Au cœur des mots, la rencontre ineffable. Une lecture du Grain de

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Au cœur des mots, la rencontre ineffable. Une lecture du Grain de
Au cœur des mots, la rencontre ineffable.
Une lecture du Grain de sénevé de Maître Eckhart
Le Grain de sénevé, ou Granum sinapis, est l’un des plus beaux textes appartenant à
la littérature mystique de la fin du Moyen Age. Son titre fait référence à un passage du
Nouveau Testament dans lequel le Christ compare le Royaume des Cieux à un grain de
sénevé, la plus petite des graines du potager qui devient un arbre immense dans lequel les
oiseaux du ciel viennent se reposer (Mt 13,31-32). Composé de huit strophes, ce texte
poétique exprime par-delà les mots une profondeur spirituelle et une radicalité évangélique
qui invitent l’homme a tout quitter pour rencontrer Dieu : « Deviens tel un enfant […] tu
parviendras jusqu’à l’empreinte du désert »1.
Ce poème est aujourd’hui attribué à Maître Eckhart (1260-1328)2. On y retrouve en
effet tous les grands thèmes mystiques du rhénan et en particulier celui du détachement de
l’âme3. Mais ce texte est plus qu’un texte. Il s’efforce de dire ce qui ne peut être dit. Seule
l’écriture poétique est capable de laisser ainsi transparaître l’indicible. Quelque chose vient
soudain effleurer la surface des mots… Et l’espace d’un instant, tout s’accorde et coïncident
parfaitement… L’expérience de Dieu au plus profond de notre être, le sentiment d’exister
vraiment.
1. La vie de l’âme dans le dynamisme trinitaire. Contenu théologique et spirituel.
Dans les deux dernières strophes de ce poème, Eckhart évoque une expérience qui
traverse l’ensemble de son œuvre : « Quand je prêche, j’ai coutume de parler du
détachement et de dire que l’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses »4.
Le détachement est tout d’abord un mouvement de l’âme qui se retire des choses
1
Le Grain de sénevé, in : K. Ruh, Initiation à Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1997, p. 63.64.
K. Ruh, « Textkritik zum Mystikerlied Granum sinapis », in : V. Mertens, Kleine Schriften, Berlin-New York,
Walter de Gruyter, Band 2, 1984, p. 77-93.
3
M.-A. Vannier, « Maître Eckhart et le Granum sinapis », La Vie spirituelle 731 (1999), p. 223-235.
4
Sermon 53, in : Sermons 31-59, Paris, Seuil, 2009, p. 207.
2
extérieures et se retranche au-dedans : « Rends-toi sourd et aveugle »5. Mais l’intériorité est
également peuplée par toutes sortes d’images et de représentations. Il suffit de se retirer du
monde pour être envahi par toutes sortes de trouble et de tumulte. C’est pourquoi, il existe
un détachement plus intérieur, un détachement par rapport à tout ce qui est dans l’âme :
« Laisse le lieu, laisse le temps et les images également »6. Enfin, quand l’homme a tout
abandonné aussi bien sur le plan extérieur que sur le plan intérieur, il lui faut encore
s’abandonner lui-même, abandonner l’image qu’il se fait de lui-même, le fait d’être ceci ou
cela, et même d’être ou de ne pas être. Le texte nous mène ainsi vers ce niveau plus radical
de détachement : « Tout ton être doit devenir néant, dépasse tout être et tout néant »7.
Mais le détachement n’est pas seulement un mouvement de déprise de l’âme, il est
aussi une rencontre exceptionnelle, une expérience de Dieu. Ou plus exactement, à mesure
que l’homme se vide intérieurement, Dieu vient habiter dans l’intime de l’âme : « Ô mon
âme sors ! Dieu, entre ! »8. Quel merveilleux échange entre l’âme et Dieu comme le dit
Eckhart au début de ses Entretiens spirituels : « C’est une équitable compensation et un juste
échange : dans la mesure où tu quittes toutes choses, dans cette même mesure, ni plus ni
moins, Dieu pénètre en toi avec tout ce qu’il a, tout comme tu as quitté complètement
toutes choses qui sont en toi »9. L’homme ne peut jamais rencontrer qui que ce soit en étant
trop plein de lui-même… Il faut toujours faire un peu de place à l’autre pour qu’une véritable
relation puisse exister entre deux êtres.
La vie de l’âme ne peut trouver sa plénitude qu’en abandonnant son moi égoïste et
replié sur lui-même, pour atteindre en Dieu son être véritable. C’est en ce sens qu’il faut
comprendre l’ultime épreuve de la percée : « Sombre tout mon être en Dieu qui est nonêtre, sombre en ce fleuve sans fond »10. L’expérience du détachement permet à l’âme de
découvrir la profondeur de son être et de vivre toutes choses à partir de ce point plus
ultime. Le verbe « sombrer » n’exprime pas un drame de la condition humaine, une
disparition de l’homme purement et simplement. L’enfouissement de l’âme dans le fond
5
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 63.
Ibid., p. 63-64.
7
Ibid., p. 63.
8
Ibid., p. 64.
9
Entretiens spirituels, 4, in : Les Traités, Paris, Seuil, 1996, p. 57.
10
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 64.
6
sans fond de Dieu est un passage vers une réalité plus ultime, vers une existence qui prend
désormais sa source dans la vie divine.
L’originalité du Grain de Sénevé vient du fait que le texte commence par la vie divine.
Eckhart se situe d’emblée au cœur de la vie, là où la vie prend sa source, là où toutes choses
prend naissance. Ou plus exactement, en se détachant de toutes choses, l’âme prend
conscience qu’elle est entièrement traversée par la vie divine et trinitaire, par ce
bouillonnement à l’intérieur de Dieu d’où émanent et procèdent les Personnes divines. La
première strophe évoque ainsi la procession du Verbe à partir du Père : « Ô le trésor si riche
où commencement fait naître commencement ! Ô le cœur du Père d’où à grand-joie sans
trêve flue le Verbe ! Et pourtant ce sein là en lui garde le Verbe. C’est vrai »11. Le Fils procède
du Père et se distingue de lui comme l’indiquent les verbes « fluer » et « naître ». Et en
même temps, il demeure à l’intérieur de la Trinité et dans le sein du Père. La seconde
strophe envisage quant à elle la procession de l’amour, appelée aussi la spiration de l’Esprit
saint à partir du Père et du Fils : « Des deux un fleuve, d’Amour le feu, des deux le lien aux
deux commun, coule le Très-suave Esprit, à mesure très égale, inséparable »12. L’Esprit saint
flue à partir du Père et du Fils tel un fleuve immense, un feu d’amour qui constitue aussi le
« lien » entre les Personnes divines, la force qui unifie toutes choses, un « fleuve sans fond »
qui s’écoule à l’extérieur et se répand dans l’âme.
Après la distinction des Personnes, la troisième strophe envisage la Trinité dans son
unité insondable : « Des trois la boucle est profonde et terrible […] là règne un fond sans
fond […] L’anneau merveilleux est jaillissement, son point reste immobile »13. L’image de la
boucle, ou de l’anneau, indique quelque chose qui n’a ni commencement ni fin, et qui existe
de toute éternité. Mais que dire de Dieu en lui-même dans son unité insondable ? La
profondeur de son être est « terrible » pour l’entendement humain qui ne peut parvenir à se
représenter l’auteur de sa propre vie. Et cependant, en tant qu’il est aussi le Créateur de
toutes choses, le « jaillissement immobile » qui donne naissance à mon être, Dieu est une
merveille que mon esprit n’aura jamais fini de contempler. Difficulté d’exprimer l’indicible et
11
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 61-62.
13
Ibid., p. 62.
12
pourtant nécessité de louer la grandeur de Celui qui est pour moi un bien absolu : « Ô bien
suressentiel »14.
Le Grain de sénevé nous montre ainsi que le détachement de l’âme est
essentiellement une entrée dans la vie divine, une expérience de la grâce : « L’homme doit
être dégagé de lui-même et de toutes choses [et] doit être réintroduit dans le Bien simple
qui est Dieu »15. Ou plus exactement, il n’y aurait pas de vie spirituelle s’il n’y avait pas
d’abord une vie en Dieu. C’est le don de l’amour qui est premier et donne ensuite à l’homme
de pouvoir rencontrer Dieu. La vie de l’âme consiste à retrouver sa respiration profonde. On
rejoint ici l’expérience de ce Dieu qui est « plus intime que l’intime de moi-même »16.
Comment se fait-il que ce qui est le proche de moi soit aussi ce qui me semble le plus
éloigné ? Tout est là, blotti dans le creux de mon être et cependant je ne parviens pas à le
voir clairement ! Pesanteur de l’homme pécheur ou respiration indispensable pour la
rencontre ? Eckhart semble évoquer uniquement la joie de l’âme qui retrouve la saveur des
choses divines. Il faut du temps pour que l’adulte que nous sommes, puisse à nouveau
devenir un enfant...
Ce texte est une belle méditation sur la naissance. Naissance incessante du Verbe
dans le Père, naissance éternelle du Verbe dans l’âme, et naissance de l’homme à une vie
nouvelle. L’homme a ce privilège unique de pouvoir à nouveau commencer, de commencer
quelque chose de nouveau, de devenir soi-même un commencement. Rien ne peut jamais
complètement le déterminer, et à chaque instant, il peut toujours s’arracher à sa condition
pour devenir un être libre : « Là où commencement fait naître commencement […] Deviens
tel un enfant »17. Le détachement est « un sentier étroit » qui permet à l’homme de
« parvenir jusqu’à l’empreinte du désert »18, un chemin qui l’amène à découvrir la profonde
liberté qui anime sa vie, « la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme afin que l’homme
parvienne merveilleusement jusqu’à Dieu »19.
14
Ibid., p. 64.
Sermon 53, op. cit., p. 207.
16
Augustin, Les Confessions, III, c. 6 n. 11, BA 13, p. 383.
17
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 61. 63.
18
Ibid., p. 64.
19
Sermon 53, op. cit., p. 207.
15
2. Par-delà les mots, l’expérience mystique. Aspects poétiques et littéraires.
Le Grain de sénevé est plus qu’un texte sur le détachement de l’âme et l’union avec
Dieu. Ou plus exactement, le texte poétique met en œuvre cette expérience. Au fur et à
mesure que le texte progresse, le lecteur est invité à abandonner les images et
représentations pour que puisse transparaître Celui qui est au-delà des mots. Il convient
donc de regarder le texte dans son ensemble, les mouvements qui le traversent et à
travers lesquels se construit peu à peu une expérience.
Il faut tout d’abord souligner l’unité du texte et l’enchaînement entre les différentes
strophes. En effet, un des mots situé à la fin de chaque strophe est presque
systématiquement repris au début de la strophe suivante. Le verbe « fluer » dans
l’expression « d’où à grand-joie sans trêve flue le Verbe » annonce ainsi « des deux un
fleuve ». Même chose avec « les Trois sont un » et « des trois la boucle », ou encore
« son point reste immobile » avec « ce point et la montagne », et enfin « le désert n’a ni
lieu ni temps » et « ce désert est le Bien ». Les strophes s’engendrent ainsi les unes après
les autres et évoquent ainsi ce fleuve immense qui s’écoule à partir de Dieu jusque et se
répand dans l’âme. Les strophes cinq et six s’enchainent d’une manière encore plus
étroite et ne forment alors qu’une seule et longue énumération de termes pour parler du
désert.
Cependant, ce mouvement est interrompu vers la fin. On notera même une rupture
très nette entre les strophes six et sept. Le ton change, les verbes sont employés à
l’impératif et le rythme s’accélère : « deviens », « rend-toi », « laisse », ou encore
« sombre »… Dans les deux dernières strophes, Eckhart ne parle plus de Dieu à la
troisième personne du singulier, il s’adresse de façon impérative à l’âme, mais aussi à
Dieu lui-même : « sors » et « entre » ! Alors qu’au début, le poème fait de longues
phrases sur plusieurs vers construisant ainsi un discours sur Dieu, à la fin les verbes à
l’impératif invitent l’homme à vivre une expérience. Il y a même urgence, l’urgence de la
conversion. Le salut est imminent. Le lecteur passe ainsi du texte à l’action. Le poème
nous fait aller d’un discours sur Dieu à une rencontre plus personnelle. Ou plus
exactement, cette rupture opère une évolution à l’intérieur même d’une relation et nous
amène à dépasser un Dieu lointain et terrifiant pour rencontrer quelqu’un de tout
proche et de plus intime.
On ne peut s’empêcher de penser ici aux Confessions dans lesquelles Augustin fait la
même expérience qui le conduit à reconnaître la présence de Dieu au plus profond de
son être : « Tu étais au-dedans, et moi au-dehors et c’est là que je cherchais […] tu étais
avec moi et je n’étais pas avec toi […] Ô amour qui toujours brûles et jamais ne s’éteins,
ô charité, mon Dieu, embrase-moi »20. Pour Augustin, comme pour Eckhart, une telle
conversion du regard n’est possible qu’à travers un dépassement permanent des images
et représentations.
Ce qui transparaît à travers le texte, c’est le contraste permanent entre la richesse
des images et représentations, et le rappel constant au sujet de l’insaisissabilité de Dieu.
Eckhart propose un discours théologique tout à fait classique sur la Trinité, les Personnes
divines et l’unité de Dieu. Il envisage ensuite la question de Dieu à partir des deux
grandes représentations philosophiques qui sont l’être et le bien : « Ce désert est le Bien
[…] Cela est »21. Eckhart emploie enfin un discours plus apophatique qui parle de Dieu
comme « non-être » et « Bien suressentiel »22. En quelques lignes, le Grain de sénevé
parvient en quelque sorte à résumer tout ce qu’il est possible de dire au sujet de Dieu.
Pourtant, il ne s’agit pas de faire une synthèse sur la question. Bien au contraire, la
multiplicité des images et représentations souligne le fait que Dieu est toujours au-delà
des mots.
Cette insaisissabilité de Dieu apparaît même comme un refrain tout au long du texte.
Eckhart ne cesse de rappeler que Dieu est au-delà du sens, par-delà le savoir humain :
« Au commencement au-delà du sens […] Les trois sont un. Quoi ? Le sais-tu ? Non […] Ce
contour-là jamais sens ne saisira »23. Il est difficile de saisir le sens de ce qui est à
20
Augustin, Les Confessions, X, c. 27 n. 38 et c. 29 n. 40, BA 14, p. 209 et 213.
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 63.
22
Ibid., p. 64.
23
Ibid., p. 61. 62.
21
l’origine. Le principe, la cause première ou encore « le commencement » est
nécessairement toujours « au-delà du sens ». Même chose à propos d’un Dieu qui est à
la fois un être de relation entre trois Personnes et un unique principe à l’origine de
toutes choses. Quant à l’expression « ce contour-là », elle évoque la profondeur
insondable de Dieu. Dans tous ses écrits et à travers l’ensemble de son enseignement,
Eckhart n’a jamais cessé de redire le caractère insaisissable de Dieu : « En résumé, note
que tout ce que l’on peut dire au sujet de la bienheureuse Trinité n’est en aucun cas ni
adéquat ni vrai »24.
Pourtant, cette insaisissabilité ne signifie pas que Dieu soit inintelligible. En précisant
la limite du sens créé et du savoir humain, Eckhart ne fait que souligner l’idée d’une
Révélation. Ce que l’homme ne peut atteindre au moyen de sa raison naturelle, Dieu luimême vient le révéler à son intelligence : « Lui seul sait ce qu’Il est […] Le sens créé
jamais n’y est allé […] Qui connaît sa maison. Ah ! Qu’il en sorte et nous dise sa
forme »25. Il existe un double mouvement, le mouvement du désir qui recherche Dieu et
celui de l’amour qui se donne à l’homme. Ou plus exactement, c’est en reconnaissant la
limite de son savoir, que l’homme parvient à écouter au plus profond de lui-même, la
voix de Celui qui parle à son intelligence. Et c’est ainsi qu’à travers l’épaisseur des mots,
quelque chose vient à transparaître.
Les mots seront toujours insuffisants pour dire tout ce qui se passe dans le plus
profond de notre être, et cependant nous n’avons rien d’autres que les mots pour laisser
s’exprimer ce qui cherche à se dire : « Je parle de la pureté de la nature divine – de
quelle clarté est la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole
inexprimée […] Qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le fait, sinon celui qui est
cette Parole »26. En réalité, Eckhart ne fait qu’exprimer la position de tout écrivain, cet
aveu d’une parole impossible. On n’écrit pas pour décrire une réalité facile à déterminer,
on commence à écrire quand on a découvert et consenti au fait que ce qui est à dire,
sera toujours au-delà de ce qui peut en être dit. Ecrire est une expérience de
24
Sermon IV, 2, n. 30, in : La Mesure de l’Amour. Sermons parisiens, Paris, Seuil, 2009, p. 73.
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 62.63.
26
Sermon 53, op. cit., p. 207.
25
l’impossible. « Qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le peut ». Et pourtant une
parole doit être dite, une parole humaine qui laisse s’échapper quelque chose d’indicible.
A travers l’épaisseur des mots, l’ineffable transparaît et se donne. Les mots ne disent
rien, ils sont juste des chemins qu’il nous faut emprunter, un « sentier étroit »27.
Renoncer à tout dire, mais non pas renoncer à dire les choses. Et soudain, quelque chose
d’ineffable vient effleurer la surface des mots, l’espace d’un instant. L’indicible vient se
révéler dans le langage humain. Seule l’écriture poétique est capable de nous ouvrir ainsi
un chemin.
3. Et soudain, l’accord fragile et éphémère.
Le Grain de sénevé est une invitation au voyage, un voyage intérieur qui nous mène à
la rencontre de l’autre au plus profond de nous-même. Emprunter le sentier étroit,
parvenir jusqu’à l’empreinte du désert. Au centre du poème, dans les strophes quatre à
six, Eckhart évoque deux chemins possibles. Le premier est celui de « la montagne à
gravir sans agir »28. Dans le Livre de l’Exode, la montagne du Sinaï est le lieu de la
rencontre (Ex 3,1-15). Le Seigneur se révèle à Moïse : Je suis celui qui est (Ex 3,14).
L’expression « gravir sans agir » indique l’idée d’une passivité, la capacité à pouvoir
s’élever sans effort et à se laisser porter par la grâce de Dieu.
On retrouve une même expérience d’abandon dans la littérature contemporaine.
Ainsi quand la jeune Thérèse de Lisieux décrit son expérience spirituelle, elle commence
par évoquer un certain découragement, le découragement de la créature qui se trouve
infiniment insignifiante par rapport à la grandeur de la tâche à accomplir : « J’ai toujours
désiré d’être une sainte, mais hélas ! J’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée
aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne
dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des
27
28
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 64.
Ibid., p. 62.
passants »29. Puis le découragement fait place à la confiance, la jeune femme découvre
que cette petitesse est justement le chemin qui la mènera au but, et l’abandon permet
ainsi de laisser Dieu agir dans l’âme. Thérèse de Lisieux évoque alors une nouvelle
invention, une prouesse technologique : « Nous sommes dans un siècle d’inventions,
maintenant ce n’est plus la peine de gravir les marches d’un escalier, chez les riches un
ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais trouver un ascenseur pour
m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la
perfection »30.
« Gravir la montagne sans agir » revient en réalité à laisser Dieu agir pour que
l’homme puisse parvenir jusqu’au sommet. Et l’interpellation de l’intelligence qui suit
cette expression, indique que la raison humaine doit se laisser éclairer par la lumière
divine. Qui mieux que le Créateur de toutes choses est capable de savoir ce qui est un
bien pour nous ?
Le second chemin est celui du « merveilleux désert […] par aucun pied foulé »31. Ici
encore, Eckhart reprend une autre image biblique de la rencontre. Ainsi, pour évoquer
l’amour de Dieu à l’égard d’un peuple infidèle, le prophète Osée prend l’image d’un
homme qui conduit sa fiancée au désert pour parler son cœur (Os 2,16). Si la montagne
est un chemin pour l’intelligence, c’est le cœur de l’homme qui est interpellé ici à travers
l’image du désert. Le cœur de l’homme peut devenir ce lieu immense dans lequel Dieu
vient se reposer. Les strophes cinq et six s’enchaînent ainsi en essayant de décrire ce qui
dépasse tous les mots : « C’est ici et c’est là, c’est loin et c’est près, c’est profond et c’est
haut, c’est donc ainsi que ce n’est ça ni ci. C’est lumière, c’est clarté, c’est la ténèbre,
c’est innomé, c’est ignoré, libéré du début ainsi que de la fin. Cela gît paisiblement tout
nu, sans vêtement »32. Ce chemin à travers le désert est un parcours initiatique qui
amène l’homme à abandonner toutes ses représentations pour découvrir l’autre tel qu’il
est en lui-même, c’est-à-dire « nu, sans vêtement ».
29
Thérèse de Lisieux, Manuscrit C, in : La Confiance et l’abandon, Paris, Seuil, 2008, p. 60.
Idem.
31
Le Grain de sénevé, op. cit., p. 62. 63.
32
Ibid., p. 63.
30
Plus précisément, « par aucun pied foulé » rappelle l’expression « à gravir sans agir ».
Car en réalité, l’homme ne peut parvenir par lui-même au désert. Le fait d’abandonner
toutes choses lui permet d’arriver seulement au seuil du désert : « Si tu vas par aucune
voie sur le sentier étroit, tu parviendras jusqu’à l’empreinte du désert »33. L’homme ne
peut aller plus loin sans l’aide de Dieu. A ce niveau, il doit laisser Dieu le prendre par la
main et l’accompagner à travers le désert. C’est peut-être aussi cela « devenir enfant »,
apprendre à se laisser mener par Celui qui vient à notre rencontre.
Et soudain, tout s’accorde et coïncide parfaitement : « Si je te fuis, Tu viens à moi. Si
je te perds, Toi, je Te trouve, Ô bien suressentiel »34. Le Grain de sénevé s’achève sur
cette magnifique évocation de la rencontre. Ou plus exactement, de l’impossible
séparation. L’homme peut bien s’éloigner de Dieu, en revanche Dieu n’est jamais bien
loin de l’homme. La rencontre est aussi ce moment unique où deux êtres sont mis en
relation. Pas de fusion entre l’homme et Dieu, et cependant suffisamment d’intimité
pour que je puisse dire « je » et m’adresser à lui en disant « tu ». Dans le fond de mon
être, dans un coin de mon âme, je découvre la présence de l’autre. Il faut beaucoup
retrancher pour me découvrir tel que je suis aux yeux de Dieu. Ou comme le dit cet autre
grand écrivain spirituel : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu.
Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent
ce puits, et Dieu est enseveli. Alors, il faut le remettre au jour »35. On n’est jamais seul
dans la profondeur de l’intime.
Cette rencontre de l’autre nous fait pleinement exister, et l’éternité semble alors
envahir l’instant présent. Mais cet accord est éphémère. D’une certaine manière
l’éternité ne dure pas. Alors il nous reprendre le chemin, à nouveau retrancher, toujours
et encore.
33
Ibid., p. 64.
Idem.
35
Etty Hillesum, Une Vie bouleversée, Paris, Seuil, 1985, p. 55.
34
*
*
*
Le Grain de sénevé est comme la voix de l’âme qui chante sa joie d’avoir rencontré Celui qui
est tout pour elle. Se perdre soi-même pour le trouver. Mieux encore, ce poème est un cri laissé au
plus profond de notre être, et en retour différents échos parviennent jusqu’à nous. Aucun ne peut
vraiment nous satisfaire pleinement, mais tous indiquent la profondeur de Celui qui est présent en
nous comme une source jaillissante, un fleuve sans fond qui donne la vie.
L’écriture poétique parvient à dire ainsi ce qui ne peut être dit. C’est au cœur des mots que
transparaît l’ineffable.
Eric MANGIN
Université de Lyon.
Faculté de Philosophie, Université catholique de Lyon.
Source : Revue « Esprit & Vie »