LE NÉTHER - Maison Antoine Vitez

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LE NÉTHER - Maison Antoine Vitez
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LE NÉTHER
de Jennifer Haley
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuel Gaillot
cote : ANG13D965
Date/année d'écriture de la pièce : 2013
Date/année de traduction de la pièce : 2013
« Le manuscrit que vous avez entre vos mains est déposé à la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction
théâtrale à Paris. Toute exploitation, partielle ou intégrale, sous quelque forme que ce soit, doit nous être signalée. La
Maison Antoine Vitez n’est toutefois pas habilitée à délivrer des autorisations de représentation ou d’édition. »
M A I S O N
A N T O I N E
V I T E Z
centre international de la traduction théâtrale
Le Néther
par Jennifer Haley
Traduit de l’Anglais (États-Unis)
par Emmanuel Gaillot
(v1.0, mars 2013)
Version originale
6 mars 2013
Date de traduction
31 mars 2013
Contact
Pour la version originale :
Chris Till
Creative Artists Agency
162 5th Avenue, 6th Floor
New York, NY 10010
Tél. (+1212) 277 9000
[email protected]
Pour la traduction française :
Emmanuel Gaillot
49 rue Meslay
75003 Paris
[email protected]
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Personnages
S IMS – Un homme d’affaire
M ORRIS – Une enquêtrice
D OYLE – Un professeur de sciences physiques
I RIS – Une fillette
W OODNUT – Un visiteur
Le Royaume du Néther
1. Un monde alternatif peuplé de créatures fantastiques
2. Le monde des démons
3. Une dimension maléfique ou imaginaire
— urbandictionary.com
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SCÈNE 1 — La salle d’interrogatoire
(S IMS est assis en face de l’AGENT M ORRIS, un large bureau les sépare.)
S IMS. – Je veux rentrer chez moi.
M ORRIS. – Lequel, de chez-moi ?
S IMS. – Je dois parler à ma famille.
M ORRIS. – Laquelle, de famille ?
S IMS. – Je sais pas où vous voulez en venir. Je veux passer mon coup de fil.
M ORRIS. – Nous aussi, il y a des choses qu’on veut.
S IMS. – Mon avocat.
M ORRIS. – Lequel, d’avocat ?
S IMS. – Allez, ça va, quoi !
M ORRIS. – Vous êtes libre de contacter qui bon vous semble, M. Sims. Nous
avons là un terminal si vous voulez bien vous connecter.
S IMS. –
M ORRIS. – Votre femme doit être inquiète à l’heure qu’il est.
S IMS. – Laissez-la en dehors de ça.
M ORRIS. – Vos enfants.
S IMS. – J’ai pas d’enfant.
M ORRIS. – Vous avez une maison magnifique, M. Sims. De style victorien. En
retrait d’un petit chemin de campagne. Des enfants sous le porche devant,
avec de grandes chaussettes et des casquettes de marin. Barnabé. Donald.
Antonia. Iris. Des prénoms bien désuets. Venant d’une époque associée à. . .
l’innocence.
S IMS. – J’habite une maison en grès brun. Ma femme est stérile. Vous vous
trompez de personne.
M ORRIS, consultant un rapport. – Racolage. Viol. Sodomie. Meurtre. Ce sont
là de lourdes charges, M. Sims.
S IMS. – Suis-je inculpé ?
M ORRIS. – La nature répétée des infractions. La quantité d’argent que vous
avez gagnée.
S IMS. – Si je ne suis pas inculpé —
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M ORRIS. – Nous sommes au courant pour votre compte au Burkina Faso.
S IMS. – Si je ne suis pas inculpé, vous devez me laisser —
M ORRIS. – Oh mais vous êtes libre de partir.
S IMS. – Je suis libre de partir ?
M ORRIS. – Nous ne pouvons pas vous retenir ici sans chef d’inculpation. Ce
serait illégal.
S IMS. – Ok. Je vais partir alors.
M ORRIS. – Nous n’avons aucun contrôle sur le corps des gens. Le vôtre est
libre de franchir cette porte.
S IMS. – Super. Mon corps va franchir cette porte.
M ORRIS. – Mais s’il le fait, nous désactiverons votre login, M. Sims. Vous n’aurez plus jamais accès à un terminal.
S IMS. – Qui êtes-vous déjà ?
M ORRIS. – Service d’investigations du Néther. Je suis porte-parole hors-Net.
Agent Morris.
S IMS. – J’ai une entreprise dans le Néther. J’y ai tous mes contacts. Vous
n’avez pas le droit de me virer.
M ORRIS. – Vous qui avez un penchant pour la tradition, voyez ça comme un
retour à une époque moins complexe.
S IMS. – C’est une violation de mes droits. Mes avocats sont les meilleurs dans
ce domaine. Vous ne m’écarterez pas longtemps.
M ORRIS. – Suffisamment pour localiser vos enfants et les arrêter.
S IMS. –
M ORRIS. – Qu’est-ce qui ne va pas, M. Sims ?
S IMS. –
M ORRIS. – Je croyais que vous n’aviez pas d’enfant.
S IMS. –
M ORRIS. – Nous avons secrètement envoyé quelqu’un dans votre domaine
pour vérifier la solidité de nos chefs d’inculpation. Vous avez programmé le
domaine tel que rien ne puisse y être enregistré, aussi nous a-t-on transmis
un rapport écrit.
(Elle lit le rapport.) Après avoir subi une vérification méticuleuse de mon login,
créé mon personnage à partir d‘un ensemble d’« apparences » conseillées,
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et suivi un tutoriel des plus stricts de bonne conduite me dissuadant l’usage
d’une terminologie moderne, je pénètre dans La Cachette.
Ce sont les arbres que je perçois en premier. La lumière dansante et le frémissement qu’ils produisent en se balançant dans le soleil et le vent sont
quasiment insoutenables. Ils entourent une réplique néogothique 1880 magnifiquement rendue, avec un grincement à la dernière des quelques marches
conduisant au porche. Je sonne. Je peux littéralement sentir la moiteur de ma
main, agrippée à ma sacoche. Je jette un œil par la fenêtre et aperçois des
silhouettes dans le hall d’entrée — un homme impeccablement vêtu caresse
le visage d’un des enfants, une fillette —
S IMS. – Ce. Ne sont pas. Des enfants.
M ORRIS. – Je suppose que c’est affaire de contexte, M. Sims. Ou devrais-je
plutôt dire — Papa ?
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SCÈNE 2 — La salle d’interrogatoire
(D OYLE est assis en face de M ORRIS, chacun d’un côté du bureau. D OYLE
tient sa tête entre ses mains.)
M ORRIS. – M. Doyle ?
D OYLE. –
M ORRIS. – M. Doyle.
D OYLE. –
M ORRIS. – M. Doyle, nous ne l’avons pas dit à votre femme.
(Il relève la tête.)
Il s’agit pour l’instant d’une simple détention. Nous avons besoin de renseignements au sujet de cet homme qui se fait appeler Papa. En échange, nous
protègerons votre indentité.
(Elle consulte un rapport.) Cédric Doyle. Vous êtes professeur au collège
Franklin. Vous avez reçu le titre de Meilleur Enseignant en sciences physiques.
Vous êtes à un an de la retraite à taux plein, quarante ans de carrière dans
l’enseignement. Votre femme siège au conseil paroissial de l’Église Épiscopale de St Thomas, à laquelle vous avez enseigné le catéchisme jusqu’à il y a
quatre ans environ. Vous avez une fille unique, en licence à l’université d’état
de l’Illinois.
(Elle lève les yeux.) Vous crachez au bassinet d’une université hors-Net. C’est
un budget énorme, M. Doyle. De nos jours, la plupart des étudiants font leurs
études supérieures en ligne dans les institutions du Néther. Vous prétendez
avoir un deuxième boulot comme professeur dans l’une d’entre elles — l’Université (elle consulte son rapport) de Certitude Métaphysique.
Si vous le souhaitez, toute cette fable à propos de qui vous êtes peut rester
intacte. Nous avons même conclu un accord avec l’UCM pour que vous y
soyez réellement salarié. Toutes ces heures passées devant votre terminal,
ainsi que le surplus d’argent sur votre compte bancaire, continueront d’avoir
une explication parfaitement raisonnable.
D OYLE. – Je pourrai la garder ?
M ORRIS. – Qui ça ?
D OYLE. – Iris.
M ORRIS. – Non, M. Doyle. Une fois que nous aurons obtenu ce que nous
voulons sur Papa, c’en sera fini pour vous de cette vie-là.
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D OYLE. –
M ORRIS. –
D OYLE. – Je n’ai rien à dire.
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SCÈNE 3 — La salle d’interrogatoire
(S IMS et M ORRIS.)
S IMS. – De quel droit pouvez-vous débarquer dans mon jardin et m’emmener
de force ?
M ORRIS. – Nous pensions qu’une discussion de personne à personne vous
ferait du bien pour changer.
S IMS. – Vous ne devriez même pas savoir qui je suis. J’ai le droit de rester
anonyme.
M ORRIS. – Nous parvenons à tracer la plupart de nos utilisateurs, mais nous
n’avions jamais vu un cryptage d’identité comme le vôtre. Une fois connecté,
vous disparaissez.
S IMS. – Vous allez me dire que vous avez les boules de ne pas pouvoir me
bombarder de pub ?
M ORRIS. – Ce n’est pas vous qui nous intéressez, M. Sims. C’est votre domaine. La Cachette. Avez-vous entendu parler des lois sur l’obscénité ?
S IMS. – Mon domaine est dûment déclaré et respecte toutes les exigences
internationales.
M ORRIS. – Et votre serveur ?
S IMS. – Mon serveur ?
M ORRIS. – La machine physique sur laquelle vous conservez le code source
de La Cachette.
S IMS. – Ça va, je sais ce que c’est.
M ORRIS. – Nous voulons connaître son emplacement.
S IMS. – Je ne suis pas obligé de vous le dire.
M ORRIS. – Je vous conseille de le faire.
S IMS. – Mon serveur n’est pas dans le pays. Donc ce n’est en rien vos oignons.
M ORRIS. – Votre contenu est ici. Votre contenu est partout.
S IMS. – Ce n’est pas votre juridiction.
M ORRIS. – M. Sims, partout où votre contenu est accessible, c’est ma juridiction.
S IMS. –
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M ORRIS. – Votre domaine n’est pas seulement renommé, il est aussi lucratif.
Il vous a payé (elle consulte un rapport) vingt mètres-carrés de pelouse véritable, autour de votre maison en grès. Un jardin avec des pois mange-tout et
des bettes à cardes. Les vêtements de votre femme sont en coton. Avec une
telle abondance dans le hors-Net, pourquoi choisir la vie d’une ombre ?
S IMS. – Je ne suis pas une ombre.
M ORRIS. – Votre historique de connexion indique que vous passez un sacré
bout de temps en ligne.
S IMS. – Vous avez bien du boulot sur les bras si c’est devenu un crime.
M ORRIS. – Donc vous n’avez jamais envisagé de faire le grand saut ?
S IMS. – Je conserve une vie hors-Net. J’entretiens mon jardin.
M ORRIS. – Non mais sérieusement, M. Sims, seize heures par jour en
moyenne dans le Néther ? Qu’y a-t-il à gagner en passant tant de temps dans
un truc qui n’est pas réel ?
S IMS. – C’est pas parce que c’est virtuel que c’est pas réel. Quatre-vingts
pour cent de la population travaillent dans des bureaux virtuels, nos enfants
vont dans des écoles virtuelles — il y a un domaine virtuel pour chaque chose
qu’on veut connaître ou pratiquer, ou qu’on imagine qu’on aimerait essayer.
Alors que le Néther devient notre principal cadre de vie, vous ne trouvez pas
ça un peu dépassé de dire que c’est pas réel ?
M ORRIS. – Votre femme est-elle au courant de votre penchant ?
S IMS. – Elle n’aborde pas le sujet, tant que le vin cent pour cent raisin nous
est livré à la maison.
M ORRIS. – Votre penchant pour les enfants, M. Sims.
S IMS. – (Une légère pause.) Comme tout un chacun, elle comprend ce qu’elle
veut.
M ORRIS. – Et si nous la mettions très au courant ?
S IMS. – J’imagine qu’elle vous en voudrait.
M ORRIS. – Ou si nous en informions vos voisins ?
S IMS. – Je ne passe pas suffisamment de temps hors-Net pour m’inquiéter
de ma réputation au sein de la communauté. Et mon casier est blanc comme
neige. Les vrais enfants sont difficiles à aborder de nos jours. Ce n’est pas
comme s’ils jouaient encore dehors.
M ORRIS. – Essayez-vous d’être comique, M. Sims ?
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S IMS. – C’est ça ouais, je m’entraîne pour l’école du rire.
M ORRIS. – Ce ne va pas être un bon point pour votre dossier.
S IMS. – Parce que vous avez un dossier contre moi ? Un dossier, ça voudrait
dire un truc légal, ce qui clairement n’est pas le cas ici !
M ORRIS. – Nous vous demandons de nous indiquer l’emplacement de votre
serveur. Une fois que nous aurons confisqué votre machine et effacé votre
domaine, vous serez libre de vous en aller, sans poursuite judiciaire —
S IMS. – Mais c’est illégal !
M ORRIS. – Du calme, M. Sims.
S IMS. – Mon domaine est clairement dans la catégorie pour adultes. Ce sont
des adultes derrière les enfants et des adultes derrière les visiteurs. Je mène
des enquêtes d’antécédents approfondies à l’extrême pour m’assurer que
nous n’avons pas affaire à des utilisateurs mineurs. Ça s’est toujours passé
nickel.
M ORRIS. – Ce n’est plus nickel. C’est maintenant considéré répugnant au
point où c’en est illégal.
S IMS. – Qui a décidé ça ?
M ORRIS. – La communauté a décidé.
S IMS. – Quelle communauté ?
M ORRIS. – La communauté du Néther.
S IMS. – (sarcastique) Il y a eu un référendum ?
M ORRIS. – Parfaitement. Vous devriez prêter plus d’attention aux forums d’annonces.
S IMS. – C’est des conneries. Vous me racontez des conneries.
M ORRIS. – Voudriez-vous vous connecter maintenant pour vérifier ?
S IMS. – Pour que vous me traciez jusqu’à mon serveur ? Non merci.
M ORRIS. – Dans ce cas il vous faudra me croire sur parole.
S IMS. – Vous croire ? Vous vous prenez pour qui ? !
M ORRIS. – Le Néther n’est plus un gigantesque far-west. Nous avons un organe politique tout aussi réel que tout ce qui est hors-Net. Et nous votons nos
propres lois, et nous les faisons respecter avec nos propres procédures judiciaires. Vous me demandez de quel droit j’agis ? Regardez autour de vous. Ce
n’est pas La Cachette ici. Et je vous conseille de vous rasseoir.
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