RÉCEPTION, TRADUCTION ET INFLUENCE DES SONNETS DE

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RÉCEPTION, TRADUCTION ET INFLUENCE DES SONNETS DE
RÉCEPTION, TRADUCTION ET INFLUENCE
DES SONNETS DE MARGUERITE YOURCENAR
EN ARGENTINE
par Jean-Pierre CASTELLANI
(Université François Rabelais, Tours, France)
C’est le propre des écrivains cosmopolites et classiques comme
Marguerite Yourcenar que d’avoir la capacité de toucher la sensibilité et
l’intelligence des hommes, à des époques tout à fait différentes, dans des
circonstances dissemblables, au-delà des modes superficielles. Dans sa
retraite solitaire, l’écrivain crée, et la rencontre avec ses lecteurs se fait un
jour selon des critères qui échappent à tout le monde et que l’on ne peut
analyser qu’a posteriori. De plus, les rapports de Yourcenar avec ses
lecteurs ont toujours été singuliers : la durée de sa création – depuis 1921
jusqu’à 1987, année de sa disparition – la variété des traductions de ses
livres diffusés dans le monde entier, le caractère universel de sa culture et
de son inspiration, qui va de la civilisation gréco-romaine à l’univers
anglo-saxon en passant par l’Orient, expliquent que des relations secrètes,
ambiguës et incontrôlables se sont établies entre les textes de Yourcenar
et son public, ou plutôt ses publics, à des époques très différentes, dans
des circonstances variées et dans des pays très éloignés. Cette œuvre de
solitaire a souvent eu un succès lent à se dessiner, même en France, bien
que la langue française ait toujours été celle de son écriture première.
Entre le succès commercial des Mémoires d’Hadrien en 1951 et le Prix
Fémina obtenu par L’Œuvre au Noir en 1968, un grand vide s’instaure
ainsi entre Yourcenar et ses lecteurs français.
L’exemple de l’Argentine peut paraître encore plus significatif de ce
décalage constant dans la mesure où il s’agit d’un cas atypique : en effet,
la présence de la culture hispano-américaine est assez rare dans les écrits
de Yourcenar, si l’on excepte les textes consacrés à Borges. Pourtant, la
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Jean-Pierre Castellani
disparition de Yourcenar, en 1987, a reçu un écho aussi intense en
Argentine qu’en France : la presse du 19 décembre 1987 consacre à cet
événement une place de premier choix, caractérisé par une ferveur, une
émotion et une connaissance tout à fait remarquables. L’hommage est
unanime, il sanctionne une histoire d’amour commencée en 1955 avec la
magnifique traduction de Mémoires d’Hadrien par Julio Cortázar et celle
des « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » par Marcelo Zapata
(aux Éditions sud-américaines, bien avant l’édition espagnole de Edhasa,
en 1982 et juste après la traduction italienne en 1953 et anglaise en 1954).
Déjà en 1960 Le Coup de grâce avait été traduit en Argentine sous le
titre El tiro de gracia (traduction de Herman Mario Lueva, Buenos
Aires, Companía General Fabril Editora, Col. Anaquel).
On sait la relation intellectuelle et humaine qui s’établit entre
Yourcenar et Jorge Luis Borges, qui se reflète dans l’essai : « Borges ou
le voyant », dans le recueil En pèlerin et en étranger, publié, en 1989,
après sa mort1. Ce texte, rédigé alors que Yourcenar est en pleine gloire,
correspond à une admiration plutôt proche de celle d’un jeune écrivain
débutant et admiratif devant un Maître. Borges s’impose à Yourcenar,
c’est pourquoi elle lui consacre une conférence qui n’est pas à classer
dans les causeries alimentaires qu’elle a pu donner pour survivre dans les
années de l’après-guerre ou pour mieux vivre, plus tard. Il s’agit d’un
discours qui peut être intégré dans le groupe de ces textes circulaires où
l’hommage ou l’analyse servent autant la connaissance de celui qui en
bénéficie que celui qui les profère. Il s’inscrit dans un groupe que l’on
pourrait appeler "lecture critique d’autres écrivains" : outre Borges, on y
trouve Oscar Wilde, Henry James, Goethe, Huysmans, Virginia Woolf,
Enrique Larreta, Roger Caillois. Il s’agit, en réalité, de la conférence
qu’avait présentée Yourcenar à l’Université Harvard et c’est
vraisemblablement celle qu’elle préparait pour Copenhague en décembre
1987 mais qu’elle ne devait jamais prononcer car elle meurt le 17
décembre à l’hôpital de Bar Harbor, ayant dû annuler ce dernier voyage
qu’elle projetait de faire en Europe. Le choix du grand écrivain argentin
n’est sûrement pas fortuit et à travers lui, et ce qu’elle dit de lui, il y a un
message sur Yourcenar elle-même. Quand cet autre, vu et présenté par
l’auteur, est écrivain lui-même, la démarche devient encore plus subtile,
1 Marguerite YOURCENAR, En pèlerin et en étranger, Paris, Gallimard, 1989.
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Réception des sonnets de Marguerite Yourcenar en Argentine
plus complexe et plus porteuse de sens car tout portrait d’autrui peut
devenir et devient, forcément, une sorte d’autoportrait par procuration.
Dans la réflexion sur l’autre apparaît ainsi une réflexion sur sa propre vie
ou conception de la littérature. Grâce à ce genre de texte, nous pénétrons
nous-mêmes dans un cercle d’amitié, de complicité, d’identification dont
nous étions exclus jusqu’au moment de son aveu public.
Le destin devait les faire se rencontrer par l’intermédiaire d’un réseau
commun d’amitiés : celle de Victoria Ocampo, fondatrice de la revue
argentine Sur, et grande amie de Borges, proche de Silvina Ocampo qui
devait épouser Adolfo Bioy Casares, le plus grand ami de Borges,
rencontrée en 1951 grâce à un dîner avec Max-Pol Fouchet. Celle aussi
de Roger Caillois dont un des projets était de faire entrer à l’Académie
française des écrivains comme Borges ou Yourcenar.
Yourcenar devait rencontrer Borges à Genève au cours de son dernier
voyage en Europe, après la mort de Jerry Wilson. En 1986 elle se rend à
Bruxelles pour y voir André Delvaux à propos de l’adaptation
cinématographique de L’Œuvre au Noir, et à Genève pour y rendre visite
à Borges qui se trouvait alors à l’hôtel, peu avant sa mort. Yourcenar a
raconté à La Voix du Nord cette extraordinaire entrevue entre l’auteur
des Yeux ouverts et le poète aveugle :
Je l’aimais beaucoup, je sens le monde plus pauvre de la mort de Borges.
Il avait gardé toute sa lucidité, sa fermeté. Comme c’est étrange qu’il soit
mort de façon très borgésienne, venant de louer un appartement qui
n’avait pas de numéro, dans une rue qui n’avait pas de nom... Je lui ai
demandé : Borges, quand est-ce que vous sortirez du labyrinthe ? Il m’a
fait cette réponse : quand tout le monde en sera sorti2.
C’est précisément par le biais de ces deux femmes extraordinaires que
furent Silvina et Victoria Ocampo que se fonda l’influence peu connue de
Yourcenar sur une génération de jeunes poètes argentins, dont l’une des
manifestations est la traduction de sonnets des Charités d’Alcippe par
l’un des représentants de ce courant : Juan José Hernández que nous
allons commenter dans la deuxième partie de notre exposé.
2 La Voix du Nord, 16/08/1986.
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Jean-Pierre Castellani
Ces deux femmes ne pouvaient qu’être fascinées par Yourcenar et
réciproquement comme celle-ci l’était par Borges, et de façon curieuse
c’est par la poésie que va s’établir ce lien. En effet, elles représentent ce
que l’on pourrait appeler l’establishment intellectuel argentin des années
30 et, plus particulièrement, celui de la capitale fédérale Buenos-Aires.
Silvina, née en 1903 (comme Yourcenar) est élevée dans une famille
aisée, et dans la maison familiale on trouve de nombreux ouvrages en
langue anglaise et française, de poésie surtout. Cette bibliothèque des
Ocampo est d’ailleurs devenue un lieu culte et sa partielle destruction en
2002 a provoqué un traumatisme national qui a conduit à une restauration
récente et à une réouverture, signe du regain culturel en 2004. Dans cette
Argentine des années 20 et 30 l’influence européenne est prépondérante,
l’Argentine est une des plus grandes puissances mondiales sur le plan
économique et, dans le domaine culturel, elle est à l’affût de tous les
mouvements novateurs, venus d’Europe de façon privilégiée. C’est le
pays de toutes les avant-gardes, en peinture, architecture, littérature,
éditions de livres et de revues, rejoignant en cela les idéaux européens et
laïcs de Sarmiento. Les deux sœurs Ocampo, deux femmes justement, ce
qui donne plus de valeur à leur démarche et explique sans doute le
rapprochement avec Yourcenar, participent activement à cette
effervescence. C’est ainsi que Silvina prend des cours de dessin auprès de
Giorgio de Chirico à Paris, et que Victoria (née en 1890) invite
l’architecte Le Corbusier pour mener à bien un projet de transplantation
d’un arrondissement parisien dans le quartier de Buenos-Aires appelé la
Recoleta. C’est elle aussi qui fonde, en 1931, la revue Sur (qui va être
publiée jusqu’en 1970) dans laquelle vont être présentés de nombreux
textes novateurs et qui va exercer une grande influence dans les milieux
littéraires argentins. Dans ce travail de divulgation de la culture
européenne Sur introduira en Amérique latine des auteurs comme
Virginia Woolf, Albert Camus, Jean-Paul Sartre ou Marguerite
Yourcenar. Sa mère fut scandalisée par les audaces de sa fille et elle
s’opposait par exemple à ce que celle-ci peignît, en particulier des nus
surréalistes. Elle illustra, dans cette perspective, les premiers poèmes de
Borges dans des revues d’avant-garde, cherchant à tisser très tôt des liens
entre la littérature et l’art. Elle dut renoncer à cette carrière dans le
domaine plastique à cause de l’opposition de sa mère et se consacra alors
à sa vocation littéraire. Une très belle exposition présentée à la galerie
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Réception des sonnets de Marguerite Yourcenar en Argentine
madrilène du Centre d’Art Moderne, en janvier 2004, atteste pourtant de
la qualité de ces ébauches, aquarelles, dessins réalisés au cours de
différents voyages à Paris.
Victoria Ocampo, de son côté, sera l’auteur d’essais sur Virginia
Woolf, Tagore ou Gandhi. Elle se lance surtout dans une des pratiques
qui illustrent le mieux cette ouverture à l’étranger : la traduction de
grands auteurs européens. Pour elle, traduire n’est pas seulement un acte
technique en vue du meilleur passage d’une langue à l’autre, mais c’est
aussi la manifestation d’une forme d’esprit d’ouverture par une adhésion
aux valeurs reflétées par l’auteur du texte source, c’est un acte créateur.
On sait qu’à la Bibliothèque de Petite Plaisance est répertorié un ouvrage
intitulé Testimonios sobre Victoria Ocampo, 1962 (Témoignages sur
Victoria Ocampo) dont on peut imaginer qu’il fut lu et relu par
Yourcenar.
Ce sont donc deux femmes libres, sinon révolutionnaires, du moins
rebelles, provocatrices, nomades, favorables à toutes sortes de
transgressions : on reconnaît là des traits de caractère propres à
Yourcenar. Face à une société d’ordre et de tradition elles représentent le
goût de la nouveauté, de la remise en cause et de la liberté.
Nous avons choisi de nous intéresser à Juan José Hernández, l’un des
poètes de cette jeune génération d’Argentins formés à cette époque parce
qu’il a traduit des poèmes des Charités d’Alcippe et qu’après de
nombreuses recherches nous avons pu retrouver des traces d’une de ces
traductions et d’une entrevue avec Silvina Ocampo à propos de la poésie
de Yourcenar, publiée en 1983. Nous avons pu aussi, au cours des
derniers mois, établir un contact direct avec le poète qui a bien voulu
répondre à nos questions à propos de ses rapports avec l’œuvre poétique
de Yourcenar3.
Juan José Hernández appartient précisément à ce groupe d’écrivains
de l’intérieur puisqu’il est originaire de Tucumán, capitale d’une des
3 Dans ce travail, long et délicat, nous avons été aidés par un jeune chercheur de
l’Université de Tucumán, Jorge Perea et par Mercedes Borkosky, professeur dans cette
même Université que je remercie infiniment de leur aide et de m’avoir procuré les
documents nécessaires à cette étude. Signalons que Juan José Fernández est mort le 21
mars 2007. Le poète Luis Antonio de Villena l’a salué en ces termes dans El Mundo :
“Ambicioso, muy ambicioso en la literatura, pero perezoso y lánguido en un vivir que le
gustaba sensual, Juan José Fernández fue un tipo encantador y un escritor magnífico”.
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Jean-Pierre Castellani
provinces les plus isolées et les plus pauvres du nord-ouest de
l’Argentine4. À l’occasion d’un séminaire que j’ai eu l’honneur de
donner, en 2000, à l’Université de Tucumán, j’avais déjà découvert
l’existence de cette génération d’intellectuels qui étouffaient dans une
région sans maison d’édition susceptible de publier leurs textes, et qui
rêvaient tous du voyage à Buenos-Aires, la capitale. Ils étaient sûrs d’y
trouver des bibliothèques riches de tous les livres du monde entier, les
cafés littéraires sur le modèle parisien ou européen, la vie de bohème,
phase incontournable dans l’itinéraire d’un jeune poète de ces années-là,
une liberté intellectuelle, sociale, sexuelle. Comme d’autres provinciaux,
tels Tomás Eloy Martínez ou Manuel Puig, entre autres, Hernández a très
vite envie de laisser sa province et de gagner la capitale pour y connaître
d’autres créateurs, loin de l’univers fermé et sclérosé de Tucumán.
Hernández commence très jeune son activité littéraire avec, en 1952, un
premier recueil de poèmes : Negada permanencia y La siesta y la
naranja, à forte contenance sensuelle, assez éloignée de la poésie pure ou
d’une inspiration métaphysique à la mode à cette époque, dans la
mouvance de Rilke ou de Claudel. Il s’agit d’une poésie dénuée de tout
engagement social ou idéologique. Ses modèles sont Pablo Neruda,
Saint-John Perse, César Vallejo, Rilke. Il lit beaucoup Octavio Paz (en
particulier ses textes érotiques), les modernistes comme Ruben Dario ou
les français Paul Valéry, Charles Baudelaire, Paul Verlaine et Marguerite
Yourcenar qu’il traduit. Plus tard il traduira aussi Jean Cassou, René Guy
Cadou, Tennessee Williams5. Les poèmes du second recueil La siesta y
la naranja sont plutôt narratifs et ont pour thème central l’enfance.
4 Il convient de faire remarquer que cette province ne connut pas toujours un pareil
isolement : par exemple elle fut, au temps de la colonisation, le passage obligé pour le
commerce avec le Vice-royaume du Pérou. À la fin du XIXe siècle, par ailleurs, elle fut le
centre de la production florissante du sucre qui permit à la bourgeoisie de cette province
de connaître une certaine prospérité. La création de l’Université de Tucumán fut une des
manifestations de ce développement. C’est actuellement une des zones d’Argentine où
l’on trouve le plus de différences entre une classe aisée très riche et un prolétariat à la
limite du seuil de misère.
5 Juan José Hernández a ainsi été invité à la maison des Écrivains de Saint-Nazaire pour
traduire in situ les poèmes de Verlaine inspirés de l’argot de la campagne, par exemple
ceux tirés du recueil intitulé, à l’origine, et curieusement en castillan, « Hombres ».
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Réception des sonnets de Marguerite Yourcenar en Argentine
La rencontre avec la poésie de Yourcenar est donc la conséquence
d’un goût pour la poésie moderniste et pour la traduction comme exercice
littéraire sans autre but que le simple plaisir de rendre ces textes.
Les réponses que le poète nous a faites récemment confirment, en
2004, ces choix antérieurs, dans la partie de formation de sa vie. À la
question de savoir comment lui était venue l’idée de traduire les poèmes
des Charités d’Alcippe dont on sait que la première édition, limitée à 430
exemplaires hors commerce est de 1956, à Liège6 et qu’elle fut retirée de
la vente par Yourcenar suite à un différend avec l’éditeur Alexis Curvers
(il faudra attendre 1984 pour une autre publication autorisée chez
Gallimard 7) Hernández nous répond : « Je ne suis pas un traducteur
professionnel mais plutôt hédoniste. J’ai traduit quelques-uns des sonnets
de Marguerite Yourcenar pour le seul plaisir de rendre en castillan leur
maîtrise formelle, la musicalité et l’émotion qu’ils possèdent dans leur
langue d’origine. Je pense que l’intérêt pour l’œuvre de Yourcenar
commence en Argentine avec la publication de la traduction de Mémoires
d’Hadrien, par Julio Cortázar, en 1955 ». Et il ajoute ce détail très
significatif des conditions de son travail : « La traduction que j’ai faite
des sonnets de Yourcenar fut diffusée au moyen de photocopies, dans les
nombreux ateliers de poésie qui existaient à l’époque à Buenos-Aires.
Ensuite, en 1983, ils furent proposés en Espagne dans la version de Silvia
Baron Supervielle8. Comme poète Yourcenar est presque inconnue dans
mon pays, à la différence de son œuvre romanesque, comme en
témoignent les incessantes rééditions de ses romans et récits. Il en est de
même pour une autre écrivaine française : Colette ». Enfin Juan José
Hernández nous précise qu’il n’a jamais rencontré personnellement
6 Marguerite YOURCENAR, Les Charités d’Alcippe, Liège, La Flûte enchantée, 1956.
7 Marguerite YOURCENAR, Les Charités d’Alcippe, Paris, Gallimard, 1984.
8 Silvia Baron Supervielle, cousine éloignée du poète Jules Supervielle, née à Buenos-
Aires et installée à Paris dans les années 60, a été une grande traductrice en langue
française d’auteurs argentins. Citons entre autres : Jorge Luis Borges, Les Conjurés,
Genève, Jacques Quentin, 1989, Macedonio Fernández, Papiers de Nouveau venu et
continuation de rien, Paris, José Corti, 1992, Roberto Juarroz, Fragments verticaux, Paris,
José Corti, 1993, Silvina Ocampo Poèmes d’amour désespéré, Paris, José Corti, 1997, et
La pluie de feu, Paris, Théâtre, Christian Bourgeois éditeur, 1997, Arnaldo Calveyra, Le
Livre du miroir, Paris, Actes Sud, 2000.
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Jean-Pierre Castellani
Yourcenar : « La connaître m’aurait enchanté mais hélas quand je me
rendis à Paris elle s’était déjà installée dans l’Ile du Mont Désert ».
À ces explications et confidences du poète il convient d’ajouter un
texte essentiel pour bien mesurer l’influence de Yourcenar en Argentine.
Il s’agit d’un entretien entre Juan José Hernández et Silvina Ocampo,
publié le 11 septembre 1983 dans le supplément littéraire de La Gaceta,
de Tucumán. Nous sommes dans les années de grande effervescence
artistique à Buenos-Aires, et telles les dames des salons littéraires du
XVIIIe siècle en France, Esmeralda Almonacid et Silvina Ocampo
reçoivent des artistes, dans leur maison, entourées de leurs livres. Il est
indiscutable que l’élection de Yourcenar première femme à être reçue à
l’Académie française, le 6 mars 1980, et sa réception le 22 janvier 1981,
ont eu un extraordinaire écho médiatique dans les années 80 et que cela
n’a fait que renforcer la réputation de Yourcenar .
Silvina Ocampo et Hernández conversent à propos des sonnets de
Yourcenar traduits par ce dernier alors que Ocampo est sous l’effet de ce
qu’elle appelle « la fragile domination » de Emily Dickinson dont elle
traduit les poèmes : « Quand je traduis un poète, dit-elle, je me
transforme en ce poète ».
Voici l’essentiel de cette conversation :
JJH : Marguerite Yourcenar, dans une interview récente, se définit comme
une personne essentiellement mystique. Ses sonnets te semblent-ils
mystiques?
SO : Ils ne sont en rien mystiques. Quelle différence avec Emily
Dickinson : elle oui était une mystique, une infortunée ! Dans les sonnets
de Marguerite Yourcenar il faudrait parler plutôt d’un érotisme mystique.
JJH : Outre l’érotisme, il y a dans ses sonnets un amour généreux pour les
animaux et les plantes, un certain panthéisme non chrétien qui illumine sa
sensibilité et son intelligence.
SO : Saint François lui aussi aimait les animaux, les plantes, les oiseaux...
JJH : C’est vrai, mais son amour sans faille de toutes les créatures était
étranger à la tradition judéo-chrétienne. Chez Saint François il y avait
quelque chose d’un mystique hindou. Revenons à Marguerite Yourcenar :
ses sonnets, bien qu’érotiques et panthéistes, semblent plutôt régis par la
raison qui leur impose un ordre d’éloquence déclamatoire. En ce sens, son
langage rappelle celui de Racine, Baudelaire, ou de Mallarmé.
242
Réception des sonnets de Marguerite Yourcenar en Argentine
SO : Ses sonnets, comme ceux de Mallarmé, sont à la fois décoratifs et
profonds. Il y manque, certes, cette atmosphère décadente, un tant soit peu
malsaine, de certains sonnets de Mallarmé. Lire Marguerite Yourcenar
revient à entrer dans une maison lumineuse, ordonnée, bien nettoyée.
JJH : La rhétorique décadente, qui a détruit la poésie amoureuse de
Delmira Agustini serait inconcevable chez Marguerite Yourcenar ; pour
elle, la passion n’exclut ni la raison ni le bonheur. Un érotisme mystique,
comme tu disais tout à l’heure, mais par-dessus tout, lucide.
SO : Je crois savoir que c’est une femme heureuse. Comment ne le seraitelle pas en vivant comme elle vit, dans un île déserte, tout occupée à lire, à
écrire? Elle y possède une demeure, un four pour faire son pain, un chien
qu’elle adore, un jardin, des plages pour se promener. Quelle privilégiée !
JJH : Je me permets une dernière question en qualité de traducteur peu
expérimenté, comme tu as dû le remarquer en lisant le sonnet que tu as
illustré pour La Gaceta. À ton avis quelle est la façon la plus appropriée
de traduire un poème?
SO : L’idéal est de garder, en le traduisant, l’harmonie des sons et du sens
qu’il avait dans sa langue d’origine. Ne pas trahir la signification du
poème peut être important mais il ne l’est pas moins de reproduire, dans la
mesure du possible, ses valeurs acoustiques, sa musicalité. Il arrive qu’une
traduction améliore le vers original. C’est le cas de la traduction par
Alfonso Reyes de « Apparition » de Mallarmé. « La luna se afligía.
Dolientes serafines/vagando-ocioso el arco-en la paz de las
flores/vaporosas, vertían de exánimes violines/por los azules cálices
blanco loro en temblores... » Personnellement je préfère la version
castillane à la française9.
Au détour de cette conversation de salon, au cours de laquelle Silvina
Ocampo paraît, d’ailleurs, à la fois admirative et jalouse de Yourcenar, on
met en valeur cependant quelques-unes des caractéristiques principales de
la partie savante de la poésie de Yourcenar : l’érotisme mystique, un
certain panthéisme, la musicalité, à côté d’une lucidité sereine qui
n’empêche pas l’expression d’une douleur mélancolique.
Et de façon significative elle choisit de publier, comme complément à
cet entretien, sa version d’un des plus beaux poèmes des Charités
d’Alcippe, le sonnet intitulé « L’homme épars », daté de 1930/1933 (voir
Document n°1) sous le titre « El hombre disperso » (voir Document
9 La Gaceta, suplemento literario,Tucumán, 11/09/1983.
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Jean-Pierre Castellani
n°210). Il est accompagné d’une très suggestive illustration de Silvina
Ocampo qui atteste son identification aux sentiments exprimés dans ce
sonnet. Le dessin, proposé par Silvina Ocampo, plutôt naïf, moins tendu,
à nos yeux, que le poème, confirme cette interprétation : on y voit un
homme et une femme tendrement enlacés tels Adam et Eve, dans un
décor naturel, entourés de feuilles et de branches qui recouvrent en partie
leurs corps nus (voir Document n°3 11). Cet homme épars trouve sa
sérénité, dans une union harmonieuse avec la nature, dépassant ainsi sa
peine, son orgueil, son égarement, son désir. Quand on lit ce magnifique
vers : « J’aime dans nos deux corps nos cœurs répercutés » on comprend
mieux ce curieux aveu de Yourcenar dans Portrait d’une voix, au
moment où elle reconnaît qu’elle a détruit des premières formes
poétiques des Mémoires d’Hadrien : « Le premier Hadrien allait dans le
sens de la Grèce mystique, initiatique. Il reste dans mon mince recueil de
poèmes, Les Charités d’Alcippe, ainsi que dans mes traductions des
poètes grecs, des fragments de vers que j’avais insérés dans ces pages,
comme des moments de silence rythmé » (YO, p. 53). C’est ainsi qu’un
lien étrange se tisse entre ces poèmes, peu connus, et le texte des
Mémoires d’Hadrien, dans une sorte de va et vient entre poésie et prose.
De façon curieuse, par une rencontre absolument pas préparée ni par
les uns, ni par les autres, les deux itinéraires se retrouvent en
coïncidence : celui de Yourcenar qui avait écrit ces poèmes adolescente
dans le cours de son évolution personnelle, plutôt dans le cadre européen
des années 30 et celui de jeunes poètes argentins qui se forment à la
même époque, les yeux tournés vers cette Europe qui les fascine à l’instar
de Hernández qui les traduisait et les faisait circuler sous forme de
photocopies dans les ateliers de poésie de Buenos-Aires.
C’est l’Argentine qui est allée vers Yourcenar, à partir d’un
mouvement qui lui est propre, et non le contraire. La singularité de
Yourcenar est précisément d’offrir des œuvres et des thèmes dans ses
10 On peut remarquer que Juan José Hernández a travaillé sur l’édition remaniée puisqu’il
adopte la version corrigée qui rétablit, au vers 2, plaine (traduit par praderas) et non celle
de 1956 qui proposait à tort plaintes.
11 L’illustration est un dessin original de Silvina Ocampo, signé à Buenos-Aires, ville où
elle résidait alors, mais qui sera publié dans La Gaceta de Tucumán.
244
Réception des sonnets de Marguerite Yourcenar en Argentine
livres qui, forcément, répondent un jour aux besoins d’un public,
n’importe où dans le monde. Dans les années 80, cette rencontre
magique, unique, féconde, a eu lieu entre elle et les Argentins, par le biais
de quelques poèmes oubliés et parfois reniés par Yourcenar mais qui,
comme elle le dira beaucoup plus tard : « constituent quelquefois,
presque prophétiquement, une prévision de ce que j’allais écrire dans mes
œuvres en prose » (PV, p. 315).
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Jean-Pierre Castellani
Document n° 1 :
Poème de Marguerite Yourcenar, Les Charités d’Alcippe
L'HOMME ÉPARS
Je végète dans l'arbre, ondule avec les plantes,
Coule, bonheur liquide, avec l'eau sans contours.
Ma peine s'est couchée au bord des plaines lentes ;
L'élan de mon orgueil a dépassé les tours.
J'ai perdu le sang tiède où mes mains s'ensanglantent ;
Mes terreurs de ramiers font mes plaisirs d'autours ;
Veillé, comme un fuyard, par les forêts tremblantes,
Je m'égare et m'atteins en de souples détours.
Désir, tu n'es que l'or ; mon amour est l'orfèvre.
Dans tes bras je m'étreins, je m'entends sur ta lèvre ;
J'aime dans nos deux corps nos cœurs répercutés.
Et, par les soirs de gel, neiges intérieures,
Où le vent et la nuit expugnent les cités,
Je me prends en pitié dans les pauvres qui pleurent.
1930 (1933)
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Réception des sonnets de Marguerite Yourcenar en Argentine
Document n° 2 :
Traduction de Juan José Hernández
EL HOMBRE DISPERSO
Me adormezco en el árbol, ondulo con las plantas.
Corre, fluyente dicha, por cauces sin desvíos.
Mi pena junto a lentas praderas se ha tendido ;
Mi fervor ha humillado a las torres más altas.
Perdí la sangre tibia, mis manos que sangraban ;
Ayer pichón con miedo, hoy gavilán gozoso
Que cautivo e insomne por frondas agitadas,
Se extravía y refugia en vuelos caprichosos.
Mi amor es quien el oro del deseo modela.
En tus brazos me anudo y hablo por tu boca ;
Tu corazón al mío su latido encadena.
Y por las tardes frías, con nieves interiores,
Cuando el viento y las sombras las ciudades despojan,
En los pobres que lloran mi piedad se desvela.
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Jean-Pierre Castellani
Document n° 3 :
Illustration de Silvina Ocampo,
La Gaceta de Tucumán,
11/09/1983
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III- MARGUERITE YOURCENAR
ET HORTENSE FLEXNER

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