La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d`une
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La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d`une
UNIVERSITÉ LYON 2 Institut d'Etudes Politiques de Lyon La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Antoine DHEYGERE Discipline : Politique, culture, espace public et Anthropologie des sociétés arabes Sous la direction de Bernard Lamizet Date de soutenance : 28/ 08 / 07 Jury composé de Bernard Lamizet et de Lahouari Addi Table des matières Introduction . . 4 5 Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? . . 18 Remerciements . . I.Entre film documentaire et film de fiction, l'esthétique audiovisuelle comme discours et production de l'imaginaire social . . A. La spécificité du média audiovisuel : entre fiction et réalité . . 19 19 B. L'esthétique audiovisuelle indicateur des structures de l'imaginaire d'appartenance . . 25 II. L'imaginaire de la migration entre tradition intégrationniste et tentation multiculturaliste .. A. Entre exclusion et intégration, la représentation du Sud dans les films . . B. Le multiculturalisme, outil de reconnaissance des minorités . . Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage . . I. L'idéologie du multiculturalisme . . A. Contre l'idéal « d'authenticité » . . B. L'éloge de la différence dans la méconnaissance . . II. L'esthétique audiovisuelle du métissage et la refonte de l'imaginaire de l'immigration et du rapport Nord-Sud . . A. L'éthique du métissage . . B. Du cinéma métis au cinéma de l'errance . . Conclusion . . Bibliographie . . Ouvrages . . Revues – Site Internet . . Annexes . . Définitions . . Cinéma : . . Métis . . Articles : . . 29 30 34 39 40 41 47 53 53 59 68 78 78 78 80 80 80 83 85 LA GUILDE AFRICAINE, article « Nomadisme, errance, exil, voyages. Nous sommes tous des charlots », bulletin de La guilde africaine, n°5, septembre 2001 : .. 85 BARLET Olivier :« Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma », publié le 16/03/2005 . . 86 DUCLOS Denis et JACQ Valérie : « Du documentaire au « cinéma des gens » » , Le Monde Diplomatique, mai 2005 : . . 92 BARLET Olivier : « De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », publié le 09/03/2007 : . . 97 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Remerciements Avant tout, je tiens à remercier l'Institut d'Etudes Politiques qui m'a offert un cadre idéal pour mener ces quatre années d'étude que conclue ce travail. Les professeurs qui y sont issus, m'ont enseigné et appris à mener une véritable et honnête démarche intellectuelle, et à ce titre méritent d'être aussi salués. Je remercie également M.Lahouari Addi pour sa présence et pour son soutien malgré le caractère relativement tardif de ma sollicitation. De même, je tiens à remercier l'équipe du hangar de l'Institut Lumière, particulièrement Dalila, Christine, Dorothée, Violaine et Régis, dont la présence et l'écoute au long de l'année m'ont fortement aidé. Il m'est impossible d'éviter de citer Chloé, Stephanie, Marie, Marlène, Amandine, Pierre, Xavier, Benjamin et bien d'autres, ainsi que les membres de ma famille, dont l'amour et l'amitié m'ont accompagné, continuent de me guider et de m'inspirer. Je tiens à remercier tout particulièrement Thomas-Xavier dont l'esprit créateur a fortement contribué à la belle réussite de cette année. Enfin, je souhaite rendre grâce à M.Bernard Lamizet pour tout le soutien et l'attention apportés non seulement à la rédaction de ce mémoire, mais pour toutes les hésitantes réflexions qu'il a su accompagner et guider. 4 Dheygere Antoine Introduction Introduction Le rapport Nord-Sud semble devoir faire intervenir tant d'éléments épars, mobiliser tant de domaines différents renvoyant à tant d'enjeux contemporains primordiaux qu'il paraît impossible à définir précisément et son étude semble insurmontable. Pourtant, pour beaucoup trop de gens encore, il se résume souvent à une image qui vient tout de suite à l'esprit, celle du pauvre enfant du Sud famélique pour lequel une association caritative du Nord se propose de faire intervenir la générosité et l'empathie humaine. Nous aimerions au sein de cette étude envisager d'autres pistes pour représenter et ainsi penser et concevoir le rapport entre le Nord et le Sud. D'autre pistes qui pourraient même remettre en cause la pertinence et la consistance de la séparation arbitraire entre les deux mondes. Pour l'instant, nous en appelons prioritairement à une nouvelle forme d'approche de ce rapport, une nouvelle empathie : « un sentiment d'identification qui commence à dépasser l'émotion éprouvée au spectacle de la misère et de la peine des autres, qui déborde l'exigence politique ou éthique du respect de leurs droit collectifs à l'autodétermination et à l'indépendance. Il s'agit d'une complicité plus immédiate, d'une onde plus courte, qui traverse l'épaisseur de l'altérité nationale ou culturelle, pour instaurer une première connivence entre des individus libres » L'espoir d'une humanité universelle « implique un ébranlement général des esprits, une 1 transformation de la nature même du lien entre le Nord et le Sud » , et cela passe selon nous par une modification des représentations sur ce lien, un renouvellement de ce rapport auquel peut participer le cinéma à travers son esthétique. Il est communément admis que le cinéma, qu'il s'exprime au travers d'une fiction assumée ou du documentaire, serait le reflet de la réalité. Lorsque, assis dans le fauteuil d'une salle de cinéma ou entre les bras de mon canapé, je regarde une heure et demie de morceau de vie, la réalité serait là, sans fards, éclatante de vérité ou plutôt dans toute son authenticité. Dans cette idée, la réalité aurait une existence autonome, en dehors de toute subjectivité. Les productions humaines, les tentatives désespérées de l'être humain pour décortiquer, analyser, comprendre et enfin domestiquer la nature et ses objets auraient toutes le même fondement. La science, comme l'art, se destineraient à percer la réalité et à en découvrir son essence, et ceci, en le traduisant à l'aide de signes et de productions symboliques. Malgré leur imperfection, l'homme par leur biais, s'approcherait de plus de plus de la connaissance absolue, convaincu qu'il est de son existence supérieure et résolu à détronner un Dieu qu'il cherche toujours. Les matières d'expression ( image en mouvement et son ) très réalistes du cinéma lui offriraient une place privilégiée dans l'appréhension et la transcription de la réalité. Cellesci l'autoriseraient à prétendre la montrer telle qu'elle est, sans intermédiaire, concrétisant ainsi le rêve inavoué de l'homme : abolir la distance entre la réalité qu'il voit, touche et sent et ce qu'il est capable d'en dire, peindre ou écrire. 1 Mahmoud Hussein, Versant sud de la liberté, pp. 165, 166 Dheygere Antoine 5 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud C'est d'ailleurs pour cette raison que les inventeurs du cinématographe ou du kinétoscope, des frères Lumière à Thomas Edison, purent en leur temps avoir la conviction d'avoir créé l'instrument parfait, absolu et définitif. Cependant, c'est aussi pourquoi cet outil de reproduction du mouvement semblait destiné uniquement à des fins scientifiques. Gabriel Veyre fit ainsi partie des dizaines d'opérateurs Lumière envoyés aux quatre coins du monde, chargés de rapporter la minute de film que chaque bobine leur permettait de filmer et ainsi, réunir le monde sur un simple écran blanc. Parallèlement, dramatisation et mise en scène faisaient pourtant déjà partie du lot. L'utilisation de ces toutes premières techniques conjuguée à la soif d'exotisme des européens s'ouvrant alors au monde, offrait un spectacle que les frères Lumière en cette 2 fin de XIX°siècle avaient déjà entrepris de rentabiliser . C'est pour répondre à la demande d'un commerçant de fourrures que Robert Flaherty partit filmer la vie d'une famille dans le Grand Nord canadien en 1892. Nanouk, l'Esquimau, avant de devenir dans la légende, le premier film documentaire, offrit une aubaine exceptionnelle à un vendeur de bâtonnets glacés qui débuta la commercialisation du fameux « Esquimau » lors de la projection du film en France. En ce début de XX°siècle, beaucoup avaient déjà compris le potentiel spectaculaire et donc commercial du cinématographe, rapidement métamorphosé en cinéma exploité au sein d'une véritable industrie. Presque tout de suite, les premiers aventuriers de la pellicule De Méliès à Hollywood comme les nababs de la bobine ont transformé le réel filmé, faisant de cette innovation technique un outil de création artistique. Art aussi libre d'abord que sa jeunesse le lui autorisait mais très vite encadré par le dogmatisme des studios, ses codes et ses conventions qui firent de ses oeuvres des représentants de genres cinématographiques, plus ou moins encadrés. Car, au-delà du débat sur le voyeurisme exotique de cette anthropologie audiovisuelle que peut soulever Nanouk, l'Esquimau, l'un des apports majeurs de cette discipline est d'avoir fondé sa démarche sur la déconstruction du rapport entre le monde et le langage, 3 relation qui n'a évidemment rien de naturel . Le langage cinématographique, s'il existe, par le réalisme de ses formes d'expression peut éventuellement prétendre échapper à cet écart entre réalité et production symbolique. Nous verrons que c'est bien le contraire qui se passe. Car ce sont bien des constructions culturelles qui s'expriment, révélant ainsi non pas la réalité mais les structures imaginaires d'une société qui essaie d'en rendre compte. Edgar Morin rappelle surtout que le cinéma est un « miroir anthropologique », c'est-àdire qu'il « reflète nécessairement les réalités pratiques et imaginaires, c'est-à-dire aussi les 4 besoins, les communications, et les problèmes de l'individualité humaine de son siècle » . La création cinématographique peut prétendre se faire le témoin d'une époque. Cependant, comme un sondage politique, elle s'avère n'être qu'un cliché, ou plus exactement une suite de clichés d'un espace-temps concis, bien plus révélateur des représentations que se font les acteurs de cette période que de la réalité de cette période elle-même. L'étude anthropologique du cinéma nous plonge donc au coeur des problèmes contemporains que ce dernier peut refléter. Seulement, il est impératif de garder à l'esprit 2 Dès 1895 et le premier film présenté au Grand Café à Paris nommé “La sortie des usines Lumière”, les frères Lumière avaient fait payer l'entrée à la projection. 3 4 6 François Laplantine, Je, nous et les autres, p. 91 Edgar Morin, Le cinéma ou l'homme imaginaire, p. 177 Dheygere Antoine Introduction que cet outil, cette machine et cette technique qu'est le cinématographe, devenu véritable industrie du cinéma, en est le fruit. Cette découverte, ainsi que l'utilisation qui en a été faite, est le produit de son siècle. De ce fait, la naissance du cinéma et de son industrie qui n'a finalement mis que très peu de temps à se construire et à se structurer, parle d'elle-même de son époque, tout autant que les oeuvres qu'elle a pu générer. Première constatation essentielle, les commentaires empreints des notions de « vérité », de « réalité » que le cinéma charrie, témoignent d'un véritable impérialisme moderne du sens de la vue. La puissance de « réalité » que semble dégager les images cinématographiques puis les images télévisuelles, témoigne de la pregnance de la vue sur l'ouïe ( le muet n'a ainsi pas choqué les oreilles des premiers spectateurs tout comme aujourd'hui ils restent très peu regardants concernant l'incontournable présence musicale des films et à l'arbitraire de leur bande-son ), sur l'odorat ou sur le toucher ( qui, quant à eux, tout en négligeant leur propre atrophie, ignorent tout à fait l'univers sensible immédiat de la salle de cinéma ou du salon ). 5 Le sens de la vue, empereur omnipotent de la sensibilité de l'homme moderne , a pu amener l'avènement de ce qui est souvent nommée la « civilisation de l'image ». Si cette affirmation demande réflexion voire critique ( si ce n'est pour son caractère ethnocentrique car elle ne concerne évidemment pas tous les peuples contemporains ), elle implique néanmoins de réfléchir à l'omniprésence de l'image dans notre société contemporaine. Dans les magazines, la bande-dessinée, et même les périodiques désormais, à la télévision, dans la publicité, dans les rues, le métro, les centres commerciaux, l'image est là, incontournable, et semble avoir pris le pas sur les autres formes de représentation du monde. 6 François Laplantine parle quant à lui du « dogme représentationnel » qui serait l'horizon ultime de notre société et de ses productions aussi bien scientifiques qu'artistiques, vouées à perpétuer dans la duplication figée de la réalité, l'identité unique et éternelle de l'individu et des groupes humains. Selon lui, tout peut désormais être jugé à l'aune de son identité et de sa représentation. De tout temps, la représentation de l'identité a été le centre des productions symboliques humaines dans toute leur diversité. Désormais, c'est la représentation par l'image photographique et cinématographique qui prend le pas. Celle-ci cherche en vain dans les différentes représentations du proche, différents modèles non pas pour se construire une identité, mais la retrouver au tréfonds de ses origines, dans une sorte de pureté originelle, une essence. Comme la réalité ne demanderait qu'à être ceuillie par la science, l'identité ne demanderait plus qu'à être représentée par l'art. Pourtant, quelle est la réalité d'une notion d'identité qui ne ferait que reproduire de l'identique ? Quelle idéologie peut cacher cet encadrement de la réalité humaine au sein d'identités collectives figées ? Ce « retour aux sources », ce repli identitaire peut apparaître comme le seul recours de l'individu perdu dans l'imbroglio identitaire causé par le brouillage accéléré des repères traditionnels. L'individu moderne s'est construit dans cette conscience d'une société mondialisée, internationalement imbriquée, car il « vérifie quotidiennement le fait que son existence, comme celle des siens, est liée à l'existence de gens, de peuples infiniment divers, vivant dans des pays lointains, sur des continents inconnus, professant des religions 5 6 Ainsi que Descartes l'avait déjà en son temps signalé. Laplantine, ibid, p. 105 Dheygere Antoine 7 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud différentes de la sienne, s'identifiant à des croyances, à des coutumes qui lui sont totalement 7 étrangères » . Notre propos n'est pas de porter une critique mais de constater l'internationalisation de la communication et l'intensification des échanges et des migrations, qui débouchent invariablement sur un mélange des cultures châpronné par une uniformisation économique qui semble irréfutable. Aussi irréfutable qu'inégalitaire dans sa maîtrise. Or le développement de l'Individu moderne puis l'unification des pratiques et comportements d'une société autour d'une identité collective sereine, réclament la maîtrise des leviers du marché capitaliste. Devant cet échec du modèle égalitaire issu notament des Lumières et de la révolution française, l'Etat perd encore davantage de sa légitimité. Alors que le politique ne prend pas en charge et n’explique pas ces nouvelles données, un certain nombre de personnes développent en réaction et par fragilisation un rapport à l’autre de plus en plus difficile. Le rapport à l’Autre met, pour chacun, en évidence sa propre fragilité identitaire, face à son histoire, sa culture et surtout face à son avenir. Ce sentiment de précarité sociale est ressenti à travers le prisme de la conscience identitaire. Or, pour François Laplantine, cette crise identitaire « doit être salué(e) comme l(a) redécouverte de l'inquiétude et de la 8 richesse du divers » . Cependant, elle risque aussi d'être sujette à une instrumentalisation politique, nous le verrons plus tard, mais aussi économique par le biais par exemple d'un dévoiement des sciences cognitives. Certains se proposant ainsi d'armer l'individu, soidisant désorienté, d'une longue et coûteuse thérapie quand d'autres écrivent à la chaîne des quantités de guides dits psychologiques pour se (re)trouver et ainsi trouver le bonheur. L’individu et son « authenticité » peuvent devenir l’unique mesure à laquelle il peut adapter ses décisions et son comportement. Paradoxalement, cette recherche de certitudes, de sens, d'âme, pourrait-on dire, mène donc tout droit au repli identitaire qui ne résout rien mais au contraire appauvrit, voire nie toute signification. Ce n'est pas la notion d'identité qui est ici contestée dans son ensemble mais la conception étriquée et l'instrumentalisation dont elle peut faire l'objet lors de moments historiques particulièrement changeants et perturbants pour l'individu et la société. Une conscience identitaire qui se double, d'une part d'un individualisme exacerbé et de l'autre, d'une tendance à reconstituer les liens de fraternité d'antan. « L'identité « propre » conçue comme propriété d'un groupe exclusif serait inertie, car n'être que soi-même, identique à ce que l'on était hier, immuable et immobile, c'est 9 n'être pas, ou plutôt n'être plus, c'est-à-dire mort » , dit François Laplantine. Un passage magnifique d'un livre d'Edgar Morin illustre parfaitement la condition ambiguë de l'individu contemporain, condamné à chercher dans son individualité, une identité, de l'identique, du constant, du définitif et donc sa propre mort : « Un moment vient où l'âme boursoufle et se clérose ; elle cesse d'être épanouissement pour devenir refuge. Vient le moment où l'âme est heureuse de ses propres valeurs ; elle exagère mystiquement sa réalité qui est d'être un croisement de processus ; elle se prend pour une essence, se drape dans sa subtilité exquise, se cloture comme une propriété privée, se met en vitrine. Autrement dit, l'âme se détruit en voulant se poser en réalité autonome. Elle se dégrade en s'éxagérant. Elle perd la communication avec les canaux 7 8 9 8 Mahmoud Hussein, ibid, p. 108 François Laplantine, ibid, p.144 François Laplantine, ibid, p. 49 Dheygere Antoine Introduction nourriciers de l'univers. Et voici l'âme isolée, offerte, obscène, si gélatineuse, si molle, méduse abandonnée sur la plage. Elle gémit de vivre dans un monde sans âme, alors qu'il en est noyée, comme l'ivrogne réclame sa drogue, elle réclame naïvement du « supplément 10 d'âme ». » Cette quête désespérée d'un « supplément d'âme » témoigne également pour lui d'un moment historique de la civilisation dans laquelle l'individu ne peut plus croire et adhérer aux anciennes magies « mais se nourrit de leur sève au sein des participations affectives et 11 esthétiques. » . La participation affective de l'homme est déployée dans des phénomènes de projection-identification imaginaires au sein de l'esthétique et n'a plus besoin de se condenser dans les formes iconiques et matérielles la religion ou de la magie. Le cinéma dévoile les structures de l'imaginaire qui permettent donc la participation individuelle du spectateur ( affective, il se met « à la place de .... », et esthétique, il juge la création plastique et la représentation idéale de lui-même ) tout en révélant également l'imaginaire collectif qui sous-tend la création esthétique de son spectacle. « Le cinéma fait comprendre non seulement théâtre, poésie, musique, mais aussi le théâtre intérieur de l'esprit : rêves, imaginations, représentations : ce petit cinéma que nous avons dans la 12 tête » . Ainsi, l'étude du langage cinématographique permet non seulement l'étude de l'imaginaire dans le cinéma, mais aussi celle du cinéma dans l'imaginaire, c'est-à-dire l'analyse anthropologique dans le champ de l'esthétique ( les logiques de représentation de l'identité et des appartenances à l'oeuvre dans les films ) mais aussi la place de l'esthétique dans l'anthropologie ( comment le mode de représentation cinématographique peut influer sur l'analyse anthropologique et les représentations sociales d'appartenance ). Son analyse repère les représentations sociales qui conditionnent les rapports humains dans un certain lieu et à une certaine époque. Grâce à leur prise en charge par des personnages dans le cadre de scènes, l'analyse de l''esthétique audiovisuelle permet d'entrevoir la complexité de la participation imaginaire du spectateur. L'imaginaire est le socle, les fondations, l'échafaudage indispensables à tout homme, inséparable de son existence matérielle. Le morceau de réalité que l'écran offre à voir dépend des structures de l'imaginaire individuel mais aussi collectif et social d'une époque dans laquelle s'inscrivent le réalisateur et son équipe, comme les spectateurs. Car la réalité ne se donne évidemment pas à voir telle-quelle, brute, libre de toutes interprétations et fidèle à elle-même, dans laquelle les places seraient ainsi assignées et immobiles. Non, le cinéma donne à voir des images d'une partie de la réalité, des ombres et de fantômes de celle-ci, en perpétuel mouvement, sans-cesse réinterprétées selon l'imaginaire de chacun. C'est grâce à l'étude des structures de l'imaginaire d'appartenance, permise par les formes de l'esthétique audiovisuelle que nous tenterons de voir comment l'homme essaie se connaître et de se reconnaître par l'intermédiaire du cinéma, mais aussi se construire et se reconstruire. Car, comme nous tenterons de le démontrer dans une seconde partie, l'homme imaginaire que met en scène l'esthétique audiovisuelle est ambivalent, flou et mouvant. Sa représentation a donc la possibilité de dépasser les structures de l'appartenance politique figée. Ce sera l'objet d'une éthique du métissage, que nous définirons alors, de guider l'esthétique audiovisuelle. 10 11 12 Edgar Morin, ibid, p. 92 Edgar Morin, ibid, p. 92 Edgar Morin, ibid p. 169 Dheygere Antoine 9 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud En effet, en l'absence d'éthique de la part des créateurs d'images audiovisuelles, l'esthétique audiovisuelle risque de servir l'exploitation commerciale d'oeuvres cinématographiques standardisées oubliant toute part poétique et ainsi, toute universlité humaine. En outre, touchant à l'imaginaire identitaire, l'esthétique du cinéma peut participer à nourrir un imaginaire de l'appartenance atrophié, réduit à quelques figures carricaturales toujours identiques. En l'absence d'éthique mais par la prégnance de genres codifiés et de leurs conventions, l'esthétique audiovisuelle risque l'instrumentalisation politique, qui, de tout temps, a eu intérêt à entretenir la peur du présent et de l'étranger et à ainsi nourrir l'angoisse identitaire, terreaux du conservatisme et ennemi de la transformation sociale. Car l'insécurité identitaire ne peut être réduite à une création folle d'un imaginaire déréglé, une absurdité entretenue cyniquement par un cartel de charlatans. Tout comme elle ne peut être balayée et évacuée d'un revers de la main, sousprétexte qu'elle est l'alibi 13 des faibles ou, du moins, de ceux qui refusent l'incertitude délicieuse de la vie . Elle est le symptome éloquent d'une humanité contemporaine qui se pose des questions sur son identité présente et son devenir, et ne se voit offrir que des réponses politiques non adapatées et des représentations identitaires figées, le plus souvent des mythes, ( on peut 14 citer pour exemple le roman français de la Gaule à De Gaulle ) arrachés à la terre sanglante de « ses » glorieux ancêtres surgissant d'un passé qu'on ne lui explique plus mais qu'on mystifie. L’appréhension d’un présent difficile et d’un futur angoissant fait donc virer l’individu vers une pensée non du Devenir mais de l'Etre, qui obéit à celle de l'authenticité voire de la pureté. Or, le recours systématique à une essence pure et originelle d'un individu pris dans son passé et sa culture n'est pas sans risques. « Les racines pétrifiant l'homme dans son sol et son sang originels deviennent l'incitation musclée à un retour aux sources du Volk : 15 l'exclusion » . Un imaginaire identitaire fig, refusant donc tout ce qui n'est pas conforme à son modèle, peut émerger d'une représentation d'une pensée de l'Etre qui est une pensée de l'Avoir et 16 donc de l'acquis . En octroyant des attributs à l'individu ( culture, race, ethnie, sexe, âge ou couleur ), ce culte de l'Etre authentique prétend le libérer alors qu'elle le marque au fer 17 rouge d'un « label d'existence » . Le fantasme d'une identité homogène et unique le pétrifie en l'enfermant à l'intérieur de la citadelle identitaire et le rend fier et content de lui, défendant son centre, se méfiant de la périphérie et refusant l'extérieur, donc n'ayant rien à apprendre des autres, les ignore voire les refuse. L'enfermement dans la nation, la culture, le sexe voire la race peut à tout moment prendre un tour dangereux au sein de la société, et ce, particulièrement quand il s'exprime à travers une esthétique qui masque sa capacité à porter un propos politique sous prétexte qu'elle ne sert que le divertissement et des oeuvres artistiques neutres. C'est le cas d'un imaginaire d'appartenance tel qu'il est reproduit depuis plusieurs dizaines d'années au sein de certaines dramatisations filmiques. 13 Qui s'offre à l'homme qui a appris “à renoncer aux certitudes sécurisantes qui récompense l'asservissement à une comunauté sublimée ; il peut faire le pari du recul critique, du doute créateur, de l'invention continue de la vie”, Mahmoud Hussein, ibid, p. 149 14 15 Pierre Nora, inventeur du concept des “lieux de mémoire” a énoncé ce mythe de l'identité française Fabien Ollier, L'idéologie multiculturaliste, p. 153. Il évoque par le terme “Volk” la communauté issue du droit du sang, dont s'inspire en partie le droit de la nationalité en Allemagne. 16 17 10 François Laplantine, ibid, p. 37 Jean Baudrillard, cité par François Laplantine, ibid, p. 38 Dheygere Antoine Introduction « Le caractère hésitant, parfois ambivalent de la production cinématographique française, abordant totalement, partiellement ou pour une simple séquence la question de l'immigration, met en relief la difficulté à penser l'intégration des migrants dans une 18 France tourmentée par l'avenir de son identité nationale » . Cette difficulté à envisager l'altérité de manière pacifiée concerne plus globalement la société mondiale, bousculée par l'accélération des bouleversements économiques et humains, et particulièrement, les pays anciennement colonisateurs. La crise pétrolière engendrée par l'OPEP en 1973, aurait pu faire comprendre à tous, responsables politiques, médiatiques ou artistiques, du Nord comme du Sud, que « la crise les frappe tous ensemble, inextricablement. [...] Alors même que la crise requiert, au nom des intérêts de l'ensemble de l'humanité, des formes supérieures de concertation et d'entraide, ce sont au contraire les tendances à la myopie, à l'égoïsme, au cloisonnement, 19 qui s'affirment » . Car ce qu'on s'accorde souvent à nommer comme le Nord, continue de maintenir des rapports ambigus et complexes avec ce que beaucoup continuent à considérer comme le monde « sous-développé » du Sud. La conception et les considérations concernant ses représentants humains, ainsi inévitablement que la réflexion sur les modalités de leur intégration à une société d'accueil du Nord se focalisent souvent sur deux discours. Le premier concerne le « voyage », expérience volontaire, d'un individu du Nord ou d'un « expatrié » dans le « Sud », tandis que l'autre aborde le trajet inverse, vu plutôt comme un mouvement d'« immigration » contrainte et forcée. L'« exotisme » de ce premier échange humain repose sur une idéologie qu'on pourrait nommer du voyage, vu comme « évasion » vers un monde extérieur, compliqué et dangereux, mais qui a le mérite de préserver certaines valeurs humaines, abandonnées par la société occidentale et ses valeurs froides du profit, de la consommation et de l'asservissement technologique. Il est né très tôt à la croisée des débuts de la colonisation du continent africain et des tentatives scientifiques d'ouverture sur le monde ( avec par exemple les expositions universelles, nées en 1844 et dont la plus célèbre reste celle de Paris en 1900 ). Il s'est perpétué jusqu'à nos jours par l'intermédiaire de diverses productions symboliques ( romans, livres scolaires, radio, cinéma ) et selon différentes modalités, mais il fonctionne toujours. Il maintient à la surface de l'imaginaire du rapport Nord-Sud, l'image du Nord rationnel, sérieux mais austère, comme père responsable de le bonne éducation de son enfant le Sud, insouciant, naïf mais chaleureux. Le second, quant à lui, est soumis à un tiraillement intellectuel, une tension entre deux modèles politiques et idéologiques d'approche de la différence et d'intégration sociale. D'une part le modèle universel, fondé en France sur l'idée d'égalité et d'universalité entre les hommes, critiqué pour la violence physique et symbolique exercée à l'encontre des particularismes culturels des groupes humains acceuillis, et donc en raison de sa tendance homogénéisatrice. Le modèle multiculturel, issu de la société allemande différencialiste et très répandu dans les sociétés qui sont nées de la conquête et de l'extermination comme les Etats-Unis ou l'Australie, dont la particularisation des groupes sociaux, des cultures, dans ce cas, poussée 18 Yvan Gastaut, article “Cinéma de l'exclusion, cinéma de l'intégration : les représentations de l'immigré dans les films français (1970-1990)”, in Hommes et Migrations, p. 55 19 Mahmoud Hussein, ibid, pp. 121, 122 Dheygere Antoine 11 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud à l'extrême, présente le risque du communautarisme, qui finirait par nier l'universalité des hommes et leur participation commune à une société. Comment concevoir le rapport Nord-Sud ? Comment aujourd'hui penser la différence ? Comment promouvoir les singularités humaines sans tomber dans le piège du particularisme ? Et comment prétendre à l'universalité de l'homme sans nier sa diversité ? Quel modèle d'imaginaire d'appartenance présenter aux individus contemporains qui pourrait défendre leur universalité humaine commune tout en préservant leurs spécificités ? Une première réponse serait peut-être d'abandonner, ou du moins de réinventer, le concept d'identité, comme le propose François Laplantine. Très utile politiquement, d'un formidable recours pour l'idéologie, le terme d'identité accuse le coup de sa pauvreté épistémologique quand il se fige dans des caractéristiques données et devient un véritable discours clos sur lui-même, une véritable idéologie. L'« identité » pensée comme représentation à l'identique d'une identité passée risquerait de nier la vie en glorifiant dans un présent éternel le temps qui pourtant, invariablement, passe. En assignant des places figées, elle ne permettrait pas de penser pas le mouvement, annihilerait toute réflexion sur l'entre-deux et le passage, la métamorphose d'un état en un autre, d'une identité en une autre, d'un groupe en un autre. Finalement, elle contraindrait l'imaginaire, bridé par des identités préfabriquées, des idées toutes faites et des stéréotypes rassurants et immédiatement consommables, que ce soit politiquement ou économiquement. La figure de l'immigré dans les films français des années quatre-vingts, essentiellement 20 incarnées par des personnages négatifs invite à nouveau à réfléchir sur la capacité du cinéma et l'esthétique audiovisuelle, à véhiculer les représentations sociales qu'une société donne d'elle-même, à s'occtroyer ou à subir un rôle de médiateur entre singulier et collectif « de nature à structurer la conscience d’appartenance et la conscience historique dont sont porteurs les spectateurs du film, grâce à la rhétorique qu’il met en œuvre dans ses images, 21 dans ses acteurs et dans sa mise en scène » . L'étude de l'esthétique audiovisuelle amène à réfléchir aux représentations sociales, donc à l'imaginaire collectif dans le cinéma. Elle peut modifier cet imaginaire d'appartenance bloqué dans un rapport dualiste entre le Nord et le Sud en le représentant différemment et en obéissant à une certaine éthique. Le cinéma nous enseigne « que la pénétration de l'esprit humain dans le monde est 22 inséparable d'une efflorescence imaginaire » et que donc son esthétique s'accorde mal avec une représentation unique et figée de l'identité. « Parler d'identité, c'est affirmer qu'il y a des vérités à prendre ou à laisser, des images qui regorgent de sens, des sons que l'on peut faire résonner très fort, mais jamais au grand jamais cette oscillation étrange entre les 23 images et les sons caractéristique, selon Jean-Luc Godard, du cinéma » La spécificité du cinéma est de provoquer des participations affectives dans le cadre d'images réalistes. En scrutant les différents registres du vrai et du faux, du crédible et du vraissemblable, la création audiovisuelle doit refuser d'enfermer l'exotique, l'étranger dans une altérité inaccessible mais doit chercher plutôt à concillier le lointain et le proche, la surprise et l'harmonie, le conflit et la paix. 20 La plupart du temps, il est “celui qui trouble l'ordre , celui dont il faut se méfier, susceptible de détruire la cohésion sociale et porter atteinte à la nation”, Yvan Gastaut, ibid, p. 59 21 22 23 12 Bernard Lamizet , Histoire des médias audiovisuels, p.68 Edgar Morin, ibid, p. 172 François Laplantine, ibid, p. 25 Dheygere Antoine Introduction Les choses bougent, changent de forme continuellement devant l'oeil de la caméra, qui va du plan large au gros-plan, du passé au présent, de l'Afrique à l'Europe. Cette grande illusion que peut proposer le cinéma inverse les rôles et à ce titre, me semble fournir la potentialité d'un formidable outil contre l'intolérance et les idées réçues. Bien sûr, et nous le verrons en première partie, il peut être l'instrument d'idéologies politiques qui s'y voient renforcées. C'est pourquoi nous définirons en dans un second temps une éthique du métissage qui doit guider son esthétique. De l'élément perturbateur à son dénouement, loin d'être toujours un cinéma conservateur, la narration filmique déroule une évolution, symbolise le temps qui passe et presque toujours transforme les objets du monde. L'implication affective et esthétique du spectateur touche au plus près de son imaginaire, ses représentations fluctuent et ses certitudes sont bousculées. C'est l'art de la métamorphose et du mouvement. Quand on passe d'un personnage à un autre, quand l'oeil, guidé par la caméra scrute une scène d'en haut, d'en bas, de côté, à travers les murs et le temps, lorsque l'on multiplie les points de vue, que l'on procède à un (dé)montage et à une mise en perspective, la conception homogène de l'identité implose, exposant à tous l'absurdité de son existence. L'identification polymorphe permise par l'esthétique audiovisuelle (nous y reviendrons ) transforme la participation imaginaire du spectateur, une fois riche, une fois pauvre, une fois bourreau, une autre fois victime. Le « Blanc » devient pauvre et le « Noir » devient riche : « Tous les enfants du monde jouent aux cow-boys. Tous les adultes du monde vont voir les cow-boys. Les gens qui sont « du monde » et ceux à qui le monde est refusé ont les mêmes participations. A tous ceux qui s'étonnent de cette communion affective et mentale entre le lettré et l'illettré, l'empereur et le nègre, Rimbaud avait répondu à l'avance « Empereur, tu es nègre ». Et c'est sans doute la seule vertu humaine de l'Empereur. Notre 24 négritude est notre humanité profonde » La pensée métisse repose sur la figure du « mulâtre », du « sang-mêlé », du « métis », ni blanc, ni noir mais entre les deux, fondamentalement humain. Elle essaie de toucher tout autant à l'universalité humaine qu'à l'hétérogénéité de l'appartenance identitaire. Son éthique peut s'exprimer particulièrement bien dans la création artistique, notament dans le cinéma, qui offre aux spectateurs une participation affective et esthétique multiple à travers le processus d’identification, bien plus complexe que l’on se prête souvent à dire. Serge Gruzinski propose dans La pensée métisse une analyse historique du choc provoqué par la conquête espagnole de l'Amérique au XVI°siècle. Il ne nie nullement le chaos qui règnait lors des premières années, engendré par l'intervention militaire, les exterminations, les famines et les épidémies mais propose d'analyser parallèlement la rencontre et la confrontation de deux imaginaires qui s'ignoraient totalement jusque là. Il refuse de voir dans le processus d'évangélisation et plus généralement d'éducation linguistique, culturelle et artistique des populations indigènes mené par les conquistadores, une « occidentalisation » à sens unique de la société américaine. Il montre que des formes artistiques nouvelles émergent, détournant les normes et les valeurs de chaque « culture », qui, loin de s'opposer frontalement, se mêlent. Par une mise en perspective avec des références plus récentes, notamment sur la création à Hong-Kong et le cinéma de Wong Kar-wai, il démontre que le métissage naît de la créativité ( d'abord technique pour la survie matérielle puis symbolique pour la survie culturelle ), tout autant que la créativité naît du métissage. Il fait éclater les frontières dans les oeuvres artistiques qui, toujours, métissent les genres et font se mélanger les imaginaires : 24 Edgar Morin, ibid, p. 164 Dheygere Antoine 13 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud « les artistes de Mexico et de Hong Kong mettent au point de nouvelles pratiques de l'image en même temps qu'ils déstabilisent et détournent les genres, qu'ils s'emparent des grotesques de la Renaissance ou des films de kung-fu, qu'ils recyclent les ghost stories ou 25 les vieux cantares amérindiens » . Cette pensée métisse ouvre la porte à des réflexions plus fines sur les « identités » et les « cultures ». Néanmoins, devant la complexité et l'étendue d'une telle approche et la perplexité et l'angoisse que peuvent engendrer les premières tentatives d'analyse, elle ne reste souvent qu'une belle promesse. Les réflexes positivistes de classification des sciences humaines reviennent très souvent reprendre le dessus, contraignant la pensée, l'enfermant dans les carcans d'un imaginaire bridé mais tellement plus rassurant. C’est pourtant bien cette pensée qui va influencer cette étude, d'abord dans une perspective descriptive puis dans une démarche plus politique. Car les cinéastes, créateurs d'images, ont autant à nous apprendre que l'histoire de l'art. Art de la métamorphose, le cinéma peut nous fournir de beaux exemples de métissage. En croisant peinture, théâtre et musique, en dévoilant des séquences de réel, en touchant autant à l'intime qu'au collectif, au singulier qu'à l'universel et enfin, en exposant à la lumière de son spectre les projections imaginaires de l'homme, l'esthétique audiovisuelle peut prétendre fournir une base de réflexion fertile et, pourquoi pas, avec beaucoup d'ambition, dépasser la séparation stérile des disciplines scientifiques, qui empêche de saisir la complexité hétéroclite mais féconde du monde moderne : « Le spectateur se mit à naviguer dans un océan infini, soumis aux vents contradictoires et changeants qui le happent vers l'écran pour le faire adhérer affectivement à sa vision et l'en éloignent pour rétablir la distance objective. Ces transmutations et ces tourbillons où se brassent rêve et réalité, l'un renaissant de l'autre, voilà la spécificité du cinéma dont on cherche si ardemment l'essence exquise alors que son essence est la non-essence, c'est26 à-dire le mouvement dialectique » C'est pourquoi j'aimerais ici préciser mon propos et l'inscrire dans le sillon tracé par Edgar Morin il y a un demi-siècle : l'étude anthropologique de l'imaginaire à travers le cinéma mais plus précisément à travers l'esthétique audiovisuelle. Ma démarche sera double. D'une part, elle se veut scientifique, en croisant diverses références pertinentes, dont les exemples précédents sont, je l'espère, de bonnes illustrations, avec une analyse rigoureuse de deux oeuvres cinématographiques. Elle tentera à cet effet de comprendre les soubassements imaginaires de la représentation de l'Autre, notamment dans la réflexion sur le rapport à celui que qui est souvent désigné comme le plus « Autre » dans notre société moderne, l'individu dit « immigré » et l'individu dit « sous-développé », l'individu du Sud. De cette manière, j'espère pouvoir élaborer une critique des frontières que les modèles politiques traditionnels semblent imposer aux hommes, en particulier à travers la notion d'identité. Cette critique passera nécessairement par une analyse de la tension entre les concepts de multiculturalisme et de métissage, cette dernière plaçant la première face à ses propres contradictions et son absurdité. Ainsi, une dimension plus politique, voire militante, pourra émerger. En révélant la potentialité d’une éthique du métissage que nous définirons, nous essaierons de voir comment elle peut guider l’esthétique audiovisuelle et ainsi donner naissance à des films et 25 26 14 Serge Gruzinski, La pensée métisse, p. 315 Edgar Morin, ibid, p. 141 Dheygere Antoine Introduction des documentaires qui peuvent et pourront toucher, voire renouveller l’imaginaire du rapport Nord-Sud. Cette étude s'appuiera sur l'analyse approfondie d'un corpus composé du film documentaire Crossing the bridge, The sound of Istanbul, de Fatih Akin ( 2005 ) et du film de fiction En attendant le bonheur, d'Abderrahmane Sissako ( 2003 ). Le premier observe le quotidien des habitants d'Istanbul à travers la diversité de la vie musicale de cette métropole métisse située entre Orient et Occident. Le point de départ du documentaire est simple : suivre en Turquie, et plus précisément à Istanbul, les pas d'Alexander Hacke, bassiste allemand parti capter et enregistrer Le « son » de la ville. De son arrivée à son départ, le réalisateur et son équipe le suivent et filment les différentes rencontres qu'il va faire avec des musiciens et des producteurs de labels de musique. Issus de divers horizons et de différents quartiers de la ville, ces artistes ont pour point commun la musique, leur appartenance à la nation turque, leur fierté d'habiter d'Istanbul, et une prise de position intellectuelle en faveur du métissage qui doit conduire à un « vivreensemble », tolérant et pacifique. Car le documentaire tient un discours et développpe une posture. Il défend l’idée d’une avant garde culturelle, consciente des enjeux politiques et sociaux, consciente de sa capacité à interagir sur la réalité. Dans chacune des rencontres faites par Alexander nous retrouvons une figure de la revendication. L’ensemble nous donne une vision des enjeux traversés par la société turque à l’heure actuelle. Entre modernisme et tradition, influence islamique et héritage laïc, la nécessité d’intégrer les minorités sans avoir recours à l’assimilation forcée, avec la question délicate de l’Europe, de la délimitation des ères géographiques. Cependant, dans sa tentative d'interroger le mythe qui fait d'Istanbul bien plus qu’un simple pont géographique entre l'Orient et l'Occident, le documentaire tombe souvent dans l'admiration béate devant la richesse culturelle de la ville. Son manque d'analyse et de mise en perspective témoigne bien, selon nous, des travers du modèle idéologique multiculturaliste et de l’esthétique de l’hétérogène qui l’inspire. Il représente très bien le tâtonnement délicat entre la volonté du métissage et la tentation du multiculturel. Crossing the Bridge, manque souvent son propos car il participe à la mythologie simplificatrice d'une ville entre deux mondes. Il ne fait que renforcer la pertinence de cette séparation arbitraire entre les deux hémisphères et le sentiment de la consistance réelle de deux mondes séparés, pourtant bien moins isolés et homogènes dans la réalité. Loin de les lier et de les mêler, il semble les pétrifier dans une identité figée. Par-là, il semble également glorifier la beauté et la richesse multiculturelle d'Istanbul, comme pour mieux servir sa propre publicité et assurer sa promotion et la vente de sa bande originale. En attendant le bonheur, quant à lui, refuse toutes les frontières. Abdallah, un jeune Malien âgé de dix-sept ans, qui retrouve sa mère à Nouadhibou, en Mauritannie, attend son départ vers l'Europe, symbole des richesses et surtout du bonheur qui l'attend. Dans ce lieu d'exil et de fragiles espoirs, ce carrefour entre l'Afrique, le Maghreb et l'Europe, le jeune homme, qui ne comprend pas la langue parlée, un dialecte arabe, le hassaniya, tente de déchiffrer l'univers qui l'entoure. Le rythme lent, le montage souple et le scénario délicat du film nous plongent dans un univers très personnel mais aussi dans un message politique dont la force est inversement proportionnelle à la douceur qui se dégage du film. Abdallah hésite, se cherche, tente de comprendre et de communiquer mais abandonne. Il attend, dans l'espoir qu'en Europe, il y parviendra davantage. Pourtant, jamais cette quête n’aboutit dans le film, jamais le Dheygere Antoine 15 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud réalisateur ne mènera le spectateur en Europe et jamais ce dernier ne pourra en être assuré. Il l’abandonne à l’errance d’Abdallah dont il ignore l’avenir. Abdrrahmane Sissako provoque ainsi, sans en avoir l'air, le spectateur, il lui réinvente une place, il teste ses limites et sa patience en refusant l'identification simpliste à des personnages qu'il aurait compris d'avance. Ce cinéaste s'inscrit très bien dans une mouvance récente du cinéma africain, qui cherche à abandonner sa fixation continentale et revendique sa participation entière au monde. Ce cinéma de « l'errance » interroge ainsi la notion d'identité, en l'attaquant tout en la sublimant. Car la pensée du métissage qui le guide n'ignore pas toute éthique, bien au contraire ( nous verrons en seconde partie ce que nous appellons l'éthique du métissage ). L'étude comparative des deux productions audiovisuelles permettra d'appuyer notre critique vis-à-vis de l'évidence et de la facilité avec laquelle le discours commun associe le cinéma et la notion de réalité. Car la mise en relation des deux productions permettra de dépasser la séparation simpliste entre fiction et réalité et d'entrevoir ainsi qu'un film documentaire peut créer autant voire davantage de fiction qu'un film dit de fiction. Comment dans un film documentaire des individus que l’on sait réels et que l'on imagine ayant une vie indépendamment de leur représentation dans le film, peuvent-ils acquérir autant voire moins de consistance et de réalité que des personnages que l'on sait interprétés par des acteurs rémunérés et mis en scène dans un univers fictif ? Cette contradiction apparente entre les deux modes filmiques, leur mise en conflit au sein d'une étude qui y apportera des connaissances plus théoriques sur le sujet, apportera a contrario la lumière ( ou l'ombre ), je l'espère, sur une éthique du métissage dans l'esthétique audiovisuelle. Voilà pourquoi dans un premier temps, il me faudra revenir sur la notion d'esthétique audiovisuelle elle-même, et interroger les notions de « réalité », de « vérité », de « vraissemblance ». La réflexion sur les genres et les techniques de la production cinématographique remettra en cause l’idée selon laquelle il peut montrer le réel tel qu'il est et pourra surtout préciser avec plus de clarté ce que peut être cette esthétique de l'audiovisuel. En dévoilant la part de fiction inhérente à toute production, l'étude de l'esthétique audiovisuelle, conduit, nous le verrons, à l'étude anthropologique, en révélant les structures imaginaires de l'appartenance. C'est pourquoi nous serons amenés à dévoiler l'imaginaire qui a enfermé la représentation du Sud et de l'immigré dans les films dans certaines figures stéréotypées, afin, plus tard, de comprendre pourquoi certains défendent l'idée d'un devoir de reconnaissance. L'expression et la visibilité de ces populations leur permettraient de ce fait d’exprimer une culture dite « authentique » ( nous reviendrons sur ce concept ) et ainsi d’éviter la violence symbolique qu’ils ont subie jusque-là par une représentation extérieure faussée. Cette réflexion repose sur le modèle politique et idéologique multiculturaliste dont nous débattrons des bienfaits comme des écueils, essentiellement au travers de la critique de notre corpus. C'est ainsi que la seconde partie de l'analyse s'attèlera à dévoiler l'idéologie multiculturaliste qui risque souvent de poindre derrière les belles idées du « cosmopolitisme », de la « pluralité culturelle », de la société « multicolore », « bariolée » par la « diversité » de ses peuples et de leur « culture ». 16 Dheygere Antoine Introduction L'idéal de l'identité et de son « authenticité » qui sous-tendent nécessairement la pensée multiculturaliste seront remises en question. L'indifférence que peut créer le culte de la différence que cette idéologie promeut, apparaîtra plus aisément, ainsi donc que sa contrepartie dangereuse ( risque de communautarisme voire même d’affrontements violents ). La perversité de ce modèle idéologico-politique est d’autant plus manifeste lorsqu’il fait des différences culturelles un commerce et du devoir de leur reconnaissance et de leur promotion une véritable esthétique ( modes de l’hétérogène, de la pluralité et de la différence ). Quand la question du profit s'y insère, cette pensée risque de transformer une singularité culturelle en particularité consommable. Or, « le particulier consiste dans le durcissement du singulier, de même que le général tend, par un processus d’abstraction, 27 à l’apauvrissement de l’universel » . C'est l'idéal universel qui concluera notre étude. Mais avant tout, cherchons à définir le terme. Mahmoud Hussein évoque l'univesel comme « la vibration commune à tous les hommes, qui ne s'oppose pas à l'être spécifique de chacun d'eux, mais le traverse de part en part, l'habite de l'intérieur. L'universel n'est plus l'étranger : il est la vérité générale qui palpite au coeur des vérités particulières ; il est le trait d'union entre chacun et tous. Il est 28 ce qui fait que nul n'est tout à fait étranger aux autres » . En approfondissant l'éthique du métissage, notamment dans son refus de voir séparées des communautés centrées sur une identité « pure » fantasmée, nous verrons que l'esthétique audiovisuelle peut en être un formidable terrain d'expression. Du cinéma métis au cinéma de « l’errance », cette position toujours mouvante, jamais figée, sans-cesse dans l’entre-deux, nous montrerons les liens que peuvent tisser cette éthique et l’esthétique du film. Ces conditions éthiques qui guident l’esthétique audiovisuelle peuvent offrir l'espoir d'une refonte de l'imaginaire social d’appartenance contemporain, particulièrement dans le cadre complexe et inégalitaire des échanges de la mondialisation qui font souvent oublier l’universalité des hommes qui y participent. 27 28 François Laplantine,ibid, p.19 Mahmoud Hussein, ibid, p. 148 Dheygere Antoine 17 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? Comme nous l’avons évoqué en introduction, notre étude tentera de passer par l’anthropologie pour comprendre quel imaginaire d’appartenance met en scène le cinéma à travers son esthétique. Quel part réservée à la diversité culturelle révèle t-il ? Revenons d'abord sur cette discipline. Si l'on en croit une définition universellement admise, la discipline serait l'étude de « l’être humain sous tous ses aspects, sociaux, psychologiques, culturels, et physiques » et s'appuierait sur « l’étude ethnologique des sociétés et peuples ayant préservé une culture spécifique originale » car l'anthropologie « synthétise ces données dans le cadre d'une étude générale de l’espèce humaine : elle 29 tente de prouver l'unicité de l'esprit humain à travers la diversité culturelle » . Pour autant, cette définition n'explique rien. Comment définir « l'esprit humain » et comment parler « d'unicité » ? Loin de prétendre détenir la clé de ces questions, le propos de cette étude sera d'assumer les sensibilités scientifiques qui les traversent. Ainsi, notre étude anthropologique du cinéma insistera davantage sur ses aspects symboliques, négligeant volontairement une partie des aspects matériels et physiques. Ce qui l'intéresse sera donc de tenter de dévoiler le plus large espace possible de l'imaginaire humain, spécialement en ce qui concerne la notion d'identité personnelle et collective, qui sera interrogée. Dans cette première partie, c'est la singularité humaine dans sa multiplicité qui nous intéressera, tandis que la seconde insistera davantage sur son universalité. Le cinéma a été, en effet, longtemps tributaire d'une vision ethnocentrique des objets du monde. Ce n'est surement pas un hasard s'il apparaît déjà dans sa version moderne au début du XX° siècle lorque les grandes expositions universelles ouvraient enfin à tous une petite fenêtre sur le monde extérieure. Le cinéma a ainsi participé à l'ensemble des moyens d'expression au service de l'entreprise coloniale. Comme un homme politique africain le rappelle : « Dans cette entreprise, le cinéma, qu'il soit colonial ou ethnographique, a sans conteste contribué plus 30 efficacement à conforter auprès des occidentaux une certaine image du noir » vu le plus souvent au début comme un bon sauvage bien-heureux. De même l’individu désigné comme « arabe » a subi une stigmatisation, plutôt considéré, quant à lui, comme un être mystérieux et dangereux. Nous verrons avec plus de détails ces figures tout à l'heure. En réaction, certains ont prôné un cinéma de la pluralité, mené par d'autres sensibilités artistiques et conduit par des influences cinématographiques autres qu'européennes ou nord-américaines. En remettant en scène des figures de l'homme du Sud différentes, plus 29 30 18 Article « Anthropolgie », wikipedia.fr Préface de Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, Mahamoudou Ouedraogo, p.9 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? variées, plus justes, on espérait ainsi contrebalancer la violence symbolique exercée sur les peuples colonisés par cette représentation négative de leur appartenance, émanant de l’extérieur. Mais avant d’entrer dans les détails de cette volonté légitime et des conséquences qu'elle a eues, il est indispensable de s'interroger sur le pouvoir ainsi prêté au cinéma. Ainsi, avant tout, il nous faut revenir sur la production cinématographique en tant que telle et tenter de dégager ce que nous nommerons l'esthétique audiovisuelle. I.Entre film documentaire et film de fiction, l'esthétique audiovisuelle comme discours et production de l'imaginaire social « C'est pour avoir compris que la réponse à de telles considérations réside dans l'affirmation propre de l'image de soi, que les pionniers du cinéma africain se sont saisis de la même arme, à partir de 1955, pour désembuer le regard des occidentaux, réveiller surtout les consciences, éduquer et sensibiliser les 31 populations en traduisant à l'écran leur imaginaire et leurs réalités » Tout le monde semble s'accorder à dire que l'Afrique, et plus généralement, l'ensemble du monde anciennement sous l'emprise coloniale directe ou indirecte de l'Europe, a subi le regard occidental sur ses populations, leur imposant sa vision et l'imposant également à ses propres citoyens. Pour cela, le cinéma serait un vecteur extraordinairement efficace dans la production d'un certain type d'imaginaire, reflété dans les images de la réalité qui défilent sur son grand écran, comme semble l'affirmer Mahamoudou Ouedraogo. Le double aspect de l'ésthétique audiovisuelle apparaît tout de suite avec tout le naturel et l'évidence qui souvent accompagnent le discours sur l'art. Pour pouvoir prétendre être une véritable « arme », de quelle violence, de quelle pouvoir de vie et de mort affuble-t-on souvent le cinéma ? Et de quel cinéma parle-t-on ? D'une part, il serait le reflet des représentations individuelles, conscientes ou inconscientes du cinéaste, accompagné de son équipe ( scénariste, responsable du son, de la photographie, monteur et producteur, entre autres ), prises dans les considérations communes de leur époque. De l'autre, à plus long terme, il consoliderait ou transformerait la conscience collective de ses spectateurs de manière plus ou moins homogène, simplifiant par la fiction, leur regard sur la réalité proposée. Pourtant, il semble indispensable de repréciser les notions de cinéma, de fiction et de réalité avant d'aller plus loin. A. La spécificité du média audiovisuel : entre fiction et réalité 31 Mahamoudou Ouedraogo, ibid, p.9 Dheygere Antoine 19 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud « L'originalité révolutionnaire du cinéma est d'avoir dissocié et opposé, comme 32 deux électrodes, l'irréel et le réel » Très souvent, la question de la réalité et de la fiction au cinéma est résolue d'entrée. Une oeuvre de fiction se baserait sur des objets de l'imaginaire tandis qu'un film documentaire prendrait pied dans la réalité. La question de l'intervention de la caméra comme nécessaire médiateur entre la réalité et sa représentation, les conditions de la représentation ( l'obscurité de la salle de cinéma, l'écran blanc et plat ), ainsi que les projections psychiques qui influent sur la création comme sur la réception de l'oeuvre cinématographique sont ignorées. Essayons de revenir sur cette réflexion. André Bazin est l'un des critiques et penseurs du cinéma français les plus connus et reconnus. Dans ses écrits, il a défendu ainsi le cinéma de la « transparence ». Selon lui, aucun événement n'est doté d'un sens déterminé, il parle « d'ambiguïté immanente du 33 réel » , dont le cinéma aurait pour tâche de respecter en la représentant. Il part du principe que le cinéma a la capacité de représenter totalement et sans intermédiaire le réel, et ce, tant que ses serviteurs respectent certaines normes. Ainsi, le montage doit se faire absolument transparent, tentant de ne laisser aucun élément de la réalité en dehors et témoignant au plus proche de cette dernière. Ainsi, à l'instar des écoles littéraires du réalisme avec Balzac et du naturalisme qui l'a suivi, l'art du cinéma, de la représentation, reposerait non dans la création artistique qui ne serait pas une fin en soi, mais dans la restitution la plus fidèle possible du réel. Cette tendance au réalisme, à la reproduction fidèle de la réalité et de ses objets fait mine d'oublier qu'un écart sépare invariablement l'objet de sa représentation, et, de plus, elle défend le « mode de compréhension du social le plus rassurant de tous : la reproduction du « réel », et non la construction de la réalité du texte dans ce qu'il a de contradictoire. Elle conforte la confiance dans la stabilité d'un référent absolu dont on veut absolument ignorer 34 la caractère conventionnel » . Comment le cinéma et sa diffusion arrivent-ils à faire oublier aux premiers spectateurs l'absence de son et de couleurs ? De tout temps, et ce, même avant l'amélioration des techniques de prise de son et d'images, ainsi que de diffusion, le cinéma s'est vu ainsi affubler le terme de « réaliste ». En effet, ni l'apparition de la couleur, ni l'ajout d'une bandeson synchrone de plus en plus élaborée, ni la diffusion en cinémascope, ni la perspective de projeter le film en relief ne peuvent l'expliquer. Tout d'abord, cette impression de réalité est souvent attribuée à la richesse perceptive des matériaux filmiques. Plus précis que la peinture, la technique photographique reproduit l'objet avec toutes ses formes et ses ombres. Plus réaliste que la photographie, le cinéma met en mouvement les images, laissant ainsi se dessiner le relief. Faut-il rappeller à l'instar d'Edgar Morin l'arbitraire de la création cinématographique ? Si l'on considère que l'oeil observe la réalité se déplacer sous toutes ces formes sur l'écran, qu'y a-t-il cependant de moins naturel et de moins réaliste que d'entendre continuellement 32 Edgar Morin, ibid, p.4 33 34 20 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film, p. 51 François Laplantine, p. 123 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? une musique soulignant le récit et ses évènements. « Mais l'ouïe est tolérante, si l'oeil est 35 intransigeant » . Ainsi, la technique cinématographique parvient souvent à se faire oublier, transformant par-là le cinéma en art de la réalité et le plaçant au sommet de la réussite représentationnelle de l'homme et de sa science. Néanmoins, nous allons essayer de le démontrer, tout film est un film de fiction. Au cinéma, signifiant et signifié sont tous deux fictionnels. Au théâtre, l'histoire qui nous est conté est fictionnelle, de même que les personnages et le lieu dans lequel ils évoluent. Néanmoins, les comédiens et le décor qui les incarnent existent bel et bien et évoluent devant nos yeux dans le même espace-temps. Tandis qu'au cinéma, même la manière dont est représentée sa fiction est irréelle. Ce ne sont que des images projetées par un faisceau de lumière sur un écran. La représentation filmique « ne donne à voir que des effigies, des 36 ombres enregistrées d’objets qui sont eux-mêmes absents » . C'est tout le pouvoir imaginaire et magique de la photographie et du cinéma, qu'on a souvent essayé de définir sous le nom de « photogénie ». Cette incarnation de l'objet dans un double plus réel que dans la réalité, cette concentration de ses caractéristiques et de 37 son « essence » révélées dans une photographie, cette « présence de l'absence » , nous permettra tout à l'heure de saisir la puissance de participation imaginaire du spectateur et remettre en question la séparation stricte de la fiction et de la réalité au cinéma. Car, cette problématique nous place nécessairement devant celle du film documentaire et du film de fiction. Y aurait-il, comme souvent on se prête à dire, une distinction irréductible entre les deux projets ? Comme tente de le démontrer Gilbert Durand dans son essai L'Imaginaire, l'explosion des représentations par l'image dans ce dernier siècle est née dans le cadre d'une civilisation occidentale fondée sur le savoir scientifique et la rationalité positiviste. De ce fait, nos sociétés iconoclastes ont maintenu une méfiance pour le produit de leurs recherches et souvent ranger l'image, et donc le cinéma, dans camp du divertissement. Avec le film ethnologique, scientifique puis le film documentaire, une revalorisation de l'audiovisuel a pu apparaître. Pour autant, peut-on se réduire à affirmer que le film documentaire est du côté de la réalité et de la science, quand le film de fiction reste cantonné à la fiction et au loisir ? Le documentaire n'a-t-il pas emprunté au cinéma narratif une grande partie des effets qui ont fait sa réussite et même assis sa crédibilité ? Notre propos est justement de démonter cette idée préconçue afin de dégager des deux types de production, certes des différences, mais aussi, une sensibilité et un mode d'expression communs, c'est-à-dire l'esthétique audiovisuelle. Un film, qu'il assume et revendique en tant que tel sa fiction ( le cinéma ), ou qu'il prétende au contraire présenter un aspect véritable de la réalité ( le documentaire ), tombe sous le coup d'une « irréalisation » obligatoire due à l'esthétique audiovisuelle qui fait de tout événement filmé un spectacle. Car la production de films documentaires, au même titre que celle de films de fiction, répond à un genre artistique, qui ne peut faire mine d'oublier, ni les impératifs économiques de sa distribution, ni les conventions nées des expériences précédentes. Ce sont des 35 36 37 Edgar Morin, p. 136 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 70 Edgar Morin, p. 19 Dheygere Antoine 21 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud codes d'écriture, de réalisation et de montage, qu'on pourrait schématiquement essayer de présenter selon deux camps. D'une part, on observe la tendance à emprunter aux codes du cinéma classique, c'està-dire, généralement, ceux du cinéma narratif, intrigue, procédé narratif, jeu d'acteur qui enclenchent le processus d'identification multiple mais essentiel au film de fiction ( on pourrait même mettre le côté fictionnel entre parenthèses tant ce détour par les codes du cinéma classique, depuis les débuts du cinéma documentaire, a été incontournable, cf. commentaires sur Nanouk, l'Esquimau en introduction ), le tout appuyé par un montage voulu « transparent ». De l'autre, se développe la poussée inverse depuis les années 70, d'un courant critique en faveur de la déconstruction, le « néo-réalisme », le « cinéma du réel » ou « cinéma direct » qui fut créé à l'origine pour lutter contre cette fausse « transparence » du cinéma et démontrer l'enjeu idéologique derrière ce camouflage du travail de production. Mais ses caractéristiques, voulues novatrices à l'époque, se sont figées et en ont fait un véritable nouveau genre avec ses conventions. L'aller-retour entre les emprunts aux conventions du film classique et ceux faits au cinéma dit « du réel », nous permettent de démontrer que cette alternance n'autorise pas le documentaire à prétendre être plus « réaliste », mais plutôt d'approcher la réalité de manière plus « vraisemblable ». Or ces codes du vraisemblable sont les véritables armes du film de fiction dans la création d'un univers diégétique. Le documentaire exploite les procédés narratifs issus du cinéma narratif, tel que l'indispensable « quête » qu'il doit présenter et dont le dispositif est d'ailleurs conçu comme un carnet de voyage : « L’historiette sert souvent dans le documentaire, par le biais d’un personnage dont on fera mine de raconter la vie ou les aventures, à donner aux informations 38 hétérogènes recueillies un semblant de cohérence » , cohérence indispensable à la création de la diègèse. Trois instances différentes convergent en effet, le récit, la narration et l’histoire, procédés issus du cinéma de fiction mais largement exploités par le film documentaire et nettement visibles dans Crossing the Bridge. Le récit y est simple. Alexander, musicien lui-même, fasciné par Istanbul lors d'un premier passage, s'était promis d'y revenir. Armé de tout un matériel moderne de prise de son, il tient sa promesse et y ajoute une grande ambition, capter le « Son d'Istanbul ». C'est alors que, tel un road-movie, le scénario enchaîne les séquences de rencontre avec divers acteurs de la scène musicale turque. Si tous ont leur personnalité, ils ont également leurs influences. Le déroulement narratif propose de faire converger l'ensemble de leurs sensibilités dans un même élan, symbolisant la multiplicité culturelle turque, prouvant d'elle-même l'absurdité des tensions politiques et ethniques, et magnifiant le dépassement des catégories dans un grand mouvement de métissage mondialisé. Non seulement le texte narratif est un discours, mais c’est de plus un discours clos. Il possède un début et une fin, un état initial d'incertitude lorsque Alexander débarque, pleins d'espoirs mais aussi d'appréhensions dans la ville, phase première qui se résout au fil de la quête, et débouche sur un état final, quand Alexander repart, le « son » d'Istanbul dans ses valises. L'étude de la narration est complexe car celle-ci est développée à deux niveaux. Premièrement, l'instance narrative réelle, celle que l'on ne voit pas, mais qui élabore les 38 22 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 70 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? choix abstraits pour la conduite du récit. C'est donc le réalisateur entouré de toute l'équipe du film. L’instance narrative « fictive » est interne à l’histoire, et elle est explicitement assumée par un ou plusieurs personnages. C'est par l'étude des choix faits par le réalisateur et son équipe dans la mise en place de la narration et son incarnation dans le récit du documentaire, qu'on peut apercevoir les traces de sa construction. Ainsi dans Crossing the Bridge, la narration est prise en charge par Alexander, que l'on nous présente assez vite, une fois le préambule du documentaire lancé. On l'observe une première fois dans un taxi et sa présentation commence. Il est le personnage central, guide de ce documentaire et de sa quête. C'est donc par son intermédiaire, à travers ses yeux que les éléments d'Istanbul nous sont donnés à voir et peuvent être interprétés. C'est donc lui qui nous les présente mais de manière indirecte, par le biais de la voix-off, telle une petite voix intérieure. La fusion du spectateur avec le personnage principal est presque totale, et ce, même quand celui-ci est également mis en scène, même quand son dispositif d'enregistrement sonore est visible. C'est par cette narration à la première personne qu'on partage l'expérience de l'altérité, de la rencontre avec la ville et ses habitants, qu'on vit fictivement cette quête, et que donc le documentaire nous donne le sentiment du vécu. A travers le récit pris en charge par une instance fictive, le personnage d'Alexander, la diégèse se met en place avec efficacité. La diégèse ou univers diégétique peut se définir non comme « l’histoire telle qu’on peut la reconstituer une fois la lecture du récit ( la vision du film ) achevée, mais ( de ) l’histoire telle que je la forme, la construis à partir des éléments que le film me fournit « goutte-à-goutte » et telle aussi que mes fantasmes du moment ou 39 les éléments retenus de films précédemment vus me permettent de l’imaginer » . Tout d'abord, tout est dit dans les premières minutes du documentaire. Cette « intrigue de prédestination », comme elle est appelée, est une technique narrative commune. Elle consiste à dévoiler dès le début l'essentiel de l'intrigue et sa résolution, ou du moins sa résolution espérée. Ainsi, une citation sur fond noir de Confucius « pour comprendre la culture d'un endroit, il faut écouter la musique qu'on y fait », narrée par le chanteur du Siyasibend, indique la démarche du documentaire. Puis sous forme de clip rythmé, le préambule démarre. Le titre apparaît, suivi d'une vue sur le Bosphore et sa mer turquoise. Ce même chanteur, que l'on retrouvera plus tard, apparaît dans une lumière de fin d'après-midi, et évoque la légende d'Istanbul dont le pont aurait été traversé par 72 nations. Le pont nous est présenté par une vue panoramique d'hélicoptère. Interviennent alors trois producteurs du lbel de musique « Doublemoon » qui discutent sur le tiraillement de la ville entre Occident et Orient. Sur fond d'extrait d'archive d'un vieux film d'Orhan Gencebay qui chante une ode à celle-ci, puis une vue du ciel nous la dévoilant sous un angle large, ces trois premiers intervenants dévoilent l'ensemble des thématiques du documentaire : les tensions d'Istanbul partagée entre deux continents, deux mondes, deux cultures qui, finalement, n'ont pas tant d'importance ni même de réelle pertinence. Ils évoquent l'absurdité d'une telle position qui devrait les obliger à choisir entre l'Orient et l'Occident et abordent discrètement la question politique de l'entrée de la Turquie dans l'Europe. « C'est en essayant d'être occidental que tu prouves que tu ne l'es pas vraiment », affirme l'un d'entre eux. Mais surtout, dans les premières minutes, l'arrivée, sa présentation puis la première rencontre que fait Alexander, illustrent très bien le propos du documentaire, mettent en place l'univers et l'atmosphère qu'il va créer. Ce personnage principal, ce narrateur nous 39 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 81 Dheygere Antoine 23 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud présente ( ce sera le fil rouge du documentaire, l'enregistrement de la musique de groupes musicaux très variés et la voix-off d'Alexander pour nous les présenter et commenter ) le premier groupe Baba Zula ( dont le genre est défini par ce dernier comme « psychédélique underground » ). Ce groupe sera aussi celui sur lequel se termine le documentaire car il incarne la réussite du projet du bassiste, une intégration réelle dans l'univers de la ville, par le biais de la musique ( il va en effet profiter du départ de leur ancien bassiste pour jouer au sein du groupe ). Plus largement, il représente le symbole du film, un voyage en péniche, traverser le Bosphore pour aller d'une rive à l'autre, flotter sans consistance mais tenter de réunir les deux mondes, tenter la rencontre instable avec l'Autre et la compréhension mutuelle par la tolérance et l'échange créatif, bref le métissage. Cette notion de diégèse ou univers diégétique a donc le mérite de prendre en compte la narration et le récit qui, de par le caractère vraissemblable de leur déroulement, font oublier leur arbitraire et le discours qui les sous-tend, et peuvent par là renforcer encore l'aspect « réaliste » du film dans lequel ils se mettent en place : «L’impression de réalité se fonde aussi sur la cohérence de l’univers diégétique construit par la fiction. Fortement sous-tendu par le système de vraisemblable, organisé de sorte que chaque élément de la fiction semble répondre à une nécessité organique et apparaisse obligatoire au regard d‘une 40 réalité supposée » . Loin de s'opposer, la fiction dans le film renforce donc l'impression de réalité de son univers. Mais en outre , la notion d'univers diégétique permet de ne pas ignorer la position psychique du spectateur, dont les projections et les participations imaginaires viennent combler les vacuités inévitables du récit et créer la cohérence, et donc la vraissemblance, non seulement de l'histoire et ses évènements, mais de l'ensemble de l'univers du film ou du 41 documentaire. « L'oeuvre de fiction est une pile radioactive de projections-identifications » . La fiction est le produit de la subjectivité et de l'imaginaire de son auteur mais objectivé dans des images réalistes. Car la vraisemblance objective est nécessaire pour que le spectateur se laisse prendre au rêve. « Il faut que la projection-identification soit sans cesse encouragée par une 42 timide « ça pourrait quand même (m')arriver » . De plus, le spectateur reste bien entendu conscient de l'absence de réalité de ce qu'il lui est présenté. Pourtant cette conscience de l'irréalité ne détruit pas pour autant le « réalisme ». Bien au contraire, « cette réalité est fabriquée aussi par les puissances d'illusion de même que ces puissances d'illusion sont 43 nées de l'image de la réalité » . L'attitude esthétique naît justement de cette conjonction du savoir rationnel avec la participation subjective. C'est pourquoi la fiction est la forme prépondérante au cinéma et pourquoi film de fiction et de documentaire ne peuvent être associés respectivement à la fiction et à la réalité. Tous deux se répondent l'un l'autre, et l'esthétique audiovisuelle prend vie dans cette échange entre fantastique et documentaire. « Le psychisme humain ne travaille pas seulement au grand jour de la perception immédiate et de la rationalité de l’enchaînement des idées, mais dans la pénombre ou la nuit d’un inconscient que révèlent, ça et là, les images irrationnelles du rêve, de la névrose 40 41 42 43 24 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 105 Edgar Morin, ibid, p. 83 Edgar Morin, ibid, p. 139 Edgar Morin, ibid, p. 131 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? 44 ou de la création poétique » . Ainsi, l'esthétique audiovisuelle passe nécessairement par la fiction, véritable complexe de réel et d'imaginaire, dans lequel besoins rationnels et besoins affectifs semblent avoir trouvé un cetain équilibre. Enfin, c'est ce que nous allons maintenant étudié, il est une autre raison qui ne peut faire échapper le film documentaire à la fiction, c'est en raison de ce « cinéma que nous avons dans la tête ». En effet, qu'il présente des éléments du réel imaginés ou existants, une fois présenté aux spectateurs, ces objets sont de fait pris dans l'imaginaire individuel de chacun, ainsi que dans leur imaginaire collectif. B. L'esthétique audiovisuelle indicateur des structures de l'imaginaire d'appartenance Du documentaire au film de fiction, on peut observer que seules varient certaines conventions qui inscrivent le cinéma dans des genres spécifiques. La variété de ces combinaisons ne fait que rappeler que le cinéma est un art et, à ce titre, répond à une esthétique. L'attitude esthétique, quant elle, obéit d'une part aux normes artistiques de l'époque dans laquelle elle s'exprime, tout en restant soumise, de l'autre, aux représentations, aux mythes et aux phobies, c'est-à-dire à l'imaginaire individuel et collectif des ses acteurs. L'esthétique audiovisuelle ne s'exprime pas de façon neutre dans un film et un récit, mais à travers un discours. En effet, même André Bazin et sa théorie de la transparence parle de « transparence du discours filmique », c'est-à-dire qu'il voudrait que le film donne à voir des éléments de la réalité mais non lui-même en tant que film. Pourtant, ce qu'il est intéressant de remarquer, c'est que même transparent, le discours est là. Ce fut d'ailleurs le propos de la « Nouvelle vague », cherchant par un montage explicite, et non plus transparent, à replacer l'art au sein du film et ainsi démontrer qu'il ne peut prétendre à aucune neutralité idéologique. Cependant, comme nous l'avons déjà signalé précédemment, ce mouvement a fini par se solidifier et se transformer lui-même en genre cinématographique à part entière, détenant ses propres conventions d'écriture et de réalisation. Car, qu'il se veuille « transparent » ou pas, le film répond nécessairement à une convention primordiale, celle du respect du réalisme des objets présentés. Seul le film d'animation voire certains films avant-gardistes à l'époque du surréalisme ( citons par exemple les premiers films de Luis Buňuel, tel Le chien andalou ) peuvent prétendre s'émanciper de cette règle de base de l'esthétique audiovisuelle. En outre, les codes de la vraisemblance renforcent, nous l'avons vu, le réalisme de la situation et du scénario développés. 45 « Le film de fiction est un discours qui se déguise en histoire » . Sa règle de base est d'être « comme la vie », c'est-à-dire imprévisible et surprenante. Ainsi, si dans le récit déroulé par Crossing the Bridge, il est choisi qu'Alexander organise une rencontre avec le Siyasibend afin d'écouter leur musique, d'en faire un enregistrement, qui ne s'improvise pas, et d'écouter leurs opinions politiques, dans la diégèse, l'univers du documentaire, Alexander les rencontre par pur hasard, tombe sur eux dans une rue et se 44 45 Gilbert Durand, ibid, p. 23 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 85 Dheygere Antoine 25 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud propose de les écouter en pleine improvisation ( caractère improvisé que la coupure de la chanson par la sonnerie du téléphone portable du chanteur et leader du groupe semble prouver ). La mise en scène de cette soi-disant rencontre fortuite est agencée de la sorte que le spectateur oublie toute l'équipe technique située hors du champ de la balade innocente d'Alexander. Ce n'est pas parce que le scénario le prévoyait conformément à la volonté du réalisateur, mais bien en raison du caractère d'Alexander et de la liberté qu'offre Istanbul de nos jours. Autre exemple hypothétique, dans le genre du western, si l'un des compagnons du héros meurt lors d'un affrontement en face-à-face avec un déspérado, ce n'est pas parce que le scénariste l'avait écrit et avait besoin de sa mort pour faire avancer le propos du film. Non, c'est bien que dans l'univers diégétique créé par le film, ce personnage était tout aussi téméraire que maladroit, et que selon les codes de vraissemblance du western, la fierté virile dont a fait preuve ce cowboy répond à la dure « réalité » de sa vie. Le film de western ne présente donc pas l'univers historique réel de l'Amérique du Nord lors de la conquête de l'ouest. Il peut prétendre en évoquer quelques évènements, quelques personnages ou quelques thèmes. Par contre, il ne sera jamais aussi révélateur qu'en ce qui concerne l'univers imaginaire du réalisateur et du spectateur, constitué par toutes les expériences esthétiques précédentes, livres, bande-dessinées, autres films. Comme le rappellent les auteurs de L'esthétique du film, dans un film, « tout objet est déjà signe d’autre chose, est déjà pris dans un imaginaire social et s’offre donc comme le 46 support d’une petite fiction » . Toute production cinématographique présente des éléments ( personnages, lieux, etc. ) déjà pris dans un imaginaire social, que ce soit pour sa création comme pour sa lecture. L'analyse de l'esthétique audiovisuelle nous intéresse dans le cadre de son implantation au sein des structures mentales qui permettent au film qu'elle sert de faire adhérer à l'impression de réalité qu'il dégage. Ce sont donc les conventions du réalisme et de la vraissemblance d'une époque dont témoigne un film, et non le film en lui-même, qui permettent de comprendre les représentations que se font ses acteurs sur celle-ci. Pour comprendre cette tentative, revenons sur l'évolution moderne qu'ont connu les sciences humaines, dans laquel j'aimerais modestement m'inscrire. Dans l'ouvrage de Gilbert Durand, des réflexions intéressantes permettent de retracer une évolution historique de la pensée scientifique. Selon lui, elle a été très longtemps sous le joug de la pensée philosphique binnaire héritée d'Aristote puis des ses successeurs, dans laquelle tout tiers était exclu. De ce fait, l'image qui ne peut répondre à la simple assertion « vraie » ou « fausse » est exclue comme ne pouvant amener à une analyse rigoureuse et abandonnée aux poètes et aux peintres. Elle serait source d'erreur en ne présentant qu'un « réel voilé ». Pour lui : « Scientisme ( c’est-à-dire doctrine qui ne reconnaît que comme seule vérité que celle passible de la méthode scientifique ) et historicisme ( doctrine qui ne reconnaît que comme causes réelles que celles qui se manifestent plus ou moins matériellement dans l’événement de l’histoire ) sont les deux philosophies qui 46 26 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 71 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? dévaluent totalement l’imaginaire, la pensée symbolique, le raisonnement par 47 similitude, donc la métaphore » De ce fait, il place l'évolution récente de notre « civilisation » occidentale dans un paradoxe intéressant. Alors que cette pédagogie scientiste et positiviste s'est plongée dans l'étude de la production, de la reproduction et de la transmission de l'image, elle a maintenu sa méfiance et son mépris à l'égard des produits de sa découverte. Or, récemment, on assiste selon lui à un « renversement des valeurs ( qui) allait permettre délibérément de fonder une « sociologie de l’imaginaire », complétant de façon exogène les impératifs de l’imaginaire mis en évidence par l’exploration psychologique et 48 éthologique » . L'image photograhique puis l'image audiovisuelle vont participer de ce mouvement car leur étude décomplexée va profondément modifier le rôle de l'histoire et sa consistance. Cette dernière ne se résumera plus aux grandes dates et aux grands hommes. A cette histoire courte se verra annexée une histoire de la longue durée ( la distinction a été faite par Fernand Braudel), dans laquelle seront aussi objets d'étude l'évolution de structures comme les systèmes sociaux, les cultures et les appartenances. Ainsi, « l’audiovisuel rend l’histoire interprétable car il s’agit désormais, fondamentalement, de faire apparaître, grâce à lui, le type d’interprétation et le type de 49 signification qui structure la culture dont on fait l’histoire » . L'analyse de l'esthétique audiovisuelle, à travers notament l'étude du cinéma le plus répandu, celui qui a pour base la narration, prend donc une tournure nettement anthropologique. On considère celle-ci apte à véhiculer à travers les films dans lesquels elle s'exprime les représentations qu'une société donne d'elle-même. Notre étude prend pour hypothèse de départ l'idée que le cinéma prendrait la relève des grands récits mythiques, des contes et des histoires racontées au coin du feu, dans lesquelles bouillonaient l'imagination magique des sociétés archaïques. Crossing the bridge est à ce titre une formidable illustration. Par le récit qu'il déploie, les divers personnages qu'il nous fait rencontrer, les évènements qu'il met en scène, mais plus largement par toute l'esthétique qu'il porte, ce documentaire témoigne tout autant qu'il nourrit le mythe d'Istanbul comme pont entre deux mondes. Par la mosaïque des rencontres et des figures musicales, les contrastes s’illustrent. Musiciens de rue, connaissant le « pavé » ( Siyasibend ), stars de la chanson turque ( Erkin Koray, Orhan Gencebay ) qui, en pionniers, ont tenté de réconcilier « traditionnel » et « moderne », chanteuse canadienne ( Brenna MacCrimmon ) venue faire revivre l’essence de la musique turque ( « qu’elles revoient le soleil, ces jolies fleurs. »), jeunes rappeurs ( Ceza, Ayben, Istanbul Style Breakers ) à la croisée de l’influence américaine et de l’héritage turc, chanteuse kurde ( Aynur ) symbole de l’irréductibilité des peuples minoritaires, anciennes chanteuses ( Müzeyyen Senar, Müzeyyen Senar ) figures de la libération des femmes turques, dj ( Orient Expressions ) revendiquant un éclectisme musical propre à la situation géographique de la ville, croisée des chemins, clarinettiste ( Selim Sesler ), tous nous amenent à voyager au milieu de toute la diversité culturelle de la ville. 47 Gilbert Durand, ibid, p. 9 48 49 Gilbert Durand, ibid, p. 33 Bernard Lamizet, ibid, p. 66 Dheygere Antoine 27 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Toutes ces figures sont des emblèmes du brassage ethnique et culturel que symbolise Istanbul. Mais surtout, leur mise en perspective particulière au sein d'un récit qui déploie son propos par un montage efficace, témoigne des représentations sociales et politiques du réalisateur, de son narrateur et des diférents intervenants sur l'identité d'Istanbul, de la Turquie et du monde en général, en ce début de troisième millénaire. Ainsi en mesure de témoigner d'un système d'articulation sociale, le cinéma et son esthétique se fait la source d'information intarissable sur l'imaginaire social d'une époque et particulièrement de l'inscription identitaire en son sein. Dans En attendant le bonheur, le film donne à voir le tiraillement identitaire de la Mauritanie entre monde arabe et Afrique subsaharienne, entre influences francomarocaines et sénégalaises. Tiraillement mais surtout vivre-ensemble de ces populations d'origine diverse, Maures, Wolofs, Peuls, Soninkés ou encore Bambaras, qui se retrouvent dans un quotidien commun à Nouadhibou au milieu du désert, au bord de la mer et autour d'un conscience d'appartenance commune. Cet imaginaire d'appartenance est très souple car il se doit de rester ouvert aux migrations qui le traversent dont Abdallah est un exemple et accepter comme dans beaucoup de pays du Sud sa double tendance entre tradition et modernité, entre fierté locale et désir de partir. Néanmoins, sa mère qui l'acueille chez elle, ne peut que s'inquiéter devant son absence d'ouverture aux autres, son isolement qu'il soit cloîtré chez elle ou qu'il refuse de s'habiller commes les autres : « Il m'inquiète. Je lui ai dit de se mêler aux autres, de s'habiller comme tout le monde ». Dans l'attente de son passeport, de son départ pour l'Europe, Abdallah est, quant lui, déjà ailleurs. C'est pourquoi il refuse le boubou et s'habille en jeans, chemise et veste de costume. A ce titre, l'esthétique qui se dégage de ce film ( que nous étudierons plus en détails prochainement) témoigne de la conscience d'appartenance de cette ville mauritanienne à la frontière du Maroc, première porte ouvrant sur le Nord, et plus généralement d'un imaginaire social du Sud double, tiraillé, ou plus justement métissé, entre celui qui est diffusé par les images toujours plus présentes du Nord par la télévision satellite et celui plus proche et concret de l'implantation locale. « Nous entrons dans le royaume de l'imaginaire quand les aspirations, les désirs, et leurs négatifs, les craintes et les terreurs, emportent et modèlent l'image pour ordonner selon leur logique les rêves, mythes, religions, croyances, littératures, précisément toutes les 50 fictions » . L'identité est une aspiration tout autant qu'une peur d'être comme l'Autre. C'est pourquoi, selon moi, l'esthétique audiovisuelle a réellement beaucoup à nous apprendre sur l'imaginaire d'appartenance et les structures imaginaires qui fondent l'identité, dans toute sa dimension multiforme et mouvante. L'esthétique audiovisuelle déployée dans toutes ses composantes dans le film de fiction comme dans le film documentaire témoigne de l'imaginaire qui sous-tend la production de telles oeuvres signifiantes dans une telle société, une telle culture, à une certaine époque, en même temps qu'il participe à un renforcement, voire à un renouvellement de cet imaginaire.Nous reverrons plus tard cette perspective politique. Pour l'instant, nous commencons à comprendre la puissance et l'influence qui sont très souvent attribuées à l'audiovisuel. Car, si l'on considère qu'à travers son esthétique, il est capable de se faire le témoin d'un groupe en représentant son identité à l'écran ( ce que nous avons pu apercevoir dans Crossing the Bridge ou dans En attendant le bonheur ) , il peut très bien modifier, biaiser voire ignorer totalement l'identité d'un autre groupe. 50 28 Edgar Morin, ibid, p. 66 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? Des écrits récents ont ainsi dénoncé la représentation de l'homme du Sud dans les anciens films coloniaux mais aussi dans certains documentaires actuels jouant la carte de l'explorateur ethnologue. En effet, l'esthétique audiovisuelle a souvent été au service d'un imaginaire colonial voire post-colonial, dans lequel la problématique de la différence et les considérations de l'Autre, se résument très souvent à quelques figures caricaturrales de l'homme du Sud puis de l'immigré, confiné dans l'altérité définitive de leur mystérieuse et exotique origine. II. L'imaginaire de la migration entre tradition intégrationniste et tentation multiculturaliste La « sociologie de l'imaginaire », énoncée par Gilbert Durand, serait née avec les découvertes des premiers ethnologues de terrain. Quand la sociologie s'est lancée dans l'étude du « sauvage » et de « l'ordinaire », les premiers qui mirent au centre de leur étude l'analyse des symboles, des systèmes de signification et les rites des sociétés, furent bien obligés de rendre compte que rien ne séparait l'homme noir, encore considéré comme un « primitif », doté d'une mentalité « inférieure » à l'intelligence « prélogique », de l'homme blanc, pourtant si fier de son statut de « civilisé ». Après avoir réhabilité le lointain, ceux qui se penchèrent sur le proche, concentrant leur attention sur le quotidien des gens « de peu », ne purent tirer qu'une seule et même conclusion, celle de l'universalité de l'homme, universalité qui avait pourtant été prôné plus d'un siècle plus tôt par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Cependant, la loi qu'elle soit politique ou scientifique met toujours bien plus de temps à accéder à l'imaginaire collectif que l'art. Or le cinéma naissant avait déjà fait son oeuvre. En effet, de sa naissance à la décolonisation politique des empires coloniaux, les terres de ce monde « lointain » avait déjà servi de décor dans lequel la France et l'Europe avaient projeté leurs rêves, leurs désirs, mais aussi, leurs angoisses et leurs peurs. Des milliers de films de fiction, de films documentaires, d'actualités et de publicités avaient servi l'entreprise coloniale. « Parallèlement au travail officiel de propagande, ces films sont le résultat d'initiatives commerciales et artistiques répandant et flattant les goûts d'un public grand consommateur d'exotisme, la tête pleine d'un imaginaire largement présent dans la littérature, la presse, la peinture. [...] Le cinéma a su diffuser et amplifier cet imaginaire. On y trouve l'essentiel de qui compose aujourd'hui les « a priori » sur le Maghreb et l'Afrique noire, donnant à ces derniers un visage 51 peu enviable » De ce fait, analyser les « brassages planétaires, symbolisés par les tours du globe que 52 réalisent des êtres et des familles emportés par les courants d'une économie-monde » 51 Youssef El Ftouh, Manuel Pinto, article “L'Afrique dans les images coloniales”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p.35 52 Serge Gruzinski, ibid, p. 304 Dheygere Antoine 29 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud et donc les vagues de migrations qui font s'échanger les populations du Nord vers le Sud, qui se nomment les « expatriés », et du Sud vers le Nord, qu'on désigne comme les « immigrés », ne peut faire abstraction de ces représentations, nées de l'histoire coloniale. Comment dans ces conditions ( ces conditionnements, pourrait-on presque dire) penser la différence et la rencontre ? Comment éviter de jouer cette partition monocorde et faire du Sud le tam-tam sur lequel l'Europe tape à son ryhtme ? Pour cela, il est nécessaire avant tout d'exposer la question à la lumière de l'histoire politique et cinématographique. Car il faut bien voir que de nos jours, l'imaginaire du rapport Nord-Sud est encore tributaire du mythe de la mission civilisatrice de l'Europe. Car « lorsque l'Europe s'élance à l'assaut de l'Autre, elle ne répond pas au désir utopique de répandre la nouvelle figure de l'universel qu'elle vient de découvrir ( c'est-à-dire l'Individu moderne dans toutes ses dimensions, psychologique, social, juridique, politique et économique ). Elle se propose en 53 fait de dominer le monde par le truchement même de cette nouvelle figure » . A. Entre exclusion et intégration, la représentation du Sud dans les films Selon les pays européens et leur histoire politique, le rapport à l'empire colonial, puis aux populations issues des pays décolonisés, n'est pourtant pas homogène. L'étude des oeuvres cinématographiques permet de saisir l'imaginaire qui en découle. Pour tenter de mettre à jour les coins d'ombre de l'inconscient collectif et de l'imaginaire portés sur la question de l'Autre dans notre monde moderne, nous ferons un détour par l'histoire et prendrons l'exemple de la France. Celle-ci se revendique d'un modèle d'intégration particulier, qu'il est intéressant d'analyser dans la comparaison. Cependant, par le passé, elle n'a pas échappé à la stigmatisation des représentations du Sud dont son cinéma est une remarquable illustration. D'autant qu'aujourd'hui, à l'image de nombreux pays dits « du Nord », elle fait également face aux interrogations, voire à la crise, que pose son imaginaire d'appartenance obsolète. Le cinéma français, qu'il affronte l'empire colonial ou l'immigration au sein de la métropole, fait souvent face aux même écueils auxquels a longtemps été et reste confronté la sociologie qui aborde ces thèmes, c'est-à-dire la méconnaissance de l'Autre et de sa culture supposée, toujours en train d'évoluer. Les intervenants que l'ouvrage collectif Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, sont de toutes origines et de tous horizons. Pourtant ils tombent tous d'accord pour dire qu'avant le tournage du court-métrage Afrique sur Seine tourné en 1955 par une équipe composée uniquement d'Africains, le cinéma en Afrique, qu'il soit scientifique, ethnnologique, documentaire ou de fiction, n'est pas africain. A ce titre, il dépend en grande partie de l'imaginaire collectif que l'Europe par l'intermédiaire de ces cinéastes, projette sur ce continent aux multiples facettes. Ainsi, dans les premières années de ce cinéma en Afrique, l'esthétique audiovisuelle des films nous présente des figures de l'homme africain, qu'il soit maghrébin, sub-saharien ou d'Afrique noire, réductrices et stéréotypées. Jean Rouch est un des premiers cinéaste français à avoir tenté l'expérience du cinéma documentaire en Afrique. 53 30 Mahmoud Hussein, ibid, p. 35 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? En 1962, dans un article paru dans « Le courrier de l'UNESCO : une fenêtre ouverte sur le monde », il dépeint ces premières figures de l'Afrique : celle exotique où « l'Afrique, comme avant la guerre, n'y sera qu'un décor et les Africains que de malheureux figurants », celle ethnographique « où les cinéastes et les ethnographes essaient quelques fois maladroitement de montrer les aspects les plus authentiques de la culture africaine » et enfin une figure plus récente, l'Afrique en évolution « où les cinéastes essaient de montrer 54 les problèmes du contact de l'Afrique traditionnelle avec le monde moderne » . Très vite, quand les premières revendication indépendantistes apparurent et quand l'ombre d'une conscience politique fit planer le doute sur les certitudes de la « civilisation blanche », la figure de l'homme du Sud évolua. D'un registre animalier, qui présentait souvent l'individu noir comme un sous-homme, entre l'être humain et l'animal, possèdant une intelligence primaire et des coutumes 55 archaïques et dont le cadrage dans les films peut être un bon révélateur , le cinéma mit en avant un registre plus religieux, voire maléfique : « La représentation des « Maghrébins » et des « Noirs », « Indigènes », comme cela était mentionné dans certains génériques, se résume à une série de figures toutes plus ou moins négatives, de silhouettes, des foules « grouilantes » sur les marchés ou dans les dédales des rues sombres et inquiétantes d'une 56 médina » . Nul doute que ces images, qu'elles présentent l'Afrique comme une terre exotique, archaïque mais plus chaleureuse et humaine, ou à l'inverse, qu'elles prétendent dévoiler sa face plus « sombre », étrange, ténébreuse voire dangereuse, continuent de marquer les esprits et de condionner l'imaginaire collectif des individus. Et ce, d'où qu'ils viennent, du Nord ou du Sud. Les années soixante-dix puis les années quatre-vingt et enfin les années quatrevingt-dix, dans la production cinématographique française prenant pied en Afrique ou dans l'accueil qui a été fait à des oeuvres africaines, témoignent de la la persistance de l'imaginaire du rapport Nord-Sud issu de l'expérience coloniale. Ainsi, après le cinéma colonial, un cinéma plus récent, parfois dénoncé comme « postcolonial », s'est fait le vecteur de la perpétuation de tels clichés et de tels stéréotypes, « incarnés » cette fois-ci par la figure de l'immigré, nouveau vaisseau des angoisses identitaires : « L'immigré au cinéma est une victime du racisme, du rejet d'une partie des Français. Jamais maître de son destin, bouc émissaire, il subit l'égoïsme et les tourments 57 de la société d'accueil » . Car, qu'elle parte d'une bonne intention qui peut être une volonté de donner à voir la difficile condition de l'immigré ainsi que la richesse de sa culture d'origine, ou, à l'inverse, qu'elle témoigne d'un rejet parfois xénophobe de cette frange de la population qu'on n'essaie pas de comprendre et qu'on juge par conséquent « inassimilable », la représentation de l'immigré dans le film français reste prompte à la stigmatisation. Elle n'échappe en effet pas à 54 55 Jean Rouch, article “L'Afrique en scène”, repris par Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 74 “Le cadrage des personnages noirs, est à relier aux études anthropomorphiques sur l'évolution des espèces, qui analysaient l'angle facial, le profil des différents mammifères. En définitive, cela ( cadrage de profil ) sous-entendait une “proximité” entre le personnage noir et le singe”, “Dans le même sens toujours, le cadrage de dos souvent associé à la nudité montrerait “la force”, “la puissance animale” et occulte le visage, symbole de l'être pensant”, Youssel El Ftouh, Manuel Pinto, ibid, p. 37 56 57 Youssef El Ftouh, Manuel Pinto, ibid, p. 36 Yvan Gastaut, article “Cinéma de l'exclusion, cinéma de l'intégration : les représentations de l'immigré dans les films français (1970-1990)”, in Hommes et Migrations, p. 66 Dheygere Antoine 31 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud un imaginaire conditionné par les expériences précédentes qui avaient essayées d'aborder l'univers « du Sud ». Pourtant, ce n'est pas à défaut d'avoir essayé. A ce titre, après cette figure inititale des années soixante-dix, l'imaginaire sur l'immigration et ses représentants s'est étoffé. « Toujours tributaire des réalités économiques et sociales, le migrant a représenté un élément de désordre pour certains réalisateurs français, une menace planant sur l'univers très rationnel d'une bourgeoisie frileuse. Pour d'autres, l'immigré est porteur de valeurs de solidarités et d'amitié, celui vers qui l'on se retourne afin de retrouver ou de découvrir force 58 et confiance en soi » . Or, là réside toute l'ambiguïté de cet héritage du cinéma colonial. Quand dans les années quatre-vingt, la mode « black » apparaît, le cinéma européen, en pleine remise en question identitaire face à l'emprise télévisuelle, se présente apte à faire l'accueil d'un cinéma africain. Cependant, il ne réussit souvent pas à faire l'impasse des idées d'exotisme et de fraîcheur qui, malgré leur apparente bienveillance, enferment le cinéma africain dans une naïveté qui renvoie invariablement à l'image du « nègre ». Et comme le rappelle si bien Olivier Barlet, « les nègres sont de bons sauvages, éternels Vendredis antimatérialistes vivant uniquement de chaleur sociale, de grands enfants que, comme le rappelait le 59 Larousse de 1932, « leur infériorité intellectuelle nous impose de protéger » » . En condamnant les enfants et les petits-enfants des familles des anciennes colonies françaises à cette image de l'enfant éternel ou de la victime perpétuelle, en jouant sur le folklorisme et en exacerbant ainsi la différence, on risque souvent d'y acoller également celle d'un homme trop différent pour être assimilé, intégré ou simplement compris. Dans En attendant le bonheur, la figure de l'enfant est ainsi omniprésente. Khatra est ainsi un orphelin qui trouve en Maata, ancien pêcheur renconverti en électricien, un père et 60 un formateur, de même qu'une petite fille aux tresses, une griotte en formation, apprend toute les subtilités de la musique et du chant traditionnels auprès d'une ancienne qui la fait répéter sans-cesse. Sonia est la fille métisse de Nana, seule amie adulte d'Abdallah, déçue par une expérience douloureuse en Europe auprès de Vincent un Français, père de la petite fille. Enfin, de façon récurrente des enfants interviennent. Nous le verrons plus tard, cette figure de l'enfant peut donc incarner le Sud mais dans un rapport à l'adulte, le Nord, tout à fait différent. La peur du métissage nettement visible dans le cinéma colonial à travers certains 61 personnages et certains scénarios , se transmet de films en films perpétuant l'idée d'Aimé Césaire d'une « rencontre avec l'Afrique qui n'a pas eu lieu », maintenant à la surface l'imaginaire d'une irréductible différence. La radio que dès le début du film, Makan, ami de Maata, cache dans les dunes du désert, symbolise cette communication difficile, distanciée mais possible entre le Nord et le 58 59 60 61 Yvan Gastaut, ibid, p. 66 Olivier Barlet, “Le regard ocidental sur les image d'Afrique”, p. 1 Un “griot” est le dépositaire de la tradition orale d'une tribu, d'une ethnie, d'un pays en Afrique occidentale. “Le cinéma colonial construit nombre de fictions sur la mise en scène de cette attraction interraciale pour mieux en éclairer les dangers et l'impossibilité”. “Dans Zou Zou (Marc Allegret, 1934), le marin Jean Gabin se détournera malgré sa fascination de la créole Joséphine Baker pour se marier avec Claire (Germaine Aussey). A la danse énergique et sauvage de Baker, la caméra opposera le duo Jean/Claire qui danse en parfaite harmonie”, Olivier Barlet, article « De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », p. 2 32 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? Sud. Maata dit ainsi : « Ne t'inquiètes pas Khatra, elle n'a pas disparue, elle est simplement enfouie ». C'est ce dernier, l'apprenti, l'enfant qui promet à Makan de la retrouver et peut donc incarner l'espoir futur d'une rencontre et d'un échange entre les deux mondes. Le réel problème de cet imaginaire qui maintient le fossé entre au départ le colonisé et le colonisateur puis l'individu du Sud et l'individu du Sud et enfin le français « de souche », et « l'immigré » ou fils d'immigré X générations, est qu'il est réapproprié par celui qui en est victime. Devant souvent faire face à la différence identitaire qu'il commence par ressentir puis qu'on lui présente comme justification aux injustices inexplicables, l'individu victime de la stigmatisation, qui fait souvent office également de victime de l'injustice économique, trouve dans cet imaginaire les sources de sa propre identité, l'accepte et donc la renforce, sans toutefois manquer de la détourner. « Ces phénomènes ( il évoque ici la « langue des banlieues », mais on peut l'étendre au style vestimentaire, plus généralement aux signes extérieurs d'appartenance communautaire ) sont essentiellement identitaires, ils correspondent à une stratégie d'individus stigmatisés qui tentent de s'affirmer dans un espace social qu'ils souhaitent s'approprier, et cette attitude est en contradiction avec l'intégration à la société française, fondée sur l'unification 62 linguistique et culturelle » Or cette réponse à la stigmatisation par la stigmatisation menant à la contradiction du modèle intégrationniste français, doit se poser à la lumière de l'histoire coloniale qui permet de comprendre Pierre-André Taguieff quand il évoque un « dilemme francorépublicain ». Ce dilemme serait celui d'une France qui s'affiche universaliste, niveleuse et assimilationiste, mais qui a fait de sa citoyenneté un espace réservé et continue de considérer paradoxalement une partie de ses ressortissants comme inassimilables. Ces derniers qui vivent une image dépréciative d'eux-mêmes réagissent en « élaborant 63 des stratégies d'affirmation d'une identité culturelle conflictuelle » pour tenter d'assumer et même de revendiquer leur différence. De ce fait, ils creusent un peu plus l'écart entre les citoyens d'un même pays, peuvent nourrir un peu plus l'instrumentalisation politique des « différences culturelles » et relancent la question d'une crise éventuelle du modèle d'intégration français. Invariablement, la question de la crise identitaire, de la citoyenneté et de l'intégration en France secouent le débat politique et médiatique. Car si tout le monde s'accorde à reconnaître l'échec effectif de l'intégration en France des immigrés, si le cinéma révèle par son esthétique les limites de l'imaginaire qui continue de conditionner son approche, ne fautil pas reconnaître l'impasse des considérations sur cette question ? Et ainsi, ne faudrait-il pas envisager de s'inspirer d'autres modèles ? Car quand la vie n'a fait que les confronter à une différence supposée, ne doit-on pas reconnaître aux principales victimes de cet échec le droit légitime de la revendiquer ? « Ces derniers n'ont-ils pas comme seul recours l'édification de communautés culturelles, non pour s'opposer frontalement à la société globale, mais pour s'y intégrer sur le modèle non 62 Dominique Baillet, article : “La “langue des banlieues”, entre appauvrissement culturel et exclusion sociale”, in revue Hommes et migrations, n° 1231, mai-juin 2001, p. 36 63 Dominique Baillet, ibid, p. 32 Dheygere Antoine 33 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud pas républicain, universaliste et individuel, mais sur le modèle américain, communautaire 64 et collectif » . B. Le multiculturalisme, outil de reconnaissance des minorités Le cinéma de fiction et le cinéma documentaire déploient leur esthétique au travers non seulement de l'écriture et de la conduite de son scénario, non exclusivement à travers les personnages et les figures qu'il met en scène, mais aussi par une infinité de détails techniques ( cadrage, mouvement de caméra, effets sonores pour exemples ). L'étude rigoureuse de l'esthétique audiovisuelle, nous ne nous y attarderons pas une nouvelle fois, perce les secrets non pas uniquement de la période dans laquelle elle a été employée mais surtout du façonnage de l'imaginaire propre à cette époque et qui a guidé la création comme la réception de son film. Pour ce qui nous intéresse directement, le bref retour en arrière dans la cinématographie coloniale et post-coloniale témoigne de la persistance de représentations du Sud par le Nord qui ont influencé et continuent de conditionner selon nous l'imaginaire du rapport du Nord au Sud mais aussi du Sud au Nord. En effet, l'esthétique audiovisuelle, ou, en tout cas, l'instrument audiovisuel, semble souvent instrumentalisé au profit d'oeuvres audiovisuelles dans lesquelles l'homme du Sud ou l'immigré est soit absent, soit réduit à un décor soit encore et plus souvent, cantonné dans des rôles stérétoypés. Ainsi, le réalisateur d'En attendant le bonheur, Abderrahmane Sissako que le lien Nord-Sud « s'inscrit dans un rapport d'inégalité, et la télévision contribue à implanter une culture extérieure zu détriment d'une culture existante. L'un des drames de l'Afrique, c'est que son peuple est rarement confronté à sa propre image[...] De ce cet état 65 de fait résulte une acculturation, arme nouvelle d'une société dominante » . La question qui se pose est donc de savoir si, dans le but de contrer ou de modifier un tel imaginaire qui participe activement aux inégalités du rapport et des échanges entre le Nord et le Sud, non pas s'il faut modifier le modèle d'intégration à la française. Non, ce qui préoccupe notre étude est d'interroger ses modalités et faire l'hypothèse d'une esthétique audiovisuelle davantage inspirée par la pensée et le modèle multiculturaliste. Cette réflexion n'est pas nouvelle. L'absence de présence ou la mauvaise représentation de l'immigré dans les films français occupent les réflexions de nombre de sociologues et divers observateurs des médias. Ainsi, l'analyse d'André Videau, parue en 2001 sous le titre d'« Ecran métis : satisfaction mitigée » dans la revue Hommes et migrations, tente de faire le catalogue exhaustif de la présence d'acteurs originaires des pays d'immigration et témoigne de cette préoccupation. Mais en outre, cet article espère défendre par le biais de ces « beaux exemples [...] que 66 parfaite intégration n'est pas synonyme d'assimilation » . L'idéal d'une intégration totale à la société française, qui passerait donc par la présence de ses candidats dans l'espace public sans toutefois nier leur particularité, émerge donc souvent des réflexions sur la question. 64 65 66 34 Dominique Baillet, ibid, p. 36 Abderrahamane Sissako, entretien “Partir, revenir, voyages d'un cinéaste”, bonus DVD En attendant le bonheur André Videau, “Ecran métis : satisfaction mitigée”, in Hommes et migrations, N°1231, Mai-juin 2001, p. 67 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? La revendication culturelle, et donc identitaire, ressurgit d'ailleurs de façon récurrente dans le documentaire de Fatih Akin. L'ambition politique du documentaire est explicitement la défense d'une identité turque renouvellée, basée sur l’idée d’une nation ouverte et plurielle, entre Kurdes, Lazes, Tcherkesses et Abkhazes. La chanteuse Aynur se fait ainsi le porte parole de la défense de la langue, de la musique et donc de la culture kurde, qui a longtemps été étouffée. De même, on retrouve la même revendication chez les membres du Siyasiyabend. Ils présentent également une musique dite politique. « Es-siyasiya » signifie d’ailleurs la politique en arabe. Ils évoquent la pauvreté, la dureté du « pavé » et la question des minorités qui les subissent. Bien que la question se pose dans d'autres termes qu'au niveau du rapport Nord-Sud, ( Istanbul est d'ailleurs à ce titre une métropole dont la position à mi-chemin entre Orient et Occident est éclairante, car elle permet de jetter une première fois le trouble sur ces qualificatifs « Nord » et « Sud » ), le débat sur l'intégration des minorités en France prend la même allure. « En effet, les notions d'assimilation et d'intégration, et même d'acculturation, c'està-dire la capacité à se conformer au modèle de la société d'accueil, ont contribué, particulièrement en France, à valoriser l'invisibilité de l'étranger et même sa dépendance 67 plutôt que de valoriser ses compétences propres » , affirme cette sociologue. Dès lors, selon Charles taylor, une politique multiculturaliste, « de la différence » est indispensable pour lutter contre la domination symbolique des minorités en mal de reconnaissance, qui subissent malgré eux une image dépréciative d'eux-même et de leur culture. Dans son ouvrage Multiculturalisme, Différence et démocratie, pillier de la pensée multiculturaliste, il affirme que ce modèle répond parfaitement à la problématique des minorités et de leur intégration dans les sociétés modernes démocratiques. Car, pour lui, le colonialisme des pays riches du Nord envers ceux plus pauvres du Sud se perpétue non plus désormais de manière manifeste et violente mais symboliquement. L'absence de reconnaissance ou une reconnaissance inadéquate peuvent servir l'oppression des minorités qui se voient enfermés dans « une manière d’être 68 fausse, déformée et réduite » . Les critiques du chapitre précédent qui étaient adressées à l'encontre des figures carricaturales mettant en scène l'homme africain ou d'origine africaine dans le cinéma, prennent tout leur sens. Dans Afrique 50, singularités d'un cinéma pluriel, une idée récurrente revient sans cesse, celle de la conception de l'Afrique. Les témoignages qui en ont été faits par le colonisateur et par le biais de sa caméra n'ont vu qu'une partie du continent et l'héritage de cette vision ethnocentrique se fait sentir. 69 A la manière d'un habitus , les images folkloriques des rituels ethniques, la lourde présence sonore des tam-tams et le regard du masque funéraire des cérémonies africaines étoufferaient toute velléité de penser l'Afrique différemment, et surtout de manière « authentique ». 67 Roselyne de Villanova, article “La créativité des minorités et l'urbanité, une production métisse ?”, in Le métissage interculturel, Créativité dans les relations inégalitaires, p. 220 68 69 Charles Taylor, Multiculturalisme, Différence et démocratie, p. 41 Popularisé en France par Pierre Bourdieu dans Question de sociologie Dheygere Antoine 35 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Plus insidieusement encore, l'africain moderne serait enfermé dans ces carricatures et donc dans l'imposibilité de se concevoir autrement. De ce fait, il en viendrait à participer au renforcement des clichés sur sa propre personne et son propre groupe, et jouerait ainsi volontairement le jeu de sa propre oppression. Pour éviter cela, il s'agit de laisser la parole aux victimes afin qu'elles se délaissent des images imposées , imposent au contraire les leurs et renouent avec leur tradition et leurs origines. C'est pourquoi au IIème Congrès de la fédération Panafricaine à Alger, en janvier 1975, l'historien et homme politique burkinabais Joseph Ki-Zerbo s'interrogeait : « Et l'on se prend à se demander si la conception symbiotique de l'homme et de la nature caractéristique de l'animisme africain n'a pas quelque chose de valable? [...] Mythes pour mythes, pourquoi ne pas privilégier nos créations culturelles propres ? [...] Bref, le cinéma africain doit réenraciner l'imagination créatrice du peuple, en situant son action et son décor délibérément en terre africaine et aussi 70 en utilisant par principe les langes africaines » La réappropriation des minorités culturelles de leur propre image passe nécessairement par une reprise en main des outils de son expression ( traditions, rites, religion, langue ) mais également par le biais d'une politique manifeste de reconnaissance, permettant de lever les obstacles à sa visibilité. C'est l'objet d'une politique multiculturaliste. Mais en outre, le multiculturalisme permet de défendre une pluralité des identités culturelles qui composent une société contre une assimilation criminelle, coupable d'avoir homogénéisé la société et empêché toute distinction. Et « Cette exigence de reconnaissance politique d’une spécificité culturelle – étendue à tous les individus – est compatible avec une forme d’universalisme qui range la culture et le contexte culturel 71 propres à certains individus parmi leurs intérêts fondamentaux » . L'universalité de l'homme s'exprime dans la garantie universelle de ses droits fondamentaux, dont fait partie le droit à la différence selon Charles Taylor : « Avec la politique de la différence, ce que l’on nous demande de reconnaître, c’est l’identité unique de cet individu ou de ce groupe, ce qui le distingue de tous les autres. L’idée est que c’est précisément cette distinction qui a été ignorée, passée sous silence, assimilée à une identité dominante ou majoritaire. Et cette assimilation est le pêché majeur contre 72 l’idéal d'authenticité » . Il est intéressant à ce point de notre développement de faire le lien entre cette politique de la différence qui sous-tend le modèle multiculuraliste défendu par Charles Taylor et la démarche artistique du documentaire de Fatih Akin. Pour les deux, on observe le même point de départ. Une véritable essence, des origines mémorielles et des fondements sacrés de différentes cultures ont subi le joug d'une domination politique impérialiste qui les a aplanies voire anéanties. Il s'agirait de les mettre à jour et de les faire redécouvrir par l'intermédiaire d'une action ( politique, artistique ) délibérée. 70 Joseph Ki-Zerbo, “Cinéma africain et développement, l'éthique”, texte lu au IIème Congrès de la fédération Panafricaine à Alger, en janvier 1975, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 105 71 72 36 Amy Gutmann, introduction à Multiculturalisme, Diférence et démocratie, p. 16 Charles Taylor, ibid, p. 57 Dheygere Antoine Partie 1 : L'esthétique audiovisuelle, comme mode de représentation de la diversité cuturelle ? Et ainsi, le dispositif de Crossing the bridge prend pour point de départ ce guitariste allemand parti à la découverte du « son » d'Istanbul. C'est par son intermédiaire et grâce à la volonté du réalisateur que le spectateur et que le turc lui-même vont avoir l'opportunité de (re)découvrir la richesse multiculturelle de ce, de leur pays. Brenda MacCrimmon est une intervenante intéressante à ce titre. Cette chanteuse d'origine candienne, partie plusieurs années auparavant à la découverte d’autres horizons musicaux, s'est retrouvée emportée par la sensibilité de la musique turque. Par une démarche longue et laborieuse, elle a mené la redécouverte de la musique turque traditionnelle que les descendants eux-mêmes n'écoutaient plus et a permis de la faire revivre. Il fallait selon ses termes « qu’elles revoient le soleil, ces jolies fleurs ». Pointe tout de suite un premier paradoxe. Le modèle multiculturaliste prône l'expression libérée des diverses sensibilités culturelles qui traversent nos pays modernes démocratiques. Ce serait par une politique délibérée de reconnaissance de la différence qu'on pourrait éviter d'enfermer celles-ci dans une nation homogène à la culture imposée et monochrome. Pourtant, une question s'impose ? Comment éviter les travers passés d'une éducation et d'une uniformisation culturelle des minorités d'un pays tout en menant de la même façon une contre-éducation volontariste qui érigerait en nouvelles références les cultures minoritaires ? Pourtant, selon les défenseurs de la pensée et du modèle d'intégration multiculturaliste, sa démarche politique serait la seule à même d'offrir les conditions d'une société ouverte et tolérante, propice au développement d'un imaginaire social plus riche de ses différences culturelles et surtout qui n'enfermerait plus les individus jusque-là dominés, dans une identité culturelle imposée. On vient de le voir cependant , la question reste en suspens. En effet, on peut émettre quelques doutes en concluant cette première partie concernant cette perspective multiculturalisme attirante. En effet, l'absence de reconnaissance des immigrés dans une société n'est pas une insulte à l'éventuelle valeur de leur culture et ce qu'elle a à apprendre aux autres (enfin, pas prioritairement ), le principal reproche qu'on peut lui faire serait plutôt avant tout qu'elle ignore leur participation et leur appartenance, tous ensemble, à la communauté. C'est ce que soulève très bien comme interrogation Susan Wolf dans son commentaire de l'ouvrage de Charles Taylor, concernant l'hypothèse évoquée précedemment par ce dernier, d'une allocation particulière dans le cursus universitaire américain à l'histoire, à la littérature et à la culture des américains d'origine africaine, asiatique ou indienne. Le réel objet d'une politique multiculturaliste serait davantage de favoriser chez les divers participants d'une société l'émergence d'un imaginaire plus juste sur sa consistance. « C'est plutôt qu'en possédant ces livres et en les lisant, nous venons à nous reconnaître nous-même comme une communauté multiculturelle, donc à reconnaître les membres de 73 cette communauté dans toute leur diversité » . Charles Tayor évoque très brièvement une démarche qui, à mes yeux, semble plus adaptée. Il suggère que toute l'importance et la valeur de ce dialogue interculturel qui 74 transformera la compréhension humaine sera à terme un « mélange d'horizons » . 73 74 Susan Wolf, commentaire Multiculturalisme, Différence et démocratie, p. 110 Charles Taylor, ibid, p. 90 Dheygere Antoine 37 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Or, comme le signale très justement Steven C. Rockefeller dans son commentaire de l'oeuvre, « Il y a là une contradiction gênante entre la défense par Taylor du principe 75 politique de survivance culturelle et son choix d'un échange interculturel ouvert » . Car « nous avons besoin d'une nouvelle appréciation, plus approfondie, de l'histoire ethnique du 76 peuple américain, non d'une réduction de l'histoire américaine à des histoires ethniques » . C'est pourquoi dans un second temps, nous allons tenter de revenir sur le modèle multiculturaliste, le déconstruire pour mieux comprendre sa différence avec le modèle universaliste et surtout en dégager l'idéologie. Cet idéal d' « authenticité » prôné par Charles Taylor nous semble particulièrement douteux voire dangereux, risquant de mener à l'érection de barrières culturelles infranchissables, pétrifiant les hommes et innhibant tout dynamisme d'échange social pourtant, nous le verrons, vital à la culture. L'esthétique audiovisuelle nous servira d'appui pour proposer une perspective moins évidente mais, je l'espère, plus juste dans la construction de l'imaginaire du rapport Nord-Sud, celle du métissage. 75 76 38 Steven C. Rockefeller, commentaire Multiculturalisme, Différence et démocratie, p. 121 Steven C. Rockefeller, ibid, p. 125 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage La pensée multiculturaliste semble ne rien résoudre à la question politique de l'intégration et de la cohabitation commune de citoyens d'origine diverse. Pire, elle risque d'aggraver les inégalités de traitement en renforcant les représentations de leur différence. L'étude anthropologique de l'esthétique audiovisuelle commune aux films documentaire comme au films de fiction a permis en première partie de mettre à jour l'imaginaire de l'appartenance dans les rapports réciproques du Nord et du Sud. Nous avons tenté de montrer comment ces derniers ont pu le subir ou l'exploiter comme le construire et le renforcer dans le cinéma colonial puis post-colonial, et démontrer comment cet imaginaire continue de conditionner l'imaginaire du rapport Nord-Sud, notament dans l'approche des échanges humains toujours plus nombreux et complexes aujourd'hui et concernant la question de l'intégration politique. Nous venons d'entrapercevoir l'éventualité de les penser dans le cadre d'une pensée multiculturaliste. Cependant, loin de corriger les erreurs passées, cette éthique de l'intégration paraît les avaliser et les renforcer. L'approche intellectuelle française du modèle d'intégration multiculturaliste se résume souvent à lui reprocher les dangers du communautarisme qui sous-tendent sa pensée. On le condamne souvent immédiatement en raison de la compétence qu'il donnerait à l'Etat de défendre l'expression multiculturelle de ses minorités. Il lui offrirait par là la possibilité de les contrôler, voire de les censurer, mais aussi, en l'absence de mixité sociale que ces mesures impliqueraient, il ne ferait rien pour l'égalité de traitement de ses citoyens, maintenus dans les ghettos communautaires. Il est n'est pas de notre propos de discuter des fondements de tels arguments politiques mais d'élargir la réflexion sur la pensée multiculturaliste à la production d'oeuvres symboliques et ainsi à l'imaginaire qui pèse sur elles. Car, à l'oeuvre dans le cinéma, l'éthique multiculturaliste, pensée généreuse de la diversité et de la richesse culturelle, participe d'une esthétique audiovisuelle conservatrice, maintenue dans les conventions d'écriture de scénarios et de personnages qui mènent vite aux stéréotypes dénoncés tout à l'heure. Surtout, elle renforce un imaginaire ségrégationniste bridant toute liberté réelle de pensée et donc toute création artistique originale, incompatibles avec la représentation d'un monde partagé entre l'Occident et l'Orient, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les pays colonisateurs et les pays colonisés, entre le Nord et le Sud. Dheygere Antoine 39 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud « Ainsi, l'expresion Cinémas du Sud, en opposition à celui du Nord correspond à une vision eurocentriste, la construction par l'Occident d'une certaine représentation, souvent figée, des images provenant du Sud. Cette vision élabore un catalogue de ce qu'elle estime être représentatif des cultures et des comportements et ne prend pas en compte la diversité et la modernité d'un Sud en perpétuel en mouvement. Résultat, on obtient un mode d'emploi 77 de ce qui le définit ( authenticité ) et par exclusion de ce qui n'est pas lui ( non-conformité ) » La mondialisation, et la complexité extraordinaire des mutations sociales générées par le brassage de populations qu'elle engendre, est ignorée. L'imaginaire social reste soumis aux regards anachroniques d'une pensée stérile de la confrontation de deux mondes aux différences irréductibles. Mais surtout, l'imaginaire ne pouvant sortir des barrières culturelles, incapable de franchir les frontières communautaires, ne peut, ne serait-ce que prétendre, échapper à la police identitaire, menée par des hordes de penseur, de juristes et d'hommes politiques, auto-proclamés gardiens et protecteurs d'une culture, menacée par les mélanges. Comment envisager la relation humaine sainement au sein de ghettos identitaires, ayant pour seul horizon ultime la conservation rigoureuse d'un patrimoine sacré ? Quelle place alors pour l'individu métis ? Quelle perspective pour l'universalité de l'homme à laquelle cette position métisse renvoie si bien ? Comment dépasser cet imaginaire si pauvre, évacuant toute conception de l'échange et de la métamorphose, dont le cinéma colonial est un parfait exemple ? « Point de jonction entre deux mondes, l'oriental et l'occidental, elle ( la femme arabe ) meurt pour avoir osé franchir le fossé « racial » qui la sépare du légionnaire ou du colon, trangressant ainsi l'odre établi. Son pendant masculin étant « l'Arabe » « européanisé », qui n'a pas su culturellement resté à sa place puisqu'il s'habille à l'européenne et qu'il s'exprime en français, brouillant les 78 cartes d'un monde classé en deux catégories : les Européens et les autres » C'est pourquoi, après avoir considéré les risques de l'instrumentalisation de la pensée multiculturelle et envisagé l'idéologie multiculturaliste, nous en viendrons à la réflexion sur l'éthique du métissage et son champ d'action dans l'imaginaire social à travers l'esthétique audiovisuelle. I. L'idéologie du multiculturalisme « Les approches dualistes et manichéennes séduisent par leur simplicité, et quand elles se drappent dans la rhétorique de l'altérité, elles confortent les consciences tout en satisfaisant notre soif de pureté, d'innocence et 79 d'archaïsme » En insistant sur les particularités d'une identité, en valorisant sa différence culturelle, au lieu d'insister sur ce qui rattache et lie deux identités culturelles issues de deux espaces 77 Imunga Ivanga, article “Au Sud, des cinémas”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 175 78 Youssef El Ftouh, Manuel Pinto, ibid, p. 36 79 Serge Gruzinski, ibid, p. 42 40 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage géographiques plus ou moins proches ou lointains, la logique multiculturelle prend le risque de la rhétorique de l'altérité. De façon délibérée ou non, cette dernière contraint l'imaginaire, élevant au rang d'absolu certaines particularités identitaires et culturelles. En transformant certaines qui distinguent en véritables fétiches et en négligeant d'autres qui rapprochent, la pensée multiculturaliste prend un tour dangereux, celui de défendre « la cohabitation et la coexistence de groupes séparés et juxtaposés, résolument tournés vers le passé, qu'il 80 convient de protéger de la rencontre avec les autres » . Pourtant, alors que le cinéma colonial puis postcolonial n'est qu'un seul des innombrables témoignages de la logique d'imposition culturelle menée par l'hégémonie européenne ou occidentale au cours de ce siècle, comment ne pas défendre cette logique multiculturaliste ? Quel mal peut-il y avoir à permettre un retour en arrière aux sources de l'identité culturelle des vaincus, ceux qui depuis trop longtemps ont subi la vision unique des vainqueurs, leur faisant oublier la leur propre ? Quand, surtout, confronté à une sous-représentation, qu'il finit par faire sienne, l'individu issu d'un pays dit du Sud, immigré dans un pays dit du Nord, se réfugie au find fond de la caverne identitaire, comment, de la même façon, la lui refuser aujourd'hui ? Au nom d'une marginalité sociale coupable ? Alors qu'il n'a fait pour l'instant qu'en être victime, faisant les frais d'une logique universaliste prometteuse mais inexistante ? Comment, en fait, comprendre les effets pervers de la pensée multiculturaliste ? ses dangers quand elle inspire les représentations que la société donne d'elle-même, notament au cinéma ? Pour cela, il convient de comprendre les logiques qui menacent les notions d'identité et de culture, surtout quand la pensée multiculturaliste les affublent sans précaution de celle d'« authenticité ». A. Contre l'idéal « d'authenticité » « Identité et culture : ce que recoupent ces deux notions risque donc à tout moment de se trouvé fétichisé, réifié, naturalisé et élevé au rang d'absolu, parfois de façon délibérée, avec les conséquences politiques et idéologiques que l'on sait, mais souvent en raison d'une inertie de l'esprit, ou d'une innatention face 81 aux clichés et aux stéréotypes » En effet, avant d'en venir à interroger l'instrumentalisation politique de la culture, voire l'idéologie multiculturaliste, comme la nomme Fabien Ollier dans son ouvrage critique L'idéologie du multiculturalisme, Entre Fascisme et libéralisme, il nous faut questionner les notions d'identité, de culture et surtout d' « authenticité ». « L'identification permet donc de connaître l'identité d'une entité alors que 82 l'authentification permet de vérifier cette identité » . Un premier détour par la définition de l'authentification administrative et informatique permet de comprendre à quel point le concept d'« authenticité » est soumis à des considérations axiologiques. 80 81 François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage Serge Gruzinski, ibid, p. 48 82 Article “Authentification”, sur wikipedia.fr Dheygere Antoine 41 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Le concept d'« authenticité » implique donc une vérification. Un objet est-il fidèle à lui-même ? Il définit une survivance, c'est-à-dire une continuité identitaire du passé au présent. Pour un individu, son authenticité se juge à l'aune de son intégrité, le maintien d'une identité stable et naturelle. Quant à la culture, elle implique également la perpétuation de caractéristiques passées au sein de son présent, donc la préservation de son identité. « Identité », « culture » et « authenticité » sont les trois termes qui gravitent autour de la pensée multiculturaliste, faisant d'elle la gardienne de l'authenticité des cultures par la répétition à l'identique d'une identité passée dans un présent éternel. L'oralité est ainsi un mode d'apprentissage traditionnel mis en valeur dans En attendant le bonheur. C'est de cette manière que Maata apprend à Khatra à devenir électricien, que la petite griotte apprend la musique et le chant traditionnels auprès de l'ancienne et qu'Abdallah tente d'apprendre le hassaniya par l'intermédiaire de Khatra. Le film peut ainsi participer au mythe de l'oralité, cet apprentissage direct, qui se faisait également en France. Celui d'une lecture au coin du feu de contes ancestraux par l'aîné, chargé de transmettre le flambeau éternel garant de la survivance authentique de la tradition familiale, locale voire nationale. C'est en effet par la répétition à l'identique que la petite fille reprend les paroles de son aînée et qu'Abdallah répète ses premiers mots d'arabe. Seulement, l'apprentissage direct, la répétition s'accorde également avec une certaine dose de créativité personnelle. La voix de la petite-fille, celle d'Abdallah et l'interprétation individuelle qu'elles font entendre, modulent la tradition et la font vivre. De plus, nous le reverrons, la transmission du savoir n'est pas à sens unique mais se fait de manière réciproque, l'élève ayant autant à apprendre à son maître que de lui. Pour l'instant, la colonisation, la conquête, l'extermination et aujourd'hui, le modèle universaliste d'intégration auraient malheureusement gommée et continuent d'ignorer cette identité culturelle des populations colonisées, vaincues et/ ou exterminées. La logique multiculturaliste se propose d'aider ces cultures minoritaires à défendre leur origine et ses fondements sacrés dans le but les mettre en valeur dans toute leur authenticité et de s'en glorifier. Or, la pensée multiculturaliste ignore ou fait mine d'ignorer l'histoire du remaniement culturel qui est né de ces rencontres brutales et violentes. Elle oublie qu'au cours de cette longue période, comme l'illustre bien Serge Gruzinski avec la conquête espagnole de l'Amérique, les conditions extrêmement difficiles de survie engendrées par la choc et le chaos de celle-ci, ont poussé à la créativité, et ce, des deux côtés. Des échanges réciproques d'un groupe humain à l'autre, d'abord biologiquement puis culturellement, apparurent, dont témoigne de façon si évidente le phénomène des métissages. La conquête et la période de colonisation qui l'a suivie, ne peuvent donc pas s'analyser uniquement à la lumière d'une « occidentalisation » unilatérale. L'analyse des mélanges qu'a engendrés inévitablement la colonisation, à travers l'étude qu'il mène des productions symboliques, fresques, chant, odes, décoration, débouche sur l'idée beaucoup plus complexe d'une interpénétration des deux mondes et de leur imaginaire. Par exemple, concernant la conception de l'au-delà : « La pensée métisse est à l'oeuvre dans ce mouvement incessant qui rappelle les oscillations que l'on a repérées sur 42 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage 83 les fresques d'Ixmiquilpan . La Rome des papes s'indianise au fur et à mesure que l'au84 delà des Indiens se christianise. Les deux processus sont indissociables » . Voilà que se profile l'absurdité de la démarche muticulturaliste dans son approche de de l'authenticité. Mais se référer à éléments purs, tels des sédiments biologiques, qu'on pourrait retrouver et exposer définitivement après ce travail d'archéologue de la culture qu'est l'ethnologie, peut même être dangereuse. Dans leur analyse historique des pays arabes décolonisés et des formules politiques élaborées récemment pour remettre en question un Etat qui a échoué, notament par le fondamentalisme religieux, les deux écrivains réunis sous le pseudonyme Mahmoud Hussein affirment : « L'intégrisme, c'est d'abord cela – une formidable tension vers la pureté, un effort de chaque instant, exigé de chacun, pour extirper, expulser, tout ce qui est étranger 85 à la Révélation » . En épurant non pas la religion mais toute la tradition fondamentale d'une culture, la logique multiculturaliste prétend arrêter le temps, bloque le présent dans le ressassement d'un passé magnifié et fantasmé , car elle ignore les brassages, les mouvements, les métamorphoses et donc toute la dynamique de formation des cultures, qui fondent sa créativité et sont les conditions même de sa survie. « Alors que le métissage est un 86 processus sans fin de bricolage, la pureté est de l'ordre du tri » . Dans Je, nous et les autres, François Laplantine prend une position catégorique vis-à-vis de la notion d'identité. En raison de son impossiblité à se défaire de celles d' « authenticité » et d'« immuabilité », , il la voudrait presque rayée du vocabulaire car au lieu d'aider la pensée par un concept juste sur la réalité de la diversité humaine, elle la perturbe voire la condamne en la figeant dans l'idée de « pureté » : « Si cette thèse de la pureté est réfractaire à sa propre théorisation, c'est qu'elle ne supporte pas l'épreuve des faits. Elle est vouée à l'absurdité. L'identité « propre » conçue comme propriété d'un groupe exclusif serait inertie, car n'être que soi-même, identique à ce que l'on était hier, immuable et immobile, c'est 87 n'être pas, ou plutôt n'être plus, c'est-à-dire mort » . Paradoxalement pourrait-on croire, c'est en partie pourquoi la pensée multiculturaliste peut s'accrocher désespérement à l'image photographique et davantage encore, au cinéma. La pensée philosophique d'Edgar Morin peut nous aider à lever ce paradoxe apparent. L'art de la reproduction photographique de la réalité repose essentiellement selon lui sur la photogénie, contenue dans la manifestation spectrale de l'objet réel : « le double concentre sur lui, comme s'ils y étaient réalisés, tous les besoins de l'individu et en premier 88 lieu son besoin le plus follement subjectif : l'immortalité » . 83 “Les métissages que l'on observe sur les fresques de Puebla ne se ramènent donc pas à la rencontre, au choc ou à la superposition de formes européennes et de formes indigènes. Le raprochement entre les mondes n'est pas qu'une juxtaposition, un masquage ou une substitution. Il aboutit à associer des motifs et des formes qui, quelle que soit eur origine, locale ou européenne, ont déjà tous fait l'objet d'une ou plusieurs réinterprétations indigènes”, Serge Gruzinski, ibid, p. 194 84 85 86 87 Serge Gruzinski, ibid, p. 252 Mahmoud Hussein, ibid, p. 141 François Laplantine, ibid, p. 49 François Laplantine, ibid, p. 49 88 Edgar Morin, ibid, p. 25 Dheygere Antoine 43 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Or que cherche la pensée multiculturaliste si ce n'est la survivance éternelle des caractéristiques sacrés qui font l'essence de la culture ? Qui mieux que le cinéma peut l'aider à représenter ses fétiches, à mettre en scène ses icônes, à dramatiser ses valeurs et à sublimer ses héros, et ainsi à combler le rêve de l'identité culturelle authentique, immortaliser à jamais sa présence, et ce même dans l'absence ? Dans sa quête d'un référent absolu, d'une transcendance mémorielle, d'une éternelle survivance, la notion de culture trouve dans le cinéma les ressources de son immortalité. Et l'idéologie identitaire à la recherche de son horizon ultime et de son paradis, a trouvé dans les phénomènes de projection-identification ( au héros, comme à la star qui l'incarne, mais aussi à l'univers diégétique du film dans son ensemble ) du cinéma sa plus pure expression. « L’identification primaire au cinéma c’est celle par laquelle le spectateur s’identifie à son propre regard et s'éprouve comme foyer de la représentation, comme sujet privilégié, central et transcendantal de la vision. […] C’est lui, dans ce travelling, qui accompagne du regard, sans même avoir à bouger la tête, ce cavalier au galop dans la prairie […] Cette place privilégiée, toujours unique et toujours centrale, acquise d’avance sans aucun effort de motricité, c’est la place de Dieu, du sujet tout-percevant, doué d’ubiquité et elle constitue le sujet 89 spectateur sur le modèle idéologique et philosophique centré de l’idéalisme » Car mieux encore que la photographie, le cinéma semble, en plus d'immortaliser l'objet représenté, le sublimer. L'esthétique audiovisuelle peut être particulièrement propice au projet multiculturaliste, c'est-à-dire celui de percer l'essence des choses et révéler à la lumière la grandeur éternelle de celles qui, plus que d'autres, croit-il, caractérisent une culture. « Ainsi, les choses, les objets, la nature, sous l'influence conjuguée du rythme, du temps, de la fluidité, du mouvement de la caméra, des grossisments, des jeux d'ombre et de lumière, gagnent une qualité nouvelle. Le mot « présence subjective » est insuffisant. On peut dire « atmosphère ». On peut dire surtout 90 « âme » » . L'amour en est un bel exemple. La fétichisation des objets imprégnés de la présence de l'être aimé font d'eux plus que ses représentants, ils constituent son essence, son âme et nous poussent à les aimer. La participation affective s'étend ainsi des êtres aux choses. C'est ce à quoi tend la logique métonymique du multiculturalisme quand elle ne retient comme caractéristiques pertinentes qu'une partie des manifestations de ce qui est considéré comme une culture. L'esthétique audiovisuelle participe à la réification de valeurs en icones, en cultes et en mythes, menée par l'inquisition culturelle. Celle-ci risque de transformer ainsi une culture riche et vivante en chappelle isolée, cloîtrée dans la préservation de sa pureté. Pourtant, alors que le cinéma semble fournir à la pensée multiculturaliste un mode d'expression de la même manière qu'un exutoire parfait dans son idéalisation d'une identité culturelle en immortalisant son essence pure et authentique dans l'image, ce processus de mise en mouvement risque, a contrario, de l'immobiliser. L'esthétique audiovisuelle, nous l'avons vu, n'est pas neutre et fait invariablement du film qui la déploie, l'esclave de ses conventions et de ses codes. Or, représenter un 89 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 185 90 Edgar Morin, ibid, p. 58 44 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage objet, une situation, un personnage ne conduit que très peu souvent à la sublimation de l'identité culturelle qu'il est censé incarner. Non, cette représentation cinématographique le fige souvent dans des caractéristiques grossières qui font de lui davantage un stéréotype qu'un archétype. « L'exigence de rationalité et d'identité qui fondent la vision objective vont souvent jusqu'à réduire les formes à leur type identificateur moyen ». L'esthétique audiovisuelle a comme première règle cette représentation réaliste de objets du réel et de ce fait, doit pouvoir faire (re)connaître ses personages aisément et universellement : « l'essence du réel peut transformer la forme en signe conventionnel et finalement se retourner contre le réel : les paysages 91 types, les costumes types, les demeures types, etc... perdent toute leur vérité » . Mais qui a dit que l'objet du multiculturalisme était la « vérité » ? Non, ce qu'elle défend de toutes ses force, c'est l' « authenticité », seule garantie d'une expression culturelle diverse. Le modèle multiculturaliste s'inscrit dans cette interrogation récente dans laquelle la crise identitaire, née d'une perte de sens causée par une accélération des échanges et des mutations sociales, aurait trouvé dans l'authenticité sa solution ultime. L'identité serait le nouvel et unique eldorado de l'individu moderne à la quelle il doit fidélité. Quelle que ce soit sa position sociale, quel que ce soit son avis, il est sommé de trouver son identité, ou, à défaut ( et on peut penser que cela concerne la plupart des cas ), de l'emprunter aux références multiples que sa culture lui fournit (et notament à travers l'esthétique audiovisuelle déployée au cinéma, à la télévision ou dans la publicité ). Tout le monde revendique aujourd'hui la défense de sa différence ( culinaire, vestimentaire ou encore politique ). Selon Fabien Ollier, la différence aurait donc perdu la négativité qu'elle arborait au lendemain de la seconde guerre mondiale. « Si je prends le cas de la culture, son visage affirmatif apparaît lorsque, coupée d'une conception de la civilisation, retirée de l'ensemble du contexte social, elle ne veut rien dire d'autre qu'un amas de valeurs, de codes, de comportments, de rituels propres à un groupe, comme une sorte d'âme collective, qui traverseraient les siècles, qui éterniseraient le bel instant au fin fond de la chair et de l'inconscient des individus du groupe ou issus du groupe. Cette acception fait ainsi parler de « culture nationale », « culture régionale », « culture germanique », « culture romane », « culture celte » mais aussi de « culture black », « culture 92 beur », « culture jeune », etc » Ces individus type, auxquels on accolle des étiquettes, sont l'expression de la simplification dangereuse à laquelle peut mener la logique multiculturaliste, évacuant une bonne partie des éléments qui font la singularité tout autant que l'universalité humaine, pour lui préférer une infime quantité d'éléments bien plus pertinents dans la poursuite de son projet politique. Surtout elle risque d'aller à l'encontre de ses bonnes intentions initiales, en perpétuant la projection imaginaire du Nord sur le Sud, enfermant ce dernier dans que lui définit comme « authentiquement » africain, maghrébin ou asiatique. Car la question, il faut bien finir par se la poser, est bien entendu, de savoir qui décide de ne retenir que la couleur, la langue, la nation, l'ethnie, la religion comme symptomes 91 Edgar Morin, ibid, p. 134 92 Fabien Ollier, ibid, p. 8 Dheygere Antoine 45 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud caractéristiques de l'appartenance humaine ? Car à l'universalité et l'égalité de l'être humain, la pensée multiculturaliste préfère la différence et l'originalité, bien plus « tendance ». Cependant, ses choix ne sont pas neutres et peuvent conduire à une véritable « agression, dans le sens où chaque « identité culturelle » vit sur le mythe de son originalité, de sa pureté, de sa puissance élective, et ne peut au mieux que tolérer ( accepter à contre 93 coeur ) les autres « identités culturelles ». » . C'est pourquoi Fabien Ollier en conclue que le multiculturalisme est une véritable idéologie, masquant les causes réelles des différences entre les gens, pour leur préférer des raisons culturelles imaginées, ou en tout cas surexploitées. Comme le constate Mahmoud Hussein vis-à-vis de l'intégrisme religieux qui, pour ainsi dire, libère l'individu de sa liberté pesante et angoissante : « Ce qu'alors il ( l'individu ) ne peut plus voir, c'est la structure du pouvoir temporel qui sous-tend l'édifice tout entier : c'est comment sa soumission, et celle de tous les autres, à la loi Divine se constitue nécessairement en force de soumission politique à de simples mortels – une chef suprême, ses lieutenants, leurs subordonnés -, à une stratégie, à des alliances tactiques, aux intérêts 94 et aux calculs qui s'y rattachent » . Le choix du multiculturalisme répond à un véritable choix politique, refusant la mixité sociale, lui préférant la diversité culturelle qui peut permettre de légitimer l'inégalité de traitement au sein d'une société et la pluralité identaire qui est nettement plus vendeuse : « Dans ce type de phénomènes la marchandise a bien sûr beaucoup à y gagner : sa nouvelle légitimité morale viendrait sans doute du fait qu’elle serait le seul et unique langage 95 universel, valeur par-delà toutes les valeurs, discours par-delà tous les discours » . En effet, sa conclusion est que le « multiculturalisme » n'autorise pas seulement ses défenseurs à renvoyer les communautés dos à dos ( communautarisme ), cette idéologie permet au-delà d'évacuer la question économique du débat au profit du pôle unidimensionnel de la culture et ainsi de légitimer l'absence d'alternative économique. Dans sa partie intitulée « L'identité, ce simulacre », il conclue : « le détournement des agressivités dues à l'aliénation des hommes par l'argent vers des luttes entre entités ethniques en quête de reconnaissance de leurs valeurs par la valeur marchande, sert objectivement l'ordre établi par le(s) système(s) de production et de reproduction 96 capitaliste » . On retrouve ici la dénonciation menée par François Laplantine quand il affirme démasquer la logique profondément conservatrice de la notion d'identité, incapable d'envisager le changement et de concevoir l'échange, perpétuant ainsi un imaginaire du rapport humain bridé. Mais surtout, par l'appui sur la démonstration de Fabien Ollier, on perçoit bien mieux les écueils de la pensée multiculturaliste derrière son immédiat attrait. Afrique 50, réalisé en 1950 par le français rené Vautier est le premier film anticolonialiste dénonçant les conditions de vie dans les villages des colonies françaises. Il met l'accent pour la première fois sur les véritables responsables des atrocités qui y sont perpétrées, qui ne sont autres que les féodalités économiques. 93 94 95 96 46 Fabien Ollier, ibid, p. 15 Mahmoud Hussein, ibid, p. 142 Fabien Ollier, ibid, p. 61 Fabien Ollier, ibid, p. 154 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage La pensée multiculturelle peut donc très facilement dégénérer en idéologie multiculturaliste dès lors qu'elle sert les intérêts politiques et économiques d'une petite minorité qui instrumentalise la peur de l'uniformisation du monde que fait plâner la mondialisation. Cet enjeu majeur de l'uniformisation dans le monde actuel n'est pourtant pas celui prétexté de la culture mais bien plutôt, et plus insidieusement, celui de l'injustice sociale qui a pour socle une réalité économique unique, indifférenciée et indifférente. Cette réalité économique se protège pourtant de toute critique et se légitimise à travers, cette fois-ci, des montagnes de différences. Les frontières et les barrières liées à la culture, à la nation, à la tradition, à la langue et à la couleur de peau ont en effet une valeur plus évidente, plus manifeste, plus « télévisuelle », oserais-je dire. Car le multiculturalisme offre, en outre, un terrain de prédilection aux investissements économiques sur la culture, sensibles à cette esthétique multicolore de l'hétérogène. B. L'éloge de la différence dans la méconnaissance « Dans l'exotisme commerciale, l'Autre doit être consommable. On fabrique l'Autre mais on construit une différence relative qui ne provoque pas l'effroi. On se rassure soi-même en idéalisant l'Autre qu'on transforme en fonction de nos propres besoins. C'est ce que Tzvetan Todorov a appelé « l'éloge dans la 97 méconnaissance » » Avant d'aller plus loin afin de comprendre les revers de l'éloge de la différence, laissons Fabien Ollier prendre un position critique envers la logique multiculturaliste dans sa défense de la pureté :« Pureté et aseptisation contrôlent la chaîne de production au bout de laquelle sortira la culture en mal de reconnaissance, aussi insipide qu’une salade sous plastique, 98 mais en vente libre » . Sans prendre une telle position militante, on peut néanmoins s'interroger comme lui sur la primauté accordée par la pensée multiculturaliste à la pureté d'une culture authentique et son expression identitaire. La triple logique de l'idéologie multiculturaliste consisterait premièrement en une légitimation des injustices sociales par le biais du groupe, figé dans le double pôle culturelidentitaire et son penchant authenticité-pureté. Ce ne serait pas en raison d'un système politico-économique que l'individu stigmatisé, « arabe », « noir », « femme », « personne agée » ou « homosexuel » ne trouverait pas de quoi vivre mais bien uniquement en raison de sa particularité identitaire. Ensuite, elle mènerait au détournement des frustrations que ces injustices engendrent vers l'Autre culturel, nécessairement moins « pur » que moi, au profit d'une absence de critique politique et économique, comme nous venons de l'observer. Enfin, l'exploitation de la « mode multiculturelle » par ces mêmes pouvoirs économiques qui, au-delà du profit qu'ils réalisent, renforcent les inégalités masquées de différence et 97 Denis Constant-Martin, article “Les contradictions de la world-music”, in “La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes” 98 Fabien Ollier, ibid, p. 75 Dheygere Antoine 47 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud d'exotisme, en distribuant les bons points et en mettant une valeur aux couleurs, aux tissus, aux matériaux et donc à la « culture » que le produit est censé représenter. Dans cet imaginaire du multiculturalisme, ce qui nous intéresse effectivement n'est pas principalement les motivations d'une critique politique ou économique mais bien plutôt les marges de manoeuvre laissées à la liberté individuelle pour la création artistique. Car c'est bien par la production symbolique, la représentation que l'on donne à voir de notre société et de sa diversité que l'on peut espérer dépasser ces conditionnements identitaires. Car trop souvent l'identité et sa représentation ne fait que trop peu pour l'universalité et la paix entre les hommes, notamment dans les relations problématiques de la mondialisation, mais bien plus pour les intérêts idéologiques et économiques d'une élite, qui distingue pour mieux dominer. Comment critiquer ces deux notions qui contraignent l'imaginaire dans le but éventuellement les dépasser ? Prenons exemple sur cette proposition de François Laplantine :« Pas [ non plus ] en s'éprenant du désespoir, mais en se désintoxicant par exemple de bourrage de crâne qui nous fait croire que la pluralité est toujours subordonée à l'unité, comme son imperfection, sans pour autant céder à la mystique de la « pure pluralité », c'est-à-dire l'exotisme, qui est 99 le processus par lequel le divers est transformé en divertissement » . Comprendre comment une telle logique multiculturaliste, dont on a vu l'ambition et les intentions légitimes en première partie, peut se dévoyer dans le renforcement de ce qu'elle prétend justement corriger, implique d'étudier ce culte de la pluralité, de la diversité, de l'hétérogène, cette rhétorique de l'altérité. « Le multiculturel, implicitement discriminatoire, se pare de l'esthétique de l'hétérogène, mode de vie élitiste qui aime les emprunts, le mélange des genres, mais à condition que cette réalité bariolée n'altère pas en profondeur des valeurs curieusement rémanentes, 100 persistantes » . Le mélange des cultures se pare de cette esthétique attirante qui le célèbre mais fondamentalement le méprise. L'art multicolore est désormais fêté à condition que les frontières entre les genres, les styles et les cultures soient suffisament marquées pour être reconnaissables et appréciables distinctement. La diversité culturelle a un prix et se vend. C'est l'écueil dans lequel tombe rapidement Crossing the bridge. Le montage du documentaire se résume souvent à un effet catalogue. Les séquences de rencontre, d'enregistrement, et de discussion avec les différents artistes, s'enchaînent rapidement mais jamais ceux-ci ne se rencontrent. Il est rare que le documentaire s'attarde plus de cinq minutes sur la même scène ( et ce même si le documentaire, dans sa totalité, dure plus de 90 minutes ). Il tente ainsi de démontrer la richesse multiculturelle de la ville mais on peut y voir également un double produit commercial. Le documentaire suit à travers la quête magnifiée d'Alexander l'enregistrement par ce dernier d'une compilation musicale des divers artistes rencontrés. Il opère ainsi une double opération, il filme la production d'une oeuvre commerciale, la bande originale, et lui assure sa promotionau sein d'une véritable film publicitaire mais aussi d'une oeuvre artistique, un documentaire « engagé » qui se retrouvera lui-même sur les rayons des magasins. Pour reconnaître cette diversité, il faut d'abord reconnaître chaque culture, basque ou breton, populaire ou légitime, française ou espagnole, arabe ou indien, occidental ou 99 100 François Laplantine, ibid, p. 131 Laurier Turgeaon, article “Les paradoxes du métissage”, in “La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes” 48 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage oriental. Le processus d'attribution de caractéristiques spécifiques qui fondent l'identité d'une culture marque la frontière entre un groupe et un autre, exacerbe la différence entre les deux. L'esthétique audiovisuelle participe à l'identification immédiate des identités de chacun. A l'écran, les deux « êtres » authentiques se retrouvent dans les représentations de leur « avoir » respectif, essence de leur particularité. « Ici c'est moi, là c'est toi », mais où est le nous ? « Dans l'identité, on reconnaît les siens ». Elle est « cette obsession de 101 reconnaissance de l'être libéré, mais libéré sous vide et qui ne sait plus du tout qui il est » . Ici réside toute la contradiction du multiculturalisme et de son « deal » :« reconnaissance culturelle contre loi du silence social [...]zonage des cultures contre liquidation du sens et de sa négativité » Or « Le propre du sens [...] est de n'être jamais totalement saisissable, de ne jamais cesser de se déplacer et, en se déplaçant, de déplacer l'ordre des choses et l'ordre du monde, d'en contester une orientation unidirectionnelle, d'introduire du trouble, de l'angoisse ( du plaisir aussi ), de cheminer dans la distorsion et la différence nées d'une fracture de 102 l'unité et néanmoins de la rencontre possible de diverses perspectives » . L'idéologie multiculturaliste cherche au contraire à pétrifier les cultures, à renforcer les cultures en leur attribuant une origine fantasmée, en leur prêtant des caractéristiques fondamentales et en les sommant de faire tout leur possible pour défendre l' « authenticité » de leur essence. Défendre mais contre qui ? L'Autre, nécessairement, lui-même idéalement engoncé dans le mythe de ses sédiments biologiques, des coutumes de ses ancêtres et la grandeur de son histoire. Cette défense passe par la représentation de cette culture, sa mise en valeur, par exemple, par la mise en scène ou son développement dans le discours filmique, ressassant éternellement : « Je sais ce que je sais ». Le divertissement exotique se fonde sur l'appréciation esthétique de la différence mais nécessairement par son biais, grâce à son écran et la mise à distance qu'il autorise. Dans En attendant le bonheur, Abdallah patiente, erre, s'isole, en attendant ce départ tant espéré mais ne réalise pas que son voyage a déjà commencé, que cette attente dans une ville-étape ( villes-frontières nommées Heremakono en Mauritanie, d'ailleur soustitre du film) qu'il ne comprend pas, est en quelque sorte une épreuve à l'encontre de son ouverture d'esprit, de sa capacité à échanger et à rencontrer l'Autre, et finalement à s'intégrer. A l'image d'Abdallah qui souhaite partir en exil et attend désespéremment son arrivée en Europe pour rencontrer un Autre fantasmé, mais ne semble pas s'être préparé à sa rencontre, à l'image d'Abdallah qui espère l'échange et la différence mais en fait, les refuse, l'esthétique de l'hétérogène, de la pluralité culturelle, du multiculturalisme prône l'échange mais réalise le sectarisme. Cette esthétique fonctionne à plein dans Crossing The Bridge. A niveau des rencontre, l’esthétique de l’hétérogénéité se retrouve avec le batteur des Baba Zula, Ceza, Orhan Gencebay et son saz, Orhan et Selim, Brenna MacCrimmon, et les Mercan Dede notamment. Autant d’indices du mélange des mondes. Les Mercan Dede, par exemple, mettent en scène une esthétique musicale polychrome, avec des chansons à mi-chemin entre sonorités arabes, clarinettes, cordes et cuivre de musique gitane, ajoutée à des intonations modernes de musique électronique. Ils sont 101 102 François Laplantine, ibid, p. 38, p. 40 François Laplantine, p. 133 Dheygere Antoine 49 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud en outre accompagnés par une danseuse d'origine occidentale, qui reprend la danse traditionnelle de la musique soufi et de la transe. Orhan incarne personnellement cette esthétique, en tant que Rom Turc, qui joue du oud à la manière des Arabes en Espagne au XVème siècle. Chaque groupe rencontré semble être ainsi le représentant, l'incarnation voire même l'émanation parfaite de la diversité des influences musicales d'Istanbul et donc du métissage culturel de la ville. L'ensemble donne à voir et met en scène l'identité multiculturelle d'Istanbul. Cependant, si ce n'est pas l'intermédiaire du documentaire et de son personnage Alexander, et par le biais de catégories stéréotypées, presque jamais ces diverses sensibilités artistiques, culturelles, religieuses et politiques ne se rencontrent, jamais les liens, les échanges et les influences qu'elles exercent l'un sur l'autre n'apparaissent. Les DJ par leur musique électronique en sont une parfaite illustration. Eux qui bonifient la position géographique d’Istanbul, ne font finalement que « piocher » dans les musiques venues des quatre points cardinaux. Comment parler réellement de métissage? La rencontre est virtuelle car « la technique permet de se passer de l’Autre, et de son 103 consentement... » . 104 François Laplantine parle de « suffisance identitaire » . La prétention d'une identité à détenir la totalité de son essence et ainsi la clé de sa propre tombe en refusant l'altérité, en l'encerclant de murailles infranchissables, en niant la surprise et les aléas de la vie et de ses échanges, en conservant les secrets de sa pureté, en voulant la préserver des contaminations et surtout en clamant haut et fort ses certitudes identitaires, par sa représentation. « La représentation et l'identité qui s'efforcent à conjurer absolument non seulement le désordre mais le changement consistent dans l'affirmation obstinée de la présence, mieux dans la certitude de la permanence de cette présence. Le corollaire de cette attitude est l'occultation du rapport à la temporalité et à la mort. Son impensée, c'est la non-réalité, la non-différence, c'est-à-dire 105 l'indifférence » . Car la valorisation de la différence a de tout temps été le négatif de son élimination. Voilà l'absurdité et les dangers de la logique multiculturaliste. L'éloge de la différence mène à l'indifférence pour ce qui est autre que soi. Et l'indifférence c'est déjà l'ignorance, la nonexistence et la mort, mécanismes sociaux bien connus du conflit ethnique ou religieux et du génocide. Comme le rappelle Amougou, « toutes les luttes d'imposition et de légitimation » passent nécesairement par « des effets de valorisation différentielle comme composante 106 d'une forme de racisme » . Voilà pourquoi l'hypothèse d'une éthique multiculturaliste dans l'audiovisuel sera écartée. Non seulement elle ne permet pas le dépassement de la stigmatisation par le Nord de l'identité dite du Sud, illustrée tout à l'heure par les figures du colonisé ou de l'immigré, mais, au contraire, la renforce et même l'exalte, inscrivant la logique binnaire simpliste et 103 104 105 François Laplantine, ibid, p. 138 François Laplantine, ibid, p. 140 106 50 Denis Constant-Martin, ibid Emmanuel Amougou, Propos sur le métissage, Aux générations de l'an 2000, p. 95 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage dangereuse de la représentation du monde dans l'« ère du temps » grâce à sa rhétorique de l'altérité et son culte de la différence. C'est pourquoi La Guilde Africaine, sans aller totalement à contre courant de la pensée revendicatrice des cinéastes africains dans la période de décolonisation, cherche à dégager une troisième voie, refusant de jouer le jeu de l'identification et de la représentation de l'Afrique : « Nous n'oublions pas que nous sommes des cinéastes africains, mais nous sommes d'abord cinéastes ». A la promotion d'un cinéma enfin « authentiquement » africain, elle préfère la mise en valeur de l'esthétique audiovisuelle dans ce qu'elle a de plus universel, sa poésie, afin de témoigner d'une réalité mondiale plus complexe et évoquer les problèmes de l'Afrique en son sein. « Un film africain que le reste du monde découvrirait et prendrait plaisir à aller voir, non parce qu'il est formaté pour répondre aux attentes du marché, mais parce qu'il éclaire enfin le reste du monde sur la vie, l'esthétique et l'état de la création dans cette Afrique fantasmée, carricaturée et si souvent mal 107 représentée » . Loin de la logique multiculturaliste, qui range les cultures du monde côte-à-côte, séparées par leur certitude identitaire, la pensée métisse, telle qu'essaie de l'inaugurer Serge Gruzinski, cherche dans le nuage son modèle. Forme « désespéremment complexe, floue, 108 changeante, fluctuante, toujours en mouvement » , elle symbolise bien l'attitude de cette pensée, en quête non pas de pureté mais de contamination, à la recherche non pas de l'imperméabilité mais de la perméabilité des frontières et ainsi, à la défense non pas de qui sépare l'humanité mais de ce qui l'unit. Conclusion qu'on pourrait aisément transposer au monde africain d'hier à aujourd'hui ( et ce d'autant plus quand on sait que beaucoup d'esclaves africains furent amenés par le colonisateur expagnol ), « il est impossible de dégager l'Indien de sa guangue occidentale, qu'il soit précolombien, moderne ou contemporain. Les sources mexicaines, qu'elles soient 109 indiennes, mixtes ou occidentales, n'échappent jamais au métissage, si infime soit-il » . L'étude de Serge Gruzinski s'inspire de cet idéal de la pensée métisse pour tenter de 110 comprendre l'irréversibilité du processus de métissage et donc l'absurdité d'une pensée de l'origine, de la pureté telle qu'elle inspire la pensée multiculturaliste : « Ce sont ces « impuretés » et ces « contaminations » qui renferment des traces parfois des pans entiers 111 des anciennes civilisations amérindiennes » . Et pour ce qui nous intéresse, ses remarques sont extrêmement intéressantes. D'une part, sa démarche se penche sur l'analyse de l'esthétique de productions symboliques dans le cadre d'une société mixte. Mais en outre, elle prétend pouvoir en tirer une partie des 107 La Guilde africaine, article “Pour un nouveau cinéma africain”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 269, p. 270 108 Serge Gruzinski, ibid, p. 53 109 110 Serge Gruzinski, ibid, p. 197 “Les réinterprétations et les décalages qu'imposent la situation coloniale, le bannissement du paganisme indien, l'éloignement de l'Europe rendent impraticable tout retour en arrière vers une quelconque tradition originelle”, Serge Gruzinski, ibid, p. 273 111 Serge Gruzinski, ibid, p. 197 Dheygere Antoine 51 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud ambitions qui doivent guider une pensée métisse appliquée aujourd'hui à notre monde moderne. Ainsi, dans sa mise en perspective avec la mondialisation, son étude du cinéma de Wong Kar-wai s'inscrit tout à fait dans notre approche. Concernant notamment le film Happy Together ( 1997 ) retraçant l'histoire de deux Chinois qui veulent survivre tout en s'aimant à Buenos Aires, il constate : « En regardant de la Chine cette terre d'Amérique, le cinéaste de Hong Kong Wong Kar-wai cherche à briser le cadre dans lequel, depuis plusieurs siècles, l'Occident s'efforce d'enfermer l'Amérique 112 latine » . Mais, en plus d'y voir un manière de dépasser par l'esthétique audiovisuelle les stéréotypes sur le monde extérieur, notament du Sud, dans lesquels l'Europe et les EtatsUnis ont projeté leur propre imaginaire, il y observe non seulement une opposition mais plus finement des échanges, sources d'un véritable métissage. « Ces chassés-croisés entre l'île, le continent, Hollywood et le Japon, la télévision et les studios, alimentent des sucessions ininterrompues d'hybridations ( à l'intérieur du monde chinois ) et de métissages ( avec le Japon et l'Amérique ). N'en déplaise aux nostalgiques de la pureté et de la tradition, ces purs produits chinois sont, comme les fresques indiennes de l'Amérique, des créations 113 vivantes et composites » . Sa longue et laborieuse étude historique lève donc le voile sur l'absurdité totale d'une pensée qui prendrait comme référents absolus et mesures de tout, les notions d' « identité et de « culture ». Surtout, elle met la logique multiculturaliste devant ses propres contradictions. Le risque de figer ainsi les identités culturelles en leur prêtant une origine fantasmée et en défendant sa distinction ( que ce soit par l'entretien dans l'imaginaire de ces catégories toutes faites, comme nous l'avons vu en première partie, ou que ce soit par tout un arsenal de protection par le droit, de réécriture de l'histoire, de sacralisation des victimes, qu'il serait intéressent d'analyser dans une autre étude ), c'est que la rencontre et la confrontation avec l'Autre, qui est aussi en nous, ne se réalise plus. Ou alors uniquement par l'intermédiaire virtuel de la consommation ( on peut à nouveau faire référence à l'esthétique de l'hétérogène conduisant à un exotisme commercial dont la « World music » est une belle représentante ). A partir de là, l'idéologie multiculturaliste révèle son principal danger : un imaginaire de l'identité toujours voire davantage bridé. Ce dernier menace en effet de conduire à un appauvrissement significatif, pouvant mener à l'indifférence et à l'ignorance, terreaux de tensions communautaires violentes, communautés rendues de fait aveugles au potentiel universel humain. C'est pourquoi nous allons nous atteler à creuser cette perspective d'une pensée métisse, et ce, tout particulièrement dans l'objectif d'en dégager les conditions éthiques qu'elle peut inspirer. Cette éthique du métissage nous semble nécessaire au renouvellement de l'imaginaire d'appartenance qui continue de peser sur le rapport entre ce qui est dit du Nord et ce qui est dit du Sud. Car comme disait André Malraux : « Chaque homme se fonde 114 sur une culture et c'est la sienne, mais pas sur elle seule ». » . 112 113 Serge Gruzinski, ibid, p. 306 114 52 Serge Gruzinski, ibid, p. 303 Cité par Imunga Ivanga, article “Autant en emporte la critique”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 266 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage II. L'esthétique audiovisuelle du métissage et la refonte de l'imaginaire de l'immigration et du rapport Nord-Sud Les analyse récentes d'Olivier Barlet attaquent la critique cinématographique contemporaine abordant le cinéma africain et son adhésion aveugle à la pensée multiculturaliste. Selon lui, sa principale méprise repose sur un discours essentialiste qui met très souvent et facilement ses commentateurs en position de défendre une soi-disant « authenticité » africaine qui serait brocardée par des oeuvres qui ne s'adresseraient plus à leur public ( manque d'africanité, de revendication, de popularité, volonté de séduire les Occidentaux et faire de l'argent, etc. ). Pourtant, rappelle-t-il, la définition de celle-ci dans des caractéristiques réifiantes qui disent au cinéaste ce qu'il doit faire, correspond davantage à leur « propre projection sur l’Afrique qu’aux aspirations d’une jeunesse africaine en blue-jeans et marques américaines, éprise de mondialisation par l’ouverture qu’elle leur apporte sur le monde, et dont les formes de résistance, bien réelles, au matraquage culturel sont tout autres que les enfermements 115 identitaires qu’on voudrait pouvoir leur prêter » . La « culture africaine », dans l'étude de sa dénomination et de son utilisation dans la presse mais aussi dans les films, nous intéresse au titre qu'elle est un bel exemple de la perpétuation de nos jours du discours essentialiste émanant du Nord et confinant le Sud dans un imaginaire bien pauvre. En effet, « les divergences sont grandes entre l’être des 116 hommes-étiquettes, et le peut-être des hommes-ponts, des hommes-passages » . C'est cette recherche du passage, du mouvement, de la métamorphose et de l'errance, qui guide la pensée métisse et peuvent faire de son éthique un idéal indispensable pour penser le monde d'aujourd'hui. Mais accepter cette exploration sans fin du dégradé insaisissable de l'arc-en-ciel plutôt que de faire le découpage définitif des couleurs qui le composent font de cet éthique une quête complexe, angoissante, désespérée, sans-cesse renouvellée et que l'on sait à l'avance vaine. Mais cela doit-il nous exempter d'en faire le pari et de mener une tentative ? Quelle peut être l'idéal de pensée d'une éthique du métissage ? Que cherche t-elle à saisir dans son irréductible opposition à la pensée multiculturaliste ? Et enfin, comment peut-elle influencer, bousculer et renouveller l'imaginaire collectif ? Quels sont les outils les plus à même de l'aborder ? Nous commencerons donc par une tentative de définition de l'éthique du métissage puis nous envisagerons sa mise en oeuvre au sein de l'esthétique audiovisuelle qui, nous essaierons de le démontrer, peut s'avérer son mode d'expression le plus juste. A. L'éthique du métissage 115 Olivier Barlet, article “Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 208 116 Fabien Ollier, ibid, p. 95 Dheygere Antoine 53 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud « Nous sommes tous des individus métis ». Cette formule magique semble si souvent lancée pour tenter d'approcher la complexité sociale de notre monde moderne et pourtant, elle semble traduire une incompréhension troublée bien plus qu'une constatation lucide. Evidemment, avant de nous attaquer à son éthique, il paraît donc absolument indispensable de revenir sur la notion de métissage. Le qualificatif « métis » accompagne si souvent les mots du vocabulaire moderne sur l'art et la création contemporaine, qu'on pourrait le croire ajustable et réajustable à loisir. Il paraît convenir facilement à tout ce que son utilisateur a du mal à décrire et à situer. Face à des mélanges et des influences diverses variés, qui crée une oeuvre originale et peturbante, échappant aux conventions classiques d'un genre, le terme « métissage » semble très souvent réquisitionné pour exprimer l'inexprimable. Or, il est bien plus qu'un vocable fourre-tout, qu'un mot-prétexte dont on se sert sans conséquence. Le terme « métis » est porteur de toute une histoire et concentre en lui toutes les interrogations, les contradictions et les conflits engendrés par l'accélération des échanges humains depuis deux siècles. En effet, malgré tous les efforts politiques et religieux, avec le choc des conquêtes puis au cours des périodes de colonisation et de « civilisation » pour les contrer ou les limiter, de multiples brassages humains eurent inévitablement lieu. Le premier d'entre eux est aisément repérable, celui du phénomène du métissage biologique. Ces individus sont dits « métis » car ils brisent les barrières considérées alors comme raciales mais qui consistaient essentiellement en des différences de statut social. Leur considération et la représentation qu'en a faites la société est parlante de de l'état d'esprit 117 de cette époque, dans laquelle l'exogamie était considérée comme un pêché majeur dans la sauvegarde considérée comme vitale de groupes humains cohérents et solidaires. Ainsi, la figure du « métis » repéré précedemment dans les films colonials, est le témoin d'une phobie du métissage qui traverse l'imaginaire collectif, effrayé qu'il est de perdre une mythique intégrité. « Le cinéma colonial construit nombre de fictions sur la mise en scène 118 de cette attraction interraciale pour mieux en éclairer les dangers et l'impossibilité » . Contrairement aux images récurrentes d'une Afrique rongée par les conflits ethniques, En attendant le bonheur nous propose une société mauritanienne qui fait se mêler divers ethnies ( que nous avons répertoriées précédemment ) au sein d'une société paisible et ouverte. Les échanges humains entre Noirs et Arabes ne sont même pas représentés tellement la question ne se pose pas en ces termes. Il semble surtout impossible et aberrant de vouloir les séparer pour les référencer. Les habitants, Maures, Wolofs, Peuls, Soninkés, Bambaras, mais aussi autres Africains en attente de leur départ, asiatiques venus faire du commerce, communiquent tant bien que mal en hassaniya, en français ou en angalis et se mêlent dans un vivre-ensemble coloré, souligné par le patchwork multicolore des boubous et tissus de la ville, qui prennent le pas sur la couleur des peaux. La peur du métissage rappelle, s'il le fallait, les considérations raciales de l'époque. L'imaginaire français, mais aussi celui de beaucoup de pays colonisateurs, concevait la diversité humaine à travers la grille de lecture de la race, catégorie biologique considérée comme pertinente. Cette théorie se fit entendre avec encore davantage de force lors de ces 117 “L'exogamie définit le mariage comme une relation d'échange entre différents groupes culturels et/ou linguistiques créant des liens plus ou moins durables qui constituent la trame de l'organisation sociale globale”, article “L'exogamie”, wikipedia.fr 118 54 Olivier Barlet, article “De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma”, p. 2 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage deux derniers siècles quand des sociétés séparées depuis longtemps durent apprendre à se considérer puis à cohabiter. Les écrits d'Henri V. Vallois sont ainsi parlants : « Au fur et à mesure que s’effacent les barrières géographiques entre les races, on voit en effet s’élèver des barrières morales. Tout se passe en effet comme si la conscience de la race, qui restait à l’état latent tant que 119 le groupe était isolé de ses voisins, reprend ses droits lorsqu’il s’en rapproche » . Pourtant, comme le rappelle très simplement l'encyclopédie, le métissage biologique ne correspond à aucune réalité biologique, comme pourtant la conception populaire continue souvent à le penser : « la couleur n’est pas, au point de vue biologique, plus révélateur de la race qu’un autre. La forme du squelette, celle du crâne, le métabolisme, les propriétés hémotypologiques, par exemple, sont à cet égard, tout aussi caractéristiques sinon plus. Les Blancs, les Noirs, les Jaunes ne sont donc pas des « races » ( au sens biologiques ), mais des groupes humains ( au sens sociologique) que la conscience populaire se plaît à 120 identifier par le recours à un trait particulier qu’elle privilégie » . La notion de race ne correspond donc nullement à une réalité biologique mais renvoie plutôt à une construction sociale voire à une instrumentalisation politique. Et en effet, malgré le propos général de son film, Abderrahmane Sissako n'en oublie pourtant pas l'aspect politique et social quand il met en scène quatre femmes qui boivent le thé avec Abdallah. L'autorité légitime appartient bien prioritairement à la femme arabe plutôt qu'à la femme noire, qui peut refuser mais doit quand même à son statut l'obligation de le servir. On comprend alors pourquoi de nombreux penseurs ont voulu dépasser les discours communs sur le métissage et évoquer la possibilité plutôt d'un métissage culturel. Car, audelà des recherches effrénées sur d'hypothétiques sources et racines ou sur une origine identitaire, c'est bien plus à un contexte politique qu'obéit la logique des métis. Le métissage culturel permettrait ainsi de comprendre les échanges qui ont nourri les divers emprunts entre deux mondes séparés et ont donné naissance à de nouvelles formes d'expression, à de nouveaux genres voire éventuellement à de nouvelles cultures. Cependant, on perçoit toute l'ambiguïté de l'expression rappelant les travers de la logique multiculturaliste qui envisageait la culture comme un bloc monolithique, une totalité 121 cohérente aux contours nets et qui conditionnerait les comportements des individus . Le métissage serait alors vu comme la fusion et le mélange de deux éléments 122 autonomes qui donnerait un troisième . 119 120 121 Henri V. Vallois, Les races humaines, cité par Emmanuel Amougou, in Propos sur le métissage, p. 30 Pierre Bessaignet, Article “Le métissage”, in Encyclopedia Universalis “Qualifier ces films de métis serait y trouver un mélange d’origines supposées autonomes ou séparées, dont la hiérarchisation est encore virulente dans le monde, ce qui n’est pas sans les renvoyer à la sempiternelle projection opérée sur l’Afrique et les Africains. Cette vision essentialiste de l'Afrique fait mine d'ignorer que leur propre origine africaine est elle-même traversée par les cultures autres : les renvoyer à leur identité les enferme et les fige dans une différence érigée comme leur caractéristique première. L’Afrique est traversée par l’Autre parce qu’elle y est forcée (traite, colonisation, néocolonialisme) mais aussi parce qu’elle le veut bien”, Olivier Barlet, “Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 209 122 “Si on voit le métissage comme la fusion, je pense qu'on ne peut pas aller très loin dans ce sens là. Mais si le choc de la rencontre est tel qu'il naît du neuf, c'est très important”, B Achiary, chanteur de langue basque, cité dans “La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes” Dheygere Antoine 55 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud « En principe, on mélange ce qui ne l'est pas, des corps purs, des couleurs fondamentales, autrement dit des éléments homogènes, exempts de toute « contamination ». Perçue comme un passage de l'homogène à l'hétérogène, du singulier au pluriel, de l'ordre au désordre, l'idée de mélange charrie donc des 123 connotations et des a priori dont il convient de se méfier comme la peste » . De ce fait, c'est le terme entier qui serait à rejeter. Le « métissage » ne pourrait se sortir de son histoire qui l'a enfermé dans une représentation imaginaire de la pureté biologique et donc de la race. Le terme est bien entendu ambigu et risque souvent de nous enfermer à nouveau dans les pièges essentialistes du multiculturalisme. L'analyse de la « World music », phénomène récent qui prétend mélanger différentes origines musicales et mêler diverses inspirations rythmique, est pour cela intéressante. Celle de Denis Constant-Martin a le mérite de démonter cette vision de blocs culturels homogènes dont la musique serait une des expressions : « le métissage est souvent compris comme signifiant le mélange d'éléments purs, ce qui, dans le domaine des sociétés humaines, n'a 124 jamais existé » . Mais, en outre, la rhétorique de l'altérité plâne à nouveau au-dessus du terme et permet d'entrevoir encore une fois les éventualités d'une exploitation cynique du concept. Fabien Ollier signale ainsi que « le pouvoir de séduction dont ce terme est porteur n’a pas échappé aux idéologues du « fast-capitalism » qui l’utilisent pour ouvrir de nouveaux créneaux de divertissements, d’évasions, de sensualités : musique « métisse », repas « métisse », 125 sexualité « métisse », etc » . Néanmoins, une observation s'impose. Le terme « métissage » a le mérite contrairement à celui de « multiculturalisme » de ne peut pas contenir en lui-même un concept ambigü, en l'occurence celui de « culture ». Ainsi, il laisse le champ libre à une utilisation naïve voire cynique de sa beauté conceptuelle toute moderne, mais également à des analyses plus fines qui percoivent les très grandes possibilités dont il est porteur. La longue et complexe mise en perspective de ses manifestations dans le contexte particulier de la Conquête peut ainsi de dépasser l'analyse manichéenne dont ce terme a fait l'objet. Car si le multiculturalisme ne peut se sortir de sa conception figée d'ensembles cohérents et segmentés, si le métissage risque d'être compris comme un processus unique et éphémère de mélange de leurs caractéristiques essentielles, l'histoire est là pour rappeler le long et complexe phénomène qu'il essaie de traduire. En effet, comment ne pas douter à l'écoute du prêche des grands défenseurs du multiculturalisme quand ils affirment qu'une politique de reconnaissance est indispensable à la survie de cultures authentiques jusque-là ignorées ou étouffées, quand on sait que, bien qu'il ait été craint, le métissage a tout de suite était partie prenante de la colonisation et même accepté voire encouragé. Serge Gruzinski évoque l'évangélisation mise en place par l'Eglise régulière, chargeant ses différents monastères de prêcher la bonne parole et amener la révélation aux peuples animistes et polythéistes mexicains. Cependant, il est évident qu'en l'absence de langage commun mais surtout de considérations partagées et d'imaginaire commun, « l'occidentalisation », comme on la résume souvent et dont participe l'évangélisation, 123 Serge Gruzinski, ibid, p. 36 124 125 56 Denis Constant-Martin, ibid Fabien Ollier, ibid, p. 97 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage lancée par les conquistadores n'avait aucun moyen de prévoir les réinterprétations du peuple soi-disant soumis. Car même vainqueurs par la force, convaincus de leur supériorité morale et technique, les envahisseurs espagnols, éloignés de leurs repères habituels traditionnels, subirent malgré tout l'influence des vaincus, et ce, que ce soit pour appréhender un monde dont ils ne connaissaient rien et auquel ils devaient tout simplement survivre. En outre, au-delà des emprunts réciproques, l'auteur constate que les intérêts politiques n'ont pas uniquement servis à entretenir une peur du métissage et donc à nourrir l'imaginaire binnaire simpliste sur le monde. Ils ont pu jouer le jeu du métissage et ainsi y contribuer. L'Eglise n'a donc pas eu les moyens techniques et intellectuels pour contrôler l'interprétation faite par les Indiens de leur propre christinianisation, mais en plus, n'y avait pas vraiment intérêt. En fait, dans le cadre de conflits d'intérêts entre l'Eglise séculière et l'Eglise régulière, cette dernière « s'enorgueillissait d'avoir converti les Indiens et d'avoir 126 réussi cette conversion » . A vrai dire, l'Eglise et, plus généralement le colonisateur, a même été partie prenante du phénomène de métissage. Par les incitations qu'il lança pour tenter de faire comprende le message chrétien, pour aider à la transcription et la réutilisation des formes d'expression artistique et scientifique qu'il importait et par les appuis nécessaires qu'il se devait d'obtenir au niveau des structures politiques mexicaines préexistantes, le pouvoir espagnol a été à l'origine d'une grande partie des mélanges qui ont pu modifier l'« essence » de son message et de son orthodoxie. « Forte du rôle qu'elle avait conservé, la noblesse indienne a maintenu un certain nombre de liens avec le passé païen dont elle tirait son prestige et sa légitimité. L'Eglise s'en accomodait dans la mesure où la noblesse adhérait au christianisme et lui 127 apportait son soutien » . L'exemple apporté par la colonisation de l'Amérique au XVI°siècle, jette la lumière sur le processus complexe que le métissage engendre. Le débarquement puis l'installation durable des puissances européennes dans les divers pays colonisés a inauguré une suite ininterompue de négociations et de compromis entre une réalité du terrain souvent mal comprise par les nouvaux arrivants et leurs ambitions et objectifs militaires, politiques et moraux. « Toutes ces observations incitent à revoir notre manière d'envisager la colonisation de l'Amérique. L'occidentalisation n'a pas été qu'une irruption destructrice ou une entreprise normalisatrice, puisqu'elle a pris part à la création de formes d'expression métisses. Une part à la fois calculée et involontaire, mais 128 une part indéniable » . Bien qu'elle reste très souvent prise au piège de son acceptation originelle, la notion de « métissage » peut donc être forte utile à celui qui tente de comprendre la complexité des phénomène sociaux ou politiques nés de la conquête et de la période de décolonisation, qui sont aujourd'hui responsables des mésententes et incompréhensions réciproques entre deux mondes qui n'ont toujours fait le deuil d'une représentation du monde imaginaire mais tellement plus simple et rassurante : celle du vainqueur et du vaincu, du bon et du mauvais, 126 127 128 Serge Gruzinski, ibid, p. 281 Serge Gruzinski, ibid, p. 295 Serge Gruzinski, ibid, p. 293 Dheygere Antoine 57 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud du civilisé et du sauvage, du proche et du lointain, du riche et du pauvre, du blanc et du noir, bref, du Nord et du Sud. L'analyse du processus du métissage nécessite la prise en compte d'un tel nombre de variables et d'une renonciation si grande aux catégories de pensée scientifiques traditionnellement employées, qu'elle mène souvent à des sentiments d'incertitude, d'angoisse et de désordre qui finissent de la rejeter au nom d'une déconstruction prétentieuse, inutilisable et même dangereuse, par sa propension à évacuer tout sens. Pourtant, même si elle échappe à l'anthropologue amateur d'archaïsmes et de sociétés immubales, à l'historien qui la traque et surtout aux hommes politiques prétendant défendre des traditions authentiques, la pensée métisse a le mérite de remettre en question les notions d'identité, de culture, d' « authenticité » et de diversité tout en ne les abandonnant pas complètement, concentrée qu'elle est dans sa quête perpétuelle de comprendre plutôt l'échange, les mélanges, la dynamique et l'universel. L'art est ainsi un formidable terrain d'exploration pour elle, en même temps qu'il prouve par la richesse et la subtilité de son ésthétique que sa démarche n'est pas stérile. En sortant des sentiers battus, en bousculant les conventions, en réinventant sans-cesse des détours par la création, l'expression artistique a énormément a nous apprendre et permet d'approcher le monde d'aujourd'hui dans toute sa diversité sans tomber dans les travers d'une pensée multiculturelle qui l'a déjà résolue. Serge Gruznski évoque ainsi un photographe allemand et un sculpteur brésilien qui par leur travail de création invitent à réfléchir sur les clichés, et notament pour ce qui nous intéresse, dans l'imaginaire du rapport Nord- Sud, sur l'exotisme. « C'est à travers des manipulations de matériaux innatendus, des effets de composition ou des angles de vue imprévus, en jouant sur les pièges de la perception, que Baumgarten ou Oiticica, en rejettant l'exotisme, mettent en cause des catégories de connaissance et 129 inventent les moyens de libérer notre regard » . Il cite ainsi une exposition de Lothar Baumgarten qui présentait une série de clichés accompagnés chacun du nom d'une tribu indienne d'Amérique du Sud. Chaque photographie paraissaient dévoiler des zones inconnus de la forêt amazonienne. L'exposition ne s'averrait en fait que le produit de compositions photographiques réalisées à partir de brocolis. Sous forme de canular, son travail prenait une dimension autre, invitant le visiteur a se plonger dans son imaginaire sur l'Amazonie, zone vierge si propice aux projections nées d'une soif de pureté et d'exotisme. Ainsi, malgré son ambivalence, la pensée du métissage propose de lancer une réflexion nécessaire sur les catégories qui continuent de peser sur le travail intellectuel et donc sur l'imaginaire du rapport Nord-Sud, voyant trop souvent dans cette appelation une réalité. Pour exemple, Crossing the Bridge a l'ambition de développer un véritable propos politique en inscrivant sa démarche principalement artistique dans une Istanbul contemporaine au sein d'un monde interdépendant, dont témoigne diverses figures de revendication. Or, toutes ces revendications sont, somme toute, assez consensuelles, dans le sens où elles viennent toutes appuyer une vision de la rencontre, de la tolérance et du métissage, ainsi qu’une vision d’Istanbul comme lieu de communication et de passage entre les identités. Seul le saxophoniste des Baba Zula se démarque, prend le recul nécessaire au questionnement des notions qui basent cette réflexion autour du « pont » : « On a rien contre ce truc Orient, Occident, mais on n’a pas la naïveté de prétendre faire le lien entre Orient 129 58 Serge Gruzinski, ibid, p. 31 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage et Occident. L’idée que l’Orient et l’Occident seraient deux mondes qui ne se rencontrent jamais, c’est n’importe quoi, c’est un mensonge historique que les hommes au pouvoir propagent depuis des centaines d’années ». La pensée métisse cherche donc à penser l'entre-deux sans concevoir chacun des deux comme un ensemble isolé et homogène. Elle autorise à penser la diversité culturelle qui nourrit les échanges entre les deux et les fait cohabiter dans une relative paix. Car surtout, elle tend à dépasser leurs différences supposées pour mieux les réintégrer dans un « vivreensemble » commun, sans toutefois la maintenir dans les cadres préformées de la pensée multiculturaliste trop souvent soumises à ses propres pièges voire aux logiques cyniques de la politique ou de l'économie. C'est dans cette perspective de rejet de l'idéologie multiculturaliste que l'on espère s'inspirer d'une pensée métisse et d'en dégager une éthique, indispensable de nos jours pour (re)penser l'altérité. Car « l'expérience de l’étrangeté qui est faite avec le métissage ( qu’elle soit solaire ou décevante ) vient se confronter à qu’il y a de plus idéologique dans 130 une expérience identitaire : la fabrication sérielle de l’étranger » . Car, comme le rappellent bien Fraçois Laplantine et Alexis Nouss dans leur ouvrage éponyme, « pas de conjonction, pas d’harmonie ou d’une quête d’une entièreté de l’être, le métissage n’est pas la fusion, la 131 cohésion, l’osmose, mais la confrontation, le dialogue » . « Nul mieux que le grand sociologue Roger Bastide n’a mis en évidence les mécanismes de cette tension systémique qui, dans une psyché, confrontent un imaginaire actualisé à un imaginaire potentialisé, ou […] un mythe manifeste ( celui que laisse passer l’ensemble des valeurs et des idéologies officielles ) à un 132 mythe « latent » » Nous allons désormais envisager la potentialité de développement d'un imaginaire « latent », celui guidé par l'éthique du métissage, qui pourra enfin bousculer les représentations classiques sur l'autre conditionnées par l'idéologie multiculturaliste, mythe « actualisé » et ainsi renouveller l'imaginaire du rappport Nord-Sud. Après avoir tenté de signaler les danger que comportent l'utilisation la notion de métisssage et réaliser l'inventaire des travers qui menacent la liberté de penser qu'a contrario elle procure, nous allons donc tenter de clarifier cette éthique. Pour cela, l'esthétique audiovisuelle, même si elle n'accepte pas toujours le terme est une des sources créatives les plus riche pour son développement. B. Du cinéma métis au cinéma de l'errance « A partir du moment où une part de lui-même ( l'individu ) bascule hors du champ des allégeances à sa culture, à sa religion, à sa nation, pour atteindre à la perception de son universalité, il commence à se trouver partout un peu moins 133 étranger, un peu plus chez lui » 130 131 Fabien Ollier, ibid, p. 96 François Laplantine, Alexs Nouss, Le métissage 132 Gilbert Durand, L'imaginaire, p. 64 133 Mahmoud Hussein, ibid, p. 147 Dheygere Antoine 59 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud La pensée du métissage cherche à penser le changement, le mouvement, le passage d'un état à l'autre et refuse de se laisser enfermer par des mots qui représentent si mal la réalité toujours surprenante, jamais figée. Le cinéma au travers de son esthétique est, quant à lui, l'art du mouvement. Expliquons-nous. La subjectivité qu'il exprime dans l'objectivité qu'il représente place très souvent son esthétique en mesure de proposer plutôt que d'affirmer, donc de déplacer plutôt que d'immobiliser. Les objets, les personnages et les thèmes que son discours aborde, mais aussi leur mise en relation dans un cadrage et à travers un montage, font de celle-ci l'expression d'une pluralité hétérogène de sens que l'imaginaire de chaque spectateur reconstruit personnellement mais tous par le biais des mêmes processus d'abstraction imaginaire. C'est l'universalité de l'expression des singularités humaines qui rend la création artistique, et plus particulièrement ici l'esthétique audiovisuelle, si impalpable et fuyante, mais qui lui confère également sa puissance émotive et sa capacité d'exploration et de (re)construction de l'imaginaire personnel et collectif. Pour le réalisateur comme pour le spectateur, la rencontre avec un film n'est jamais déterminable et déterminée. Par la présence de l'absence que ses images en mouvement perpétuel inscrivent dans sa trame indécise, l'esthétique audiovisuelle semble plus encore que tout autre esthétique à même de porter en elle la pensée du métissage. « Distinguant la pensée du métissage des notions de mélange, de mixité, d'hybridité, voire de syncrétisme, qu'il juge insuffisantes pour rendre compte de ces phénomènes, il en fait un processus de désaisissement, de renoncement, une pensée – et d'abord une expérience – de la désappropriation, de l'absence, de l'incertitude qui peut jaillir d'une rencontre. La condition métisse peutêtre douloureuse. Et à la fois, c'est elle qui nous arrache à la reproduction du 134 même » . Cette analyse de la pensée très intéressante de François Laplantine évoque d'abord la condition complexe et difficile du métis, cet individu qui refuse ou à qui est refusé l'appartenance déterminée à un groupe préconstruit. Dans Crossing the Bridge, appartenant à une autre génération, à d’autres mœurs, les jeunes break dancers témoignent du caractère délicat de la position « d’entre deux ». Ils sont rejetés par les turcs, en premier lieu leurs parents, car ils « imitent les américains », alors qu’ils déclarent « faire leur truc, au nom de la Turquie ». Abdallah témoigne aussi dans En attendant le bonheur d'une situation délicate. Son esprit est en exil alors que son corps ne peut pas suivre. Il est déjà en Europe mais dans quelle Europe ? Il regarde « Des chiffres et des lettres » à la télévision et s'interroge. Pourra t-il, lui aussi, « jouer » à la langue française à la « télé » comme Marc, chargé de production à La Poste et faire chaque dimanche un « 15 km » au bois ? Encerclé par le désert et la mer, isolé dans une pièce exiguë dans laquelle, s'il veut lire, il doit espérer que ses voisins allument une ampoule qui refuse de s'allumer ici, malgré les efforts de Maata et Khatra, et se refusant à communiquer, à s'amuser ( bien que son corps lui dicte les pas d'une chanson émanant d'un fête populaire proche ) tant que ce rêve si loin mais si palpable à la télévision du Nord ne s'est pas réalisé, il hésite et se cherche. Sa tête est ailleurs mais le bonheur y attend son corps. C'est déjà en exilé qu'il entreprendra son voyage. 134 Péroline Barbet, dossier “Vous avez dit métissage ?”, in “La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes” 60 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage Tous deux mais de manière très différente, Crossing the Bridge et En attendant le bonheur témoignent de la situation délicate, de la condition douloureuse et de l'identité schyzophrénique du métis, mais aussi de la richesse d'une telle position. Les périodes historiques de grand doute et de grand chamboulement qui font aussi les périodes de particulière réorganisation humaine mais aussi symbolique, témoignent de la douleur de la rencontre brutale avec l'Autre, qui semble nous arracher à nous-même. Ainsi, avec la conquête, les sociétés indigènes sont défaites, attérées, mutilées et décimées par la guerre et les épidémies. Mais les colonisateurs espagnols ne sont guère mieux lotis, prenant compte au fur et à mesure de la précarité de leur situation et son incertitude. « En Amérique, le choc est aussi brutal qu'imprévu. [...] La diversité des protagonistes indigènes et européens – religieuse, linguistique, physique, sociale... - et les tensions qui les opposent introduisent une hétérogénéité qu'accentuent encore davantage l'ébranlement 135 de la défaite et les déficiences de l'encadrement politique » . De même, l'imaginaire de chacun des deux camps fait face à une incompréhension totale. Rien dans leur imaginaire d'appartenance et de désignation ne les avait préparé à aborder une telle rencontre. Ce n'est que bien plus tard que les Mexicas assimilèrent l'arrivée de Cortès au retour du dieu Quetzacoatl tandis que les Espagnols, obligés de constater que les vaincus ne sont ni juifs, ni musulmans, doivent faire face à leur ignorance et/ou se réfugier également dans des explications religieuses. De plus, « dès les tout premiers temps, le métissage biologique, c'est-à-dire le mélange des corps – souvent assorti du métissage des pratiques et des croyances -, a introduit un 136 nouvel élément perturbateur » . Au statut imprécis, les métis posent le problème de leur intégration et renvoient aux protagonistes de l'époque la question de leurs frontières qui avaient déjà tant de mal à se dessiner. Ce détour par une des périodes historiques les plus troublantes pour l'analyse sociale témoigne bien de la difficile condition du métis, ni vainqueur, ni vaincu, ni blanc, ni noir, ni occidental, ni oriental, il n'est rien, ou alors tout. Cette douleur fait comprendre la difficulté de situer deux camps et d'affubler aux sociétés humaines comme le fait le multiculturalisme ou plus généralement la notion d'identité, des propriétés figées. La difficulté, mais aussi l'absurdité et la déception suscitée par la petite fenêtre qu'elle ouvre sur une pensée qui ferait sienne l'ambition de les dépasser. C'est ici que repose l'objet de cette étude, entrevoir les possibilités de faire sienne la condition métisse pour ne plus la subir mais au contraire exploiter ses richesses pour comprendre non pas les différences entre les hommes mais plutôt leur appartenance commune à une société métisse qui ne reproduit pas mais crée. Le langage du cinéma tel que l'aborde Edgar Morin ouvre les possibilités de lancer cette tentative en l'appuyant sur l'esthétique audiovisuelle. Pour lui, ce dernier se trouve à michemin entre celui des mots et celui de la musique. Comme le langage écrit et parlé, c'est un système cohérent d'unités assemblées pour développer un propos. De la même façon, il peut développer une idéologie, seulement, associée à la puissance affective des images et du son ( « Le cinéma, comme la musique, renferme la perception immédiate de l'âme par 137 elle-même » ), celle-ci se déploie, se construit mais aussi se dilate et renaît sans cesse. 135 136 137 Serge Gruzinski, ibid, p. 71 Serge Gruzinski, ibid, p. 73 Edgar Morin, ibid, p. 165 Dheygere Antoine 61 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Les phénomèmes de projection-identification imaginaire qui fondent la participation au cinéma nuancent donc la portée idéologique inscrite dans le film tout en renforçant celle que se forme de lui-même le spectateur « dont la générosité et l'amour sont tenus de prendre 138 leur responsabilités intellectuelles » .« La double universalité, celle de l'objet et celle de la magie, indifférenciée et à l'état naissant, constitue un espéranto naturel du sentiment et 139 de la raison » . C'est l'universalité de cette esthétique qui nous intéresse ici. Ses thèmes, sa création, ses influences et son rôle sont pour lui « les fruits de l'universalité anthopologique première ». Plus simplement, son universalité repose donc sur la participation fondatrice humaine, celle de l'imaginaire enfantin. « C'est cela, le cinéma. Ce qu'il intéresse et ce qui l'intéresse, c'est l'esprit en enfance, qui porte en lui, encore indistincte et mêlée, la totalité humaine... ». La position métisse implique exactement ce retour à l'enfance, cette renaissance, apprendre à désapprendre pour réapprendre et y retrouver l'universalité de l'homme. En effet, la figure de l'enfant, nous l'avons plus tôt, est très présente dans le film d'Abderrahmane Sissako. D'une part, elle peut symboliser l'innocence enfantine universelle de tout homme ( c'est un bébé qui apaise l'homme militaire dans le film ) ainsi que la figure de l'apprenti qui cherche dans l'adultre un miroir et un modèle pour se construire ( on l'a vu avec Kahtra et la petite fille aux tresses ). Cependant, ces deux utilisations de la figure de l'enfant dans l'esthétique du film, sert aussi à retourner contre lui cet image du Sud enfant. Car, les enfant dans En attendant le bonheur ignorent tout d'abord les barrières entre les hommes. C'est un groupe d'enfant qui ouvre celle qui mène la voiture dans laquelle prend place Abdallah au début du film à Nouadhibou. Ce sont Khatra, qui lui enseigne le hassaniya, et la petite fille de Nana, qui lui adresse un regard franc et curieux, qui sont les interlocuteurs principaux d'Abdallah et les seuls qui se penchent sur lui, quand il est réfugié dans sa case ayant pour seule fenêtre sur le monde une ouverture miniscule sur les pieds des hommes qui marchent sur les chemins de la ville. Dans la relation d'apprentissage orale de Maata à Khatra, de l'ancienne à la petite griotte mais aussi de Khatra à Abdallah, l'échange est réciproque. L'enfant a autant à apprendre à l'adulte que l'adulte à apprendre de l'enfant. Ce dernier n'est pas confiné au monde soi-disant vierge et immaculé de l'enfance mais participe activement à la vie quotidienne des adultes, il n'est pas écarté des discussions nocturnes des hommes et n'est pas considéré comme un être fragile et innocent qu'on doit préserver à tout prix des douleurs et du vice des adultes. Quand Maata le gronde, le menaçant de mort s'il continue à marcher avec autant d'insouciance le long des toits, il lui rétorque gentiment « Tu dis tout le temps, tu vas mourir, tu vas mourir... Mais c'est toi en fait qui as peur de la mort ». Une manière de repenser habilement le rapport du Nord au Sud, ce dernier voulant se dégager de l'étreinte protectrice du premier qui veut absolument continuer à l'encadrer et à le guider, alors que lui cherche à s'exprimer, prendre ses responsabilités et souhaite, malgré les risques, participer au monde en toute indépendance. C'est donc l'enfant qui fait se rencontrer les hommes et les mondes. Ainsi, loin du cliché de l'immigré venu profiter d'une meilleure situation économique en Europe pour trouver du 138 139 62 Edgar Morin, ibid, p. 154 Edgar Morin, ibid, p. 158 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage travail et gagner un peu d'argent, c'est une raison sentimentale, l'amour et sa fille métisse, Sonia, qui poussa Nana à rejoindre Vincent en France. Enfin, Khatra, qui reste persuadé qu'il retrouvera la radio et qui est convaincu que l'ampoule finira par s'allumer dans la chambre d'Abdallah et de sa mère, porte la lumière de l'espoir dans le vide du désert et incarne le potentiel universel de l'être humain et l'espoir d'une retrouvaille entre le Nord et le Sud. Le cinéma à ce titre peut donc très bien porter sur ses épaules la responsabilité d'une 140 pensé métisse car « il fermente de toutes les virtualités de l'esprit humain » . Et en cela, il refuse d'accepter les idées préconçues et repart à zéro dans la rencontre avec l'Autre et la compréhension de soi, loin des appartenances prémachées. C'est pourquoi « le langage du cinéma, dans son ensemble, est fondé, non sur les réifications particulières, mais sur les 141 processus universels de participation » . L'esthétique audiovisuelle s'accorde donc mal avec les notions d'identité et ne fait que rarement participer à leur représentation avec certitude et conviction. Elle ne reproduit jamais à l'identique mais participe d'une création nouvelle, qui pense l'absence et non seulement la présence. Le « dogme représentationnel », comme le surnomme François Laplantine qui « manifeste son aversion pour la réalité qui elle est opacité, trouble, turbulence, qui est non seulement présence, ou non seulement absence, non seulement passé ou non seulement 142 présent, mais présence-absence, passé-présent » ne fait que reconnaître et situer pour reproduire à l'infini ce que l'on connaissait déjà mais jamais, au grand jamais, ouvrir la porte à l'étranger, à ce que l'on ne connaît pas, à la nouveauté. Comme on ne peut prétendre ainsi que le cinéma serait vacciné définivement par son esthétique à l'encontre du risque d'une représentation figée d'identités préconstruites ( surtout quand on a vu précédemment les travers de la pensée multiculturaliste et son application dans le cinéma colonial ), il est important de le soumettre à une éthique. Ainsi, dans son analyse sur le cinéma africain et ses tensions contemporaines, Olivier Barlet milite : « Vouloir sortir l'Afrique de la marginalité historique sans tomber dans les fixations antécoloniales de la Négritude implique de s'attaquer à l'imaginaire qui sous-tend cette vision. Plus que jamais, les cinéastes sont condamnés à lutter contre les fantasmes qui voudraient les enfermer dans un espace traditionnel territorialement déterminé. C'est pourquoi, ils revendiquent l'errance comme caractéristique de leur place dans le monde. Plutôt qu'un cinéma métis, c'est un cinéma nomade qui cherche à s'imposer, sans jamais renier ses origines, mais en 143 les considérant comme un passage » Ce n'est pas l'identité qui est ainsi rejetée en bloc mais la sédentarisation qui lui est refusée. Cette idée de l'homme-arbre qui n'aurait comme seule ambition dans la vie que de parvenir 140 141 142 143 Edgar Morin, ibid, p. 165 Edgar Morin, ibid, p. 158 François Laplantine, ibid, p. 105 Olivier Barlet, “Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma”, in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, p. 213 Dheygere Antoine 63 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud à s'installer définitivement sur des terres clotûrées, à l'abri des risques du voyage et des aléas des incertitudes de l'avenir ne peut qu'aller à l'encontre d'une pensée métisse. La pensée métisse y voit un processus d'accès différent. Non pas grâce à des références directes puisées directement à la source d'une soi-disant origine et dont découlerait des caractéristiques stables qu'il s'agirait de reproduire dans les représentations de soi, mais par le biais incertain du nomadisme, de la peur, de l'échec mais aussi par la conquête perpétuelle d'un sens dans l'acceptation de son ambivalence. Dans Crossing the Bridge, la métaphore du pont, du passage, peut autoriser de temps à autre Fatih Akin à développer l’idée d’une identité nomade, en mouvement. « Un peuple nomade, nous sommes là où nous sommes », affirme l'un des producteurs de musique du label DoubleMoon. Identité nomade également pour le Siyasiyabend, qui évoque les déboires de la vie nomade, sans cesse obligé de se déplacer face aux interventions des forces de l'ordre. Ce nomadisme nous donne à voir la rencontre, jonction des identités, essentielle à la construction du mythe métisse. Mouvement symbolisé par la transe soufie, dans laquelle il devient plus facile de tourner, de bouger, que de rester immobile. Dans En attendant le bonheur, deux hommes africains se retrouvent ainsi face à une toupie offerte par le marchand ambulant asiatique, toupie qui tourne et tourne sans-cesse devant leurs yeux hypnotisés. Ce serait donc une culture du mouvement, du passage, de l’entre-deux, du douloureux mais riche nomadisme face aux catégories sédentarisées. « Le métissage s'exprime encore avec plus de force dans la littérature contemporaine par ce que certains appellent une « esthésie migrante », soit une nouvelle esthétique fondée sur la mouvance énonciative qui définit le mode 144 même de constitution du sujet » . Le tout premier plan du film d'Abderrahmane Sissako nous place devant une dune balayée par le vent. Les rafales de vent violentes semblent vouloir arracher cette dune au désert. Pourtant, à l'image de la fougère au premier plan qui ne rompt pas, la dune est secouée, agressée, se déplace, entraînant le désert avec elle mais elle ne disparaît pas. Le désert se déplace, voyant ses dunes se recomposer sous l'influence du vent qui l'entraîne vers le nord, tout en restant là. C'est pour nous, une des plus belles images du film tout autant qu'un symbole très fort de la pensée métisse qui n'élimine pas l'identité mais la conçoit intègre mais souple. Car il est important désormais de lever un obstacle. Cette pensée du passage, du nomadisme donc d'une perpétuelle remise en cause des repères qui fondent notre identité pourrait paraître incompatible avec la morale. La figure du gitan ou du SDF dans nos sociétés modernes, dont on ne sait jamais d'où il vient et où il va, et la peur sociale par l'angoisse identitaire qu'il concentre sur lui, témoigne bien de ce refus commun des dangers du nomadisme et de la déconstruction. Et pourtant, « Montaigne, loin de détruire la morale, la rend au contraire possible. Enfin et surtout, les observations qu'il se propose d'effectuer concernent l'instabilité des sens, 145 la transformation, la pluralité de soi : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage ». » . Car, pour lui, rien n'est stable, le temps fait invariablement son oeuvre, contraignant toutes choses à sa mesure et empêchant quiconque de rester semblable à lui-même. « Si en effet, 144 Laurier Turgeon, article “Les paradoxes du métissage”, publié dans “La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes” 145 64 François Laplantine, ibid, p. 76 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage ne cessant de se tranformer, le réel est mobile, paradoxal et contradictoire, il appelle une temporalité du texte, des mots en particulier qui ne peuvent plus se replier sur eux-mêmes 146 dans des significations préétablies » . Dans En attendant le bonheur, si le propos se fait discret, les raisons politiques masquées et les responsables pas directement désignés, la perspective politique est malgré tout bien présente et se fait ressentir plus intimement sans lourdeur pédagogique mais avec poésie. C'est toute l'ingéniosité d'Abderrahmane Sissako dans ce film. L'esthétique de l'errance et de l'absence ( le montage est souple, les transitions délicates et le rythme lent ) qu'il lui imprime renvoie à l'absence-présence du Nord, qu'on ne verra pas mais qui refuse l'Afrique réelle ( celle qui veut la rencontrer, celle qui se s'y déplace et aussi celle qui revient et échoue, vidée de ses forces ,sur une plage ) à laquelle répond parfaitement la présence-absence de ce personnage Abdallah qui, tel un anti-héros, veut partir mais jamais ne part. Dans le film, c'est l'ouverture mentale à l'Autre qui prime avant sa rencontre, c'est l'imaginaire qui motive l'acte et c'est l'intention plutôt que le fait. Dans la pensée esthétique du film, l'intention de partir prime sur le départ. Etre un exilé c'est avant tout préparer son esprit à l'ouverture et à l'échange. C'est pourquoi l'esthétique audiovisuelle s'accorde très bien avec cette pensée métisse qui comportent en elle ces idées de nomadisme, de passage et d'absence. Cette pensée de l'absence est très intéressante car, politiquement, elle oblige le sens à se révéler et par là, ne s'oppose pas brutalement à l'idéologie mais l'affronte en l'esquivant, en la provoquant et en démontrant, tel Gandhi par sa non-violence, l'absurdité de sa prétention monopolistique. Nous le soulignons, c'est au travers d'une esthétique du passge et de l'errance qu'Abderrahame Sissako souligne avec finesse et pertinence mais aussi force, la condition compliquée des pays du Sud, ne vivotant qu'à moitié chez eux en raison de pressions économiques difficiles mais auxquelles ils ne peuvent échapper. Mais surtout, pays dont les habitants gardent en tête la perspective d'un monde meilleur, ailleurs, non plus dans l'au-delà, mais bien matériel, visible, manifeste même, quand il se reflète tous les jours sur le petit ou le grand-écran, mais pourtant qui se refuse ( le film suit l'attente désespérée d'un passeport par Abdallah ou développe une séquence douloureuse et humble, évitant tout voyeurisme, qui montre l'échec de Mickaël, qu'on retrouve mort, échoué sur une plage de Nouadhibou alors qu'on l'avait entraperçu précedemment dans le film prendre la pose devant une photo de la tour Eiffel avec un ami ). La persistance idéologique du Nord s'exprime délicatement dans le film, au travers d'une chanson chanté en français par Khatra ( « ce petit oiseau, qui me chante, l'amour du pays natal », rappellant que le français est encore la langue nationale apprise à l'école, la seule qui réunit tout le pays ) ou d'une fascination d'Abdallah devant une séquence pourtant assomante d'une émission de télévision soporifique, « Des chiffres et des lettres ». Par le refus des catégories établies et par la recherche de la limite, l'esthétique audiovisuelle peut dans ses films développer tout en détournant des thèmes classiques, tout autant que des personnages carricaturaux et une scénario linéaire. En jouant sur les perspectives, le cadrage, la temporalité et la géographie de sa mise en scène, elle peut révéler par-là la singularité de son propos, appuyant une pensée métisse alors manifeste et ce, par le biais des processus psychiques universels. Dans son analyse du cinéma de Wong Kar-wai, Serge Gruzinski fait référence à cette notion de disappearance inaugurée par le sociologue Ackbar Abbas. Disappearance signale une certaine myopie qui ignorerait la possibilité d'une création originale, qui refuserait de 146 François Laplantine, ibid, p. 78 Dheygere Antoine 65 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud voir la réalité, en se réfugiant continuellement dans des ressources préétablies et dans des dualismes simplistes comme ceux du Nord et du Sud. Hong-Kong, comme le Mexique du XVI°siècle ou comme la France contemporaine « multicolore » sont ainsi des exemples parfaits pour évoquer le nécessaire dépassement des catégories de pensée traditionnelles, soumises trop souvent à l'idéologie identitaire. A quoi bon penser une identité dans un contexte aussi mouvant, pourquoi figer une réalité dont la caractéristique principale est le changement et la métamorphose, pourrait-on aller jusqu'à interroger ? Ce conditionnement que subit l'imaginaire social et la possibilité de le dépasser pourrait passer par le biais de cette éthique métisse déployée dans l'audiovisuel : « Les images déconcertantes car inclassables, le mélange de vitesse et d'inertie, « l'instabilité subtile de l'image », qui font que « nous ne sommes jamais certains de ce que nous voyons », ne sont pas que des symptomes de déséquillibre. Ce sont bien davantage les manifestations d'une 147 réaction construite sur le métissagage et l'hybridation » . La création artistique et notament le cinéma nous semble parfaitement à même de développer de telles stratégies de détournement de cet imaginaire de la disappearance, de la disparition. Et ce, à condition que l'esthétique audiovisuelle soit menée par une éthique que nous nommerons comme celle du métissage, mais qui reste pourtant à trouver car difficilement définissable. Elle est indispensable, car, comme nous l'avons déjà précisé dans la première partie, le cinéma peut être un formidable support et instrument au service d'une idéologie politique, fonction « qui vient constituer le « sujet » par la délimitation illusoire d’une place centrale ( qu’elle soit celle d’un dieu ou de tout autre substitut ). Appareil destiné à obtenir un effet idéologique précis et nécessaire à l’idéologie dominante : créer une fantasmatisation du 148 sujet, le cinéma collabore avec une efficacité marquée au maintien de l’idéalisme » . C'est pourquoi c'est uniquement lorsque son esthétique est guidée par l'éthique du métissage que les tentatives de contournement de l'imaginaire traditionnel du rapport NordSud peuvent ne plus s'exprimer « ni dans un repli sur un local, ou l'indigène, ni dans une fuite vers la marginalité, mais dans une corps à corps avec les contraintes et les pressions de la domination coloniale, ou néocoloniale. Pareilles attitudes évitent les pièges d'une marginalité réifiée dont l'existence ne fait que consolider le centre, comme elles échappent 149 aux illusions du local, perçu idéalement comme un havre de pureté ancienne » . Nous avons pu percevoir avec quelle justesse et quelle finesse l'esthétique déployée dans En attendant le bonheur, autorise son réalisateur à remettre en question la représentation traditionnelle d'un pays arabe et de l'Afrique en général, si ce n'est en plaçant son action dans un pays métis, entre les deux et dans une ville-frontière, et à s'attaquer ainsi à l'imaginaire unilatéral du rapport Nord-Sud, soulignant d'autre formes d'échanges et d'autres motivations à leur lien. Il s'inscrit parfaitement dans notre propos car il peut à terme, si sa diffusion le permet, participer à un mouvement de renouvellement de ce rapport entre le Nord et le Sud. C'est pourquoi j'aimerais conclure en m'inscrivant dans la pensée récente d'un cinéma renouvellé dont Olivier Barlet, président d'Africultures, entre autres, est un des fers de lance. L'éthique du métissage parle de l'universalité humaine tout autant qu'elle parle à 147 148 149 66 Serge Gruzinski, ibid, p. 311 Jean-Louis Baudry, cité par Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, in Esthétique du film, p. 186 Serge Gruzinski, ibid, p. 312 Dheygere Antoine Partie 2 : Une éthique de l'esthétique audiovisuelle comme fondement d'un nouvel imaginaire du rapport nord-sud : le métissage l'universalité de l'homme. « Le spectateur est ainsi mobilisé, non en tant qu’Africain se reconnaissant dans un discours commun mais en tant qu’homme : un tel cinéma parle à tous 150 parce qu'il joue une carte sensible, celle de la poésie » . Car cette éthique du métissage, du nomadisme et du passage ne doit pas résumer à un simple message et à des thématiques mais doit nécessairement déployer tout son sens au travers d'une manière spécifique, le cadrage, le montage, le son, c'est-à-dire l'esthétique audiovisuelle. Cette esthétique me semble la plus adaptée, non pas en raison d'une prétendue supériorité de cet art sur les autres, non pas parce que je crois (enfin, pas totalement ) à l'idéal d'un espéranto visuel incarné par le cinéma, mais bien parce que, grâce à l'étendu de son champ esthétique, il autorise idéalement l'expression d'oeuvres les plus riches possibles. 150 Olivier Barlet, ibid, p. 209 Dheygere Antoine 67 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Conclusion « A l'avant-garde de la pratique, l'invention technique ne fait que couronner un rêve obsédant. Toutes les grandes inventions sont précédées par des aspirations mythiques, et leur nouveauté semble à ce point irréelle qu'on y voit supercherie, sorcellerie ou folie... [...] Tout rêve est une réalisation irréelle mais qui aspire à la réalisation pratique. C'est pourquoi les utopies sociales préfigurent les sociétés futures, les alchimies préfigurent les chimies, les ailes d'Icare préfigurent celles 151 de l'avion » A l'origine, le cinématographe est cet outil technique de reproduction du mouvement par la projection de 24 images par seconde, rien de plus. Pourtant, sa transformation en cinéma, en une véritable industrie du « rêve » l'élève souvent hors de sa condition matérielle et fait de lui une passerelle vers le monde de l'imaginaire. L’étude précédente a tenté de démontrer que bien loin du rêve des premiers inventeurs du cinématographe, espérant avoir découvert l'ultime technique pour montrer le réel dans sa totalité, c'est bien plus une partie des structures de l'imaginaire l'inscrivant dans l'histoire sociale de son temps, que le cinéma peut dévoiler. Le cinéma ne ressuscite pas la magie des sociétés anciennes qui voyaient dans la représentation l'objet lui-même, non, c'est une magie atrophiée, mais en même temps plus large, que permet l'esthétique audiovisuelle. Ce sentiment esthétique naît d'un aller-retour continuel entre la représentation et la vision objective du monde réel et les projections imaginaires du réalisateur et du spectateur. L'étude de cette esthétique nous enseigne donc que ces participations imaginaires ne peuvent être tout simplement rangées du côté du rêve et de l'irréel mais qu'au contraire, elles ne peuvent se détacher du monde réel et de la participation humaine concrète en son sein. Or le cinéma par l'étude de l'esthétique audiovisuelle qu'il permet, nous enseigne que cette « pénétration de l'esprit humain dans le monde est inséparable d'une efflorescence 152 imaginaire » . Pourtant, nous l'avons vu, cette efflorescence imaginaire n'a pas empêché l'esthétique audiovisuelle d'être au service d'un mythe prégnant, d'une idéologie durable, celle d’identités culturelles irréductibles les unes aux autres, séparant le monde en deux, le Nord et le Sud. Le détour par les figures de l'homme du Sud dans le cinéma du Nord, de la naissance du cinéma en période de colonisation au cinéma post-colonial abordant la question de l'immigré et de son intégration sociale, a pu témoigner d'un imaginaire de leur rapport réduit. Ce que nous avons voulu défendre ensuite, c'est l'idée selon laquelle, bien qu'il puisse servir une idéologie, son esthétique ne fait alors que réduire et non effacer, que brider et non éliminer, le potentiel polymorphe de la création audiovisuelle et sa répercussion sur l'imaginaire social. 151 Edgar Morin, ibid, p. 174 152 68 Edgar Morin, ibid, p. 172 Dheygere Antoine Conclusion Les réflexions de Gilbert Durand sur l'imaginaire peuvent nous être ici fort utiles. Pour lui non plus, on ne peut distinguer deux pôles irréductibles, qui seraient le réel et l'imaginaire : « Toute pensée humaine est re-présentation, c’est-à-dire qu’elle passe par des articulations symboliques ». Elle passe par le biais de l'imaginaire qui réinterprète le réel en fonction de la symbolique qu'il y décode et permet ensuite de réutiliser ses codes pour y intervenir. « L’imaginaire est donc bien ce connecteur obligé 153 par lequel se constitue toute représentation humaine » . Une remarque tout de suite s'impose. L'étude des mythes, la « mythanalyse », comme il l’appelle, observe la résurgence des mythes dans l'histoire humaine et par là, fait le constat d'un stock de mythes, c'est-à-dire d'un imaginaire naturellement bridé par l'étroitesse du choix possible d'images, « définies par les régimes des images. Il y a un double « principe des limites » qui régit les changements d’imaginaire : l’un qui « limite » dans le temps la prégnance d’une travée mythique, l’autre qui limite les choix dans les changements 154 mythiques » . Pour ce qui nous intéresse, Gilbert Durand énonce ainsi le concept de « bassin sémantique », qui permet de comprendre avec plus de souplesse les changements de régime d'imaginaire d'une société donnée, à une époque donnée, vers un autre. La dynamique de l'imaginaire social n'obéit évidemment pas à un rythme brutal. Elle prend du temps et passe par des modifications progressives de l'imaginaire en place, codifié selon les normes et conventions du moment, qui, perdant leur pertinence au fur et à mesure de l'évolution économique, sociale et politique, viennent à changer et renouveller l'imaginaire. « C’est donc dans un parcours temporel que les contenus imaginaires ( rêves, désirs, mythes, etc. ) d’une société naissent en un ruissellement confus mais important, se consolident en se « théâtralisant » en des emplois « actanciels » positifs ou négatifs, qui reçoivent leurs structures et leurs valeurs de « confluences » sociales diverses ( appuis politiques, économiques, militaires, etc. ), pour finalement se rationaliser, donc perdre leur spontanéité mythogénique, en des édifices philosophiques, des idéologies et des 155 codifications » Pour en revenir à l'imaginaire du rapport Nord-Sud, on peut considérer qu'au tout début, il n'avait aucune raison d'être dans une Europe, centrée sur elle-même, formée de pays qui n'étaient alors qu'un patchwork de communautés régionales, elles-même composées d'hommes globalement enfermés dans les limites matérielles de leur bourg et donc confinés dans un imaginaire dont la représentation de l'extérieur était probablement restreinte à l'audelà. Ce n'est qu'au fur et à mesure de l'unification religieuse et linguistique, de la construction nationale, de la diffusion de l'éducation, que l'imaginaire s'est peu à peu ouvert à d'autres horizons, aidé qu'il fut par la mythologie nationaliste et son incarnation guerrière. L'ambition colonialiste française des débuts de la Troisième République n'était alors pas partagée par beaucoup de français ni même par la majorité des hommes politiques. Cette mésentente politique est bien le signe d'un imaginaire collectif qui n'avait encore que peu de perspective extra-nationale. En tentant de légitimer son expansion impérialiste, la 153 154 155 Gilbert Durand, ibid, p. 27 Gilbert Durand, ibid, p. 43 Gilbert Durand, ibid, p. 63 Dheygere Antoine 69 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud mise en scène du Noir, de l'Arabe, de l'Asiatique, comme auparavant celle de l'Allemand, sur différents supports symboliques ( livres scolaires, prêches religieux, contes populaires, puis radio et cinéma ), s'est faite au travers de leur incarnation dans des personnages représentant certaines figures simplistes donc caricaturales. Celles-ci ont pris pied dans l'imaginaire individuel de chacun et ont donc progressivement généré cet imaginaire ignorant et dualiste, de la France colonisatrice et civilisatrice et de son Empire colonisé et barbare. Evidemment, l'avènement d'un imaginaire du rapport Nord-Sud ne s'est pas immédiatement réalisé et n'a pas été reproduit à l'identique jusqu'à nos jours. La seconde guerre mondiale et décolonisation sont passés par là, mobilisant différents et nouvelles références symboliques qui ont perturbé le schéma simpliste de cet imaginaire. Ainsi, ont été ajoutés aux libertés fondamentales précédentes, des droits nouveaux dits de « troisième génération ». « Le défi de l'hitlérisme les ( pays colonisateurs eux-mêmes dominés pendant la guerre ) a forcés à porter, sur les peuples qu'ils dominaient, un regard moins lointain, 156 à esquisser avec eux un rapprochement » . Ainsi, ils ont pu même parfois promettre de futures délivrances. Mais surtout, le système de Nations Unies formalisa le droit à l'autodétermination, le droit de tous les hommes à la liberté et à l'égalité. Les mouvements politiques ultérieurs de lutte sociale, d'affirmation du respect des droits des minorités, qu'elles soient ethniques, religieuse, sexuelles, respect de la tolérance, interdiction de la discrimination, y ont participé et ont bien entendu entamé l’ouverture de l’imaginaire à une conception plus élaborée des représentants humains du Sud. Des idées plus poussées encore ont pu apparaître alors, qui voulaient surtout entendre dans les sociétés non-européennes « cette vibration individuelle et ce langage universel où elles reconnaissent, au travers des différences culturelles, des êtres semblables en humanité, 157 des citoyens en devenir, des nations à respecter enfin » . Cependant, cette grille de lecture simpliste mais rassurante, qui ne voit dans l'étranger qu'une irréductible différence, est bien vite réactivée lors de périodes troublées ( qui répondent souvent à la conjonction d'une crise économique, de mutations sociales et d'une vacuité politique, institutionnelle ou symbolique ). Confrontée à l'absence de perspectives économique, sociale et humaine positives, mais aussi devant faire face à la disparition d'utopie politique qui pourrait expliquer le présent pour proposer un futur meilleur, la société ne se conçoit plus ( aidé bien entendu par certains discours politiques ) qu'en référence à un imaginaire passé fantasmé et rassurant. Ce mythe est d'autant plus immédiatement sollicité que pour la plupart des individus qu'on dit « d'origine française », la rencontre directe avec la personne du Sud ne s'est faite finalement que très récemment avec l'immigration d'aprèsguerre. 158 Pourtant, nous allons le voir, à l'instar de François Laplantine , c'est dans cette méconnaissance née d'une incertitude identitaire, que nous pouvons voir les raisons d'espérer un imaginaire plus élaboré et donc plus juste, notament grâce à la créativité que permettent ces périodes sociales troublées. Car, loin de la perméabilité que voudrait inscrire dans les représentations sociales l'homme politique qui bénéficie de cette peur sociale et de ce sentiment d'incertitude 156 157 158 70 Mahmoud Hussein, ibid, p. 87 Mahmoud Hussein, ibid, p. 92 François Laplantine, ibid, p. 144 Dheygere Antoine Conclusion identitaire, deux mondes qui se rencontrent, même brutalement, créent dans cette rencontre et le dialogue de la confrontation, des échanges et du métissage. Bien sûr, chaque ensemble possède ses propres contraintes et son mode d'expression et de pensée. Tout n'est pas métamorphosable si aisément. La rencontre et le métissage ne s'effectuent d'abord que dans des cadres limités, des compromis restreints et des domaines dont l'ouverture ou l'hybridité le permettaientt déjà auparavant. Ainsi, Istanbul, telle qu'elle nous est présentée dans Crossing the Bridge, bénéficie d'une position extrêmement favorable. Au microscope, la rencontre humaine se fait par le Bosphore et dans la rue. A une autre échelle, la rencontre se cristallise dans l’idée d’Istanbul comme point à la croisée des chemins. La ville jouit d’une position géographique et d’un vécu privilégiés qui lui permettent d’être un creuset culturel. Les dj d’Orient Expressions le perçoivent comme une condition, inhérente à cette position particulière « quand tu travailles ici comme dj, tu essaies de suivre tout ce qui se passe au sud, à l’est, à l’ouest, en Amérique... tu suis tout ! ». Voulait t-il dire « Je suis tout » ? Concernant la Conquête espagnole de l'Amérique, Serge Gruzinski affirme ainsi: « Leur rencontre imprévue et brutale entraîne une prolifération apparemment désordonnée et aléatoire des créations, des formes et des croyances. [...] Les deux ensembles se comportent vis-à-vis des artistes indigènes comme les grand bassins qui captent les eaux dévalant des montagnes. Ces « bassins » attirent vers eux toutes sortes de formes et de contenus plus ou moins fragmentaires, 159 plus ou moins continus » La rencontre incertaine entre deux mondes séparés, préparés ( le cas de l'immigration française ) par l'existence préalable d'un imaginaire de leur rapport ( généré par les conflits humains du passé, impérialisme et domination musulmane puis croisades pour exemples récents, ainsi que l'existence continue d'échanges commerciaux ) ou non ( le cas de la colonisation espagnole ), ne peut être réduite ni à une éradication radicale de la population, des traditions, de la religion, des modalités de l'un par l'autre, ni à la fusion immédiate des deux mondes, créatrice d'un nouveau monde original. C'est pourquoi l'image du bassin est si intéressante. Elle permet de représenter la façon dont le métissage s'effectue lors de rencontre brutale entre deux mondes dont, parfois, s'opposant, les imaginaires paraissent rendre la coexistence impossible. Il n'y a pas de fusion définitive des bassins imaginaires dans un lac nouveau mais des affluents qui vont de l'un à l'autre, s'élargissent progressivement et autorisent au fur et à mesure davantage de gens à les emprunter, à réaliser et développer ainsi la rencontre entre les deux. Ces miniscules affluents se transformant en rivières puis en fleuves, sont bien à l'image des compromis difficiles mais toujours tentés qui font le métissage entre deux mondes, renvoyant ces derniers face à la mouvance de leur contour et donc l’absurdité de sa défense absolue. Selon nous, l'imaginaire du rapport Nord-Sud en France, tel qu'il est incarné et mis en scène par le cinéma narratif et son esthétique audiovisuelle, reste confiné au sein de frontières stériles, qui ignorent ces affluents, ces échanges qui pourtant ruissellent dans la réalité sociale contemporaine. Toujours tributaire du passé colonial, l'imaginaire français du rapport Nord-Sud fait face désormais à celui du multiculturalisme. Malgré sa tolérance, sa générosité et sa beauté apparente, ce dernier ne fait que renforcer les représentations d'un 159 Serge Gruzinski, ibid, p. 272 Dheygere Antoine 71 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud monde séparé en deux et donc d'une société fragmentée dans une richesse culturelle bien pauvre finalement. Surtout, par l'esthétique de la diversité et de l'hétérogène dont il se pare, cet imaginaire ne fait rien pour ouvrir d'autres perspectives : que ce soit pour tenter de comprendre les responsabilités économiques et médiatiques derrière la « crise » sociale, masquées derrière une soit-disant mauvaise organisation des différences culturelles de ses participants, pour nuancer cette « crise » sociale par la paix relative qui y règne ( paix autorisée par les échanges humains quotidiens qui font advenir une société métisse, riche de ses différences mais surtout consciente de leur participation commune à son développement ) ou encore pour entrevoir la possibilité d’une société dont l'imaginaire plus juste et ouvert, pourrait même lui donner l'ambition de diffuser son modèle en direction de l'universalité humaine. La refonte de cet imaginaire peut passer par le cinéma, qu'il soit documentaire ou de fiction, et son esthétique. Car, nous l'avons démontré, celle-ci s'inscrit dans des structures imaginaires autant qu'elle les utilise et les transforme. « L'imaginaire ne peut se dissocier de la « nature humaine » - de l'homme matériel. Il en est parti intégrante et vitale. Il contribue à sa formation pratique. Il constitue un véritable échafaudage de projections-identifications à partir duquel, 160 en même temps qu'il se masque, l'homme se connaît et se contruit » . On peut connaître l'homme par le cinéma et l'homme peut se construire par le cinéma. L'incertitude identitaire n'est pas pour nous seulement les conditions d'une instrumentalisation cynique du refuge imaginaire d'apartenance, mais la perspective d'une créativité artistique accrue, renouvelant l'imaginaire collectif de la France voire du monde contemporain. Le cinéma africain ( au même titre que tous les cinémas issus du Sud ) doit nécessairement y participer. Non en raison d'un devoir de reconnaissance de ce dernier qui nous ferait accepter la création africaine avec beaucoup de condescendance et/ou avec le regard émerveillé mais naïf de l'occidental en quête d'exotisme ou d'authenticité, mais parce que certains de ses films exploitent à merveille le potentiel universel de la création artistique et plus particulièrement, l'esthétique audiovisuelle. Ainsi, loin d'être nécessairement contraint par l'imaginaire du rapport Nord-Sud qui porte en lui les travers prédédemment cité et le voile d'ignorance qu'il a déposé sur son analyse : « ses chances de réussité résident dans la marge d'action que nous laisse la méconnaissance même de l'Afrique. Les tam-tam ont assourdi et aveuglé certains occidentaux. Il nous reste, nous, tout le champ des nuances à explorer... Il coule dans nos pays de grands fleuves, de très grands fleuves qui sont aux dimensions du continent. C'est le vent de l'histoire, si on veut, qui en a rassemblé les eaux. Ces fleuves ont pour nom : la mère, la peur, la honte, le force du sang, la violence, l'espoir. [...] Alors notre cinéma pourrait bien ( ne serait-ce que par sa clandestinité même, on le laisse à peine respirer ), contenir une bonne part de ces vérités : les conscientes comme les inconscientes, celles qu'on dit, celles qu'on tait à moitié, celles qui ne cheminent que dans un homme, celles qui s'expriment 160 72 Edgar Morin, ibid, p. 173 Dheygere Antoine Conclusion dans l'inconscient collectif. Je suis tenté de dire que le cinéma africain pourrait 161 être un élément libérateur de l'homme, il n'y en a pas de trop » Les conditions d'une esthétique audiovisuelle portée par l'éthique du métissage sont réunies comme jamais dans l'histoire du monde. La mondialisation, par l'internationalisation et l'accélération des échanges économiques et humains qu'elle engendre, mais aussi par la dématérialisation des moyens de communication, le risque que l'abondance d'informations comporte mais aussi la liberté d'expression à laquelle peut prétendre un outil comme Internet, ne peut être vue seulement comme source de malheurs et de conflits. Notre monde contemporain porte également en lui les germes d'une société nouvelle, qui ne peut aboutir qu'en ayant modifié les comportements, donc les représentations que ses acteurs se font en son sein. L'esthétique audiovisuelle peut être un vecteur des productions symboliques déjà à l'oeuvre qui, à l'instar de la finance internationale, refusent les frontières nationales et conçoivent le monde tel qu'il est, complexe mais unique, riche de ses différences mais universel. Le cinéma et son esthétique semblent en effet pour nous convenir mieux qu'aucun autre art de la représentation, à la mise en oeuvre de cette esthétique du métisage. Pour conclure cette étude, il nous faut expliciter cette prise de position. Avant tout, comme nous l'avons auparavant évoqué, le mythe fondateur du cinématographe a été la reproduction du réel sans intermédiaire, c'est-à-dire tel quel, dans sa totalité. Et cela a conduit nombre d'observateurs à conclure qu'enfin, le mode d'expression universel avait été découvert, l'outil enfin capable de réunir les gens autour d'un langage commun. Ce mythe d'un « esperanto visuel » est très tentant mais nous verrons en fait que le cinéma peut s'en approcher différemment que dans la conception d'une réalité reproduite à l'identique. « C'est au sein des populations reculées, en pleine brousse, auprès des groupes 162 indigènes n'ayant jamais vu de films que l'universalité du cinéma apparaît éclatante » . Pour Edgar Morin, bien qu'il conçoive plus loin la possibilité de barrières socio-culturelles, 163 d'ailleurs avec une analyse intéressante , ce fait confirme le potentiel universel du cinéma. L'analyse d'En attendant le bonheur, puis les réflexions d'Olivier Barlet sur le cinéma de l'errance, nous l'avons vu, apportent encore de l'eau au moulin du mythe du cinéma universel. Cependant, avec plus de finesse, elles mènent à la compréhension plus large de l'esthétique, comme capacité à converser avec l'âme de l'homme, dans un aller-retour entre les formes et la musique qu'une oeuvre d'art exprime et la projection imaginaire que son observateur imprime, et vont donc plus loin. C'est parce qu'elle joue la carte de la poésie, et non du voyeurisme vulgaire de la télévision ou du spectacle irréalisant hollywoodien, que l'esthétique audiovisuelle peut prétendre à l'universalité et au métissage. Car loin de l'éthique du pardon qui en sacralisant les victimes, renforce le sectarisme social et enferment les gens dans des ghettos identitaires, esclaves de l'histoire, l'esthétique 161 Urbain Dia-Moukori (cinéaste camourenais), article “Intuition d'un langage cinématographique africain”, in Présence Africaine, premier trimestre 1967, pp. 206-218, repris in Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, pp. 131, 132 162 163 Edgar Morin, ibid, p. 159 “Tout dans un film, ne peut être universel, bien entendu, puisque tout film est un produit social déterminé. (...) Tout ce qui lui est socialement étranger lui est mentalement étranger. C'est pourquoi, formé à l'école de la fraternité, il (l'Africain) reste sourd au message du bon samaritain lui enseignant la vertu des égoïstes : la charité chrétienne”, Edgar Morin, ibid, p. 160 Dheygere Antoine 73 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud audiovisuelle peut prendre le pari d'une représentation idéale du collectif et de la société différente, d'une éthique plus subtile. Rappelons-le, l'éthique du métissage est incompatible avec celle du muticulturalisme qui elle-même est indissociable de la théorie de valorisation des victimes. Or cette dernière, qui prétend honorer leur souvenir et prouver la reconnaissance de la société contemporaine, prend le risque du dévoiement en culte de la différence. Or celui-ci nous l'avons vu, ne donne pas plus, mais moins de liberté aux individus et donc n'inspire qu'une création audiovisuelle conservatrice et confinée dans la perpétuation éternelle des différences entre les hommes. Or, une esthétique audiovisuelle qui répondrait non pas à l'éthique multiculturaliste mais à celle du métissage pourrait donner naissance à des films qui « évitent les discours sur le pardon, et [ qui ] ne se perdent pas dans les bons sentiments. Ils montrent plutôt que les gens trouvent des solutions inédites, en dehors de toute théorie. Et demeurent irréductibles 164 à une unique réalité, fût-elle militante » . Ainsi, Abderrahamne Sissako propose plutôt qu'il n'affirme les réflexions de son film, l'exil, le déracinement, les corps échoués, l'initiation à la vie et la relation Nord-Sud. Pour cela, il ne prend pas position pour ou contre les évènements qui touche ses personnages. Il ne jugent pas ces derniers mais les laissent vivre tout simplement dans leur univers complexe mais riche et beau et trouver les sources de leur expression singulière. Dans la miniscule cabine du photographe local, ils voyagent déjà, et se voient transportés à Paris par un décor photographique qui les place devant la Tour Eiffel C'est à nouveau à la position de l'enfant que renvoie l'éthique du métissage. Comme nous avons tenté de le démontrer auparavant, la condition métisse implique justement cet abandon de solutions uniques ou empruntées, mais invitent à retrouver l'innocence curieuse de l'enfant. Or c'est dans position qu'installe l'esthétique audiovisuelle. Des analyses psychologiques sur le cinéma ont tenté de percevoir dans quelle position psychique était placé le spectateur de cinéma et nombre d'entre elles concluent qu'il se trouve dans une phase de régression volontaire au stade de l'enfant-roi, qui subit matériellement mais interragit imaginairement à ce monde qui paraît ne détenir aucune existence en dehors de lui. « Tout se passe comme si le dispositif mis en place par l’institution cinématographique ( l’écran qui nous renvoie l’image d’autres corps, la position assise et immobile, le surinvestissement de l’activité visuelle centrée sur l’écran à cause de l’obscurité ambiante ) mimait ou reproduisait partiellement les conditions qui ont présidé, dans la petite enfance, à la constitution imaginaire du 165 moi lors de la phase du miroir » Le cinéma pourait dont mener à des tentatives esthétiques de re« constitution » de l'identité du spectateur. Nous avons vu comme En attendant le bonheur par la figure de l'enfant qu'il développe propose une vision de l'apprentissage et de l'initiation à la vie originale. Cette reconstitution est facilitée par la mouvance qui caractérise la construction identitaire et la métamorphose continuelle que subie le réel à l'écran. Art du mouvement, les objets de la réalité que donne à voir l'écran de cinéma sont en perpétuelle transformation. Ils se métamorphosent sans-cesse, passant du gros-plan au plan large, du cadrage de profil au cadrage de face, de la plongée à la contre-plongée. 164 165 74 Denis Duclos et Valérie Jacq, article “Du documentaire au cinéma des gens”, in Le monde diplomatique, mai 2005 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 176 Dheygere Antoine Conclusion La participation psychologique obéit à ces même mutations et ces même transformations. L'identification au cinéma n'est pas, comme il est communément admis, homogène, les filles aux filles, les garçons aux garçons, les Blancs aux Blancs, les Noirs aux Noirs et les bons aux bons, les mauvais aux mauvais. Au cinéma, le spectateur va très souvent se retrouver en position de s'identifier non seulement à beaucoup de personnages selon les situations, à l'agressé comme à l'agresseur, au volé comme au voleur, à la 166 victime comme au boureau . Mais en outre, la projection-identification primordiale de la participation imaginaire du spectateur de cinéma se concentre également sur des décors et des objets, sur des musiques et des sons. Cette participation affective du spectateur se porte sur le sable, la lumière et la mer dans En atendant le bonheur, à la fois comme incarnation de son espoir et de son découragement, tandis que son identification passe d'un personnage à l'autre, aidé qu'il est par leur diversité, la finesse de leur personnalité, loin des personnages carricaturaux et « typiques » du cinéma narratif commercial. L'esthétique audiovisuelle table nécessairement sur un processus d'identification polymorphe. « La force de participation du cinéma peut entraîner l'identification jusqu'aux méconnus, ignorés, méprisés ou haïs de la vie quotidienne : prostitués, noirs pour les blancs, blancs pour les noirs, etc... [...] Ainsi l'identification au semblable comme l'identification à l'étranger sont toutes deux excitées par le film, et c'est ce deuxième aspect qui tranche très nettement avec les participations de la vie 167 réelle » L'éthique du métissage repose sur cette ambivalence fondamentale de l'identification, de la position infantile du spectateur, dont la participation imaginaire ( née d'une mentalité archaïque propre au primitif, au névrosé ou à l'enfant selon Edgar Morin ) va d'un endroit à l'autre, d'un état à un autre, d'un moment à un autre. Le message délivré par le déroulement narratif du film est donc loin d'être déterminé à l'avance. Dans En attendant le bonheur encore, le sens est ainsi très loin d'être déterminable et déterminé à l'avance par l'esthétique que déploie son créateur qui joue sur une narration floue, développant des évènements incertains, qui crée un déroulement imprévisible au sein d'une vie quotidienne sobre, plutôt que sur le conte d'une aventure extraordinnaire. Certes, son auteur, a priori, et ses spectateurs, a posteriori, ont pu reconstruire de façon homogène le discours développé dans le film. Cependant, cette « histoire » construite avant la réalisation ou reconstruite après la projection, prétendant développer un propos clair, ne rend jamais compte de la richesse ambivalente de l'univers diégètique créé par le film et de la diversité des inspirations imaginaires de son auteur comme des participations affectives imaginaires du spectateur. Ainsi, on peut se demander où est la place du spectateur dans En attendant le bonheur. Elle est questionnée. Qui est le héros ? Abdallah qui n'attend qu'une seule chose, un départ que l'on ne verra jamais ? Ou plutôt ce couple d'électriciens qui sont heureux ensemble, sont prêt à accepter l'étranger, l'Autre mais ne prétendent pas devoir partir pour cela ? L'identification ambivalente voire difficile proposée par un film et accentuée par une esthétique honnête, telle celle du métissage, peut être la condition d'une expérience d'une 166 167 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, ibid, p. 179 Edgar Morin, ibid, p. 89 Dheygere Antoine 75 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud altérité irréductible, « essentielle pour comprendre que l'Afrique n'est pas la projection que l'on croit, que ce soit en Europe ou en Afrique ». A l'ambivalence de l'esthétique audiovisuelle dans laquelle il y a toujours de l'irréel dans le réel représenté, et du réel dans l'irréel imaginé, répond l'éthique du métissage dans laquelle il y a toujours de l'Autre en moi et du moi en l'Autre. En s'appuyant sur une très forte démarche documentaire ( d'ailleurs appuyée par l'amateurisme des acteurs du film, recrutés sur place et qui participent personnellement avec beaucoup de liberté à la création de leur personnage ), Abderrahamne Sissako questionne la proximité avec ceux-ci, partage leur existence mais semble parfois abandonner le spectateur, ne lui autorisant pas une identification simpliste et rassurante. C'est ce qui confère toute la sincérité du film et l'autorise à parler de l'Africain comme un homme tout simplement et ainsi intéresser à son sort toute la planète, « comme un alter ego ( un autre 168 semblable ) et non comme une curiosité lacrymogène » . C'est donc pour toutes ces raisons que l'esthétique audiovisuelle peut prétendre dans toutes les dimensions de la création fimique obéir et prendre en charge une éthique de l'absence-présence, de l'errance, du nomadisme, bref du métissage. La création filmique propose ainsi de très belles illustrations. Alors que notre documentaire Crossing the Bridge, The sound of Istanbul s'est avéré un bon révélateur des pièges essentialistes de la pensée multiculturaliste, créant un monde irréel, notre film de fiction En attendant le bonheur, dans toute sa modestie incarne bien l'ambition de la pensée du métissage et la rend palpable dans un univers bien plus réel au contraire. C'est pourquoi notre propos ne peut que rejoindre Serge Gruzinski et sa « pensée métisse » quand il affirme : « Est-ce à dire que dans les domaines qui nous intéressent ici – l'étude et la compréhension des mélanges – la création esthétique, conçue sous la forme d'une pensée figurative ou poétique, a autant à nous apprendre que des sciences sociales souvent engluées dans les sentiers battus du discours et de la théorie ? » « car les cinéastes sont des créateurs d’images qui ont probablement 169 autant à nous apprendre que l’histoire de l’art ou l’histoire culturelle » La création esthétique audiovisuelle a en effet beaucoup à nous apprendre mais aussi à nous construire. Elle sollicite les structures de l'imaginaire de l'appartenance tout autant qu'elle les déforme, les bouscule et les renouvelle. J'ai donc voulu défendre l'idée selon laquelle contre un imaginaire bridé par l' « édifice » idéologique du multiculturaliste qui légitime la séparation des communautés que ce soit au niveau mondial, national, régional ou urbain, par la défense de spécificités culturelles fantasmées, dont l'intérêt sert plus le commerce marchand du capitalisme libéral que les individus et leur liberté, peut « ruisseler » un nouvel imaginaire qui affirmerait l'universalité de l'homme et finirait de l'enfermer dans des catégories discriminantes, ou alors dans une ultime, celle d'une identité planétaire. Cet imaginaire serait porté par une éthique du métissage, telle qu'elle a pu être définie précédemment, portée par la « théâtralisation » de ses enjeux pemise par le cinéma narratif, et plus généralement l'esthétique audiovisuelle. Ainsi pour conclure notre longue et sûrement laborieuse mais ambitieuse étude, revenons aux origines mythologiques du cinéma. S'il a pu incarner l'instrument idéal d'une 168 169 76 Olivier Barlet, ibid, p. 211 Serge Gruzinski, ibid, pp. 109, 31 Dheygere Antoine Conclusion communication universelle entre les hommes, il incarne surtout pour nous la possibilité d'une transmission élargie du rêve reposant au fin fond de toute société humaine. Le rêve éternel, et ce, même, voire surtout, dans notre monde moderne international, d’une société qui reconnaîtrait dans la paix l’appartenance commune de ses membres à l'universalité humaine. Et ce n'est pas qu'un rêve inavoué, enfoui sous le poids des structures imaginaires de l'appartenance, c'est également une potentialité réelle que peut mettre en scène et incarner l'esthétique audiovisuelle en la faisant ressurgir dans l'imaginaire de chacun et de chaque société. Dheygere Antoine 77 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Bibliographie Ouvrages AMOUGOU Emmanuel, Propos sur le métissage, Aux générations de l’an 2000, L’Harmattan, 2001, 110 p AUMONT Jacques, BERGALA Alain, MARIE Michel, VERNET Marc, Esthétique du film, e Collection « Armand Colin Cinéma, 3 édition revue et augmentée, 1994, 1983, 240 p DURAND Gilbert, L’imaginaire, Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, Ed. Hatier, Collection « Optiques Philosophie », Paris, août 1994, 79 p GRUZINSKI Serge, La pensée métisse, librairie Arthème Fayard, 1999, 345 p HUSSEIN Mahmoud, Versant sud de la liberté, Essai sur l'émergence de l'individu dans le tiers-monde, coll. « Cahiers libres », ed. La découverte, 1989, 173 p LAMIZET Bernard, Histoire des médias audiovisuels, collection Infocom, éditions Ellipse, 1999, 192 p LAPLANTINE François, Je, nous et les autres, coll. Essais ( Manifestes ), ed. Le Pommier, 1999, 156 p MORIN Edgar, Le cinéma ou l'homme imaginaire, bibliothèque Médiations, Éditions de Minuit, Paris, 1958, 186 p OLLIER Fabien, L'idéologie multiculturaliste en France, Entre fascime et libéralisme, collection Diagonale critique, L'Harmattan, 2004,186 p RUELLE Catherine (dir.), Afriques 50, singularités d'un cinéma pluriel, ouvrage collectif, coll. Images Plurielles, ed. L'Harmattan, Paris, 2005, 334 p TAYLOR Charles, Multiculturalisme, Différence et démocratie, Champs, Flammarion, 1994, et commentaires par WOLF Susan et ROCKFELLER Steven C., 139 p Revues – Site Internet BAILLET Dominique, Article : « La « langue des banlieues », entre appauvrissement culturel et exclusion sociale », revue : « Hommes et Migrations », dossier « Mélanges culturels », N° 1231, Mai-Juin 2001 BARBET Péroline, dossier « Vous avez dit métissage ? », contributions de DENISCONSTANT Martin, article « Les contradictions de la world-music », de TURGEON 78 Dheygere Antoine Bibliographie Laurier, article « Les paradoxes du métissage », publié dans « La lettre d'information des musiques traditionnelles du monde en Rhône-Alpes » BARLET Olivier, articles : « Le regard occidental sur les images d'Afrique », publié le 22/10/2002, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp?menu=revue_affiche_article&no=138 « Une transmission qui nie l'individu », entretien avec Alain Gomis, réalisateur de L'Afrance , propos recueillis au festival de Cannes en mai 2001, publié le 03/04/2003, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp? menu=affiche_article&no=122 « Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma », publié le 16/03/2005, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp? menu=affiche_article&no=3727 « De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », publié le 09/03/2007, consultable sur Internet : http://www.africultures.com/index.asp? menu=revue_affiche_article&no=56 BOVONE Laura : article « Au centre de la culture post-moderne : les nouveaux intermédiaires culturels », Revue « Les Cahiers de l’Imaginaire », N°17, « «Imaginaire et nouveaux médias » (1998) (Actes du colloque de Montpellier) sous la direction de Lise Boily DUCLOS Denis et JACQ Valérie, Article : « Du documentaire au « cinéma des gens » », Le Monde Diplomatique, mai 2005 GASTAUT Yvan, Article : « Cinéma de l'exclusion, cinéma de l'intégration Les représentations de l'immigré dans les films français (1970-1990) », revue Hommes et Migrations, dossier « Mélanges culturels », N° 1231, Mai-Juin 2001 LA GUILDE AFRICAINE, article « Nomadisme, errance, exil, voyages. Nous sommes tous des charlots », bulletin de La guilde africaine, n°5, septembre 2001, consultable sur Internet : http://www.cinemadafrique.com Dheygere Antoine 79 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Annexes Définitions (http://fr.wikipedia.org) Cinéma : On nomme cinéma une projection visuelle en mouvement, le plus souvent sonorisée. Le terme désigne indifféremment aujourd'hui une salle de projection ou l'art en lui-même. Le terme est l’ apocope de « cinématographe » (du grec κίνημα kínēma, « mouvement » et γράφειν gráphein, « écrire »), nom donné par Léon Bouly en 1892 à l'appareil dont il dépose le brevet. Le terme est lui-même souvent abrégé dans le langage familier en « ciné » ou « cinoche ». Comme dans toutes les démarches artistiques, un œuvre cinématographique - ou film est généralement destinée à un public, rassemblé en l'occurrence dans un lieu d'exploitation dédié, lui-même souvent dénommé « cinéma » par métonymie . Définition Notons qu'en raison de la diversité des films et de la liberté de création, il est difficile de définir ce qu'est le cinéma actuel. Le principe d'une histoire avec des images en mouvement ne définit pas la totalité du cinéma, il existe en effet des films sans « histoire ». Ainsi, des œuvres expérimentales comme Koyaanisqatsi , des documentaires (certains sont cependant « scénarisés », les documentaires-fiction ), ou encore des films de poésie ou abstraits (Un Chien andalou). Il a été donné de voir des films sans mouvement apparent de composés de photographies filmées, des films sans tournage (les films d'archives, ou les films expérimentaux, des films sans son (les films muets bien sûr, mais aussi les films expérimentaux silencieux), et même des films sans images. Le mot « cinéma » désigne également les salles ou complexes de salles dans lesquels les films sont diffusés. Le cinéma est enfin souvent dénommé septième art , comme la bande dessinée est dénommée neuvième art, et la prestation des acteurs huitième art. À ses débuts, le cinéma était muet, il n’y avait donc pas de son en synchronisation à l’image. Plus tard on y intégra des mélodies pour accentuer les émotions et finalement, la technologie d’encodage du son sur le bord de la pellicule photo apparut. Puisqu’au début le son n’était pas présent, le réalisateur devait donc « raconter » des histoires avec le moins de dialogue possible. Le but était de montrer les sentiments des personnages uniquement par l’image. Cela rendait donc le jeu de l’acteur tout comme la bonne observation et direction 80 Dheygere Antoine Annexes du réalisateur très importants. Les acteurs et réalisateurs devaient trouver les bonnes expressions du visage à prendre en plan. Après l’arrivée du son lié à l’image, beaucoup de réalisateurs tels que Fritz Lang (qui avait baigné dans le muet) et Alfred Hitchcock ont continué à créer en montrant davantage les choses qu'en les disant. Hitchcock disait d'ailleurs détester les films qui étaient des photographies de gens qui parlaient, et vouloir faire des films qui soient des photographies de gens qui pensent. Pour exemple le film « Soupçons » (Hitchcock, 1941) où la quasi-totalité du film consiste à montrer les émotions de Lina Mclaidlaw (Joan Fontaine) grâce aux expressions de son visage. Histoire et payante eut lieu le 28 décembre 1895 au Salon Indien dans les sous-sols du Grand Café, à Paris. Le billet coutait un franc et donnait droit à une dizaine de films d'une minute chacun environ dont La Sortie de l'usine Lumière à Lyon . Ce qui fut présenté longtemps comme le "premier film" fût tourné au mois d'août 1894, au rez de chaussée d'un bâtiment de la rue Saint Victor qui porte de nos jours le nom de rue du Premier Film. Il y eu plusieurs versions de cette "sortie d'usine", la plus connue, tournée durant l'été 1895, montre les ouvriers et principalement les ouvrières sortir de l'usine en "tenue du dimanche". Depuis, on retrouva une version antérieure, dans laquelle les ouvrières sortent en blouse, au naturel, et qui constituait un "essai" non préalable au tournage de ce "premier film". Ce qui fut longtemps présenté comme un documentaire était donc une fiction ... Mais le film qui marqua vraiment les esprits fût L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat (tourné en 1895 et présenté en janvier 1896), la rumeur populaire veut que quelques personnes effrayées eussent alors un mouvement de recul, pensant que le train arrivait réellement vers eux… C'est le début du cinéma commercial et de l' industrie cinématographique . Le "cinématographe" devient rapidement un art populaire exploité de front en salles et dans les fêtes foraines. Très vite, les frères Lumière envoient des opérateurs à travers le monde pour en rapporter des scènes de la vie de tous les jours. C'est les débuts du cinéma d'actualités . Première atteinte à la liberté de la presse, l'opérateur de Lumière, Félix Mesguich , est arrêté à New York en 1897 alors qu'il filmait une bataille de boules de neige. Dans le cadre de la guerre des brevets initiée par Edison, toute l' industrie cinématographique tombe sous le monopole du « Trust Edison » jusqu'en 1918 . Cependant L'inventeur Messin Louis Aimée Augustin Le Prince invente, construit et dépose le 11 janvier 1888 le brevet d’une caméra de projection cinématographique, ce qui en fait théoriquement l’inventeur du cinéma, bien que l' Histoire du cinéma l'ait oublié. Précurseur des effets spéciaux, du cinéma de fiction , d'un cinéma théâtral et d'un cinéma poétique , Georges Méliès , illusionniste de formation, réalise les premières fictions dotées d'effets spéciaux en trompe-l'œil ( le Voyage dans la lune ( 1902 ) entre autres). Dans les années 1910, le cinéaste américain David Wark Griffith a codifié les principes du langage cinématographique classique (montage alterné, variation des points de vue, insertion des gros plans dans les scènes éloignées, champ-contrechamp, etc.) Jusqu'à la fin des années 1920 , aucune bande sonore n'accompagne l'image sur la pellicule et c'est alors souvent un ou des musicien(s) présent(s) dans la salle de projection qui accompagne(nt) les films : on parle alors de cinéma muet (pour les films narratifs) ou de cinéma visuel (pour les films d'art , le cinéma pur ), les dialogues des films narratifs étant retranscrits par des « cartons » appelés « intertitres », texte typographié inséré dans le film. Les films narratifs d'alors sont souvent accompagnés par un musicien voire un orchestre complet, et sont projetés dans des salles immenses : les salles actuelles sont en moyenne Dheygere Antoine 81 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud deux à quatre fois plus petites qu'à l'époque. Le musicien avait parfois une partition précise à interpréter, ou s'inspirait librement au besoin sur des airs connus (d'opéra italiens par exemple). Les années 1920 avec les avant-gardes sont le véritable début du futur « cinéma expérimental » dont on peut dater la naissance par exemple avec le Manifeste de la cinématographie futuriste (1916) et le dadaïsme : des artistes s'emparent de ce médium naissant qu'est le cinéma, tels Fernand Léger , Man Ray , Germaine Dulac , Walter Ruttmann , Hans Richter , Viking Eggeling , etc. ainsi que des cinéastes : René Clair , Henri Chomette , Dziga Vertov , Joris Ivens . De nombreuses tentatives ont été faites pour synchroniser le son et l'image, par exemple en calant le projecteur avec le sononographe . Le son a déterminé la cadence de projection autrefois aléatoire (16, 18, 25 images par secondes selon le bras du caméraman qui tournait la manivelle , ce qui provoque une accélération du mouvement lorsqu'ils sont projetés à la vitesse standard actuelle de 24 images par secondes). À partir du Chanteur de Jazz en 1927 , des sons (de la musique, puis des dialogues et des bruitages) peuvent être enregistrés et reproduits lors de la projection. Avec la crise économique de 1929 , le nombre de spectateurs diminue dans les salles : les majors (grandes compagnies de production) de Hollywood décident de créer un double billet. Pour le prix d'une entrée, les spectateurs peuvent voir deux films : un grand (la série A) et un petit. C'est le début des films de série B , dont les principaux objectifs sont d'être peu chers à produire, rapides à faire, pas trop longs (entre 50 et 70 minutes) et lucratifs. Un des nombreux films novateurs de l'époque fut un film de propagande nazie , les Dieux du stade , une présentation des jeux olympiques de Berlin en 1936 , glorifiant le peuple allemand et la prétendue « race aryenne ». La réalisatrice, Leni Riefenstahl , met pour la première fois des caméras sur des grues et crée le style et les cadrages des films ou reportages sportifs ( le Triomphe de la volonté en est un exemple notable). Les évolutions techniques majeures furent par la suite l'arrivée de la couleur et des formats larges dans les années 1950 (afin de donner plus d'ampleur au spectacle pour concurrencer la télévision ), des formats étroits , l'allègement du matériel qui permit l'avancée du cinéma expérimental , du cinéma documentaire , et l'éclosion de la Nouvelle Vague en France, l'arrivée de la synthèse d'images informatiques dans les années 1990 et l'arrivée du son numérique dans la même période. L'après-guerre voit la naissance du cinéma moderne qui rompt avec le classicisme hollywoodien en ce qu'il privilégie le document, le monde « tel qu'il est », dans toute son ambiguïté ou son opacité, et refuse de doter le réel d'un sens préétabli, déjà dramatique, immédiatement lisible ( néo-réalisme italien des années 1945-53, avec le cinéaste Roberto Rossellini , Rome, ville ouverte , 1945). Roberto Rossellini , avec Stromboli (1947), Europe 51 (1951) et surtout Voyage en Italie (1953), ouvrira la voie d'un cinéma où le monde n'a plus d'évidence, où le récit devient fragmentaire, hésitant et où le spectateur devient le seul garant du sens. Dans les années 1960, les nouvelles vagues françaises ( François Truffaut , Jean-Luc Godard ), italienne ( Michelangelo Antonioni , Pier Paolo Pasolini ), est-européennes ( Milos Forman , Miklós Jancsó , Andrei Tarkovski ), allemande ( Rainer Werner Fassbinder , Wim Wenders ), nord et sud-américaines ( John Cassavetes , Glauber Rocha ) amplifient ce mouvement qui se caractérise par une nouvelle esthétique (montage haché, elliptique, ou au contraire plans très longs ; mélange de fiction et de documentaire) et de nouveaux sujets (jeunesse, crises existentielles, revendications politiques). 82 Dheygere Antoine Annexes Dans les années 1960 apparaît aussi le cinéma underground américain intimement lié aux mouvements sociaux de l’époque. Ce cinéma se démarque de l’industrie professionnelle entre autre par l’emploi de la pellicule 16 mm et la création de coopératives qui lui donne une grande liberté et lui permet de contourner la censure. (voir : Jonas Mekas , Stan Brakhage , Andy Warhol , Carole Schneemann , Jack Smith ) À partir de 1965 , le super 8 devient accessible au grand public. C'est la vraie naissance du cinéma amateur . Ce cinéma comprendra par la suite les films « de série Z », car réalisés avec encore moins de moyens que les films de série B . Comme le super 8, son infrastructure très légère, et son coût moindre, la vidéo, d'abord très lourde et réservée à un usage « professionnel », deviendra dans les années 1980 un médium privilégié, notamment pour les jeunes créateurs, permettant de faire par exemple des « journaux intimes filmés » (voir par exemple les films de Jonas Mekas , Lionel Soukaz , No Sex Last Night de Sophie Calle ou bien Demain et encore demain, journal 1995 de Dominique Cabréra ). Il est à noter que les dénominations « série B » et « série Z », bien que dénotant un manque de moyen, ne sont pas nécessairement péjoratives et sont parfois revendiquées comme une contre-culture, par des cinéastes refusant d'entrer dans le moule des majors. Parmi les réalisateurs célèbres de séries Z, on peut citer par exemple Ed Wood , Roger Corman (qui lança Francis Ford Coppola , Martin Scorsese , Joe Dante et Jack Nicholson ) et Peter Jackson bien avant le Seigneur des Anneaux ). De même le cinéma expérimental , encore plus en marge de l' industrie cinématographe possède son histoire personnelle et parallèle. Dans la même lignée que le super 8 , le 16 mm , et la vidéo , l'arrivée du numérique ajoute un médium à la palette des pratiques légères possibles (développement supprimé, tirage en laboratoire facultatif) et rend plus facile la postproduction d'effets spéciaux (par exemple l'Attaque des clones de George Lucas ), ou la souplesse dans le montage (voir l'Auberge espagnole de Cédric Klapisch ) et bien sûr la légèreté dans le tournage (les Glaneurs et la glaneuse, d' Agnès Varda ou la Vierge des tueurs de Barbet Schroeder ). Métis La notion de métis (du mot latin *mixtīcius, < mixtus qui signifie mélangé/mêlé) désigne e le mélange de deux éléments distincts. À partir du XIII siècle , il désigne le croisement de deux espèces animales ou végétales différentes (un mestis). En 1615 le mot « métice », emprunté au portugais, désigne alors une personne née de parents appartenant à des populations présentant des différences phénotypiques importantes (comme la pigmentation de la peau). Ce terme fut notamment utilisé pour désigner les nombreux descendants de parents européens et « indigènes » issus de la colonisation . Enfin, on parle de métis pour des tissus (ex. toile métisse), des métaux (ex. fer métis), des mots, etc. issus du mélange de deux éléments distincts. Le métissage dans le monde Le phénomène de métissage apparaît dans toutes les sociétés qui ne sont pas géographiquement isolées des autres, mais il peut avoir une ampleur différente selon les époques et les circonstances historiques. Quand le sud de l' Espagne était sous domination maure , par exemple, le métissage des peuples espagnols, maures, et juifs était relativement courant. Le Brésil est aujourd'hui Dheygere Antoine 83 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud un pays dont la population résulte d'un métissage entre les Amérindiens, les Noirs et les Blancs, et même si l'on peut trouver des communautés formées selon l'origine, le métissage y est considéré comme une valeur nationale, comme un emblème du pays, de la même façon que la musique latine est la résultante des influences africaines, européennes et indigènes. L' Amérique du Nord et l' Europe de l'Ouest sont d'autres zones de peuplement humain où le métissage a une influence non négligeable. À l'inverse, les mariages mixtes, que ce soit entre des groupes nationaux, ethniques, religieux ou raciaux différents peuvent être découragés par la pression sociale, par la loi (à Athènes , n'était citoyen que celui dont les deux parents l'étaient eux-mêmes), voire simplement interdits (ainsi en Afrique du Sud pendant l' apartheid , dans certains États des États-Unis jusque dans le courant du XX e siècle , en Chine durant la période mandchoue entre Chinois et Mandchous). La Déclaration universelle des droits de l'Homme interdit dans son article 16 toute restriction au droit au mariage pour des raisons de race, de nationalité ou de religion. À l'inverse, certains pays ont peu connu de métissage, pour des raisons géographiques ou historiques. La Chine , longtemps séparée du reste du monde par des déserts et des chaînes de montagnes infranchissables, est aujourd'hui un des pays les plus ethniquement homogène, surtout si l'on considère les provinces côtières et centrales et qu'on exclut les vastes régions autonomes peuplées en grande partie de minorités ethniques. À part quelques éventuelles cultures traditionnelles hermétiquement isolées sur des îles de la Micronésie , il n'existe pourtant pas de peuple qui ne soit pas le résultat d'un certain métissage, remontant parfois très loin dans le temps, ni de culture qui n'ait été influencée par des éléments extérieurs. Le long de la Route de la soie , l' Empire romain communiquait déjà avec l' Extrême-Orient . En France , la population est initialement un métissage de différents peuples, un « carrefour des civilisations », qui s'est formé au gré des migrations et des invasions (Celtes, Romains, Germains, Normands, Huns, Maures...) et des guerres. Ce métissage a continué dans l'histoire récente avec la colonisation et les migrations économiques ou politiques, volontaires ou forcées : Italiens et Polonais pour l'industrie minière, Italiens et Espagnols fuyant le fascisme et le franquisme , occupation allemande et libération par les troupes américaines , anglaises et d'outre-mer, besoin de main d'œuvre pour la reconstruction, et la facilité de circulation entre les pays. Certains n'hésitent pas à parler de la France « black, blanc, beur » pour désigner cette multiethnicité récente, et à scander qu'à la « première, deuxième, troisième génération, nous sommes tous des enfants d'immigrés ». Cette affirmation d'une France métisse se transcrit dans un modèle politique dit d'« intégration », qui se heurte actuellement à une montée des « communautarismes ». Aspects ethniques et culturels Dans l'imaginaire de nombreux peuples, l'unité ethnique est symbolisée par le sang comme dans l'expression « sang bleu » des nobles français , le métissage est alors considéré comme un mélange de sang, les métis sont des « sang mêlés ». On parle ainsi du « droit du sang » lorsqu'un pays n'accorde la nationalité que lorsqu'un des parents a déjà la nationalité (par opposition au « droit du sol » qui accorde la nationalité aux individus nés dans le pays). Lorsqu'il y a tension entre des groupes ethniques, il arrive que les métis soient rejetés par leurs deux communautés d'origine. Il en va différemment du métissage culturel qui ouvre souvent de nouvelles possibilités, en particulier dans le domaine artistique. 84 Dheygere Antoine Annexes Le métissage des peuples s'accompagne quelquefois d'un métissage culturel dont il résulte de nouveaux modes de vie ou expressions artistiques . Toutefois, les simples échanges culturels, qui peuvent être de nature strictement informelle, ne se définissent pas comme les produits du métissage. Celui-ci procède d'une véritable émulation dont il résulte une nouvelle culture avec ses propres modes d'expression. On peut citer parmi les régions du monde caractérisées par cette culture métisse les pays d' Amérique latine ou encore les Caraïbes . Le métissage, tant de la culture que des peuples, fait partie intégrante de l' histoire de ces régions et est revendiquée comme une identité culturelle. Le country-blues , musique très populaire dans l' Amérique rurale, est le produit du métissage entre la musique irlandaise, apportée par les Irlandais fuyant la répression au e XIX siècle , et le blues des esclaves noirs américains. Approche idéologique e Avec le développement des idéaux pacifistes, la fin du XX siècle a été marquée par une forte valorisation du métissage. Il devient un canon de beauté et l'on observe en effet l'élection des premiers top-models métis. Mais aussi, le métissage se forge une identité musicale avec la popularisation de la world music , tandis que la mode vestimentaire connaît une vague du « style ethnique ». D'un point de vue idéologique, les enjeux sont profondément enracinés dans les débats sur le racisme . Les défenseurs du métissage entre les peuples et les cultures mettent en avant les valeurs de tolérance et d'ouverture qu'il incarne, tandis que ses détracteurs insistent sur la notion de race et considèrent que la pureté d'une race est un signe de sa supériorité ou de son caractère spécifique. Le racialisme , théorie considérée non scientifique par ses détracteurs, subdivisant l'espèce humaine en races nettement distinctes, nomme métisse une personne dont les parents sont de races différentes. Cette définition était appliquée dans certains pays effectuant un classement officiel de leurs ressortissants en terme de race , par exemple l' Afrique du Sud à l'époque de l' apartheid . Aux États-Unis , en revanche, même si les parents appartiennent à des classifications ethniques différentes (Hispanic, Caucasian, Asian, Chinese, Japanese, Italian, African American), les enfants étaient rattachés à une seule de ces catégories dans les questionnaires de recensement. Depuis le Census 2000, les catégories "Multiracial", "Two or more races" and "Other" sont proposées. Articles : LA GUILDE AFRICAINE, article « Nomadisme, errance, exil, voyages. Nous sommes tous des charlots », bulletin de La guilde africaine, n°5, septembre 2001 : Nous sommes nombreux à nous reconnaître dans le personnage de Charlot immortalisé par Charlie Chaplin. Ce vagabond international nous renvoie à notre propre réalité. Sans territoire fixe, nous nous construisons le nôtre, mental. Nul mieux que Alain Gomis n’a su Dheygere Antoine 85 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud traduire cette souffrance dans son film «L’Afrance». Alain Gomis interroge «ce territoire qu’on ne retrouve jamais puisqu’il est lié à un temps, passé, puisque chacun a évolué dans des lieux et à travers des expériences différentes». Et c’est là qu’intervient le cinéma qui nous intéresse ; celui qui n’est pas dans la représentation d’une Afrique figée, fantasmée, éternelle ; mais un cinéma qui explore le moi et soulève des questions existentielles. Nous sommes nombreux à nous sentir de la même famille que Wenders ou Jarmush. Nous sommes nombreux à être tombés très tôt dans l’errance, les uns victimes de l’Histoire, les autres jetés sur les routes de l’exil… Nous ne connaissons aucune frontière ; le cinéma est notre seul territoire. Nous sommes nombreux à nous identifier avec ce cinéma de l’errance, caractérisé par la profonde mélancolie du temps qui passe. Exilés, immigrés, nomades, nous parcourons la planète, transcendant les barrières culturelles, la tête pleine de rêves… Errance, voyage interminable, mais voyage d’abord à l’intérieur de soi pour mieux dénicher l’Autre qui sommeille en nous. Nous sommes nombreux, cinéastes africains, à parler à la première personne pour nous raconter. Quelqu’un a dit : «plus je parle de moi, plus je parle de toi». Nous sommes nombreux à nous mettre en scène, non pour une quelconque gloriole, mais pour mieux interroger notre réalité. Nous questionnons les blessures, les déchirures de notre errance. Car face au cinéma des artifices et du spectacle, nous opposons notre sincérité. Qu’il s’agisse de «La vie sur terre» d’A. Sissako, de «Bye Bye Africa», ou encore du dernier film de Zéka Laplaine «Paris : (xy)», il y a cette errance qui travaille la mémoire et l’histoire ; une errance contre l’étrange immobilité du monde ; contre le destin, à la recherche de son identité comme dans «Immatriculation Temporaire» (Gahité Fofana). Ce cinéma prend des risques parce qu’il se construit au fil du voyage, au gré des rencontres et du hasard. Risques de se perdre sur les chemins de traverse. C’est un cinéma qui questionne, un voyage dans le monde. Autant dire que le nomadisme est une philosophie, celle de comprendre que l’enrichissement vient de l’Autre. C’est aussi cela, l’errance, un apprentissage permanent de la vie, apprentissage au terme duquel on est un autre homme. Errance, voyage, quête de soi à travers nos identités plurielles et transversales. Mais malgré cela, nous ne faisons pas, comme l’écrivent certains, un «cinéma métisse» ; si tant est que ce dernier existe, il serait plutôt le résultat… d’un croisement. Or nous sommes des nomades par choix de vie, nous sommes les cinéastes du comment ; nous sommes les cinéastes du mouvement, donc du progrès, donc de la vie. Nous sommes conscients de «porter le Monde depuis l’aube des temps» (Bernard Dadié). Le cinéma nous habite, tout comme nous l’habitons. Il est notre seule monture... Nous rêvons toujours de nouvelles rencontres. Cinéastes des destins singuliers, nous nous considérons comme une fenêtre ouverte sur le monde. Un nomade, c’est bien celui qui, au fil de son voyage, partage son thé avec d’autres ; chez le nomade, l’Autre est son contre champ. Mais comment oublier cette interrogation de Cheikh Hamidou Kane dans «L’aventure ambiguë» : «Ce qu’ils vont apprendre vaut-il ce qu’ils vont oublier ?» Phrase terrible reprise par A. Sissako dans son film déjà cité. Malgré cela, notre marche continue avec le sentiment que «notre âme s’emplit d’exaltation et d’angoisse à ne connaître pas le but de notre interminable errance» (André Gide). La Guilde BARLET Olivier :« Du cinéma métis au cinéma nomade : défense du cinéma », publié le 16/03/2005 86 Dheygere Antoine Annexes Une question plombe la discussion sur les cinémas d’Afrique comme un lancinant leitmotiv : le « cinéma africain » ne s’adresserait pas à son public. Des cinéastes la posent aujourd'hui d'une nouvelle façon. Il plane derrière cette accusation, des procès multiples et parfaitement contradictoires de perversité et de malhonnêteté : il n’est pas assez africain (manque d’authenticité), il est fait pour séduire les Occidentaux (contaminé par l’Occident, les cinéastes étant nombreux à y vivre), il ne défend plus rien (se détourne de l’engagement pour l’éveil de la conscience noire), il n’est pas populaire (destiné à des intellos ou des amateurs d’exotisme), il est intéressé (le cinéaste à la recherche de l’argent occidental et d’une médiatisation plus aisée au Nord), il n’est pas du goût des jeunes (ennuyeux, pas assez moderne), il n’est pas assez urbain (devrait documenter l’Afrique en crise, être ancré dans le vécu des spectateurs), il est le produit des autres (techniciens occidentaux, argent européen, diktats des commissions d’aide) etc. Sortir de l'essentialité Ne méprisons pas ce qui est parfois exprimé comme des procès d’intention chargés de violence et de mépris : ils représentent une véritable et nécessaire tension. Derrière ces accusations se profile une interrogation identitaire parfaitement contemporaine et qui n’est pas spécifique de l’Afrique : ne sommes-nous pas dans un monde qui se demande où il va face au triomphe de la pensée unique sous le rouleau compresseur de la globalisation ? Le cinéma est un art populaire dès son origine : il est légitime d’interroger son impact et sa nécessité, voire sa légitimité. Laissons cependant de côté le discours essentialiste, d’ailleurs souvent tenu par des Européens plus royalistes que le roi, convaincus de défendre la bonne cause en criant au scandale chaque fois qu’une œuvre ne peut plus être identifiée comme authentiquement africaine : ils définissent des critères d’exclusion parfaitement réifiants qui ne cessent de dire à l’Africain ce qu’il doit être et faire. Ils sont aux premières loges pour accuser le film de ne pas être destiné à son « public naturel », sauf que le manque d’africanité qu’ils brocardent correspond davantage à leur propre projection sur l’Afrique qu’aux aspirations d’une jeunesse africaine en blue-jeans et marques américaines, éprise de mondialisation par l’ouverture qu’elle leur apporte sur le monde, et dont les formes de résistance bien réelles au matraquage culturel sont tout autres que les enfermements identitaires qu’on voudrait pouvoir leur prêter. De la même façon, toute tentative de définir ce qu’est ou n’est pas le « cinéma africain » (qui fonde pourtant nombre d’ouvrages même récents écrits sur cette cinématographie) vire nécessairement dans le travers d’une catégorisation aux essences coloniales et respecte bien peu ce que cette cinématographie propose en termes de regard et de positionnement, et notamment ce vent nouveau qui souffle depuis dix ou quinze ans à travers des films novateurs dans leur thématique comme dans leur esthétique. (1) Ce sont les critiques qui trouvent des écoles là où il n'y a que démarches individuelles : le néoréalisme, la Nouvelle Vague etc. C'est normal : leur travail est de mettre en liaison pour éclairer les enjeux de travaux isolés. Mais la rupture qui s’affirme aujourd'hui a ses propres regroupements, même si la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs éclate en tous sens et est loin de regrouper tous ceux qui s'en réclament. Cette rupture se cherche sans vraiment se trouver, mais n’est-ce pas son destin puisqu'elle ne veut rien figer ? Son ancrage est de reposer la question de la place de l’Afrique dans le monde plutôt que de tenter de magnifier la force de ses origines. Comme l’exprime le réalisateur tchadien Mahamat Saleh Haroun, « contrairement à ce que disait Ahmadou Hampâté Bâ ("Il faut savoir d’où on vient pour savoir où l’on va"), nous sommes nombreux à dire : "Le plus important est de savoir Dheygere Antoine 87 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud où l’on est pour savoir où l’on va". On peut savoir d’où l’on vient et ne pas savoir où l’on est. C’est cette conscience qui permet de générer une recherche esthétique. » (2) Le refus du métissage Savoir où l’on est implique d’interroger sa place en termes de territoire autant que d’influences et de partage. C’est ainsi qu’on a pu parler de cinémas métis, terme qui disparaît peu à peu au profit de cinéma nomade ou de l’errance. Cette évolution sémantique caractérise un changement de positionnement fondamental, un moment où l’Afrique apporte un questionnement essentiel à l’histoire du cinéma. Il n’est pas étonnant que la Guilde ait dans son bulletin (3) rejeté le terme de métissage si souvent appliqué aux films réalisés par des « Africains-Européens », cette génération postcoloniale qui se situe davantage dans le cinéma mondial que forcée de produire des films clairement destinés à un public africain, de la même façon que l’écrivain togolais Kossi Efoui affirme que « l’œuvre d’un écrivain africain ne saurait être enfermée dans l’image folkloriste qu’on se fait de son origine ». Qualifier ces films de métis serait y trouver un mélange d’origines supposées autonomes ou séparées, dont la hiérarchisation est encore virulente dans le monde, ce qui n’est pas sans les renvoyer à la sempiternelle projection opérée sur l’Afrique et les Africains. Cette vision essentialiste de l'Afrique fait mine d'ignorer que leur propre origine africaine est elle-même traversée par les cultures autres : les renvoyer à leur identité les enferme et les fige dans une différence érigée comme leur caractéristique première. L’Afrique est traversée par l’Autre parce qu’elle y est forcée (traite, colonisation, néocolonialisme) mais aussi parce qu’elle le veut bien : l’Autre y est en général le bienvenu, même après ce qu’il y a commis. La culture africaine est volontiers syncrétique, sa force étant d’opérer sans cesse un habile tri de ce qu’elle veut prendre ou ne pas prendre dans ce qui vient la traverser. Ce n’est pas un métissage, c’est une appropriation de ce qui vient l’enrichir culturellement. Mais lorsque Abderrahmane Sissako se met lui-même en scène au début de La Vie sur terre dans la surabondance d’un supermarché parisien pour acheter une énorme peluche, quel clin d’œil ironique aussi à l’inanité de certains emprunts culturels ! Son film vibre de cette relation complexe et violente entre le Nord et le Sud : alors que, convoquant Césaire, il vilipende la façon dont les Occidentaux font de l’Afrique un spectacle (misérabilisme, image anecdotique, sensationnalisme, superficialité, séduction etc.), les tribulations des habitants du village de Sokolo pour téléphoner lui permettent de faire sentir combien le continent cherche à communiquer : comme le résume l’opérateur du téléphone public, « La communication, c’est une question de chance. Souvent ça marche, souvent ça ne marche pas. » L’essentiel n’est pas dans l’efficacité mais dans le désir de communiquer. C’est alors que ce qui semble figé dans ce village où tout va à son rythme s’anime du désir des êtres et que cette simple volonté de communiquer prouve le souci de la rencontre avec l’Autre. Sissako rencontre une femme et un lien se tisse mais il ne débouchera pas dans la durée : ce flottement de l’incertitude caractérise toute son écriture filmique, une prise en compte du hasard qui n’est pas absence d’action mais ouverture au possible. Cela se traduit sur le tournage par une mobilité permanente d’un scénario prêt à changer au gré des rencontres et des remises en cause. Cette femme était rentrée ainsi dans l'image. Le film respire alors de l’écoute qu’il manifeste et la propose comme éthique du regard : « Il faut que l’œil écoute" », disait Godard. Nous ne sommes plus là dans un cinéma qui représente l’Afrique au sens de la célébrer dans sa grandeur culturelle mais dans un cinéma pénétré par la conscience des enjeux actuels du continent. L’heure n’est plus aux solutions toutes 88 Dheygere Antoine Annexes faites des messages assénés et des idéologies messianiques mais à une recherche humble mais impliquée des voies d’un avenir incertain. Nouvelle place du spectateur Cela ne peut passer que par un travail sur soi qui mobilise non seulement de nouvelles thématiques explorant l’intime et l'introspection mais aussi une relation au sujet qui cherche la juste distance en permettant à chacun de s’associer à cette quête. Le spectateur est ainsi mobilisé, non en tant qu’Africain se reconnaissant dans un discours commun, mais en tant qu’homme : un tel cinéma parle à tous parce qu'il joue une carte sensible, celle de la poésie. C'est l'homme lui-même le sujet et non seulement ses problèmes. Plus on explore l'intime des relations hommes-femmes par exemple, plus ce qui prime n'est plus d'affirmer des valeurs ou un message mais de révéler des contradictions et des tensions. Dans (Paris xy) de Zeka Laplaine, Max est monsieur Tout le monde : c'est toujours d'amour qu'on est malade, et il n'échappe pas à la règle. L'intérêt pour nous est qu'il prend peu à peu conscience de ses failles. Ce cinéma de petit budget et de noir et blanc ose l'incertitude et l'improvisation pour davantage d'intériorité et de sincérité. Comme Haroun dans Bye bye Africa, le réalisateur prend le risque d'interpréter lui-même un personnage peu sympathique. Non seulement parce que la vie est ainsi mais aussi et surtout parce qu'à l'heure de la téléréalité qui n'a de réelle que le nom et après un siècle de cinéma cherchant à conforter le spectateur dans une connivence feutrée avec les personnages, il est important aujourd'hui de le mettre en position de comprendre ce que vit l'Afrique dans le monde, une marginalité contrainte au point qu'elle finit par faire sienne cette sous-représentation à défaut de pouvoir la dépasser. Certes, Rossellini avait déjà mis en scène dans Stromboli une Ingrid Bergman pas vraiment idéale pour l'identification, sa douloureuse résistance entraînant le spectateur dans une difficile ambivalence. Un Antonioni par exemple avait lui aussi des personnages agaçants, poussant le spectateur vers ses propres limites d'acceptation du film. C'est dans cette énergie que se situe le Abdallah d'Heremakono d'Abderrahmane Sissako : il se traîne, hésite, reste silencieux, timide face aux filles. En position d'attente d'un bonheur incertain qu'il définit dans le départ tandis que d'autres le cherchent sur place, il est en suspens, dans les limbes d'une Afrique trop chaotique pour être cernée rationnellement. On voudrait le voir franchir la ligne mais elle reste invisible, à l'écran comme dans la vie. Cette ligne qui nous permettrait de croire à ce que nous voudrions être. Le cinéma n'est-il pas là pour nous aider à retrouver le désir de vivre ? Nouvelle croyance face au déclin du religieux, ce cinéma ne construit plus une vérité mais invite à la réinventer. « Ont-ils vraiment besoin de lumière ? » demande Maata, l'électricien qui ne sait comment faire fonctionner la lampe. Son jeune apprenti Khatra y croit fermement, lui qui veut devenir électricien à son tour. L'ampoule de Maata décédé et qu'il jette à la mer lui reviendra : il a besoin de la lumière, il la transmettra. Mais ce ne sera pas celle des images importées des écrans de télévision, ce ne sera même pas le voyage dans l'ailleurs où l'aurait emmené le train qu'on l'empêche de prendre. À la manière de l'enfant de Yeelen (La Lumière) de Souleymane Cissé qui déterre l'œuf de la connaissance avant d'aller la porter aux hommes, Khatra se saisit de la lampe pour en faire un outil. Si le film se termine sur une dune aux contours sensuels, c'est que c'est dans ce type de sensibilité que se cache l'avenir. Son apprentissage est essentiel, comme cette gamine qui apprend à chanter : c’est l’acte poétique lui-même qui appelle à se voir en face pour rééquilibrer partout le masculin et le féminin, et c’est sans doute là que se construit l’avenir du monde. Dheygere Antoine 89 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Une transformation est à l'œuvre, issue de la mise en abyme : les protagonistes du Jardin de Papa de Zeka Laplaine ne sont plus les mêmes après cette nuit d'horreur, ils se sont révélés et ont choisi leur camp. Le film n'est pas seulement la mise en scène de leur évolution, il est esthétiquement parlant lui-même un work in progress dont nous sommes en quelque sorte exclus. Rien d'étonnant aux réactions négatives après l'attribution de l'Étalon de Yennenga du Fespaco à Heremakono, en 2003 : il n'est pas simple pour le spectateur de se voir ainsi mis de côté, sans possibilité d'identification. Le cinéaste est un troisième larron qui vient s'inscrire entre le spectateur et le personnage, créant de la distance plutôt que mettant en scène la proximité. Une bonne dose de documentaire s'inscrit dans le film : nous devenons spectateurs de corps en mouvement qui ne sont plus nous mais un autre, expérience moderne d'une altérité irréductible, essentielle pour comprendre que l'Afrique n'est pas la projection que l'on croit, que ce soit en Europe ou en Afrique. Une nouvelle conscience Il n'est plus ici question de métissage : cette solitude du spectateur ne se résout pas dans le mélange mais dans une solidarité d'un nouveau type, des liens qui seraient à chercher dans une pensée commune de sa place dans le monde. D'où l'importance doucement reconnue du cinéma documentaire et ses recherches actuelles de proximité : lorsque Moussa Touré filme les femmes violées dans Nous sommes nombreuses ou les enfants des rues de Brazzaville dans Poussières de ville, ce n'est pas de la compassion qu'il cherche à faire naître chez le spectateur. Il ne joue pas la corde sentimentale : sa distance est juste et ne prête pas aux larmes. C'est à une conscience qu'il appelle, et cela passe par une esthétique : comment il cadre ces femmes et ces enfants, dans quel décor et dans quel éclairage, où il met sa caméra et à quelle distance, quelles questions il pose et s'il laisse la liberté de la réponse, qu'est-ce qu'il partage avec eux réellement. Cette proximité est essentielle ; elle se nourrit de sincérité. Ce sont ces deux facteurs qui permettent au sujet de ne plus être Africain mais simplement humain, et donc d'intéresser la planète entière comme un alter ego (un autre semblable) et non comme une curiosité lacrymogène. « L’époque demande une conscience accompagnée d’une pensée, dit encore Mahamat Saleh Haroun. On ne peut plus produire pour éveiller les consciences. Ce n’est plus suffisant. Il faut cette humilité de porter le débat sur le terrain du cinéma lui-même comme création artistique en soi et non seulement pour faire progresser des causes. » Encore faudrait-il que cela ait lieu : où est l'espace critique dans les médias, où sont les critiques et les revues de cinéma ? Il ne suffit plus de s'extasier en cœur sur la pertinence d'un Sembène, si fulgurante soit-elle. Un débat doit avoir lieu, qui n'évite pas les remises en causes et les luttes fondatrices. Car une nouvelle donne est venue renforcer le poids de l'enjeu ! Nécessité de la critique Il n’y a pas de hasard : c’est à ce tournant historique que se structure nécessairement la pensée critique. La récente apparition de la Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC, novembre 2004, www.africine.org) révèle l’urgence d’un accompagnement critique. S'agit-il de s'inscrire dans une réflexion sur les enjeux moraux de la mise en scène cinématographique ? On voit certes le jeune cinéma vidéo reproduire notamment au Nigeria les perversions déjà à l'œuvre dans les productions de masse : représentation sans voile d'une violence manipulatrice, irrespect du sujet par un voyeurisme exacerbé, négation des valeurs fondatrices de la société etc. Cette réflexion serait ainsi dans la droite ligne de la pensée critique développée en Occident après la shoah et que Claude 90 Dheygere Antoine Annexes Lanzmann théorise dans son film éponyme, puisant aussi bien dans la pensée d'André Bazin que chez Godard qui affirmait : « Le travelling est affaire de morale ». Mais doit-on émettre des critères de l'honorable et du méprisable, avec, comme l'écrit Jean-Michel Frodon dans un récent article des Cahiers du cinéma, « le sifflet à la bouche et le carnet de contraventions à la main » ? (4) Il plaide pour une interrogation critique sans prétention normative en rétablissant la singularité de l'œuvre et celle du regard sur l'œuvre. N'est-ce pas la revendication même de ces cinéastes notamment africains qui délaissent le film comme éducation (école du soir) pour privilégier le film comme œuvre d'art, non pas un art pour l'art stérile mais produisant une émotion qui ne soit pas sentimentale mais productrice de pensée, qui renonce au spectacle pour mobiliser le spectateur en tant que sujet actif et non objet consommateur ? Le critique est dès lors celui qui propose une réflexion sur cette relation entre le film et lui-même, et ne se détache du spectateur moyen que parce qu'il se cultive pour pouvoir analyser les stratégies esthétiques mises en œuvre par le cinéaste. Ce n'est donc pas qu'il y ait du filmable et de l'infilmable dans la représentation du sexe et de la mort, mais bien une façon louable qu'a le cinéaste de mobiliser l'autonomie du spectateur ou méprisable de l'immobiliser dans l'assouvissement d'une pulsion. Sortir de la marge Si le moment est historique tant pour le cinéma africain que pour la pensée critique qui l'accompagne, c'est que c'est l'Afrique elle-même qui sombre dans les enfers de l'oubli. Sa légendaire résistance culturelle ne tiendra plus longtemps face à la pauvreté qui la ronge, avec ses sœurs de misère que sont la corruption, l'intolérance et la guerre. Ce n'est pas par l'économie mais par l'art qu'elle pourra retrouver sa place au centre et non dans les marges de la représentation. « La nouveauté est cette prétention, qui n’est plus de l’ambition, de représenter l’Afrique avec l’idée que sa place est dans le centre et non à la marge », dit encore Haroun. Seulement voilà : la marge, les artistes l'ont adoptée. Momar Désiré Kane montre dans son récent ouvrage à quel point la marginalité structure le discours littéraire et cinématographique africain. (3) Rien d'étonnant à ce qu'on attende d'un Africain qu'il ne sorte pas de sa forêt et qu'on lui pose sans cesse la question de son « africanité ». N'est-il pas contradictoire de vouloir sortir de la marge pour affirmer sa place dans le monde alors même qu'on trouve dans la marge une structure d'identité ? De même que le métissage renvoie à une pensée dualiste, la marginalité implique deux pôles : un extérieur sauvage et menaçant contre un centre rassurant. Vouloir sortir l'Afrique de la marginalité historique sans tomber dans les fixations antécoloniales de la Négritude implique de s'attaquer à l'imaginaire qui sous-tend cette vision. Plus que jamais, les cinéastes sont condamnés à lutter contre les fantasmes qui voudraient les enfermer dans un espace traditionnel territorialement déterminé. C'est pourquoi ils revendiquent l'errance comme caractéristique de leur place dans le monde. Plutôt qu'un cinéma métisse, c'est un cinéma nomade qui cherche à s'imposer, sans jamais renier ses origines mais en les considérant comme un passage. Dans la lignée de l'œuvre de Djibril Diop Mambéty, cinéma prophétique de la cruauté par sa représentation de l'impossible ancrage dans la violence faite à l'Afrique, ce cinéma qui se cherche utilise les ficelles de l'oralité pour affirmer sa différence et sa résistance. (6) L'oraliture chère à Ahmadou Kourouma se relit de façon limpide dans Le Fleuve de Mama Keïta, Heremakono d'Abderrahmane Sissako ou Bye bye Africa de Mahamat Saleh Haroun comme elle se retrouve dans ce manifeste qu'est L'Afrance d'Alain Gomis. Relecture moderne de L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, L'Afrance Dheygere Antoine 91 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud inverse le « programme » : la rencontre entre l'Occident et l'Afrique ne conduit plus à la folie et à la mort ; l'hybridation sera finalement assumée par le fils qui revient voir son père au terme d'un périple aux confins du suicide dans le cercle vicieux du rejet français. Il ne s'agit pas de se renier et d'en être coupable mais de la revendiquer : lorsque dans un plan final où ils sont face à face cadrés à égalité, le père demande à son fils : « Alors tu vas nous abandonner ? », celui-ci lui répond « Oui ». Terminant son film en plaçant son héros au milieu des baobabs, le métis Alain Gomis donne raison à Haroun quand il dit encore : « Plus on se met dans le monde, plus on est porteurs d’Afrique. Plus on s’éloigne de chez soi, plus on y est rattaché ! » « On se heurte alors à ceux qui croient que la proximité géographique est porteuse de vérité », ajoute-t-il. Vue sous cet angle, la question du public est comme un boulet au pied. « Le problème est d’arriver à s’affranchir du regard des autres et s’affirmer comme un artiste singulier qui n’est pas la somme de ceux qui sont là-bas. Le regard des autres façonne le travail artistique de tous : c’est la structuration de la pensée qui permet d’en sortir », conclut Haroun. Et c'est elle qui permet de bâtir ensemble une nouvelle inscription dans le monde. Président d' Africultures , Olivier Barlet est aussi critique de cinéma et dirige la collection « Images plurielles » aux éditions L'Harmattan, Paris. Dernier ouvrage paru : Les Cinémas d'Afrique noire : le regard en question (L'Harmattan, Zed Books, L'Harmattan-Italia, Horlemann Verlag / Arte). Notes (1) cf. le dossier "Cinéma : l'exception africaine", Africultures n°45, février 2002, L'Harmattan, et sur www.africultures.com. (2) Les citations de cet article sont issues d'un entretien préparatoire avec Mahamat Saleh Haroun, Apt, novembre 2004, publié sur www.africultures.com (3) Bulletin n°5, septembre 2001, "Nomadisme, errance, exil, voyages : nous sommes tous des charlots", à lire sur www.cinemadafrique.com (4) "L'horizon éthique", décembre 2004, p. 60-62. (5) Momar Désiré Kane, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones : les carrefours mobiles, collection Images plurielles, L'Harmattan 2004. (6) cf. Olivier Barlet, "Les nouvelles écritures francophones des cinéastes afroeuropéens"¸ in "Écritures dans les cinémas d'Afrique noire", revue CiNéMAS vol. 11 / n°1, Montréal, automne 2000. DUCLOS Denis et JACQ Valérie : « Du documentaire au « cinéma des gens » » , Le Monde Diplomatique, mai 2005 : Mutations du septième art Du documentaire au « cinéma des gens » Le cinéma est-il en train de réinventer son rapport à la réalité ? Après avoir cru piéger cette réalité dans le documentaire, ou la recréer par les techniques virtuelles, les cinéastes se rendent compte qu’elle tient à un équilibre plus subtil. Mais cette nouvelle sensibilité esthétique, que le Festival de Cannes semble prêt à encourager, doit trouver son chemin entre la passion documentaire et le plaisir de l’illusionnisme. 92 Dheygere Antoine Annexes Depuis quelques années, de nombreux films documentaires sortent en salles. Ils explorent les institutions : l’école avec Etre et avoir (Nicolas Philibert, 2002), la justice avec Dixième chambre (Raymond Depardon, 2004), l’intimité avec Dans la chambre de Vanda (Pedro Costa, 2000), les milieux sociaux avec A l’ouest des rails (Wang Ping, 2003), les sociétés avec Bowling for Columbine (Michael Moore, 2002). Ils interrogent l’immigration clandestine avec Border (Laura Waddington, 2004), le génocide avec S21, la machine de mort khmère rouge (Rithy Panh, 2002). Ils analysent l’histoire tels Salvador Allende (Patricio Guzman, 2003) ou Mémoires d’un saccage (Fernando E. Solanas, 2003), et ils militent contre le pouvoir comme Farenheit 9/11 (Michael Moore, 2004), Le Monde selon Bush (Robert Greenwald, 2004). Ils critiquent les médias dans Outfoxed (la guerre au journalisme dans l’empire Murdoch, William Karel, 2004), dénoncent le capitalisme (The Corporation, Mark Achbar et Jennifer Abott, 2004), l’affairisme de « marque » destructeur des vins de terroir (Mondovino, Jonathan Nossiter, 2004), ou enfin l’horreur du néocolonialisme économique (Le Cauchemar de Darwin, Hubert Sauper, 2005). Peut-on expliquer cette « incontestable augmentation de l’offre documentaire » par une « défiance envers la fiction ( 1) », un appétit pour la réalité ? Sans doute en partie. En effet, même si le documentariste ne veut plus offrir un reflet neutre de ce qu’il filme, il se charge de nous restituer la réalité. Grâce à d’immenses banques de données, aux caméras légères, aux prises de son raffinées, au montage rapide, il aurait un accès privilégié aux faits. Ainsi, Michael Moore, Robin des bois de l’information, nous fait découvrir le dessous des cartes dans Farenheit 9/11 : rapports falsifiés par l’administration Bush, gros plans du visage présidentiel dont il décrypte les expressions, happenings provocateurs où l’adversaire filmé en direct avouerait sa nature. Et Moore, lors de la promotion de ce film propagandiste, d’asséner en leitmotiv qu’il s’agit de « vérités » opposées aux « mensonges » du gouvernement. De même, dans Supersize me (2004), Morgan Spurlock montre comment les produits McDonald’s rendent obèse, en offrant le spectacle de son corps gonflant réellement à mesure qu’il ingère des hamburgers. La vérité des images est cautionnée par une armée de médecins vérifiant son taux de cholestérol et de triglycérides, entre deux statistiques sanitaires. Ce procédé est aussi utilisé par Michael Moore incrustant en gros caractères des données criminologiques (Bowling for Columbine). Quant à Hubert Sauper, dans Le Cauchemar de Darwin, acharné à traquer l’origine de la perche du Nil, il exhibe la désolante réalité qui sous-tend ce mets raffiné : mort écologique du lac Victoria infesté par ce prédateur pullulant, surexploitation des travailleurs tanzaniens, mourant dans la misère, d’épuisement et du sida, alors que fleurit l’économie de guerre. L’image choc et la foi quantitative se combinent dans un réquisitoire auquel le spectateur assiste, forcément convaincu. L’image désacralisée Quand il s’agit de pénétrer des lieux hors d’accès (tribunal, classe, usine, archives policières), c’est la discrétion de la caméra et du commentaire qui donnent cette fois l’impression d’y être. Le succès d’Etre et avoir, où Nicolas Philibert filmait une classe d’école primaire, n’a pas été étranger au désir de chaque parent d’observer ses enfants sans être vu, là où ils lui échappent. Analogue à une caméra de vidéosurveillance fixée face au juge et aux prévenus lors de vrais procès, l’objectif de Raymond Depardon nous place devant l’événement pur comme en l’absence d’un réalisateur, tout comme celle de Wang Ping se fait oublier entre les ouvriers chinois discutant dans une locomotive, au repos ou sous la douche. S’agit-il de saisir sans filtre des situations où les gens se laissent surprendre, comme les animaux sauvages se laissent observer dans les films animaliers ? Dheygere Antoine 93 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Le cinéma de fiction adopte aisément ce vérisme : ainsi d’Open Water (2004), où Chris Kentis, avec de vrais requins, reproduit la terreur documentarisée qui avait porté Le Projet Blair Witch ( 2). La soif d’un véridique garanti par l’image pousse à la prédation des trésors de l’intimité. Des gestes crus traversent la narration : Naomi Kawase, dans Shar, (2002), met en scène son propre accouchement, Vincent Gallo se fait faire une « vraie » fellation dans son propre film (Brown Bunny, 2003). Curieusement, on ne rapproche guère cette vogue réaliste des émissions de télé-réalité telles que « Strip-tease », « Loft Story », « Survivor » aux Etats- Unis ( 3), « Big Brother » ou « Gran Hermano » aux Pays-Bas ou en Espagne, aux ressorts pourtant analogues : caméras postées pour saisir des comportements spontanés, acteurs non professionnels devenant objets consentants. Bien sûr, dire que le documentaire en appelle au même désir d’emprise que les shows, considérés comme la lie des programmes ( 4), serait abusif. Mais soyons vigilants : tous les dispositifs réalistes peuvent servir une manipulation : celle des non-acteurs, à la merci des réalisateurs guettant ce qui leur échappe ; celle des spectateurs croyant qu’on filme pour eux la vie même. Plus on prétend laisser la réalité investir directement l’écran, et plus on court le risque d’obtenir des acteurs déclassés, un spectateur captivé par le sensationnel, un auteur absent ou changé en œil de voyeur, un sujet réduit à des images passant pour preuves brutes de thèses en fait préconstruites. Sans précautions éthiques, sans choix esthétiques, le documentaire rejoindrait alors paradoxalement... les dispositifs industriels qui permettent de modeler des mondes toujours plus irréels (Gladiator, Terminator, Minority Report, Matrix, I-Robot, Harry Potter, Shrek). Les scénarios, même tirés de bons romans, tel I-Robot, film américain (Alex Proyas, 2004), inspiré des romans d’Isaac Asimov, y deviennent prétextes à la prouesse d’un réalisme technologique à laquelle résiste mal l’imaginaire de chaque auteur. Même les univers singuliers d’un Enki Bilal (Immortel, 2004) ou d’un Jean-Pierre Jeunet (Alien IV, La Résurrection, Amélie Poulain, Un long dimanche de fiançailles), semblent contaminés par cet excès de facticité. De leur côté, les acteurs servent d’armatures vivantes ou donnent la réplique à des poupées comme dans Pole Express (Robert Zemeckis, 2004). Quant au spectateur, il est réduit à une crédulité tremblante devant la compétence suggestive de la machine à illusions. Ainsi, au travers d’un même culte du vrai, ciné-virtualité et ciné-réalité peuvent converger : dans le documentaire comme dans la fiction, l’auteur ne créerait plus un monde qui lui est propre, l’acteur n’incarnerait plus cette vision, le spectateur ne pourrait plus s’y reconnaître. Le réel régnerait désormais sur le 7e art, nivelant tous ses protagonistes, devenus ses servants. Face à cette menace, faut-il souhaiter le retour au cinéma d’antan ? Faut-il se contenter du parti classique jouant à distance avec la réalité sociale, comme le très beau Couperet du maître Costa-Gavras, d’après l’excellent et drôle roman de Donald Westlake ? Faut-il fustiger le besoin toujours plus vif d’une vérité cinématographique ? Ce serait ignorer que le public, aussi curieux soit-il d’effets, n’est plus guère étonné par le mystère de leur création. Manipulant lui-même les outils logiciels de montage, etc., il est aussi mieux informé des mécanismes de fabrication (making of des films) et des aléas de la production. Or tant le cinéma hollywoodien que le film d’auteur reposaient sur l’accès privilégié des professionnels aux secrets de leur art. Comment ne pas se féliciter que l’écriture cinématographique soit désormais toute proche, parmi nous ? La nostalgie pour l’auteur-démiurge, qui hante la profession, rend d’ailleurs fantomatiques nombre de réalisations contemporaines. Comme l’écrit Emmanuel Burdeau ( 5) à propos de Shara (Naomi Kawase), de Brown Bunny (Vincent Gallo) ou d’Histoire de 94 Dheygere Antoine Annexes Marie et Julien (Jacques Rivette, 2002), ces films montrent « une étrange impossibilité du vivant » qui contamine l’acteur, dont le jeu « rompt avec le pacte de l’incarnation ». Comme l’avait pressenti Serge Daney, ce cinéma semble voué, avec ses personnages solitaires et ses décors désertés, à renoncer finalement... au public. Mais est-ce une fatalité ? Une première réponse fut esquissée par la Nouvelle Vague. La caméra descendait dans la rue avec Jean-Luc Godard (A bout de souffle) ou François Truffaut (Les Quatre Cents Coups). On rompait avec le personnage héroïque ou diabolique et la narration linéaire pour leur préférer un point de vue personnel, tout en multipliant les références au cinéma des maîtres. En désacralisant l’image, la Nouvelle Vague rendait envisageable son appropriation par tous. Entérinant la mort du cinéma d’auteur, et s’en faisant l’historien, Godard en appelle à un art qui ne serait plus tant celui de l’œuvre que celui des gens, celui « du cœur » ( 6). Du côté du spectateur, réalisateurs et interprètes ne seraient plus des êtres hors du commun, dont on guette faits et gestes dans les magazines people. On romprait avec ce fantasme selon lequel chacun rêve d’être artiste, comme en témoigne encore la multiplication des écoles de cinéma ou de théâtre, alors que peu de candidats trouveront un emploi ( 7). Les manifestations des intermittents du spectacle soulignent leur précarité et remettent en cause un prestige exagéré. Le deuil de l’artiste d’exception échappant aux catégories du travail salarié semble se profiler. Malgré des résistances, le « cinéma du cœur » espéré par Godard se fait donc jour. Au lieu de se lamenter sur la mort de l’auteur, certains réalisateurs lui offrent une nouvelle vie en modifiant ses relations aux autres, acteurs, techniciens, spectateurs. Ainsi d’Abbas Kiarostami ( 8), qui construit des fictions avec des non-professionnels. Il élabore avec eux leurs personnages à partir de leur réalité, mais déplacée et assumée, évitant le voyeurisme. La familiarité avec ses acteurs devient telle que le naturel obtenu est plus vrai que celui du documentaire. La scène de Ten où une mère divorcée se dispute en voiture avec son jeune fils, à propos de son choix de vie, est bouleversante de justesse. Dans Le Goût de la cerise, la réticence d’un jeune soldat à participer à un suicide est si troublante qu’on peine à croire qu’il joue. Kiarostami réconcilie démocratisation et création, sans dédaigner les techniques nouvelles, comme la caméra numérique qui le rend encore plus proche de ses acteurs et du paysage. Il partage avec les cinéastes signataires du fameux manifeste du Dogme 95 ( 9) le refus d’utiliser des artifices pour contrôler nos émotions : musique redondante, esthétisme léché, travellings spectaculaires, actes « superficiels » tels des meurtres, etc. Dans le légendaire Festen (1998), réalisé par Thomas Vinterberg selon ces principes de chasteté, le réalisme surpassait celui du documentaire : sur le sujet délicat de l’inceste, il évitait le sensationnalisme. La famille filmée par Vinterberg existait d’autant plus qu’elle n’était ni « représentative » ni mythologique. La révélation troublant la fête familiale nous émouvait, car elle n’était soulignée par aucun discours extérieur. Les acteurs plongés dans le scandale vivaient la situation, là où un documentaire vériste sur l’inceste proposerait aux victimes de surjouer leur propre rôle. Ne pas se perdre dans les bons sentiments Chez Luc et Jean-Pierre Dardenne ( 10), le spectateur a affaire à la chair des protagonistes, plutôt qu’à leur psychologie : l’émotion naît de cette confrontation physique, plus que des mots qui désigneraient ce qui doit nous émouvoir. Le travail des comédiens s’en ressent : ainsi Olivier Gourmet tint-il à conserver pendant le tournage du Fils une stricte distance avec le jeune comédien qui jouait l’assassin de « son » fils, afin qu’une tension réelle imprégnât l’écran. Dheygere Antoine 95 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud Les avancées dans la forme se retrouvent dans le contenu, moins simpliste ou prévisible. Des bifurcations s’y produisent comme dans la vraie vie. Dans Le Goût de la cerise, de Kiarostami, l’envie de suicide sert un nouvel éveil. Dans J’ai engagé un tueur, du Finlandais Kaurismäki (1991), Jean-Pierre Léaud, en solitaire expatrié, renonce, pour l’amour tardivement découvert, au « contrat » qu’il a commandité sur sa propre tête. Dans La vie est un miracle, d’Emir Kusturica (2004) ( 11), d’humbles animaux interrompant l’acte fatal vous réconcilient avec le présent, là où la recherche d’un sens (nationalisme, vocation artistique, etc.) conduit au désespoir. Si la mort est présente, elle ne triomphe donc pas, sans pour autant retomber dans les béats happy ends des confitures hollywoodiennes. De Kiarostami affirmant que « la vie est plus importante que le cinéma » ( 12) aux frères Dardenne soulignant que la présence vitale de l’assassin à ses côtés est plus forte pour le père que le souvenir de son fils mort, on insiste sur « la vie qui continue » par opposition à la nostalgie de l’auteur-zombie. De cette prévalence de la vie découle le rejet de la victimisation : le couple d’amoureux de La vie est un miracle résiste aux stéréotypes de la guerre civile serbo-bosniaque. Plutôt que d’être vaincus par le séisme, les villageois iraniens filmés par Kiarostami dans Au travers des oliviers (1994) enterrent leurs morts, jouent au foot et reconstruisent leurs maisons. Dépouillé de sa mémoire, le héros de L’Homme sans passé (2002) de Kaurismäki s’invente une vie plus exaltante que son existence confortable avant l’agression. L’état officiel de victime s’efface derrière le personnage qui en réchappe. De même, en renonçant à venger son fils, le père filmé par les frères Dardenne ne se définit plus par le deuil, mais par la transmission de son savoir à l’apprenti : celui-ci n’est plus seulement déterminé par son meurtre, mais par le besoin partagé de la filiation. Eleonore Faucher, dans son premier film, Les Brodeuses (2003), tisse aussi des liens entre une adolescente trop tôt enceinte et une mère suicidante, en deuil de son seul fils : tout comme le bois et son travail avaient réuni les héros des frères Dardenne, les tissus, les perles, les fils colorés de la broderie d’art soutiennent leur rencontre et leur permettent de préférer la vie. Malgré leurs proximités, tous ces films évitent les discours sur le pardon, et ne se perdent pas dans les bons sentiments. Ils montrent plutôt que les gens trouvent des solutions inédites, en dehors de toute théorie. Et demeurent irréductibles à une unique réalité, fût-elle militante. Denis Duclos et Valérie Jacq Denis Duclos Sociologue, directeur de recherches au CNRS, auteur notamment du Complexe du loup-garou, La Fascination de la violence dans la culture américaine, réédition 2005, et nouvelle postface, La Découverte, Paris. Valérie Jacq Philosophe, membre d’une administration de la coopération culturelle. ( 1) Lire l’entretien avec Marie-Pierre Duhamel-Müller, directrice artistique du Festival du réel, dans Les Cahiers du cinéma, n° 594, octobre 2004. ( 2) Film d’épouvante américain de David Myrick et Eduardo Sanchez, 1999. ( 3) 50 millions de spectateurs en audience d’été. ( 4) Cf. « Vive la télévision », Le Monde, 10 août 2004. 96 Dheygere Antoine Annexes ( 5) Cahiers du cinéma, avril 2004. ( 6) Histoire(s) du cinéma, n° 3, dernière séquence, film de Jean-Luc Godard (1988-1998). ( 7) Charles Gayssot, France-Inter, 29 juillet 2004. ( 8) Réalisateur iranien, Palme d’or, Cannes, 1997, pour Le Goût de la cerise, sera président du jury de la Caméra d’or au Festival de Cannes du 11 au 22 mai 2005. ( 9) Mouvement de réalisateurs danois, sous l’impulsion notamment de Lars von Trier, pour lutter contre les superproductions et les artifices. ( 10) Réalisateurs belges, auteurs de La Promesse (1996), de Rosetta (Palme d’or à Cannes en 1999), et du Fils (2002). ( 11) Président du 58e Festival de Cannes (2005) ( 12) Dans Abbas Kiarostami, textes, entretiens, filmographie complète, Editions de l’étoile, Paris, 1997. BARLET Olivier : « De la phobie du métissage à l'ambivalence au cinéma », publié le 09/03/2007 : Aujourd'hui en France, on se demande sans cesse si vivre ensemble est possible. Pénétrée des métissages de son Histoire coloniale, la France ne cesse d'en avoir peur, donc peur d'elle-même. Cette peur de perdre une mythique intégrité, le cinéma l'aborde le plus souvent dans ce qu'il sait le mieux faire au plus profond des salles obscures : l'intime. C'est ainsi que les films où le rapport avec la colonie est abordé mettent très souvent en scène des relations amoureuses. La mixité culturelle y est pourtant une aventure à hauts risques. Imagerie persistante Le cinéma colonial n'a jamais eu comme sujet les colonisés, et surtout pas leurs conditions de vie. Cinéma de propagande, il ne fonctionnait pourtant pas comme un spectacle parfait du rêve colonial français. Il a certes fixé une imagerie que nous trimbalons encore dans nos imaginaires, mais il a aussi été un miroir des contradictions, des chimères et des échecs de la relation coloniale. Il l'a été malgré lui car le cinéma en révèle souvent davantage sur celui qui le fait que sur son sujet : en cristallisant le mythe colonial dans des fictions démonstratives, en tentant de légitimer la prise de possession tant territoriale que culturelle, il reflète les profondes contradictions du colon et offre en définitive une passionnante radioscopie de la fin d'un empire. Dans l’exposition L’Afrique au regard du cinéma colonial à l’Institut du Monde Arabe en 1994 et au Fespaco (Festival panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou) en 1995, Youssef El Ftouh et Manuel Pinto présentaient des photogrammes classés selon les critères d’analyse de l'image coloniale dégagés par une étude systématique de plus de 350 films. Comme le signalait le livret de l'exposition : - Le colonisé est vu de dos, ce qui signifie l'anonymat. S'il est noir et nu, la vue de dos montre la force, la puissance animale et occulte le visage, symbole de l'être pensant. Ou bien le colonisé sera vu de profil, autre façon de signifier l'anonymat dans une représentation proche des études anthropomorphiques. - Il est cadré au sol ou en plongée, la contre-plongée, qui souligne l'humanité et la noblesse, étant réservée aux colons ; dans la symbolique iconographique occidentale, ce Dheygere Antoine 97 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud qui descend du ciel est positif et ce qui surgit de terre est négatif ; mais plus encore, le colonisé exposé par terre est dans son état de nature, son animalité. - Le gros plan du visage noir pointe les stéréotypes raciaux, souligne les "traits négroïdes" qui seront présentés comme comiques ou effrayants (yeux en boule, grosses lèvres et dents blanche). Chez les Maghrébins, ce sera le nez sémite, le visage luisant et l'aspect fourbe. - En présence d'un personnage européen, le personnage du colonisé est souvent filmé plus petit pour marquer la domination du premier sur le second. - Les personnages colonisés sont représentés en foule grouillante et piaillante, allusion au monde des animaux et des insectes. - Les colonisés sont souvent nus : l'opposition entre l'état de culture et l'état de nature est traduite par l'usage du vêtement. - Les vêtements sont souvent rayés : dans le code de lecture occidental, la rayure caractérise les réprouvés et les personnages de condition inférieure. Elle caractérise souvent l'exotisme ou l'état de nature. Elle montre du doigt l'infamie, à la différence de l'honnête homme, et marque l'exclusion de l'ordre social. - Les accessoires comme la cigarette, la boucle d'oreille, le tatouage, le couteau etc. renvoient systématiquement à un type social et racial. - Les colonisés sont presque systématiquement cadrés à droite de l'image : dans l'imaginaire judéo-chrétien, les bons sont assis à la droite de Dieu, et se retrouvent donc cadrés à gauche de l'image, le côté positif, valorisant. Cette imagerie est si bien ancrée dans nos têtes que nous serons gênés par une photo où Mandela serait à la gauche de De Clerk. Le cinéaste se chargera bien inconsciemment par la mise en scène de restaurer l'ordre colonial et contribue ainsi à le perpétuer. (1) Le couple impossible Lorsque Joséphine Baker chante "J'ai deux amours", c'est dans Ounawa, un sketch situé dans la jungle équatoriale avec le léopard Chiquita, où elle est amoureuse d'un colon français qui lui demande de venir avec elle en France. Elle chante : "Ma savane est belle. Mais à quoi bon le nier. Ce qui m'ensorcelle. C'est Paris. Paris tout entier. J'ai deux amours : mon pays et Paris." Sa tribu l'empêchera de partir. Même si elle chante : "Doucement je dis : emporte-moi", le mariage n'aura pas lieu. Pourquoi donc faire son plus proche de cet Africain enfantin, naïf, arriéré, animal que Joséphine Baker incarne à longueur de films, de La Sirène des Tropiques (H. Etiévan et M. Nalpas, 1927) où elle est carrément simiesque à Princesse Tam Tam (Edmond Gréville, 1935) où l'on dit d'elle que "elle mange avec ses doigts, c'est une sauvage, une cannibale". Mais lorsqu'elle se met à danser la rumba accompagnée des tambours, elle redevient la beauté noire, cette exotique attraction sauvage et fascinante dont les Français tombent amoureux. Sa proximité avec la nature, sa sexualité supposée débridée, la rendent objet de tous les fantasmes. (2) Mais le couple est impossible : l'Autre est trop différent, le métissage dangereux. (3) Dans Zou Zou (Marc Allegret, 1934), le marin Jean Gabin se détournera malgré sa fascination de la créole Joséphine Baker pour se marier avec Claire (Germaine Aussey). A la danse énergique et sauvage de Baker, la caméra opposera le duo Jean/Claire qui danse en parfaite harmonie. Ainsi donc, si la femme indigène offre transgression, péché, plaisir, seule la femme blanche peut répondre au désir véritable de l'homme blanc. Si l'on exploite sexuellement 98 Dheygere Antoine Annexes la femme indigène (comme on le conseillait aux militaires dans les colonies), c'est pour mieux se reporter sur la femme européenne. Le cinéma colonial construit nombre de fictions sur la mise en scène de cette attraction interraciale pour mieux en éclairer les dangers et l'impossibilité. Le mariage n'aura pas lieu. Pourtant, il était au programme ! La colonisation ne devaitelle pas permettre "le mariage entre l'Orient et l'Occident" ? Dans Itto (Jean Benoît-Lévy et Marie Epstein, 1934), il est même visualisé lorsque le commandant français ôte une bague de son auriculaire pour l'enfiler à celui du chef d'une tribu de l'Atlas marocain, symbole de la nouvelle alliance, après la révolte notamment menée par Itto, une femme. La trouble altérité des peuples colonisés sera artistiquement représenté par la femme. Pas n'importe laquelle : elle est chanteuse, danseuse, prostituée, aguicheuse, d'origine indéterminée. Il faudra la civiliser mais il faudra aussi s'en méfier, au risque de tomber dans le piège de la séduction. Chef d'œuvre du genre, L'Atlantide, le roman de Pierre Benoît, connaîtra plusieurs adaptations cinématographiques. Celle de Jacques Feyder (1921) résume toutes les composantes de la relation. On meurt d'amour dans le palais de la belle Antinéa, lequel est situé au milieu du désert (la colonisation n'est-elle pas le fait de remplir, peupler, civiliser le vide, le vierge, l'inefficace ?). Mais le capitaine Morhange refusera l'amour d'Antinéa. Pour se venger, elle se donnera à son compagnon Saint-Avit pour lui demander de le tuer. Ce qu'il fera : sa passion l'égare, il franchit la limite et y laissera lui aussi la vie, car au-delà de la limite commence la psychose, prélude à la mort. Attention donc à ne pas se brûler les doigts avec les belles indigènes (et partant avec la colonie elle-même, que la femme incarne de façon symbolique dans les films) : le mélange des races reste interdit, le métissage prohibé, au risque de bafouer l'ordre social et, plus grave, de mettre l'intégrité de l'Occident en danger. L'indigène est de toute façon incapable de s'ouvrir aux vrais valeurs coloniales, l'égalité est impossible. Cas rarissime de couple mixte ayant une progéniture, la prostituée tunisienne Safia se marie à un Français dans les deux versions de La Maison du Maltais (H. Fescourt, 1926 et P. Chenal, 1938). La "fille de charme" deviendra une "charmante maîtresse" parfaitement adaptée à la vie parisienne. L'assimilation efface la mixité. Serait-il donc possible pour le colonisé d'évoluer suffisamment pour entrer dans le cercle des civilisés ? C'est le discours officiel assimilationiste mais il ne correspond nullement à la réalité. La contradiction est de taille : la colonisation républicaine qui préconise l'assimilation au nom des valeurs d'égalité et de fraternité ne cesse d'insister sur l'incompatibilité entre les deux cultures. Les divergences politiques, morales et culturelles empêchent tout coexistence intime. Nombre de films montrent même que le sentiment amoureux est incompatible avec les règles du devoir patriotique, une valeur qui dans les films coloniaux n'est positive que si elle est portée par les Français. Cette phobie du métissage, encore si présente aujourd'hui, rend visible la faillite de l'assimilation coloniale. Le cinéma colonial est en cela un miroir révélateur de l'impossibilité d'une aventure qui ne pouvait qu'être durablement dramatique et porte avant l'heure, dans ses fictions mêmes, la décolonisation. La voix tardive du cinéma français Et puis c'est le silence. En dehors de rares films qui tous seront d'une manière ou d'une autre censurés, le cinéma français des années 50-60 se tait sur l'aventure coloniale qui fait pourtant la une de l'actualité. René Vautier fait l'exception avec son film anticolonialiste Afrique 50. Il sera interdit. Chris Marker critique l'impérialisme européen dans Les Statues meurent aussi (1952) : il sera censuré. Paul Carpita montre dans Rendez-vous sur les quais Dheygere Antoine 99 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud (1953) les dockers de Marseille refusant de charger les armes à destination d'Indochine. Il est interdit. La controverse déclenchée par Les Maîtres-fous de Jean Rouch (1954) qui montrait un rituel sur le rapport colonial l'empêcha de dépasser l'enceinte du Musée de l'Homme. En 1960, Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard qui dénonce la torture en Algérie sera censuré et ne sortira qu'en 1963. En dehors des timides références au rapport entre la France et l'Algérie dans L'année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1963) ou Muriel (Alain Resnais, 1963), la décolonisation et les guerres coloniales ne seront pas un sujet pour les cinéastes français (en dehors de La 317ème Section de Pierre Schoendorffer sur l'héroïsme des soldats français en Indochine). (3) C'est un Italien, Gillo Pontecorvo, qui mettra les pieds dans le plat avec La Bataille d'Alger en 1966. Le cinéma St Séverin du Quartier latin qui le passe sera plastiqué. Le sujet est maudit : même dans les années 70, les quelques films qui émergent restent longtemps dans les couloirs avant de trouver la voie des salles : Avoir 20 ans dans les Aurès (René Vautier, 1971), RAS (Yves Boisset, 1972), La Question (Laurent Heynemann, 1976). Mais c'est quand même le signal : à partir de la moitié des années 70, le cinéma français commence timidement à examiner le passé colonial. La Victoire en chantant (Jean-Jacques Annaud, 1976) se situe dans l'Afrique de 1916 mais, malgré un portrait acerbe du milieu colon, n'échappe pas à une vision caricaturale des "indigènes". Le Crabe-tambour (1977) de Pierre Schoenderffer continue sa vision de l'héroïsme de l'armée française dans les guerres coloniales. Le Coup de sirocco (Alexandre Arcady, 1978) s'attache au traumatisme des pieds noirs. L'Etat sauvage (Francis Girot, 1978) dénonce la corruption des autorités tant françaises qu'africaines dans un pays africain indéterminé. C'est dans les années 80 et 90 que le syndrome colonial est directement abordé. Des cinéastes marqués dans leur enfance par l'expérience coloniale l'abordent par la fiction, d'autres s'en saisissent pour montrer les colonies comme des territoires occupés où les rapports entre colonisés et colons étaient complexes. Cela donnera en vrac : en Afrique noire, Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981), Chocolat (Claire Denis, 1988) ; en Algérie, Fort Saganne (Alain Corneau, 1984), Salut Frangin (Gérard Mordillat, 1989), Le Vent de la Toussaint (Gilles Béhat, 1991), Outremer (Brigitte Roüan, 1991), La Guerre sans nom (Bertrand Tavernier 1992) ; en Indochine L'Amant (Jean-Jacques Annaud, 1992), Indochine (Régis Wargnier, 1992), Dien Bien Phu (Pierre Schoendoerffer, 1992). A ces films font écho les œuvres du "cinéma beur" comme Le Thé à la menthe (Abdelkrim Bahloul, 1984) ou Le Thé au harem d'Archimède (Medhi Charef, 1985) où apparaît pour la première fois la vie des immigrés maghrébins en France. Leur mémoire sera ensuite abordée à travers des films comme Le Gone du Chaâba (Christophe Ruggia, 1998) d'après le livre éponyme d'Azouz Begag ou Vivre au paradis (Bourlem Guerdjou, 1998) sur la vie dans les bidonvilles parisiens au moment de la guerre d'Algérie. Les films du Mauritanien Med Hondo notamment, comme Soleil ô (1970) ou Les Bicots nègres nos voisins (1974) s'attaquent au néocolonialisme et fait le portrait des travailleurs immigrés en France. Dans Watani (1997), il dénonce les ratonnades nocturnes contre les étrangers noirs ou arabes. Du premier film réalisé par des Africais, Afrique sur Seine (Paulin Soumanou Vieyra et Mamadou Sarr, 1957) à par exemple récemment le très beau Waalo Fendo (Mohamed Soudani, 1997), les cinéastes africains se sont ainsi attachés à directement aborder les conditions de vie des immigrés en Europe. (6) Le refus de Protée 100 Dheygere Antoine Annexes "Les Blancs et les Noirs ne vivaient pas ensemble mais il y avait dans leur façon de vivre côte à côte une espèce de sensualité et le film dit qu'entre eux quelque chose était encore possible sans en arriver à la violence", déclarait Marie-France Pisier à propos de son film Le Bal du gouverneur (1984). On retrouve la supposée fraternité qui était supposée guider la relation coloniale et à laquelle le cinéma (comme la familialité des "Sommets" France-Afrique) arrive encore à nous faire croire quand il occulte soigneusement la réalité des répressions sanglantes comme de l'exclusion quotidienne. (5) Une sourde mélancolie se dégage de certains films coloniaux ou post-coloniaux (L'Amant en est un exemple extrême) tant leur regard erre avec nostalgie entre les deux rives civilisationnelles sans déboucher nulle part, tant cette suspension entre deux espaces, entre la recherche d'autres valeurs et la distance d'avec celles de l'Autre crée un flottement métaphysique, un dépassement impossible, une douleur de l'être, un arrêt du temps que le vide empêche de s'écouler… L'intrusion du politique remet les pendules à l'heure et rend plus difficile une vision fantasmatique de l'Afrique. Du politique et de l'Histoire. Les Africains l'ont bien compris. Par des fictions historiques inversant les rapports du cinéma colonial, l'Empire contre-attaque ! Dans Sarraounia (1986), Med Hondo décrit les exactions commises par la colonne Voulet en 1899 et la résistance de la reine nigérienne des Aznas. Dans Ceddo (1976), le Sénégalais Ousmane Sembène met en scène une communauté africaine luttant au 17ème siècle contre les deux puissances culturellement étrangères - l’Islam (l’imam) et l’Europe (le négrier et le prêtre) - qui se font concurrence pour détenir le pouvoir. Il situe Emitaï (1971) dans un village de Casamance en 1942 où les Français réquisitionnent de force le riz après avoir envoyé une partie des hommes sur le front franco-allemand. Le film tourne à la tragédie. L'enrôlement forcé des Tirailleurs, rarement évoqué par le cinéma français, est récurrent dans les cinémas d'Afrique, au moins par évocation. (7) Camp de Thiaroye (Ousmane Sembène, 1985) décrit leur révolte et leur répression lorsqu'il revendiquent un juste paiement après la guerre tandis que Sarzan (Momar Thiam, Sénégal, 1963), d'après une nouvelle de Birago Diop, met en scène la folie d'un tirailleur confronté au rejet de ses méthodes européennes par son village à son retour. L'Empire aura effectivement largement contribué à la libération de la France en 45 et payé un lourd tribu dans les guerres européennes. La quasi-absence de références à cet état de fait dans le cinéma français prolonge le "blanchiment" de l'armée française par De Gaulle au moment de la Libération par la mise à l'écart des combattants africains. L'occultation de la violence coloniale est du même acabit : le cinéma joue le politiquement correct et participe d'un mouvement politique et médiatique insistant sur les liens étroits entre la France et l'Afrique, le français comme langue commune, le rôle émancipateur de la France. "Autant de façons d'évacuer l'Histoire et le combat qui a été mené pour que la relation franco-africaine soit proprement politique, c’est-à-dire autre chose que du pathétique et du paternalisme", rappelle Mouralis. (8) "Pourquoi est-il impossible, dans ce pays, de revenir lucidement sur cette histoire ?" (9) La colonisation est trop issue des contradictions de l'idéologie républicaine pour que les choses soient simples. L'Algérie des chimères, téléfilm en trois parties de François Luciani diffusé sur Arte en novembre 2001, a le mérite de décortiquer la construction de cette relation idéologique si rarement abordée. Après avoir soudé la nation autour de la République, la colonisation incarnera dans l'entre-deux guerres la réussite de cette même République, si bien que la décolonisation représentera un traumatisme pour beaucoup. Les phénomènes actuels en sont directement issus : l'aveuglement sur les articulations colonisation-immigration, le racisme spécifique envers les populations autrefois colonisées, Dheygere Antoine 101 La pensée métisse au cinéma : les conditions éthiques d’une esthétique audiovisuelle qui renouvelle l’imaginaire du rapport Nord-Sud la relation paternaliste de la France à l'égard de l'Afrique, la ghettoïsation dans les banlieues… (10) C'est donc bien d'une analyse qu'a besoin la société française. Il est révélateur que les producteurs de Chocolat firent pression sur Claire Denis pour que le boy Protée ait une relation sexuelle avec Aimée, la mère de France, la jeune fille si bien nommée qui raconte son vécu de la colonie. "Mais le refus de Protée était justement le but du film !" indiquera Claire Denis. (11) C'est ainsi que, malgré son attirance, il se venge de sa condition dégradante et manifeste sa liberté. (12) C'est en effet toute la relation de pouvoir colonial qui s'incarne dans le rapport entre Protée et Aimée, mais la nouveauté du film de Claire Denis est de faire de Protée l'acteur de ce rapport. Ce n'est donc plus ici l'idéologie républicaine qui empêche la mixité mais le refus du colonisé. Le métissage se réalisera de nos jours, dans un autre film de la réalisatrice, J'ai pas sommeil, et sans évacuer le conflit. Le couple détonnant Mona/Théo (une femme blanche caractérielle et un homme noir renfermé) s'unit dans la douleur, sans diluer leurs différences mais en les prenant comme des richesses à partager. Olivier Barlet (1) Cf. "Ce que filmer veut dire", entretien avec Youssef El Ftouh, in : L'image de l'Autre, Africultures n°3, déc. 97. (2) Cf. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, De l'indigène à l'immigré : images, messages et réalités. In : Hommes et migrations n°1207, mai-juin 1997. (3) Cf. Abdelkader Benali, Le Cinéma colonial au Maghreb, Cerf 1998, notamment p. 271-279. (4) Cf. dir. Dina Sherzer, Cinema, Colonialism, Postcolonialism, perspectives from the French and Francophone Worlds, University of Texas Press, USA 1996. (5) Cf. Bernard Mouralis, République et Colonies, Présence Africaine 1999, p. 25. (6) On en trouvera la liste dans Olivier Barlet, Voix d’Afrique au cinéma : un regard salutaire, in : Migration, exil, création, Ecarts d'identités n°86, sept. 1998. (7) cf. Olivier Barlet, "La contradiction du tirailleur dans le cinéma africain", in : Tirailleurs en images, Africultures n°25, fév. 2000. (8) Mouralis, Ibid, p. 235. (9) C'est la question posée par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard dans "Le colonialisme : un anneau dans le nez de la République", in : L'héritage colonial : un trou de mémoire, Hommes et migrations n°1128, nov.-déc. 2000. (10) Ibid, p. 91. (11) Sherzer, ibid, p 84. (12) Frédéric Darot, Représentations de Noirs dans le cinéma français contemporain, DEA d'études cinématographiques, 1997. 102 Dheygere Antoine