La chanson en lumière

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La chanson en lumière
La chanson en lumière
O
n repère plus facilement, dans un spectacle, un mauvais son qu’une mauvaise lumière, et le rôle de l’éclairagiste reste encore méconnu. Le chanteur en particulier
n’a pas toujours conscience de l’intérêt des éclairages. Romain
Didier, qui a commencé sans lumière, s’est rendu compte au
fil des ans qu’elle faisait partie intégrante du concert : « Elle m’apporte un confort, facilite la communication avec le public. »
« Avant l’électricité, il y avait la même lumière sur scène et dans
la salle. Wagner a fait le noir dans la salle pour que le spectateur, voyeur restant dans l’ombre, s’abstraie de son univers quotidien et entre dans celui du spectacle. La lumière sert à
conditionner le public. C’est un lien entre la scène et la salle,
l’espace du chanteur et l’émotion du spectateur. » (FrançoisEric Valentin) Pour Jean Evrard, il s’agit de « canaliser l’attention visuelle pour provoquer l’émotion – celle-ci naissant de la
convergence de l’énergie du public vers l’artiste ». Car c’est bien
lui, le chanteur, qu’il s’agit de mettre en valeur. Même s’il ne
s’en rend pas vraiment compte. Objet éclairé, contrairement
au public, il ne voit pas la lumière sur lui. Romain Didier : « Elle
a le côté frustrant des musiques de film : elle est derrière. »
Cela dit, à l’occasion d’un stage, François-Eric Valentin confie
la création lumière d’une même pièce de théâtre, jouée par les
mêmes comédiens, à trois groupes d’éclairagistes. Résultat : deux
conceptions dans les tons bleus, une dans les tons rouges. « Dans
cette dernière, le jeu des comédiens était plus tendu. La couleur, son intensité jouent inconsciemment sur le comportement. » Et certains artistes sont plus conscients que d’autres :
« Une chanteuse a un jour proposé de modifier son tour de chant
tout en gardant la même conduite lumière… En revanche, Piaf
accordait plus de temps au réglage de la lumière qu’à celui du
son. » (François-Eric Valentin) Romain Didier : « La façon dont
je reçois la lumière donne envie ou pas ; je sais si je suis bien
éclairé ou pas. »
Si pour Jean-Marc Vernier (Agence Musique et Danse RhôneAlpes), « le meilleur éclairage est celui qui ne se voit pas »,
François-Eric Valentin distingue deux éclairages, « celui qui
montre les choses et un autre qui les dit ». Jean Evrard : « celui
qui éclaire un artiste, et celui qui crée un décor lumineux ». « Être
bien éclairé, selon Romain Didier, cela tient de la justesse et de
la sobriété. »
Justesse : l’un des maîtres mots. Johnny Hallyday sans les effets
lumière, ce n’est pas juste, pas plus que Romain Didier avec des
effets. François-Eric Valentin : « Chez Johnny Hallyday, le rythme
est primordial, il faut travailler autour, avec des effets liés au
rythme. Inversement, Barbara, lors d’un de ses spectacles, a utilisé un cyclo en fond de scène : cela créait des images qui perturbaient l’écoute de la musique. » François-Eric Valentin
distingue deux spectacles : le premier privilégie le texte et la
mélodie, dans le second c’est le rythme et l’aspect festif qui
importent. « Je ne sais pas travailler sur ce dernier. C’est la différence entre Apollon et Dionysos, que l’on retrouve au théâtre
comme en chanson. Avec Apollon, on fait passer de l’harmonie, de la poésie entre la scène et le public. Avec Dionysos
(auquel j’assimile le concert rock comme le théâtre de boulevard), le but est de permettre au public de se sentir bien, mais
sans réflexion possible. »
Au-delà de cette définition, l’éclairagiste s’adapte d’abord à la
personnalité de l’artiste. « Il est secondaire de s’interroger sur
la place du texte et de la musique dans l’univers de Romain
Didier et celui de Johnny Hallyday, c’est une question d’individus : deux personnalités différentes appellent des choix différents. » (François-Eric Valentin) D’autant que l’essentiel d’une
chanson, « ce n’est pas le texte ou la musique, mais l’alchimie
entre les deux » (Romain Didier). Et que, « lorsque le texte et
la musique sont riches, on peut garder la lisibilité des deux. Ne
rien privilégier. Il suffit de suivre les nuances du concert, de son
intensité » (Jean Evrard).
Second mot clé : la sobriété. Jean Evrard : « Elle permet de canaliser l’attention du public. Il y a le bon et le mauvais goût. Le
trop tue le bien : les effets peuvent être rébarbatifs, le côté hypnotique, sans variations, va à l’encontre de l’émotion. Pour le
spectacle de Claude Nougaro et Maurice Vander Une main, dix
doigts, j’avais envie de n’utiliser que deux projecteurs ; j’ai finalement été obligé de travailler avec trois projecteurs blancs. En
jouant sur l’intensité, j’ai pu canaliser à l’extrême l’attention du
public – et permettre son émotion. À trop vouloir suggérer, des
jours, des nuits… on perturbe l’attention. Après, certains artistes
utilisent des aveuglants, pour saisir le spectateur ou satisfaire
l’image globale que celui-ci attend. Question de choix. »
La surenchère est d’autant plus tentante, aujourd’hui, que l’évolution technologique y contribue, y compris dans notre vie quotidienne : « Pour la lumière domestique, on est passé en quelques
décennies de 40 W à 500 W. » (François-Eric Valentin) « L’œil
a évolué avec la télévision, qui provoque une débauche d’effets lumineux. » (Jean Evrard) Effets coûteux, et pas forcément
adaptés au propos. « Si on remplaçait chaque note de piano
par un projecteur, le jeu de lumière serait incompréhensible. »
(Jean Evrard) « La mélodie induit une couleur. Mais si on presse
plusieurs touches d’un clavier, en relation avec les couleurs correspondantes, le mélange de couleurs qui en résulte n’est pas
intéressant. » (François-Eric Valentin) Certaines expériences (capteurs, consoles lumière MIDI reliées à des claviers) débouchent
néanmoins sur des effets artistiques ; ainsi Ignatus, dans son dernier spectacle, utilise des capteurs qui relient la lumière à certains sons.
Conception : partir des conditions matérielles
ou de l’artistique
Quant à la conception proprement dite, Jean Evrard part des
conditions techniques et des moyens financiers. « La création
lumière dépend de sa reproductibilité en tournée, c’est une figure
imposée ! Je commence par flairer le genre de lieux qui accueilleront le spectacle. Je passe ensuite au travail artistique : il faut
que ce soit juste, mais c’est parfois difficile quand le budget est
restreint. » Cela l’amène souvent à proposer trois schémas, pour
adapter la création lumière aux différentes salles, tout en respectant son esprit.
François-Eric Valentin, lui, part de l’artistique. « Colette Magny,
pour l’un de ses spectacles, se définissait, comme ”une femme
qui chante dans sa cuisine” ; j’ai donc reconstitué sa cuisine sur
scène (fenêtre, intensité de la lumière évoluant comme celle du
jour). Pour Romain Didier, j’ai écouté très longuement ses chan-
« C’est comme Ça ! », Nanterre, Samedi 26 janvier 2002 [1/2]
sons, nous avons beaucoup parlé ; j’ai, à partir de là, défini les
couleurs de son univers (chocolats, bleus), puis j’ai construit la
conduite à l’intérieur de cette structure générale. »
Si l’artiste propose des orientations, il faut décoder ses envies.
« Nous sommes là pour exaucer ses souhaits. Mais les images
sont souvent redondantes, il n’y a pas de climat défini. Il ne va
pas déterminer la manière de les réaliser. » (Jean Evrard) « Mais
c’est le chanteur qui, au bout du compte, a toujours raison, car
c’est lui qui défend son spectacle. J’ai envie de projeter une image
de moi. J’ai parfois envie d’être très isolé sur scène. Je suggère,
j’exprime mes envies. Collaborer, c’est difficile ! Mais je fais
confiance aux éclairagistes. » (Romain Didier)
L’éclairagiste va également, le cas échéant, devoir s’entendre
avec un metteur en scène. « Les chanteurs avec qui j’ai travaillé
étaient leur propre metteur en scène. Le chanteur est à la fois
le consommateur et l’ordonnateur de cette mise en scène.
Lorsqu’un metteur en scène est présent, le chanteur, qui est aussi
l’auteur de ses chansons, délègue : c’est une situation paradoxale. » (François-Eric Valentin) Pour Romain Didier, « plus les
intervenants sont nombreux, plus on cumule les problèmes de
justesse », mais la chanteuse-comédienne Agnès Debord juge
indispensable la mise en scène : « Je vois régulièrement des spectacles de chanson qui pêchent par manque d’un regard extérieur. C’est se penser au-dessus des choses que de s’en passer. »
Cela dit, « quand il n’y a pas de metteur en scène, le regard
extérieur ne peut-il pas être celui de l’éclairagiste ? La façon dont
le chanteur se sent dans la lumière, l’utilise, est, comme son
rapport avec la mise en scène, une question d’expérience. » (Leïla
Cukierman, Théâtre d’Ivry Antoine Vitez)
Lumière au théâtre et lumière en chanson
L’inévitable confrontation entre la chanson et le théâtre alimente
une bonne partie des débats. Jean-Marc Vernier, lui, distingue
récital et spectacle musical. « Un récital révèle l’art de l’artiste ;
dans un spectacle musical, l’éclairage ”pousse”, en rajoute. »
Sophie Bellet (Quai de Scène) : « La lumière du dernier spectacle du Soldat Inconnu a été réalisée, dans un premier temps,
par une éclairagiste de théâtre, qui a apporté un univers, une
signature. Nous avons poursuivi l’expérience avec un éclairagiste
de chanson : il a donné du relief, avec moins de matériel. »
François-Eric Valentin, éclairagiste de théâtre comme de chanson, ne voit pas de différence fondamentale : « L’œil du spectateur est le même au théâtre que pour la variété. Cézanne disait
qu’il ne peignait pas des fruits ou des fleurs, mais des cubes ou
des sphères. De même, je n’éclaire pas des comédiens ou des
chanteurs, mais des formes. Je n’ai pas éclairé Colette Magny
chantant dans un décor, j’ai suggéré celui-ci par des lumières.
Il n’y a pas de différence entre la chanson et le théâtre, mais entre
un chanteur et un autre. Le premier travail d’un éclairagiste est
de comprendre que Colette Magny chante dans sa cuisine. »
Pourtant, comme le signale Jean Evrard, si l’on appelle souvent
un éclairagiste de théâtre pour éclairer la variété, l’inverse est
beaucoup plus rare ! Plusieurs le soulignent, le spectacle de chanson, contrairement au théâtre, est interactif. Le rapport avec le
public est direct, frontal ; le public participe, il devient acteur
du spectacle, alors qu’au théâtre le dialogue se passe sur scène,
sous les yeux du spectateur passif. « Les moyens d’échange avec
le chanteur sont essentiels, notamment le regard, que doit favoriser la lumière. Or, les régisseurs lumière sont issus du théâtre.
Peu familiarisés avec la chanson, ils créent des ambiances, souvent dans des demi-teintes qui sous-éclairent le chanteur. »
(Philippe Albaret, Le Chantier)
Pour François-Eric Valentin, rien n’empêche d’avoir à la fois des
ambiances et une lumière efficace. « On n’imagine pas des couleurs violentes, franches au théâtre, mais plutôt une lumière imitant celle du jour. La chanson nécessite des lumières plus fortes,
plus intenses. » Romain Didier : « Si on ne voit pas l’artiste, c’est
peut-être que l’éclairagiste est mauvais… Cela dit, il y a une différence fondamentale entre théâtre et chanson. Le chanteur est
sur scène car c’est lui qui justifie le spectacle. Une tirade n’est
pas une chanson. » « Il y a une différence, ou plutôt des spécificités, qui ne doivent pas amener de jugement de valeur. Tout
est dans le sens que l’on veut donner. Le théâtre propose une
histoire, une dramaturgie, la chanson, elle, présente des histoires,
des ambiances. Cela suppose des techniques, des positionnements différents. Il en va de même, d’ailleurs, pour la danse. »
(Leïla Cukierman)
Il y a une vie (et du noir ?) entre les chansons
L’une de ces spécificités, outre la position centrale du chanteur
et sa relation avec le public, est la division du spectacle en x
chansons, autant de courts moments mobilisant des énergies
variées. « Le spectacle de chansons est une suite de petites pièces,
témoignant d’états d’âme différents. » (Jean Evrard) « Chanter
en concert, c’est courir plusieurs fois 100 mètres, mais au bout
du compte, c’est un 10 000 mètres. Le spectacle est une globalité cohérente, avec un fil conducteur et une construction. Un
spectacle, ce n’est pas vingt-cinq chansons et vingt-cinq vides
entre les chansons. La lumière ou le noir font partie intégrante
de cela. Il existe une vie entre les chansons. » (Romain Didier)
Philippe Albaret souligne à cet égard les effets négatifs du noir
systématique entre les chansons, qui empêche l’artiste de pleinement profiter des réactions du public. Jean Evrard : « C’est
dû à des impératifs techniques. Afin de changer la couleur des
”asservis”, pour la chanson suivante, on doit passer par le noir ;
celui-ci permet également de repartir sur la ”toile vierge” qui
amène la chanson suivante. Certains artistes souhaitent voir le
public et ses réactions, la plupart non, car ces réactions les perturbent, et peuvent les fragiliser. Il est cependant important de
valoriser aussi le public (les applaudissements en particulier). »
(Jean Evrard) L’essentiel est de ne rien systématiser et de faire
des choix conscients. Jacques Erwan (Théâtre de la Ville) :
« Jacques Rouveyrollis m’a confié un jour qu’il arriverait au sommet de son art quand il réussirait à éclairer un spectacle avec
des bougies comme seule source de lumière. Le noir est aussi
une couleur – l’équivalent du silence en musique. Quand Pascal
Auberson (ou tout récemment Lafcadio) chantait une chanson
dans le noir, l’objectif émotionnel était atteint. J’ai assisté à un
spectacle de théâtre dans le noir : on entend des choses que
l’on n’entend pas dans la lumière. Le noir, utilisé à bon escient,
peut amplifier l’intensité, la profondeur, la gravité. »
« Rien n’est interdit, conclut François-Eric Valentin, tout est question d’adaptation au propos. Bécaud se donnait au public,
Mireille Mathieu chante enfermée dans son monde ; chaque
spectacle demande une solution particulière. »
Intervenants
- Romain Didier (auteur compositeur interprète) ;
- Jean Evrard (éclairagiste : Claude Nougaro, NTM, Rita
Mitsouko, Brigitte Fontaine, La Grande Sophie…) ;
- François-Éric Valentin (éclairagiste : Colette Magny,
Herbert Pagani, Manon Landowski… ; auteur de Lumière
pour le spectacle et L’Eclairagiste, un esprit d’équipe , Librairie
Théâtrale).
« C’est comme Ça ! », Nanterre, Samedi 26 janvier 2002 [2/2]