LE NIGERIA, DÉSORDRE DE LA FORMATION D`UNE PUISSANCE

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LE NIGERIA, DÉSORDRE DE LA FORMATION D`UNE PUISSANCE
LE NIGERIA,
DÉSORDRE DE LA FORMATION
D’UNE PUISSANCE SANS PEUPLE
par
Jérôme SPINOZA (*)
et
Olivier VALLÉE (**)
«A poli-thug State»,
Wole Soyinka,
prix Nobel de littérature (1)
Malgré les améliorations portées à la loi électorale, les dernières élections
générales du Nigeria, géant démographique de l’Afrique, se sont avérées une
mascarade pire que celles de 2003. Elles ont permis à Olusegun Obasanjo,
qui ne pouvait concourir pour un troisième mandat, de perpétuer indirectement l’emprise du système civil et clientéliste, grâce à la victoire d’Umaru
Musa Yar’Adua, un proche issu de l’aristocratie militaire du Nord, et celle
du People’s Democratic Party (PDP) dans la plupart des Etats fédérés.
Face à la duplicité d’une classe politique soudée par la préservation de
ses prébendes, notamment des hydrocarbures, dont la gestion sera immanquablement remaniée au profit d’opérateurs non occidentaux, ce scrutin a
alimenté la frustration populaire, dont l’expression tend à s’affranchir d’un
cadre institutionnel jugé cadenassé. Il attise un peu plus les troubles à
caractère social et identitaire qui affectent déjà un pays composé de terroirs
avec leurs facteurs endogènes et exogènes de recomposition (Delta du Niger,
Nord musulman, Middle Belt, pays ibo).
A plus long terme, se pose la question de la capacité du Nigeria à dépasser un mode de régulation politico-mafieux fondé sur la rente pétrolière et
bientôt minière. En effet, hostile à l’affermissement de contre-pouvoirs, ce
système bride l’essor d’acteurs sociaux et économiques autonomes, seuls en
(*) Chargé de mission pour les questions africaines à la Délégation aux affaires stratégiques du ministère
de la Défense (France) et membre de la mission d’observation électorale de l’Union européenne au Nigeria,
avril 2007.
(**) Spécialiste des questions politiques et économiques africaines.
(1) Wole Soyinka, The Open Sore of a Continent, Oxford University Press, New York, 1996.
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mesure d’amortir les turbulences prévisibles à l’horizon du déclin pétrolier
(2020+). Etant donné le poids et le rôle du Nigeria sur le continent noir,
cette perspective ne peut laisser indifférente les Européens.
Un scrutin emblématique
pour le système politique nigérian
Les observateurs ont vu dans les élections de 2007 un test pour l’état de
la démocratie du Nigeria, huit ans après la fin du régime militaire. Ce scrutin a cependant mis en exergue la persistance d’un système politique qui se
reproduit du cercle vicieux associant la faiblesse congénitale de l’Etat et
l’appropriation d’une manne pétrolière. Quels que soient les régimes qui se
sont succédé, les élites nigérianes ont été insérées dans des réseaux clientélistes et l’économie est restée forcément dépendante du secteur pétrolier.
La scénographie électorale
Elu Président en 1999, au sortir de la dictature militaire de Sani Abacha,
incarnant alors l’espoir d’un «nouveau départ du Nigeria» (2), Obasanjo
avait été réélu en 2003 dans des conditions déjà litigieuses. Empêché par le
Parlement de modifier la Constitution pour briguer un troisième mandat, il
a tenté de perpétuer son pouvoir en choisissant un dauphin a priori plus
malléable, Umaru Yar’Adua, gouverneur PDP de l’Etat de Katsina. Cette
manœuvre a impliqué la mise à l’écart de son vice-président Atiku Abubakar, passé à l’Action Congres (AC) avec une partie des membres du PDP.
U. Yar’Adua a été confronté à un autre grand rival, l’ex-général Buhari du
All Nigerian People Party (ANPP), candidat malheureux de 1999 et 2003.
Farce tragi-comique, le scrutin de 2007 a été le point d’orgue d’une campagne heurtée, marquée par des méthodes plus ou moins légales, allant des
procédures anticorruption «ciblées» aux assassinats.
La large victoire du PDP à la présidentielle (71%) et dans 27 postes de
gouverneurs sur 34 reflète peu les intentions de vote initiales d’une population partagée entre le PDP de Yar’Adua et l’ANPP de Buhari, tous deux
crédités d’environ 30% (3). De fait, les élections ont eu lieu dans des conditions jugées très insatisfaisantes par les observateurs indépendants. Pour
la mission d’observation électorale de l’Union européenne (UE), «the 2007
State and Federal elections have fallen far short of basic international and
regional standards for democratic elections» (4).
(2) S. Smith, «Nigeria : un nouveau départ?», entretien avec O. Obasanjo, Politique internationale, n° 83,
print. 1999.
(3) Rapport de l’IFES, What Nigerians think, Nigerian Public Opinion in the Pre-election Environment,
avr. 2007, pp. 18-19.
(4) EU EOM, Statement of Preliminary Findings and Conclusion, Abuja, 23 avril 2007, p. 1.
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Préparé de longue date, ce déroulement électoral reflète la nature de la
politique nigériane, dénoncée localement sous le nom de godfather politics (5). Les oppositions ne relèvent en effet que marginalement du débat
d’idées, mais plus d’une lutte sans merci autour d’intérêts financiers largement liés aux hydrocarbures. L’arsenal des clans en lutte recouvre l’instrumentalisation d’institutions, l’achat d’allégeances communautaires, sociales
ou économiques, la guérilla juridique et l’assassinat politique. Même les primaires des partis obéissent à cette logique de violence, d’où la qualification
«democracy without democrats» (6). Au fond, les élections sont abordées par
les élites, tous partis confondus, comme un passage obligé, où la concurrence doit être terrassée et des alliances surprenantes élaborées, peu importe
les moyens, sous peine d’être soi-même écrasé ou marginalisé.
Racines et formes du système politico-mafieux
Ce fonctionnement tire sa source dans les conditions de genèse de la fédération nigériane. De l’aveu même de ses fondateurs, à l’orée de l’indépendance, «Nigeria was little more than a ‘geographical’ expression» (7), idée qui
n’a pas perdu de son actualité si on en juge aux avis d’observateurs avertis
(tels les Sud-Africains). De fait, aux prises avec une forte diversité culturelle
(près de 250 ethnies), un espace vaste (deux fois la France), des centres de
gravité démographiques éclatés, fiscalement anémique, gouverné par des élites hétérogènes bien que tenues de composer entre elles, l’Etat, congénitalement faible, a été confronté à la difficulté de projeter son autorité (8). Aussi,
la manne pétrolière a-t-elle revêtu le caractère de moyen privilégié de l’action
publique, mais est-elle également devenue l’objectif de la compétition entre
factions politiques, ancrant le cercle vicieux du clientélisme. Qu’Obasanjo ait
cumulé les fonctions de Président et de ministre du Pétrole est en soi un symbole. De même est-il édifiant qu’une des premières actions de Yar’Adua ait
été de prendre en compte les intérêts pétroliers de sa famille (9).
Ainsi, s’il existe bien une profonde césure culturelle entre les émirats
haoussa et les ensembles yoruba et ibo, qui se traduit par la règle non écrite
de l’alternance entre Nord et Sud à la tête de l’Etat, ce clivage est transcendé par la dimension financière d’un ordre politique fédéral. Dans ce système fédéral, au-delà des obligations légales (10) et symboliques – le systé(5) «Nigeria’s godfather syndrome», The Nation on Sunday, 15 avril 2007.
(6) «Nigeria’s elections : avoiding a political crisis», ICG Policy Report, n° 123, 28 mars 2007.
(7) «Le Nigeria n’était guère plus qu’une expression géographique», selon Chief Obafemi Awolowo, en 1947,
un des grands nationalistes nigérians, cité par R.A. Joseph, Democracy and Prebendial Politics in Nigeria,
Cambridge University Press, 1987, p. 184. Malgré un effort de constructivisme politique – Nnamdi Azikwe,
premier dirigeant de la Eastern Region à l’indépendance, affirma «the North and the South [of Nigeria] are
one, whether we wish it or not. The forces of History have made it so» –, l’unité fut parfois violemment combattue, à l’instar de la sécession avortée des Ibos (guerre du Biafra, 1967-1970).
(8) Cf. le modèle de J. Herbst, State and Power in Africa, Princeton University Press, 2000.
(9) «Le réseau pétrolier de la famille Yar’Adua», Africa Energy Intelligence, n° 560, 27 juin 2007.
(10) La loi exclut tout parti fondé sur une base régionale ou religieuse et impose une représentation sur
un pourcentage suffisant du territoire.
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matique ticket présidentiel Nord / Sud –, l’accès aux prébendes requiert, en
effet, de disposer de relais dans tous les Etats fédérés. Le contrôle de la présidence donne accès à la manne pétrolière, tandis que celui des Etats fédérés
permet de bénéficier de sa distribution, les gouverneurs étant récipiendaires
quasi intuitu personae d’une bonne part des recettes pétrolières, quelles que
soient les luttes relatives aux règles de péréquation verticale et horizontale
et donc autour des recensements (11). En revanche, l’élection de l’assemblée
d’Etat est moins cruciale : le gouverneur, une fois élu, a toute latitude pour
«acheter» une majorité si nécessaire. Ainsi, un lien symbiotique associe politiciens d’envergure nationale et locale, dont l’influente élite coutumière (12),
très présente dans l’économie. En échange d’une allégeance et d’un soutien
électoral, les «féodalités» sont rétribuées en protection et financement (13).
Parallèlement, la majorité des institutions locales ou nationales est dévoyée
au service des stratégies politiques. Seules les hautes juridictions de justice
(Cour suprême) peuvent se prévaloir d’une réelle autonomie politique, voire
l’armée, bien que tenue par la caste des généraux du Nord.
Réponse logique à la faiblesse initiale de l’Etat, cette culture du clientélisme marque non seulement les notables, mais aussi les entrepreneurs. Elle
assoit un réseau de liens politiques duaux, où l’accaparement de prébendes
sert tant à la munificence qu’à la survie (14). Ainsi, les tycoons peuvent susciter des exhibitions de richesse qui leur confèrent une stature de big man
armé d’une philanthropie religieuse, ethnique ou nationale. Dans le même
temps, le détournement de brut à partir des oléoducs ou le recyclage des
restes de la consommation urbaine assure un revenu à des millions de laissés-pour-compte. Ce mode de relations est plus proche d’une organisation
semi-mafieuse que de la libre entreprise. Elle entrave ce qui pourrait desserrer les marges de manœuvre d’un Etat drogué à la dépendance au
pétrole et confronté à la désobéissance fiscale due au poids de l’économie
informelle et à la prédation des élites (15). Couplé à la faiblesse du prélèvement fiscal, qui freine l’action sociale et amoindrit l’intervention budgétaire, ce système est un facteur majeur de reconduction de la pauvreté. Or,
le Nigeria est potentiellement l’un des plus riches pays d’Afrique. Cela
incite à mettre en perspective la dimension économique avec le système
politique.
(11) Cf. l’analyse de P. Sébille-Lopez, Le Monde, 6 février 2007.
(12) Ces «chefs bien peu traditionnels» : de manière générale, les élites traditionnelles ont réussi à s’adapter
à l’Etat moderne. Cf. O. Vaughn, «Les chefs traditionnels face au pouvoir politique», Politique africaine
n° 32, déc. 1988.
(13) E. Obadare, «Lamidi Adedibu ou l’Etat nigérian entre contraction et sous-traitance», Politique africaine, n° 106, juin 2007.
(14) S. R. Akinola, Resolving the Niger Delta Crises through Polycentric Governance System, Indiana University, Bloomington.
(15) Le pétrole représente 65% des ressources de l’Etat fédéral, 95% des recettes extérieures et 20% du
PIB. L’économie informelle – non fiscalisée – pèse près de 75% du PNB (contre 16% en France). De plus,
on estime que les élites nigérianes auraient dérivé, à leur profit, près de quatre fois le montant du Plan Marshall pour l’Allemagne sur la manne pétrolière depuis l’indépendance.
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Des paradoxes socio-économiques
La croissance soutenue enregistrée depuis 2003, y compris dans le secteur
non pétrolier, le remboursement de 35 milliards de dollars de dette et
l’afflux croissant de capitaux étrangers ne doivent pas leurrer. Quel que fût
le satisfecit des institutions de Bretton Woods sur les réformes de la seconde
mandature Obasanjo (16), la circonspection est de mise. En effet, soucieuses
de préserver leur emprise dans un système intrinsèquement clientéliste tout
en accédant aux exigences internationales, les élites nigérianes ont fait la
preuve de leur excellence dans le toilettage comptable et juridique. Il semble que le Président sortant n’ait pas rompu avec les pratiques de privatisation de l’Etat patrimonial éprouvées par ses prédécesseurs Babangida et
Abacha (17). L’annonce, par Yar’Adua, d’une restructuration de la filière
pétrolière n’exclut pas le même type de dévoiement. En outre, confrontés
à une classe politique gourmande et ayant institué la corruption en
règle (18), les entrepreneurs – locaux ou non – pâtissent de coupures d’énergie affectant l’outil de production. S’ajoute la mauvaise image des produits
made in Nigeria, qui n’est pas pour rien dans la fermeture par Michelin
d’une usine destinée à alimenter les marchés africains. De plus, à l’inverse
de la zone CFA, l’autonomie monétaire du pays fait peser sur les investisseurs étrangers ou locaux le risque de dévaluation des avoirs détenus en
nairas. Enfin, la modernité d’Abuja ne prouve rien, sinon une profusion de
pétro-dollars qui en fait la vitrine de fake economics. Or, la ville d’Abidjan
témoigne la rapidité avec laquelle ce type de Manhattan bâtie sur l’économie la rente peut se déliter. L’ironie veut qu’Abuja ait connu une pénurie
de… carburant en janvier 2007.
Cependant, ces faillites circonstanciées de l’économie nigériane, habituée
à des raffineries sabotées pour mieux importer des carburants de l’extérieur,
ne peuvent faire ignorer le dynamisme des métropoles du Nord comme du
Sud. De même que des notabilités locales sont les moellons du système politique (19), les entrepreneurs locaux, des marges du pays yoruba (20) au
capitalisme islamique de Kano, sont eux aussi compétiteurs de la rente
pétrolière. La stratégie d’Obasanjo a davantage été de bâtir un secteur
privé national puissant que de s’engager dans le modèle de développement
théorisé par les organisations internationales, aux résultats peu probants si
(16) N. Okonjo-Iweala / P. Osafo-Kwaako, Nigeria’s Economic Reforms, Progress and Challenges, The
Brooking Institution, mars 2007.
(17) Cf. l’anatomie du Nigeria d’Abacha par W. Reno, Warlord Politics and African States, Boulder,
Londres, 1998, pp. 6 et 183-212. Dans le contexte actuel, cf. «New government, old problems», The Economist, 26 mai 2007.
(18) Longtemps dernier de l’indice de perception de la corruption de Transparency International, le Nigeria est 142e sur 163 en 2006.
(19) Cf. O. Vaughn, op. cit.
(20) S. Berry, Fathers Work for Their Sons : Accumulation, Mobility and Class Formation in an
Extended Yoruba Community, University of California Press (1985); et Cocoa, Custom and Socio-Economic
Change in Rural Western Nigeria. Clarendon Press, 1975.
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on en juge aux pays voisins. Quand on lui reproche la fortune des nouveaux
mégariches tels Aliko Dangote ou Femi Odetola, il répond que, «en Corée
du Sud, qu’il a visitée dans les années 1980, il y avait six familles, dont les
Samsung et les Daewoo» (21).
Avant d’être démocrates, les patrons nigérians, de la politique comme de
l’économie, ont une «culture du marché «contaminée» par la notion d’un
Etat qui serait régulateur, investisseur et interventionniste. Pourtant, toutes choses égales par ailleurs, la diversification structurelle de l’économie ne
progresse guère, alors qu’il s’agit d’une priorité évidente pour un pays sousdéveloppé, qui a glissé au 159e rang à l’indice de développement humain du
PNUD en 2006 et dont la population pauvre a doublé entre 1981 et 2004,
pour s’établir à 70% de la population totale. A cet échec, il n’y a guère
d’explication, sinon les anticipations de la classe politique, qui estime sans
doute que l’émergence d’une classe d’entrepreneurs nuirait à son pouvoir,
lequel est assis sur des allégeances en boucle courte, adossées sur la manipulation d’une combinaison flexible d’outils publics et privés, en phase avec
la mondialisation (lois et règlements, institutions, sociétés bancaires et
pétrolières).
Un champ politique
en voie de déstabilisation?
En dépit d’années de «démocrature» civile ou militaire, la société nigériane affiche une conscience politique exigente. Elle aspire à une meilleure
gouvernance et critique les excès communautaires ou clientélistes du système nigérian, quand bien même elle y participe par nécessité. Les puissants médias nigérians, empreints de l’héritage libéral britannique, illustrent par leur liberté de ton la capacité critique d’une société civile qui
aspire à une démocratie plus effective. Aussi, l’abstention massive des présidentielles traduit-elle sans doute une exit option, un désintérêt vis-à-vis du
politique, mais aussi le refus de cautionner un scrutin perçu comme joué
d’avance (22). En toute hypothèse, la farce électorale a ravivé les fragilités
du pays en donnant du crédit aux exutoires extraparlementaires.
L’exacerbation des fragilités nigérianes
Lucides sur le fait que l’ensemble des partis partage le même schéma de
confiscation du pouvoir, les Nigérians avaient déjà commencé à s’en remettre à des entrepreneurs identitaires. Au Nord, la frustration est susceptible
d’accroître encore l’influence des mouvances islamiques réformistes de type
(21) W. Wallis, «Mega-rich deploy wealth closer to home», Financial Times, 12 juillet 2007.
(22) Au soir des scrutins, les mots les plus fréquemment entendus, quel que soit le bord politique, furent
a rigged election, a biased poll, a sham.
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izalite (23), plutôt que des médiatisés mais somme toute marginaux
«talibans», mis à la une par les heurts d’avril 2007 à Kano. Au Sud-Est, elle
alimente un peu plus les aspirations autonomistes des Ibos du Movement
for the Actualization of the Sovereign State of Biafra (MASSOB), dont la
capitale, Onitsha, reste soumise au couvre-feu. Dans le delta du Niger, elle
conforte la posture anti-système des mouvements rebelles, en particulier du
Movement for the Emancipation of the Niger Delta (MEND), quel que fut
son degré passé d’instrumentalisation par Abuja. Cette inflexion pourrait
aussi altérer un peu plus les associations affairistes interethniques. Ciment
politique concret d’un pays à l’unité incertaine, ces «mafias» (au sens de
guildes), présentes dans chaque grand centre urbain, tirent leur force de
réseaux commerciaux plus ou moins légaux (24). D’ores et déjà, la stigmatisation à des fins politiciennes des Ibos, dans les Etats du Nord dotés de
la Charia (25), a encouragé une partie de cette communauté de commerçants avisés et prospères à repartir dans leur région et à y pratiquer en
retour le même ostracisme.
Le scrutin, comme sa possible annulation, pourrait aussi réveiller la tradition putschiste d’une armée qui ne manque pas d’expérience en la
matière. Une dégradation de la situation intérieure pourrait l’inciter à intervenir de manière conservatoire sur le mode mauritanien de 2005-2007 (26).
Toutefois, outre que la nouvelle génération d’officiers, légaliste, ne soit pas
forcément unie, elle est surtout consciente des impasses de tout coup d’Etat
(ostracisme international, incapacité à gérer durablement le pays). L’armée
pâtit aussi de sa position de parrainage social : creuset des élites – presque
tous les chefs d’Etat et nombre de candidats d’opposition sont issus de ses
rangs – elle n’est pas exempte de collusions lucratives. A contrario, elle reste
le seul réel symbole de l’unité nationale et peut s’appuyer sur la popularité,
intacte au nord comme au sud du pays, du «régime de discipline» du général
Buhari entre 1983 et 1985, ce qui n’est pas sans rappeler l’image du régime
du général Seyni Kountché au Niger voisin, certes bien antérieur.
(23) Izalat al-bida wa iqamat as-sunna (Mouvement pour la suppression des innovations et la restauration de la sunna), fondé par Aboubacar Gumi (1922-1992) au Nigeria, arrivé dans les années 1980 au Niger
(Maradi). Selon le modèle analogue à la réforme protestante en Europe, l’Izala opère une rupture avec la
société traditionnelle haoussa : il permet une forme de modernisation commerciale et capitalistique propice
à l’insertion dans l’économie mondialisée, qui n’implique cependant pas l’adoption de normes culturelles
occidentales. Cf. Robert B. Charlick, «Islamism in West Africa / Niger», African Studies Review,
vol. XLVII, n° 2, sept. 2004.
(24) G. Nicolas, «Le Nigeria : dynamique agonistique d’une nation à polarisation variable», Cultures &
Conflits, n° 1, 1990.
(25) La loi coranique est souvent perçue comme signe d’intégrisme croissant. Cette vision mérite d’être
nuancée. Le droit coutumier du Nord est fondé sur le Coran et avait été largement maintenu sous la tutelle
britannique. Sa forme est globalement modérée et n’est d’ailleurs pas censée s’appliquer aux non-musulmans. Son introduction marque surtout la faillite de la justice classique (type common law) à assurer l’ordre
public. Cela étant, dans un contexte d’instrumentalisation du fait ethnique, elle sert souvent de cadre aux
manipulations politiques.
(26) H. Bergstresser, «Wahlmarathon in Nigeria – Erster legitimer Machtwechsel?», Giga Focus, n° 4,
2007, p. 7.
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Cette «énonciation du pire» doit être pondérée. D’abord car la faillite des
élections a donné lieu à un aveu en forme d’autocritique de la part du nouveau Président. Ensuite car le système politique n’est pas démuni des palliatifs grâce à des contre-pouvoirs civils crédibles : «les Nigérians, d’une
façon générale, trouvent toujours dans leurs syndicats, un recours salvateur
lorsque la gestion du pays connaît de graves dérives» (27). De plus, après les
années Obasanjo qui ont marqué le retour à une vie plus civile, beaucoup
d’habitants des grandes villes, de commerçants et de migrants respirent
plus librement et craignent moins l’arbitraire militaire, politique et policier.
Enfin, l’évolution tendancielle du système politique vers un «fédéralisme
centralisé [aux] conflits localisés» (28) atténue l’impact du fait communautaire, certes aussi violent que médiatisé et manipulé (29) : l’affirmation de
la logique ethno-distributrice (30) du système explique l’estompement, sous
la IVe République, de la dimension identitaire par le passé très forte dans
l’organisation et le discours des partis.
Un agenda délicat pour U. Yar’Adua
Avant même son élection s’est posée la question de l’autonomie du nouveau Président, dont la mise en avant a participé, à plus d’un titre, d’une
logique de «renvoi d’ascenseur» par Obasanjo au profit de l’élite militaire
«nordiste» (règle de l’alternance Nord / Sud, mais au sein de la caste militaire, dette personnelle (31)). Elu dans un scrutin contesté, Yar’Adua reste
entouré de personnages importants de l’ère Obasanjo (32). Perçu, sans
doute à tort, comme l’homme lige de son prédécesseur – au même titre que
le vice-Président «sudiste» Goodluck, qui lui succéderait en cas d’aggravation de sa maladie –, il pâtit d’un relatif déficit de légitimité qui pèse sur
l’exercice du pouvoir. Ce faisant, la question de l’annulation de son élection
reste en suspens, d’autant que l’institution judiciaire a à son actif, début
2008, l’invalidation de six gouverneurs PDP. Aussi l’enjeu du début de la
nouvelle mandature est-il de donner des gages suffisants à l’opposition et
d’amadouer une communauté internationale aussi pragmatique que peu
enthousiaste.
(27) San Finna, n° 423, 23- 29 juillet 2007.
(28) L. Fourchard, «Violence et ordre politique au Nigeria», Politique africaine, n° 106, juin 2007.
(29) Murray Last, «Muslims and Christians in Nigeria : an economy of political panic», The Round Table,
vol. XLVI, n° 392, oct. 2007, pp. 605-616.
(30) Selon l’expression de R. Suberu, Federalism and Ethnic Conflict in Nigeria, United States Institut
of Peace Press, 2001, pp. 5 et 10, cité par L. Fourchard, op. cit. : «en multipliant les centres de pouvoir concurrents, le fédéralisme disperse les enjeux de la compétition politique et réduit l’intensité des luttes pour le
contrôle du centre. (…) Les victoires sont rarement totales et les défaites rarement irréparables».
(31) Le frère de Yar’Adua, membre de la haute hiérarchie militaire du Nord, avait sauvé Obasanjo de
la mort, sous les yeux duquel il devait lui-même décéder, lorsqu’il fut son compagnon de cellule dans les
années 1980.
(32) Ex-généraux A. Mohammed (chef de cabinet), A. Muktar (conseiller national à la sécurité) et
D. Mark (nouveau président du Sénat). On note aussi la nomination d’O. Maduekwe au poste de ministre
des Affaires étrangères.
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A cet effet, le nouveau Président tente de capitaliser sur les acquis de la
mandature précédente. Si Okonjo-Iweala, icône féminine de la bonne gouvernance économique; ne revient pas aux Finances, son équipe accueille S.
Usman, ex-directeur adjoint de la Banque centrale et soutien des réformes
de l’ère Obasanjo. Toutefois, en impliquant la rétribution de services rendus, les modalités de sa victoire électorale forment un frein aux tentatives
de réformes et de lutte anticorruption (33), ce qui incite à relativiser les
quelques limogeages engagés. Fût-il aussi honnête que ses laudateurs l’affirment, Yar’ Adua peut difficilement aller trop avant contre les intérêts des
co-architectes de son succès, c’est-à-dire une série de notables, de gouverneurs et d’entrepreneurs, notamment au sein des milieux du crime organisé
et des syndicats. La mise à l’écart de N. Ribadu, chef de l’aussi efficace que
controversée EFCC (34) n’est sans doute pas étrangère à cette préoccupation. Le sort de cette «créature» d’Obasanjo est aussi un signal à l’adresse
du clan du président sortant, voire à la Cour suprême. Censés se prononcer
sur la requête en annulation de l’élection de Yar’ Adua, ces magistrats ont,
malgré leur réputation d’indépendance, été nommés pour beaucoup d’entre
eux sous l’ère Obasanjo.
Comme son prédécesseur, Yar’ Adua sera aussi handicapé par la nature
même du comportement de la classe politique nigériane. Avant tout motivés par leur propre agenda, les députés continueront à changer de bord et
les gouverneurs d’Etats fédérés à défier Abuja. Enfin, sur la question de la
pauvreté, si Yar’Adua a évoqué un «Plan Marshall» pour le delta du Niger,
qui a conduit le MEND à proposer un cessez-le-feu d’un mois le 2 juin 2007,
la demeure du vice-Président Jonathan Goodluck, originaire du delta et
censé appuyer ce plan, avait peu de temps auparavant été visée par cette
même rébellion. Reste que la nomination au poste de chef d’état-major de
la défense du général Azazi, «sudiste» issu du Bayelsa State, pourrait être
une des clefs de négociation avec les ethnies du Delta.
Malgré une personnalité moins charismatique que son prédécesseur, le
nouveau Président a aussi entrepris de se ménager une diplomatie régionale,
notamment avec l’irritant voisin camerounais. En effet, la maîtrise des crises tchadienne et nigérienne est indispensable pour que les frontières de la
Fédération restent des vastes marchés, mais aussi pour éviter que l’armée
ne s’y trouve engagée dans des aventures. Cela étant, tout big brother qu’il
soit dans les yeux de ses voisins de la CEDEAO, la marge de manœuvre du
Nigeria restera limitée : lorsque Obasanjo avait fermé le passage avec le
Bénin en raison des réseaux criminels y sévissant, en grande partie animée
(33) «New government, old problems», The Economist, 26 mai 2007 : «Mr. Yar’Adua has to decide which
influential power-brokers he needs to court and which of his venal campaign financiers and backers he can
dump without hurting his authority or compromising himself over corruption […] These backers could then have
‘shield or protection’ for their more nefarious activities».
(34) La lutte contre la corruption a permis à Obasanjo de gagner une image de marque extérieure tout
en disqualifiant nombre de concurrents.
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par les mafias dioula et yoruba, Cotonou s’était rapidement retrouvé étranglé. S’il est probable que Yar’Adua aura plus de mal à s’emparer des conflits régionaux d’incidence directe sur son pays avec la même «profondeur»
que son prédécesseur ancien général, homme d’affaires et dirigeant de stature continentale –, il pourrait en revanche dépasser la rivalité pour le leadership continental qui opposait le Nigeria d’Obasanjo avec l’Afrique du
Sud, notamment à l’Union africaine et pour un poste permanent au Conseil
de sécurité de l’ONU. En effet, Thabo M’Beki a connu sa famille lors de son
exil des années 1970 et les milieux d’affaires sud-africains ont des intérêts
commerciaux importants à Abuja.
Dans le grand cercle international, les Etats-Unis et les principaux Etats
de l’UE ont entériné la victoire de Yar’Adua, tout en adoptant un ton aussi
réservé que possible vu les circonstances. Cette ligne qui se veut réaliste privilégie la stabilité à moyen terme, dans l’idée qu’une condamnation pourrait impulser un cycle de désordre n’ayant pour résultat qu’une reprise en
main autoritaire renforçant l’influence d’acteurs moins liés par les critères
de bonne gouvernance, tels Pékin ou Moscou (35). En outre, il semble illusoire de penser influencer sérieusement un pays de 140 millions d’habitants,
6e producteur mondial de pétrole. Face à ses presque 50 milliards de dollars
de réserves financières, les 120 millions d’euros par an du FED européen,
soit 1% du budget annuel de l’Etat fédéral, offrent un levier limité.
Après le pétrole,
esquisse d’un naufrage annoncé?
Ainsi, les anticipations occidentales, mêlant prudence et intérêts bien
compris, assurent au Nigeria une rente géopolitique où la caution extérieure
est échangée contre l’espoir d’une stabilité. Vue d’Abuja, cette configuration incite l’oligarchie, quelles que fussent ses rivalités, à rester soudée dans
la formulation d’un modus vivendi biaisé. Comme sous Obasanjo, elle
octroiera quelques pseudo-réformes visant à satisfaire la classe moyenne
émergente et à donner le change à la communauté internationalen tout en
gardant pour limite intangible toute remise en cause de son contrôle des
prébendes pétroliers. Cette «désincitation à la vertu» fait peser une lourde
hypothèque sur le futur.
Vers des turbulences rentières
Certains facteurs pourraient venir interférer avec un système politique
fondé sur la rente. On peut penser à un lent tarissement à 20 / 30 ans des
(35) On note des investissements croissants de banques russes – pendant privé de la diplomatie russe –
dans le secteur financier nigérian. Leurs intérêt et affinités avec le marché nigérian tiennent pour beaucoup
à leur expérience du secteur pétrolier et des pratiques «mafieuses».
le nigeria : une puissance sans peuple?
735
réserves en hydrocarbures (stock, coût d’exploitation), une – improbable –
chute des cours, une crise liée à la distribution ou, enfin, l’augmentation des
budgets requis pour entretenir la clientèle, socle du pouvoir politique. Selon
une dynamique d’anticipations qui gagnerait à être modélisée afin de cerner
les trames et horizons temporels possibles (36), l’oligarchie serait alors conduite à trouver des palliatifs destinés à éviter l’érosion de ses revenus et
surtout de son contrôle social. En l’absence de substrat économique non
rentier conséquent, cela signifiera le recours accru à des biais illégaux, secteur où le Nigeria se distingue d’ores et déjà. Dans le même temps, les ratés
du système de redistribution engendreront des ajustements entre élites et
clients, venant exacerber, voire instrumentaliser les tensions sociales et ethniques latentes dont foisonne le pays (37), mais aussi affecter l’environnement régional (38) – l’exemple ivoirien, proche par certains aspects, peut
être rappelé.
Dans ce contexte, les compagnies pétrolières étrangères vont fortement
réviser leur exposition aux risques politiques nigérians. Réciproquement,
confronté à une critique de plus en plus explicite de la part de ces majors,
Abuja pourrait être appelé à revoir les modalités de la gestion de la rente.
Or, le recul ou le retrait de compagnies occidentales n’est pas un défi sans
attrait pour ceux qui prônent le «capitalisme indigène». Yar’Adua pourrait
s’inscrire dans les pas de l’ex-président Shehu Shagari, comme lui un civil
du Nord héritier d’une prestigieuse dynastie maraboutique, qui commerçait
avec les Soviétiques tout en échangeant avec Riyad comme Washington.
Cette tendance est déjà agissante dans la pression exercée sur Shell : les
nouveaux alliés malaisiens et chinois sauront remplacer des Occidentaux
bien mal inspirés de jouer aux donneurs de leçons. En outre, si des secteurs
de l’économie réelle ne se développent pas dans une logique non rentière,
rien n’empêche la valorisation de nouveaux segments dans l’import-export,
des activités minières, et la modernisation des réseaux financiers dans une
série d’associations avec des partenaires russes, moyen-orientaux ou du venture capital sud-africain. On voit ainsi émerger une nouvelle banque nigériane qui n’a, elle aussi, plus grand-chose à emprunter – à tous les sens du
terme – au modèle européen. Avec le développement de produits attractifs
sur la bourse de Lagos, une firme nigériane comme Afrinvest West Africa
peut aujourd’hui «être dans la même salle de réunion que JP Morgan et
Morgan Stanley». De même, la First Bank nigériane, qui, créée en 1894 par
(36) Il s’agirait de cerner les facteurs exogènes et internes (cours du brut, état des réserves d’hydrocarbures, capacités de distribution et d’exportation, coût des stratégies politiques et du système clientéliste)
qui déclencheraient des anticipations des acteurs politiques.
(37) Au Nigeria perdure le statut d’«étranger de l’intérieur» hérité des Britanniques, qui reproduit à
l’échelle nationale une dialectique allogènes / indigènes récurrente dans de nombreux Etats de la CEDEAO
(libre-circulation, héritage humain de la mise en valeur coloniale).
(38) «Want in the midst of plenty», ICG Report, n° 113, 19 juil. 2006 : «if the international community fails
to better grasp the internal dynamics and intricacies, there is a very potential for the persistent levels of violence
to escalate with major regional security implications».
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jérôme spinoza et olivier vallée
un Britannique, avait déjà à cette époque un bureau à Liverpool, préfère
aujourd’hui les investisseurs du Golfe et s’associe à Ecobank, la puissance
financière de la CEDEAO.
Entre dérives et continuité
En raison des turbulences rentières annoncées, le spectre d’une
«libérianisation» des pratiques politiques – le passage, à moyen terme, des
patronage politics aux warlord politics (39) – ne peut complètement être écartée. Néanmoins, dans un pays turbulent, l’arrivée de Yar’Adua, qui vient
relayer un ex-général du Sud et s’inscrit dans la lignée d’une «voie
nigériane» spécifique, illustre la puissante continuité de la vie politique,
notamment la capacité qu’ont ses élites, culturellement hétérogènes, à
s’assimiler entre elles et à se passer le témoin du pouvoir lorsque besoin est.
Cette continuité se mesure aussi dans le rapport du Nigeria avec l’étranger.
Son aura continentale reste supérieure à celle d’une Afrique du Sud qui
n’est vraiment africaine que depuis la fin de l’apartheid. Acteur de l’histoire
post-coloniale depuis plus de quarante ans, sûr de sa légitimité symbolique,
le Nigeria peut se permettre de considérer le monde extérieur avec une certaine componction, sans toutefois s’en couper. De fait, Obasanjo a toujours
été fêté dans les forums internationaux, les artistes et écrivains nigérians
bénéficient d’une reconnaissance internationale. La présence d’une vaste
diaspora répartie en Afrique, Europe et Amérique du Nord offre également
des passerelles et des leviers importants. Enfin, fait rare en Afrique noire,
l’oligarchie a su s’appuyer sur des structures de réflexion propres et à l’origine de réseaux pérennes, comme le Nigerian Institute for Policy and Strategic Studies (NIPPS) et le Nigeria Institute of International Affairs
(NIIA).
En somme, Abuja, la nouvelle capitale fédérale, est le symbole d’une
nation plurielle que ses tensions et crises tendent paradoxalement à forger.
Dans ces conditions, il n’est pas interdit de penser que ce pays de tous les
dangers possède des ressources humaines entraînées à les provoquer, mais
aussi à les prévenir… Le déficit de culture démocratique n’empêche pas que
les formes institutionnelles d’un pouvoir civil s’affermissent, d’autant plus
quand le président du Sénat est un ancien militaire, ami de Babangida : les
éléments d’une reconversion des chefs en uniforme dans un système économique et politique d’oligarques sont présents. La construction d’une nation
formelle et d’un pouvoir plus matériel que symbolique dépend de la capa-
(39) Cf. W. Reno, op. cit.
le nigeria : une puissance sans peuple?
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cité des millions de Nigérians qui sont relégués à ses marges à supporter la
durée et la dureté de ce processus.
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Parfois évoquée, la crainte d’un Nigeria hégémonique en Afrique paraît
peu réaliste. Il semble plutôt que ce soient les carences d’Abuja, liées à la
dynamique politique intérieure du pays, qui devraient préoccuper. Si
l’indulgence occidentale intéressée dont bénéficie l’oligarchie nigériane peut
se justifier à court terme, il reste que cette approche pâtit d’une certaine
myopie, car elle ne permet guère de se préparer au moment critique du
tarissement progressif de la rente pétrolière.
A l’instar des banquiers, qui ont la vision d’un pays émergent à l’horizon
de 2050, il est possible d’estimer que le Nigeria saura s’adapter. Il est tout
aussi légitime de redouter des tensions majeures, dont l’impact sécuritaire
et migratoire devrait aiguillonner l’UE, notamment Paris, directement concernée par l’espace régional, francophone, du Nigeria, à œuvrer à prévenir
le cercle vicieux annoncé. Sur le long terme, la stratégie de partenariat de
l’UE avec l’Union africaine est en jeu, ainsi que la crédibilité de l’architecture de paix et de sécurité africaine, où Abuja est censé jouer un rôle éminent, tant diplomatique que militaire.
Cependant, outre que la marge de manœuvre internationale reste fort
limitée, subsiste l’usuelle interrogation quant aux méthodes. S’il y a
urgence à favoriser l’émergence de contre-pouvoirs sociaux et économiques,
les «raccourcis au progrès» (40) restent une illusion. Le Nigeria ayant avant
tout besoin d’une dynamique de symbiose entre l’oligarchie et la classe
moyenne émergente, la «démocratie des autres» (41) semble jusqu’à présent
surtout avoir réussi à attiser les stratégies de parade des classes dirigeantes.
Au fond, le système politique nigérian reste l’otage des élections, quand
bien même leur faillite a pu être lue comme la faillite de l’Etat (42).
Ainsi, si la modernisation d’un système électoral (secret du vote) est indiquée, elle n’aura de sens qu’au prix d’une mutation culturelle préalable,
fondée sur un pacte social forcément arbitraire. Il s’agit d’une des clefs pour
le rebond d’une société nigériane qui n’est pas fatalement vouée à la malgouvernance, comme le prouve le succès de l’Etat fédéré de Calabar, cité en
exemple pour l’efficace stratégie de développement impulsée par son éclectique gouverneur (43).
(40) Goran Hyden, No Shortcuts to Progress : African Development Management in Perspective, University of California Press, 1983.
(41) Amartya Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident,
Paris, 2005.
(42) International Crisis Group, Nigeria : Failed Elections, Failing State?, 30 mai 2007.
(43) Il a misé sur le tourisme, su améliorer et entretenir ses infrastructures et obtenir des succès dans le
domaine de l’éducation et de la santé.