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portraits
de Voisinlieusards
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Samedi 15 mars 2008
Si cette promenade vous a plu,
rejoignez-nous à l’atelier d’écriture :
VOISINLIEU POUR TOUS
03.44.05.19.37
Chantal Gaultier, Michel Le Drogo,
Josiane et Serge Lozière, Roger Wallet
Désiré
Pourquoi ce calendrier de 1894 ? Pourquoi ici ?
Pour raconter l'histoire d'un personnage quelque peu atypique :
Désiré. Car c'est sur ce terrain vague qu'en 1939, il allait repartir de
zéro et s'inscrire durablement dans l'histoire de Voisinlieu.
Un lundi du mois de juillet 1899, les parents de Désiré, qui habitaient un hameau d'Ons-en-Bray, Le lapin vert, ont dit à leur fils :
« Demain on ne veut pas te voir traverser la route. Tu n'iras pas jouer
à la ferme en face : une voiture "sans chevaux" va passer sur la
Nationale ».
Effectivement, le lendemain matin, dans un bruit de pétarades et
des nuages de poussière et de fumée, arriva cette voiture "sans chevaux" qui roulait à la vitesse folle de 30 km/h au moins. C’était une
Brazier. Elle appartenait à un prince russe habitant Saint-Paul. Tous
les mardis, il se rendait au marché de Gournay, habituellement en
carriole à cheval.
La nouvelle avait été connue la veille et, sur le parcours, les
ouvriers des briqueteries de Saint-Paul et des Fontainettes, avaient
débrayé pour regarder passer cette merveille de la mécanique.
De ce jour-là, la décision de Désiré fut prise : il serait mécanicien
d'automobile.
Après le certificat d'études, à douze ans, il entra en apprentissage dans un garage de la rue du Faubourg Saint-Jacques. À ce sujet,
il racontait une anecdote : quelquefois le compagnon avec qui il
apprenait l'emmenait essayer la voiture après la réparation et là :
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« On a du mal à le croire mais on est montés à au moins soixante à
l'heure ! Soixante à l'heure ! Avec la vitesse, on sentait nos joues se
déformer… » – en effet, il n'y avait pas de pare-brise !
À seize ans, il quitta les parents, le garage et partit pour se perfectionner dans différents ateliers de Noailles, Méru. Il apprit le
tournage et le fraisage.
À dix-huit ans, suite à l'explosion d'une lampe à souder, il perdit
l'œil droit, ce qui aura pour conséquence de lui éviter, deux ans plus
tard, de partir à la guerre de 14.
Il fut mobilisé et affecté spécial dans des usines automobiles et
aéronautiques travaillant pour l'armement : Renault, Farman, Saurer,
Rochet-Schneider. Alors commença, comme on dit, « la galère » :
quatre années de privations, pas de Sécurité sociale, pensions de
famille hors de prix, rationnement… Bien des fois ce fut la soupe
populaire.
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1917 : la révolution soviétique gronde. À Paris, grèves très dures.
Il racontait que toutes les usines de la banlieue ouest, Levallois,
Nanterre, Billancourt, etc. descendaient vers Paris. Pour éviter
d'être chargés par la garde à cheval, ils partaient avec la musette
remplie de billes à roulement qu'ils jetaient sous les sabots des chevaux.
Pour compléter cette évocation des manifestations de 1917, n'oublions pas que, même sur le front, au sein de l'armée, des rebellions
ont éclaté spontanément.
C'est ce que chante la célèbre chanson de Craonne : « Adieu la
vie, adieu l'amour / Adieu toutes les femmes. / C'est bien fini, c'est
pour toujours, / De cette guerre infâme. / C'est à Craonne, sur le
plateau, / Qu'on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous
Lozière en furent, Georges Cresson, Doudou Desvérité, JardinMathé – oui, l’instit de l’annexe rue de Pontoise – Jean-Pierre
Desplanque, qui présida aux destinées de la Fédération des œuvres
laïques, Daniel Beaufort qui fit sa carrière à Jeunesse et Sports,
Monique Oosthoeck qui enseigna longtemps sur la ville, Nicole et
Guy d’Hardivillers qui attrapa là le virus et dirigea le théâtre de
Beauvais... Et tant d’autres...
« La cruche classée » de Kleist, « Les gueux au paradis » dont Le
Hénaff fit un film avec Fernandel et Raimu, et l’inoubliable « Grand
peur et misère du IIIe Reich » de Brecht – dont la femme tint à venir
superviser les répétitions avant de donner son accord. La troupe
tournait à travers le département, un car était nécessaire pour les
déplacements, cependant que Serge Lozière pilotait un vieux camion
chargé des décors. Toute une époque, je vous dis.
Je n’ai pas encore prononcé son nom mais il fut de toute cette
belle aventure. Depuis Voisinlieu, dont il présidait le comité des
fêtes, à l’OCVB et au CLEP avant, tout naturellement, de prendre sa
part des responsabilités municipales au sein de la liste d’Union de la
Gauche qui, en 77, accéda aux affaires.
Le centre porte son nom. Ce n’est que justice. L’image que je
garde de lui, c’est le béret, la canadienne et cet accessoire aujourd’hui totalement incongru qu’il partageait avec une autre très grande
figure de la conscience beauvaisienne qui était – presque – de
Voisinlieu, puisqu’habitant la rue Saint-Jacques : Georges Mader.
Mais lui, c’était à l’avant du vélo alors que Georges Desmarquest c’était sur le porte-bagage de la mobylette qu’il le portait : le cageot.
Je me demande s’il n’y avait pas dans leur cageot plus d’enthousiasme, plus d’idées, plus de convictions que dans les tuyaux électroniques de nos ordinateurs. Plus d’humanité, ça, c’est sûr...
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rouge, qui défilaient au pas cadencé en toutes occasions et faisaient
le spectacle en ces temps où l’on aimait les démonstrations collectives. Le CLEP, on y pratiquait aussi toutes sortes d’activités sportives,
on y apprenait les échecs.
Pendant ce temps, l’Œuvre des colonies de vacances, l’OCVB,
emmenait les minots à Saint-Maurice-sur-Moselle ou à Cayeux. Et
organisait chaque année, une semaine avant les Fêtes Jeanne
Hachette, la Fête de l’Enseignement et des Fleurs : un immense défilé de chars fleuris à travers la ville. Les écoliers se souviennent de
ces après-midi passées à triturer le papier crépon. Le dernier char
était celui dans lequel les spectateurs pouvaient jeter leurs pièces au
passage pour alimenter les caisses.
Mais l’avant-dernier était celui de la Reine. La Reine du Muguet
et ses demoiselles d’honneur. Et les deux plus beaux bébés de l’année. Ça, c’était le CLEP. La Reine était élue la veille du 1er mai et les
bébés avaient trois/quatre ans. Et je dois confesser, sans nulle intention de m’en vanter, que je fus l’un d’eux. D’ailleurs je ne me souviens plus en quelle année c’était...
Et puis il y avait le théâtre. D’abord animé par l’incontournable
Jean Comeau puis, à partir de 58, par un de ces grands anonymes de
l’éducation populaire, Bernard Boibessot. Les Tréteaux Beauvaisiens
s’installèrent au Moulin Allard, aujourd’hui démoli, qui tenait ses
bâtiments sur l’île Saint-Symphorien, en face de la caserne des pompiers – l’ancienne. Il régnait là une de ces ambiances studieuses et
joyeuses comme seule l’éducation populaire a su les faire surgir.
Sous la houlette intransigeante de Boibessot, très inspiré de l’esprit
de Vilar et de Brecht, une quarantaine de jeunes touchèrent ce que
le théâtre amateur a produit de plus abouti. Leurs noms ? Je serai
bien sûr tout à fait injuste car la mémoire me fait défaut, d’autant que
j’étais alors bien jeune pour être des leurs. Mais Josiane et Serge
condamnés / C'est nous les sacrifiés ! » Les représailles ne se firent
pas attendre de la part des généraux, au premier rang desquels le
nouveau général en chef des armées, un certain Philippe Pétain.
11 novembre 1918 : armistice. Sitôt démobilisé, Désiré revint travailler dans différents garages beauvaisiens.
En 1933 il créa son entreprise en association avec un camarade
d'atelier. Ils s’installèrent en centre ville.
Puis à nouveau la guerre en 1939, incendie de la ville et du garage. Désiré et son associé ne se découragèrent pas et repartirent de
zéro. Pendant les quatre années d'Occupation, ils utilisèrent les bâtiments situés sur ce terrain.
C'est l'époque où, faute de carburant, l'installation du gazogène
sur les véhicules battait son plein, principalement pour les utilitaires
et les camions.
L'opération consistait à poser, de chaque côté du véhicule, une
citerne pour la combustion du bois et une pour l'accumulation des
gaz. Ceux-ci traversaient un radiateur-refroidisseur situé devant le
radiateur, le tout relié par un système de tuyauterie qu'il fallait façonner à la demande et diriger vers le carburateur.
Pour les voitures légères, c'était l'installation de bouteilles de gaz
sur le toit. Ou alors on transformait la carburation pour brûler de
l'alcool. Les utilisateurs de gazogène devaient prévoir une heure
avant le départ pour nettoyer le foyer, allumer le bois puis, par un
système de tirettes et de câbles, démarrer le moteur sur l'essence
avant de passer au gaz.
1945, fin de la guerre. Le propriétaire du bâtiment rentre des
camps de prisonniers. Il reprend son activité. Grâce aux dommages
de guerre, un nouveau garage est reconstruit près de la Maladrerie.
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Désiré décèdera dans un accident de la route, juste devant son
garage, en 1976. Pour le garage, une autre époque commence alors,
pour se terminer en 1998.
J'ai bien connu Désiré… C'était mon père.
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Le CLEP
Avant-guerre, la Jeunesse Laïque et Républicaine, d’inspiration
radicale-socialiste, essayait tant bien que mal de relayer au plan local
les belles initiatives du Front Populaire et de son ministre Léo
Lagrange.
C’est dans le logement en dur des cantines scolaires, sur la Place
du Franc-Marché, que naquit le CLEP – le Cercle Laïc d’Éducation
Populaire. Ses fondateurs avaient noms Comeau, Morge, Minasse,
Vienne, Galey et Foëx – l’Émile qui dirigea l’école Normale de la rue
de Pontoise, aujourd’hui lycée Truffaut. On était alors à l’aube d’un
des courants les plus fertiles du siècle, dont allaient sortir peu ou
prou tout ce qui, dans les quartiers urbains comme en milieu rural,
allait diffuser le cinéma, le théâtre, la photo... bref tout ce qui permit aux jeunes du baby-boom de grandir moins cons et d’ouvrir les
yeux sur le monde. Le festival d’Avignon naissait aussi dans ces
années-là, avec les noms inoubliables de Jean Vilar et de Gérard
Philipe. Beauvais aussi se laissa aspirer – plus modestement – par
cet immense besoin de culture et d’expression artistique.
Je voudrais tout simplement, pour terminer cette promenade,
réveiller un peu les mémoires en citant quelques noms trop vite
oubliés.
La guerre advint et rasa la ville. Le CLEP déménagea dans un
baraquement plus grand, Place du Jeu de Paume – à l’époque, c’est
simple, Beauvais n’était qu’un vaste baraquement... Jean Comeau y
animait un télé-club, à l’époque de la télévision naissante en noir et
blanc. Avec discussions animées à l’issue des émissions. Jean
Minasse avait créé les fifres et tambours, tenue blanche et béret
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Landelle – peut-être en tint-elle même commerce. Elle était parfaitement équipée en cannes, épuisettes et appâts.
Le second vice était tout aussi innocent : c'était un petit chien qui
ne la quittait pas d'une semelle. Elle lui parlait et, quand un client
poussait la porte, elle faisait marcher le clébard sur les pattes de derrière.
Fernande tint ce magasin pendant près de quarante ans. Que
devint-elle après ? Nul ne sait. Elle aura emporté avec elle la mémoire des Voisinlieusards, qui ne se souviennent donc ni de l'avoir vue
naître, ni de l'avoir vue mourir. Seul son magasin, parce qu'il n'a pas
changé, nous dit qu'ici elle vécut. Ça n'est quand même pas grandchose pour un voyage aussi long...
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La laveuse
Ah, cette odeur ! Une odeur âcre de savon et de soude qui vous
prenait la gorge. Toute la maison en était pleine. À peine revenue de
l'école, le midi, je filais dans la cour. Les carreaux de la buanderie
étaient embués. Je n'avais pas le droit d'approcher mais j'entendais
ses sabots claquer sur les briques et, par la porte entrouverte, j'apercevais sa silhouette menue. Une longue jupe grise ou noire, le
caraco à fronces et, à la taille, le nœud du tablier. Comme tous les
lundis, elle se tenait là. Tine Gense.
Quel âge avait-elle ? Je ne le sais pas avec exactitude mais elle
aurait pu être ma grand-mère. L'était-elle, grand-mère ? Peut-être,
sans doute… mais elle ne taillait pas la conversation : sa tâche l'absorbait.
Elle arrivait vers sept heures – mon père, tôt levé, avait allumé la
chaudière. Elle passait la demi-journée chez nous avant de remettre
ses sabots dans son cabas et d'aller chez un autre Voisinlieusard.
Car elle lavait à domicile.
À cette époque, dans les années 40, nous avions l'eau courante
mais pas encore sur l'évier : un seul robinet de cuivre juste devant la
maison. D'où partait, le lundi, un long tuyau de caoutchouc rouge
qui contournait le bâtiment et courait, à l'arrière, jusqu'à la buanderie.
L'eau était précieuse et ne se gaspillait pas : on recueillait l'eau
de pluie dans une tonne et celle de la lessive – enfin, du rinçage –
on l'utilisait pour arroser le jardin. L'hiver, on n'avait d'ailleurs pas
le droit de jeter les eaux sales dans la rue, à cause des risques de
gel. C'était passible d'amende.
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La lessive, c'était tout un rituel. Bien des progrès avaient déjà été
accomplis depuis le début du siècle où les femmes s'usaient les
genoux au lavoir, à battre et à frotter.
Après-guerre, chacun lavait chez soi. La veille, ma mère mettait
le linge à tremper. Les bleus du garage étaient à part, dans un petit
cuvier en tôle galvanisée d'une cinquantaine de litres. Elle les enduisait de savon noir (on disait aussi savon vert) pâteux, un peu gluant,
et additionnait l'eau de trempage de quelques cuillerées de cristaux
de soude. Il fallait mettre des gants pour plonger la main dedans, tellement ça décapait. Plus tard, mes parents les confieront à
Merceron, une entreprise dont la camionnette passait chaque semaine collecter le linge sale.
La chaudière était à point quand arrivait la laveuse. Les gros draps
de lin y bouillaient. Elle les sortait avec un bâton, avec l'eau ça pesait
terriblement. Elle les posait à cheval sur un grand tréteau et les laissait égoutter et refroidir. Après ça, elle installait dans le bassin à lessive la planche à laver – quatre-vingt centimètres de long à peu près
sur trente de large – et frottait vigoureusement les draps à la brosse. La lessive, ce n'était pas une partie de plaisir mais une vraie
épreuve de force !
Le linge de corps, lui, trempait dans le grand cuvier. Même traitement : savon et brosse.
Tine s’octroyait une pause en milieu de matinée. Elle venait dans
la cuisine où le café-chicorée à la chaussette l’attendait. Ma mère en
profitait pour s’arrêter quelques minutes. Elles bavardaient.
L'après-midi, ma mère étendait la lessive dans le jardin.
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Quelle délivrance quand les machines à laver sont arrivées. J'ai
toujours pensé que c'était l'une des plus belles inventions qui
soient…
Fernande avait donc la vingtaine passée quand elle s'installa dans
les lieux. Ne me demandez pas en quelle année, Serge est définitivement brouillé avec les dates. Mais pendant la guerre – la Seconde
donc,
« Au petit printemps », elle vendait tout le nécessaire pour rapiécer, raccommoder, recoudre, repriser, ravauder. À cette époque, toutes les femmes s'adonnaient aux travaux de couture, dont une épreuve était sanctionnée au Certificat d'études. Pour les filles, il va sans
dire. Les garçons, eux, avaient hérité du dessin ou de l'agriculture.
On étudiait utile à l'époque !
Tous les mercredis, Fernande prenait le train pour Paris, où elle
allait se fournir en boutons, galons de plusieurs sortes, serge, coton,
fil, percale, soisette, lainette, aiguilles, fusettes de fil de soie, fil à
machine tête de cheval, fil au Chinois, dentelle, broderie, laine à tricoter, laine à repriser, épingles à nourrice, chaussettes, bas...
Et vêtements femmes et enfants car le prêt-à-porter avait fait ses
grands débuts dans les années trente. Serge fit semblant de ne pas
savoir quand je lui demandai si la vitrine du « Petit printemps » s'agrémentait aussi de quelques articles de lingerie féminine. Mais je
vis que son œil pétillait : c'était plus qu'un aveu.
À partir de quand fit-elle le trajet hebdomadaire vers la capitale
en voiture ? Nul ne sait. Mais notre Serge de garagiste se souvient
très bien que c'était une Dauphine verte.
La demoiselle était une femme posée, très réservée, à l'intérieur
toujours impeccable, laïque convaincue sans être anticléricale – raison de plus, si elle affichait de telles vertus, pour lui supposer toutes sortes de vices privés. Mais de vices, officiellement, mis à part le
fait que, de l'aveu de Serge, « c'était une bonne vivante », on ne lui
en connut que deux. Le premier, elle le tenait de son père : c'était la
pêche. Elle allait pêcher des poissons rouges dans les étangs de La
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jamais eu de poissonnier, sinon ambulant mais ce devait être dans
les années cinquante... Bien sûr il y avait le père Pouilly mais il tenait
magasin dans le bas de Voisinlieu, c'est-à-dire dans un autre quartier. Car ici, deux pâtés de maisons, ça vous faisait un quartier, c'està-dire de belles bagarres en perspective en sortant de la communale. On ne peut même pas dire que l'on cultivait l'esprit de clocher
puisqu'il n'y en avait qu'un : peut-être l'esprit de pigeonnier... Ceux
de la Place de Voisinlieu (les Sylla, les Pétré, les Vaudrée et comparses) faisaient la guerre à ceux de la route de Paris (les Mouchet,
les Gueulle et toute la clique). Bref, tous les jours on rejouait
Verdun.
Machue père faisait donc office.
Fernande était née... Serge n'est pas formel : peut-être à la fin de
la guerre – la Première, bien sûr – peut-être juste après. Peut-être
bien aussi qu'elle avait un frère... Un beau flou comme vous voyez.
Ce qui est sûr en revanche, c'est que la demoiselle, passé le certificat d'études, travailla chez le boulanger Diguet, rue Léon Zeude,
en face. C'est alors qu'elle eut la bougeotte et se mit à faire les marchés. Elle vendait des frivolités, « marchande de loques, quoi »,
explique Serge. Elle emmenait tout son fourbi dans une charrette à
bras.
Le moment est venu de parler de « Zizi la printanière ». La dame,
« ni jolie ni jeune » aux dires de Serge qui – c'est normal, à neuf-dix
ans – commençait à s'intéresser à l'esthétique féminine, la dame
donc ouvrit cette mercerie, « Au petit printemps ». D'où son surnom.
Enfin... « la printanière » parce que « Zizi », disent les mauvaises langues, lui serait venu d'un autre commerce, sans doute plus lucratif,
avec les militaires d'occupation qui venaient chaque jour de
Marissel, où ils stationnaient, relever leur courrier au centre de tri
postal de la rue de Paris, à l'emplacement actuel de l'antenne.
Nous, c'est un représentant qui nous l'a vendue. Ça devait être en
55. Il travaillait sur Paris et il en avait une dans sa voiture. Attention,
ça n'avait rien à voir avec les lave-linge d'aujourd'hui. Celle-là était
ouverte. Il fallait y verser de l'eau chaude car, en fait, elle ne faisait
que malaxer le linge. La machine avait une boîte de vitesse pour produire le mouvement alternatif – gauche, droite – qui remplissait l'office de la planche à laver. Idem pour le rinçage : on levait le panier
et alors la machine tournait en continu. C'était très ingénieux mais…
assez fragile. Cette boîte de vitesse, mon mari a bien dû la réparer
cinq ou six fois. Et puis la machine était trop petite pour les draps.
Mais le progrès était en marche… et la laveuse à la retraite…
Je ne savais pas grand-chose d’elle mais je me souviens qu’elle
habitait vers le haut de cette rue.
Le quartier s’y connaissait en lessive. Au bas de la rue des
Cheminots, un peu avant la Grande Guerre, les frères Tallon avaient
créé une blanchisserie. Sa principale activité était d’assurer la lessive des grands hôtels de la ville. Une camionnette ramassait le linge
sale. Il arrivait dans de grands sacs en toile. Il était déballé et marqué au nom du client. Après guerre, une machine lavait, rinçait,
essorait et séchait. Les ouvrières assuraient le repassage et le glaçage des cols et poignets de chemise.
Aujourd’hui bien sûr tout s’est modernisé et la corvée de linge
n’est plus qu’un mauvais souvenir. N’empêche : il me manque
l’odeur, le lundi...
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Piquette
Juste avant le repas de midi, ce samedi de novembre 2007, ils
s'activaient tous les deux dans le jardinet : Maud leva le nez la première, à mon passage devant ses grilles bleues, et je lui souris en
m'arrêtant brutalement car je venais de voir de dos Lucien, son mari,
occupé à détacher avec soin, au sécateur, les dernières roses défleuries.
— Pourriez-vous me parler un de ces jours de vos vignes,
Monsieur Geffroy ?
Il avait à peine marqué un instant d'étonnement. Il demanda à
Maud d'aller me chercher le petit bouquin sorti vingt ans auparavant
sur ce sujet et me proposa tout simplement de revenir le voir après
en avoir pris connaissance.
Quinze jours plus tard, Maud et Lulu – comme on l'appelle ici –
m'ouvraient leur porte à l'heure du café.
J'appris en leur compagnie que l'idée de planter des vignes et de
faire du vin était venue à Lulu et à ses copains des Ponts-etChaussées en 1965.
À Beauvais, rien d'étonnant à faire renaître des plantations qui
avaient assuré la renommée de Marissel comme de Voisinlieu,
notamment au Richebourg (en surplomb de l'église actuelle à SaintJacques) à la Briqueterie et à la Pointe (entre la rue Ziegler et la
Rampe), à deux pas d'ici.
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Mais, reprenons du début. Il y a plus de 40 ans, donc, Lulu installe, dans son jardin potager, derrière la maison, des cépages Muscat
« Au petit printemps »
Je n'ai retrouvé d'elle aucune photo et même Serge, son cousin,
n'en a pas. Enfin, je dis « son cousin » mais le matin où je pris le café
avec lui il insista sur les subtilités généalogiques: son grand-père, à
lui, était un cousin éloigné de son père à elle, « Machue l'péqueux »,
un braco de première.
De lui donc elle tenait son nom, Machue – puisqu'elle demeura
demoiselle – et son goût pour la pêche. Quant à son prénom,
Fernande, je ne sais à quelle aïeule reculée elle dut d'en hériter. Mais
il valait bien après tout les Hortense et Raymonde. Brassens ne s'y
est d'ailleurs pas trompé et il serait faux d'imaginer, du haut de notre
siècle débutant, que nos lointaines concitoyennes ainsi affublées
portaient inévitablement la moustache.
Non, aux dires de Serge Fernande était plutôt « bien contournée » comme on disait alors – cheveux châtain foncé et peau très
blanche – mais il n'était pas assez intime pour nous édifier sur la vie
amoureuse de la demoiselle.
Le père Machue habitait dans la cour à Vaudrée, le long de la
rivière. Il avait une barque et partageait avec ses aminches une langue codée. Quelqu'un lui passait-il commande d'une « blonde aux
cheveux courts », il s'exécutait céans et livrait dans la matinée la truite demandée.
Il faut dire que si Voisinlieu n'a jamais manqué de boulanger, tel
le père Omet, ni de marchand de légumes, comme le père Mondon
(et avant lui Potel) ou la mère Lelong, ni de charcutier, tel le père
Philippe, ni de boucher, comme le père Bourret, Voisinlieu n'a
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L'histoire n'a retenu de lui que son rôle – modeste au demeurant –
dans l'essor de l'éventail publicitaire, dont le succès populaire, dans
les années vingt, fut très éphémère.
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de Saint-Vallier, Dattier de Saint-Vallier et Florental. En 1970, un
bouturage de Chasselas en provenance de la rue de l'École
Maternelle et surtout celui de Bacau pris dans la cour de la Poste de
Voisinlieu en 1980 apporteront un peu de qualité, le Bacau étant le
meilleur cépage du Beauvaisis.
Sur les notes qu'il m'a préparées, Lulu précise : « Le Bacau est un
petit raisin à peau et à jus très rouges pratiquement sans pulpe. On
presse donc de la peau et des pépins qui donnent un jus au goût très
fort et parfumé ».
Pour que le pied gagne en vigueur, il faut une taille d'hiver et
deux ou trois autres au long de l'année ; rien de sorcier, d'après
Lulu : « On compte deux feuilles au-dessus de la ramification et on
coupe ».
La vigne demande un soin très régulier et la bouillie bordelaise
est une alliée fidèle. Lulu se passionne et se forme auprès d'un
vigneron bourguignon de ses amis. Il est le seul de la bande des
Ponts-et-Chaussées à avoir mené l'entreprise jusqu'au bout…
Les amis, ils viennent chez lui, entre le 20 septembre et le 20
octobre, suivant les années, à deux reprises parfois pour tenir compte du mûrissement.
Maud et lui se souviennent de l'opération « vendange 1985 » : arrivent, le dimanche choisi, les grands-parents Grutter, le fils, ses deux
enfants et sa sœur avec l'une de ses filles. Il y a bien de la maind'œuvre pour cueillir les quarante-cinq kilos de raisin. Même
Florent, trois ans, y participe.
Les grappes déposées dans de grandes cuvettes en plastique sont
écrasées avec le poing et même avec les pieds et Florent n'est pas le
dernier à donner rageusement du peton, pour la première fois qu'il
a le droit de se salir et qu'il travaille comme les grands…
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Maud, en cuisine depuis le matin, fait passer tout le monde à
table à midi pour une pause : les grands ont plus faim que soif car le
ramassage du matin a été ponctué de quelques arrêts afin de se faire
une idée sur les crus précédents avant de démarrer la nouvelle
cuvée. La conversation continue à table sur les rendements des
meilleures années et sur la difficulté à faire discrètement sa propre
goutte. L'amour partagé des grands crus – on reconnaît que la région
picarde ne peut donner plus que ce qu'elle a – rend le cœur léger,
l'amitié sincère et fait passer la création d'un vin local au rang des
exploits régionalistes…
À Beauvais, faire du vin de façon artisanale requiert des connaissances mais peu de matériel : Lulu verse le jus dans une « marqueuse », tonneau ouvert, où il fermente pendant quinze jours dans un
local à 20° minimum. Le vin est ensuite transvasé dans un fût propre. Alors, Lulu peut procéder au « collage » pour éclaircir le vin et le
débarrasser des germes : il ajoute du blanc d'œuf et du sel et fait à
nouveau reposer huit jours avant de filtrer et sucrer son vin pour
qu'il atteigne les 11°.
La couleur du vin dépend des mélanges de raisins. La cuvée 1985,
proche du rosé, est mise en bouteille un mois après, environ. Une
quinzaine de bouteilles au verre coloré portant la marque non déposée du Clos La Pointe constitue cette cuvée. Sur l'étiquette blanche
figure la silhouette de la Maladrerie que Lulu a en point de mire, de
chez lui.
Ainsi, faire du vin, avec Lulu, c'est si simple et festif.
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J'écoute et j'essaie de m'imprégner de ses notes.
Il se tourne par moment pour une précision vers Maud qui a été
de toutes ces fêtes entre amis. Dans son domaine à elle, la couture,
D'autant que le travail de la tabletterie s'industrialisait depuis
quelques années. Le boutonnier subissait à présent à la fabrique la
cadence de la machine, les règlements rigoureux de la grande industrie, ainsi que la poussière du troca qui avait supplanté la nacre.
L'ouvrier moderne était asmathique à trente-cinq ans. Pédier avait
entendu parler d'une machine semi-automatique à monter les brosses, et s'inquiétait déjà pour le gagne-pain de sa fille qui, elle, ne
garnissait que quatre cents pions à l'heure au lieu de trois mille cinq
cents. La production d'éventails en série arrivait.
Nous étions au printemps 1909. Ces trois fragiles destins basculèrent définitivement.
Relisons l'Action Républicaine radicale-socialiste du 18 avril : « Le
9 avril, à Méru, une réunion de 200 boutonniers avait voté la grève,
qui s'était étendue à 1000 grévistes ». L'hebdomadaire chiffre les
dégâts des mises à sac de l'usine Blondelle, et explique que, le jour
de Pâques, douze cents cavaliers installés sur la place, patrouillaient
par groupe de dix. La grève dura trois mois.
L'atelier d' Émilien Pédier ne rouvrit jamais. Le vieux s'était
endetté depuis plusieurs années avant le conflit, et dut vendre ses
biens pour rembourser ses créanciers. On dit qu'il en mourut.
Après son certificat d'études, son petit-fils Nicolas trouva un
emploi chez Dupont et s'installa, avec sa mère, me Saint-Jacques,
provisoirement.
Le logement de la pointe accueillit un entrepreneur de menuiserie qui occupa les bâtiments prolongeant le parapet. Son enseigne
est lisible sur une photographie de la rue de Paris, prise vers 1912.
Pendant le premier conflit mondial, Beauvais devint un siège
d'état-major souvent bombardé, à l'arrière du front.
Quant à Nicolas Pédier-Le Bihan, il fut embauché, après guerre,
comme commis aux écritures dans une société de boisson apéritive.
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tait pour sa mère. Le garçon n'évoquait pas de souvenirs, mais il
empruntait souvent, derrière la maison, la rue qui menait à la place
principale. Il demeurait alors un moment à contempler les têtes d'animaux qui symbolisaient la profession des tanneurs du quartier, au
sommet de la façade historiée de leur grande bâtisse. C'était la nostalgie de Méru et de ses façades à coquillages, de ses maisons de
boutonniers que le grand-père lui avait appris à reconnaître.
Lorsqu'il montra ses dessins des claveaux sculptés pour justifier
un jour de s'être attardé, sa mère interrompit ses reproches, sous le
coup d'une étrange émotion. Elle avait grandi parmi les dessins de
son père. Ces mufles encore maladroitement stylisés lui rappelaient
cette profusion de motifs symboliques qu'elle avait découverts,
enfant, avec ravissement. Et quand il parla de Méru, un peu plus
tard, elle tarda à l'interrompre : aussi adressa-t-il son dessin et une
petite lettre affectueuse à Monsieur Émilien Pédier, demeurant làbas. La réponse ne tarda pas, sous la forme d'une invitation.
L'écolier était invité à passer une partie de ses prochains congés scolaires à Méru. Il fut convenu que l'enfant serait mis au train de Paris,
et que sa mère viendrait le rechercher un dimanche avant la rentrée.
Quand Nicolas voulut quitter l'école, le vieux progressiste lui
ordonna de passer son certificat d'études, avant d'apprendre le
métier. Pour l'instruction de son fils, Louise ne refusa pas le secours
de son père. C'est pendant les congés scolaires que Nicolas apprit à
graver la nacre, l'ivoire, et aussi le bois. Ingénieux et mûr, il cherchait à convaincre son aïeul de proposer à des négociants en mal de
support publicitaire, de financer les éventails décorés que le vieux
démocrate voulait rendre accessibles aux ouvrières.
Tout le savoir-faire des artisans ivoiriers de Sainte-Geneviève s'adressait à la grande bourgeoisie internationale. Trouver des débouchés à l'atelier d'Émilien devenait urgent.
Maud partage le goût de Lulu du travail bien fait et des projets à
mener jusqu'au bout. Son défit personnel c'est créer des maisons
miniatures décorées au point compté. J'admire, sur les petites merveilles qui décorent le buffet, la finesse des détails et le dynamisme
des formes. Elle brode aussi des napperons. L'un d'entre eux décomposant les mouvements de base d'un équilibriste à la tenue parfaite,
nous amène à parler de Judenne, un ancien de Massey-Ferguson,
connu dans tout Beauvais comme champion unijambiste de la
Vaillante, également dessinateur, peintre et illustrateur de la planche
explicative perpétuellement sous les yeux des athlètes en formation…
Les vignes, la Vaillante, la couture : vies simples, créatives et
authentiques tournées vers les autres. Je comprends que Maud et
Lulu ont toujours eu cette capacité de partager la vraie vie avec leurs
semblables. Est-ce que fréquenter la Vaillante permet d'équilibrer
les réussites : la sienne et celle des autres ? Dans leur récit, jamais
un regret, un « C'était mieux avant » qui ferait s'écrouler la pyramide.
Évidence pour moi : c'est avec eux qu'il faut lever son verre et,
plutôt que refaire le monde, continuer à donner aux habitants de
Voisinlieu les bienfaits de la piquette du Clos la Pointe.
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Le logement de la Pointe
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C'est en 1905 que cette maison est sortie de terre, au bord du
parapet de la Pointe, dans le prolongement de la grosse bâtisse
mitoyenne, sur un terrain qui appartenait alors à un maître maçon,
Monsieur Guillot. Conçus à l'origine pour contenir cinq logements,
ces murs de briques paraissaient déjà voués au provisoire.Le premier
épisode dont ils ont été témoins pouvait-il s'accomplir dans un lieu
moins transitoire ?
Si quelqu'un n'avait pas eu conscience de la précarité de son
existence, c'était bien Mathurin Le Bihan, solide gaillard de trentecinq ans et contremaître de choc à l'usine Dupont. La rigidité de son
caractère ne s'était jamais démentie dans son rude emploi, jusqu'à
ce qu'une rupture d'anévrisme vienne donner une apparence de justice divine à cette fin. Un décès aussi brutal ne pouvait sembler que
la conséquence de toutes les malédictions haineuses provoquées par
sa dureté, partout où il avait la charge de maintenir la discipline de
travail. Il laissait derrière lui une femme, de huit ans sa cadette, et
qui se trouvait sans aucune ressource pour élever son petit garçon
de sept ans. Émile Dupont loua un des logements de la Pointe pour
venir en aide à l'épouse de son regretté collaborateur. Mais il préféra ne pas embaucher la jeune femme dans un de ses ateliers où le
souvenir de son mari défunt aurait pu lui porter tort.
Comme Louise Le Bihan avait déclaré avoir déjà garni des brosses, et qu'elle savait un peu de couture, il lui avait fourni du travail
à domicile. La jeune femme devrait monter des touffes de soies sur
les manches de brosses à dents en os, dont les entreprises de
Beauvais détenaient le monopole en France.
En épousant Le Bihan, Louise avait rompu tous les liens qui la
reliaient encore à son père, Émilien Pédier, éventailliste d'Andeville. Cet homme de progrès s'était installé à Méru peu de temps
avant la naissance de la première association coopérative de l'Oise,
en 1870. Le père Pédier avait vécu en avance sur son époque, et
donné de l'instruction à sa fille. La triste union de Louise, et le coup
de sang qui lui avait fait définitivement renier son gendre – ainsi que
la famille Le Bihan – avaient rudement affecté le sexagénaire.
Mais comment cet artiste amoureux de la liberté qui allait planter son chevalet dans la campagne, après ses huit heures de travail à
graver la nacre, aurait-il pu supporter un singe dont toute la fureur
de vivre consistait à imposer à l'ouvrier la loi du bagne industriel ?
Veuf depuis la naissance de sa fille, le vieux graveur consacra
l'énergie qui lui restait à son atelier, où il s'obstinait à fabriquer des
éventails de bois et de papier peints, sans se soucier du développement de son art à Sainte-Geneviève, lui, qui avait été tâcheron pour
Jules Vaillant.
Louise avait enduré, pour protéger l'enfant, les perpétuelles
humiliations de l'épouse privée de l'argent du ménage. Car son mari
inconstant dépensait sans compter avec ses conquêtes d'atelier.
Après le décès de Le Bihan, elle tenta d'abord de compter sur ellemême afin qu'une tentative de réconciliation avec son père ne puisse pas être comprise comme une demande d'aide.
L'hiver, devant le poêle, l'été près de sa porte ouverte, elle tirait
le fil de laiton, passait le pion de soies dans la boucle formée,
recommençait plusieurs centaines de fois par heure pour garnir les
brosses à dents qui la faisaient vivre, elle et son fils.
L'enfant fréquentait l'école au bout de la rue, et la précocité de
son intelligence remplissait Louise d'orgueil. Nicolas calligraphiait
superbement les textes que son maître lui dictait ou ceux qu'il inven-
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