Lisible ou visible ? Effacement par le noir.
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Lisible ou visible ? Effacement par le noir.
Lisible ou visible ? Effacement par le noir. Ecrit noir sur blanc Les français aiment employer l’expression : « écrit noir sur blanc ». Cette formule sert à signifier qu’une chose est incontestable, irréfutable comme peut l’être un document mis par écris. Arrêté sur papier, les obligations d’un contrat liant deux personnes ne peuvent être considérées comme des « paroles en l’air ». Inscrit sur l’objet papier, l’écriture se caractérise par une extension dans l’espace et une durée dans le temps. Ecrire c’est consigner, c’est « graver dans le marbre » ! Plus trivial, l’expression « noir sur blanc » attire notre attention sur un autre fait, celui de l’assimilation systématique de l’écriture à l’encre noire apposée sur un support blanc. Bien que les procédés d’écriture soient nombreux1, ce sont les résultats des machines de Gutemberg (1440) qui ont marqué les esprits. Et malgré l’invention des produits chimiques qui ont élargit la palette des impressions presque à l’infini, les couleurs n’ont pas réussit à détrôner l’usage de l’encre noire sur le papier blanc lorsqu’il s’agit d’écriture. Le livre blanc L’écriture vise la transmission dans le temps d’un message matérialisé dans l’espace. Parmi toutes les formes que les objets d’écritures peuvent prendre, le livre est le résultat le plus apprécié lorsque les données sont en quantité importantes. Les codes qui appartiennent au livre en font un outil pratique, offrant une qualité esthétique et une grande lisibilité, une facilité de recherche des données, de consultation, de stockage et d’archivage. Il est la forme optimale de l’objet d’écriture car son interface procure au lecteur un réel plaisir dans l’interaction avec les données inscrites. De ces caractéristiques particulières aux livres certains artistes en ont joué. En effet, que se passe t-il si le support destiné à recevoir une écriture reste immaculé ? [Illus. Manzoni] En 1963, puis en 1969, Piero Manzoni fait éditer sous le nom du galeriste allemand Jes Petersen plusieurs exemplaires de « Piero Manzoni : Life and Work »2. Le livre est constitué de 102 pages de feuilles transparentes demeurées vierges, seule la première de couverture est imprimée, indiquant comme le veut la convention : l’auteur, le titre, l’édition et la date de l’œuvre. 1 Par retranchement de la matière (incision dans le marbre), par addition de la matière (l’encre est une matière qui vient en plus sur le support) ou par accumulation de la matière (bossèlement de la plaque d’or, ou inscription dans le sable). 2 er Jes Petersen: Piero Manzoni. Life and Works. Flensburg/Glücksburg: Petersen Presse, 1969. (102 pp.) (1 édition en 1963). L’exemplaire de 1963 n’est pas numéroté, et le titre comprend « works » au pluriel, alors que les exemplaires de 1969 sont numérotés et tirés en 100 exemplaires (précisé sur la première de couverture). Un autre spécimen plus récent est « Le Livre Vierge » de Sophie Calle3. [Illus. Calle]. Il est présenté sur le mur, à plat, grand ouvert, maintenu par des barres métalliques. Ici, le blanc pur du support est nettement plus radical et troublant que dans l’œuvre de Manzoni. De ces œuvres qui méritent une étude plus approfondie nous retiendrons uniquement ce qui saute aux yeux et qu’elles semblent crier : rien à voir, rien à lire si ce n’est constater l’absence. Confronté à ces œuvres, avant même de regarder - et non plus de voir - la matière du support, ce que note le spectateur en premier lieu, c’est l’absence d’écritures. Cette absence est d’autant plus puissante que c’est dans un livre, c’est-à-dire précisément là où l’on est en attente d’une présence, que l’on se trouve face à un vide. Trois formes d’illisible Il est facile d’imaginer, pendant à ces supports immaculés, un livre dont les pages seraient saturées d’encre, d’une pure monochromie noire – monochromie qui a d’ailleurs été très étudiée durant ce colloque. Cependant, et c’est là que nous voulons en venir, il existe, audelà du livre monochromatique d’autres voix artistiques d’exploration du « rien à lire ». Klein – Image d’écriture Un premier exemple est l’introduction des œuvres-catalogues d’Yves Klein intitulées « Peinture ». [Illus. Yves Peinture]. Chaque exemplaire de ces recueils de monochromes miniatures [Illus. Pages monochromes] est préfacé par trois pages de non-écritures. [Illus. P.Claude]. La présentation classique du texte dans un livre est ici respectée : il y a une entête intitulée « PREFACE », des lignes parallèles espacées de bandes blanches, des paragraphes justifiés et initiés par des alinéas, et enfin, comme il est d’usage, la signature de « PASCAL CLAUDE » clôt la préface. Tout renvoie au texte imprimé, si ce n’est qu’au lieu d’écriture, nous sommes face à des lignes. En place du texte se trouvent des traits noirs, du noir de l’encre, qui sont des éléments graphiques ne renvoyant à aucun alphabet. Pas de signifiant, juste l’imitation d’un signifié notoire. [Illus. 3 exemples x1] D’autres artistes tels Man Ray, Mario Diacono ou encore Marcel Broodthaers (dont l’œuvre ici projetée à déjà été présenté par Anna Longo lundi soir), ont eut recourt aux traits comme substitut de l’écriture. Pascal Claude et Yves Klein ont eux aussi choisit d’inscrire des traits et non d’avoir recours à des caractères alphabétiques ou numériques pour préfacer cette œuvre-catalogue. Les traits noirs sont ici employés comme des signes, ils sont les éléments qui font de cette préface une non-écriture ou pour être plus juste une image d’écriture. Zannoni – Brouillage d’écriture Un autre exemple d’illisibilité, mais cette fois crée par un processus d’accumulation. [Illus. Accumulations x2]. L’œuvre de Zhang Huan et le résultat de la performance d’Adam Geczy, illustrent parfaitement le fait que la lisibilité d’un texte dépend notamment de la disposition 3 Sophie Calle, Le Livre Vierge, 2000, bandeau de tissu qui fait comprendre que le livre est à l’envers, ouvert : 26.4x36.5 cm des phrases en lignes parallèles espacées de bandes blanches. Le non respect de ces espacements crée un brouillage par la superposition des écritures.4 [Illus. Arianna Zannoni x2] Le travail sur le livre de la jeune artiste Arianna Zannoni est un bel exemple de l’effet de brouillage sur papier. L’artiste à employé ici des procédés mécaniques, c’est-à-dire un photocopieur, pour créer une saturation d’encre noire sur le support. Dans leur superposition les paragraphes subissent un léger déplacement qui permet la lisibilité de certains mots ou de seulement quelques lettres parfois. Dans ce travail les mots sont employés à la manière d’un collage. Le résultat obtenu est très graphique, cette fois-ci ce sont les mots qui font image. Isgrò – Rature d’écriture Le troisième exemple, le plus poétique est l’illisibilité par la rature. En ce domaine, le maître incontesté de la « cancellatura » est Emilio Isgrò. [Illus. Isgrò ]. L’artiste à explorer toutes les voix possibles d’effacement du texte par le recouvrement. Souvent de la matière blanche, parfois des reproductions d’insectes, mais surtout c’est l’encre noire qui est sa matière de prédilection. Par un geste soigné et étudié Emilio Isgrò a déjà effacé de très nombreux textes, des livres entiers et même celui de la constitution italienne. Dans le cas précis de Libro Cancellato (1967) [Illus. Isgrò livre], l’artiste fait disparaître l’écriture sous la matière, et comme c’est souvent le cas dans les « cancellature » de Isgrò, quelques mots sont épargnés et restent visibles. La majeure part du texte est toutefois effacée par le noir, il n’est plus que partiellement visible et totalement illisible. L’opacité de l’encre agit comme un masque, elle rappelle la rature de la censure. Et si, comme nous l’avons souligné en début d’intervention, « écrire c’est consigné », en cachant ce qui a été écris, c’est une part de l’histoire, un témoignage venu d’un passé plus ou moins lointain que Isgrò soustrait à la vue. L’illisibilité est crée par le recouvrement, la dissimulation. L’encre des mots est ensevelit sous l’épaisse couche d’encre. Et bien que le spectateur ne puisse plus les voir, il sait que sous la matière se trouvent caché les lettres. Cette couche opaque, protégera t-elle, se qui se trouve en-dessous, comme a pu protéger des dommages du temps, les blanches couches de chaux sur les fresques des églises ? Ensevelir le noir dans le noir, engloutir les fins caractères d’encre d’une épaisse rature d’encre : c’est comme jeter un verre d’eau à la mer. C’est faire un funeste effacement : un enterrement irrévocable dans le noir. 4 4 . Attention à ne pas confondre avec la peinture avec l’écriture (Vincenzo Accame, récit, la nuova foglio : macerata 1976). Un geste, une couleur, et nait le silence. Isgrò a rendu le texte quasi muet. Cependant, s’il y a bel et bien la perte du signe et du sens, cette perte est compensée par la mise en évidence de la matière et du sensible. Les « cancelature » ne sont pas des signes apposés sur le support par le biais de procédés mécaniques, comme c’était le cas pour les deux œuvres précédemment étudiées, mais sont la trace d’un geste manuel sur un texte produit mécaniquement. Avec l’invention et la profusion de la typographie, l’écriture s’est standardisée, elle a gagné en lisibilité tout en perdant le charme de ses irrégularités. Les traces suggestives du travail manuel perdu par la mécanisation, on les retrouve dans l’imperfection des tâches d’Emilio Isgrò : plus ou moins épaisses, plus ou moins uniformes, plus ou moins régulières. Les « cancelature » de Isgrò sont certes réalisées d’un geste machinal, mais la poésie qu’il en émane prouve, s’il en est besoin, que ce geste n’a rien de mécanique. Par le biais de ses effacements par le noir, ce que propose Emilio Isgrò c’est un silence qui se donne à voir et qui donne à penser.