De l`usage du symbolique dans l`élaboration d`un sens commun
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De l`usage du symbolique dans l`élaboration d`un sens commun
PARTIE II FIGURES DU RÉCIT De l’usage du symbolique dans l’élaboration d’un sens commun : entre management et manipulation Henri Alexis * Université de Nice–Sophia-Antipolis De multiples signifiants, organisationnel, communicationnel et managérial, participent, par la voie du symbolique, de la construction d’un imaginaire collectif. Ainsi toute « culture d’entreprise » englobe en son sein une part d’invisible et d’inconscient, construite à partir de déterminants psychologiques, culturels, historiques. En miroir, nous analyserons la volonté de certains managers de biaiser le processus d’émergence de sens commun. Du management à la manipulation, il n’y a souvent qu’un pas, et le symbole devient instrument d’influence. Par le symbole, le visible pointe l’invisibilité, et la matérialité, l’immatériel. Le symbole comme représentation collective et conventionnelle permet une communication sociale autour d’un sens partagé. Les liens entre les hommes deviennent symboliques lorsque leurs significations transcendent les particularités pour s’étendre à la communauté. Les membres d’une organisation sont ainsi unis, réunis au sein d’un espace certes imaginaire, mais qui n’en est pas moins structurant. * [email protected] MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Le sens est toujours porté par un groupe, une organisation, une communauté : les symboles « signifient ». Le symbolique participe aux processus de construction collective des organisations. Les relations et les communications entre les hommes relèvent d’un système symbolique, d’un ordre implicite, invisible et informel. Cet ordre se détache des lois et autres procédures institutionnelles. Mais dans quelle mesure idéologies, mythes et rites participent-ils d’un inconscient professionnel collectif, d’une signification partagée, d’une culture d’entreprise ? Et en usant avec force des symboles pour une meilleure facilitation de leurs discours, les managers ne sont-ils pas parfois tentés d’en abuser ? Dans l’élaboration d’un sens commun, fruit d’allersretours incessants entre les discours, le symbolique et les actes, peut-on imaginer une tentative d’influence de la part de managers désireux d’assurer à l’ensemble du processus une certaine efficacité ? Dans la structuration d’une culture commune, quelle est la part respectivement accordée au délibéré et à l’émergent ? Face à la manipulation possible et aux dissonances entre les discours et les actes, quelle est l’efficacité du symbole ? Cet article constitue la synthèse de nombreuses années d’expérience en tant que chercheur et audit en entreprise. Pour des raisons de confidentialité, aucune de ces organisations n’est citée avec précision. Position toujours délicate que celle de l’intervenant externe, écartelé entre une direction qui le mandate pour une mission précise et une réflexion personnelle qui peut radicalement remettre en cause le comportement et les objectifs de ladite direction. C’est la raison pour laquelle il nous est parfois arrivé d’abandonner la mission qui nous avait été confiée, tout particulièrement lorsque nous prenions conscience que la Direction souhaitait nous utiliser pour diffuser à son personnel, un message qui lui appartenait entièrement. Et ce n’est pas une coïncidence si ces mêmes dirigeants n’hésitent pas parfois à utiliser tous les moyens pour arriver à leurs fins, et tentent, par exemple, de construire, à grand renfort de symboles, une culture d’entreprise susceptible de servir leurs propres intérêts. La construction de valeurs communes entre délibéré et émergent De multiples signifiants, organisationnel, communicationnel et managérial, contribuent par la voie du symbolique à la construction d’un imaginaire collectif. Les façons de nommer cet imaginaire sont pléthoriques et imprécises, confondant valeurs communes, représentations collectives, esprit d’équipe, synergie de groupe, ambiance de travail, égrégore… Aussi choisissons-nous d’intégrer la dimension pratique de ces différentes 100 De l’usage du symbolique… Henri Alexis formes d’expressions collectives profondément teintées de subjectivité, de signifié et parfois même de magie, dans le vaste concept de « culture d’entreprise ». Si Mintzberg 1 avait envisagé initialement la culture d’entreprise comme un moyen de coordination par les processus de travail, quelques années plus tard, le chercheur en sciences de gestion a révisé sa position et y a adjoint la reconnaissance de valeurs partagées, c’est-à-dire de valeurs intériorisées par l’ensemble des membres de l’organisation. Le processus de coordination fonctionnelle s’est transformé en une harmonisation par l’idéologie. D’après Enriquez 2, le management déploie et articule un système tripartite entre culture, symbole et imaginaire par la médiation d’une forte idéologie. Cette idéologie imprègne et façonne même, aussi bien les discours que les pratiques des organisations. Par un mécanisme d’articulation des représentations individuelles forgées à partir d’expériences singulières, et des références partagées par une collectivité, chaque culture engendre ses propres comportements. Les traits caractéristiques d’une culture d’entreprise peuvent se retrouver dans un langage commun, une vision identique de l’organisation du travail, des structures, des relations interpersonnelles, des cérémonies, des rites… Des trois approches de la culture d’entreprise reprécisées par Thévenet 3 à savoir cognitive, psychodynamique et symbolique, la dernière approche s’inscrit le plus précisément dans nos préoccupations en accordant davantage d’attention à la signification partagée d’un évènement qu’à l’évènement lui-même. Dans une interprétation symbolique de la culture, on s’attache principalement au sens, entendu comme appropriation de la réalité. Cette construction du sens résulte des multiples inter- 1 Mintzberg, H., 1986. Le pouvoir dans les organisations. Paris : Les éditions d’organisation. 2 Enriquez, E., 1990. « L’entreprise comme lien social, un colosse aux pieds d’argile », in Sainsaulieu, R. (dir.), L’entreprise une affaire de société. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. 3 Thévenet, M., 2003 : 38. La culture d’entreprise. Paris : PUF , Que sais-je, 4e édition. 101 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 actions entre les individus et le collectif. Pour Lacan 1, les interactions ne constituent toutefois que la face visible de l’iceberg, les relations entre les hommes s’inscrivant toujours dans un ordre symbolique. Et c’est précisément au sein de cet ordre que la communication se déploie, s’institue, se régénère. Quant à la notion de culture d’entreprise, à la fois résultante et constituante de cet ordre symbolique, elle apparaît polysémique à travers des termes comme idéologies, valeurs, attitudes, normes, comportements, symboles, rites… Et le symbolique traverse ainsi, de part et d’autre, les structures, les méthodes de travail, les circuits de communication… autant d’objets qui ne revêtent que l’apparence de l’objectivité. Les signes et symboles déterminent fortement l’aménagement des bureaux, le choix des uniformes… Les valeurs symboliques imprègnent aussi bien la philosophie d’action de l’entreprise, que ses idées, croyances, mythes, tabous ou encore ses rites et rituels. Ainsi l’ensemble des rites qui rythme la vie des organisations, comme les rites vestimentaires, les rites d’embauche ou de convivialité, ne se réfère pas aux discours ou à leurs contenus, mais davantage au système de relations sociales qui les englobe. Les comportements rituels incluent aussi bien des représentations que des croyances. Pour Bourdieu, les rituels trouvent leur fondement dans la croyance du groupe et non dans les mots : « l’imposition symbolique, cette sorte d’efficace magique que l’ordre ou le mot d’ordre, mais aussi le discours rituel ou la simple injonction, ou encore la menace ou l’insulte, prétendent à exercer, ne peut fonctionner que pour autant que sont réunies des conditions sociales qui sont tout à fait extérieures à la logique proprement linguistique du discours » 2. Toute culture d’entreprise englobe en son sein une part d’invisible et d’inconscient, liée à un imaginaire collectif, et forgée à partir de déterminants psychologiques, socioculturels et historiques. Le symbolique actuel de la plupart des cultures d’entreprises a été contraint de se frayer une nouvelle légitimité sociale et d’emplir le vide idéologique laissé par les 1 Lacan, J., 1953. « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse. 2 Bourdieu, P., 2001 : 107. Langage et pouvoir symbolique, Paris : Seuil, Points. 102 De l’usage du symbolique… Henri Alexis stigmates de la lutte des classes entre le patronat et la classe ouvrière 1. De nouvelles valeurs managériales en ont découlé comme le management stratégique, les projets d’entreprise, les cercles de qualité, les groupes de progrès… La Gestion des ressources humaines, la culture d’entreprise ou les diverses formes de communication interne constituent les vecteurs de l’idéologie managériale actuelle. Celle-ci sous-entend une intégration forcément réussie des salariés, une implication entière et un partage des valeurs. L’acception de culture d’entreprise peut s’entendre comme une médiation entre le salarié et l’organisation d’où la tentation de certains managers de faire un usage exagéré du symbolique dans leurs discours, non pour les éclairer ou les faciliter, mais dans le souci d’obtenir quelque influence sur le comportement et l’attitude de leur personnel. Les idéologies et valeurs deviennent des instruments au service de la rentabilité économique et du profit. Illustrons ces propos par la mise en œuvre de nombreux projets d’entreprise. Si l’opérationnalité des projets d’entreprise résulte effectivement d’un incessant aller et retour entre les discours et les applications, il n’est pas impossible d’en infléchir le cours. Dans ce processus réflexif de réalisation, les valeurs regroupées au sein de la notion de culture d’entreprise sont alors considérées, par d’aucuns, comme des outils permettant d’accroître l’implication des personnels : « De l’identification au sentiment d’appartenance, de la motivation à l’implication, il s’agit de produire l’intégration consensuelle optimale pour la bonne marche de l’entreprise » 2. La culture d’entreprise est alors pensée dans une vision fonctionnaliste, et utilisée à des fins stratégiques pour fédérer et motiver le personnel. Une étude effectuée auprès de dirigeants d’entreprises 3 a révélé que plus d’un tiers des dirigeants basait ses discours sur des logiques parfois paradoxales de symbolisation. Ces discours d’apparence rationnelle usent et abusent des métaphores et analogies. L’organisation est présentée succes- 1 Floris, B., 1996 : 157. La communication managériale, La modernisation symbolique des entreprises. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble. 2 Floris, B., op. cit. p. 159. 3 Pluchart, J. J., 1998. « Les discours du changement organisationnel » in Actes de la VIIe Conférence internationale de l’AIMS, Louvain-la-Neuve, 27-29 mai. 103 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 sivement comme un organisme vivant, une entreprise citoyenne… Et les discours se colorent, au gré des tendances et des modes, de convictions dogmatiques, d’engagement, mêlant à la fois la raison et la passion, les référents individuels et collectifs… Mimétisme et mode frappent également les organisations. Ainsi les approches métaphoriques des entreprises commerciales empruntent à l’armée de nombreux termes comme « champ de bataille », « arène », « stratège », « tactique »… Le sens commun se construit ici autour de valeurs liées au combat, à la compétition, à la survie… Ce constat de l’importance de l’onirique dans la construction d’un sens commun peut expliquer, au moins partiellement, la production ex nihilo de cultures d’entreprises par des managers peu scrupuleux d’une part, et qui manient d’autre part, avec brio l’art des signes et symboles. Tout un système symbolique peut être construit à partir d’un passé reconstitué, d’une personnalité enjolivée, de rites d’interaction accentués et guidés… Les discours des managers s’enchantent à mesure que les valeurs déchantent. La substance des propos est délaissée au profit du style, et le souci d’informer s’efface devant le désir de séduire. User et abuser des symboles : les discours enchantés des managers Les communications internes des organisations sont profondément marquées par la césure entre les valeurs opérantes qui sous-tendent les décisions, les stratégies et les modes de fonctionnement et les valeurs dites déclarées présentes dans les projets d’entreprise, les chartes éthiques, les discours des managers… 1 S’il est possible d’identifier de façon formelle les valeurs opérantes à travers les systèmes de décision, d’évaluation ou de motivation, les valeurs déclarées sont investies, quant à elles, essentiellement d’une portée symbolique. Le fait que les techniques de gestion symbolique fonctionnent par la médiation d’une idéologie dominante, est susceptible d’engendrer des comportements pervers. Certains managers peuvent être tentés de proclamer haut et fort une idéologie organisationnelle ad hoc pour espérer 1 Thévenet, M., op. cit. p. 73. 104 De l’usage du symbolique… Henri Alexis accroître, dans une logique de surcroît fort mécaniste, la performance économique de leur entreprise. Les projets d’entreprise ou autres chartes éthiques apparaissent comme des outils particulièrement adaptés à ce type de stratégie. Dans la théorie du contrat social qui repose sur la métaphore du système politique 1, les individus forment, de façon intéressée et délibérée, des coalitions et peuvent même être amenés à utiliser la communication organisationnelle à des fins machiavéliques. Le mensonge, la falsification ou la suppression d’informations sont envisagés comme des moyens plausibles pour atteindre un objectif a priori légitime pour tous. Pour Floris, la communication institutionnelle des organisations se rapproche de la propagande, considérée comme une technologie symbolique d’influence portée par une idéologie officielle 2. On peut, par exemple, retrouver dans de nombreux projets d’entreprises, des thèmes identiques relevant pour la plupart de l’idéologie participative. Il en est ainsi de la motivation, de l’adhésion, de la communication, du dialogue… Les discours des managers semblent parfois proches de ceux des hommes politiques, le verbe est haut et affirmé, le contenu empreint de métaphores, d’analogies et de symboles. Les discours technicistes du XXe siècle ont décliné devant des discours enflammés, censés embraser ou tout au moins stimuler fortement les équipes de travail. Les mythes, valeurs et autres rites, amplifiés par les mécanismes intentionnels de construction de valeurs partagées, constituent des outils symboliques propres à susciter ou à créer l’implication des salariés 3. La communication interne des managers s’apparente ainsi à un processus de symbolisation motivé par une finalité économique. L’expression de « langue de bois », utilisée initialement par les journalistes pour dénoncer le manque de contenu des discours des hommes politiques et la piètre sincérité de leurs promesses, s’est transposée au monde des affaires. À l’image des discours politiques, les élocutions de certains 1 Brunet, P., 2001 : 97. « L’éthique de la responsabilité individuelle dans la société de l’information », in Brunet, Patrick J. (dir.) L’éthique dans la société de l’information, Presses de l’Université de Laval. 2 Floris, B., op. cit. p. 134. 3 Bourdieu, P., op. cit., p. 139. 105 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 managers donnent l’illusion de reposer sur des valeurs fortes, quand la force ne réside en fait que dans le verbe. « La langue de bois managériale n’est qu’une façon commode de désigner la pratique d’un discours dans lequel la forme et la communication l’emportent largement sur le message à transmettre » 1. L’emphase verbale et la communication pléthorique sont utilisées sciemment pour compenser le manque d’information. Proche de l’incantation, les messages sont parfois dépouillés de tout contenu au profit de fonctions ludique ou phatique 2. On assiste, par ailleurs, à une évangélisation des discours, et une idéologie quasiment religieuse se diffuse à travers les organisations via différents canaux comme les entretiens d’embauche, d’évaluation, les formations, les journaux d’entreprise… Du management des hommes au « management des apparences » 3, il n’y a souvent qu’un pas que certains n’hésitent pas à franchir. Le management devient un véritable dispositif communicationnel de manipulation des signes et des symboles destiné à produire auprès du personnel un maximum d’efficacité symbolique. Les managers n’en demeurent pas moins confrontés à une nouvelle problématique : quelles représentations (concepts, symboles, métaphores…) et quels types de discours favorisent a priori l’adhésion des personnels à des valeurs communes ? Quelle place peut être octroyée à l’intentionnel dans un phénomène spontané et émergent ? Le symbole est alors utilisé à travers des pratiques discursives pour motiver le personnel ou pour lui imposer les valeurs de l’entreprise (ou de ses actionnaires). Le symbolique est réapproprié par une volonté de manipulation, et la communication est utilisée intentionnellement pour désinformer en lieu et place d’informer, pour influencer plus que pour fédérer : « La symbolique visant à construire une représentation de l’entreprise est alors perçue comme un levier de contrôle de ses acteurs » 4. Cet usage fortement orienté 1 Gilbert, P., Gillot, C., 1993 : 37. Le management des apparences. Paris : L’Harmattan. 2 Miège, Bernard, 1995 : 211. La pensée communicationnelle. Presses universitaires de Grenoble. 3 Gilbert, P., Gillot, C., op. cit., p. 16. 4 Lipovetsky, G., 2000. Le Crépuscule du devoir, l’éthique indolore des nouveaux textes démocratiques. Paris : Gallimard. 106 De l’usage du symbolique… Henri Alexis des communications internes se traduit par un décalage inévitable entre « les discours enchantés et la réalité » 1. La participation et l’implication demeurent à un état spéculatif. En définitive, dans leurs communications internes, les organisations se situent souvent à un niveau déclaratif. Les discours des managers intègrent, par exemple, des notions d’éthique, sans que les paroles soient systématiquement traduites dans les comportements c’est-à-dire deviennent opérationnelles 2. Mais le symbole fournit aussi aux individus un sens à leurs tâches quotidiennes, à leur activité professionnelle plus largement. Le symbole est donc une figure ambivalente dans les pratiques des managers, utilisé tantôt à des fins économiques, tantôt dans une volonté d’intégration sociale des personnels. Quelle efficacité du symbole dans une incongruence entre le dire et le faire ? Menacées en permanence par un environnement complexe, fluctuant et imprévisible, les organisations cherchent à se dépasser. Elles sont en quête des moyens les plus performants, susceptibles de leur assurer réussite et pérennité. Il en est ainsi de l’accentuation voire de la recréation d’une idéologie du travail où la notion de devoir et de sérieux est censée, par exemple, encourager les individus à fournir le maximum d’eux-mêmes ; la noblesse du travail réalisé participant grandement à la constitution de cette idéologie 3. La difficulté d’étude de toute organisation réside à la fois dans la nature des comportements individuels, des relations entre les individus et de l’environnement qui interagit sur le fonctionnement de l’ensemble. L’individu est, par exemple, souvent tenté de mettre en œuvre tous les 1 Floris, B., op. cit., p. 169. 2 Dejoux, C., 2002. « Peut-on concilier éthique et management des ressources humaines », in Boyer, André (dir.) L’impossible éthique des entreprises, Paris : Éd. d’organisation. 3 Levy-Leboyer, C., 2001 : 21. La motivation dans l’entreprise. Paris : Éd. d’organisation. 107 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 moyens en sa possession pour atteindre certains objectifs. Ses stratégies personnelles l’incitent parfois à s’éloigner de la ligne de conduite qu’il s’était fixée initialement. La mission du manager peut devenir paradoxale dans la mesure où ce personnage plaide d’une part auprès de ses collaborateurs, le passage quasi obligatoire d’une réussite individuelle par une réussite collective, et d’autre part est tenté d’accomplir sa propre ascension sociale. Par conséquent, bien que la concordance entre le discours du dirigeant et son application réelle soit admise comme un facteur clé de succès 1, il est fréquent que l’individu se réalise lui-même pleinement avant de songer à une réalisation collective. Ce phénomène entraîne un état de dissonance cognitive auprès des personnels. Par ailleurs, ces derniers souffrent également d’un manque de reconnaissance de la part de leur encadrement. Ils sont, pour la plupart, désireux d’inscrire leurs actions au sein d’une idéologie du travail, propre à conforter la légitimité de leur mission professionnelle. La distinction d’une utilisation délibérée du symbole dans les discours et pratiques professionnelles demeure ambivalente chez nombre de managers. Certains considèrent, en effet, le symbolique comme une manière d’éclairer ou de faciliter un discours, d’autres sont en quête d’une source de légitimité pour leurs personnels, et d’autres encore n’y perçoivent qu’une façon de jouer sur les émotions d’autrui. Cette dernière catégorie de managers emploie à l’excès la carte de l’irrationnel et utilise de façon abusive des symboles au détriment d’un parler « vrai ». Il appartient de s’interroger quant à l’objectif de certains discours. S’agit-il pour l’encadrement de communiquer un contenu ou de « communiquer pour communiquer » ? 2. La fonction de transmission d’informations au sein d’une dynamique de communication semble parfois complètement évincée par celle de manipulation des publics internes et externes de l’organisation. Il en est ainsi de certains documents éthiques, assimilés à des procédés d’influence 1 Lebraty, J., 1996. « La congruence entre le dire et le faire comme outil d’amélioration de la qualité de la prestation A P M », dans le cadre de l’Association du progrès management. 2 Gilbert, P., Gillot, C., op. cit., p. 31. 108 De l’usage du symbolique… Henri Alexis de la part de la direction 1. L’éthique en interne est alors utilisée comme un moyen de management susceptible d’accroître la rentabilité d’une entreprise privée ou l’image d’une organisation publique. Et même si de nombreux dirigeants ont recours en interne à l’éthique comme médiation symbolique des valeurs humanistes, le discours n’en est pas moins fragile, confronté à d’inévitables distorsions entre des propos « merveilleux » et des actions forcément en deçà. Ainsi, dans les échanges communicationnels du manager envers ses collaborateurs, le processus paraît plus souvent freiné qu’encouragé par un état de dissonance cognitive. Il existerait donc un décalage entre le projet (approche globale) et les intérêts des différents acteurs en présence (approche individualiste). Cette incongruence entre « le dire et le faire » 2 devient source de nombreux échecs des processus organisationnels, et se traduit notamment par une perte de crédibilité des managers, dont les propos soustendent une ligne de conduite que les actes démentent. Les situations de décalage entre « les paroles et les actes » se retrouvent fréquemment dans le management par projet et le management participatif. Les comportements des managers diffèrent des discours moralisateurs ou motivationnels qu’ils adressent à leurs collaborateurs. Le management ne semble alors pouvoir se départir d’un caractère manipulateur 3, tentant d’absorber dans les structures organisationnelles les personnalités des salariés, sans veiller aux motivations individuelles. Ceci expliquerait, tout au moins en partie, les échecs rencontrés par de nombreux projets d’entreprise. Les actes ne corroborent pas les propos encourageants du manager notamment ceux liés à un renforcement de la participation dans les processus de décision, à une reconsidération des schèmes hiérarchiques, ou encore à une généralisation de la liberté d’expression… 1 Dourai, R., 2002. « L’éthique de l’entrepreneur : entre convictions et compromis », in L’impossible éthique des entreprises, op. cit. 2 Giordano, Y., 1997. « L’action stratégique en milieu complexe : quelle communication ? », in Avenier, Marie-José (dir.). La stratégie “chemin faisant”. Paris : Economica. 3 Hernandez, E. M., 1994. « Essor et déclin d’une démarche managériale : le projet d’entreprise », in Humanisme et entreprise, nº 232. 109 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 L’usage abusif et intentionnel des symboles par les managers dans leur discours interne nécessite, de toute évidence, un véritable questionnement éthique. Il devient en effet nécessaire de resituer la communication interne des dirigeants dans une réflexion éthique, ne serait-ce que pour mieux discerner la volonté d’une finalité d’amélioration d’ensemble, des tentatives d’influence et manipulation à des fins purement personnelles. Conclusion La gestion des ressources humaines, les modes managériales successives et les travaux fondateurs sur le concept de culture d’entreprise ont établi, depuis les années 1980, une étroite corrélation entre l’adhésion des personnels à des valeurs communes et la performance individuelle et collective. L’équation est simple, voire simpliste. Mais nombre de pratiques professionnelles en entreprise tentent malheureusement de réduire la complexité d’un système, à des relations de causalité linéaire. Difficile de penser l’interdépendance, la récursivité… la complexité désarçonne, effraie… Dans leur désarroi, les managers se tournent vers une approche simplifiée de la réalité et admettent que l’adhésion à des valeurs ad hoc ne peut qu’être profitable à l’organisation dans son ensemble. Mais de quelles valeurs parle-t-on ? Celles qui s’expriment à travers les pensées, croyances et les idées des personnels ou bien celles que le manager reconnaît personnellement comme bénéfiques ? Et la tentation devient forte pour le manager de sélectionner les symboles a priori propices à la création d’une culture d’entreprise harmonieuse. Pourtant les personnels éprouvent de réelles difficultés à se reconnaître au sein de cultures d’entreprises déterminées en majeure partie. La démarche de ces managers peut être assimilée à des actions de marketing interne, avec des techniques d’implication et d’adhésion proches de celles des méthodes de vente. Il ne s’agit pas de préconiser l’effacement du symbolique dans les discours des managers, mais d’en envisager la portée pragmatique. Le foisonnement symbolique permet d’éviter la réduction déterministe, rationaliste et techniciste. Toute communauté a besoin de transcendance pour se former, de magie pour se déployer et de symbole pour s’élever. 110 De l’usage du symbolique… Henri Alexis Bibliographie Bourdieu, P., 2001. Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil, coll. Points. Brunet, P., 2001. « L’éthique de la responsabilité individuelle dans la société de l’information », in L’éthique dans la société de l’information, Brunet, Patrick J. (dir.). Les Presses de l’Université de Laval. Dejoux, C., 2002. « Peut-on concilier éthique et management des ressources humaines », in L’impossible éthique des entreprises, Boyer, André (dir.). Paris : Éd. d’Organisation. Dourai, R., 2002. « L’éthique de l’entrepreneur : entre convictions et compromis », in L’impossible éthique des entreprises, Boyer, André (dir.). Paris : Éd. d’Organisation. Enriquez, E., 1990. « L’entreprise comme lien social, un colosse aux pieds d’argile », in L’entreprise une affaire de société, Sainsaulieu, R. (dir.). Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. Giordano, Yvonne, 1997. « L’action stratégique en milieu complexe : quelle communication ? », in La stratégie “chemin faisant”, Avenier, Marie-José (dir.). Paris : Économica. Hernandez, E. M., 1994, « Essor et déclin d’une démarche managériale : le projet d’entreprise », in Humanisme et entreprise, n°232. Levy-Leboyer, C., 2001. La motivation dans l’entreprise. Paris : Éd. d’Organisation. Floris, B., 1996. La communication managériale, La modernisation symbolique des entreprises. Presses Universitaires de Grenoble. Gilbert, P., Gillot, C., 1993. Le management des apparences. Paris : L’Harmattan. Lacan, J., 1953. « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse. Lebraty, J., 1996. « La congruence entre le dire et le faire comme outil d’amélioration de la qualité de la prestation APM » dans le cadre de l’Association du Progrès Management. Miège, Bernard, 1995. La pensée communicationnelle. Presses Universitaires de Grenoble. Mintzberg, H., 1986. Le pouvoir dans les organisations. Paris : Éd. d’Organisation. Pluchart, J. J., 1998. « Les discours du changement organisationnel » in Actes de la VIIe conférence internationale de l’AIMS, Louvain-la-Neuve, 27-29 mai. Thévenet, M., 2003. La culture d’entreprise. Paris : PUF, Que sais-je, 4e édition. Lipovetsky, G., 2000. Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux textes démocratiques. Paris : Gallimard. 111