Fabien Granjon Mouvement «anti-mondialisation» et dispositifs de

Transcription

Fabien Granjon Mouvement «anti-mondialisation» et dispositifs de
Fabien Granjon
France Télécom Recherche et Développement
FRANCE
Mouvement «anti-mondialisation» et dispositifs de
communication sur réseaux
NOTA BENE
_________________________________________________________
L'accès aux textes des colloques panaméricain et 2001 Bogues est exclusivement réservé aux participants.
Vous pouvez les consulter et les citer, en respectant les règles usuelles, mais non les reproduire.
Le contenu des textes n'engage que la responsabilité de leur auteur, auteure.
Access to the Panamerican and 2001 Bugs' conferences' papers is strictly reserved to the participants.
You can read and quote them, according to standard rules, but not reproduce them.
The content of the texts engages the responsability of their authors only.
El acceso a los textos de los encuentros panamericano y 2001 Efectos es exclusivamente reservado a los
participantes. Pueden consultar y citarlos, respetando las pautas usuales, pero no reproducirlos.
El contenido de los textos es unicamente responsabilidad del (de la) autor(a).
O acesso aos textos dos encontros panamericano e 2001 Bugs é exclusivamente reservado aos participantes. Podem consultar e cita-los, respeitando as regras usuais, mais não reproduzí-los.
O conteudo dos textos e soamente a responsabilidade do (da) autor(a).
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
Mouvement « anti-mondialisation »
et dispositifs de communication sur réseaux
Fabien Granjon
France Télécom Recherche et Développement (France)
Le présent article se fonde pour partie sur une série de recherches en cours, dont
l’objectif général est de porter une analyse sur les usages citoyens des Technologies de
l’Information et de la Communication1 (TIC) et plus particulièrement sur les pratiques
télématiques du mouvement « anti-mondialisation » (MAM). Nous avions déjà tenté de
souligner, lors de travaux antérieurs portant sur l’appropriation des plus récents réseaux
télématiques par les mouvements sociaux français2, que les usages militants de l’Internet
étaient en quelque sorte la traduction techno-logique des principes d’action caractéristiques
d’une certaine critique sociale. Nous avions notamment essayé de montrer comment les
technologies de l’Internet actualisaient certaines des modalités d’engagement propres aux
nouvelles formes d’action politique. En ce sens, le réseau des réseaux pouvait être envisagé
comme un investissement de forme adapté à certains des besoins et des injonctions du « néomilitantisme ».
Toujours dans cette perspective d’étudier l'entre-définition de la technique et du sociopolitique dont l’importance a été maintes fois soulignée par la sociologie des usages ou
certaines théories de l’action, nous voudrions, ici, prendre appui sur les observations et les
enquêtes3 menées durant le second Forum Social Mondial (FSM 2002) qui s’est tenu du 31
janvier au 5 février 2002 à Porto Alegre (Rio Grande do Sul - Brésil). L’unique vocation de ce
texte est de porter à l’attention du lecteur quelques pistes de réflexion qui semblent vouloir se
dégager des terrains pour le moment effectués. Ces premières intuitions devraient notamment
nous permettre, par la suite, de démontrer en quoi les dispositifs télématiques, largement
utilisés par les acteurs de la critique sociale transnationale, peuvent structurer (sans toutefois
les déterminer) certains éléments d’importance comme la réflexivité du mouvement,
l’emboîtement des cadres de l’action collective ou encore la construction des identités
militantes. Au sein d’un réseau transnational de militants, le sentiment d’appartenance peutil, par exemple, être créé ou soutenu par des agencements socio-techniques ne dépendant plus
essentiellement de procédures formellement établies, mais davantage sur des dispositifs
techniques dédiés, partagés par une partie des acteurs engagés dans un même réseau de
protestation. Autrement dit, nous voudrions, à terme, montrer en quoi le recours aux
1
Ces recherches ont été initiées dans le cadre du programme PACTE/e-Human de France Télécom Recherche et
Développement (FTR&D - France) portant sur les médiations citoyennes. Consacrées pour une bonne part aux usages
d’Internet dans le monde des ONG, associations, mouvements sociaux et syndicats, elles mobilisent différents laboratoires
universitaires français et étrangers. Nous remercions vivement les personnes participant à ces recherches de nous avoir permis
d’utiliser certains des éléments d’analyse mis en lumière par leurs travaux : Christophe Aguiton, Dominique Cardon, Fanny
Carmagnat, Benjamin Chevallier, Laurent Jesover, Marin Ledun, Patrick Paniez, Audrey Messin, Sylvie Tarozzi et
Geneviève Vidal.
2
GRANJON, F., L’internet militant. Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Apogée, Rennes, 2001.
3
Les principaux appareils de preuves mis en place sont les suivants : observations ethnographiques et entretiens effectués à
Porto Alegre ; suivi détaillé des sites web d’instances militantes (ATTAC, Indymedia, Ciranda, Les Pénélopes, etc.) et de
certaines entreprises de presse françaises (Libération, Le Monde, Témoignage Chrétien, Politis, etc.) ; observations des
visioconférences réunissant Porto Alegre et la France, d’une part, et le FSM et World Economic Forum (WEF), d’autre part ;
enfin, une étude spécifique du traitement de l’information militante en ligne, sur les listes de diffusion et dans les réunions
militantes d’ATTAC en Île-de-France (observations et enquête par questionnaires).
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
technologies de l’Internet contribue à l’émergence et au maintien de la critique sociale
transnationale. Plus modestement et dans l’immédiat, nous souhaiterions présenter quelquesunes des « hypothèses » structurant nos cogitations sur le sujet. Après avoir effectué une brève
remise en contexte de l’événement militant que constitue le second Forum Social Mondial,
nous aborderons, forcément de façon partielle et provisoire, deux lignes d’analyse. Dans un
premier temps, nous tenterons d’avancer quelques arguments afin de montrer qu’il est sans
doute heuristique de placer au centre de l’analyse le fait que la morphologie du MAM soit
foncièrement réticulaire. Le Forum Social Mondial serait ainsi un événement dont la forme
même serait structurée comme un réseau. Ce premier point nous amènera à aborder, au travers
de l’exemple de la production de l’information liée au FSM, la façon dont le réseau des
réseaux peut être considéré comme un nouveau répertoire d’action de la critique sociale
transnationale.
Le Forum Social Mondial
Le Forum Social Mondial, né de l’initiative des responsables associatifs brésiliens et
soutenu par l’Association pour une Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux
Citoyens (ATTAC-France) se présente comme le contre-sommet « officiel » du mouvement
« anti-mondialisation », en réponse au World Economic Forum (WEF). La seconde édition du
FSM s’est donc logiquement tenue en contrepoint du WEF qui avait, cette année, établi ses
quartiers à New York au Waldorf Astoria, du 29 janvier au 4 février 2002. Sa première
édition, en 2001, s’était déroulée pendant le sommet de Davos (du 25 au 30 janvier 2001).
Elle avait alors réuni, déjà à Porto Alegre, 4 702 délégués enregistrés officiellement (13 000
avec leurs proches) venus de plusieurs dizaines de pays4. Pour sa part, le FSM 2002 a
mobilisé 51 350 participants venant de 131 pays différents5, 15 230 délégués issus de 4 909
organisations auxquels sont venus s’ajouter 3 054 journalistes et 11 600 jeunes de 52 pays.
Pendant 5 jours, 700 ateliers et 100 conférences ont été organisés. La seconde édition du
Forum Social Mondial apparaît ainsi comme un indicateur supplémentaire de l’émergence
d’un mouvement contestataire de type transnational qui, depuis les manifestations de Seattle
contre la réunion de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) fin 1999, ne manque
aucune occasion de faire la démonstration en actes de sa présence et de sa vivacité6. A Porto
Alegre, le MAM a donc pris la forme d’un rassemblement en présence de groupements
militants considérablement hétérogènes de par leur taille, leur raison sociale, leur structure,
leur origine géographique, leurs préoccupations, etc. Derrière le slogan unitaire « un autre
monde est possible » se retrouvent en effet des mouvements extrêmement divers, agissant
dans des domaines forts variés comme par exemple ceux de la lutte contre le libéralisme
économique, de l’écologie, de la justice sociale, des luttes de libération nationales, du
féminisme, du droit des peuples, des droits des jeunes, des luttes syndicales, etc. Toutefois,
tous semblent avoir la volonté commune de construire ce que d’aucuns présentent comme une
véritable « Internationale (sans nom) des résistances à la mondialisation capitaliste7 ». De
4
LUNEAU, G., « A Porto Alegre, pour une mondialisation différente », Le Monde Diplomatique, janvier 2002, n° 574, p. 2021.
5
Les quatre délégations les plus importantes étaient brésilienne, argentine, italienne et française.
6
Les mobilisations lors de la réunion du Fond Monétaire International et de la Banque Mondiale à Prague et celle du G8 à
Gênes ont également été des temps particulièrement forts du mouvement « anti-mondialisation ».
7
AGUITON, C., BENSAÏD, D., « Seattle, Porto Alegre, Gênes. Mondialisation capitaliste et dominations impériales »,
Contre Temps, n° 2, Textuel, Paris, septembre 2001, p. 7-8.
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
cette multitude8 bigarrée résulte, comme le précise Christophe Aguiton, « un mouvement dans
lequel chacun s’inscrit avec son combat spécifique. Mais la nécessité de se lier aux autres
s’impose très vite… (…) Même si les débats tactiques importants traversent ces différents
mouvements, jamais les liens entre eux n’ont été aussi forts9 ».
Une « affinité structurelle »
Les formes de mobilisation qui se dégagent du MAM se donnent à voir comme des
communautés d'action qui ne préexistent pas à l'engagement de ses membres et évoluent
parallèlement aux projets de mobilisation. C'est dans une capacité collective à agir que les
militants transnationaux attendent de voir se réaliser une identité qu'ils refusent pour partie de
se voir assigner par avance. Le mouvement « anti-mondialisation » se manifeste ainsi dans la
multiplicité des dispositifs militants transitoires et apparaît comme une succession
d’initiatives contestataires qui s'imbriquent et se nourrissent mutuellement. Christophe
Aguiton précise en ce sens : « Si l’on voulait résumer en un mot le défi majeur du mouvement
à l’étape actuelle, ce serait celui des alliances, au niveau national comme au niveau
international. (…) C’est un peu comme si se construisait une Internationale aux ramifications
multiples, mais une Internationale sans nom, sans structures, dont le programme se réduirait à
la somme des campagnes et des thèmes avancées lors des mobilisations. Cette alliance
flexible, non hiérarchique, s’impose comme une nécessité fonctionnelle, tant pour coordonner
les actions que pour mieux comprendre une réalité diversifiée, et surtout pour mettre
consciemment l’accent sur les luttes des plus exploités su Sud10 ». Ce qui importe pour les
acteurs de la critique sociale transnationale, c'est de maintenir un fort niveau d'activité11,
c'est-à-dire de n'être jamais à cours de desseins à actualiser. Le mouvement « antimondialisation » se présente donc d'abord en actions. Pour les acteurs collectifs et individuels
du MAM, il est important de s'insérer dans des réseaux transnationaux de militants12 afin
d'augmenter leurs chances de rencontres avec d'autres acteurs dont la fréquentation est
susceptible de renforcer des projets protestataires existants, ou bien d'engendrer d'autres
projets. L'existence même des actions collectives protestataires transnationales dépend donc
de processus de couplage mis en œuvre entre ceux que Sydney Tarrow définit comme des
mouvements sociaux transnationaux 13. Pour être reconnus comme une composante essentielle
du mouvement « anti-mondialisation », les collectifs modestes en taille ou en finances ont
compris qu’il était particulièrement opportun de mutualiser leurs actions et leurs compétences.
Les bases du rassemblement tendent ainsi à se renouveler selon des conceptions plus souples,
plus ponctuelles et beaucoup moins centralisatrices. Le standard n'est plus le modèle syndical
fusionnel, mais correspond plutôt au désir d'un appariement de nature plus opérationnelle ou
8
Sur le concept de multitude, voir HARDT, M., NEGRI, A., Empire, Exils, Paris, 2000.
AGUITON, C., « L’International sans nom des résistances », ibid., p. 24-25.
10
Ibid., pp. 28 et 30.
11
Voir GRANJON, F., op. cit.
12
Pour Margaret Keck et Kathryn Sikkink un réseau transnational de militants est une forme organisationnelle qui « inclut
des acteurs travaillant sur une question à l’échelle internationale, liés par des valeurs partagées, un discours commun et des
échanges denses d’information et de services ». Voir KECK, M., SIKKINK, K., Activists Beyond Borders. Advocacy
Networks in International Politics, Cornwell University Press, Ithaca, 1998.
13
C’est-à-dire des groupements « socialement mobilisé(s) ayant des membres dans au moins deux pays, engagé(s) dans une
interaction soutenue de contestation avec les détenteurs du pouvoir d’au moins un pays autre que le sien, ou contre une
institution internationale ou un acteur économique multinational »., TARROW, S., « La contestation transnationale »,
Cultures & Conflits, Sociologie de l’Europe. Mobilisations, élites et configurations institutionnelles, n° 38-39, été-automne
2000, http://www.revues.org /conflits/article.php 3?id_article=124, février 2002.
9
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
conjoncturelle. Au surplus, ces rapprochements ponctuels rendent compte également, au-delà
de la porosité et du flou des frontières militantes, de la proximité et de la complémentarité des
engagements qui se développent au sein du MAM.
Le mouvement « anti-mondialisation » (une sorte de mouvement des mouvements)
semble ainsi répondre à des caractéristiques structurelles identiques à celles qui fondent les
caractéristiques sociotechniques du réseau des réseaux. Le MAM partage d’abord avec les
plus récents réseaux télématiques, un imaginaire social dont les principes fondateurs sont
réglés sur le mythe de l'auto-organisation de la société civile (que l’on imagine planétaire) et
de la participation active des acteurs qui la constituent. Cette concomitance métaphorique qui
opère d'abord sur des qualités supposées partagées s'avère toutefois importante dans la mesure
où l'on sait que « l'insertion sociale d'une NTIC, son intégration à la quotidienneté des
usagers, dépend moins (au moins dans un premier temps) de ses qualités techniques
‘intrinsèques’, de ses performances et de sa sophistication que des significations d'usage
projetées et construites par les usagers sur le dispositif technique qui leur est présenté14 ». Si
l'Internet, appréhendé comme outil parfaitement adapté au militantisme transnational, apparaît
en première instance, comme un support de fantasmes, cela n'empêche en aucune façon qu'il
soit aussi à l'origine de la stabilisation d'une certaine conscience du collectif15 « antimondialisation ». La forme réticulaire du réseau des réseaux entretiendrait ainsi une sorte
d’« affinité structurelle » avec le MAM, peu structuré, engagé dans des logiques de projets,
fortement mobile dans le choix de ses cibles et de ses modes d’actions ; cette (nouvelle) forme
d’action critique entretenant elle-même une relation d’isomorphie avec l’objet qu’elle entend
combattre, i.e. un capitalisme mondialisé et mobile16.
Cette « affinité structurelle » peut se remarquer dans le déroulement même du second
Forum Social Mondial. Le FSM se présente en effet comme une espèce d’événement-réseau
foncièrement proliférant, susceptible de révéler l’émergence de formes de démocratie
« autrement représentatives ». Au même instant, il se passe quelque chose dans les salles de
réunion de tous les grands hôtels de Porto Alegre, dans les centaines de pièces de l’université
catholique (la PUC ), mais aussi au camp de jeunes du Parque da Harmonia, dans le gymnase
de la brigade militaire, dans le grand théâtre du parc de la ville, dans le centre culturel du
Gazomètre, dans les fermes modèles des paysans sans terre, dans les rues accueillant
manifestations officielles et défilés spontanés, dans les taxis et les bus qui déplacent les
personnes d’un point à un autre de la ville. Le Forum Social Mondial occupe Porto Alegre et
c’est la ville elle-même qui constitue le véritable territoire du forum, support d’une
gigantesque conversation internationale et éclectique. Il est ainsi ouvert à toutes (ou presque
toutes) les connexions possibles et le tissage des liens est de moins en moins indexé au
préalable des appartenances militantes. Il est ainsi très remarquable de lire en haut de toutes
les pages du programme officiel : « Toutes ces activités (le matin, l’après-midi, le soir) sont
ouvertes à tous les représentants et les observateurs » et de remarquer, de facto, à quel point,
dans les couloirs de la PUC, l’accessibilité des personnes les unes envers les autres peut être
fort. La co-occurrence des micro-événements est par ailleurs redoublée par l’extrême diversité
14
MALLEIN, P., TOUSSAINT, Y., « L'intégration sociale des technologies d'information et de communication : une
sociologie des usages », Technologies de l'Information et Société, vol. 6, n° 4, 1994, p. 318.
15
DODIER, N., « Les appuis conventionnels de l'action. Eléments de pragmatique sociologique », Réseaux, n° 62, CNET,
Issy-les-Moulineaux, 1993, p. 78.
16
Voir BOLTANSKI, L., CHIAPELLO, E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
de leurs formes. Il est frappant de constater la diversité des régimes d’action qui sont proposés
aux participants : conférence d’une personnalité devant des milliers d’auditeurs, assemblée
délibérante de personnes accroupies en cercle dans le campement des jeunes, atelier-débats ou
commission d’experts dans les salles de la PUC, conférence de presse dans les salles de
réunion de l’hôtel Plaza Sao Rael, Tribunal de la dette dans le grand théâtre du Parc
Municipal, participation à la rédaction coopérative de « l’appel des mouvements sociaux17 »
dans les amphithéâtres de la faculté, etc. De façon temporellement très rapprochée, il est donc
possible de passer d’une conférence à une manifestation, d’un débat d’experts à une
discussion militante, d’une position d’auditeur à une position d’orateur, d’un discours
objectivant et distancié à une parole affective et émouvante, etc. Le FSM répond donc
foncièrement à un principe d’hétérogénéité car il offre aux acteurs du MAM toute une
diversité d’agencements collectifs d’énonciation, c’est-à-dire un choix varié de formats
d’engagement, de participation et de délibération18. Hétérogène, multiple, il fonctionne plutôt
à l’intégration et accueille facilement ceux qui s’y rendent sans les enfermer au sein de
formats de mobilisation contraignants. En dépit de l’extrême hétérogénéité des acteurs, tout
est également fait pour éviter une confrontation conflictuelle des points de vue. Les ateliers et
les séminaires du FSM ne sont pas constitués autour de problématiques mettant en tension des
prises de position franchement contradictoires entre groupes ou réseaux militants. De façon
générale, ces possibilités de conflit, sans être ignorées, sont assez systématiquement
contournées ou relativisées. La contradiction est dans un extérieur lointain, celui du WEF et
des acteurs de la mondialisation libérale.
Le Forum Social Mondial préserve ainsi une relative indétermination des statuts, ce
qui permet de passer facilement d’un état de participant à un statut de spectateur. Cette
propriété décisive de la forme événement-réseau qu’est la diversité répond à l’exigence de ne
pas
marquer
trop
frontalement
des
différences
entre
les
participants
(spectateurs/militants/orateurs/ animateurs/personnalités/visiteurs, etc.). La seule différence de
statut dans les accréditations distingue en fait les délégués (membre d’une association
représentée au Forum), les observateurs et la presse. Or dans les faits, ces distinctions n’ont
pas une réalité très marquée (sauf pour l’accès à la salle de presse réservé aux journalistes,
mais là aussi aucune carte de presse n’est réclamée). De façon très symptomatique, la petite
salle des VIP, seule concession au vedettariat puisque réservée à quelques intervenants de
passage (hommes politiques brésiliens, prix Nobel, etc.) sera in fine prise d’assaut par de
jeunes libertaires le dernier jour du FSM. La forme du FSM l’oppose donc assez sensiblement
à d’autres types de grands événements publics, tel que le WEF qui présente toute une série de
frontières et d’espaces clos qui en font un événement hiérarchique avec ses règles rigoureuses
d’attribution des accréditations, ses zones ouvertes différentiellement à des cercles de
participants soigneusement identifiés, ses séparations rituelles, etc. Au regard d’autres
17
Appel des mouvements sociaux. Résistance au néolibéralisme, à la guerre et au militarisme : pour la paix et la justice
sociale, http://www.attac.org/fsm2002/0502/doc/declarationfr.htm, février 2002.
18
« L’éventail des réseaux et des organisations convergeant dans les mobilisations et les campagnes est particulièrement large
tant sur le terrain idéologique, que dans le domaine des objectifs et des méthodes. Naomi Klein décrit avec pertinence ces
coalitions sociales sous le terme de ‘nuée de moustiques’. Il n’en est que plus nécessaire d’établir les orientations aptes à faire
converger les différentes composantes, en particulier les secteurs jeunes les plus combatifs et le reste des mouvements
sociaux. Cela passe par des alliances flexibles, des formes de coordination unitaires, et des campagnes où chacun trouve sa
place, qui ne brident pas les mouvement de la jeunesse. Il s’agit, autrement dit, de combiner et de diversifier les formes de
militantisme (action directe, manifestations de masse, débats programmatiques, etc.) non pour qu’elles se concurrencent, mais
pour qu’elles se renforcent mutuellement. », ATENTAS, J.-M., « La jeunesse face à la globalisation capitaliste », Contre
Temps, op. cit., p. 43-44.
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
manières d’organiser des événements (militants), l’événement-réseau peut se définir comme
une tentative de dépassement du modèle officiel/officieux, in/off qui caractérise les
événements-hiérarchiques et centralisés. S’il existe effectivement un Comité organisateur, il
n’exerce aucune autorité forte sur le déroulement concret du Forum Social Mondial. Il ne
cherche pas à monopoliser l’information sur l’événement (largement distribuée) et se laisse
délibérément « déborder » par les initiatives des acteurs. Il est à cet égard particulièrement
significatif de constater qu’un nombre important de participants a effectué des enregistrements
personnels (films, photos, enregistrements sonores). Outre les « enregistrements-souvenirs »
personnels, trace d’une participation individuelle, beaucoup des militants présents étaient
également investis d’une mission de restitution du vécu de l’événement dans leurs cercles
militants respectifs. Cette particularité nous amène à évoquer notre second point : les modes
de production de l’information liée au FSM.
La production de l’information liée au FSM
Depuis le rapport Nora-Minc sur l'informatisation de la société19, on s'accorde à voir
dans les réseaux télématiques un support technique permettant aux forces de la société civile
de pouvoir pleinement participer à leur représentation et à l'expression de leurs
mécontentements. Dans un contexte où la mobilisation du consensus20 et la dimension
symbolique des luttes revêtent une importance fondamentale, le travail volontaire de mise en
scène et de production directe d'une représentation de ses propres intérêts est effectivement
primordial. Le Forum Social Mondial participe bien évidemment pleinement de cette
revendication d’une appropriation citoyenne des moyens de communication passant par un
engagement direct dans la production autonome d’informations (ouvrir à tous et à chacun les
possibilités de s’exprimer et de rendre compte de l’événement). Ce thème a ainsi été très
présent dans de nombreux ateliers, notamment lors du séminaire traitant de l’appropriation et
du contrôle des TIC par la société civile21.
Certaines organisations du mouvement « anti-mondialisation » ont même vu le jour
essentiellement au seul motif de ne pas abandonner le contrôle des structures d'interprétation
aux médias de masse. En créant des sites web et en prenant appui sur des listes de diffusion,
ces structures « média-activistes », généralement d’obédience libertaire, visent à redéfinir au
profit de la critique sociale transnationale l’identité sociale du MAM et à ne pas laisser le
monopole des représentations officielles et des cadres de perception de l'injustice aux seuls
médias de masse. On peut ainsi lire sur le site français d’Indymedia (Independent Media
Center22) : « Le réseau Independent Media Center est une agence de presse collectivement
gérée, pour créer des supports de communication radicaux et passionnés. Nous travaillons
d'une façon militante pour parler de ceux qui veulent changer le monde en l'améliorant et qui
doivent faire face à des médias qui déforment leurs actions ou craignent de couvrir les efforts
de ceux qui ont fait le choix d'agir pour une humanité plus libre. Le réseau Independent Media
Center est né pour couvrir les contre-manifestations de Seattle en 1999. Aujourd'hui, nous
pouvons être présents partout dans le Monde. Aux USA, en France, à Prague, au Mexique, au
19
NORA, S., MINC, A., L’informatisation de la société, La Documentation française/Seuil, Paris, 1978.
La mobilisation du consensus est « le processus à travers lequel un mouvement social essaie d’obtenir un soutien à son
point de vue. », KLANDERMANS, B., « Mobilization and Participation : Social-Psychological Expansions of Resource
Mobilization Theory » », American Sociological Review, 49, 5, 1984, p. 586.
21
. Ce séminaire a été organisé par ATTAC-France, VECAM et l’AMARC.
22
http://www.indymedia.org/, février 2002.
20
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
Congo...23 ». Tant pour Indymedia que pour CMAQ24 (nous ne citons là que les groupements
les plus connus 25) la production de l’information réclame a minima un principe de publication
ouverte (open publishing) permettant à l’ensemble des individus qui le désirent de publier en
ligne, quasi-instantanément et en différentes langues, tout type de documents (textes, sons,
images fixes ou animées). Rédacteurs indépendants refusant toute légitimité aux informations
qui répondraient à des impératifs éditoriaux édictés par des organisations politiques ou des
entreprises de presse commerciales, les « média-activistes » considèrent qu’il est impératif de
dire le sens en lieu et place des intermédiaires convenus. Dans cette optique, fournir ses
propres cadres d'interprétation et devenir prescripteur d'opinion nécessite nécessairement
d'entrer en concurrence avec les structures médiatiques traditionnelles. Comme l’indique le
slogan de la Ciranda (la Farandole Internationale de l'Information Indépendante) : « Pour
qu'un autre monde soit possible, il faut réinventer le journalisme indépendant26 ».
Néanmoins, devenir à la fois producteur et diffuseur d'informations n'est pas forcément
synonyme d'une défiance totale vis-à-vis des médias. Si les technologies de l'Internet sont
utilisées dans l'objectif de créer des tribunes d'expression dégagées des contraintes inhérentes
aux circuits classiques de production et de diffusion de l'information, elles sont également
appréhendées comme support d'espaces symboliques en construction auxquels peuvent
éventuellement prendre part certains des acteurs du champ journalistique. C’est précisément
ce que propose la Farandole Internationale de l'Information Indépendante à laquelle se sont
inscrits plus de cinq cents individus appartenant à plus de trois cents organisations dont
certaines sont des entreprises de presse écrite ou audiovisuelle27. Les militants du mouvement
« anti-mondialisation » savent pertinemment que le principal forum où sont couvertes et mises
en scène leurs actions protestataires reste les médias traditionnels. L'accès aux faveurs de
l'opinion publique et l'assurance d'une visibilité maximum nécessitent un ticket d'entrée qui
passe nécessairement par des stratégies d'intéressement si ce n'est une « collaboration » avec
23
http://france.indymedia.org/about.php3, février 2002.
http://www.cmaq.net/, février 2002.
25
Outre le réseau d’Indymedia, les organisations « média-activistes » sont de plus en plus nombreuses : Free Speech TV
(FSTV), Protest.Net, Paper Tiger TV, World Trade Watch Radio, Adbusters, A-Infos News Service, Asian Pacific
Environmental Exchange (APEX), Counter Media (Chicago), Homeless News Network, Institute for Agriculture and Trade
Policy (IATP), Seattle Independent Media Coalition, Tao Communications, etc.
26
« Il est probable que le besoin de bâtir des alternatives au journalisme de marché n'ait jamais été aussi dramatique que
maintenant que nous sommes à la veille de l'ouverture du IIe Forum Social Mondial. Conçue comme la possibilité réelle
d'être un mécanisme pour l'approfondissement de la démocratie, la possibilité d'information pour la société et pour contribuer
à l'émancipation des citoyens, la presse est devenue une institution soumise au pouvoir et manipulée par lui selon ses
besoins. », http://www.ciranda.net/, février 2002.
27
« La proposition que nous faisons est ouverte aux publications et aux journalistes (rédacteurs, employés de l'audiovisuel,
photographes) qui résistent à la pensée unique et qui ont l'envie de construire une presse capable de participer, dans le
domaine capital de la communication, à la bataille pour la transformation de la société. (…) Chaque publication qui y
participera (à la Ciranda) aura une totale autonomie pour décider des thèmes et de la production des textes et photos
souhaités, selon ses propres objectifs éditoriaux, mais pourra, en plus, reproduire, sans aucun frais, les textes de toutes les
autres. Nous demandons, en contrepartie, que chaque publication adhérente à la Ciranda offre le travail de ses propres
journalistes aux autres publications participantes. Le matériel produit servira comme un fond pour le travail de tous les autres
journalistes présents à Porto Alegre. Pour atteindre cet objectif, la IIe Ciranda part de l'expérience acquise de la Ciranda 2001,
qui a rassemblé des dizaines de journalistes lors du Ier Forum Social Mondial. Elle transposera dans le domaine du
journalisme le concept qui a permis le grand développement, ces dernières années, de ce qu'on appelle le "logiciel libre": le
copyleft (mot qui permet un jeu de mots: Left, en anglais, veut dire la gauche et est aussi le participe passé des verbes lâcher,
libérer, livrer). Pendant l'année 2002, nous allons construire un nouveau site, qui sera approvisionné par le programme
Publique ! Développé par l'entreprise 'Fábrica Digital', une entreprise brésilienne née au Laboratoire d'Informatique de
l'Universidade Católica de Rio de Janeiro. Pour l'employer il ne faut pas avoir de connaissances spécifiques d'informatique : il
suffit de savoir naviguer sur la toile mondiale des ordinateurs et de suivre un stage qui ne prend pas plus que deux heures. »,
http://www.ciranda.net/publique/cgi/public/cgilua.exe/
web/templates/htm/0frances/view.htm?infoid=13&user=reader&editionsectionid=2, février 2002.
24
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
certains des médias de masse (plus de 3 000 journalistes ont été ainsi accrédités lors du FSM
2002).
Sur ce même principe collaboratif, ATTAC-France a également mis en place un
dispositif d’information particulièrement efficace, en coordination avec des médias « amis »
(dont certains sont membres fondateurs de l’association) à la fois francophones (Mediasol,
Politis, Témoignage Chrétien, Apress, Recto Verso, Les Pénélopes, Le Courrier de Genève,
etc.) et italiens (Radio Gap, Amisnet), comprenant une trentaine d’individus. Une dizaine de
ces personnes ont permis la production d’articles, de reportages photo, de compte-rendus et
d’entretiens audio. Si certains de ces rédacteurs étaient journalistes au sein des organes de
presse cités plus haut ou membre du bureau d’ATTAC-France, d’autres, militants « de base »,
bénéficiaient d’une bourse offerte par l’association dont on peut dire qu’elle constituait une
forme de rétribution symbolique particulièrement valorisante. Fonctionnant peu ou prou sur le
modèle de la production journalistique, les impératifs de la ligne éditoriale sont, ici, bien
évidemment nettement plus politiques. Se situant sur une frontière intermédiaire, entre presse
professionnelle et libertaire, le « modèle militant » refuse notamment de définir des critères de
compétence ou de professionnalisation dans le traitement de l’information. Cependant, dans la
pratique, des hiérarchies implicites apparaissent pour discriminer bons et mauvais papiers,
bonnes et mauvaises manières de traiter l’information. Outre les reportages écrits et les
documents d’expertise produits par certains des intervenants des conférences plénières, des
entretiens audio ont été également réalisés, notamment avec l’aide des radios italiennes
participant au dispositif. La diffusion de cette production militante d’information a été réalisée
par le biais de pages web entièrement dédiées à cet effet et hébergées sur le site d’ATTACFrance28. Ce mode de production de l’information n’a été rendu possible que par la
mobilisation (en France, en Italie et dans quelques autres pays) de militants (webmasters et
traducteurs) qui, à distance, travaillaient sur la mise en ligne des données et assuraient la
construction nécessaires des pages web. Les informations mises en ligne ont été également
annoncées quotidiennement sur différentes listes de diffusion de l’organisation (Grain de
Sable, Sand in the Wheels, Granello di sabbia29) au moyen d’un bulletin spécifique intitulé
FSM-direct. L’on notera par ailleurs que si dans les premiers temps de l’Internet militant le
courrier électronique et les listes de diffusion se présentaient comme les interfaces privilégiées
de l’action militante en ligne, il semblerait qu’aujourd’hui le World Wide Web ait pris
beaucoup plus d’importance. Outre la circulation de l’information, la nécessité d’une
capitalisation rapide des données produites par le « militantisme cognitif » (notamment
l’expertise et la contre-expertise) semble avoir révélé le web comme une interface
particulièrement utile. Aux logiques de mise en circulation viennent donc s’ajouter des
dynamiques d’accrétion de l’information.
28
http://www.attac.org/fsm2002/, février 2002. Le site « FSM 2002 » a enregistré en moyenne, par jour, 176 331
connexions et 38 637 pages ont été téléchargées. Le maximum enregistré pour certaines journées a été : 235 853 connexions
et 52 724 pages téléchargées. La répartition géographique des connexions effectuées à partir de 104 pays différents durant 5
jours se distribue de la manière suivante : France : 34 % ; Italie : 8 % ; Belgique : 3 % ; Espagne : 3 % ; Canada : 2 % ;
Suisse : 2 % ; Allemagne : 2 %. 22 % des serveurs restent inconnus et 17 % des connexions se font à partir de domaines
internationaux (.com, .net, etc.). Le nombre de connexions au site d’ATTAC a doublé durant la tenue du Forum Social
Mondial.
29
La lettre d’information Le Grain de Sable a gagné 1 000 abonnés entre le 1er février et le 8 février pour un total de 50 700
abonnés. La version anglophone (Sand in the Wheels) et la version italienne (Granello di sabbia) ont respectivement vu leurs
effectifs croître de 300 et de 1 100 abonnés.
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
Dans le cas du Forum Social Mondial, les technologies de l’Internet ont donc été le
support de « nouveaux » modes de production de l’information. Elles ont ouvert la possibilité
de publier à un nombre d’acteurs plus important, elles ont parfois favorisé une coopération
plus souple entre les diverses instance médiatiques, elles ont autorisé des modes de
publication multimédia et elles ont participé au développement d’une logique de traduction et
de circulation entre aires culturelles et nationales différentes. Couplées à des dispositifs de
communication telles que les visioconférences30, elles ont également permis d’étendre le
territoire des événements publics aux absents et aux éloignés. Comme l’a souligné Daniel
Gaxie : « Une organisation de masse reposant sur le militantisme ne peut (…) subsister que si
elle fonctionne de façon continue à un rythme assez voisin de celui qu’il est nécessaire
d’atteindre dans les hautes conjonctures. Accepter que le militantisme se ralentisse, c’est
interrompre les satisfactions qui en sont retirées et risquer à terme de perdre des adhérents31 ».
Pour le mouvement « anti-mondialisation », cette exigence de fonctionner à un rythme
soutenu (constituer un agenda et organiser de grandes mobilisations) se double d’un autre
impératif qui est celui de trouver un moyen d’impliquer les militants qui ne peuvent bénéficier
des rétributions propres à une participation en présence. Les militants des groupements
participant au Forum Social Mondial ne peuvent bien évidemment pas tous se déplacer à
Porto Alegre. Il est néanmoins important que ceux-ci puissent participer de ce sentiment
identitaire de proximité qui semble être commun à l’ensemble des militants présents au FSM,
qui, parce qu’ils sont présents au même moment dans un même lieu, partagent un « êtreensemble » se constituant à partir d’une expérience commune (par l’expérience et le
dépassement des particularismes dans l’action). Les actions militantes locales en lien avec le
Forum Social Mondial sont à cet égard particulièrement importantes car, en tant que le lieu
d’actualisation d’un « faire-ensemble », elles rendent « empiriquement crédibles » des
mobilisations organisées à des niveaux d’échelle différents. Elles tendent ainsi à prouver aux
acteurs extérieurs aux mobilisations internationales l’adéquation des expériences32 locales
avec les grands moments du mouvement « anti-mondialisation ». A travers des interfaces
variées tels que les visioconférences, les listes de diffusion, le courrier électronique et le web,
il est également possible d’entretenir une relation synchrone et asynchrone avec un public
distribué et étendu tout en maintenant – au moins potentiellement – des possibilités
d’interactions bilatérales interdites par les outils traditionnels de couverture journalistique de
l’événement. Tout acteur collectif de type protestataire opère sur une continuum composé
d’au moins deux sphères : d’une part, un espace commun lieu de constitution d’un « êtreensemble » qui « s’élabore depuis des expériences de mondes privées, singulières, toujours
particulières, et qui s’énoncent selon des modes plus ou moins idiosyncrasiques33 » ; et
30
L'usage des vidéoconférences a été une des nouveautés du second Forum social mondial. Lors de la première édition, un
débat télévisé avec Davos avait déjà été réalisé via une liaison par satellite. Cette année, de nombreuses visioconférences ont
été organisées, grâce à des liaisons ISDN à coûts abordables. La souplesse de l'outil et la diversité des usages possibles
permettent de penser que cette technologie a des perspectives importantes. Dès la séance inaugurale du Forum, une première
vidéoconférence a été montée avec New York. L'objectif symbolique étant de montrer la communauté de préoccupations et
de revendications entre les participants du FSM et les syndicats et ONG américaines manifestant à New York face au WEF.
Une deuxième visioconférence a été organisée le deuxième jour au matin avec Paris. Le soir même a eu lieu un « débat »
entre des militants présents à Porto Alegre et d'autres restés en France, à Lyon et Aubagne (également retransmis en
streaming sur le site web de Voilà). Enfin, une troisième visioconférence a mis de nouveau en lien les militants présents à
Porto Alegre et ceux de New York.
31
GAXIE, D., « Economie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1977, p. 149.
32
Sur ce sujet, voir SNOW, D., BENFORD, R., « Ideology, Frame Resonance and Participation Mobilization », International
Social Movement Research, 1, 1998, p. 197-217.
33
TASSIN, E., « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », Hermès, n° 10,
1991, p. 34.
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
d’autre part, un espace public où circule de l’information et se déploient des échanges
permettant le « maintient de la communauté à distance d’elle-même34 ». Le couplage
structurel de ces deux sphères est la condition de possibilité de la constitution d’une
communauté politique efficiente permettant « à chacun des membres du groupe de
mobilisation une maîtrise symbolique de la situation en proposant une réponse à la triple
question suivante : qui sommes-nous ? contre qui nous battons-nous ? au nom de quoi ?35 ».
Sur ces deux axes, et pour que le Forum Social Mondial soit effectivement un « processus
permanent de recherche et d'élaboration d'alternatives, qui ne se réduise pas aux
manifestations sur lesquelles il s'appuie36 », le recours aux TIC devient une ressource
essentielle.
Conclusion
L'édification de réseaux militants dépassant les frontières nationales pose ainsi aux
nouveaux entrepreneurs mondiaux de mobilisation une série de questions autour des formes
de l'action collective, des coûts de la mobilisation, de la structuration et de l'entretien d'une
organisation multipolaire. A cet égard, il n’est pas étonnant de constater que les réseaux de
luttes contre la gestion néo-libérale de la mondialisation ont développé un usage précoce et
décisif de l’Internet. Tout semble montrer que le mouvement « anti-mondialisation » a su
s’approprier plus tôt et de façon plus intensive que le associations et syndicats nationaux, les
dispositifs de communication sur réseaux. L'Internet est très rapidement apparu comme le
dispositif technique permettant une amélioration non négligeable des performances
organisationnelles des sujets collectifs. Les principales grandes actions « antimondialisation » n'auraient pu ainsi prendre corps sans l'appui logistique apportés par les
réseaux télématiques, tant d'ailleurs dans la phase d'initialisation des contacts que dans celle
de l'organisation des événements. Géographiquement séparés et n'ayant que rarement
l'occasion de se rencontrer en dehors des grands rassemblements sporadiques qu'ils
coordonnent ou auxquels ils participent, les échanges de courrier électronique permettent aux
militants et entrepreneurs de mobilisation du MAM de transmettre régulièrement des
informations et de créer des « ateliers virtuels » sur la base desquels sont discutées et
préparées les mobilisations et les réunions de terrain. Les technologies de l’Internet semblent
donc fournir de nouveaux appuis logistiques utiles à l’action militante transnationale. Elles
entraînent vraisemblablement l'instauration de nouvelles modalités du procès de travail,
d’autres modes coopératifs de production, de circulation et de consommation des savoirs
militants, ainsi que d’autres modes de gestion des compétences. Une des spécificités de la
communication sur réseau est ainsi de mettre en lien des personnes qui appartiennent à des
espaces sociaux (et géographiques) dissemblables mais connectés à des ensembles techniques
identiques. L’Internet créerait alors, selon les termes de Nicolas Dodier, une espèce de
solidarité technique, c'est-à-dire une « forme de liens entre les êtres créée par le
fonctionnement des ensembles techniques37 » qui pourrait conduire au réagencement des
modalités du concernement et des cadres de l’engagement. Ce lien entre nouveaux dispositifs
34
Ibid., p. 24.
MANN, P., L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives, Armand Colin, Paris, 1991, p. 116.
36
Second point de la « Charte des principes du Forum Social Mondial », http://www.forumsocialmundial.org.br/fra/qcartas
.asp, février 2002.
37
DODIER, N., Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées., Métailié, Paris, 1995,
p.14.
35
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
d'écriture et de communication et certaines formes d'activation de notre espace public nous
invite à prendre au sérieux les conjonctions entre formes politiques et moyens de
communication.
Colloque 2001 Bogues : Globalisme et Pluralisme – Montréal / 24-27 avril 2002
Bibliographie
BOLTANSKI, L., CHIAPELLO, E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
CONTRE TEMPS, n° 2, Textuel, Paris, septembre 2001.
DODIER, N., « Les appuis conventionnels de l'action. Eléments de pragmatique sociologique », Réseaux, n° 62,
CNET, Issy-les-Moulineaux, 1993, p. 63-85.
DODIER, N., Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées., Métailié,
Paris, 1995.
GAXIE, D., « Economie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1977,
p. 123-154.
GRANJON, F., L’internet militant. Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Apogée, Rennes,
2001.
HARDT, M., NEGRI, A., Empire, Exils, Paris, 2000.
KECK, M., SIKKINK, K., Activists Beyond Borders. Advocacy Networks in International Politics, Cornwell
University Press, Ithaca, 1998.
KLANDERMANS, B., « Mobilization and Participation : Social-Psychological Expansions of Resource
Mobilization Theory » », American Sociological Review, 49, 5, 1984, pp. 583-600.
LUNEAU, G., « A Porto Alegre, pour une mondialisation différente », Le Monde Diplomatique, janvier 2002, n°
574, p. 20-21.
MALLEIN, P., TOUSSAINT, Y., « L'intégration sociale des technologies d'information et de communication :
une sociologie des usages », Technologies de l'Information et Société, vol. 6, n° 4, 1994, p. 316-335.
MANN, P., L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives, Armand Colin, Paris, 1991.
NORA, S., MINC, A., L’informatisation de la société, La Documentation française/Seuil, Paris, 1978.
RÉSEAUX, vol. 18, n° 100, Hermès Science, Paris, 2000.
SNOW, D., BENFORD, R., « Ideology, Frame Resonance and Participation Mobilization », International Social
Movement Research, 1, 1998, p. 197-217.
TARROW, S., « La contestation transnationale », Cultures & Conflits, Sociologie de l’Europe. Mobilisations,
élites et configurations institutionnelles, n° 38-39, été-automne 2000, <http://www.revues.org/conflits/article.php
3?id_article=124>, février 2002.
TASSIN, E., « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité »,
Hermès, n° 10, 1991, p. 23-37.