Au cœur des mots, la rencontre ineffable. Une lecture du Grain de
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Au cœur des mots, la rencontre ineffable. Une lecture du Grain de
Au cœur des mots, la rencontre ineffable. Une lecture du Grain de sénevé de Maître Eckhart Le Grain de sénevé, ou Granum sinapis, est l’un des plus beaux textes appartenant à la littérature mystique de la fin du Moyen Age. Son titre fait référence à un passage du Nouveau Testament dans lequel le Christ compare le Royaume des Cieux à un grain de sénevé, la plus petite des graines du potager qui devient un arbre immense dans lequel les oiseaux du ciel viennent se reposer (Mt 13,31-32). Composé de huit strophes, ce texte poétique exprime par-delà les mots une profondeur spirituelle et une radicalité évangélique qui invitent l’homme a tout quitter pour rencontrer Dieu : « Deviens tel un enfant […] tu parviendras jusqu’à l’empreinte du désert »1. Ce poème est aujourd’hui attribué à Maître Eckhart (1260-1328)2. On y retrouve en effet tous les grands thèmes mystiques du rhénan et en particulier celui du détachement de l’âme3. Mais ce texte est plus qu’un texte. Il s’efforce de dire ce qui ne peut être dit. Seule l’écriture poétique est capable de laisser ainsi transparaître l’indicible. Quelque chose vient soudain effleurer la surface des mots… Et l’espace d’un instant, tout s’accorde et coïncident parfaitement… L’expérience de Dieu au plus profond de notre être, le sentiment d’exister vraiment. 1. La vie de l’âme dans le dynamisme trinitaire. Contenu théologique et spirituel. Dans les deux dernières strophes de ce poème, Eckhart évoque une expérience qui traverse l’ensemble de son œuvre : « Quand je prêche, j’ai coutume de parler du détachement et de dire que l’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses »4. Le détachement est tout d’abord un mouvement de l’âme qui se retire des choses 1 Le Grain de sénevé, in : K. Ruh, Initiation à Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1997, p. 63.64. K. Ruh, « Textkritik zum Mystikerlied Granum sinapis », in : V. Mertens, Kleine Schriften, Berlin-New York, Walter de Gruyter, Band 2, 1984, p. 77-93. 3 M.-A. Vannier, « Maître Eckhart et le Granum sinapis », La Vie spirituelle 731 (1999), p. 223-235. 4 Sermon 53, in : Sermons 31-59, Paris, Seuil, 2009, p. 207. 2 extérieures et se retranche au-dedans : « Rends-toi sourd et aveugle »5. Mais l’intériorité est également peuplée par toutes sortes d’images et de représentations. Il suffit de se retirer du monde pour être envahi par toutes sortes de trouble et de tumulte. C’est pourquoi, il existe un détachement plus intérieur, un détachement par rapport à tout ce qui est dans l’âme : « Laisse le lieu, laisse le temps et les images également »6. Enfin, quand l’homme a tout abandonné aussi bien sur le plan extérieur que sur le plan intérieur, il lui faut encore s’abandonner lui-même, abandonner l’image qu’il se fait de lui-même, le fait d’être ceci ou cela, et même d’être ou de ne pas être. Le texte nous mène ainsi vers ce niveau plus radical de détachement : « Tout ton être doit devenir néant, dépasse tout être et tout néant »7. Mais le détachement n’est pas seulement un mouvement de déprise de l’âme, il est aussi une rencontre exceptionnelle, une expérience de Dieu. Ou plus exactement, à mesure que l’homme se vide intérieurement, Dieu vient habiter dans l’intime de l’âme : « Ô mon âme sors ! Dieu, entre ! »8. Quel merveilleux échange entre l’âme et Dieu comme le dit Eckhart au début de ses Entretiens spirituels : « C’est une équitable compensation et un juste échange : dans la mesure où tu quittes toutes choses, dans cette même mesure, ni plus ni moins, Dieu pénètre en toi avec tout ce qu’il a, tout comme tu as quitté complètement toutes choses qui sont en toi »9. L’homme ne peut jamais rencontrer qui que ce soit en étant trop plein de lui-même… Il faut toujours faire un peu de place à l’autre pour qu’une véritable relation puisse exister entre deux êtres. La vie de l’âme ne peut trouver sa plénitude qu’en abandonnant son moi égoïste et replié sur lui-même, pour atteindre en Dieu son être véritable. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’ultime épreuve de la percée : « Sombre tout mon être en Dieu qui est nonêtre, sombre en ce fleuve sans fond »10. L’expérience du détachement permet à l’âme de découvrir la profondeur de son être et de vivre toutes choses à partir de ce point plus ultime. Le verbe « sombrer » n’exprime pas un drame de la condition humaine, une disparition de l’homme purement et simplement. L’enfouissement de l’âme dans le fond 5 Le Grain de sénevé, op. cit., p. 63. Ibid., p. 63-64. 7 Ibid., p. 63. 8 Ibid., p. 64. 9 Entretiens spirituels, 4, in : Les Traités, Paris, Seuil, 1996, p. 57. 10 Le Grain de sénevé, op. cit., p. 64. 6 sans fond de Dieu est un passage vers une réalité plus ultime, vers une existence qui prend désormais sa source dans la vie divine. L’originalité du Grain de Sénevé vient du fait que le texte commence par la vie divine. Eckhart se situe d’emblée au cœur de la vie, là où la vie prend sa source, là où toutes choses prend naissance. Ou plus exactement, en se détachant de toutes choses, l’âme prend conscience qu’elle est entièrement traversée par la vie divine et trinitaire, par ce bouillonnement à l’intérieur de Dieu d’où émanent et procèdent les Personnes divines. La première strophe évoque ainsi la procession du Verbe à partir du Père : « Ô le trésor si riche où commencement fait naître commencement ! Ô le cœur du Père d’où à grand-joie sans trêve flue le Verbe ! Et pourtant ce sein là en lui garde le Verbe. C’est vrai »11. Le Fils procède du Père et se distingue de lui comme l’indiquent les verbes « fluer » et « naître ». Et en même temps, il demeure à l’intérieur de la Trinité et dans le sein du Père. La seconde strophe envisage quant à elle la procession de l’amour, appelée aussi la spiration de l’Esprit saint à partir du Père et du Fils : « Des deux un fleuve, d’Amour le feu, des deux le lien aux deux commun, coule le Très-suave Esprit, à mesure très égale, inséparable »12. L’Esprit saint flue à partir du Père et du Fils tel un fleuve immense, un feu d’amour qui constitue aussi le « lien » entre les Personnes divines, la force qui unifie toutes choses, un « fleuve sans fond » qui s’écoule à l’extérieur et se répand dans l’âme. Après la distinction des Personnes, la troisième strophe envisage la Trinité dans son unité insondable : « Des trois la boucle est profonde et terrible […] là règne un fond sans fond […] L’anneau merveilleux est jaillissement, son point reste immobile »13. L’image de la boucle, ou de l’anneau, indique quelque chose qui n’a ni commencement ni fin, et qui existe de toute éternité. Mais que dire de Dieu en lui-même dans son unité insondable ? La profondeur de son être est « terrible » pour l’entendement humain qui ne peut parvenir à se représenter l’auteur de sa propre vie. Et cependant, en tant qu’il est aussi le Créateur de toutes choses, le « jaillissement immobile » qui donne naissance à mon être, Dieu est une merveille que mon esprit n’aura jamais fini de contempler. Difficulté d’exprimer l’indicible et 11 Ibid., p. 61. Ibid., p. 61-62. 13 Ibid., p. 62. 12 pourtant nécessité de louer la grandeur de Celui qui est pour moi un bien absolu : « Ô bien suressentiel »14. Le Grain de sénevé nous montre ainsi que le détachement de l’âme est essentiellement une entrée dans la vie divine, une expérience de la grâce : « L’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses [et] doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu »15. Ou plus exactement, il n’y aurait pas de vie spirituelle s’il n’y avait pas d’abord une vie en Dieu. C’est le don de l’amour qui est premier et donne ensuite à l’homme de pouvoir rencontrer Dieu. La vie de l’âme consiste à retrouver sa respiration profonde. On rejoint ici l’expérience de ce Dieu qui est « plus intime que l’intime de moi-même »16. Comment se fait-il que ce qui est le proche de moi soit aussi ce qui me semble le plus éloigné ? Tout est là, blotti dans le creux de mon être et cependant je ne parviens pas à le voir clairement ! Pesanteur de l’homme pécheur ou respiration indispensable pour la rencontre ? Eckhart semble évoquer uniquement la joie de l’âme qui retrouve la saveur des choses divines. Il faut du temps pour que l’adulte que nous sommes, puisse à nouveau devenir un enfant... Ce texte est une belle méditation sur la naissance. Naissance incessante du Verbe dans le Père, naissance éternelle du Verbe dans l’âme, et naissance de l’homme à une vie nouvelle. L’homme a ce privilège unique de pouvoir à nouveau commencer, de commencer quelque chose de nouveau, de devenir soi-même un commencement. Rien ne peut jamais complètement le déterminer, et à chaque instant, il peut toujours s’arracher à sa condition pour devenir un être libre : « Là où commencement fait naître commencement […] Deviens tel un enfant »17. Le détachement est « un sentier étroit » qui permet à l’homme de « parvenir jusqu’à l’empreinte du désert »18, un chemin qui l’amène à découvrir la profonde liberté qui anime sa vie, « la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme afin que l’homme parvienne merveilleusement jusqu’à Dieu »19. 14 Ibid., p. 64. Sermon 53, op. cit., p. 207. 16 Augustin, Les Confessions, III, c. 6 n. 11, BA 13, p. 383. 17 Le Grain de sénevé, op. cit., p. 61. 63. 18 Ibid., p. 64. 19 Sermon 53, op. cit., p. 207. 15 2. Par-delà les mots, l’expérience mystique. Aspects poétiques et littéraires. Le Grain de sénevé est plus qu’un texte sur le détachement de l’âme et l’union avec Dieu. Ou plus exactement, le texte poétique met en œuvre cette expérience. Au fur et à mesure que le texte progresse, le lecteur est invité à abandonner les images et représentations pour que puisse transparaître Celui qui est au-delà des mots. Il convient donc de regarder le texte dans son ensemble, les mouvements qui le traversent et à travers lesquels se construit peu à peu une expérience. Il faut tout d’abord souligner l’unité du texte et l’enchaînement entre les différentes strophes. En effet, un des mots situé à la fin de chaque strophe est presque systématiquement repris au début de la strophe suivante. Le verbe « fluer » dans l’expression « d’où à grand-joie sans trêve flue le Verbe » annonce ainsi « des deux un fleuve ». Même chose avec « les Trois sont un » et « des trois la boucle », ou encore « son point reste immobile » avec « ce point et la montagne », et enfin « le désert n’a ni lieu ni temps » et « ce désert est le Bien ». Les strophes s’engendrent ainsi les unes après les autres et évoquent ainsi ce fleuve immense qui s’écoule à partir de Dieu jusque et se répand dans l’âme. Les strophes cinq et six s’enchainent d’une manière encore plus étroite et ne forment alors qu’une seule et longue énumération de termes pour parler du désert. Cependant, ce mouvement est interrompu vers la fin. On notera même une rupture très nette entre les strophes six et sept. Le ton change, les verbes sont employés à l’impératif et le rythme s’accélère : « deviens », « rend-toi », « laisse », ou encore « sombre »… Dans les deux dernières strophes, Eckhart ne parle plus de Dieu à la troisième personne du singulier, il s’adresse de façon impérative à l’âme, mais aussi à Dieu lui-même : « sors » et « entre » ! Alors qu’au début, le poème fait de longues phrases sur plusieurs vers construisant ainsi un discours sur Dieu, à la fin les verbes à l’impératif invitent l’homme à vivre une expérience. Il y a même urgence, l’urgence de la conversion. Le salut est imminent. Le lecteur passe ainsi du texte à l’action. Le poème nous fait aller d’un discours sur Dieu à une rencontre plus personnelle. Ou plus exactement, cette rupture opère une évolution à l’intérieur même d’une relation et nous amène à dépasser un Dieu lointain et terrifiant pour rencontrer quelqu’un de tout proche et de plus intime. On ne peut s’empêcher de penser ici aux Confessions dans lesquelles Augustin fait la même expérience qui le conduit à reconnaître la présence de Dieu au plus profond de son être : « Tu étais au-dedans, et moi au-dehors et c’est là que je cherchais […] tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi […] Ô amour qui toujours brûles et jamais ne s’éteins, ô charité, mon Dieu, embrase-moi »20. Pour Augustin, comme pour Eckhart, une telle conversion du regard n’est possible qu’à travers un dépassement permanent des images et représentations. Ce qui transparaît à travers le texte, c’est le contraste permanent entre la richesse des images et représentations, et le rappel constant au sujet de l’insaisissabilité de Dieu. Eckhart propose un discours théologique tout à fait classique sur la Trinité, les Personnes divines et l’unité de Dieu. Il envisage ensuite la question de Dieu à partir des deux grandes représentations philosophiques qui sont l’être et le bien : « Ce désert est le Bien […] Cela est »21. Eckhart emploie enfin un discours plus apophatique qui parle de Dieu comme « non-être » et « Bien suressentiel »22. En quelques lignes, le Grain de sénevé parvient en quelque sorte à résumer tout ce qu’il est possible de dire au sujet de Dieu. Pourtant, il ne s’agit pas de faire une synthèse sur la question. Bien au contraire, la multiplicité des images et représentations souligne le fait que Dieu est toujours au-delà des mots. Cette insaisissabilité de Dieu apparaît même comme un refrain tout au long du texte. Eckhart ne cesse de rappeler que Dieu est au-delà du sens, par-delà le savoir humain : « Au commencement au-delà du sens […] Les trois sont un. Quoi ? Le sais-tu ? Non […] Ce contour-là jamais sens ne saisira »23. Il est difficile de saisir le sens de ce qui est à 20 Augustin, Les Confessions, X, c. 27 n. 38 et c. 29 n. 40, BA 14, p. 209 et 213. Le Grain de sénevé, op. cit., p. 63. 22 Ibid., p. 64. 23 Ibid., p. 61. 62. 21 l’origine. Le principe, la cause première ou encore « le commencement » est nécessairement toujours « au-delà du sens ». Même chose à propos d’un Dieu qui est à la fois un être de relation entre trois Personnes et un unique principe à l’origine de toutes choses. Quant à l’expression « ce contour-là », elle évoque la profondeur insondable de Dieu. Dans tous ses écrits et à travers l’ensemble de son enseignement, Eckhart n’a jamais cessé de redire le caractère insaisissable de Dieu : « En résumé, note que tout ce que l’on peut dire au sujet de la bienheureuse Trinité n’est en aucun cas ni adéquat ni vrai »24. Pourtant, cette insaisissabilité ne signifie pas que Dieu soit inintelligible. En précisant la limite du sens créé et du savoir humain, Eckhart ne fait que souligner l’idée d’une Révélation. Ce que l’homme ne peut atteindre au moyen de sa raison naturelle, Dieu luimême vient le révéler à son intelligence : « Lui seul sait ce qu’Il est […] Le sens créé jamais n’y est allé […] Qui connaît sa maison. Ah ! Qu’il en sorte et nous dise sa forme »25. Il existe un double mouvement, le mouvement du désir qui recherche Dieu et celui de l’amour qui se donne à l’homme. Ou plus exactement, c’est en reconnaissant la limite de son savoir, que l’homme parvient à écouter au plus profond de lui-même, la voix de Celui qui parle à son intelligence. Et c’est ainsi qu’à travers l’épaisseur des mots, quelque chose vient à transparaître. Les mots seront toujours insuffisants pour dire tout ce qui se passe dans le plus profond de notre être, et cependant nous n’avons rien d’autres que les mots pour laisser s’exprimer ce qui cherche à se dire : « Je parle de la pureté de la nature divine – de quelle clarté est la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole inexprimée […] Qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le fait, sinon celui qui est cette Parole »26. En réalité, Eckhart ne fait qu’exprimer la position de tout écrivain, cet aveu d’une parole impossible. On n’écrit pas pour décrire une réalité facile à déterminer, on commence à écrire quand on a découvert et consenti au fait que ce qui est à dire, sera toujours au-delà de ce qui peut en être dit. Ecrire est une expérience de 24 Sermon IV, 2, n. 30, in : La Mesure de l’Amour. Sermons parisiens, Paris, Seuil, 2009, p. 73. Le Grain de sénevé, op. cit., p. 62.63. 26 Sermon 53, op. cit., p. 207. 25 l’impossible. « Qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le peut ». Et pourtant une parole doit être dite, une parole humaine qui laisse s’échapper quelque chose d’indicible. A travers l’épaisseur des mots, l’ineffable transparaît et se donne. Les mots ne disent rien, ils sont juste des chemins qu’il nous faut emprunter, un « sentier étroit »27. Renoncer à tout dire, mais non pas renoncer à dire les choses. Et soudain, quelque chose d’ineffable vient effleurer la surface des mots, l’espace d’un instant. L’indicible vient se révéler dans le langage humain. Seule l’écriture poétique est capable de nous ouvrir ainsi un chemin. 3. Et soudain, l’accord fragile et éphémère. Le Grain de sénevé est une invitation au voyage, un voyage intérieur qui nous mène à la rencontre de l’autre au plus profond de nous-même. Emprunter le sentier étroit, parvenir jusqu’à l’empreinte du désert. Au centre du poème, dans les strophes quatre à six, Eckhart évoque deux chemins possibles. Le premier est celui de « la montagne à gravir sans agir »28. Dans le Livre de l’Exode, la montagne du Sinaï est le lieu de la rencontre (Ex 3,1-15). Le Seigneur se révèle à Moïse : Je suis celui qui est (Ex 3,14). L’expression « gravir sans agir » indique l’idée d’une passivité, la capacité à pouvoir s’élever sans effort et à se laisser porter par la grâce de Dieu. On retrouve une même expérience d’abandon dans la littérature contemporaine. Ainsi quand la jeune Thérèse de Lisieux décrit son expérience spirituelle, elle commence par évoquer un certain découragement, le découragement de la créature qui se trouve infiniment insignifiante par rapport à la grandeur de la tâche à accomplir : « J’ai toujours désiré d’être une sainte, mais hélas ! J’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des 27 28 Le Grain de sénevé, op. cit., p. 64. Ibid., p. 62. passants »29. Puis le découragement fait place à la confiance, la jeune femme découvre que cette petitesse est justement le chemin qui la mènera au but, et l’abandon permet ainsi de laisser Dieu agir dans l’âme. Thérèse de Lisieux évoque alors une nouvelle invention, une prouesse technologique : « Nous sommes dans un siècle d’inventions, maintenant ce n’est plus la peine de gravir les marches d’un escalier, chez les riches un ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais trouver un ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la perfection »30. « Gravir la montagne sans agir » revient en réalité à laisser Dieu agir pour que l’homme puisse parvenir jusqu’au sommet. Et l’interpellation de l’intelligence qui suit cette expression, indique que la raison humaine doit se laisser éclairer par la lumière divine. Qui mieux que le Créateur de toutes choses est capable de savoir ce qui est un bien pour nous ? Le second chemin est celui du « merveilleux désert […] par aucun pied foulé »31. Ici encore, Eckhart reprend une autre image biblique de la rencontre. Ainsi, pour évoquer l’amour de Dieu à l’égard d’un peuple infidèle, le prophète Osée prend l’image d’un homme qui conduit sa fiancée au désert pour parler son cœur (Os 2,16). Si la montagne est un chemin pour l’intelligence, c’est le cœur de l’homme qui est interpellé ici à travers l’image du désert. Le cœur de l’homme peut devenir ce lieu immense dans lequel Dieu vient se reposer. Les strophes cinq et six s’enchaînent ainsi en essayant de décrire ce qui dépasse tous les mots : « C’est ici et c’est là, c’est loin et c’est près, c’est profond et c’est haut, c’est donc ainsi que ce n’est ça ni ci. C’est lumière, c’est clarté, c’est la ténèbre, c’est innomé, c’est ignoré, libéré du début ainsi que de la fin. Cela gît paisiblement tout nu, sans vêtement »32. Ce chemin à travers le désert est un parcours initiatique qui amène l’homme à abandonner toutes ses représentations pour découvrir l’autre tel qu’il est en lui-même, c’est-à-dire « nu, sans vêtement ». 29 Thérèse de Lisieux, Manuscrit C, in : La Confiance et l’abandon, Paris, Seuil, 2008, p. 60. Idem. 31 Le Grain de sénevé, op. cit., p. 62. 63. 32 Ibid., p. 63. 30 Plus précisément, « par aucun pied foulé » rappelle l’expression « à gravir sans agir ». Car en réalité, l’homme ne peut parvenir par lui-même au désert. Le fait d’abandonner toutes choses lui permet d’arriver seulement au seuil du désert : « Si tu vas par aucune voie sur le sentier étroit, tu parviendras jusqu’à l’empreinte du désert »33. L’homme ne peut aller plus loin sans l’aide de Dieu. A ce niveau, il doit laisser Dieu le prendre par la main et l’accompagner à travers le désert. C’est peut-être aussi cela « devenir enfant », apprendre à se laisser mener par Celui qui vient à notre rencontre. Et soudain, tout s’accorde et coïncide parfaitement : « Si je te fuis, Tu viens à moi. Si je te perds, Toi, je Te trouve, Ô bien suressentiel »34. Le Grain de sénevé s’achève sur cette magnifique évocation de la rencontre. Ou plus exactement, de l’impossible séparation. L’homme peut bien s’éloigner de Dieu, en revanche Dieu n’est jamais bien loin de l’homme. La rencontre est aussi ce moment unique où deux êtres sont mis en relation. Pas de fusion entre l’homme et Dieu, et cependant suffisamment d’intimité pour que je puisse dire « je » et m’adresser à lui en disant « tu ». Dans le fond de mon être, dans un coin de mon âme, je découvre la présence de l’autre. Il faut beaucoup retrancher pour me découvrir tel que je suis aux yeux de Dieu. Ou comme le dit cet autre grand écrivain spirituel : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors, il faut le remettre au jour »35. On n’est jamais seul dans la profondeur de l’intime. Cette rencontre de l’autre nous fait pleinement exister, et l’éternité semble alors envahir l’instant présent. Mais cet accord est éphémère. D’une certaine manière l’éternité ne dure pas. Alors il nous reprendre le chemin, à nouveau retrancher, toujours et encore. 33 Ibid., p. 64. Idem. 35 Etty Hillesum, Une Vie bouleversée, Paris, Seuil, 1985, p. 55. 34 * * * Le Grain de sénevé est comme la voix de l’âme qui chante sa joie d’avoir rencontré Celui qui est tout pour elle. Se perdre soi-même pour le trouver. Mieux encore, ce poème est un cri laissé au plus profond de notre être, et en retour différents échos parviennent jusqu’à nous. Aucun ne peut vraiment nous satisfaire pleinement, mais tous indiquent la profondeur de Celui qui est présent en nous comme une source jaillissante, un fleuve sans fond qui donne la vie. L’écriture poétique parvient à dire ainsi ce qui ne peut être dit. C’est au cœur des mots que transparaît l’ineffable. Eric MANGIN Université de Lyon. Faculté de Philosophie, Université catholique de Lyon. Source : Revue « Esprit & Vie »