éclipse au féminin? lettre citée dans les romans de prévost

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éclipse au féminin? lettre citée dans les romans de prévost
Acta Universitatis Wratislaviensis No 3282
ROMANICA WRATISLAVIENSIA LVIII
Wrocław 2011
IZABELLA ZATORSKA
Université de Varsovie
ÉCLIPSE AU FÉMININ?
LETTRE CITÉE
DANS LES ROMANS DE PRÉVOST
Pourquoi la lettre — ou le billet — cités dans les romans d’Antoine Prévost coïncident-ils avec une même situation du sujet de l’énonciation, femme ou
homme? Sur le point de disparaître, dans différents sens du mot, ou dépossédé de
son autorité, en tant qu’homme, menacé, frustré, que dissimule-t-il derrière? Leur
attitude respective, d’homme ou de femme, que révèle-t-elle sur l’écriture (épistolaire, en l’occurrence) dans un univers voué encore en grande partie à l’oralité?
Quelles dynamiques de la psyché prévostienne démasque-t-elle? Les Mémoires
d’un homme de qualité comme Manon Lescaut fourniront des exemples positifs;
mais l’absence de toute citation pourrait aussi être interrogée.
Certes, la «lettre dans le récit» a un statut différent selon que c’est une lettre
«galante», au sein d’un roman «héroïque» d’une Mademoiselle de Scudéry, vouée
à avoir plusieurs destinataires et plus encore de lecteurs, ou une lettre intime,
tendre même, qu’un héros-narrateur prévostien, sinon un tiers personnage, adresse
à un proche ou à un ami. Le succès de la correspondance de Madame de Sévigné,
publiée en partie dès 1725–1726, aurait pu servir de jalon dans l’élaboration du
style nouveau de la lettre littéraire1. Et s’il est permis de rapprocher l’élan de la
plume de l’abbé de celui des plumes qui ont produit des volumes romanesques du
1 Pour le débat entre Bernard Bray et Roger Duchêne sur le degré d’autonomie de Madame
de Sévigné à se forger son propre «art d’écrire» et son «mode d’expression», bref, son propre langage, voir B. Beugnot, «Débats autour du genre épistolaire, réalité et écriture», RHLF 2, 1974,
pp. 195–202. L’auteur de l’article abonde dans le sens de notre observation: «La correspondance de
Mme de Sévigné n’a en effet été arrachée à la littérature épistolaire que pour être donnée au genre
romanesque. L’épistolaire fortuite s’est muée en romancière sans le savoir» (ibidem, p. 201). Nous
remercions Monika Kulesza de nous avoir procuré ce renfort bibliographique, entre autres. Sa thèse
sur le romanesque dans les lettres de Mme de Sévigné examinait un sens de l’infiltration dont la
présente analyse effleure l’autre versant: il faudrait encore évoquer ici Robert Challe et ses lllustres
Françaises (1713), chaînon précieux entre le roman héroïco-galant du Grand Siècle et l’épique intimiste prévostien. Au cas où l’on admettrait un développement évolutif dans l’histoire littéraire.
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Grand Siècle2, la fonction particulière, celle de faire tourner l’intrigue, que Marie-Gabrielle Lallemand donne à la «lettre dans le récit» chez Mlle de Scudéry, se
maintient-elle dans l’univers prévostien?3 «Le moyen de faire avancer l’intrigue
dans un univers romanesque où le triomphe du héros n’est plus assuré par sa seule
invincibilité mais dépend aussi du regard et du jugement que porte sur lui la société qui l’entoure et dans laquelle il erre de malentendu en malentendu», ce diagnostic serait-il applicable aux épîtres des personnages prévostiens? Le contexte
et, partant, la tonalité de l’échange paraissent ici bien plus dramatiques. L’usage
de la lettre, citée ou pas, le prouverait aussi.
Nous mettrons une limite naturelle à l’étude, à savoir la première étape de l’activité créatrice de Prévost, selon la chronologie proposée par Jean Sgard4. Cette étape
qui remonterait à la fuite de Prévost en Angleterre, en 1728, et comprendrait les Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde (1728–1731),
l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (présentée comme leur
tome VII jusqu’au début du XIXe siècle), Le Philosophe anglais (1731–1739), Le
Doyen de Killerine (1735–1740). La seconde irait de 1740 à 1741, lorsque voient le
jour «coup sur coup, trois romans désenchantés, un peu cyniques», dont l’Histoire
d’une Grecque moderne (1740), et «deux biographies romancées, œuvres tumultueuses et non sans beautés, qui rappellent parfois le climat du drame shakespearien»5. La troisième étape correspondrait à «une tentative de renouvellement, puis
un retour à son ancienne manière», avec les Mémoires d’un honnête homme (1746)
et Le Monde moral (1760–1763)», resté inachevé.
Or, le caractère de plus en plus effacé des lettres — ou billets, messages de quelques lignes à peine — par rapport au flot continu de la narration à la première personne dont le monopole s’impose de plus en plus, paraît d’emblée confirmer l’idée
de cette division. Quantitativement parlant, si, dans les Mémoires et aventures d’un
homme de qualité6 dont la lecture nous a inspiré d’abord dans cette analyse, il y a
dix lettres citées, dont deux billets (un défi en duel et une injonction à la fuite) et une
2 «En lisant Cleveland on se croit d’abord ramené à Polexandre de Gomberville, et à Cassandre de La Calprenède. Mais cet archaïsme est paradoxal et provoque toutes sortes d’innovations,
qui jalonnent une longue recherche», J. Sgard, Le Roman français à l’âge classique 1600–1800,
Librairie Générale Française, Québec 2000. Sur «Prévost d’Exiles», p. 123.
3 M.-G. Lallemand, La lettre dans le récit: étude de l’œuvre de Mademoiselle de Scudéry,
Günter Narr Verlag, Tübingen 2000. Selon M.-G. Lallemand (p. 380), la lettre y est «largement
utilisée comme un ressort de la fiction».
4 J. Sgard, op. cit., pp. 124–125.
5 Ibidem, p. 125. Il s’agit encore des Mémoires pour servir à l’histoire de Malte et des Campagnes philosophiques ou l’Histoire de M. de Montcal (1741), outre l’Histoire d’une Grecque moderne, déjà citée. Les biographies historiques: l’Histoire de Marguerite d’Anjou et l’Histoire de
Guillaume le Conquérant.
6 Sigles proposés pour les romans cités: Mémoires et aventures d’un Homme de qualité. Roman, texte présenté et annoté par J. Sgard, Éditions Desjonquères, Paris 1995. [MAH]
Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, chronologie et préface par H. Coulet,
Garnier-Flammarion, Paris 1967. [DGML]
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remarque ajoutée en bas de page, quatre autres lettres sont juste évoquées pour leur
fonction et contenu, et une autre résumée in extenso7. Ces proportions se réduisent
à une équation simple mise en valeur dans Manon Lescaut: une lettre de Manon
y est citée, une autre rapportée8. Encore, dans cette deuxième missive, la signature
est citée aussi, créant un effet de présence immédiate de l’épistolière en saillie sur le
reste. Renversement symétrique, car la première lettre de Manon finit par une phrase
à la (fausse) troisième personne: badinage, déplacé comme le reste de son contenu,
semble-t-il. Cependant, tout un échange décisif pour l’avenir du narrateur: entre lui,
des Grieux, et son ami Tiberge d’abord, enfin — juste au dernier alinéa — entre des
Grieux et son frère aîné, est rapporté aussi succinctement que possible9.
En revanche, les trois autres romans qui seront envisagés ici, dont deux de la
première période, selon la chronologie de Sgard, ne font que signaler ou, tout au
plus, résumer les missives qui changent le destin des protagonistes. Ainsi, dans
Le Philosophe anglais, si Fanny se sauve «à l’anglaise» avec son amant (en réalité, au sens ancien du mot: son amoureux)10, il y a toute une séquence de lecture
et commentaires amicaux que Cleveland offre à M. de R... qui lui présente une
paire de lettres l’avertissant de persécutions à venir pour les protestants en France;
l’échange de M. de R... avec un ami protestant de province, puis avec Turenne sur
le point de se convertir, sert à motiver la décision du «philosophe anglais» luimême: impossible de s’attarder en France, devenue pourtant, pour la deuxième
fois dans sa vie, son port de salut11. À deux reprises donc la lettre fait tourner
l’intrigue, comme dans les machines héroïco-galantes de Mlle de Scudéry12.
Cleveland. Roman, édition établie par J. Sgard et Ph. Stewart, Éditions Desjonquères, Paris
2003. [C]
Doyen de Killerine. Histoire morale, [dans:] Œuvres de Prévost, texte établi par A. Principato,
t. 3, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, s.d. (coll. publieé entre 1977 et 1986). [DK]
Histoire d’une Grecque moderne, édition établie par Alan J. Singerman, Garnier-Flammarion,
Paris 2001. [HGM]
7 MAH, pp. 60, 67, 88–89, 116, 145, 147 (deux missives échangées), 158, 161, 162 pour
les citations; et pour les allusions, pp. 82, 86, 93 (lettre résumée), 162 (échange entre Abulem et
un esclave de la sultane). À noter, une bonne moitié du courrier cité arrive dans le livre quatrième
(pp. 131–169), qui comprend le « roman turc » du narrateur.
8 DGML, pp. 78 et 133.
9 DGML, pp. 171–173, 187–188: «mon frère écrit qu’il doit attendre mon arrivée», voilà les
derniers mots de ce roman-histoire dans lequel l’écriture (les Mémoires d’un homme de qualité)
sert de cadre aux prouesses de l’oralité (le récit dont le chevalier paye la générosité du marquis de
Renoncour prodiguée dans le prologue, la rencontre à Pacy). Une brève percée épistolaire dans la
parole de l’amant malheureux vient de la mention d’une lettre par laquelle M. de B..., le premier des
«protecteurs» de Manon «la parjure», aurait dénoncé le chevalier auprès de son père, nouvelle avec
laquelle M. Des Grieux assassine son fils récemment ramené par force sous le toit paternel (p. 51).
10 C, p. 460. Le héros narrateur n’arrive pas à comprendre un tel comportement, comble d’ingratitude à ses yeux: partir sans laisser un seul mot d’explication!
11 C, pp. 553–555.
12 J. Sgard refuse de cloisonner la romancière dans le champ du précieux, lorsqu’il écrit:
«Ce que tous [les roman héroïques avec les précieux] ont en commun, c’est un même goût pour les
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Le Doyen de Killerine non plus ne comprend pas de lettres citées. Une cascade épistolaire qui s’ouvre dans le livre sixième, bouleverse la vie paisible des
uns (Patrice, frère cadet du Doyen et son épouse, Milady, qui se découvre une rivale en Mlle de L...), et modèle les nouvelles intrigues13. En dépit de leurs conséquences désastreuses, ces lettres ne sont jamais qu’évoquées, rapportées ou résumées, parfois même de manière à laisser pressentir dans ce choix de moyens toute
une stratégie préméditée du narrateur, voire de l’auteur présumé. Par exemple,
lorsque le narrateur reçoit, devant l’oncle de sa belle-sœur abandonnée par Patrice,
une lettre qui lui fait craindre «quelque nouvelle violence» de la part de son frère, il
décide de ne révéler au parent inquiet qu’une partie de la missive: «celle qui pouvait
même servir à lui déguiser l’autre». Eh bien, la stratégie biaisée employée avec un
personnage ne serait-elle pas possible avec le lecteur? Supposition d’autant plus
justifiée que, juste au paragraphe précédent, le narrateur résume la même lettre
(à l’usage des destinataires de ses mémoires) de sorte à en obscurcir au maximum
le contenu, à la faveur d’un nouveau suspense14.
Enfin, l’Histoire d’une Grecque moderne, dont l’espace-temps se borne à des
intérieurs fréquentés par l’ambassadeur de France et sa belle pupille, Théophé,
ancienne esclave à Constantinople, n’évoque que des échanges entre des tiers intrigants, dont Maria Rezati, une Sicilienne, confidente aventurière, que le bienfaiteur de Théophé se hâte d’éloigner de sa maison15. Encore ici, le recours au
discours rapporté, au résumé de l’épistolaire, nous fait suspecter la bonne fois du
narrateur qui choisit d’être subjectif, donc partial, jusque dans la façon de présenter ses preuves. Car la partialité, dans son cas, devient la caution de l’authenticité
du message.
Un retour à la case départ, à l’époque où la citation d’une lettre trouvait sa
place légitime dans le cours de la narration à la première personne — que ce soit
chez le narrateur extra- ou intradiégétique — pourrait peut-être nous éclairer sur
les circonstances de cette évolution dans l’économie de la fiction prévostienne.
Si le premier roman de Prévost s’ouvre par une déclaration paradoxale: «Je
n’écris mes malheurs que pour ma propre satisfaction », convenons qu’un peu
modifiée («Je ne raconte mes malheurs que...»), elle pourrait se retrouver dans la
bouche de des Grieux. C’est dérober à la vie quelques instants sacrifiés à la pensée
morbide, puisque la mort avait réussi à ravir à cette vie même ce qu’elle offrait
au héros narrateur de plus cher, toute sa joie présente et à venir: sa bien aimée —
situations extraordinaires qui font naître les sentiments exceptionnels». Même s’il reconnaît que
Madeleine a «innové» c’est-à-dire investi «dans le domaine de la psychologie» (J. Sgard, op. cit.,
pp. 33–36). Nous employons l’épithète ‘galant’ dans son acception atténuée au XVIIe siècle: relatif
à l’amour et à son expression. Sans suggérer la gauloiserie qu’il connote avant et après cette
époque.
13 DK, pp. 178, 183, 185, 186, 188.
14 DK, pp. 188–189.
15 HGM, pp. 219–223.
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qu’elle s’appelle Manon ou Selima, peu importe. La différence — qu’on mesure
mieux ayant parcouru les Mémoires et aventures — est dans la fin: si des Grieux
semble s’efforcer de revenir à la normale, en repassant l’Atlantique avec le fidèle
Tiberge à ses côtés, Salem-Renoncour annonce sa propre mort; ainsi les dernières
phrases du roman prennent l’accent lugubre d’un adieu solennel:
n’ayant plus rien (...) à prétendre ni à désirer au monde, je me déterminai à le quitter entièrement
pour achever ma triste vie dans la retraite. Les personnes à qui je m’adressai consentirent à me recevoir dans une de leurs abbayes, où la libéralité de mon oncle fournit à mon entretien. J’y attends,
avec plus d’impatience que de crainte, l’heureux jour qui doit me réunir avec ce que la cruelle mort
m’a ravi16.
Une ouverture par excellence chrétienne — appeler le jour de sa mort heureux jour prend un sens propre à l’idée de la rencontre avec Jésus Christ dans
l’Éternité — se mue en une contemplation morbide puisque tournée vers un passé
qui rappelle la perte vécue au présent. Serait-ce là la source de la satisfaction que
le narrateur avouait dès les premières lignes?
Pourrait-on aussi voir dans les Mémoires et aventures un long écrit d’adieu au
monde, une lettre dont les quelques autres lettres d’adieu citées seraient une mise
en abîme? «On lira cette histoire si l’on trouve qu’elle mérite d’être lue. (...) je
serai content si je retire, pour fruit de mon ouvrage, un peu de tranquillité dans les
moments que j’ai dessein d’y employer», ajoute-t-il17. Impatience ou tranquillité
satisfaite? Voilà l’alternative d’extrêmes entre lesquels le narrateur prétend être
placé, comme, à la fin de sa vie, tiraillé entre la manie de persécution et le vœu de
repos, paraîtra le «promeneur solitaire» d’Ermenonville.
L’épilogue bien trompeur, puisque remis en cause au tome troisième des
Mémoires et aventures, repris au bout d’une dizaine d’années, lorsque Prévost,
chassé de chez les Jésuites pour persévérer dans l’activité de romancier, avait
repris leur rédaction chez les Bénédictins18. Le narrateur quitte sa retraite pour
partir dans un long voyage, en tant que gouverneur d’un jeune noble. Ledit tome
trois s’ouvre par un avant-propos dont l’incipit offre des repères temporels tout
en renchérissant sur la fonction thérapeutique de l’activité mémorialiste: «(...) je
ne la relisais jamais [l’histoire de ma vie] sans me sentir enflammé d’un nouvel
amour pour la solitude et sans bénir le ciel qui avait soutenu ma constance parmi
tant d’adversité»19.
16
MAH, p. 237.
MAH, p. 27. «Cet effet de mémoire qui n’apparaissait guère dans le rappel des faits anciens,
devient très fort dès qu’il s’agit de mémoire affective: le deuil est éternel, les blessures se rouvrent,
le présent est envahi par un passé tragique; effet paradoxal, puisqu’au lieu de nous rendre sensible le
passage du temps, il exprime plutôt son immobilité», fait observer Jean Sgard dans sa Préface aux
Mémoires et aventures, Desjonquères, Paris 1995, p. 19.
18 Ibidem, p. 10.
19 MAH, Œuvres de Prévost, texte établi par P. Berthiaume et J. Sgard, t. 1, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble 1978, p. 115.
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Dans la Préface à l’édition Desjonquères, Jean Sgard relève «cette contemplation du temps arrêté et de la mort», ce qui, selon lui, aurait «le plus frappé les
lecteurs de 1728»20.
Leur préfacier, le promoteur de l’œuvre prévostienne le plus célèbre
aujourd’hui, insiste sur la perte, vrai emblème du premier héros prévostien: hormis la «qualité» («appartenance à une famille à la fois aristocratique et distinguée
par ses états de service»21), il ne lui reste plus ni identité ni biens, son père, le
«marquis», en ayant déjà été dépossédé pour s’être marié contre la volonté paternelle. Voué à l’errance — entre les Pays-Bas et la France, puis à travers l’Europe
centrale et les Balkans pour tomber en esclavage chez les Turcs parmi lesquels il
finit par trouver sa bien-aimée, fille de son patron musulman. Le roman oriental
de l’amour entre Salem, le prénom qu’on lui fait prendre, et Selima, rien que par
cette assonance, évoque des contes de fées. Un autre roman oriental se superpose
à lui, celui des amours entre Abulem, le frère de Selima, et la sultane Oscine, malheureuse car maltraitée par son illustre époux, qui sera enlevée du sérail même
grâce à l’aide du narrateur. Le succès de son assistance, joint à la générosité du
futur beau-frère, fidèle à sa parole de le rendre heureux aussi, permettront au narrateur de revenir en Europe avec celle qu’il aura l’impatience d’«épouser» avant
son baptême22. Ce double roman oriental, construit autour de deux couples, ne
saurait effacer l’impression que produisent les histoires du narrateur et de son ami
le comte de Rosembert, qui remplissent les trois premiers livres, et dans lesquelles
trouvent part deux lettres d’adieu, ou d’éclipse.
La première est remise par un père prieur au héros, bouleversé, car il avait en
vain attendu l’apparition d’un père résolu à «se faire chartreux», et donc disposé
à ne plus recevoir la visite de son fils: cette lettre avec ses exhortations doit donc
le remplacer en quelque sorte23, comme la missive de Manon devra tenir place
de sa maîtresse auprès de des Grieux. Si le premier narrateur est capable de la
transcrire, par souci de vraisemblance, il s’en explique aussitôt: «je la conserve
encore»24. Pas de notice explicative pour comprendre que la lettre abandonnée
par Manon puisse être cité in extenso: l’émotion alors ressentie par le chevalier
se communique assez au narrateur pour qu’on comprenne qu’il avait très bien pu
l’apprendre par cœur.
Il paraîtrait quelque peu pervers de mettre en parallèle les deux exhortations,
vu la disparate du cadre et des motifs. N’empêche que l’injonction finale au des20
MAH, p. 19.
MAH, p. 14.
22 Le cardinal Janson lui en fera des reproches, la cérémonie de baptême, théâtralisée, aura
lieu à Rome, suivie immédiatement de celle du mariage. Selima commençait aloirs à «sentir les
incommodités de la grossesse». MAH, pp. 181–182.
23 Il lui conseille d’aller achever sa formation à Paris dans une «académie», tant que va durer
le noviciat. MAH, p. 60.
24 Ibidem.
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tinataire («laissez/laisse-moi»), qui débouche sur un conseil donné de bonne foi,
semble d’une constance étrange dans son message paradoxal:
Ah! laissez-moi prendre Dieu pour partage, puisqu’il y a si peu de fond à faire sur les félicités
humaines. Adieu. Vivez heureux et ne vous souvenez de moi que pour me rendre le Ciel favorable
par vos prières. (...) Je t’adore, compte là-dessus; mais laisse-moi, pour quelque temps, le ménagement de notre fortune. Malheurs à qui va tomber dans mes filets! Je travaille pour rendre mon
Chevelier riche et heureux. Mon frère t’apprendra les nouvelles de ta Manon, et qu’elle a pleuré de
la nécessité de te quitter25.
Les possessifs du second fragment ne sont qu’un trait mineur en contradiction avec le contenu du texte; protestation d’amour, exhortation à la confiance
les précèdent. Mais la chute, dans les deux cas, est en rupture avec le début de
l’envoi. Manon parle avec enjouement de ses nombreuses infidélités dont elle espère tirer de quoi rendre heureux le chevalier pour qui, noblesse oblige, la fidélité,
pas seulement en l’amour, est le premier indice de la qualité. Le père souhaite
à son fils, homme de qualité comme lui, de vivre heureux, et cela juste après avoir
exprimé son doute sur la possibilité de l’être durablement en ce monde. Le vrai
malheur du héros prévostien semble donc non seulement d’être confronté à un
amour impossible à rendre heureux dans un concours de circonstances sociales
ou physiques néfastes, mais, d’abord, à un amour paradoxal: filial ou érotique
(y compris conjugal, adultère ou incestueux), au cœur duquel il y a une contradiction insurmontable pour atteindre au bonheur dans les romans de Prévost. Car,
pour y atteindre, il faut juste ce que le partenaire refuse tout en souhaitant au héros,
de bonne foi, son accomplissement. Contrairement à l’univers dramatique de son
contemporain, Marivaux, un autre écrivain chrétien de l’époque (mais chrétien
avec discrétion), qui, dans la médiation paradoxale devenue dynamique omniprésente de son œuvre, a trouvé une solution à ce genre de contradiction, solution
vraisemblable, édifiante et comique à la fois26.
La seconde des lettres citées dans les Mémoires et aventures se trouve dans
le récit intercalaire qui comprend les infortunes du comte de Rosembert. Son
auteure, jeune fille séduite et abandonnée que le comte vient de soustraire à la
vengeance de ses frères, la rédige sur le point de se donner la mort: sa lucidité tragique fait contraste avec l’horreur du décor dans lequel le comte en fera la lecture.
Déjà, il vient d’être averti par la maîtresse du logis où il avait trouvé une chambre pour l’infortunée: avec la femme de chambre, elles ont vu «tomber plusieurs
25
DGML, p. 78.
I. Zatorska, «Le discours utopique dans le théâtre de Marivaux», thèse inédite, soutenue
à l’Université de Varsovie en 1994. Idées reprises dans: eadem, «Le théâtre de Marivaux comme
discours utopique», Kwartalnik Neofilologiczny XLIII, 1996, nr 2, pp. 141–145; eadem, «Le discours
utopique dans le théâtre de Marivaux», [dans:] eadem, Marivaux et les Lumières, t. 2. L’homme de
théâtre et son temps, Presses Universitaires, Aix-en-Provence 1996, pp. 19–24; «Dyskurs utopijny
czyli mediacja paradoksalna w twórczości Marivaux», [dans:] K. Dybeł, B. Marczuk (dir.), Spotkania
z dawną literaturą francuską, Romanica Cracoviensia, Wydawnictwa UJ, Kraków 2000, pp. 47–54.
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gouttes de sang du plancher de la chambre de mademoiselle». Quoi qu’on pense de
l’état du plancher de céans, la tension ne cesse de monter: ayant défoncé la porte
bien close par la malheureuse, qui s’était pourtant couchée «sans faire paraître la
moindre émotion» — on l’avait donc laissée seule sans nourrir aucun soupçon
— le décor renchérit sur celui des nouvelles tragiques, dont le temps de ce récit
serait contemporain, par ailleurs27.
Nous entrâmes, et nous vîmes le plus affreux spectacle du monde. Des flots de sang coulaient
du lit sur le plancher. Je m’approchai. La pauvre demoiselle était couchée sur le dos, sans vie et sans
mouvement; elle s’était enfoncé dans le cœur le couteau dont elle avait coutume de se servir à table.
Je le tirai promptement de la plaie où il était encore. Les deux femmes commencèrent à jeter des cris.
Je les fis taire, en leur faisant entendre qu’elles allaient se perdre, et moi avec elles. Je les envoyai
chercher de l’eau pour laver les traces du sang. Pendant qu’elles y travaillaient de toutes leur forces,
je jetai les yeux sur la table, et j’aperçus un papier; je le pris, et j’y lus ces mots:
«Trop généreux mousquetaire, je vous demande pardon de vous avoir trompé. Il m’était impossible d’exécuter autrement le dessein que j’ai pris de mourir? Votre aveugle amitié pour une
malheureuse vous empêcherait de voir que la mort lui est devenue nécessaire dans l’horrible état où
elle est réduite; et croyant me servir, vous augmenteriez mes maux en me conservant la vie malgré
moi? Adieu. Je meurs contente»28.
Jusqu’alors, on essuie la banalité d’un suicide commis par désespoir; mais la
suite, plus lucide que le début du courrier, achève de nous confondre:
Le Ciel, qui ne punit que les crimes, aura pitié de mon âme. Je n’ai d’inquiétude que pour le
malheureux fruit qui est dans mon sein. Je crois que si l’on me fait ouvrir promptement après ma
mort, on pourra le baptiser [sc. l’enfant sera encore vivant]. J’aurai soin de me donner le coup vers le
cœur, pour épargner ce pauvre petit innocent. Adieu, généreux mousquetaire. J’emporte une parfaite
reconnaissance pour tous vos bienfaits29.
Pouvait-on davantage faire fi des bienséances que de se poignarder dans une
chambre garnie, étant demoiselle de condition enceinte par excès de passion?
Aussi le narrateur ne manque-t-il pas d’avouer: «Cette lettre me pénétra d’horreur,
de pitié et d’admiration». En effet, il s’exécute promptement, suivant le conseil
de la défunte: sous le sceau du secret, un chirurgien parvient à sauver une enfant
ayant «assez de vie» pour être baptisée et ne mourir qu’«une demi-heure après».
L’inhumation clandestine, la même nuit, a lieu au cimetière de Saint-Nicolas-desChamps, puisque le narrateur habite dans ce quartier.
Quelle conclusion cet homme de qualité tire-t-il de la mésaventure, dont il
ne manque pas d’informer son auditeur? «Elle servit surtout à me dégoûter du
commerce des femmes; et je résolus d’y renoncer entièrement. Je commençai par
changer de demeure»30. Il finira par choisir celle de la Trappe, comme le premier
27
Intuition confirmée par les études de Jean Fabre et de Roland Virolle, parues dans L’Abbé
Prévost, Actes du colloque d’Aix-en-Provence, Ophrys, Aix-en-Provence 1965, pp. 31–37 et 39–55,
respectivement.
28 MAH, pp. 88–89.
29 Ibidem.
30 Ibidem, p. 89.
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Lettre citée dans les romans de Prévost
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narrateur l’apprendra à son arrivée en Italie avec Selima, elle-même enceinte et
prédestinée à une disparition tragique.
Mais ces échos, qui regardent la composition de l’ensemble et la conception
du destin héroïque, c’est-à-dire humain, selon Prévost, ne sont pas dans le fragment ci-dessus les plus importants. Ce qui le semble davantage, c’est la véritable
attitude du «généreux mousquetaire» envers la fille suicidée. Non qu’il soit touché
par ses charmes, aucun soupçon: sa relation est trop formelle pour cela. Mais au
fond de son «amitié» (mot valise à l’époque), n’y aurait-il pas, malgré tout, une
teinte de dégoût? Voire d’un mépris qui, après l’aventure, imprègne toute sa relation produite devant Renoncour. À preuve, la très brève information sur la lettre
que la demoiselle avait écrit au parjure, alors à l’armée, lorsqu’elle espérait le ramener à elle tout joyeux: «Elle écrivit sur-le-champ une lettre de quatre pages»31.
Ironie voilée du narrateur ? Ou indice, soumis à l’attention du destinataire, d’un
tempérament dangereux, imprévisible dans ses élan? Et quel sentiment pouvait
s’installer chez le bienfaiteur après une des conversations qu’il avait eues avec la
fille, pendant qu’elle attendait la réponse de l’amant?
Je savais bien, continua-t-elle, que je n’étais point capable d’aimer médiocrement: j’ai tout
envisagé, et jamais il n’y eut de malheurs si prévus, ni si volontaires que les miens.
Je me hasardai là-dessus à lui demander pourquoi elle ne s’était point opposée au progrès
d’une passion dont elle prévoyait des suites si malheureuses. (...) J’ai toujours cru qu’il était aisé
à une personne de votre sexe de se garantir de l’amour.
Elle me répondit: Si vous l’avez toujours cru, vous vous êtes toujours trompé. Je juge de toutes
les femmes par moi-même. Nos premiers mouvements nous portent à la tendresse. Cette disposition
naît avec nous. Elle ne nous quitte jamais: et s’il se trouve quelques femmes qui meurent sages, il
faut qu’elles aient combattu pendant toute leur vie. Combien croyez-vous que l’éducation qu’on
nous donne et la mollesse dans laquelle on nous élève contribuent à fortifier ce premier penchant?
J’ai fait cent réflexions sur la nature de mon esprit et sur celle de mon corps. Je suis faible et tendre,
voilà ce que j’ai apporté en naissant; mais les lectures, les spectacles, les conversations m’ont rendue
folle; voilà ce que je dois à la manière dont j’ai été élevée32.
Le réquisitoire a beau venir de la fin du XVIIe siècle, époque des aventures
des protagonistes, la première personne, la même que celle de la lettre citée, se révèle d’autant plus déterminée que les conditions de sa disparition seront plus tragiques que prévu; dans la même conversation avec le comte, elle venait d’évoquer
ses pressentiments de mourir en couches. Fille émancipée dans ses actes comme
dans ses idées, l’inconnue (car elle doit taire jusque son prénom) fait figure du
tragique féminin à l’âge classique. En cela Manon Lescaut peut représenter son
complément tragi-comique.
Et de cette femme splendide, le comte doit effacer jusqu’à la moindre trace de
son parcours sur terre: le plancher frotté, le linge brûlé, la tombe anonyme — reste
la lettre comme un fuseau aveuglant et un trou noir qui reste après l’explosion.
Suivie de la résolution du narrateur: fini le commerce des femmes.
31
32
Ibidem, p. 82.
Ibidem, p. 84.
Romanica Wratislaviensia 58, 2011
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IZABELLA ZATORSKA
Il n’en sera bientôt rien de sa résolution, car il suffira d’une autre lettre au
féminin, écrite, mais non signée, par mademoiselle de Colman, son «amoureuse»
parisienne, pour qu’il revienne dans sa maison où il s’était accoutumé, avant l’incident tragique, à lui rendre visite ainsi qu’à sa mère. Il a reconnu son auteur(e)
à la lecture. Suit un résumé succinct: «C’étaient des reproches d’avoir laissé tant
de temps sans la voir, et des plaintes de la peine que je lui avais fait prendre pour
découvrir le lieu de ma demeure», puisqu’elle avait dû le dénicher à sa nouvelle
adresse du faubourg Saint-Germain33. Loin d’être rebuté par ce ton, le comte reconnaît sa culpabilité: souvenir de l’autre amant parjure? Il trouve qu’«il y avait
eu de l’impolitesse à l’abandonner si brusquement»; après avoir fait ses excuses,
il renouvelle ses assiduités, jusqu’à ce que la jalousie ne s’en mêle, occasionnée
par un jeune abbé (écho autobiographique plaisant de l’auteur lui-même?). Suit
un duel, car l’abbé quitte l’Église exprès pour défendre son honneur; l’ayant tué,
le comte doit se sauver à l’étranger et ne revient en France que sous un incognito,
autorisé à cette démarche par le roi, car il est un neveu du cardinal Janson, celui
que l’homme de qualité rencontrera en Italie et qui le poussera à conclure par un
double sacrement son union avec Selima.
Un lien persiste entre les deux lettres citées in extenso dans la premier roman
de Prévost: la lettre d’adieu du père a pour perspective plus qu’une mort civile.
Quelques mots sur la cérémonie des vœux le conforment, mots qui prennent un
sens plein si l’on se rend compte que c’est un jeune bénédictin — avant sa première fugue!34 — qui les choisit: «Il fallut en passer par là. J’assistai donc à cette
fête lugubre»35. Même si le repas du lendemain, en compagnie du père, déjà religieux, et son père prieur, tourne en une conversation consolatrice, aussi agréable
qu’édifiante36, et dont le narrateur se distancie tant soit peu («Le père prieur me
parut fort persuadé de la vérité de cette histoire. Je na la contestai point»)37.
Il est évident que, comme mode de communication, l’oralité — la rencontre directe — est encore privilégiée dans l’univers des premiers romans de
Prévost. Une tasse de chocolat pris chez l’homme de qualité a réchauffé les premières confidences du comte de Rosambert. La suite de ses aventures, il la raconte
à Renoncour lors des promenades au parc de Vincennes ou dans le jardin des
Chartreux38. Un souper fait distraction aux confidences de des Grieux39.
33
Ibidem, p. 93.
Selon Sgard, les deux premiers volumes auraient été mis au net durant l’année 1727, avant
d’être «soumis à l’approbation du censeur le 13 avril 1728»; or, d’après une lettre adressée à son
Supérieur le 18 octobre, à l’occasion de sa fugue, «nous instruit de son ressentiment et de la crise qui
s’est développée durant toute l’année 1727». Ibidem, Préface, p. 10.
35 Ibidem, p. 102.
36 Ibidem, pp. 102–104.
37 Ibidem, p. 104.
38 Ibidem, pp. 62 et 64, respectivement.
39 DGML, p. 117.
34
Romanica Wratislaviensia 58, 2011
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Lettre citée dans les romans de Prévost
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Certes, pour un message secret, au lieu de se confier à l’écrit, on cherchait
alors un endroit écarté, et l’on aimait mieux se fier à un courrier à deux jambes
qu’à un billet40. La lettre (ou le billet) semblerait donc bonne à écrire (sc. à risquer) par celui qui n’avait rien à craindre ni rien à perdre: un religieux en herbe,
un duelliste, une suicidaire, un gardien dévoué41, une prostituée qui fait son jeu...
Comme le héros prévostien, en vrai héros tragique, ainsi que les êtres qu’il rencontre, marchent toujours sur une crête entre deux abîmes — la joie d’une passion
comblée, parfois vicieuse, et le désespoir d’une passion trompée, souvent au bénéfice de la vertu42 — la lettre citée aurait à rendre compte de cette «eschatologie apprivoisée», vécue au quotidien. Le traumatisme, son pain de tous les jours,
drape le narrateur autodiégétique dans la tunique d’un martyr de l’extraordinaire
et de l’unique. Le lecteur assiste ainsi à l’éclosion de l’individu moderne, dont
le théâtre, dans la seconde moitié du siècle, verra une seconde naissance dans le
drame43. Homme exceptionnel, et par cela même, homme exemplaire, dira un
demi-siècle plus tard, mais cette fois de lui-même, dans l’incipit de ses Confessions, un certain Jean-Jacques44.
40 DK, p. 195: le narrateur envoie un laquais qui n’a que quatre mots à transmettre. Souvenons-nous de Maria Leszczynska qui communiquait avec son père par des lettres que les messagers
devaient compléter par leur témoignage.
41 Cf. le billet par lequel l’homme de qualité, au service des Hollandais, avertit Jacques II
Stuart, dont il est le gardien en Angleterre, de la nécessité de se sauver: «Je résolus de risquer tout,
et ma vie même, plutôt que de souiller mes mains par le meurtre d’un roi innocent. Voici de quelle
manière je me tirai d’un si mauvais pas. J’écrivis ces mots sur un papier: „Fuyez, grand roi, le plus
promptement que vous pouvez. Vous êtes mal gardé, vous pouvez fuir. S’il arrive qu’en fuyant vous
soyez poursuivi, ne songez pas à vous défendre; il y va de votre vie”». MAH, p. 116.
42 Voir la Lettre de l’éditeur: «Une félicité constante, ou des malheurs continuels, sont une
épreuve trop équivoque de la grandeur d’âme (...) Mais lorsqu’on a passé successivement par tous
les degrés du bonheur et de l’adversité, lorsqu’on a senti les extrémités du bien et du mal, de la
douleur et de la joie, on a fait ses preuves, pour ainsi dire, et ce mélange distingue véritablement des
caractères héroïques, parce qu’il faut autant de force pour soutenir le plaisir avec modération, que
pour résister invinciblement à la peine». MAH, p. 25.
43 Un article sur cet acte de naissance: M. Loba, «L’individu et la famille. Pour une description du personnage dans le drame bourgeois», Studia Romanica Posnaniensia 21, Poznań 1996,
pp. 159–177.
44 «Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme
ce sera moi. Moi, seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de
ceux que j’ai vus; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux,
au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté,
c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu», J.-J. Rousseau, Les Confessions, Livre I, préface
de J.-B. Pontalis, Gallimard, Paris 1959 (pour l’établissement du texte), 1973 (pour la préface et les
notes), p. 33.
Romanica Wratislaviensia 58, 2011
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IZABELLA ZATORSKA
LETTERS QUOTED IN PRÉVOST’S NOVELS
Summary
What is the status of letters quoted in Abbé Prévost’s novels? Do they really, as it appears at
first glance, reveal a truly feminine weakness of the male or female author of the epistle who writes
to avoid confrontation with the protagonist-narrator? An analysis of several letters quoted in novels
written in the first stage of the writer’s creative activity — Mémoires et aventures d’un Homme de
qualité qui s’est retiré du monde (1728), Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
(1731) — shows that this form, disappearing in the later novels in favour of a summary or quotation in (seemingly) reported speech, may be associated with a specific understanding of heroism as
“everyday eschatology”. The situation of the protagonist receiving a letter (from a father entering a
monastery or from an unfaithful lover) is defined by the paradoxical rhetoric of the letter. Concealment of the letter content or third-person accounts concern the events in which the intrigue — be it
one dealing with family matters or politics — plays a crucial role, obscuring the original heroism,
even in the ambiguous case of Manon’s “sacrifice”, which terrifies Des Grieux so much.
Key words: epistolography, novel in letters, letter in the narrative, Prévost, the Orient, eschatology
Romanica Wratislaviensia 58, 2011
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