De l`usage du symbolique dans l`élaboration d`un sens commun

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De l`usage du symbolique dans l`élaboration d`un sens commun
PARTIE II
FIGURES DU RÉCIT
De l’usage du symbolique dans
l’élaboration d’un sens commun :
entre management et manipulation
Henri Alexis *
Université de Nice–Sophia-Antipolis
De multiples signifiants, organisationnel, communicationnel et managérial,
participent, par la voie du symbolique, de la construction d’un imaginaire collectif. Ainsi toute « culture d’entreprise » englobe en son sein une part d’invisible et
d’inconscient, construite à partir de déterminants psychologiques, culturels, historiques. En miroir, nous analyserons la volonté de certains managers de biaiser le
processus d’émergence de sens commun. Du management à la manipulation, il
n’y a souvent qu’un pas, et le symbole devient instrument d’influence.
Par le symbole, le visible pointe l’invisibilité, et la matérialité, l’immatériel. Le symbole comme représentation collective et conventionnelle
permet une communication sociale autour d’un sens partagé. Les liens
entre les hommes deviennent symboliques lorsque leurs significations
transcendent les particularités pour s’étendre à la communauté. Les
membres d’une organisation sont ainsi unis, réunis au sein d’un espace
certes imaginaire, mais qui n’en est pas moins structurant.
*
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MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
Le sens est toujours porté par un groupe, une organisation, une communauté : les symboles « signifient ». Le symbolique participe aux processus
de construction collective des organisations. Les relations et les communications entre les hommes relèvent d’un système symbolique, d’un ordre
implicite, invisible et informel. Cet ordre se détache des lois et autres
procédures institutionnelles.
Mais dans quelle mesure idéologies, mythes et rites participent-ils d’un
inconscient professionnel collectif, d’une signification partagée, d’une
culture d’entreprise ? Et en usant avec force des symboles pour une meilleure facilitation de leurs discours, les managers ne sont-ils pas parfois
tentés d’en abuser ? Dans l’élaboration d’un sens commun, fruit d’allersretours incessants entre les discours, le symbolique et les actes, peut-on
imaginer une tentative d’influence de la part de managers désireux d’assurer à l’ensemble du processus une certaine efficacité ? Dans la structuration d’une culture commune, quelle est la part respectivement accordée
au délibéré et à l’émergent ? Face à la manipulation possible et aux dissonances entre les discours et les actes, quelle est l’efficacité du symbole ?
Cet article constitue la synthèse de nombreuses années d’expérience en
tant que chercheur et audit en entreprise. Pour des raisons de confidentialité, aucune de ces organisations n’est citée avec précision. Position
toujours délicate que celle de l’intervenant externe, écartelé entre une
direction qui le mandate pour une mission précise et une réflexion
personnelle qui peut radicalement remettre en cause le comportement et
les objectifs de ladite direction. C’est la raison pour laquelle il nous est
parfois arrivé d’abandonner la mission qui nous avait été confiée, tout
particulièrement lorsque nous prenions conscience que la Direction souhaitait nous utiliser pour diffuser à son personnel, un message qui lui
appartenait entièrement. Et ce n’est pas une coïncidence si ces mêmes
dirigeants n’hésitent pas parfois à utiliser tous les moyens pour arriver à
leurs fins, et tentent, par exemple, de construire, à grand renfort de symboles, une culture d’entreprise susceptible de servir leurs propres intérêts.
La construction de valeurs communes
entre délibéré et émergent
De multiples signifiants, organisationnel, communicationnel et managérial, contribuent par la voie du symbolique à la construction d’un imaginaire collectif. Les façons de nommer cet imaginaire sont pléthoriques et
imprécises, confondant valeurs communes, représentations collectives, esprit
d’équipe, synergie de groupe, ambiance de travail, égrégore… Aussi
choisissons-nous d’intégrer la dimension pratique de ces différentes
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formes d’expressions collectives profondément teintées de subjectivité, de
signifié et parfois même de magie, dans le vaste concept de « culture
d’entreprise ».
Si Mintzberg 1 avait envisagé initialement la culture d’entreprise comme
un moyen de coordination par les processus de travail, quelques années
plus tard, le chercheur en sciences de gestion a révisé sa position et y a
adjoint la reconnaissance de valeurs partagées, c’est-à-dire de valeurs
intériorisées par l’ensemble des membres de l’organisation. Le processus
de coordination fonctionnelle s’est transformé en une harmonisation par
l’idéologie. D’après Enriquez 2, le management déploie et articule un
système tripartite entre culture, symbole et imaginaire par la médiation
d’une forte idéologie. Cette idéologie imprègne et façonne même, aussi
bien les discours que les pratiques des organisations.
Par un mécanisme d’articulation des représentations individuelles forgées
à partir d’expériences singulières, et des références partagées par une
collectivité, chaque culture engendre ses propres comportements. Les
traits caractéristiques d’une culture d’entreprise peuvent se retrouver dans
un langage commun, une vision identique de l’organisation du travail,
des structures, des relations interpersonnelles, des cérémonies, des rites…
Des trois approches de la culture d’entreprise reprécisées par Thévenet 3 à
savoir cognitive, psychodynamique et symbolique, la dernière approche
s’inscrit le plus précisément dans nos préoccupations en accordant
davantage d’attention à la signification partagée d’un évènement qu’à
l’évènement lui-même. Dans une interprétation symbolique de la
culture, on s’attache principalement au sens, entendu comme appropriation de la réalité. Cette construction du sens résulte des multiples inter-
1
Mintzberg, H., 1986. Le pouvoir dans les organisations. Paris : Les éditions
d’organisation.
2
Enriquez, E., 1990. « L’entreprise comme lien social, un colosse aux pieds
d’argile », in Sainsaulieu, R. (dir.), L’entreprise une affaire de société. Paris :
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
3
Thévenet, M., 2003 : 38. La culture d’entreprise. Paris : PUF , Que sais-je,
4e édition.
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actions entre les individus et le collectif. Pour Lacan 1, les interactions ne
constituent toutefois que la face visible de l’iceberg, les relations entre les
hommes s’inscrivant toujours dans un ordre symbolique. Et c’est précisément au sein de cet ordre que la communication se déploie, s’institue, se
régénère.
Quant à la notion de culture d’entreprise, à la fois résultante et
constituante de cet ordre symbolique, elle apparaît polysémique à travers
des termes comme idéologies, valeurs, attitudes, normes, comportements,
symboles, rites… Et le symbolique traverse ainsi, de part et d’autre, les
structures, les méthodes de travail, les circuits de communication…
autant d’objets qui ne revêtent que l’apparence de l’objectivité. Les signes
et symboles déterminent fortement l’aménagement des bureaux, le choix
des uniformes… Les valeurs symboliques imprègnent aussi bien la philosophie d’action de l’entreprise, que ses idées, croyances, mythes, tabous
ou encore ses rites et rituels. Ainsi l’ensemble des rites qui rythme la vie
des organisations, comme les rites vestimentaires, les rites d’embauche ou
de convivialité, ne se réfère pas aux discours ou à leurs contenus, mais
davantage au système de relations sociales qui les englobe. Les comportements rituels incluent aussi bien des représentations que des croyances.
Pour Bourdieu, les rituels trouvent leur fondement dans la croyance du
groupe et non dans les mots : « l’imposition symbolique, cette sorte d’efficace magique que l’ordre ou le mot d’ordre, mais aussi le discours rituel ou la
simple injonction, ou encore la menace ou l’insulte, prétendent à exercer, ne
peut fonctionner que pour autant que sont réunies des conditions sociales qui
sont tout à fait extérieures à la logique proprement linguistique du
discours » 2.
Toute culture d’entreprise englobe en son sein une part d’invisible et
d’inconscient, liée à un imaginaire collectif, et forgée à partir de déterminants psychologiques, socioculturels et historiques. Le symbolique actuel
de la plupart des cultures d’entreprises a été contraint de se frayer une
nouvelle légitimité sociale et d’emplir le vide idéologique laissé par les
1
Lacan, J., 1953. « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de
l’Association française de psychanalyse.
2
Bourdieu, P., 2001 : 107. Langage et pouvoir symbolique, Paris : Seuil, Points.
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stigmates de la lutte des classes entre le patronat et la classe ouvrière 1. De
nouvelles valeurs managériales en ont découlé comme le management
stratégique, les projets d’entreprise, les cercles de qualité, les groupes de
progrès…
La Gestion des ressources humaines, la culture d’entreprise ou les
diverses formes de communication interne constituent les vecteurs de
l’idéologie managériale actuelle. Celle-ci sous-entend une intégration
forcément réussie des salariés, une implication entière et un partage des
valeurs. L’acception de culture d’entreprise peut s’entendre comme une
médiation entre le salarié et l’organisation d’où la tentation de certains
managers de faire un usage exagéré du symbolique dans leurs discours,
non pour les éclairer ou les faciliter, mais dans le souci d’obtenir quelque
influence sur le comportement et l’attitude de leur personnel. Les
idéologies et valeurs deviennent des instruments au service de la
rentabilité économique et du profit.
Illustrons ces propos par la mise en œuvre de nombreux projets d’entreprise. Si l’opérationnalité des projets d’entreprise résulte effectivement
d’un incessant aller et retour entre les discours et les applications, il n’est
pas impossible d’en infléchir le cours. Dans ce processus réflexif de
réalisation, les valeurs regroupées au sein de la notion de culture d’entreprise sont alors considérées, par d’aucuns, comme des outils permettant
d’accroître l’implication des personnels : « De l’identification au sentiment
d’appartenance, de la motivation à l’implication, il s’agit de produire l’intégration consensuelle optimale pour la bonne marche de l’entreprise » 2. La
culture d’entreprise est alors pensée dans une vision fonctionnaliste, et
utilisée à des fins stratégiques pour fédérer et motiver le personnel.
Une étude effectuée auprès de dirigeants d’entreprises 3 a révélé que plus
d’un tiers des dirigeants basait ses discours sur des logiques parfois paradoxales de symbolisation. Ces discours d’apparence rationnelle usent et
abusent des métaphores et analogies. L’organisation est présentée succes-
1
Floris, B., 1996 : 157. La communication managériale, La modernisation
symbolique des entreprises. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
2
Floris, B., op. cit. p. 159.
3
Pluchart, J. J., 1998. « Les discours du changement organisationnel » in Actes
de la VIIe Conférence internationale de l’AIMS, Louvain-la-Neuve, 27-29 mai.
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sivement comme un organisme vivant, une entreprise citoyenne… Et les
discours se colorent, au gré des tendances et des modes, de convictions
dogmatiques, d’engagement, mêlant à la fois la raison et la passion, les
référents individuels et collectifs… Mimétisme et mode frappent également les organisations. Ainsi les approches métaphoriques des entreprises
commerciales empruntent à l’armée de nombreux termes comme
« champ de bataille », « arène », « stratège », « tactique »… Le sens
commun se construit ici autour de valeurs liées au combat, à la compétition, à la survie…
Ce constat de l’importance de l’onirique dans la construction d’un sens
commun peut expliquer, au moins partiellement, la production ex nihilo
de cultures d’entreprises par des managers peu scrupuleux d’une part, et
qui manient d’autre part, avec brio l’art des signes et symboles. Tout un
système symbolique peut être construit à partir d’un passé reconstitué,
d’une personnalité enjolivée, de rites d’interaction accentués et guidés…
Les discours des managers s’enchantent à mesure que les valeurs
déchantent. La substance des propos est délaissée au profit du style, et le
souci d’informer s’efface devant le désir de séduire.
User et abuser des symboles :
les discours enchantés des managers
Les communications internes des organisations sont profondément
marquées par la césure entre les valeurs opérantes qui sous-tendent les
décisions, les stratégies et les modes de fonctionnement et les valeurs
dites déclarées présentes dans les projets d’entreprise, les chartes éthiques,
les discours des managers… 1 S’il est possible d’identifier de façon
formelle les valeurs opérantes à travers les systèmes de décision,
d’évaluation ou de motivation, les valeurs déclarées sont investies, quant
à elles, essentiellement d’une portée symbolique.
Le fait que les techniques de gestion symbolique fonctionnent par la
médiation d’une idéologie dominante, est susceptible d’engendrer des
comportements pervers. Certains managers peuvent être tentés de proclamer haut et fort une idéologie organisationnelle ad hoc pour espérer
1
Thévenet, M., op. cit. p. 73.
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accroître, dans une logique de surcroît fort mécaniste, la performance
économique de leur entreprise. Les projets d’entreprise ou autres chartes
éthiques apparaissent comme des outils particulièrement adaptés à ce
type de stratégie.
Dans la théorie du contrat social qui repose sur la métaphore du système
politique 1, les individus forment, de façon intéressée et délibérée, des
coalitions et peuvent même être amenés à utiliser la communication
organisationnelle à des fins machiavéliques. Le mensonge, la falsification
ou la suppression d’informations sont envisagés comme des moyens plausibles pour atteindre un objectif a priori légitime pour tous. Pour Floris,
la communication institutionnelle des organisations se rapproche de la
propagande, considérée comme une technologie symbolique d’influence
portée par une idéologie officielle 2. On peut, par exemple, retrouver
dans de nombreux projets d’entreprises, des thèmes identiques relevant
pour la plupart de l’idéologie participative. Il en est ainsi de la motivation, de l’adhésion, de la communication, du dialogue…
Les discours des managers semblent parfois proches de ceux des hommes
politiques, le verbe est haut et affirmé, le contenu empreint de métaphores, d’analogies et de symboles. Les discours technicistes du XXe siècle
ont décliné devant des discours enflammés, censés embraser ou tout au
moins stimuler fortement les équipes de travail. Les mythes, valeurs et
autres rites, amplifiés par les mécanismes intentionnels de construction
de valeurs partagées, constituent des outils symboliques propres à susciter
ou à créer l’implication des salariés 3. La communication interne des
managers s’apparente ainsi à un processus de symbolisation motivé par
une finalité économique.
L’expression de « langue de bois », utilisée initialement par les journalistes
pour dénoncer le manque de contenu des discours des hommes politiques et la piètre sincérité de leurs promesses, s’est transposée au monde
des affaires. À l’image des discours politiques, les élocutions de certains
1
Brunet, P., 2001 : 97. « L’éthique de la responsabilité individuelle dans la
société de l’information », in Brunet, Patrick J. (dir.) L’éthique dans la société
de l’information, Presses de l’Université de Laval.
2
Floris, B., op. cit. p. 134.
3
Bourdieu, P., op. cit., p. 139.
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managers donnent l’illusion de reposer sur des valeurs fortes, quand la
force ne réside en fait que dans le verbe. « La langue de bois managériale
n’est qu’une façon commode de désigner la pratique d’un discours dans lequel
la forme et la communication l’emportent largement sur le message à
transmettre » 1. L’emphase verbale et la communication pléthorique sont
utilisées sciemment pour compenser le manque d’information. Proche de
l’incantation, les messages sont parfois dépouillés de tout contenu au
profit de fonctions ludique ou phatique 2.
On assiste, par ailleurs, à une évangélisation des discours, et une idéologie quasiment religieuse se diffuse à travers les organisations via différents canaux comme les entretiens d’embauche, d’évaluation, les formations, les journaux d’entreprise… Du management des hommes au « management des apparences » 3, il n’y a souvent qu’un pas que certains
n’hésitent pas à franchir. Le management devient un véritable dispositif
communicationnel de manipulation des signes et des symboles destiné à
produire auprès du personnel un maximum d’efficacité symbolique.
Les managers n’en demeurent pas moins confrontés à une nouvelle
problématique : quelles représentations (concepts, symboles, métaphores…) et quels types de discours favorisent a priori l’adhésion des
personnels à des valeurs communes ? Quelle place peut être octroyée à
l’intentionnel dans un phénomène spontané et émergent ? Le symbole
est alors utilisé à travers des pratiques discursives pour motiver le personnel ou pour lui imposer les valeurs de l’entreprise (ou de ses actionnaires). Le symbolique est réapproprié par une volonté de manipulation,
et la communication est utilisée intentionnellement pour désinformer en
lieu et place d’informer, pour influencer plus que pour fédérer : « La symbolique visant à construire une représentation de l’entreprise est alors perçue
comme un levier de contrôle de ses acteurs » 4. Cet usage fortement orienté
1
Gilbert, P., Gillot, C., 1993 : 37. Le management des apparences. Paris :
L’Harmattan.
2
Miège, Bernard, 1995 : 211. La pensée communicationnelle. Presses
universitaires de Grenoble.
3
Gilbert, P., Gillot, C., op. cit., p. 16.
4
Lipovetsky, G., 2000. Le Crépuscule du devoir, l’éthique indolore des nouveaux
textes démocratiques. Paris : Gallimard.
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des communications internes se traduit par un décalage inévitable entre
« les discours enchantés et la réalité » 1. La participation et l’implication
demeurent à un état spéculatif. En définitive, dans leurs communications
internes, les organisations se situent souvent à un niveau déclaratif. Les
discours des managers intègrent, par exemple, des notions d’éthique, sans
que les paroles soient systématiquement traduites dans les comportements c’est-à-dire deviennent opérationnelles 2.
Mais le symbole fournit aussi aux individus un sens à leurs tâches
quotidiennes, à leur activité professionnelle plus largement. Le symbole
est donc une figure ambivalente dans les pratiques des managers, utilisé
tantôt à des fins économiques, tantôt dans une volonté d’intégration
sociale des personnels.
Quelle efficacité du symbole
dans une incongruence entre le dire et le faire ?
Menacées en permanence par un environnement complexe, fluctuant et
imprévisible, les organisations cherchent à se dépasser. Elles sont en
quête des moyens les plus performants, susceptibles de leur assurer
réussite et pérennité. Il en est ainsi de l’accentuation voire de la recréation d’une idéologie du travail où la notion de devoir et de sérieux est
censée, par exemple, encourager les individus à fournir le maximum
d’eux-mêmes ; la noblesse du travail réalisé participant grandement à la
constitution de cette idéologie 3.
La difficulté d’étude de toute organisation réside à la fois dans la nature
des comportements individuels, des relations entre les individus et de
l’environnement qui interagit sur le fonctionnement de l’ensemble.
L’individu est, par exemple, souvent tenté de mettre en œuvre tous les
1
Floris, B., op. cit., p. 169.
2
Dejoux, C., 2002. « Peut-on concilier éthique et management des ressources
humaines », in Boyer, André (dir.) L’impossible éthique des entreprises, Paris :
Éd. d’organisation.
3
Levy-Leboyer, C., 2001 : 21. La motivation dans l’entreprise. Paris : Éd.
d’organisation.
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moyens en sa possession pour atteindre certains objectifs. Ses stratégies
personnelles l’incitent parfois à s’éloigner de la ligne de conduite qu’il
s’était fixée initialement. La mission du manager peut devenir paradoxale
dans la mesure où ce personnage plaide d’une part auprès de ses collaborateurs, le passage quasi obligatoire d’une réussite individuelle par une
réussite collective, et d’autre part est tenté d’accomplir sa propre ascension sociale. Par conséquent, bien que la concordance entre le discours
du dirigeant et son application réelle soit admise comme un facteur clé
de succès 1, il est fréquent que l’individu se réalise lui-même pleinement
avant de songer à une réalisation collective. Ce phénomène entraîne un
état de dissonance cognitive auprès des personnels.
Par ailleurs, ces derniers souffrent également d’un manque de reconnaissance de la part de leur encadrement. Ils sont, pour la plupart, désireux
d’inscrire leurs actions au sein d’une idéologie du travail, propre à
conforter la légitimité de leur mission professionnelle.
La distinction d’une utilisation délibérée du symbole dans les discours et
pratiques professionnelles demeure ambivalente chez nombre de managers. Certains considèrent, en effet, le symbolique comme une manière
d’éclairer ou de faciliter un discours, d’autres sont en quête d’une source
de légitimité pour leurs personnels, et d’autres encore n’y perçoivent
qu’une façon de jouer sur les émotions d’autrui. Cette dernière catégorie
de managers emploie à l’excès la carte de l’irrationnel et utilise de façon
abusive des symboles au détriment d’un parler « vrai ». Il appartient de
s’interroger quant à l’objectif de certains discours. S’agit-il pour l’encadrement de communiquer un contenu ou de « communiquer pour
communiquer » ? 2.
La fonction de transmission d’informations au sein d’une dynamique de
communication semble parfois complètement évincée par celle de
manipulation des publics internes et externes de l’organisation. Il en est
ainsi de certains documents éthiques, assimilés à des procédés d’influence
1
Lebraty, J., 1996. « La congruence entre le dire et le faire comme outil
d’amélioration de la qualité de la prestation A P M », dans le cadre de
l’Association du progrès management.
2
Gilbert, P., Gillot, C., op. cit., p. 31.
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de la part de la direction 1. L’éthique en interne est alors utilisée comme
un moyen de management susceptible d’accroître la rentabilité d’une
entreprise privée ou l’image d’une organisation publique.
Et même si de nombreux dirigeants ont recours en interne à l’éthique
comme médiation symbolique des valeurs humanistes, le discours n’en
est pas moins fragile, confronté à d’inévitables distorsions entre des
propos « merveilleux » et des actions forcément en deçà. Ainsi, dans les
échanges communicationnels du manager envers ses collaborateurs, le
processus paraît plus souvent freiné qu’encouragé par un état de dissonance cognitive. Il existerait donc un décalage entre le projet (approche
globale) et les intérêts des différents acteurs en présence (approche individualiste). Cette incongruence entre « le dire et le faire » 2 devient source
de nombreux échecs des processus organisationnels, et se traduit notamment par une perte de crédibilité des managers, dont les propos soustendent une ligne de conduite que les actes démentent.
Les situations de décalage entre « les paroles et les actes » se retrouvent
fréquemment dans le management par projet et le management participatif. Les comportements des managers diffèrent des discours moralisateurs
ou motivationnels qu’ils adressent à leurs collaborateurs. Le management
ne semble alors pouvoir se départir d’un caractère manipulateur 3,
tentant d’absorber dans les structures organisationnelles les personnalités
des salariés, sans veiller aux motivations individuelles. Ceci expliquerait,
tout au moins en partie, les échecs rencontrés par de nombreux projets
d’entreprise. Les actes ne corroborent pas les propos encourageants du
manager notamment ceux liés à un renforcement de la participation dans
les processus de décision, à une reconsidération des schèmes hiérarchiques, ou encore à une généralisation de la liberté d’expression…
1
Dourai, R., 2002. « L’éthique de l’entrepreneur : entre convictions et
compromis », in L’impossible éthique des entreprises, op. cit.
2
Giordano, Y., 1997. « L’action stratégique en milieu complexe : quelle
communication ? », in Avenier, Marie-José (dir.). La stratégie “chemin
faisant”. Paris : Economica.
3
Hernandez, E. M., 1994. « Essor et déclin d’une démarche managériale : le
projet d’entreprise », in Humanisme et entreprise, nº 232.
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L’usage abusif et intentionnel des symboles par les managers dans leur
discours interne nécessite, de toute évidence, un véritable questionnement éthique. Il devient en effet nécessaire de resituer la communication
interne des dirigeants dans une réflexion éthique, ne serait-ce que pour
mieux discerner la volonté d’une finalité d’amélioration d’ensemble, des
tentatives d’influence et manipulation à des fins purement personnelles.
Conclusion
La gestion des ressources humaines, les modes managériales successives et
les travaux fondateurs sur le concept de culture d’entreprise ont établi,
depuis les années 1980, une étroite corrélation entre l’adhésion des
personnels à des valeurs communes et la performance individuelle et
collective. L’équation est simple, voire simpliste. Mais nombre de pratiques professionnelles en entreprise tentent malheureusement de réduire
la complexité d’un système, à des relations de causalité linéaire. Difficile
de penser l’interdépendance, la récursivité… la complexité désarçonne,
effraie… Dans leur désarroi, les managers se tournent vers une approche
simplifiée de la réalité et admettent que l’adhésion à des valeurs ad hoc ne
peut qu’être profitable à l’organisation dans son ensemble. Mais de
quelles valeurs parle-t-on ? Celles qui s’expriment à travers les pensées,
croyances et les idées des personnels ou bien celles que le manager
reconnaît personnellement comme bénéfiques ? Et la tentation devient
forte pour le manager de sélectionner les symboles a priori propices à la
création d’une culture d’entreprise harmonieuse.
Pourtant les personnels éprouvent de réelles difficultés à se reconnaître au
sein de cultures d’entreprises déterminées en majeure partie. La
démarche de ces managers peut être assimilée à des actions de marketing
interne, avec des techniques d’implication et d’adhésion proches de celles
des méthodes de vente.
Il ne s’agit pas de préconiser l’effacement du symbolique dans les
discours des managers, mais d’en envisager la portée pragmatique. Le
foisonnement symbolique permet d’éviter la réduction déterministe,
rationaliste et techniciste. Toute communauté a besoin de transcendance
pour se former, de magie pour se déployer et de symbole pour s’élever.
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