ODM OCT 2013 Trompe-l`oeil de Jean

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ODM OCT 2013 Trompe-l`oeil de Jean
SAINT-OMER Ι MUSÉE DE L’HÔTEL SANDELIN
L’OEUVRE
DU MOIS
TROMPE-L’OEIL
de Jean-François de Le Motte
Ill. 1 Trompe-l'œil
Attribué à Jean-François de Le Motte, Tournai, actif entre 1653 et 1685
Flandre, 2e moitié du 17e siècle
Huile sur toile
Saint-Omer, Musée de l’hôtel Sandelin, inv. 0351 CD
L’oeuvre
Attribué à Jean-François de Le Motte, ce trompe-l’œil est
entré dans les collections des musées de Saint-Omer grâce
au collectionneur audomarois Henri Dupuis qui, en 1889,
légua à la Ville sa maison et l’ensemble des collections
qu’elle abritait. D’abord exposé au Musée Henri Dupuis, le
Trompe-l’œil de Jean-François de Le Motte fut déposé au
Musée de l’hôtel Sandelin avant les travaux de rénovation
et de restructuration de 2004.
Peu d’éléments biographiques permettent de retracer la
vie du peintre. Actif de 1653 à 1685, il habitait à Tournai
où il entra à la guilde de Saint-Luc dès 1653. Rendu
célèbre pour l’ornementation des arcs de triomphe de
l’Entrée de Louis XIV à Tournai en 1670, l’essentiel de son
œuvre réside dans la peinture de trompe-l’œil dont une
dizaine d’exemplaires a été recensée, révélant les contacts
de l’artiste avec le milieu des Pays-Bas, notamment C. N.
Gysbrechts (Ill. 2 et 3).
Ill. 2 Cornelius Norbertus Gijsbrechts,
Trompe-l’oeil avec mur d’atelier et
nature-morte, 1668, huile sur toile,
Copenhague, Statens Museum for
Kunst, inv. KMS st 537
Ill.3 Jean-François de Le Motte,
Vanité et Trompe-l’oeil, 1676, huile
sur toile, Dijon, Musée des BeauxArts, inv. CA 692
Description et analyse de la composition
L’œuvre présente, au sein d’un cadre noir peint en trompel’œil, un pêle-mêle d’écrits, carnets, ouvrages et accessoires
de correspondance retenus par des rubans de cuir rouge
cloués sur une planche de bois clair. La composition,
fermée à l’arrière plan par le fond de planche de bois qui
réduit le champ perspectif à cette mise en scène insolite
d’objets, représentés dans un apparent désordre, intrigue.
Le peintre joue avec le spectateur, donne à lire puis
dissimule les écrits sous d’autres objets, en représente
certains comme au bord de la chute et parvient, par un jeu
subtil d’ombres et de lumières et la finesse de l’exécution,
à donner l’illusion de vrais objets, pour certains sortis du
cadre, lui-même peint en trompe-l’œil. En y regardant de
N°1 / 10-2013
plus près,
le peintre
offre des
clefs de
lecture
de
ce
pêle-mêle
d’objets à
celui qui
tente d’y
pénétrer. Depuis le coin supérieur gauche, l’œil est guidé
par l’oblique de la plume cassée, et d’abord attiré par
l’almanach, ouvert à la page de titre, qui indique la date
de 1669. À droite, la deuxième plume vient désigner le
carnet en cuir naturel dont les liens dénouées guident le
regard jusqu’au cachet de cire rouge scellant les feuillets
de gravures, dont un paysage rocheux signé «J AD », qui
semblent ainsi être fixés en suspension.
L’oblique de la plume noire et des grandes feuilles
manuscrites glissées derrière, se prolongeant aux
documents manuscrits de gauche, orientés de la même
manière, dans un mouvement de diagonale descendante,
offre un point d’entrée dans l’œuvre et crée un
mouvement de déséquilibre à l’ensemble, contrecarré par
le mouvement oblique inverse de l’enveloppe décachetée
qui semble sur le point de glisser au bas du tableau et
par celui que forment, à gauche, l’enchainement des
feuilles de papier vierge et de la plume blanche. Rythmant
la composition, ces savants jeux d’obliques assurent la
circulation fluide et continue du regard entre les divers
objets représentés. Seuls éléments droits de l’ensemble,
les gravures, l’almanach, le quadrillage de rubans rouge
et le cadre noir constituent par ailleurs les seules lignes
de force géométriquement stables permettant d’assoir et
d’harmoniser la composition. Cet équilibre est également
assuré par la répartition subtile des touches de bleu des
couvertures de carnets auxquelles répondent le rouge
des bâtons de cire, du sceau et des lanières de cuir qui
viennent rehausser les harmonies de blond et de brun du
bois et des carnets de cuir et de blanc grisâtre du papier.
Trompe-l’oeil, "quolibet" et vanité
Mais que signifie cette mise en scène ?
Soigneusement organisés, ces objets suscitent la curiosité
du spectateur et l’incitent à les déchiffrer. Si la date de
1669 indiquée sur l’almanach (permettant peut-être
de dater l’oeuvre), l’enveloppe décachetée dévoilant le
nom et l’adresse de son destinataire «Monsieur Lonnet,
procureur au conseil souverain, A tournay» (qui pourrait
L’OEUVRE
DU MOIS
TROMPE-L’OEIL DE JEAN-FRANÇOIS DE LE MOTTE
être une allusion au commanditaire de l’oeuvre), les
quelques écrits et la signature «J AD» de la gravure restent
sujets à interprétation, la mention de la ville de Tournai
confirme indubitablement l’attribution de l’oeuvre à JeanFrançois de Le Motte. Il a en effet été établi que l’artiste
usait parfois de ce subterfuge pour signer son oeuvre,
la mention de sa ville natale remplaçant alors son nom.
L’ensemble offre par ailleurs un exemple caractéristique
de quolibet, littéralement «tout ce qui plaira», assemblage
fortuit de papiers pliés, de carnets et autres accessoires
de correspondance fixés sur un mur, qui devint l’un
des sujets favoris du trompe-l’œil vers 1650. Il était en
effet habituel au 17e siècle de fixer sur le mur quelques
planches de sapin sur lesquelles on clouait un ruban ou
une lanière servant à maintenir des lettres, documents,
dessins et autres objets. Cet arrangement constituait pour
le trompe-l’œil, un sujet idéal permettant aux artistes de
démontrer leur virtuosité. À l’instar des natures mortes,
ces quolibets de carnets défraichis et de feuilles pliées,
évoquent également le motif de la «vanité» mettant
en scène la précarité des objets qui se dégradent et se
déchirent. Au 17e siècle, les vanités connaissent en effet
un essor considérable et se multiplient dans toute la
production artistique européenne, jouant souvent sur
des procédés de trompe-l’œil et d’illusion pour conduire
le spectateur à réfléchir sur la vanité des apparences.
L’œuvre de Jean-François de Le Motte conservée au Musée
de l’hôtel Sandelin n’échappe pas à cette règle. Chacun
des objets si minutieusement représenté nous révèle
la précarité de l’existence. Le peintre a d’abord glissé un
almanach, symbole du passage du temps dont les feuilles
pliées, les couvertures cornées, les plumes cassée ou
usagée portent les stigmates. À gauche, le bâton de cire
encore neuf placé sur les feuilles de papier vierge d’écrits
est aussi voué à disparaître. Il n’est plus, en haut de la
composition, qu’un bout de cire fondue que l’on vient de
porter à la flamme pour marquer un sceau et que l’on a
négligemment essuyé sur du papier. Chaque objet semble
d’ailleurs en sursis, maintenu dans un équilibre instable et
précaire, au bord de la chute et rappelle au spectateur la
nature passagère et vaine de la vie humaine.
Ill.4 Jean-François de Le Motte,
Trompe-l’oeil, 1667, huile sur toile,
Arras, Musée des Beaux-Arts d’Arras,
inv. 945.94
Mises en regard d’autres
trompe-l’oeil de l’artiste
Parmi la dizaine de trompel’œil attribués à JeanFrançois de Le Motte, notons
les deux tableaux conservés
au Musée de Dijon (Ill. 3,
inv. CA 692 et inv. 4347), un
trompe-l’œil du Musée des
Beaux-arts de Strasbourg
(Inv. 1749), et celui du
musée des Beaux-Arts
d’Arras (Ill. 4, inv. 945.94).
On y retrouve comme dans
chaque trompe-l’œil de
l’artiste, le fond constitué
par une planche de bois ou un assemblage de planches,
piquées de nœuds sur lequel sont fixés divers objets
et la symbolique omniprésente de la « vanité ». Dans
l’œuvre d’Arras (Ill. 4), le foisonnement habituel d’objets
laisse place à une composition d’une extrême simplicité,
réduite à la représentation de quelques accessoires de
correspondance. Comme dans l’oeuvre de Saint-Omer,
la présence de la syllabe «Nay» associé au terme «ville»
fait office de signature. La Vanité et trompe-l’œil (Ill. 3)
conservée à Dijon se distingue par la subtilité du sujet.
L’œuvre ajoute en effet aux motifs de feuilles froissées,
de gravures et d’accessoires de correspondance, une toile
représentant une niche en trompe-l’œil dans laquelle
s’entassent parmi d’autres objets, un crâne coiffé d’une
couronne de blé desséché, une bougie achevant de se
consumer et un sablier marquant la fragilité de la vie.
Le peintre a ici poussé l’illusion jusqu’à représenter un
trompe-l’œil dans un trompe-l’œil, la toile qui s’enroule
dans l’angle gauche, interrogeant également le caractère
vain de la peinture elle-même.
L’évolution du trompe-l’oeil au 18e siècle
Au 18e siècle, des
peintres comme
Dominique
Doncre ou LouisLéopold Boilly
excelleront dans
l’art du trompel’œil, reprenant
Ill.5 Dominique Doncre, Trompe-l’oeil, 1785, huile
sur toile, Arras, Musée des Beaux-Arts, inv. 863.1.2
les motifs de
porte-lettres ou d’accumulations d’objets pêle-mêle
dans des compositions plus onventionnelles, prétexte
à la seule démonstration de leur virtuosité technique et
jouant, non sans humour, avec le regard du spectateur. En
témoigne le Trompe-l’œil de Dominique Doncre, conservé
au Musée des Beaux-Arts
d’Arras (Ill. 6). Le peintre
s’est mis en scène sur une
gravure, se présentant en sa
qualité de peintre «ego sum
pictor» et s’est également
amusé à glisser sa signature
et la date de l’œuvre sur un
cartel placé sur le cadre peint
en trompe l’oeil. Dans Le
portrait d’homme au verre
brisé conservé au Musée
de l’hôtel Sandelin (Ill. 6),
Louis-Léopold Boilly pousse Ill.6 Louis-Léopold Boilly, Porrtait
au verre brisé, vers 1800,
l’illusion jusqu’à représenter d’homme
huile sur toile, Saint-Omer, Musée
un portrait à la manière de de l’hôtel Sandelin, inv. 325 CM
l’estampe recouvert d’un verre brisé feint.
Entre prouesse technique rivalisant avec la réalité et
mise en scène sophistiquée d’humbles objets, le trompel’œil intrigue, fascine et dupe. Véritable provocation de
l’esprit, il exige du spectateur qui tente d’en décrypter la
symbolique un regard attentif et une réflexion soutenue.
N°1 / 10-2013 SAINT-OMER Ι MUSÉE DE L’HÔTEL SANDELIN
Delphine Adams