Les fonds slaves de la Bibliothèque Diderot de Lyon | Interfaces

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Les fonds slaves de la Bibliothèque Diderot de Lyon | Interfaces
Les fonds slaves de la Bibliothèque
Diderot de Lyon
Par Interfaces/fonds anciens BU Lyon
Sophie Petrowna Apraxine
(1802-1886). Portraits russes des
XVIIIe et XIXe siècles. Éd. du grand
duc Nicolas Mikhaïlovitch, SaintPétersbourg, Manufacture des papiers
de l’État, 1907
En septembre 2012, les fonds slaves de l’ENS de Lyon (ENSL) ont intégré le département Patrimoine et
conservation de la toute nouvelle Bibliothèque Diderot de Lyon (BDL), entamant ainsi une nouvelle étape
de leur histoire commencée en 2003 à la Bibliothèque de l’ENSL.
En effet, l’École normale supérieure accueillait alors en dépôt une prestigieuse bibliothèque jésuite
consacrée au monde russe et slave, la Bibliothèque slave de Meudon. Adossée aux collections russes de
l’ex-ENS LSH, cette bibliothèque, appelée aujourd’hui le fonds slave des jésuites, constitue le socle majeur
des fonds slaves. Ces collections sont régulièrement alimentées par des acquisitions et par des dons
prodigués par des enseignants et des chercheurs spécialistes du monde russe et slave.
Aujourd’hui ce gisement documentaire compte plus de 100 000 documents et constitue une ressource
inestimable sur la civilisation russe et slave.
Un patrimoine français et européen
Le fonds slave des jésuites appartient, comme l’ensemble des bibliothèques jésuites, à la grande histoire
du savoir et de sa diffusion. Il restitue ainsi des pans entiers de l’histoire intellectuelle contemporaine.
Mais, objet d’un destin singulier, il y ajoute une caractéristique originale : la transmission d’un héritage
proprement russe en terre française. Ses composantes uniques sont le reflet d’une histoire qui se confond
avec la vie et l’œuvre de son fondateur, le prince Ivan Sergueevitch Gagarine (1814-1882). Fonds
d’origine religieuse, il exprime la volonté de ce noble russe de jeter des ponts entre l’Orient et l’Occident,
entre l’orthodoxie et le catholicisme, et celle de se définir tout au long de sa vie tout autant russe
qu’européen. Enfin, cette « Bibliothèque russe en France » reflète aussi la force et la complexité des
relations qui lient depuis bien longtemps nos deux pays, la Russie et la France1.
Le fonds Gagarine
Ivan Gagarine naît à Moscou dans une illustre famille aristocratique, européanisée, voire francisée. Il est le
parfait exemple de cette élite russe qui, malgré les traumatismes infligés par la « guerre patriotique » de
1812, continue à faire éduquer ses enfants par des précepteurs français et à les nourrir de culture
occidentale. Suivant le chemin tracé par ses aînés, Gagarine embrasse la carrière diplomatique et
parcourt les capitales européennes. Avide de découvertes, le jeune homme fréquente les cercles
intellectuels et littéraires de son temps.
Mais, parallèlement au tourbillon de cette vie brillante et mondaine, Ivan Gagarine est en quête d’un idéal
qui embarque le cours de sa vie. Il prend peu à peu conscience qu’il est investi d’une mission : servir la
grandeur de la Russie. Et il acquiert la conviction que le choix de l’héritage byzantin et de l’orthodoxie a
exclu la Russie de la civilisation universelle portée par le christianisme latin.
Ex-libris de Gagarine
En 1842, son choix est fait : il abjure sa foi orthodoxe pour le catholicisme. En 1843, il devient le père
jésuite Jean-Xavier Gagarine. En conséquence, il est déchu de tous ses droits, privé de tous ses biens et
banni à vie de Russie.
En 1855, le Père Gagarine convainc la Compagnie de Jésus de fonder à Paris l’Œuvre des Saints Cyrille et
Méthode, entreprise missionnaire dont le but est de travailler au rapprochement de la Russie orthodoxe et
de l’Occident catholique. En 1856, une bibliothèque, consacrée à ces deux univers, commence à se
constituer. Les pères russes Jean Martynov (1821-1894) et Eugène Balabine (1815-1893), eux-aussi
contraints à l’exil, viennent unir leurs forces à celle du P. Gagarine.
Homme de foi et homme d’action, Ivan Gagarine multiplie les entreprises pour remplir sa mission. Homme
de science, il publie abondamment sur les questions religieuses relatives au monde slave. Son activité
intense participe de l’émergence d’un esprit de conciliation entre les catholiques et les orthodoxes. Et lui et
ses compagnons lèguent à leurs successeurs les bases solides d’une collection que ceux-ci vont s’employer
à développer.
Avec le Père Paul Pierling (1840-1922), historien, spécialiste des relations de la Russie avec le SaintSiège, la bibliothèque poursuit ses enrichissements dans les domaines historiques, religieux et
philosophiques, et s’ouvre à l’art et à la littérature.
La loi Waldeck-Rousseau (1901) sur les congrégations va contraindre le P. Pierling et la bibliothèque à
d’exiler chez les Bollandistes à Bruxelles2.
Après la guerre 1914-1918, la Bibliothèque slave est de retour à Paris et s’installe rue de Sèvres. Elle est
consultée par les slavistes comme par le grand public. Dans le Paris de l’entre -deux guerres, capitale de
la « Russie hors-frontières », les émigrés fréquentent assidûment la bibliothèque et lui font souvent don
de leurs propres collections.
Jusque dans les années 1970, la Bibliothèque slave connaît une période faste. Le monde intellectuel
français la reconnaît comme une référence en matière de ressources sur le monde slave et sur les
questions religieuses liées aux deux univers orthodoxe et catholique.
Lorsque le P. René Marichal en prend la direction en 1970, le fonds Gagarine est confronté à de graves
problèmes d’hébergement et devra subir plusieurs déménagements. En 1983, sa situation se stabilise à
nouveau, lorsqu’il associe son sort à celui d’une autre bibliothèque jésuite, celle du Centre d’études russes
de Meudon, le fonds Saint-Georges.
Le fonds Saint-Georges
Le fonds Saint-Georges naît directement de l’émigration russe. A Constantinople, un petit groupe de pères
jésuites fonde l’internat Saint-Georges pour venir en aide aux familles d’émigrés russes qui fuient la Russie
des bolchéviques et pour offrir à leurs enfants un cadre où ils pourront recevoir un enseignement dans le
respect de leurs racines culturelles et religieuses.
Après avoir transité par la Belgique pendant une vingtaine d’années, la communauté s’installe à Paris,
puis en 1946 à Meudon. La documentation, dont s’est doté l’internat au fil du temps, est désormais une
véritable bibliothèque, lieu d’étude pour les élèves et pour les pères.
En 1972, l’internat devient le Centre d’études russes de Meudon. Le fonds Saint-Georges est alors une
collection de plus de 30 000 documents et de plus de 1000 titres de périodiques russes, soviétiques et
français. La littérature, la linguistique, l’histoire, la théologie, et l’étude de la diaspora russe en sont les
principaux domaines.
Mais en 2002, la Bibliothèque slave de Meudon, union des deux fonds jésuites, doit à nouveau déménager.
La Compagnie de Jésus se voit contrainte de confier la destinée de ses collections à d’autres mains que les
siennes. Le patrimoine légué par Gagarine et ses successeurs est accueilli par la bibliothèque de l’École
normale supérieure de Lyon, et prend le nom de fonds slave des jésuites.
Tampon du fonds Saint-Georges
Les fonds slaves de l’ENS de lyon
Dix nouveaux fonds viennent enrichir l’ancienne Bibliothèque slave. Ils sont peu à peu intégrés au fonds
slave des jésuites ou gardent leur identité et leur autonomie, à l’instar de la collection du grand spécialiste
de la linguistique slave, Cornelis van Schooneveld. La bibliothèque de ce grand chercheur spécialiste de
linguistique est une ressource importante pour les langues russe et slaves. Il faut noter aussi la présence
du fonds Maklakoff, acquis par la bibliothèque de l’ENS de Lyon en 2009. Fondée par Georges Maklakoff,
cette bibliothèque était celle de la chaire de russe de l’Institut catholique de Lille ; elle complète les points
forts du fonds slave des jésuites, la pensée philosophique et religieuse et l’émigration russe3.
Le gisement documentaire ainsi constitué embrasse dans sa totalité la civilisation d’un univers immense et
foisonnant : Russie kiévienne, Moscovie, Russie impériale, période soviétique, vie religieuse, vie sociale,
vie intellectuelle, vie artistique et littéraire, politique, économie, droit. Cet ensemble reflète aussi l’histoire
de la Pologne, des Balkans, des relations des Slaves avec l’Empire ottoman, et des liens de la France avec
la Russie. Une grande partie du fonds Gagarine contient des éditions publiées avant 1900, dont certaines
remontent jusqu’au xvie siècle, et qui traduisent le patrimoine du livre européen.
Un autre atout majeur de ces collections est la grande variété typologique des documents. Les collections
comptent plus de 1 500 titres de périodiques et contiennent aussi des cartes et des plans, anciens et
contemporains, des gravures, des cartes postales, des photographies, des affiches et, même, des disques
vinyles. Enfin, si les archives personnelles des pères fondateurs sont conservées aux archives de la
Compagnie de Jésus à Vanves, le fonds slave des jésuites peut offrir à la consultation les documents de
travail des jésuites russes, ainsi que de nombreuses boîtes contenant des fascicules, des tirés à part, des
extraits manuscrits, des coupures de presse et des dossiers documentaires4.
Une collaboration partagée et réciproque avec la recherche
Dès l’arrivée du fonds jésuite à Lyon, tout le travail accompli par la bibliothèque sur les fonds slaves
s’appuie sur une collaboration permanente avec la recherche. En effet, en 2003, un institut de recherche,
l’Institut européen Est-Ouest (IEEO), est créé à l’École. Il se définit par sa vocation pluridisciplinaire qui
permet de regrouper autour de projets précis des chercheurs appartenant à des disciplines et des
laboratoires de recherche différents. Grâce au matériau documentaire constitué par les fonds slaves,
chercheurs et bibliothécaires se sont engagés ensemble dans des pratiques de valorisation fortes et
diversifiées : manifestations scientifiques et culturelles, comme la participation à l’Année France-Russie en
2010, et la constitution d’un corpus de textes numériques, outil d’un projet scientifique porté par une
équipe de chercheurs5.
Les fonds slaves du département Patrimoine et conservation de la Bibliothèque Diderot de Lyon
« 1812, visions russes, histoire
européenne »
Cette année, chercheurs et bibliothécaires se sont à nouveau associés pour organiser une manifestation
consacrée à 1812 et à son impact sur la Russie et l’Europe : « 1812, visions russes, histoire européenne ».
Le bicentenaire de cet événement et la présence des riches collections du fonds Gagarine sur le XIXe siècle
russe, ont constitué sans doute l’impulsion majeure à la genèse de cette manifestation. Mais la question
des guerres napoléoniennes constitue un sujet d’étude illustré largement par l’ensemble du catalogue de la
BDL, et tout particulièrement par les fonds de l’Université de Lyon. Il s’offrait là une belle opportunité,
dont s’est emparé l’équipe des fonds slaves, d’unir les ressources du département Patrimoine et
conservation, de fédérer ses équipes, et, dans la continuité de l’exposition « Livres blessés, livres
soignés », de saluer les premiers pas de ce nouvel acteur au service des collections patrimoniales et des
fonds spécialisés.
Pour en savoir plus
Pages des fonds slaves sur le site web de la BDL
L’Institut européen Est-Ouest : Voir la rubrique « Publications et travaux » pour la mise en ligne des
Actes du colloque Premières rencontres de l’Institut européen Est-Ouest (2004) et des
communications de la journée d’étude Une bibliothèque russe en France (2010) et la rubrique «
Ressources documentaires »
Sur la vie et l’œuvre d’Ivan Gagarine
Beshoner, Jeffrey Bruce. Ivan Sergeevitch Gagarin : the Search for Orthodox and Catholic Union.
Notre Dame, Ind. : University of Notre Dame Press, 2002. Cote : 545 BES
Giot, Clotilde ; sous la dir. de Prudhomme, Cl. Jean Sergueiévitch Gagarin premier jésuite russe et artisan
de l’union des églises. [S.l.] : [s.n.], 1993. Thèse de doctorat : Histoire : Université Lyon 3 (Jean Moulin) :
1993. Cote LARHRA : 3306
Gagarine, Ivan Sergueevitch ; éd. préparée par Rouleau, François et Chmelewsky, Mireille. Journal :
1833-1842. Paris : Desclée de Brower, 2010. Cote : FSJ 547 GAG jou
Sur les fonds Gagarine et Saint-Georges
Moledina, Sheza ; sous la dir. de Barbier, Frédéric. L’ histoire des bibliothèques jésuites à l’époque
contemporaine, 1814-1998. [S.l.] : [s.n.], 2007. Thèse de doctorat : Histoire du livre : Paris, EPHE : 2007
Rouët de Journel, Marie Joseph. L’oeuvre des saints Cyrille et Méthode et la bibliothèque slave. [Paris] :
[s.n.], [1923]. “Lettres de Jersey”, vol. XXXVI, 1922, p. 617-618
Marichal , René et Rouleau, François. Un collège jésuite pour les Russes, Saint-Georges : de
Constantinople à Meudon, 1921-1992. Meudon : Bibliothèque slave de Paris, 1993
1. L’expression « Bibliothèque russe en France » reprend le titre de la manifestation organisée en 2010 dans le cadre de l’Année
France-Russie. Le fonds Gagarine avait déjà été désigné ainsi en 1922 par l’historien Evgueni Frantsevitch Chmourlo
(1853-1934) dans un article de La Civiltà Cattolica (vol. 2), cité dans la revue Plamia, n° 102, 2000, p. 33 [↩]
2. Les bollandistes doivent leur nom à Jean Bolland (1596-1665). Jésuite d’Anvers, Jean Bolland a accompli un gigantesque
travail d’érudition commencé par son confrère Héribert Rosweyde. Toutes les vies de saints contenues dans les manuscrits
des bibliothèques de Belgique sont recensées dans les Acta sanctorum, dont les deux premiers volumes paraissent à Anvers
en 1643. L’épisode de l’exil en Belgique du fonds Gagarine est un moment important de l’histoire de la Bibliothèque slave.
Outre la thèse de Sheza Moledina (citée dans la bibliographie), il est intéressant de consulter aussi l’article de W. Coudenys :
Wim Coudenys, On Disappearing libraries : the Bibliothèque slave de Paris, Solanus (International Journal for Russian and
East European bibliographic), vol. XVIII, 2004, p. 108-119 [↩]
3. Voir les pages de description des fonds slaves sur le site de la Bibliothèque Diderot de Lyon [↩]
4. Site de la Province de France. Les Archives de la compagnie de Jésus sont accessibles aux chercheurs, sur demande motivée.
Toutes les informations nécessaires sont délivrées sur le site [↩]
5. Il s’agit du corpus Boris Tchitchérine, porté par Sylvie Martin (ENS de Lyon, UMR 5206 Triangle, IEEO) professeur en études.
Voir les pages de la Bibliothèque numérique de la Bibliothèque Diderot de Lyon [↩]