant le bonheur d'une situation délicate. Son
esprit est en exil alors que son corps ne peut pas suivre. Il est déjà en Europe mais dans
quelle Europe ? Il regarde « Des chiffres et des lettres » à la télévision et s'interroge. Pourra
t-il, lui aussi, « jouer » à la langue française à la « télé » comme Marc, chargé de production
à La Poste et faire chaque dimanche un « 15 km » au bois ? Encerclé par le désert et la
mer, isolé dans une pièce exiguë dans laquelle, s'il veut lire, il doit espérer que ses voisins
allument une ampoule qui refuse de s'allumer ici, malgré les efforts de Maata et Khatra, et
se refusant à communiquer, à s'amuser ( bien que son corps lui dicte les pas d'une chanson
émanant d'un fête populaire proche ) tant que ce rêve si loin mais si palpable à la télévision
du Nord ne s'est pas réalisé, il hésite et se cherche. Sa tête est ailleurs mais le bonheur y
attend son corps. C'est déjà en exilé qu'il entreprendra son voyage.
134
Péroline Barbet, dossier “Vous avez dit métissage ?”, in “La lettre d'information des musiques traditionnelles du
monde en Rhône-Alpes”
60
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
Tous deux mais de manière très différente, Crossing the Bridge et En attendant le
bonheur témoignent de la situation délicate, de la condition douloureuse et de l'identité
schyzophrénique du métis, mais aussi de la richesse d'une telle position.
Les périodes historiques de grand doute et de grand chamboulement qui font aussi les
périodes de particulière réorganisation humaine mais aussi symbolique, témoignent de la
douleur de la rencontre brutale avec l'Autre, qui semble nous arracher à nous-même.
Ainsi, avec la conquête, les sociétés indigènes sont défaites, attérées, mutilées et
décimées par la guerre et les épidémies. Mais les colonisateurs espagnols ne sont guère
mieux lotis, prenant compte au fur et à mesure de la précarité de leur situation et son
incertitude.
« En Amérique, le choc est aussi brutal qu'imprévu. [...] La diversité des protagonistes
indigènes et européens – religieuse, linguistique, physique, sociale... - et les tensions qui
les opposent introduisent une hétérogénéité qu'accentuent encore davantage l'ébranlement
135
de la défaite et les déficiences de l'encadrement politique » . De même, l'imaginaire de
chacun des deux camps fait face à une incompréhension totale. Rien dans leur imaginaire
d'appartenance et de désignation ne les avait préparé à aborder une telle rencontre. Ce
n'est que bien plus tard que les Mexicas assimilèrent l'arrivée de Cortès au retour du dieu
Quetzacoatl tandis que les Espagnols, obligés de constater que les vaincus ne sont ni juifs,
ni musulmans, doivent faire face à leur ignorance et/ou se réfugier également dans des
explications religieuses.
De plus, « dès les tout premiers temps, le métissage biologique, c'est-à-dire le mélange
des corps – souvent assorti du métissage des pratiques et des croyances -, a introduit un
136
nouvel élément perturbateur » . Au statut imprécis, les métis posent le problème de leur
intégration et renvoient aux protagonistes de l'époque la question de leurs frontières qui
avaient déjà tant de mal à se dessiner.
Ce détour par une des périodes historiques les plus troublantes pour l'analyse sociale
témoigne bien de la difficile condition du métis, ni vainqueur, ni vaincu, ni blanc, ni noir, ni
occidental, ni oriental, il n'est rien, ou alors tout. Cette douleur fait comprendre la difficulté
de situer deux camps et d'affubler aux sociétés humaines comme le fait le multiculturalisme
ou plus généralement la notion d'identité, des propriétés figées. La difficulté, mais aussi
l'absurdité et la déception suscitée par la petite fenêtre qu'elle ouvre sur une pensée qui
ferait sienne l'ambition de les dépasser.
C'est ici que repose l'objet de cette étude, entrevoir les possibilités de faire sienne
la condition métisse pour ne plus la subir mais au contraire exploiter ses richesses pour
comprendre non pas les différences entre les hommes mais plutôt leur appartenance
commune à une société métisse qui ne reproduit pas mais crée.
Le langage du cinéma tel que l'aborde Edgar Morin ouvre les possibilités de lancer cette
tentative en l'appuyant sur l'esthétique audiovisuelle. Pour lui, ce dernier se trouve à michemin entre celui des mots et celui de la musique. Comme le langage écrit et parlé, c'est
un système cohérent d'unités assemblées pour développer un propos. De la même façon,
il peut développer une idéologie, seulement, associée à la puissance affective des images
et du son ( « Le cinéma, comme la musique, renferme la perception immédiate de l'âme par
137
elle-même » ), celle-ci se déploie, se construit mais aussi se dilate et renaît sans cesse.
135
136
137
Serge Gruzinski, ibid, p. 71
Serge Gruzinski, ibid, p. 73
Edgar Morin, ibid, p. 165
Dheygere Antoine
61
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Les phénomèmes de projection-identification imaginaire qui fondent la participation au
cinéma nuancent donc la portée idéologique inscrite dans le film tout en renforçant celle que
se forme de lui-même le spectateur « dont la générosité et l'amour sont tenus de prendre
138
leur responsabilités intellectuelles » .« La double universalité, celle de l'objet et celle de
la magie, indifférenciée et à l'état naissant, constitue un espéranto naturel du sentiment et
139
de la raison » .
C'est l'universalité de cette esthétique qui nous intéresse ici. Ses thèmes, sa création,
ses influences et son rôle sont pour lui « les fruits de l'universalité anthopologique
première ». Plus simplement, son universalité repose donc sur la participation fondatrice
humaine, celle de l'imaginaire enfantin. « C'est cela, le cinéma. Ce qu'il intéresse et ce qui
l'intéresse, c'est l'esprit en enfance, qui porte en lui, encore indistincte et mêlée, la totalité
humaine... ».
La position métisse implique exactement ce retour à l'enfance, cette renaissance,
apprendre à désapprendre pour réapprendre et y retrouver l'universalité de l'homme.
En effet, la figure de l'enfant, nous l'avons plus tôt, est très présente dans le film
d'Abderrahmane Sissako.
D'une part, elle peut symboliser l'innocence enfantine universelle de tout homme ( c'est
un bébé qui apaise l'homme militaire dans le film ) ainsi que la figure de l'apprenti qui cherche
dans l'adultre un miroir et un modèle pour se construire ( on l'a vu avec Kahtra et la petite
fille aux tresses ). Cependant, ces deux utilisations de la figure de l'enfant dans l'esthétique
du film, sert aussi à retourner contre lui cet image du Sud enfant.
Car, les enfant dans En attendant le bonheur ignorent tout d'abord les barrières entre
les hommes. C'est un groupe d'enfant qui ouvre celle qui mène la voiture dans laquelle
prend place Abdallah au début du film à Nouadhibou. Ce sont Khatra, qui lui enseigne le
hassaniya, et la petite fille de Nana, qui lui adresse un regard franc et curieux, qui sont les
interlocuteurs principaux d'Abdallah et les seuls qui se penchent sur lui, quand il est réfugié
dans sa case ayant pour seule fenêtre sur le monde une ouverture miniscule sur les pieds
des hommes qui marchent sur les chemins de la ville.
Dans la relation d'apprentissage orale de Maata à Khatra, de l'ancienne à la petite
griotte mais aussi de Khatra à Abdallah, l'échange est réciproque. L'enfant a autant à
apprendre à l'adulte que l'adulte à apprendre de l'enfant. Ce dernier n'est pas confiné
au monde soi-disant vierge et immaculé de l'enfance mais participe activement à la vie
quotidienne des adultes, il n'est pas écarté des discussions nocturnes des hommes et n'est
pas considéré comme un être fragile et innocent qu'on doit préserver à tout prix des douleurs
et du vice des adultes. Quand Maata le gronde, le menaçant de mort s'il continue à marcher
avec autant d'insouciance le long des toits, il lui rétorque gentiment « Tu dis tout le temps,
tu vas mourir, tu vas mourir... Mais c'est toi en fait qui as peur de la mort ». Une manière de
repenser habilement le rapport du Nord au Sud, ce dernier voulant se dégager de l'étreinte
protectrice du premier qui veut absolument continuer à l'encadrer et à le guider, alors que lui
cherche à s'exprimer, prendre ses responsabilités et souhaite, malgré les risques, participer
au monde en toute indépendance.
C'est donc l'enfant qui fait se rencontrer les hommes et les mondes. Ainsi, loin du cliché
de l'immigré venu profiter d'une meilleure situation économique en Europe pour trouver du
138
139
62
Edgar Morin, ibid, p. 154
Edgar Morin, ibid, p. 158
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
travail et gagner un peu d'argent, c'est une raison sentimentale, l'amour et sa fille métisse,
Sonia, qui poussa Nana à rejoindre Vincent en France.
Enfin, Khatra, qui reste persuadé qu'il retrouvera la radio et qui est convaincu que
l'ampoule finira par s'allumer dans la chambre d'Abdallah et de sa mère, porte la lumière de
l'espoir dans le vide du désert et incarne le potentiel universel de l'être humain et l'espoir
d'une retrouvaille entre le Nord et le Sud.
Le cinéma à ce titre peut donc très bien porter sur ses épaules la responsabilité d'une
140
pensé métisse car « il fermente de toutes les virtualités de l'esprit humain » . Et en cela,
il refuse d'accepter les idées préconçues et repart à zéro dans la rencontre avec l'Autre et
la compréhension de soi, loin des appartenances prémachées. C'est pourquoi « le langage
du cinéma, dans son ensemble, est fondé, non sur les réifications particulières, mais sur les
141
processus universels de participation » .
L'esthétique audiovisuelle s'accorde donc mal avec les notions d'identité et ne fait
que rarement participer à leur représentation avec certitude et conviction. Elle ne reproduit
jamais à l'identique mais participe d'une création nouvelle, qui pense l'absence et non
seulement la présence.
Le « dogme représentationnel », comme le surnomme François Laplantine qui
« manifeste son aversion pour la réalité qui elle est opacité, trouble, turbulence, qui est non
seulement présence, ou non seulement absence, non seulement passé ou non seulement
142
présent, mais présence-absence, passé-présent » ne fait que reconnaître et situer pour
reproduire à l'infini ce que l'on connaissait déjà mais jamais, au grand jamais, ouvrir la porte
à l'étranger, à ce que l'on ne connaît pas, à la nouveauté.
Comme on ne peut prétendre ainsi que le cinéma serait vacciné définivement par
son esthétique à l'encontre du risque d'une représentation figée d'identités préconstruites
( surtout quand on a vu précédemment les travers de la pensée multiculturaliste et son
application dans le cinéma colonial ), il est important de le soumettre à une éthique.
Ainsi, dans son analyse sur le cinéma africain et ses tensions contemporaines, Olivier
Barlet milite :
« Vouloir sortir l'Afrique de la marginalité historique sans tomber dans les
fixations antécoloniales de la Négritude implique de s'attaquer à l'imaginaire qui
sous-tend cette vision. Plus que jamais, les cinéastes sont condamnés à lutter
contre les fantasmes qui voudraient les enfermer dans un espace traditionnel
territorialement déterminé. C'est pourquoi, ils revendiquent l'errance comme
caractéristique de leur place dans le monde. Plutôt qu'un cinéma métis, c'est un
cinéma nomade qui cherche à s'imposer, sans jamais renier ses origines, mais en
143
les considérant comme un passage »
Ce n'est pas l'identité qui est ainsi rejetée en bloc mais la sédentarisation qui lui est refusée.
Cette idée de l'homme-arbre qui n'aurait comme seule ambition dans la vie que de parvenir
140
141
142
143
Edgar Morin, ibid, p. 165
Edgar Morin, ibid, p. 158
François Laplantine, ibid, p. 105
Olivier Barlet, “Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma
pluriel, p. 213
Dheygere Antoine
63
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
à s'installer définitivement sur des terres clotûrées, à l'abri des risques du voyage et des
aléas des incertitudes de l'avenir ne peut qu'aller à l'encontre d'une pensée métisse.
La pensée métisse y voit un processus d'accès différent. Non pas grâce à des
références directes puisées directement à la source d'une soi-disant origine et dont
découlerait des caractéristiques stables qu'il s'agirait de reproduire dans les représentations
de soi, mais par le biais incertain du nomadisme, de la peur, de l'échec mais aussi par la
conquête perpétuelle d'un sens dans l'acceptation de son ambivalence.
Dans Crossing the Bridge, la métaphore du pont, du passage, peut autoriser de temps
à autre Fatih Akin à développer l’idée d’une identité nomade, en mouvement. « Un peuple
nomade, nous sommes là où nous sommes », affirme l'un des producteurs de musique
du label DoubleMoon. Identité nomade également pour le Siyasiyabend, qui évoque les
déboires de la vie nomade, sans cesse obligé de se déplacer face aux interventions des
forces de l'ordre.
Ce nomadisme nous donne à voir la rencontre, jonction des identités, essentielle à la
construction du mythe métisse. Mouvement symbolisé par la transe soufie, dans laquelle
il devient plus facile de tourner, de bouger, que de rester immobile. Dans En attendant
le bonheur, deux hommes africains se retrouvent ainsi face à une toupie offerte par le
marchand ambulant asiatique, toupie qui tourne et tourne sans-cesse devant leurs yeux
hypnotisés. Ce serait donc une culture du mouvement, du passage, de l’entre-deux, du
douloureux mais riche nomadisme face aux catégories sédentarisées.
« Le métissage s'exprime encore avec plus de force dans la littérature
contemporaine par ce que certains appellent une « esthésie migrante », soit
une nouvelle esthétique fondée sur la mouvance énonciative qui définit le mode
144
même de constitution du sujet » .
Le tout premier plan du film d'Abderrahmane Sissako nous place devant une dune balayée
par le vent. Les rafales de vent violentes semblent vouloir arracher cette dune au désert.
Pourtant, à l'image de la fougère au premier plan qui ne rompt pas, la dune est secouée,
agressée, se déplace, entraînant le désert avec elle mais elle ne disparaît pas. Le désert
se déplace, voyant ses dunes se recomposer sous l'influence du vent qui l'entraîne vers le
nord, tout en restant là. C'est pour nous, une des plus belles images du film tout autant qu'un
symbole très fort de la pensée métisse qui n'élimine pas l'identité mais la conçoit intègre
mais souple.
Car il est important désormais de lever un obstacle. Cette pensée du passage, du
nomadisme donc d'une perpétuelle remise en cause des repères qui fondent notre identité
pourrait paraître incompatible avec la morale. La figure du gitan ou du SDF dans nos
sociétés modernes, dont on ne sait jamais d'où il vient et où il va, et la peur sociale par
l'angoisse identitaire qu'il concentre sur lui, témoigne bien de ce refus commun des dangers
du nomadisme et de la déconstruction.
Et pourtant, « Montaigne, loin de détruire la morale, la rend au contraire possible. Enfin
et surtout, les observations qu'il se propose d'effectuer concernent l'instabilité des sens,
145
la transformation, la pluralité de soi : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage ». » .
Car, pour lui, rien n'est stable, le temps fait invariablement son oeuvre, contraignant toutes
choses à sa mesure et empêchant quiconque de rester semblable à lui-même. « Si en effet,
144
Laurier Turgeon, article “Les paradoxes du métissage”, publié dans “La lettre d'information des musiques
traditionnelles du monde en Rhône-Alpes”
145
64
François Laplantine, ibid, p. 76
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
ne cessant de se tranformer, le réel est mobile, paradoxal et contradictoire, il appelle une
temporalité du texte, des mots en particulier qui ne peuvent plus se replier sur eux-mêmes
146
dans des significations préétablies » .
Dans En attendant le bonheur, si le propos se fait discret, les raisons politiques
masquées et les responsables pas directement désignés, la perspective politique est malgré
tout bien présente et se fait ressentir plus intimement sans lourdeur pédagogique mais
avec poésie. C'est toute l'ingéniosité d'Abderrahmane Sissako dans ce film. L'esthétique
de l'errance et de l'absence ( le montage est souple, les transitions délicates et le rythme
lent ) qu'il lui imprime renvoie à l'absence-présence du Nord, qu'on ne verra pas mais qui
refuse l'Afrique réelle ( celle qui veut la rencontrer, celle qui se s'y déplace et aussi celle qui
revient et échoue, vidée de ses forces ,sur une plage ) à laquelle répond parfaitement la
présence-absence de ce personnage Abdallah qui, tel un anti-héros, veut partir mais jamais
ne part. Dans le film, c'est l'ouverture mentale à l'Autre qui prime avant sa rencontre, c'est
l'imaginaire qui motive l'acte et c'est l'intention plutôt que le fait. Dans la pensée esthétique
du film, l'intention de partir prime sur le départ. Etre un exilé c'est avant tout préparer son
esprit à l'ouverture et à l'échange.
C'est pourquoi l'esthétique audiovisuelle s'accorde très bien avec cette pensée métisse
qui comportent en elle ces idées de nomadisme, de passage et d'absence. Cette pensée de
l'absence est très intéressante car, politiquement, elle oblige le sens à se révéler et par là,
ne s'oppose pas brutalement à l'idéologie mais l'affronte en l'esquivant, en la provoquant et
en démontrant, tel Gandhi par sa non-violence, l'absurdité de sa prétention monopolistique.
Nous le soulignons, c'est au travers d'une esthétique du passge et de l'errance
qu'Abderrahame Sissako souligne avec finesse et pertinence mais aussi force, la condition
compliquée des pays du Sud, ne vivotant qu'à moitié chez eux en raison de pressions
économiques difficiles mais auxquelles ils ne peuvent échapper.
Mais surtout, pays dont les habitants gardent en tête la perspective d'un monde meilleur,
ailleurs, non plus dans l'au-delà, mais bien matériel, visible, manifeste même, quand il se
reflète tous les jours sur le petit ou le grand-écran, mais pourtant qui se refuse ( le film suit
l'attente désespérée d'un passeport par Abdallah ou développe une séquence douloureuse
et humble, évitant tout voyeurisme, qui montre l'échec de Mickaël, qu'on retrouve mort,
échoué sur une plage de Nouadhibou alors qu'on l'avait entraperçu précedemment dans le
film prendre la pose devant une photo de la tour Eiffel avec un ami ).
La persistance idéologique du Nord s'exprime délicatement dans le film, au travers
d'une chanson chanté en français par Khatra ( « ce petit oiseau, qui me chante, l'amour du
pays natal », rappellant que le français est encore la langue nationale apprise à l'école, la
seule qui réunit tout le pays ) ou d'une fascination d'Abdallah devant une séquence pourtant
assomante d'une émission de télévision soporifique, « Des chiffres et des lettres ».
Par le refus des catégories établies et par la recherche de la limite, l'esthétique
audiovisuelle peut dans ses films développer tout en détournant des thèmes classiques,
tout autant que des personnages carricaturaux et une scénario linéaire. En jouant sur les
perspectives, le cadrage, la temporalité et la géographie de sa mise en scène, elle peut
révéler par-là la singularité de son propos, appuyant une pensée métisse alors manifeste
et ce, par le biais des processus psychiques universels.
Dans son analyse du cinéma de Wong Kar-wai, Serge Gruzinski fait référence à cette
notion de disappearance inaugurée par le sociologue Ackbar Abbas. Disappearance signale
une certaine myopie qui ignorerait la possibilité d'une création originale, qui refuserait de
146
François Laplantine, ibid, p. 78
Dheygere Antoine
65
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
voir la réalité, en se réfugiant continuellement dans des ressources préétablies et dans des
dualismes simplistes comme ceux du Nord et du Sud.
Hong-Kong, comme le Mexique du XVI°siècle ou comme la France contemporaine
« multicolore » sont ainsi des exemples parfaits pour évoquer le nécessaire dépassement
des catégories de pensée traditionnelles, soumises trop souvent à l'idéologie identitaire. A
quoi bon penser une identité dans un contexte aussi mouvant, pourquoi figer une réalité
dont la caractéristique principale est le changement et la métamorphose, pourrait-on aller
jusqu'à interroger ?
Ce conditionnement que subit l'imaginaire social et la possibilité de le dépasser pourrait
passer par le biais de cette éthique métisse déployée dans l'audiovisuel : « Les images
déconcertantes car inclassables, le mélange de vitesse et d'inertie, « l'instabilité subtile de
l'image », qui font que « nous ne sommes jamais certains de ce que nous voyons », ne sont
pas que des symptomes de déséquillibre. Ce sont bien davantage les manifestations d'une
147
réaction construite sur le métissagage et l'hybridation » .
La création artistique et notament le cinéma nous semble parfaitement à même de
développer de telles stratégies de détournement de cet imaginaire de la disappearance, de
la disparition. Et ce, à condition que l'esthétique audiovisuelle soit menée par une éthique
que nous nommerons comme celle du métissage, mais qui reste pourtant à trouver car
difficilement définissable.
Elle est indispensable, car, comme nous l'avons déjà précisé dans la première partie,
le cinéma peut être un formidable support et instrument au service d'une idéologie politique,
fonction « qui vient constituer le « sujet » par la délimitation illusoire d’une place centrale
( qu’elle soit celle d’un dieu ou de tout autre substitut ). Appareil destiné à obtenir un effet
idéologique précis et nécessaire à l’idéologie dominante : créer une fantasmatisation du
148
sujet, le cinéma collabore avec une efficacité marquée au maintien de l’idéalisme » .
C'est pourquoi c'est uniquement lorsque son esthétique est guidée par l'éthique du
métissage que les tentatives de contournement de l'imaginaire traditionnel du rapport NordSud peuvent ne plus s'exprimer « ni dans un repli sur un local, ou l'indigène, ni dans une
fuite vers la marginalité, mais dans une corps à corps avec les contraintes et les pressions
de la domination coloniale, ou néocoloniale. Pareilles attitudes évitent les pièges d'une
marginalité réifiée dont l'existence ne fait que consolider le centre, comme elles échappent
149
aux illusions du local, perçu idéalement comme un havre de pureté ancienne » .
Nous avons pu percevoir avec quelle justesse et quelle finesse l'esthétique déployée
dans En attendant le bonheur, autorise son réalisateur à remettre en question la
représentation traditionnelle d'un pays arabe et de l'Afrique en général, si ce n'est en plaçant
son action dans un pays métis, entre les deux et dans une ville-frontière, et à s'attaquer
ainsi à l'imaginaire unilatéral du rapport Nord-Sud, soulignant d'autre formes d'échanges
et d'autres motivations à leur lien. Il s'inscrit parfaitement dans notre propos car il peut à
terme, si sa diffusion le permet, participer à un mouvement de renouvellement de ce rapport
entre le Nord et le Sud.
C'est pourquoi j'aimerais conclure en m'inscrivant dans la pensée récente d'un cinéma
renouvellé dont Olivier Barlet, président d'Africultures, entre autres, est un des fers de
lance. L'éthique du métissage parle de l'universalité humaine tout autant qu'elle parle à
147
148
149
66
Serge Gruzinski, ibid, p. 311
Jean-Louis Baudry, cité par Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, in Esthétique du film, p. 186
Serge Gruzinski, ibid, p. 312
Dheygere Antoine
Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du
rapport nord-sud : le métissage
l'universalité de l'homme. « Le spectateur est ainsi mobilisé, non en tant qu’Africain se
reconnaissant dans un discours commun mais en tant qu’homme : un tel cinéma parle à tous
150
parce qu'il joue une carte sensible, celle de la poésie » . Car cette éthique du métissage, du
nomadisme et du passage ne doit pas résumer à un simple message et à des thématiques
mais doit nécessairement déployer tout son sens au travers d'une manière spécifique, le
cadrage, le montage, le son, c'est-à-dire l'esthétique audiovisuelle.
Cette esthétique me semble la plus adaptée, non pas en raison d'une prétendue
supériorité de cet art sur les autres, non pas parce que je crois (enfin, pas totalement ) à
l'idéal d'un espéranto visuel incarné par le cinéma, mais bien parce que, grâce à l'étendu
de son champ esthétique, il autorise idéalement l'expression d'oeuvres les plus riches
possibles.
150
Olivier Barlet, ibid, p. 209
Dheygere Antoine
67
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Conclusion
« A l'avant-garde de la pratique, l'invention technique ne fait que couronner un
rêve obsédant. Toutes les grandes inventions sont précédées par des aspirations
mythiques, et leur nouveauté semble à ce point irréelle qu'on y voit supercherie,
sorcellerie ou folie... [...] Tout rêve est une réalisation irréelle mais qui aspire à la
réalisation pratique. C'est pourquoi les utopies sociales préfigurent les sociétés
futures, les alchimies préfigurent les chimies, les ailes d'Icare préfigurent celles
151
de l'avion »
A l'origine, le cinématographe est cet outil technique de reproduction du mouvement par la
projection de 24 images par seconde, rien de plus. Pourtant, sa transformation en cinéma,
en une véritable industrie du « rêve » l'élève souvent hors de sa condition matérielle et fait
de lui une passerelle vers le monde de l'imaginaire.
L’étude précédente a tenté de démontrer que bien loin du rêve des premiers inventeurs
du cinématographe, espérant avoir découvert l'ultime technique pour montrer le réel dans
sa totalité, c'est bien plus une partie des structures de l'imaginaire l'inscrivant dans l'histoire
sociale de son temps, que le cinéma peut dévoiler.
Le cinéma ne ressuscite pas la magie des sociétés anciennes qui voyaient dans la
représentation l'objet lui-même, non, c'est une magie atrophiée, mais en même temps plus
large, que permet l'esthétique audiovisuelle. Ce sentiment esthétique naît d'un aller-retour
continuel entre la représentation et la vision objective du monde réel et les projections
imaginaires du réalisateur et du spectateur.
L'étude de cette esthétique nous enseigne donc que ces participations imaginaires ne
peuvent être tout simplement rangées du côté du rêve et de l'irréel mais qu'au contraire,
elles ne peuvent se détacher du monde réel et de la participation humaine concrète en son
sein. Or le cinéma par l'étude de l'esthétique audiovisuelle qu'il permet, nous enseigne que
cette « pénétration de l'esprit humain dans le monde est inséparable d'une efflorescence
152
imaginaire » .
Pourtant, nous l'avons vu, cette efflorescence imaginaire n'a pas empêché l'esthétique
audiovisuelle d'être au service d'un mythe prégnant, d'une idéologie durable, celle
d’identités culturelles irréductibles les unes aux autres, séparant le monde en deux, le
Nord et le Sud. Le détour par les figures de l'homme du Sud dans le cinéma du Nord, de
la naissance du cinéma en période de colonisation au cinéma post-colonial abordant la
question de l'immigré et de son intégration sociale, a pu témoigner d'un imaginaire de leur
rapport réduit.
Ce que nous avons voulu défendre ensuite, c'est l'idée selon laquelle, bien qu'il puisse
servir une idéologie, son esthétique ne fait alors que réduire et non effacer, que brider et
non éliminer, le potentiel polymorphe de la création audiovisuelle et sa répercussion sur
l'imaginaire social.
151
Edgar Morin, ibid, p. 174
152
68
Edgar Morin, ibid, p. 172
Dheygere Antoine
Conclusion
Les réflexions de Gilbert Durand sur l'imaginaire peuvent nous être ici fort utiles. Pour lui
non plus, on ne peut distinguer deux pôles irréductibles, qui seraient le réel et l'imaginaire :
« Toute pensée humaine est re-présentation, c’est-à-dire qu’elle passe par des
articulations symboliques ». Elle passe par le biais de l'imaginaire qui réinterprète
le réel en fonction de la symbolique qu'il y décode et permet ensuite de réutiliser
ses codes pour y intervenir. « L’imaginaire est donc bien ce connecteur obligé
153
par lequel se constitue toute représentation humaine » .
Une remarque tout de suite s'impose. L'étude des mythes, la « mythanalyse », comme il
l’appelle, observe la résurgence des mythes dans l'histoire humaine et par là, fait le constat
d'un stock de mythes, c'est-à-dire d'un imaginaire naturellement bridé par l'étroitesse du
choix possible d'images, « définies par les régimes des images. Il y a un double « principe
des limites » qui régit les changements d’imaginaire : l’un qui « limite » dans le temps
la prégnance d’une travée mythique, l’autre qui limite les choix dans les changements
154
mythiques » .
Pour ce qui nous intéresse, Gilbert Durand énonce ainsi le concept de « bassin
sémantique », qui permet de comprendre avec plus de souplesse les changements de
régime d'imaginaire d'une société donnée, à une époque donnée, vers un autre. La
dynamique de l'imaginaire social n'obéit évidemment pas à un rythme brutal. Elle prend du
temps et passe par des modifications progressives de l'imaginaire en place, codifié selon
les normes et conventions du moment, qui, perdant leur pertinence au fur et à mesure de
l'évolution économique, sociale et politique, viennent à changer et renouveller l'imaginaire.
« C’est donc dans un parcours temporel que les contenus imaginaires
( rêves, désirs, mythes, etc. ) d’une société naissent en un ruissellement
confus mais important, se consolident en se « théâtralisant » en des
emplois « actanciels » positifs ou négatifs, qui reçoivent leurs structures
et leurs valeurs de « confluences » sociales diverses ( appuis politiques,
économiques, militaires, etc. ), pour finalement se rationaliser, donc perdre leur
spontanéité mythogénique, en des édifices philosophiques, des idéologies et des
155
codifications »
Pour en revenir à l'imaginaire du rapport Nord-Sud, on peut considérer qu'au tout début,
il n'avait aucune raison d'être dans une Europe, centrée sur elle-même, formée de pays
qui n'étaient alors qu'un patchwork de communautés régionales, elles-même composées
d'hommes globalement enfermés dans les limites matérielles de leur bourg et donc confinés
dans un imaginaire dont la représentation de l'extérieur était probablement restreinte à l'audelà.
Ce n'est qu'au fur et à mesure de l'unification religieuse et linguistique, de la construction
nationale, de la diffusion de l'éducation, que l'imaginaire s'est peu à peu ouvert à d'autres
horizons, aidé qu'il fut par la mythologie nationaliste et son incarnation guerrière.
L'ambition colonialiste française des débuts de la Troisième République n'était alors
pas partagée par beaucoup de français ni même par la majorité des hommes politiques.
Cette mésentente politique est bien le signe d'un imaginaire collectif qui n'avait encore que
peu de perspective extra-nationale. En tentant de légitimer son expansion impérialiste, la
153
154
155
Gilbert Durand, ibid, p. 27
Gilbert Durand, ibid, p. 43
Gilbert Durand, ibid, p. 63
Dheygere Antoine
69
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
mise en scène du Noir, de l'Arabe, de l'Asiatique, comme auparavant celle de l'Allemand,
sur différents supports symboliques ( livres scolaires, prêches religieux, contes populaires,
puis radio et cinéma ), s'est faite au travers de leur incarnation dans des personnages
représentant certaines figures simplistes donc caricaturales. Celles-ci ont pris pied dans
l'imaginaire individuel de chacun et ont donc progressivement généré cet imaginaire
ignorant et dualiste, de la France colonisatrice et civilisatrice et de son Empire colonisé et
barbare.
Evidemment, l'avènement d'un imaginaire du rapport Nord-Sud ne s'est pas
immédiatement réalisé et n'a pas été reproduit à l'identique jusqu'à nos jours. La seconde
guerre mondiale et décolonisation sont passés par là, mobilisant différents et nouvelles
références symboliques qui ont perturbé le schéma simpliste de cet imaginaire. Ainsi, ont
été ajoutés aux libertés fondamentales précédentes, des droits nouveaux dits de « troisième
génération ». « Le défi de l'hitlérisme les ( pays colonisateurs eux-mêmes dominés pendant
la guerre ) a forcés à porter, sur les peuples qu'ils dominaient, un regard moins lointain,
156
à esquisser avec eux un rapprochement » . Ainsi, ils ont pu même parfois promettre
de futures délivrances. Mais surtout, le système de Nations Unies formalisa le droit à
l'autodétermination, le droit de tous les hommes à la liberté et à l'égalité.
Les mouvements politiques ultérieurs de lutte sociale, d'affirmation du respect des
droits des minorités, qu'elles soient ethniques, religieuse, sexuelles, respect de la tolérance,
interdiction de la discrimination, y ont participé et ont bien entendu entamé l’ouverture
de l’imaginaire à une conception plus élaborée des représentants humains du Sud. Des
idées plus poussées encore ont pu apparaître alors, qui voulaient surtout entendre dans
les sociétés non-européennes « cette vibration individuelle et ce langage universel où elles
reconnaissent, au travers des différences culturelles, des êtres semblables en humanité,
157
des citoyens en devenir, des nations à respecter enfin » .
Cependant, cette grille de lecture simpliste mais rassurante, qui ne voit dans l'étranger
qu'une irréductible différence, est bien vite réactivée lors de périodes troublées ( qui
répondent souvent à la conjonction d'une crise économique, de mutations sociales et d'une
vacuité politique, institutionnelle ou symbolique ). Confrontée à l'absence de perspectives
économique, sociale et humaine positives, mais aussi devant faire face à la disparition
d'utopie politique qui pourrait expliquer le présent pour proposer un futur meilleur, la société
ne se conçoit plus ( aidé bien entendu par certains discours politiques ) qu'en référence à un
imaginaire passé fantasmé et rassurant. Ce mythe est d'autant plus immédiatement sollicité
que pour la plupart des individus qu'on dit « d'origine française », la rencontre directe avec
la personne du Sud ne s'est faite finalement que très récemment avec l'immigration d'aprèsguerre.
158
Pourtant, nous allons le voir, à l'instar de François Laplantine , c'est dans cette
méconnaissance née d'une incertitude identitaire, que nous pouvons voir les raisons
d'espérer un imaginaire plus élaboré et donc plus juste, notament grâce à la créativité que
permettent ces périodes sociales troublées.
Car, loin de la perméabilité que voudrait inscrire dans les représentations sociales
l'homme politique qui bénéficie de cette peur sociale et de ce sentiment d'incertitude
156
157
158
70
Mahmoud Hussein, ibid, p. 87
Mahmoud Hussein, ibid, p. 92
François Laplantine, ibid, p. 144
Dheygere Antoine
Conclusion
identitaire, deux mondes qui se rencontrent, même brutalement, créent dans cette rencontre
et le dialogue de la confrontation, des échanges et du métissage.
Bien sûr, chaque ensemble possède ses propres contraintes et son mode d'expression
et de pensée. Tout n'est pas métamorphosable si aisément. La rencontre et le métissage ne
s'effectuent d'abord que dans des cadres limités, des compromis restreints et des domaines
dont l'ouverture ou l'hybridité le permettaientt déjà auparavant.
Ainsi, Istanbul, telle qu'elle nous est présentée dans Crossing the Bridge, bénéficie
d'une position extrêmement favorable. Au microscope, la rencontre humaine se fait par le
Bosphore et dans la rue. A une autre échelle, la rencontre se cristallise dans l’idée d’Istanbul
comme point à la croisée des chemins. La ville jouit d’une position géographique et d’un
vécu privilégiés qui lui permettent d’être un creuset culturel. Les dj d’Orient Expressions le
perçoivent comme une condition, inhérente à cette position particulière « quand tu travailles
ici comme dj, tu essaies de suivre tout ce qui se passe au sud, à l’est, à l’ouest, en
Amérique... tu suis tout ! ». Voulait t-il dire « Je suis tout » ?
Concernant la Conquête espagnole de l'Amérique, Serge Gruzinski affirme ainsi:
« Leur rencontre imprévue et brutale entraîne une prolifération apparemment
désordonnée et aléatoire des créations, des formes et des croyances. [...] Les
deux ensembles se comportent vis-à-vis des artistes indigènes comme les grand
bassins qui captent les eaux dévalant des montagnes. Ces « bassins » attirent
vers eux toutes sortes de formes et de contenus plus ou moins fragmentaires,
159
plus ou moins continus »
La rencontre incertaine entre deux mondes séparés, préparés ( le cas de l'immigration
française ) par l'existence préalable d'un imaginaire de leur rapport ( généré par les conflits
humains du passé, impérialisme et domination musulmane puis croisades pour exemples
récents, ainsi que l'existence continue d'échanges commerciaux ) ou non ( le cas de la
colonisation espagnole ), ne peut être réduite ni à une éradication radicale de la population,
des traditions, de la religion, des modalités de l'un par l'autre, ni à la fusion immédiate des
deux mondes, créatrice d'un nouveau monde original.
C'est pourquoi l'image du bassin est si intéressante. Elle permet de représenter la façon
dont le métissage s'effectue lors de rencontre brutale entre deux mondes dont, parfois,
s'opposant, les imaginaires paraissent rendre la coexistence impossible. Il n'y a pas de
fusion définitive des bassins imaginaires dans un lac nouveau mais des affluents qui vont
de l'un à l'autre, s'élargissent progressivement et autorisent au fur et à mesure davantage
de gens à les emprunter, à réaliser et développer ainsi la rencontre entre les deux.
Ces miniscules affluents se transformant en rivières puis en fleuves, sont bien à l'image
des compromis difficiles mais toujours tentés qui font le métissage entre deux mondes,
renvoyant ces derniers face à la mouvance de leur contour et donc l’absurdité de sa défense
absolue.
Selon nous, l'imaginaire du rapport Nord-Sud en France, tel qu'il est incarné et mis
en scène par le cinéma narratif et son esthétique audiovisuelle, reste confiné au sein de
frontières stériles, qui ignorent ces affluents, ces échanges qui pourtant ruissellent dans la
réalité sociale contemporaine. Toujours tributaire du passé colonial, l'imaginaire français du
rapport Nord-Sud fait face désormais à celui du multiculturalisme. Malgré sa tolérance, sa
générosité et sa beauté apparente, ce dernier ne fait que renforcer les représentations d'un
159
Serge Gruzinski, ibid, p. 272
Dheygere Antoine
71
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
monde séparé en deux et donc d'une société fragmentée dans une richesse culturelle bien
pauvre finalement.
Surtout, par l'esthétique de la diversité et de l'hétérogène dont il se pare, cet imaginaire
ne fait rien pour ouvrir d'autres perspectives : que ce soit pour tenter de comprendre les
responsabilités économiques et médiatiques derrière la « crise » sociale, masquées derrière
une soit-disant mauvaise organisation des différences culturelles de ses participants, pour
nuancer cette « crise » sociale par la paix relative qui y règne ( paix autorisée par les
échanges humains quotidiens qui font advenir une société métisse, riche de ses différences
mais surtout consciente de leur participation commune à son développement ) ou encore
pour entrevoir la possibilité d’une société dont l'imaginaire plus juste et ouvert, pourrait
même lui donner l'ambition de diffuser son modèle en direction de l'universalité humaine.
La refonte de cet imaginaire peut passer par le cinéma, qu'il soit documentaire ou de
fiction, et son esthétique. Car, nous l'avons démontré, celle-ci s'inscrit dans des structures
imaginaires autant qu'elle les utilise et les transforme.
« L'imaginaire ne peut se dissocier de la « nature humaine » - de l'homme
matériel. Il en est parti intégrante et vitale. Il contribue à sa formation pratique. Il
constitue un véritable échafaudage de projections-identifications à partir duquel,
160
en même temps qu'il se masque, l'homme se connaît et se contruit » .
On peut connaître l'homme par le cinéma et l'homme peut se construire par le
cinéma. L'incertitude identitaire n'est pas pour nous seulement les conditions d'une
instrumentalisation cynique du refuge imaginaire d'apartenance, mais la perspective d'une
créativité artistique accrue, renouvelant l'imaginaire collectif de la France voire du monde
contemporain.
Le cinéma africain ( au même titre que tous les cinémas issus du Sud ) doit
nécessairement y participer. Non en raison d'un devoir de reconnaissance de ce dernier
qui nous ferait accepter la création africaine avec beaucoup de condescendance et/ou avec
le regard émerveillé mais naïf de l'occidental en quête d'exotisme ou d'authenticité, mais
parce que certains de ses films exploitent à merveille le potentiel universel de la création
artistique et plus particulièrement, l'esthétique audiovisuelle.
Ainsi, loin d'être nécessairement contraint par l'imaginaire du rapport Nord-Sud qui
porte en lui les travers prédédemment cité et le voile d'ignorance qu'il a déposé sur son
analyse :
« ses chances de réussité résident dans la marge d'action que nous laisse
la méconnaissance même de l'Afrique. Les tam-tam ont assourdi et aveuglé
certains occidentaux. Il nous reste, nous, tout le champ des nuances à explorer...
Il coule dans nos pays de grands fleuves, de très grands fleuves qui sont aux
dimensions du continent. C'est le vent de l'histoire, si on veut, qui en a rassemblé
les eaux. Ces fleuves ont pour nom : la mère, la peur, la honte, le force du sang,
la violence, l'espoir. [...] Alors notre cinéma pourrait bien ( ne serait-ce que par sa
clandestinité même, on le laisse à peine respirer ), contenir une bonne part de ces
vérités : les conscientes comme les inconscientes, celles qu'on dit, celles qu'on
tait à moitié, celles qui ne cheminent que dans un homme, celles qui s'expriment
160
72
Edgar Morin, ibid, p. 173
Dheygere Antoine
Conclusion
dans l'inconscient collectif. Je suis tenté de dire que le cinéma africain pourrait
161
être un élément libérateur de l'homme, il n'y en a pas de trop »
Les conditions d'une esthétique audiovisuelle portée par l'éthique du métissage sont réunies
comme jamais dans l'histoire du monde. La mondialisation, par l'internationalisation et
l'accélération des échanges économiques et humains qu'elle engendre, mais aussi par la
dématérialisation des moyens de communication, le risque que l'abondance d'informations
comporte mais aussi la liberté d'expression à laquelle peut prétendre un outil comme
Internet, ne peut être vue seulement comme source de malheurs et de conflits.
Notre monde contemporain porte également en lui les germes d'une société nouvelle,
qui ne peut aboutir qu'en ayant modifié les comportements, donc les représentations
que ses acteurs se font en son sein. L'esthétique audiovisuelle peut être un vecteur des
productions symboliques déjà à l'oeuvre qui, à l'instar de la finance internationale, refusent
les frontières nationales et conçoivent le monde tel qu'il est, complexe mais unique, riche
de ses différences mais universel.
Le cinéma et son esthétique semblent en effet pour nous convenir mieux qu'aucun autre
art de la représentation, à la mise en oeuvre de cette esthétique du métisage. Pour conclure
cette étude, il nous faut expliciter cette prise de position.
Avant tout, comme nous l'avons auparavant évoqué, le mythe fondateur du
cinématographe a été la reproduction du réel sans intermédiaire, c'est-à-dire tel quel,
dans sa totalité. Et cela a conduit nombre d'observateurs à conclure qu'enfin, le mode
d'expression universel avait été découvert, l'outil enfin capable de réunir les gens autour d'un
langage commun. Ce mythe d'un « esperanto visuel » est très tentant mais nous verrons en
fait que le cinéma peut s'en approcher différemment que dans la conception d'une réalité
reproduite à l'identique.
« C'est au sein des populations reculées, en pleine brousse, auprès des groupes
162
indigènes n'ayant jamais vu de films que l'universalité du cinéma apparaît éclatante » .
Pour Edgar Morin, bien qu'il conçoive plus loin la possibilité de barrières socio-culturelles,
163
d'ailleurs avec une analyse intéressante , ce fait confirme le potentiel universel du cinéma.
L'analyse d'En attendant le bonheur, puis les réflexions d'Olivier Barlet sur le cinéma
de l'errance, nous l'avons vu, apportent encore de l'eau au moulin du mythe du cinéma
universel. Cependant, avec plus de finesse, elles mènent à la compréhension plus large
de l'esthétique, comme capacité à converser avec l'âme de l'homme, dans un aller-retour
entre les formes et la musique qu'une oeuvre d'art exprime et la projection imaginaire que
son observateur imprime, et vont donc plus loin.
C'est parce qu'elle joue la carte de la poésie, et non du voyeurisme vulgaire de
la télévision ou du spectacle irréalisant hollywoodien, que l'esthétique audiovisuelle peut
prétendre à l'universalité et au métissage.
Car loin de l'éthique du pardon qui en sacralisant les victimes, renforce le sectarisme
social et enferment les gens dans des ghettos identitaires, esclaves de l'histoire, l'esthétique
161
Urbain Dia-Moukori (cinéaste camourenais), article “Intuition d'un langage cinématographique africain”, in Présence
Africaine, premier trimestre 1967, pp. 206-218, repris in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, pp. 131, 132
162
163
Edgar Morin, ibid, p. 159
“Tout dans un film, ne peut être universel, bien entendu, puisque tout film est un produit social déterminé. (...) Tout ce qui
lui est socialement étranger lui est mentalement étranger. C'est pourquoi, formé à l'école de la fraternité, il (l'Africain) reste sourd au
message du bon samaritain lui enseignant la vertu des égoïstes : la charité chrétienne”, Edgar Morin, ibid, p. 160
Dheygere Antoine
73
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
audiovisuelle peut prendre le pari d'une représentation idéale du collectif et de la société
différente, d'une éthique plus subtile.
Rappelons-le, l'éthique du métissage est incompatible avec celle du muticulturalisme
qui elle-même est indissociable de la théorie de valorisation des victimes. Or cette dernière,
qui prétend honorer leur souvenir et prouver la reconnaissance de la société contemporaine,
prend le risque du dévoiement en culte de la différence. Or celui-ci nous l'avons vu, ne donne
pas plus, mais moins de liberté aux individus et donc n'inspire qu'une création audiovisuelle
conservatrice et confinée dans la perpétuation éternelle des différences entre les hommes.
Or, une esthétique audiovisuelle qui répondrait non pas à l'éthique multiculturaliste mais
à celle du métissage pourrait donner naissance à des films qui « évitent les discours sur le
pardon, et [ qui ] ne se perdent pas dans les bons sentiments. Ils montrent plutôt que les
gens trouvent des solutions inédites, en dehors de toute théorie. Et demeurent irréductibles
164
à une unique réalité, fût-elle militante » .
Ainsi, Abderrahamne Sissako propose plutôt qu'il n'affirme les réflexions de son film,
l'exil, le déracinement, les corps échoués, l'initiation à la vie et la relation Nord-Sud. Pour
cela, il ne prend pas position pour ou contre les évènements qui touche ses personnages.
Il ne jugent pas ces derniers mais les laissent vivre tout simplement dans leur univers
complexe mais riche et beau et trouver les sources de leur expression singulière. Dans la
miniscule cabine du photographe local, ils voyagent déjà, et se voient transportés à Paris
par un décor photographique qui les place devant la Tour Eiffel
C'est à nouveau à la position de l'enfant que renvoie l'éthique du métissage. Comme
nous avons tenté de le démontrer auparavant, la condition métisse implique justement cet
abandon de solutions uniques ou empruntées, mais invitent à retrouver l'innocence curieuse
de l'enfant. Or c'est dans position qu'installe l'esthétique audiovisuelle.
Des analyses psychologiques sur le cinéma ont tenté de percevoir dans quelle position
psychique était placé le spectateur de cinéma et nombre d'entre elles concluent qu'il
se trouve dans une phase de régression volontaire au stade de l'enfant-roi, qui subit
matériellement mais interragit imaginairement à ce monde qui paraît ne détenir aucune
existence en dehors de lui.
« Tout se passe comme si le dispositif mis en place par l’institution
cinématographique ( l’écran qui nous renvoie l’image d’autres corps, la position
assise et immobile, le surinvestissement de l’activité visuelle centrée sur l’écran
à cause de l’obscurité ambiante ) mimait ou reproduisait partiellement les
conditions qui ont présidé, dans la petite enfance, à la constitution imaginaire du
165
moi lors de la phase du miroir »
Le cinéma pourait dont mener à des tentatives esthétiques de re« constitution » de l'identité
du spectateur. Nous avons vu comme En attendant le bonheur par la figure de l'enfant qu'il
développe propose une vision de l'apprentissage et de l'initiation à la vie originale.
Cette reconstitution est facilitée par la mouvance qui caractérise la construction
identitaire et la métamorphose continuelle que subie le réel à l'écran. Art du mouvement, les
objets de la réalité que donne à voir l'écran de cinéma sont en perpétuelle transformation.
Ils se métamorphosent sans-cesse, passant du gros-plan au plan large, du cadrage de profil
au cadrage de face, de la plongée à la contre-plongée.
164
165
74
Denis Duclos et Valérie Jacq, article “Du documentaire au cinéma des gens”, in Le monde diplomatique, mai 2005
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 176
Dheygere Antoine
Conclusion
La participation psychologique obéit à ces même mutations et ces même
transformations. L'identification au cinéma n'est pas, comme il est communément admis,
homogène, les filles aux filles, les garçons aux garçons, les Blancs aux Blancs, les Noirs
aux Noirs et les bons aux bons, les mauvais aux mauvais. Au cinéma, le spectateur va très
souvent se retrouver en position de s'identifier non seulement à beaucoup de personnages
selon les situations, à l'agressé comme à l'agresseur, au volé comme au voleur, à la
166
victime comme au boureau . Mais en outre, la projection-identification primordiale de la
participation imaginaire du spectateur de cinéma se concentre également sur des décors
et des objets, sur des musiques et des sons.
Cette participation affective du spectateur se porte sur le sable, la lumière et la mer dans
En atendant le bonheur, à la fois comme incarnation de son espoir et de son découragement,
tandis que son identification passe d'un personnage à l'autre, aidé qu'il est par leur diversité,
la finesse de leur personnalité, loin des personnages carricaturaux et « typiques » du cinéma
narratif commercial.
L'esthétique audiovisuelle table nécessairement sur un processus d'identification
polymorphe.
« La force de participation du cinéma peut entraîner l'identification jusqu'aux
méconnus, ignorés, méprisés ou haïs de la vie quotidienne : prostitués, noirs
pour les blancs, blancs pour les noirs, etc... [...] Ainsi l'identification au semblable
comme l'identification à l'étranger sont toutes deux excitées par le film, et c'est
ce deuxième aspect qui tranche très nettement avec les participations de la vie
167
réelle »
L'éthique du métissage repose sur cette ambivalence fondamentale de l'identification, de
la position infantile du spectateur, dont la participation imaginaire ( née d'une mentalité
archaïque propre au primitif, au névrosé ou à l'enfant selon Edgar Morin ) va d'un endroit à
l'autre, d'un état à un autre, d'un moment à un autre. Le message délivré par le déroulement
narratif du film est donc loin d'être déterminé à l'avance.
Dans En attendant le bonheur encore, le sens est ainsi très loin d'être déterminable et
déterminé à l'avance par l'esthétique que déploie son créateur qui joue sur une narration
floue, développant des évènements incertains, qui crée un déroulement imprévisible au sein
d'une vie quotidienne sobre, plutôt que sur le conte d'une aventure extraordinnaire.
Certes, son auteur, a priori, et ses spectateurs, a posteriori, ont pu reconstruire de façon
homogène le discours développé dans le film. Cependant, cette « histoire » construite avant
la réalisation ou reconstruite après la projection, prétendant développer un propos clair, ne
rend jamais compte de la richesse ambivalente de l'univers diégètique créé par le film et de
la diversité des inspirations imaginaires de son auteur comme des participations affectives
imaginaires du spectateur.
Ainsi, on peut se demander où est la place du spectateur dans En attendant le bonheur.
Elle est questionnée. Qui est le héros ? Abdallah qui n'attend qu'une seule chose, un
départ que l'on ne verra jamais ? Ou plutôt ce couple d'électriciens qui sont heureux
ensemble, sont prêt à accepter l'étranger, l'Autre mais ne prétendent pas devoir partir pour
cela ? L'identification ambivalente voire difficile proposée par un film et accentuée par une
esthétique honnête, telle celle du métissage, peut être la condition d'une expérience d'une
166
167
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 179
Edgar Morin, ibid, p. 89
Dheygere Antoine
75
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
altérité irréductible, « essentielle pour comprendre que l'Afrique n'est pas la projection que
l'on croit, que ce soit en Europe ou en Afrique ».
A l'ambivalence de l'esthétique audiovisuelle dans laquelle il y a toujours de l'irréel
dans le réel représenté, et du réel dans l'irréel imaginé, répond l'éthique du métissage dans
laquelle il y a toujours de l'Autre en moi et du moi en l'Autre.
En s'appuyant sur une très forte démarche documentaire ( d'ailleurs appuyée par
l'amateurisme des acteurs du film, recrutés sur place et qui participent personnellement avec
beaucoup de liberté à la création de leur personnage ), Abderrahamne Sissako questionne
la proximité avec ceux-ci, partage leur existence mais semble parfois abandonner le
spectateur, ne lui autorisant pas une identification simpliste et rassurante. C'est ce qui
confère toute la sincérité du film et l'autorise à parler de l'Africain comme un homme tout
simplement et ainsi intéresser à son sort toute la planète, « comme un alter ego ( un autre
168
semblable ) et non comme une curiosité lacrymogène » .
C'est donc pour toutes ces raisons que l'esthétique audiovisuelle peut prétendre dans
toutes les dimensions de la création fimique obéir et prendre en charge une éthique de
l'absence-présence, de l'errance, du nomadisme, bref du métissage.
La création filmique propose ainsi de très belles illustrations. Alors que notre
documentaire Crossing the Bridge, The sound of Istanbul s'est avéré un bon révélateur des
pièges essentialistes de la pensée multiculturaliste, créant un monde irréel, notre film de
fiction En attendant le bonheur, dans toute sa modestie incarne bien l'ambition de la pensée
du métissage et la rend palpable dans un univers bien plus réel au contraire.
C'est pourquoi notre propos ne peut que rejoindre Serge Gruzinski et sa « pensée
métisse » quand il affirme :
« Est-ce à dire que dans les domaines qui nous intéressent ici – l'étude et
la compréhension des mélanges – la création esthétique, conçue sous la
forme d'une pensée figurative ou poétique, a autant à nous apprendre que des
sciences sociales souvent engluées dans les sentiers battus du discours et de la
théorie ? » « car les cinéastes sont des créateurs d’images qui ont probablement
169
autant à nous apprendre que l’histoire de l’art ou l’histoire culturelle »
La création esthétique audiovisuelle a en effet beaucoup à nous apprendre mais aussi à
nous construire. Elle sollicite les structures de l'imaginaire de l'appartenance tout autant
qu'elle les déforme, les bouscule et les renouvelle.
J'ai donc voulu défendre l'idée selon laquelle contre un imaginaire bridé par l' « édifice »
idéologique du multiculturaliste qui légitime la séparation des communautés que ce soit
au niveau mondial, national, régional ou urbain, par la défense de spécificités culturelles
fantasmées, dont l'intérêt sert plus le commerce marchand du capitalisme libéral que les
individus et leur liberté, peut « ruisseler » un nouvel imaginaire qui affirmerait l'universalité
de l'homme et finirait de l'enfermer dans des catégories discriminantes, ou alors dans
une ultime, celle d'une identité planétaire. Cet imaginaire serait porté par une éthique du
métissage, telle qu'elle a pu être définie précédemment, portée par la « théâtralisation » de
ses enjeux pemise par le cinéma narratif, et plus généralement l'esthétique audiovisuelle.
Ainsi pour conclure notre longue et sûrement laborieuse mais ambitieuse étude,
revenons aux origines mythologiques du cinéma. S'il a pu incarner l'instrument idéal d'une
168
169
76
Olivier Barlet, ibid, p. 211
Serge Gruzinski, ibid, pp. 109, 31
Dheygere Antoine
Conclusion
communication universelle entre les hommes, il incarne surtout pour nous la possibilité
d'une transmission élargie du rêve reposant au fin fond de toute société humaine. Le rêve
éternel, et ce, même, voire surtout, dans notre monde moderne international, d’une société
qui reconnaîtrait dans la paix l’appartenance commune de ses membres à l'universalité
humaine. Et ce n'est pas qu'un rêve inavoué, enfoui sous le poids des structures imaginaires
de l'appartenance, c'est également une potentialité réelle que peut mettre en scène et
incarner l'esthétique audiovisuelle en la faisant ressurgir dans l'imaginaire de chacun et de
chaque société.
Dheygere Antoine
77
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Bibliographie
Ouvrages
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L’Harmattan, 2001, 110 p
AUMONT Jacques, BERGALA Alain, MARIE Michel, VERNET Marc, Esthétique du film,
e
Collection « Armand Colin Cinéma, 3
édition revue et augmentée, 1994, 1983,
240 p
DURAND Gilbert, L’imaginaire, Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, Ed.
Hatier, Collection « Optiques Philosophie », Paris, août 1994, 79 p
GRUZINSKI Serge, La pensée métisse, librairie Arthème Fayard, 1999, 345 p
HUSSEIN Mahmoud, Versant sud de la liberté, Essai sur l'émergence de l'individu dans
le tiers-monde, coll. « Cahiers libres », ed. La découverte, 1989, 173 p
LAMIZET Bernard, Histoire des médias audiovisuels, collection Infocom, éditions
Ellipse, 1999, 192 p
LAPLANTINE François, Je, nous et les autres, coll. Essais ( Manifestes ), ed. Le
Pommier, 1999, 156 p
MORIN Edgar, Le cinéma ou l'homme imaginaire, bibliothèque Médiations, Éditions de
Minuit, Paris, 1958, 186 p
OLLIER Fabien, L'idéologie multiculturaliste en France, Entre fascime et libéralisme,
collection Diagonale critique, L'Harmattan, 2004,186 p
RUELLE Catherine (dir.), Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, ouvrage
collectif, coll. Images Plurielles, ed. L'Harmattan, Paris, 2005, 334 p
TAYLOR Charles, Multiculturalisme, Différence et démocratie, Champs, Flammarion,
1994, et commentaires par WOLF Susan et ROCKFELLER Steven C., 139 p
Revues – Site Internet
BAILLET Dominique, Article : « La « langue des banlieues », entre appauvrissement
culturel et exclusion sociale », revue : « Hommes et Migrations », dossier « Mélanges
culturels », N° 1231, Mai-Juin 2001
BARBET Péroline, dossier « Vous avez dit métissage ? », contributions de DENISCONSTANT Martin, article « Les contradictions de la world-music », de TURGEON
78
Dheygere Antoine
Bibliographie
Laurier, article « Les paradoxes du métissage », publié dans « La lettre d'information
des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes »
BARLET Olivier, articles :
« Le regard occidental sur les images d'Afrique », publié le 22/10/2002, consultable sur
Internet : http://www.africultures.com/index.asp?menu=revue_affiche_article&no=138
« Une transmission qui nie l'individu », entretien avec Alain Gomis, réalisateur
de L'Afrance , propos recueillis au festival de Cannes en mai 2001, publié le
03/04/2003, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp?
menu=affiche_article&no=122
« Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma », publié le
16/03/2005, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp?
menu=affiche_article&no=3727
« De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », publié le
09/03/2007, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp?
menu=revue_affiche_article&no=56
BOVONE Laura : article « Au centre de la culture post-moderne : les nouveaux
intermédiaires culturels », Revue « Les Cahiers de l’Imaginaire », N°17,
« «Imaginaire et nouveaux médias » (1998) (Actes du colloque de Montpellier) sous
la direction de Lise Boily
DUCLOS Denis et JACQ Valérie, Article : « Du documentaire au « cinéma des gens
» », Le Monde Diplomatique, mai 2005
GASTAUT Yvan, Article : « Cinéma de l'exclusion, cinéma de l'intégration Les
représentations de l'immigré dans les films français (1970-1990) », revue Hommes et
Migrations, dossier « Mélanges culturels », N° 1231, Mai-Juin 2001
LA GUILDE AFRICAINE, article « Nomadisme, errance, exil, voyages. Nous sommes
tous des charlots », bulletin de La guilde africaine, n°5, septembre 2001, consultable
sur Internet : http://www.cinemadafrique.com
Dheygere Antoine
79
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Annexes
Définitions
(http://fr.wikipedia.org)
Cinéma :
On nomme cinéma une projection visuelle en mouvement, le plus souvent sonorisée. Le
terme désigne indifféremment aujourd'hui une salle de projection ou l'art en lui-même.
Le terme est l’ apocope de « cinématographe » (du grec κίνημα kínēma,
« mouvement » et γράφειν gráphein, « écrire »), nom donné par Léon Bouly en 1892 à
l'appareil dont il dépose le brevet. Le terme est lui-même souvent abrégé dans le langage
familier en « ciné » ou « cinoche ».
Comme dans toutes les démarches artistiques, un œuvre cinématographique - ou film est généralement destinée à un public, rassemblé en l'occurrence dans un lieu d'exploitation
dédié, lui-même souvent dénommé « cinéma » par métonymie .
Définition
Notons qu'en raison de la diversité des films et de la liberté de création, il est difficile
de définir ce qu'est le cinéma actuel.
Le principe d'une histoire avec des images en mouvement ne définit pas la totalité du
cinéma, il existe en effet des films sans « histoire ». Ainsi, des œuvres expérimentales
comme Koyaanisqatsi , des documentaires (certains sont cependant « scénarisés », les
documentaires-fiction ), ou encore des films de poésie ou abstraits (Un Chien andalou).
Il a été donné de voir des films sans mouvement apparent de composés de
photographies filmées, des films sans tournage (les films d'archives, ou les films
expérimentaux, des films sans son (les films muets bien sûr, mais aussi les films
expérimentaux silencieux), et même des films sans images.
Le mot « cinéma » désigne également les salles ou complexes de salles dans lesquels
les films sont diffusés.
Le cinéma est enfin souvent dénommé septième art , comme la bande dessinée est
dénommée neuvième art, et la prestation des acteurs huitième art.
À ses débuts, le cinéma était muet, il n’y avait donc pas de son en synchronisation à
l’image. Plus tard on y intégra des mélodies pour accentuer les émotions et finalement, la
technologie d’encodage du son sur le bord de la pellicule photo apparut. Puisqu’au début le
son n’était pas présent, le réalisateur devait donc « raconter » des histoires avec le moins de
dialogue possible. Le but était de montrer les sentiments des personnages uniquement par
l’image. Cela rendait donc le jeu de l’acteur tout comme la bonne observation et direction
80
Dheygere Antoine
Annexes
du réalisateur très importants. Les acteurs et réalisateurs devaient trouver les bonnes
expressions du visage à prendre en plan. Après l’arrivée du son lié à l’image, beaucoup
de réalisateurs tels que Fritz Lang (qui avait baigné dans le muet) et Alfred Hitchcock
ont continué à créer en montrant davantage les choses qu'en les disant. Hitchcock disait
d'ailleurs détester les films qui étaient des photographies de gens qui parlaient, et vouloir
faire des films qui soient des photographies de gens qui pensent.
Pour exemple le film « Soupçons » (Hitchcock, 1941) où la quasi-totalité du film consiste
à montrer les émotions de Lina Mclaidlaw (Joan Fontaine) grâce aux expressions de son
visage.
Histoire
et payante eut lieu le 28 décembre 1895 au Salon Indien dans les sous-sols du
Grand Café, à Paris. Le billet coutait un franc et donnait droit à une dizaine de films d'une
minute chacun environ dont La Sortie de l'usine Lumière à Lyon . Ce qui fut présenté
longtemps comme le "premier film" fût tourné au mois d'août 1894, au rez de chaussée d'un
bâtiment de la rue Saint Victor qui porte de nos jours le nom de rue du Premier Film. Il y
eu plusieurs versions de cette "sortie d'usine", la plus connue, tournée durant l'été 1895,
montre les ouvriers et principalement les ouvrières sortir de l'usine en "tenue du dimanche".
Depuis, on retrouva une version antérieure, dans laquelle les ouvrières sortent en blouse,
au naturel, et qui constituait un "essai" non préalable au tournage de ce "premier film". Ce
qui fut longtemps présenté comme un documentaire était donc une fiction ... Mais le
film qui marqua vraiment les esprits fût L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat (tourné
en 1895 et présenté en janvier 1896), la rumeur populaire veut que quelques personnes
effrayées eussent alors un mouvement de recul, pensant que le train arrivait réellement
vers eux… C'est le début du cinéma commercial et de l' industrie cinématographique . Le
"cinématographe" devient rapidement un art populaire exploité de front en salles et dans les
fêtes foraines. Très vite, les frères Lumière envoient des opérateurs à travers le monde pour
en rapporter des scènes de la vie de tous les jours. C'est les débuts du cinéma d'actualités .
Première atteinte à la liberté de la presse, l'opérateur de Lumière, Félix Mesguich , est arrêté
à New York en 1897 alors qu'il filmait une bataille de boules de neige. Dans le cadre de
la guerre des brevets initiée par Edison, toute l' industrie cinématographique tombe sous le
monopole du « Trust Edison » jusqu'en 1918 . Cependant L'inventeur Messin Louis Aimée
Augustin Le Prince invente, construit et dépose le 11 janvier 1888 le brevet d’une caméra
de projection cinématographique, ce qui en fait théoriquement l’inventeur du cinéma, bien
que l' Histoire du cinéma l'ait oublié.
Précurseur des effets spéciaux, du cinéma de fiction , d'un cinéma théâtral et d'un
cinéma poétique , Georges Méliès , illusionniste de formation, réalise les premières fictions
dotées d'effets spéciaux en trompe-l'œil ( le Voyage dans la lune ( 1902 ) entre autres).
Dans les années 1910, le cinéaste américain David Wark Griffith a codifié les principes
du langage cinématographique classique (montage alterné, variation des points de vue,
insertion des gros plans dans les scènes éloignées, champ-contrechamp, etc.)
Jusqu'à la fin des années 1920 , aucune bande sonore n'accompagne l'image sur la
pellicule et c'est alors souvent un ou des musicien(s) présent(s) dans la salle de projection
qui accompagne(nt) les films : on parle alors de cinéma muet (pour les films narratifs) ou de
cinéma visuel (pour les films d'art , le cinéma pur ), les dialogues des films narratifs étant
retranscrits par des « cartons » appelés « intertitres », texte typographié inséré dans le film.
Les films narratifs d'alors sont souvent accompagnés par un musicien voire un orchestre
complet, et sont projetés dans des salles immenses : les salles actuelles sont en moyenne
Dheygere Antoine
81
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
deux à quatre fois plus petites qu'à l'époque. Le musicien avait parfois une partition précise
à interpréter, ou s'inspirait librement au besoin sur des airs connus (d'opéra italiens par
exemple).
Les années 1920 avec les avant-gardes sont le véritable début du futur « cinéma
expérimental » dont on peut dater la naissance par exemple avec le Manifeste de la
cinématographie futuriste (1916) et le dadaïsme : des artistes s'emparent de ce médium
naissant qu'est le cinéma, tels Fernand Léger , Man Ray , Germaine Dulac , Walter
Ruttmann , Hans Richter , Viking Eggeling , etc. ainsi que des cinéastes : René Clair ,
Henri Chomette , Dziga Vertov , Joris Ivens .
De nombreuses tentatives ont été faites pour synchroniser le son et l'image, par
exemple en calant le projecteur avec le sononographe . Le son a déterminé la cadence de
projection autrefois aléatoire (16, 18, 25 images par secondes selon le bras du caméraman
qui tournait la manivelle , ce qui provoque une accélération du mouvement lorsqu'ils sont
projetés à la vitesse standard actuelle de 24 images par secondes).
À partir du Chanteur de Jazz en 1927 , des sons (de la musique, puis des dialogues
et des bruitages) peuvent être enregistrés et reproduits lors de la projection.
Avec la crise économique de 1929 , le nombre de spectateurs diminue dans les salles :
les majors (grandes compagnies de production) de Hollywood décident de créer un double
billet. Pour le prix d'une entrée, les spectateurs peuvent voir deux films : un grand (la série
A) et un petit. C'est le début des films de série B , dont les principaux objectifs sont d'être
peu chers à produire, rapides à faire, pas trop longs (entre 50 et 70 minutes) et lucratifs.
Un des nombreux films novateurs de l'époque fut un film de propagande nazie , les
Dieux du stade , une présentation des jeux olympiques de Berlin en 1936 , glorifiant le
peuple allemand et la prétendue « race aryenne ». La réalisatrice, Leni Riefenstahl , met
pour la première fois des caméras sur des grues et crée le style et les cadrages des films
ou reportages sportifs ( le Triomphe de la volonté en est un exemple notable).
Les évolutions techniques majeures furent par la suite l'arrivée de la couleur et des
formats larges dans les années 1950 (afin de donner plus d'ampleur au spectacle pour
concurrencer la télévision ), des formats étroits , l'allègement du matériel qui permit
l'avancée du cinéma expérimental , du cinéma documentaire , et l'éclosion de la Nouvelle
Vague en France, l'arrivée de la synthèse d'images informatiques dans les années 1990
et l'arrivée du son numérique dans la même période.
L'après-guerre voit la naissance du cinéma moderne qui rompt avec le classicisme
hollywoodien en ce qu'il privilégie le document, le monde « tel qu'il est », dans toute son
ambiguïté ou son opacité, et refuse de doter le réel d'un sens préétabli, déjà dramatique,
immédiatement lisible ( néo-réalisme italien des années 1945-53, avec le cinéaste Roberto
Rossellini , Rome, ville ouverte , 1945). Roberto Rossellini , avec Stromboli (1947), Europe
51 (1951) et surtout Voyage en Italie (1953), ouvrira la voie d'un cinéma où le monde
n'a plus d'évidence, où le récit devient fragmentaire, hésitant et où le spectateur devient
le seul garant du sens. Dans les années 1960, les nouvelles vagues françaises ( François
Truffaut , Jean-Luc Godard ), italienne ( Michelangelo Antonioni , Pier Paolo Pasolini ),
est-européennes ( Milos Forman , Miklós Jancsó , Andrei Tarkovski ), allemande ( Rainer
Werner Fassbinder , Wim Wenders ), nord et sud-américaines ( John Cassavetes , Glauber
Rocha ) amplifient ce mouvement qui se caractérise par une nouvelle esthétique (montage
haché, elliptique, ou au contraire plans très longs ; mélange de fiction et de documentaire)
et de nouveaux sujets (jeunesse, crises existentielles, revendications politiques).
82
Dheygere Antoine
Annexes
Dans les années 1960 apparaît aussi le cinéma underground américain
intimement lié aux mouvements sociaux de l’époque. Ce cinéma se démarque de l’industrie
professionnelle entre autre par l’emploi de la pellicule 16 mm et la création de coopératives
qui lui donne une grande liberté et lui permet de contourner la censure. (voir : Jonas Mekas
, Stan Brakhage , Andy Warhol , Carole Schneemann , Jack Smith )
À partir de 1965 , le super 8 devient accessible au grand public. C'est la vraie
naissance du cinéma amateur . Ce cinéma comprendra par la suite les films « de série Z »,
car réalisés avec encore moins de moyens que les films de série B . Comme le super 8,
son infrastructure très légère, et son coût moindre, la vidéo, d'abord très lourde et réservée
à un usage « professionnel », deviendra dans les années 1980 un médium privilégié,
notamment pour les jeunes créateurs, permettant de faire par exemple des « journaux
intimes filmés » (voir par exemple les films de Jonas Mekas , Lionel Soukaz , No Sex Last
Night de Sophie Calle ou bien Demain et encore demain, journal 1995 de Dominique
Cabréra ).
Il est à noter que les dénominations « série B » et « série Z », bien que dénotant un
manque de moyen, ne sont pas nécessairement péjoratives et sont parfois revendiquées
comme une contre-culture, par des cinéastes refusant d'entrer dans le moule des majors.
Parmi les réalisateurs célèbres de séries Z, on peut citer par exemple Ed Wood , Roger
Corman (qui lança Francis Ford Coppola , Martin Scorsese , Joe Dante et Jack Nicholson
) et Peter Jackson bien avant le Seigneur des Anneaux ). De même le cinéma expérimental
, encore plus en marge de l' industrie cinématographe possède son histoire personnelle
et parallèle.
Dans la même lignée que le super 8 , le 16 mm , et la vidéo , l'arrivée du numérique
ajoute un médium à la palette des pratiques légères possibles (développement supprimé,
tirage en laboratoire facultatif) et rend plus facile la postproduction d'effets spéciaux (par
exemple l'Attaque des clones de George Lucas ), ou la souplesse dans le montage (voir
l'Auberge espagnole de Cédric Klapisch ) et bien sûr la légèreté dans le tournage (les
Glaneurs et la glaneuse, d' Agnès Varda ou la Vierge des tueurs de Barbet Schroeder ).
Métis
La notion de métis (du mot latin *mixtīcius, < mixtus qui signifie mélangé/mêlé) désigne
e
le mélange de deux éléments distincts. À partir du XIII
siècle , il désigne le
croisement de deux espèces animales ou végétales différentes (un mestis). En 1615 le mot
« métice », emprunté au portugais, désigne alors une personne née de parents appartenant
à des populations présentant des différences phénotypiques importantes (comme la
pigmentation de la peau). Ce terme fut notamment utilisé pour désigner les nombreux
descendants de parents européens et « indigènes » issus de la colonisation . Enfin, on
parle de métis pour des tissus (ex. toile métisse), des métaux (ex. fer métis), des mots, etc.
issus du mélange de deux éléments distincts.
Le métissage dans le monde
Le phénomène de métissage apparaît dans toutes les sociétés qui ne sont pas
géographiquement isolées des autres, mais il peut avoir une ampleur différente selon les
époques et les circonstances historiques.
Quand le sud de l' Espagne était sous domination maure , par exemple, le métissage
des peuples espagnols, maures, et juifs était relativement courant. Le Brésil est aujourd'hui
Dheygere Antoine
83
La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
un pays dont la population résulte d'un métissage entre les Amérindiens, les Noirs et les
Blancs, et même si l'on peut trouver des communautés formées selon l'origine, le métissage
y est considéré comme une valeur nationale, comme un emblème du pays, de la même
façon que la musique latine est la résultante des influences africaines, européennes et
indigènes.
L' Amérique du Nord et l' Europe de l'Ouest sont d'autres zones de peuplement humain
où le métissage a une influence non négligeable. À l'inverse, les mariages mixtes, que ce
soit entre des groupes nationaux, ethniques, religieux ou raciaux différents peuvent être
découragés par la pression sociale, par la loi (à Athènes , n'était citoyen que celui dont
les deux parents l'étaient eux-mêmes), voire simplement interdits (ainsi en Afrique du Sud
pendant l' apartheid , dans certains États des États-Unis jusque dans le courant du XX
e
siècle , en Chine durant la période mandchoue entre Chinois et Mandchous). La
Déclaration universelle des droits de l'Homme interdit dans son article 16 toute restriction
au droit au mariage pour des raisons de race, de nationalité ou de religion.
À l'inverse, certains pays ont peu connu de métissage, pour des raisons géographiques
ou historiques. La Chine , longtemps séparée du reste du monde par des déserts et des
chaînes de montagnes infranchissables, est aujourd'hui un des pays les plus ethniquement
homogène, surtout si l'on considère les provinces côtières et centrales et qu'on exclut les
vastes régions autonomes peuplées en grande partie de minorités ethniques.
À part quelques éventuelles cultures traditionnelles hermétiquement isolées sur des îles
de la Micronésie , il n'existe pourtant pas de peuple qui ne soit pas le résultat d'un certain
métissage, remontant parfois très loin dans le temps, ni de culture qui n'ait été influencée
par des éléments extérieurs. Le long de la Route de la soie , l' Empire romain communiquait
déjà avec l' Extrême-Orient .
En France , la population est initialement un métissage de différents peuples, un
« carrefour des civilisations », qui s'est formé au gré des migrations et des invasions
(Celtes, Romains, Germains, Normands, Huns, Maures...) et des guerres. Ce métissage
a continué dans l'histoire récente avec la colonisation et les migrations économiques ou
politiques, volontaires ou forcées : Italiens et Polonais pour l'industrie minière, Italiens et
Espagnols fuyant le fascisme et le franquisme , occupation allemande et libération
par les troupes américaines , anglaises et d'outre-mer, besoin de main d'œuvre pour
la reconstruction, et la facilité de circulation entre les pays. Certains n'hésitent pas à
parler de la France « black, blanc, beur » pour désigner cette multiethnicité récente, et à
scander qu'à la « première, deuxième, troisième génération, nous sommes tous des enfants
d'immigrés ». Cette affirmation d'une France métisse se transcrit dans un modèle politique
dit d'« intégration », qui se heurte actuellement à une montée des « communautarismes ».
Aspects ethniques et culturels
Dans l'imaginaire de nombreux peuples, l'unité ethnique est symbolisée par le sang
comme dans l'expression « sang bleu » des nobles français , le métissage est alors
considéré comme un mélange de sang, les métis sont des « sang mêlés ». On parle ainsi
du « droit du sang » lorsqu'un pays n'accorde la nationalité que lorsqu'un des parents a
déjà la nationalité (par opposition au « droit du sol » qui accorde la nationalité aux individus
nés dans le pays).
Lorsqu'il y a tension entre des groupes ethniques, il arrive que les métis soient rejetés
par leurs deux communautés d'origine. Il en va différemment du métissage culturel qui ouvre
souvent de nouvelles possibilités, en particulier dans le domaine artistique.
84
Dheygere Antoine
Annexes
Le métissage des peuples s'accompagne quelquefois d'un métissage culturel dont il
résulte de nouveaux modes de vie ou expressions artistiques . Toutefois, les simples
échanges culturels, qui peuvent être de nature strictement informelle, ne se définissent pas
comme les produits du métissage. Celui-ci procède d'une véritable émulation dont il résulte
une nouvelle culture avec ses propres modes d'expression.
On peut citer parmi les régions du monde caractérisées par cette culture métisse les
pays d' Amérique latine ou encore les Caraïbes . Le métissage, tant de la culture que des
peuples, fait partie intégrante de l' histoire de ces régions et est revendiquée comme une
identité culturelle.
Le country-blues , musique très populaire dans l' Amérique rurale, est le produit du
métissage entre la musique irlandaise, apportée par les Irlandais fuyant la répression au
e
XIX
siècle , et le blues des esclaves noirs américains.
Approche idéologique
e
Avec le développement des idéaux pacifistes, la fin du XX
siècle a été marquée
par une forte valorisation du métissage. Il devient un canon de beauté et l'on observe
en effet l'élection des premiers top-models métis. Mais aussi, le métissage se forge une
identité musicale avec la popularisation de la world music , tandis que la mode vestimentaire
connaît une vague du « style ethnique ».
D'un point de vue idéologique, les enjeux sont profondément enracinés dans les débats
sur le racisme . Les défenseurs du métissage entre les peuples et les cultures mettent
en avant les valeurs de tolérance et d'ouverture qu'il incarne, tandis que ses détracteurs
insistent sur la notion de race et considèrent que la pureté d'une race est un signe de sa
supériorité ou de son caractère spécifique.
Le racialisme , théorie considérée non scientifique par ses détracteurs, subdivisant
l'espèce humaine en races nettement distinctes, nomme métisse une personne dont
les parents sont de races différentes. Cette définition était appliquée dans certains pays
effectuant un classement officiel de leurs ressortissants en terme de race , par exemple
l' Afrique du Sud à l'époque de l' apartheid . Aux États-Unis , en revanche, même si
les parents appartiennent à des classifications ethniques différentes (Hispanic, Caucasian,
Asian, Chinese, Japanese, Italian, African American), les enfants étaient rattachés à une
seule de ces catégories dans les questionnaires de recensement. Depuis le Census 2000,
les catégories "Multiracial", "Two or more races" and "Other" sont proposées.
Articles :
LA GUILDE AFRICAINE, article « Nomadisme, errance, exil, voyages.
Nous sommes tous des charlots », bulletin de La guilde africaine, n°5,
septembre 2001 :
Nous sommes nombreux à nous reconnaître dans le personnage de Charlot immortalisé
par Charlie Chaplin. Ce vagabond international nous renvoie à notre propre réalité. Sans
territoire fixe, nous nous construisons le nôtre, mental. Nul mieux que Alain Gomis n’a su
Dheygere Antoine
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
traduire cette souffrance dans son film «L’Afrance». Alain Gomis interroge «ce territoire
qu’on ne retrouve jamais puisqu’il est lié à un temps, passé, puisque chacun a évolué dans
des lieux et à travers des expériences différentes». Et c’est là qu’intervient le cinéma qui
nous intéresse ; celui qui n’est pas dans la représentation d’une Afrique figée, fantasmée,
éternelle ; mais un cinéma qui explore le moi et soulève des questions existentielles. Nous
sommes nombreux à nous sentir de la même famille que Wenders ou Jarmush. Nous
sommes nombreux à être tombés très tôt dans l’errance, les uns victimes de l’Histoire, les
autres jetés sur les routes de l’exil… Nous ne connaissons aucune frontière ; le cinéma est
notre seul territoire. Nous sommes nombreux à nous identifier avec ce cinéma de l’errance,
caractérisé par la profonde mélancolie du temps qui passe. Exilés, immigrés, nomades,
nous parcourons la planète, transcendant les barrières culturelles, la tête pleine de rêves…
Errance, voyage interminable, mais voyage d’abord à l’intérieur de soi pour mieux dénicher
l’Autre qui sommeille en nous. Nous sommes nombreux, cinéastes africains, à parler à la
première personne pour nous raconter. Quelqu’un a dit : «plus je parle de moi, plus je parle
de toi». Nous sommes nombreux à nous mettre en scène, non pour une quelconque gloriole,
mais pour mieux interroger notre réalité. Nous questionnons les blessures, les déchirures
de notre errance. Car face au cinéma des artifices et du spectacle, nous opposons notre
sincérité. Qu’il s’agisse de «La vie sur terre» d’A. Sissako, de «Bye Bye Africa», ou encore
du dernier film de Zéka Laplaine «Paris : (xy)», il y a cette errance qui travaille la mémoire
et l’histoire ; une errance contre l’étrange immobilité du monde ; contre le destin, à la
recherche de son identité comme dans «Immatriculation Temporaire» (Gahité Fofana). Ce
cinéma prend des risques parce qu’il se construit au fil du voyage, au gré des rencontres
et du hasard. Risques de se perdre sur les chemins de traverse. C’est un cinéma qui
questionne, un voyage dans le monde. Autant dire que le nomadisme est une philosophie,
celle de comprendre que l’enrichissement vient de l’Autre. C’est aussi cela, l’errance, un
apprentissage permanent de la vie, apprentissage au terme duquel on est un autre homme.
Errance, voyage, quête de soi à travers nos identités plurielles et transversales. Mais malgré
cela, nous ne faisons pas, comme l’écrivent certains, un «cinéma métisse» ; si tant est
que ce dernier existe, il serait plutôt le résultat… d’un croisement. Or nous sommes des
nomades par choix de vie, nous sommes les cinéastes du comment ; nous sommes les
cinéastes du mouvement, donc du progrès, donc de la vie. Nous sommes conscients de
«porter le Monde depuis l’aube des temps» (Bernard Dadié). Le cinéma nous habite, tout
comme nous l’habitons. Il est notre seule monture... Nous rêvons toujours de nouvelles
rencontres. Cinéastes des destins singuliers, nous nous considérons comme une fenêtre
ouverte sur le monde. Un nomade, c’est bien celui qui, au fil de son voyage, partage son
thé avec d’autres ; chez le nomade, l’Autre est son contre champ. Mais comment oublier
cette interrogation de Cheikh Hamidou Kane dans «L’aventure ambiguë» : «Ce qu’ils vont
apprendre vaut-il ce qu’ils vont
oublier ?» Phrase terrible reprise par A. Sissako dans son film déjà cité. Malgré cela,
notre marche continue avec le sentiment que «notre âme s’emplit d’exaltation et d’angoisse
à ne connaître pas le but de notre interminable errance» (André Gide).
La Guilde
BARLET Olivier :« Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du
cinéma », publié le 16/03/2005
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Dheygere Antoine
Annexes
Une question plombe la discussion sur les cinémas d’Afrique comme un lancinant
leitmotiv : le « cinéma africain » ne s’adresserait pas à son public. Des cinéastes la
posent aujourd'hui d'une nouvelle façon.
Il plane derrière cette accusation, des procès multiples et parfaitement contradictoires
de perversité et de malhonnêteté : il n’est pas assez africain (manque d’authenticité), il est
fait pour séduire les Occidentaux (contaminé par l’Occident, les cinéastes étant nombreux
à y vivre), il ne défend plus rien (se détourne de l’engagement pour l’éveil de la conscience
noire), il n’est pas populaire (destiné à des intellos ou des amateurs d’exotisme), il est
intéressé (le cinéaste à la recherche de l’argent occidental et d’une médiatisation plus aisée
au Nord), il n’est pas du goût des jeunes (ennuyeux, pas assez moderne), il n’est pas assez
urbain (devrait documenter l’Afrique en crise, être ancré dans le vécu des spectateurs), il est
le produit des autres (techniciens occidentaux, argent européen, diktats des commissions
d’aide) etc.
Sortir de l'essentialité
Ne méprisons pas ce qui est parfois exprimé comme des procès d’intention chargés
de violence et de mépris : ils représentent une véritable et nécessaire tension. Derrière ces
accusations se profile une interrogation identitaire parfaitement contemporaine et qui n’est
pas spécifique de l’Afrique : ne sommes-nous pas dans un monde qui se demande où il va
face au triomphe de la pensée unique sous le rouleau compresseur de la globalisation ?
Le cinéma est un art populaire dès son origine : il est légitime d’interroger son impact
et sa nécessité, voire sa légitimité. Laissons cependant de côté le discours essentialiste,
d’ailleurs souvent tenu par des Européens plus royalistes que le roi, convaincus de défendre
la bonne cause en criant au scandale chaque fois qu’une œuvre ne peut plus être identifiée
comme authentiquement africaine : ils définissent des critères d’exclusion parfaitement
réifiants qui ne cessent de dire à l’Africain ce qu’il doit être et faire. Ils sont aux premières
loges pour accuser le film de ne pas être destiné à son « public naturel », sauf que le
manque d’africanité qu’ils brocardent correspond davantage à leur propre projection sur
l’Afrique qu’aux aspirations d’une jeunesse africaine en blue-jeans et marques américaines,
éprise de mondialisation par l’ouverture qu’elle leur apporte sur le monde, et dont les formes
de résistance bien réelles au matraquage culturel sont tout autres que les enfermements
identitaires qu’on voudrait pouvoir leur prêter.
De la même façon, toute tentative de définir ce qu’est ou n’est pas le « cinéma
africain » (qui fonde pourtant nombre d’ouvrages même récents écrits sur cette
cinématographie) vire nécessairement dans le travers d’une catégorisation aux essences
coloniales et respecte bien peu ce que cette cinématographie propose en termes de regard
et de positionnement, et notamment ce vent nouveau qui souffle depuis dix ou quinze ans
à travers des films novateurs dans leur thématique comme dans leur esthétique. (1)
Ce sont les critiques qui trouvent des écoles là où il n'y a que démarches individuelles :
le néoréalisme, la Nouvelle Vague etc. C'est normal : leur travail est de mettre en liaison pour
éclairer les enjeux de travaux isolés. Mais la rupture qui s’affirme aujourd'hui a ses propres
regroupements, même si la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs éclate en tous
sens et est loin de regrouper tous ceux qui s'en réclament. Cette rupture se cherche sans
vraiment se trouver, mais n’est-ce pas son destin puisqu'elle ne veut rien figer ? Son ancrage
est de reposer la question de la place de l’Afrique dans le monde plutôt que de tenter de
magnifier la force de ses origines. Comme l’exprime le réalisateur tchadien Mahamat Saleh
Haroun, « contrairement à ce que disait Ahmadou Hampâté Bâ ("Il faut savoir d’où on vient
pour savoir où l’on va"), nous sommes nombreux à dire : "Le plus important est de savoir
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
où l’on est pour savoir où l’on va". On peut savoir d’où l’on vient et ne pas savoir où l’on est.
C’est cette conscience qui permet de générer une recherche esthétique. » (2)
Le refus du métissage
Savoir où l’on est implique d’interroger sa place en termes de territoire autant que
d’influences et de partage. C’est ainsi qu’on a pu parler de cinémas métis, terme qui
disparaît peu à peu au profit de cinéma nomade ou de l’errance. Cette évolution sémantique
caractérise un changement de positionnement fondamental, un moment où l’Afrique apporte
un questionnement essentiel à l’histoire du cinéma.
Il n’est pas étonnant que la Guilde ait dans son bulletin (3) rejeté le terme de métissage
si souvent appliqué aux films réalisés par des « Africains-Européens », cette génération
postcoloniale qui se situe davantage dans le cinéma mondial que forcée de produire des
films clairement destinés à un public africain, de la même façon que l’écrivain togolais Kossi
Efoui affirme que « l’œuvre d’un écrivain africain ne saurait être enfermée dans l’image
folkloriste qu’on se fait de son origine ». Qualifier ces films de métis serait y trouver un
mélange d’origines supposées autonomes ou séparées, dont la hiérarchisation est encore
virulente dans le monde, ce qui n’est pas sans les renvoyer à la sempiternelle projection
opérée sur l’Afrique et les Africains. Cette vision essentialiste de l'Afrique fait mine d'ignorer
que leur propre origine africaine est elle-même traversée par les cultures autres : les
renvoyer à leur identité les enferme et les fige dans une différence érigée comme leur
caractéristique première.
L’Afrique est traversée par l’Autre parce qu’elle y est forcée (traite, colonisation,
néocolonialisme) mais aussi parce qu’elle le veut bien : l’Autre y est en général le bienvenu,
même après ce qu’il y a commis. La culture africaine est volontiers syncrétique, sa force
étant d’opérer sans cesse un habile tri de ce qu’elle veut prendre ou ne pas prendre dans
ce qui vient la traverser. Ce n’est pas un métissage, c’est une appropriation de ce qui vient
l’enrichir culturellement.
Mais lorsque Abderrahmane Sissako se met lui-même en scène au début de La Vie sur
terre dans la surabondance d’un supermarché parisien pour acheter une énorme peluche,
quel clin d’œil ironique aussi à l’inanité de certains emprunts culturels ! Son film vibre de
cette relation complexe et violente entre le Nord et le Sud : alors que, convoquant Césaire,
il vilipende la façon dont les Occidentaux font de l’Afrique un spectacle (misérabilisme,
image anecdotique, sensationnalisme, superficialité, séduction etc.), les tribulations des
habitants du village de Sokolo pour téléphoner lui permettent de faire sentir combien le
continent cherche à communiquer : comme le résume l’opérateur du téléphone public, « La
communication, c’est une question de chance. Souvent ça marche, souvent ça ne marche
pas. » L’essentiel n’est pas dans l’efficacité mais dans le désir de communiquer.
C’est alors que ce qui semble figé dans ce village où tout va à son rythme s’anime du
désir des êtres et que cette simple volonté de communiquer prouve le souci de la rencontre
avec l’Autre. Sissako rencontre une femme et un lien se tisse mais il ne débouchera pas
dans la durée : ce flottement de l’incertitude caractérise toute son écriture filmique, une prise
en compte du hasard qui n’est pas absence d’action mais ouverture au possible. Cela se
traduit sur le tournage par une mobilité permanente d’un scénario prêt à changer au gré des
rencontres et des remises en cause. Cette femme était rentrée ainsi dans l'image. Le film
respire alors de l’écoute qu’il manifeste et la propose comme éthique du regard : « Il faut
que l’œil écoute" », disait Godard. Nous ne sommes plus là dans un cinéma qui représente
l’Afrique au sens de la célébrer dans sa grandeur culturelle mais dans un cinéma pénétré
par la conscience des enjeux actuels du continent. L’heure n’est plus aux solutions toutes
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Dheygere Antoine
Annexes
faites des messages assénés et des idéologies messianiques mais à une recherche humble
mais impliquée des voies d’un avenir incertain.
Nouvelle place du spectateur
Cela ne peut passer que par un travail sur soi qui mobilise non seulement de nouvelles
thématiques explorant l’intime et l'introspection mais aussi une relation au sujet qui cherche
la juste distance en permettant à chacun de s’associer à cette quête. Le spectateur est
ainsi mobilisé, non en tant qu’Africain se reconnaissant dans un discours commun, mais
en tant qu’homme : un tel cinéma parle à tous parce qu'il joue une carte sensible, celle
de la poésie. C'est l'homme lui-même le sujet et non seulement ses problèmes. Plus on
explore l'intime des relations hommes-femmes par exemple, plus ce qui prime n'est plus
d'affirmer des valeurs ou un message mais de révéler des contradictions et des tensions.
Dans (Paris xy) de Zeka Laplaine, Max est monsieur Tout le monde : c'est toujours d'amour
qu'on est malade, et il n'échappe pas à la règle. L'intérêt pour nous est qu'il prend peu à
peu conscience de ses failles.
Ce cinéma de petit budget et de noir et blanc ose l'incertitude et l'improvisation pour
davantage d'intériorité et de sincérité. Comme Haroun dans Bye bye Africa, le réalisateur
prend le risque d'interpréter lui-même un personnage peu sympathique. Non seulement
parce que la vie est ainsi mais aussi et surtout parce qu'à l'heure de la téléréalité qui n'a
de réelle que le nom et après un siècle de cinéma cherchant à conforter le spectateur dans
une connivence feutrée avec les personnages, il est important aujourd'hui de le mettre en
position de comprendre ce que vit l'Afrique dans le monde, une marginalité contrainte au
point qu'elle finit par faire sienne cette sous-représentation à défaut de pouvoir la dépasser.
Certes, Rossellini avait déjà mis en scène dans Stromboli une Ingrid Bergman pas
vraiment idéale pour l'identification, sa douloureuse résistance entraînant le spectateur
dans une difficile ambivalence. Un Antonioni par exemple avait lui aussi des personnages
agaçants, poussant le spectateur vers ses propres limites d'acceptation du film. C'est dans
cette énergie que se situe le Abdallah d'Heremakono d'Abderrahmane Sissako : il se traîne,
hésite, reste silencieux, timide face aux filles. En position d'attente d'un bonheur incertain
qu'il définit dans le départ tandis que d'autres le cherchent sur place, il est en suspens, dans
les limbes d'une Afrique trop chaotique pour être cernée rationnellement. On voudrait le voir
franchir la ligne mais elle reste invisible, à l'écran comme dans la vie. Cette ligne qui nous
permettrait de croire à ce que nous voudrions être. Le cinéma n'est-il pas là pour nous aider
à retrouver le désir de vivre ? Nouvelle croyance face au déclin du religieux, ce cinéma ne
construit plus une vérité mais invite à la réinventer. « Ont-ils vraiment besoin de lumière ? »
demande Maata, l'électricien qui ne sait comment faire fonctionner la lampe. Son jeune
apprenti Khatra y croit fermement, lui qui veut devenir électricien à son tour. L'ampoule de
Maata décédé et qu'il jette à la mer lui reviendra : il a besoin de la lumière, il la transmettra.
Mais ce ne sera pas celle des images importées des écrans de télévision, ce ne sera même
pas le voyage dans l'ailleurs où l'aurait emmené le train qu'on l'empêche de prendre.
À la manière de l'enfant de Yeelen (La Lumière) de Souleymane Cissé qui déterre l'œuf
de la connaissance avant d'aller la porter aux hommes, Khatra se saisit de la lampe pour
en faire un outil. Si le film se termine sur une dune aux contours sensuels, c'est que c'est
dans ce type de sensibilité que se cache l'avenir. Son apprentissage est essentiel, comme
cette gamine qui apprend à chanter : c’est l’acte poétique lui-même qui appelle à se voir
en face pour rééquilibrer partout le masculin et le féminin, et c’est sans doute là que se
construit l’avenir du monde.
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Une transformation est à l'œuvre, issue de la mise en abyme : les protagonistes du
Jardin de Papa de Zeka Laplaine ne sont plus les mêmes après cette nuit d'horreur, ils se
sont révélés et ont choisi leur camp. Le film n'est pas seulement la mise en scène de leur
évolution, il est esthétiquement parlant lui-même un work in progress dont nous sommes en
quelque sorte exclus. Rien d'étonnant aux réactions négatives après l'attribution de l'Étalon
de Yennenga du Fespaco à Heremakono, en 2003 : il n'est pas simple pour le spectateur
de se voir ainsi mis de côté, sans possibilité d'identification. Le cinéaste est un troisième
larron qui vient s'inscrire entre le spectateur et le personnage, créant de la distance plutôt
que mettant en scène la proximité. Une bonne dose de documentaire s'inscrit dans le film :
nous devenons spectateurs de corps en mouvement qui ne sont plus nous mais un autre,
expérience moderne d'une altérité irréductible, essentielle pour comprendre que l'Afrique
n'est pas la projection que l'on croit, que ce soit en Europe ou en Afrique.
Une nouvelle conscience
Il n'est plus ici question de métissage : cette solitude du spectateur ne se résout
pas dans le mélange mais dans une solidarité d'un nouveau type, des liens qui seraient
à chercher dans une pensée commune de sa place dans le monde. D'où l'importance
doucement reconnue du cinéma documentaire et ses recherches actuelles de proximité :
lorsque Moussa Touré filme les femmes violées dans Nous sommes nombreuses ou les
enfants des rues de Brazzaville dans Poussières de ville, ce n'est pas de la compassion qu'il
cherche à faire naître chez le spectateur. Il ne joue pas la corde sentimentale : sa distance
est juste et ne prête pas aux larmes.
C'est à une conscience qu'il appelle, et cela passe par une esthétique : comment il
cadre ces femmes et ces enfants, dans quel décor et dans quel éclairage, où il met sa
caméra et à quelle distance, quelles questions il pose et s'il laisse la liberté de la réponse,
qu'est-ce qu'il partage avec eux réellement. Cette proximité est essentielle ; elle se nourrit
de sincérité. Ce sont ces deux facteurs qui permettent au sujet de ne plus être Africain mais
simplement humain, et donc d'intéresser la planète entière comme un alter ego (un autre
semblable) et non comme une curiosité lacrymogène.
« L’époque demande une conscience accompagnée d’une pensée, dit encore Mahamat
Saleh Haroun. On ne peut plus produire pour éveiller les consciences. Ce n’est plus
suffisant. Il faut cette humilité de porter le débat sur le terrain du cinéma lui-même comme
création artistique en soi et non seulement pour faire progresser des causes. » Encore
faudrait-il que cela ait lieu : où est l'espace critique dans les médias, où sont les critiques et
les revues de cinéma ? Il ne suffit plus de s'extasier en cœur sur la pertinence d'un Sembène,
si fulgurante soit-elle. Un débat doit avoir lieu, qui n'évite pas les remises en causes et les
luttes fondatrices. Car une nouvelle donne est venue renforcer le poids de l'enjeu !
Nécessité de la critique
Il n’y a pas de hasard : c’est à ce tournant historique que se structure nécessairement
la pensée critique. La récente apparition de la Fédération africaine de la critique
cinématographique (FACC, novembre 2004, www.africine.org) révèle l’urgence d’un
accompagnement critique. S'agit-il de s'inscrire dans une réflexion sur les enjeux moraux
de la mise en scène cinématographique ? On voit certes le jeune cinéma vidéo reproduire
notamment au Nigeria les perversions déjà à l'œuvre dans les productions de masse :
représentation sans voile d'une violence manipulatrice, irrespect du sujet par un voyeurisme
exacerbé, négation des valeurs fondatrices de la société etc. Cette réflexion serait ainsi dans
la droite ligne de la pensée critique développée en Occident après la shoah et que Claude
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Dheygere Antoine
Annexes
Lanzmann théorise dans son film éponyme, puisant aussi bien dans la pensée d'André
Bazin que chez Godard qui affirmait : « Le travelling est affaire de morale ».
Mais doit-on émettre des critères de l'honorable et du méprisable, avec, comme l'écrit
Jean-Michel Frodon dans un récent article des Cahiers du cinéma, « le sifflet à la bouche
et le carnet de contraventions à la main » ? (4) Il plaide pour une interrogation critique
sans prétention normative en rétablissant la singularité de l'œuvre et celle du regard sur
l'œuvre. N'est-ce pas la revendication même de ces cinéastes notamment africains qui
délaissent le film comme éducation (école du soir) pour privilégier le film comme œuvre d'art,
non pas un art pour l'art stérile mais produisant une émotion qui ne soit pas sentimentale
mais productrice de pensée, qui renonce au spectacle pour mobiliser le spectateur en tant
que sujet actif et non objet consommateur ? Le critique est dès lors celui qui propose une
réflexion sur cette relation entre le film et lui-même, et ne se détache du spectateur moyen
que parce qu'il se cultive pour pouvoir analyser les stratégies esthétiques mises en œuvre
par le cinéaste.
Ce n'est donc pas qu'il y ait du filmable et de l'infilmable dans la représentation du sexe
et de la mort, mais bien une façon louable qu'a le cinéaste de mobiliser l'autonomie du
spectateur ou méprisable de l'immobiliser dans l'assouvissement d'une pulsion.
Sortir de la marge
Si le moment est historique tant pour le cinéma africain que pour la pensée critique qui
l'accompagne, c'est que c'est l'Afrique elle-même qui sombre dans les enfers de l'oubli. Sa
légendaire résistance culturelle ne tiendra plus longtemps face à la pauvreté qui la ronge,
avec ses sœurs de misère que sont la corruption, l'intolérance et la guerre. Ce n'est pas par
l'économie mais par l'art qu'elle pourra retrouver sa place au centre et non dans les marges
de la représentation. « La nouveauté est cette prétention, qui n’est plus de l’ambition, de
représenter l’Afrique avec l’idée que sa place est dans le centre et non à la marge », dit
encore Haroun.
Seulement voilà : la marge, les artistes l'ont adoptée. Momar Désiré Kane montre
dans son récent ouvrage à quel point la marginalité structure le discours littéraire et
cinématographique africain. (3) Rien d'étonnant à ce qu'on attende d'un Africain qu'il ne
sorte pas de sa forêt et qu'on lui pose sans cesse la question de son « africanité ».
N'est-il pas contradictoire de vouloir sortir de la marge pour affirmer sa place dans
le monde alors même qu'on trouve dans la marge une structure d'identité ? De même
que le métissage renvoie à une pensée dualiste, la marginalité implique deux pôles : un
extérieur sauvage et menaçant contre un centre rassurant. Vouloir sortir l'Afrique de la
marginalité historique sans tomber dans les fixations antécoloniales de la Négritude implique
de s'attaquer à l'imaginaire qui sous-tend cette vision. Plus que jamais, les cinéastes sont
condamnés à lutter contre les fantasmes qui voudraient les enfermer dans un espace
traditionnel territorialement déterminé. C'est pourquoi ils revendiquent l'errance comme
caractéristique de leur place dans le monde. Plutôt qu'un cinéma métisse, c'est un cinéma
nomade qui cherche à s'imposer, sans jamais renier ses origines mais en les considérant
comme un passage. Dans la lignée de l'œuvre de Djibril Diop Mambéty, cinéma prophétique
de la cruauté par sa représentation de l'impossible ancrage dans la violence faite à l'Afrique,
ce cinéma qui se cherche utilise les ficelles de l'oralité pour affirmer sa différence et
sa résistance. (6) L'oraliture chère à Ahmadou Kourouma se relit de façon limpide dans
Le Fleuve de Mama Keïta, Heremakono d'Abderrahmane Sissako ou Bye bye Africa de
Mahamat Saleh Haroun comme elle se retrouve dans ce manifeste qu'est L'Afrance d'Alain
Gomis. Relecture moderne de L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, L'Afrance
Dheygere Antoine
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
inverse le « programme » : la rencontre entre l'Occident et l'Afrique ne conduit plus à la
folie et à la mort ; l'hybridation sera finalement assumée par le fils qui revient voir son père
au terme d'un périple aux confins du suicide dans le cercle vicieux du rejet français. Il ne
s'agit pas de se renier et d'en être coupable mais de la revendiquer : lorsque dans un plan
final où ils sont face à face cadrés à égalité, le père demande à son fils : « Alors tu vas
nous abandonner ? », celui-ci lui répond « Oui ». Terminant son film en plaçant son héros
au milieu des baobabs, le métis Alain Gomis donne raison à Haroun quand il dit encore :
« Plus on se met dans le monde, plus on est porteurs d’Afrique. Plus on s’éloigne de chez
soi, plus on y est rattaché ! »
« On se heurte alors à ceux qui croient que la proximité géographique est porteuse de
vérité », ajoute-t-il. Vue sous cet angle, la question du public est comme un boulet au pied.
« Le problème est d’arriver à s’affranchir du regard des autres et s’affirmer comme un artiste
singulier qui n’est pas la somme de ceux qui sont là-bas. Le regard des autres façonne le
travail artistique de tous : c’est la structuration de la pensée qui permet d’en sortir », conclut
Haroun. Et c'est elle qui permet de bâtir ensemble une nouvelle inscription dans le monde.
Président d' Africultures , Olivier Barlet est aussi critique de cinéma et dirige
la collection « Images plurielles » aux éditions L'Harmattan, Paris. Dernier ouvrage
paru : Les Cinémas d'Afrique noire : le regard en question (L'Harmattan, Zed Books,
L'Harmattan-Italia, Horlemann Verlag / Arte).
Notes
(1) cf. le dossier "Cinéma : l'exception africaine", Africultures n°45, février 2002,
L'Harmattan, et sur www.africultures.com.
(2) Les citations de cet article sont issues d'un entretien préparatoire avec Mahamat
Saleh Haroun, Apt, novembre 2004, publié sur www.africultures.com
(3) Bulletin n°5, septembre 2001, "Nomadisme, errance, exil, voyages : nous sommes
tous des charlots", à lire sur www.cinemadafrique.com
(4) "L'horizon éthique", décembre 2004, p. 60-62.
(5) Momar Désiré Kane, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains
francophones : les carrefours mobiles, collection Images plurielles, L'Harmattan 2004.
(6) cf. Olivier Barlet, "Les nouvelles écritures francophones des cinéastes afroeuropéens"¸ in "Écritures dans les cinémas d'Afrique noire", revue CiNéMAS vol. 11 / n°1,
Montréal, automne 2000.
DUCLOS Denis et JACQ Valérie : « Du documentaire au « cinéma des
gens » » , Le Monde Diplomatique, mai 2005 :
Mutations du septième art
Du documentaire au « cinéma des gens »
Le cinéma est-il en train de réinventer son rapport à la réalité ? Après avoir cru piéger
cette réalité dans le documentaire, ou la recréer par les techniques virtuelles, les cinéastes
se rendent compte qu’elle tient à un équilibre plus subtil. Mais cette nouvelle sensibilité
esthétique, que le Festival de Cannes semble prêt à encourager, doit trouver son chemin
entre la passion documentaire et le plaisir de l’illusionnisme.
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Dheygere Antoine
Annexes
Depuis quelques années, de nombreux films documentaires sortent en salles. Ils
explorent les institutions : l’école avec Etre et avoir (Nicolas Philibert, 2002), la justice avec
Dixième chambre (Raymond Depardon, 2004), l’intimité avec Dans la chambre de Vanda
(Pedro Costa, 2000), les milieux sociaux avec A l’ouest des rails (Wang Ping, 2003), les
sociétés avec Bowling for Columbine (Michael Moore, 2002). Ils interrogent l’immigration
clandestine avec Border (Laura Waddington, 2004), le génocide avec S21, la machine de
mort khmère rouge (Rithy Panh, 2002). Ils analysent l’histoire tels Salvador Allende (Patricio
Guzman, 2003) ou Mémoires d’un saccage (Fernando E. Solanas, 2003), et ils militent
contre le pouvoir comme Farenheit 9/11 (Michael Moore, 2004), Le Monde selon Bush
(Robert Greenwald, 2004). Ils critiquent les médias dans Outfoxed (la guerre au journalisme
dans l’empire Murdoch, William Karel, 2004), dénoncent le capitalisme (The Corporation,
Mark Achbar et Jennifer Abott, 2004), l’affairisme de « marque » destructeur des vins
de terroir (Mondovino, Jonathan Nossiter, 2004), ou enfin l’horreur du néocolonialisme
économique (Le Cauchemar de Darwin, Hubert Sauper, 2005).
Peut-on expliquer cette « incontestable augmentation de l’offre documentaire » par
une « défiance envers la fiction ( 1) », un appétit pour la réalité ? Sans doute en partie.
En effet, même si le documentariste ne veut plus offrir un reflet neutre de ce qu’il filme,
il se charge de nous restituer la réalité. Grâce à d’immenses banques de données, aux
caméras légères, aux prises de son raffinées, au montage rapide, il aurait un accès privilégié
aux faits. Ainsi, Michael Moore, Robin des bois de l’information, nous fait découvrir le
dessous des cartes dans Farenheit 9/11 : rapports falsifiés par l’administration Bush, gros
plans du visage présidentiel dont il décrypte les expressions, happenings provocateurs où
l’adversaire filmé en direct avouerait sa nature. Et Moore, lors de la promotion de ce film
propagandiste, d’asséner en leitmotiv qu’il s’agit de « vérités » opposées aux « mensonges »
du gouvernement.
De même, dans Supersize me (2004), Morgan Spurlock montre comment les produits
McDonald’s rendent obèse, en offrant le spectacle de son corps gonflant réellement à
mesure qu’il ingère des hamburgers. La vérité des images est cautionnée par une armée
de médecins vérifiant son taux de cholestérol et de triglycérides, entre deux statistiques
sanitaires. Ce procédé est aussi utilisé par Michael Moore incrustant en gros caractères
des données criminologiques (Bowling for Columbine). Quant à Hubert Sauper, dans Le
Cauchemar de Darwin, acharné à traquer l’origine de la perche du Nil, il exhibe la désolante
réalité qui sous-tend ce mets raffiné : mort écologique du lac Victoria infesté par ce prédateur
pullulant, surexploitation des travailleurs tanzaniens, mourant dans la misère, d’épuisement
et du sida, alors que fleurit l’économie de guerre. L’image choc et la foi quantitative se
combinent dans un réquisitoire auquel le spectateur assiste, forcément convaincu.
L’image désacralisée
Quand il s’agit de pénétrer des lieux hors d’accès (tribunal, classe, usine, archives
policières), c’est la discrétion de la caméra et du commentaire qui donnent cette fois
l’impression d’y être. Le succès d’Etre et avoir, où Nicolas Philibert filmait une classe d’école
primaire, n’a pas été étranger au désir de chaque parent d’observer ses enfants sans être
vu, là où ils lui échappent. Analogue à une caméra de vidéosurveillance fixée face au juge
et aux prévenus lors de vrais procès, l’objectif de Raymond Depardon nous place devant
l’événement pur comme en l’absence d’un réalisateur, tout comme celle de Wang Ping
se fait oublier entre les ouvriers chinois discutant dans une locomotive, au repos ou sous
la douche. S’agit-il de saisir sans filtre des situations où les gens se laissent surprendre,
comme les animaux sauvages se laissent observer dans les films animaliers ?
Dheygere Antoine
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Le cinéma de fiction adopte aisément ce vérisme : ainsi d’Open Water (2004), où Chris
Kentis, avec de vrais requins, reproduit la terreur documentarisée qui avait porté Le Projet
Blair Witch ( 2). La soif d’un véridique garanti par l’image pousse à la prédation des trésors
de l’intimité. Des gestes crus traversent la narration : Naomi Kawase, dans Shar, (2002),
met en scène son propre accouchement, Vincent Gallo se fait faire une « vraie » fellation
dans son propre film (Brown Bunny, 2003).
Curieusement, on ne rapproche guère cette vogue réaliste des émissions de télé-réalité
telles que « Strip-tease », « Loft Story », « Survivor » aux Etats- Unis ( 3), « Big Brother »
ou « Gran Hermano » aux Pays-Bas ou en Espagne, aux ressorts pourtant analogues :
caméras postées pour saisir des comportements spontanés, acteurs non professionnels
devenant objets consentants. Bien sûr, dire que le documentaire en appelle au même
désir d’emprise que les shows, considérés comme la lie des programmes ( 4), serait
abusif. Mais soyons vigilants : tous les dispositifs réalistes peuvent servir une manipulation :
celle des non-acteurs, à la merci des réalisateurs guettant ce qui leur échappe ; celle des
spectateurs croyant qu’on filme pour eux la vie même. Plus on prétend laisser la réalité
investir directement l’écran, et plus on court le risque d’obtenir des acteurs déclassés, un
spectateur captivé par le sensationnel, un auteur absent ou changé en œil de voyeur, un
sujet réduit à des images passant pour preuves brutes de thèses en fait préconstruites.
Sans précautions éthiques, sans choix esthétiques, le documentaire rejoindrait alors
paradoxalement... les dispositifs industriels qui permettent de modeler des mondes toujours
plus irréels (Gladiator, Terminator, Minority Report, Matrix, I-Robot, Harry Potter, Shrek).
Les scénarios, même tirés de bons romans, tel I-Robot, film américain (Alex Proyas,
2004), inspiré des romans d’Isaac Asimov, y deviennent prétextes à la prouesse d’un
réalisme technologique à laquelle résiste mal l’imaginaire de chaque auteur. Même les
univers singuliers d’un Enki Bilal (Immortel, 2004) ou d’un Jean-Pierre Jeunet (Alien IV, La
Résurrection, Amélie Poulain, Un long dimanche de fiançailles), semblent contaminés par
cet excès de facticité. De leur côté, les acteurs servent d’armatures vivantes ou donnent
la réplique à des poupées comme dans Pole Express (Robert Zemeckis, 2004). Quant au
spectateur, il est réduit à une crédulité tremblante devant la compétence suggestive de la
machine à illusions.
Ainsi, au travers d’un même culte du vrai, ciné-virtualité et ciné-réalité peuvent
converger : dans le documentaire comme dans la fiction, l’auteur ne créerait plus un monde
qui lui est propre, l’acteur n’incarnerait plus cette vision, le spectateur ne pourrait plus
s’y reconnaître. Le réel régnerait désormais sur le 7e art, nivelant tous ses protagonistes,
devenus ses servants.
Face à cette menace, faut-il souhaiter le retour au cinéma d’antan ? Faut-il se contenter
du parti classique jouant à distance avec la réalité sociale, comme le très beau Couperet
du maître Costa-Gavras, d’après l’excellent et drôle roman de Donald Westlake ? Faut-il
fustiger le besoin toujours plus vif d’une vérité cinématographique ? Ce serait ignorer que le
public, aussi curieux soit-il d’effets, n’est plus guère étonné par le mystère de leur création.
Manipulant lui-même les outils logiciels de montage, etc., il est aussi mieux informé des
mécanismes de fabrication (making of des films) et des aléas de la production. Or tant le
cinéma hollywoodien que le film d’auteur reposaient sur l’accès privilégié des professionnels
aux secrets de leur art. Comment ne pas se féliciter que l’écriture cinématographique soit
désormais toute proche, parmi nous ?
La nostalgie pour l’auteur-démiurge, qui hante la profession, rend d’ailleurs
fantomatiques nombre de réalisations contemporaines. Comme l’écrit Emmanuel Burdeau (
5) à propos de Shara (Naomi Kawase), de Brown Bunny (Vincent Gallo) ou d’Histoire de
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Dheygere Antoine
Annexes
Marie et Julien (Jacques Rivette, 2002), ces films montrent « une étrange impossibilité du
vivant » qui contamine l’acteur, dont le jeu « rompt avec le pacte de l’incarnation ». Comme
l’avait pressenti Serge Daney, ce cinéma semble voué, avec ses personnages solitaires et
ses décors désertés, à renoncer finalement... au public. Mais est-ce une fatalité ?
Une première réponse fut esquissée par la Nouvelle Vague. La caméra descendait dans
la rue avec Jean-Luc Godard (A bout de souffle) ou François Truffaut (Les Quatre Cents
Coups). On rompait avec le personnage héroïque ou diabolique et la narration linéaire pour
leur préférer un point de vue personnel, tout en multipliant les références au cinéma des
maîtres. En désacralisant l’image, la Nouvelle Vague rendait envisageable son appropriation
par tous. Entérinant la mort du cinéma d’auteur, et s’en faisant l’historien, Godard en appelle
à un art qui ne serait plus tant celui de l’œuvre que celui des gens, celui « du cœur » ( 6).
Du côté du spectateur, réalisateurs et interprètes ne seraient plus des êtres hors
du commun, dont on guette faits et gestes dans les magazines people. On romprait
avec ce fantasme selon lequel chacun rêve d’être artiste, comme en témoigne encore la
multiplication des écoles de cinéma ou de théâtre, alors que peu de candidats trouveront
un emploi ( 7). Les manifestations des intermittents du spectacle soulignent leur précarité
et remettent en cause un prestige exagéré. Le deuil de l’artiste d’exception échappant aux
catégories du travail salarié semble se profiler.
Malgré des résistances, le « cinéma du cœur » espéré par Godard se fait donc jour.
Au lieu de se lamenter sur la mort de l’auteur, certains réalisateurs lui offrent une nouvelle
vie en modifiant ses relations aux autres, acteurs, techniciens, spectateurs. Ainsi d’Abbas
Kiarostami ( 8), qui construit des fictions avec des non-professionnels. Il élabore avec eux
leurs personnages à partir de leur réalité, mais déplacée et assumée, évitant le voyeurisme.
La familiarité avec ses acteurs devient telle que le naturel obtenu est plus vrai que celui
du documentaire. La scène de Ten où une mère divorcée se dispute en voiture avec son
jeune fils, à propos de son choix de vie, est bouleversante de justesse. Dans Le Goût de la
cerise, la réticence d’un jeune soldat à participer à un suicide est si troublante qu’on peine
à croire qu’il joue.
Kiarostami réconcilie démocratisation et création, sans dédaigner les techniques
nouvelles, comme la caméra numérique qui le rend encore plus proche de ses acteurs et du
paysage. Il partage avec les cinéastes signataires du fameux manifeste du Dogme 95 ( 9) le
refus d’utiliser des artifices pour contrôler nos émotions : musique redondante, esthétisme
léché, travellings spectaculaires, actes « superficiels » tels des meurtres, etc. Dans le
légendaire Festen (1998), réalisé par Thomas Vinterberg selon ces principes de chasteté,
le réalisme surpassait celui du documentaire : sur le sujet délicat de l’inceste, il évitait le
sensationnalisme. La famille filmée par Vinterberg existait d’autant plus qu’elle n’était ni
« représentative » ni mythologique. La révélation troublant la fête familiale nous émouvait,
car elle n’était soulignée par aucun discours extérieur. Les acteurs plongés dans le scandale
vivaient la situation, là où un documentaire vériste sur l’inceste proposerait aux victimes de
surjouer leur propre rôle.
Ne pas se perdre dans les bons sentiments
Chez Luc et Jean-Pierre Dardenne ( 10), le spectateur a affaire à la chair des
protagonistes, plutôt qu’à leur psychologie : l’émotion naît de cette confrontation physique,
plus que des mots qui désigneraient ce qui doit nous émouvoir. Le travail des comédiens
s’en ressent : ainsi Olivier Gourmet tint-il à conserver pendant le tournage du Fils une stricte
distance avec le jeune comédien qui jouait l’assassin de « son » fils, afin qu’une tension
réelle imprégnât l’écran.
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
Les avancées dans la forme se retrouvent dans le contenu, moins simpliste ou
prévisible. Des bifurcations s’y produisent comme dans la vraie vie. Dans Le Goût de la
cerise, de Kiarostami, l’envie de suicide sert un nouvel éveil. Dans J’ai engagé un tueur,
du Finlandais Kaurismäki (1991), Jean-Pierre Léaud, en solitaire expatrié, renonce, pour
l’amour tardivement découvert, au « contrat » qu’il a commandité sur sa propre tête. Dans
La vie est un miracle, d’Emir Kusturica (2004) ( 11), d’humbles animaux interrompant l’acte
fatal vous réconcilient avec le présent, là où la recherche d’un sens (nationalisme, vocation
artistique, etc.) conduit au désespoir. Si la mort est présente, elle ne triomphe donc pas,
sans pour autant retomber dans les béats happy ends des confitures hollywoodiennes. De
Kiarostami affirmant que « la vie est plus importante que le cinéma » ( 12) aux frères
Dardenne soulignant que la présence vitale de l’assassin à ses côtés est plus forte pour le
père que le souvenir de son fils mort, on insiste sur « la vie qui continue » par opposition
à la nostalgie de l’auteur-zombie.
De cette prévalence de la vie découle le rejet de la victimisation : le couple d’amoureux
de La vie est un miracle résiste aux stéréotypes de la guerre civile serbo-bosniaque. Plutôt
que d’être vaincus par le séisme, les villageois iraniens filmés par Kiarostami dans Au travers
des oliviers (1994) enterrent leurs morts, jouent au foot et reconstruisent leurs maisons.
Dépouillé de sa mémoire, le héros de L’Homme sans passé (2002) de Kaurismäki
s’invente une vie plus exaltante que son existence confortable avant l’agression. L’état
officiel de victime s’efface derrière le personnage qui en réchappe. De même, en renonçant
à venger son fils, le père filmé par les frères Dardenne ne se définit plus par le deuil, mais
par la transmission de son savoir à l’apprenti : celui-ci n’est plus seulement déterminé par
son meurtre, mais par le besoin partagé de la filiation.
Eleonore Faucher, dans son premier film, Les Brodeuses (2003), tisse aussi des liens
entre une adolescente trop tôt enceinte et une mère suicidante, en deuil de son seul fils :
tout comme le bois et son travail avaient réuni les héros des frères Dardenne, les tissus,
les perles, les fils colorés de la broderie d’art soutiennent leur rencontre et leur permettent
de préférer la vie.
Malgré leurs proximités, tous ces films évitent les discours sur le pardon, et ne se
perdent pas dans les bons sentiments. Ils montrent plutôt que les gens trouvent des
solutions inédites, en dehors de toute théorie. Et demeurent irréductibles à une unique
réalité, fût-elle militante.
Denis Duclos et Valérie Jacq
Denis Duclos
Sociologue, directeur de recherches au CNRS, auteur notamment du Complexe du
loup-garou, La Fascination de la violence dans la culture américaine, réédition 2005, et
nouvelle postface, La Découverte, Paris.
Valérie Jacq
Philosophe, membre d’une administration de la coopération culturelle.
( 1) Lire l’entretien avec Marie-Pierre Duhamel-Müller, directrice artistique du Festival
du réel, dans Les Cahiers du cinéma, n° 594, octobre 2004.
( 2) Film d’épouvante américain de David Myrick et Eduardo Sanchez, 1999.
( 3) 50 millions de spectateurs en audience d’été.
( 4) Cf. « Vive la télévision », Le Monde, 10 août 2004.
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Dheygere Antoine
Annexes
( 5) Cahiers du cinéma, avril 2004.
( 6) Histoire(s) du cinéma, n° 3, dernière séquence, film de Jean-Luc Godard
(1988-1998).
( 7) Charles Gayssot, France-Inter, 29 juillet 2004.
( 8) Réalisateur iranien, Palme d’or, Cannes, 1997, pour Le Goût de la cerise, sera
président du jury de la Caméra d’or au Festival de Cannes du 11 au 22 mai 2005.
( 9) Mouvement de réalisateurs danois, sous l’impulsion notamment de Lars von Trier,
pour lutter contre les superproductions et les artifices.
( 10) Réalisateurs belges, auteurs de La Promesse (1996), de Rosetta (Palme d’or à
Cannes en 1999), et du Fils (2002).
( 11) Président du 58e Festival de Cannes (2005)
( 12) Dans Abbas Kiarostami, textes, entretiens, filmographie complète, Editions de
l’étoile, Paris, 1997.
BARLET Olivier : « De la phobie du métissage à l'ambivalence au
cinéma », publié le 09/03/2007 :
Aujourd'hui en France, on se demande sans cesse si vivre ensemble est possible. Pénétrée
des métissages de son Histoire coloniale, la France ne cesse d'en avoir peur, donc peur
d'elle-même. Cette peur de perdre une mythique intégrité, le cinéma l'aborde le plus souvent
dans ce qu'il sait le mieux faire au plus profond des salles obscures : l'intime. C'est ainsi
que les films où le rapport avec la colonie est abordé mettent très souvent en scène des
relations amoureuses. La mixité culturelle y est pourtant une aventure à hauts risques.
Imagerie persistante
Le cinéma colonial n'a jamais eu comme sujet les colonisés, et surtout pas leurs
conditions de vie. Cinéma de propagande, il ne fonctionnait pourtant pas comme un
spectacle parfait du rêve colonial français. Il a certes fixé une imagerie que nous trimbalons
encore dans nos imaginaires, mais il a aussi été un miroir des contradictions, des chimères
et des échecs de la relation coloniale. Il l'a été malgré lui car le cinéma en révèle souvent
davantage sur celui qui le fait que sur son sujet : en cristallisant le mythe colonial dans
des fictions démonstratives, en tentant de légitimer la prise de possession tant territoriale
que culturelle, il reflète les profondes contradictions du colon et offre en définitive une
passionnante radioscopie de la fin d'un empire.
Dans l’exposition L’Afrique au regard du cinéma colonial à l’Institut du Monde Arabe en
1994 et au Fespaco (Festival panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou)
en 1995, Youssef El Ftouh et Manuel Pinto présentaient des photogrammes classés selon
les critères d’analyse de l'image coloniale dégagés par une étude systématique de plus de
350 films. Comme le signalait le livret de l'exposition :
- Le colonisé est vu de dos, ce qui signifie l'anonymat. S'il est noir et nu, la vue de dos
montre la force, la puissance animale et occulte le visage, symbole de l'être pensant. Ou
bien le colonisé sera vu de profil, autre façon de signifier l'anonymat dans une représentation
proche des études anthropomorphiques.
- Il est cadré au sol ou en plongée, la contre-plongée, qui souligne l'humanité et la
noblesse, étant réservée aux colons ; dans la symbolique iconographique occidentale, ce
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
qui descend du ciel est positif et ce qui surgit de terre est négatif ; mais plus encore, le
colonisé exposé par terre est dans son état de nature, son animalité.
- Le gros plan du visage noir pointe les stéréotypes raciaux, souligne les "traits
négroïdes" qui seront présentés comme comiques ou effrayants (yeux en boule, grosses
lèvres et dents blanche). Chez les Maghrébins, ce sera le nez sémite, le visage luisant et
l'aspect fourbe.
- En présence d'un personnage européen, le personnage du colonisé est souvent filmé
plus petit pour marquer la domination du premier sur le second.
- Les personnages colonisés sont représentés en foule grouillante et piaillante, allusion
au monde des animaux et des insectes.
- Les colonisés sont souvent nus : l'opposition entre l'état de culture et l'état de nature
est traduite par l'usage du vêtement.
- Les vêtements sont souvent rayés : dans le code de lecture occidental, la rayure
caractérise les réprouvés et les personnages de condition inférieure. Elle caractérise
souvent l'exotisme ou l'état de nature. Elle montre du doigt l'infamie, à la différence de
l'honnête homme, et marque l'exclusion de l'ordre social.
- Les accessoires comme la cigarette, la boucle d'oreille, le tatouage, le couteau etc.
renvoient systématiquement à un type social et racial.
- Les colonisés sont presque systématiquement cadrés à droite de l'image : dans
l'imaginaire judéo-chrétien, les bons sont assis à la droite de Dieu, et se retrouvent donc
cadrés à gauche de l'image, le côté positif, valorisant.
Cette imagerie est si bien ancrée dans nos têtes que nous serons gênés par une photo
où Mandela serait à la gauche de De Clerk. Le cinéaste se chargera bien inconsciemment
par la mise en scène de restaurer l'ordre colonial et contribue ainsi à le perpétuer. (1)
Le couple impossible
Lorsque Joséphine Baker chante "J'ai deux amours", c'est dans Ounawa, un sketch
situé dans la jungle équatoriale avec le léopard Chiquita, où elle est amoureuse d'un colon
français qui lui demande de venir avec elle en France. Elle chante : "Ma savane est belle.
Mais à quoi bon le nier. Ce qui m'ensorcelle. C'est Paris. Paris tout entier. J'ai deux amours :
mon pays et Paris." Sa tribu l'empêchera de partir. Même si elle chante : "Doucement je
dis : emporte-moi", le mariage n'aura pas lieu. Pourquoi donc faire son plus proche de cet
Africain enfantin, naïf, arriéré, animal que Joséphine Baker incarne à longueur de films, de
La Sirène des Tropiques (H. Etiévan et M. Nalpas, 1927) où elle est carrément simiesque
à Princesse Tam Tam (Edmond Gréville, 1935) où l'on dit d'elle que "elle mange avec ses
doigts, c'est une sauvage, une cannibale".
Mais lorsqu'elle se met à danser la rumba accompagnée des tambours, elle redevient
la beauté noire, cette exotique attraction sauvage et fascinante dont les Français tombent
amoureux. Sa proximité avec la nature, sa sexualité supposée débridée, la rendent objet de
tous les fantasmes. (2) Mais le couple est impossible : l'Autre est trop différent, le métissage
dangereux. (3) Dans Zou Zou (Marc Allegret, 1934), le marin Jean Gabin se détournera
malgré sa fascination de la créole Joséphine Baker pour se marier avec Claire (Germaine
Aussey). A la danse énergique et sauvage de Baker, la caméra opposera le duo Jean/Claire
qui danse en parfaite harmonie.
Ainsi donc, si la femme indigène offre transgression, péché, plaisir, seule la femme
blanche peut répondre au désir véritable de l'homme blanc. Si l'on exploite sexuellement
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Dheygere Antoine
Annexes
la femme indigène (comme on le conseillait aux militaires dans les colonies), c'est pour
mieux se reporter sur la femme européenne. Le cinéma colonial construit nombre de fictions
sur la mise en scène de cette attraction interraciale pour mieux en éclairer les dangers et
l'impossibilité.
Le mariage n'aura pas lieu. Pourtant, il était au programme ! La colonisation ne devaitelle pas permettre "le mariage entre l'Orient et l'Occident" ? Dans Itto (Jean Benoît-Lévy et
Marie Epstein, 1934), il est même visualisé lorsque le commandant français ôte une bague
de son auriculaire pour l'enfiler à celui du chef d'une tribu de l'Atlas marocain, symbole de
la nouvelle alliance, après la révolte notamment menée par Itto, une femme.
La trouble altérité des peuples colonisés sera artistiquement représenté par la femme.
Pas n'importe laquelle : elle est chanteuse, danseuse, prostituée, aguicheuse, d'origine
indéterminée. Il faudra la civiliser mais il faudra aussi s'en méfier, au risque de tomber
dans le piège de la séduction. Chef d'œuvre du genre, L'Atlantide, le roman de Pierre
Benoît, connaîtra plusieurs adaptations cinématographiques. Celle de Jacques Feyder
(1921) résume toutes les composantes de la relation. On meurt d'amour dans le palais de
la belle Antinéa, lequel est situé au milieu du désert (la colonisation n'est-elle pas le fait
de remplir, peupler, civiliser le vide, le vierge, l'inefficace ?). Mais le capitaine Morhange
refusera l'amour d'Antinéa. Pour se venger, elle se donnera à son compagnon Saint-Avit
pour lui demander de le tuer. Ce qu'il fera : sa passion l'égare, il franchit la limite et y laissera
lui aussi la vie, car au-delà de la limite commence la psychose, prélude à la mort.
Attention donc à ne pas se brûler les doigts avec les belles indigènes (et partant avec la
colonie elle-même, que la femme incarne de façon symbolique dans les films) : le mélange
des races reste interdit, le métissage prohibé, au risque de bafouer l'ordre social et, plus
grave, de mettre l'intégrité de l'Occident en danger. L'indigène est de toute façon incapable
de s'ouvrir aux vrais valeurs coloniales, l'égalité est impossible.
Cas rarissime de couple mixte ayant une progéniture, la prostituée tunisienne Safia se
marie à un Français dans les deux versions de La Maison du Maltais (H. Fescourt, 1926 et
P. Chenal, 1938). La "fille de charme" deviendra une "charmante maîtresse" parfaitement
adaptée à la vie parisienne. L'assimilation efface la mixité.
Serait-il donc possible pour le colonisé d'évoluer suffisamment pour entrer dans le
cercle des civilisés ? C'est le discours officiel assimilationiste mais il ne correspond
nullement à la réalité. La contradiction est de taille : la colonisation républicaine qui
préconise l'assimilation au nom des valeurs d'égalité et de fraternité ne cesse d'insister sur
l'incompatibilité entre les deux cultures. Les divergences politiques, morales et culturelles
empêchent tout coexistence intime. Nombre de films montrent même que le sentiment
amoureux est incompatible avec les règles du devoir patriotique, une valeur qui dans les
films coloniaux n'est positive que si elle est portée par les Français.
Cette phobie du métissage, encore si présente aujourd'hui, rend visible la faillite de
l'assimilation coloniale. Le cinéma colonial est en cela un miroir révélateur de l'impossibilité
d'une aventure qui ne pouvait qu'être durablement dramatique et porte avant l'heure, dans
ses fictions mêmes, la décolonisation.
La voix tardive du cinéma français
Et puis c'est le silence. En dehors de rares films qui tous seront d'une manière ou d'une
autre censurés, le cinéma français des années 50-60 se tait sur l'aventure coloniale qui
fait pourtant la une de l'actualité. René Vautier fait l'exception avec son film anticolonialiste
Afrique 50. Il sera interdit. Chris Marker critique l'impérialisme européen dans Les Statues
meurent aussi (1952) : il sera censuré. Paul Carpita montre dans Rendez-vous sur les quais
Dheygere Antoine
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
(1953) les dockers de Marseille refusant de charger les armes à destination d'Indochine.
Il est interdit. La controverse déclenchée par Les Maîtres-fous de Jean Rouch (1954) qui
montrait un rituel sur le rapport colonial l'empêcha de dépasser l'enceinte du Musée de
l'Homme. En 1960, Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard qui dénonce la torture en Algérie
sera censuré et ne sortira qu'en 1963.
En dehors des timides références au rapport entre la France et l'Algérie dans L'année
dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1963) ou
Muriel (Alain Resnais, 1963), la décolonisation et les guerres coloniales ne seront pas un
sujet pour les cinéastes français (en dehors de La 317ème Section de Pierre Schoendorffer
sur l'héroïsme des soldats français en Indochine). (3) C'est un Italien, Gillo Pontecorvo, qui
mettra les pieds dans le plat avec La Bataille d'Alger en 1966. Le cinéma St Séverin du
Quartier latin qui le passe sera plastiqué. Le sujet est maudit : même dans les années 70,
les quelques films qui émergent restent longtemps dans les couloirs avant de trouver la voie
des salles : Avoir 20 ans dans les Aurès (René Vautier, 1971), RAS (Yves Boisset, 1972),
La Question (Laurent Heynemann, 1976).
Mais c'est quand même le signal : à partir de la moitié des années 70, le cinéma français
commence timidement à examiner le passé colonial. La Victoire en chantant (Jean-Jacques
Annaud, 1976) se situe dans l'Afrique de 1916 mais, malgré un portrait acerbe du milieu
colon, n'échappe pas à une vision caricaturale des "indigènes". Le Crabe-tambour (1977)
de Pierre Schoenderffer continue sa vision de l'héroïsme de l'armée française dans les
guerres coloniales. Le Coup de sirocco (Alexandre Arcady, 1978) s'attache au traumatisme
des pieds noirs. L'Etat sauvage (Francis Girot, 1978) dénonce la corruption des autorités
tant françaises qu'africaines dans un pays africain indéterminé.
C'est dans les années 80 et 90 que le syndrome colonial est directement abordé. Des
cinéastes marqués dans leur enfance par l'expérience coloniale l'abordent par la fiction,
d'autres s'en saisissent pour montrer les colonies comme des territoires occupés où les
rapports entre colonisés et colons étaient complexes. Cela donnera en vrac : en Afrique
noire, Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981), Chocolat (Claire Denis, 1988) ; en
Algérie, Fort Saganne (Alain Corneau, 1984), Salut Frangin (Gérard Mordillat, 1989), Le
Vent de la Toussaint (Gilles Béhat, 1991), Outremer (Brigitte Roüan, 1991), La Guerre
sans nom (Bertrand Tavernier 1992) ; en Indochine L'Amant (Jean-Jacques Annaud, 1992),
Indochine (Régis Wargnier, 1992), Dien Bien Phu (Pierre Schoendoerffer, 1992).
A ces films font écho les œuvres du "cinéma beur" comme Le Thé à la menthe
(Abdelkrim Bahloul, 1984) ou Le Thé au harem d'Archimède (Medhi Charef, 1985) où
apparaît pour la première fois la vie des immigrés maghrébins en France. Leur mémoire
sera ensuite abordée à travers des films comme Le Gone du Chaâba (Christophe Ruggia,
1998) d'après le livre éponyme d'Azouz Begag ou Vivre au paradis (Bourlem Guerdjou,
1998) sur la vie dans les bidonvilles parisiens au moment de la guerre d'Algérie.
Les films du Mauritanien Med Hondo notamment, comme Soleil ô (1970) ou Les Bicots
nègres nos voisins (1974) s'attaquent au néocolonialisme et fait le portrait des travailleurs
immigrés en France. Dans Watani (1997), il dénonce les ratonnades nocturnes contre
les étrangers noirs ou arabes. Du premier film réalisé par des Africais, Afrique sur Seine
(Paulin Soumanou Vieyra et Mamadou Sarr, 1957) à par exemple récemment le très beau
Waalo Fendo (Mohamed Soudani, 1997), les cinéastes africains se sont ainsi attachés à
directement aborder les conditions de vie des immigrés en Europe. (6)
Le refus de Protée
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Annexes
"Les Blancs et les Noirs ne vivaient pas ensemble mais il y avait dans leur façon de
vivre côte à côte une espèce de sensualité et le film dit qu'entre eux quelque chose était
encore possible sans en arriver à la violence", déclarait Marie-France Pisier à propos de
son film Le Bal du gouverneur (1984). On retrouve la supposée fraternité qui était supposée
guider la relation coloniale et à laquelle le cinéma (comme la familialité des "Sommets"
France-Afrique) arrive encore à nous faire croire quand il occulte soigneusement la réalité
des répressions sanglantes comme de l'exclusion quotidienne. (5)
Une sourde mélancolie se dégage de certains films coloniaux ou post-coloniaux
(L'Amant en est un exemple extrême) tant leur regard erre avec nostalgie entre les deux
rives civilisationnelles sans déboucher nulle part, tant cette suspension entre deux espaces,
entre la recherche d'autres valeurs et la distance d'avec celles de l'Autre crée un flottement
métaphysique, un dépassement impossible, une douleur de l'être, un arrêt du temps que
le vide empêche de s'écouler…
L'intrusion du politique remet les pendules à l'heure et rend plus difficile une vision
fantasmatique de l'Afrique. Du politique et de l'Histoire. Les Africains l'ont bien compris. Par
des fictions historiques inversant les rapports du cinéma colonial, l'Empire contre-attaque !
Dans Sarraounia (1986), Med Hondo décrit les exactions commises par la colonne Voulet en
1899 et la résistance de la reine nigérienne des Aznas. Dans Ceddo (1976), le Sénégalais
Ousmane Sembène met en scène une communauté africaine luttant au 17ème siècle contre
les deux puissances culturellement étrangères - l’Islam (l’imam) et l’Europe (le négrier et
le prêtre) - qui se font concurrence pour détenir le pouvoir. Il situe Emitaï (1971) dans un
village de Casamance en 1942 où les Français réquisitionnent de force le riz après avoir
envoyé une partie des hommes sur le front franco-allemand. Le film tourne à la tragédie.
L'enrôlement forcé des Tirailleurs, rarement évoqué par le cinéma français, est
récurrent dans les cinémas d'Afrique, au moins par évocation. (7) Camp de Thiaroye
(Ousmane Sembène, 1985) décrit leur révolte et leur répression lorsqu'il revendiquent un
juste paiement après la guerre tandis que Sarzan (Momar Thiam, Sénégal, 1963), d'après
une nouvelle de Birago Diop, met en scène la folie d'un tirailleur confronté au rejet de ses
méthodes européennes par son village à son retour.
L'Empire aura effectivement largement contribué à la libération de la France en 45
et payé un lourd tribu dans les guerres européennes. La quasi-absence de références à
cet état de fait dans le cinéma français prolonge le "blanchiment" de l'armée française
par De Gaulle au moment de la Libération par la mise à l'écart des combattants africains.
L'occultation de la violence coloniale est du même acabit : le cinéma joue le politiquement
correct et participe d'un mouvement politique et médiatique insistant sur les liens étroits
entre la France et l'Afrique, le français comme langue commune, le rôle émancipateur
de la France. "Autant de façons d'évacuer l'Histoire et le combat qui a été mené pour
que la relation franco-africaine soit proprement politique, c’est-à-dire autre chose que du
pathétique et du paternalisme", rappelle Mouralis. (8)
"Pourquoi est-il impossible, dans ce pays, de revenir lucidement sur cette histoire ?" (9)
La colonisation est trop issue des contradictions de l'idéologie républicaine pour que
les choses soient simples. L'Algérie des chimères, téléfilm en trois parties de François
Luciani diffusé sur Arte en novembre 2001, a le mérite de décortiquer la construction de
cette relation idéologique si rarement abordée. Après avoir soudé la nation autour de la
République, la colonisation incarnera dans l'entre-deux guerres la réussite de cette même
République, si bien que la décolonisation représentera un traumatisme pour beaucoup.
Les phénomènes actuels en sont directement issus : l'aveuglement sur les articulations
colonisation-immigration, le racisme spécifique envers les populations autrefois colonisées,
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui
renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud
la relation paternaliste de la France à l'égard de l'Afrique, la ghettoïsation dans les
banlieues… (10)
C'est donc bien d'une analyse qu'a besoin la société française. Il est révélateur que
les producteurs de Chocolat firent pression sur Claire Denis pour que le boy Protée ait
une relation sexuelle avec Aimée, la mère de France, la jeune fille si bien nommée qui
raconte son vécu de la colonie. "Mais le refus de Protée était justement le but du film !"
indiquera Claire Denis. (11) C'est ainsi que, malgré son attirance, il se venge de sa condition
dégradante et manifeste sa liberté. (12) C'est en effet toute la relation de pouvoir colonial qui
s'incarne dans le rapport entre Protée et Aimée, mais la nouveauté du film de Claire Denis
est de faire de Protée l'acteur de ce rapport. Ce n'est donc plus ici l'idéologie républicaine
qui empêche la mixité mais le refus du colonisé.
Le métissage se réalisera de nos jours, dans un autre film de la réalisatrice, J'ai pas
sommeil, et sans évacuer le conflit. Le couple détonnant Mona/Théo (une femme blanche
caractérielle et un homme noir renfermé) s'unit dans la douleur, sans diluer leurs différences
mais en les prenant comme des richesses à partager.
Olivier Barlet
(1) Cf. "Ce que filmer veut dire", entretien avec Youssef El Ftouh, in : L'image de l'Autre,
Africultures n°3, déc. 97.
(2) Cf. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, De l'indigène à l'immigré : images, messages
et réalités. In : Hommes et migrations n°1207, mai-juin 1997.
(3) Cf. Abdelkader Benali, Le Cinéma colonial au Maghreb, Cerf 1998, notamment p.
271-279.
(4) Cf. dir. Dina Sherzer, Cinema, Colonialism, Postcolonialism, perspectives from the
French and Francophone Worlds, University of Texas Press, USA 1996.
(5) Cf. Bernard Mouralis, République et Colonies, Présence Africaine 1999, p. 25.
(6) On en trouvera la liste dans Olivier Barlet, Voix d’Afrique au cinéma : un regard
salutaire, in : Migration, exil, création, Ecarts d'identités n°86, sept. 1998.
(7) cf. Olivier Barlet, "La contradiction du tirailleur dans le cinéma africain", in : Tirailleurs
en images, Africultures n°25, fév. 2000.
(8) Mouralis, Ibid, p. 235.
(9) C'est la question posée par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard dans "Le
colonialisme : un anneau dans le nez de la République", in : L'héritage colonial : un trou de
mémoire, Hommes et migrations n°1128, nov.-déc. 2000.
(10) Ibid, p. 91.
(11) Sherzer, ibid, p 84.
(12) Frédéric Darot, Représentations de Noirs dans le cinéma français contemporain,
DEA d'études cinématographiques, 1997.
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