Entre Paris et Washington, une vieille histoire querelleuse

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Entre Paris et Washington, une vieille histoire querelleuse
Entre Paris et Washington, une vieille histoire
querelleuse
Thierry de Montbrial, Le Monde, 23 avril 2004
TREIZE MOIS après la guerre contre Saddam Hussein, les relations franco-américaines sont
un peu apaisées. Selon les instituts de sondage, l'image de la France a commencé à se
redresser légèrement aux yeux des Américains. La plupart des Français regardent vers
l'avenir et espèrent en la défaite de George W. Bush à l'élection présidentielle de novembre,
comme si une victoire de John Kerry refermerait un chapitre aberrant de l'histoire des EtatsUnis en général et de celle des rapports entre nos deux pays en particulier. Sur ce dernier
plan, le moment est propice à un regard plus distancié.
Ce qui frappe lorsqu'on embrasse d'un seul coup d'oeil les 240 années depuis le traité de
Paris de 1763, marquant la fin du pouvoir politique de la France en Amérique, c'est
l'instabilité de ces rapports. André Tardieu, haut commissaire français aux Etats-Unis
pendant la première guerre mondiale, réputé américanophile - ce qui ne favorisera guère sa
carrière : plus tard, sous la Ve République, on flétrira les « atlantistes » -, en dressa en 1927,
dans un ouvrage intitulé Devant l'obstacle - L'Amérique et nous, un bilan lucide : « Ces deux
pays, unis de sympathie, n'ont guère collaboré sans connaître d'immédiates ruptures et, en
toutes autres circonstances, l'absence seule de contact explique l'absence de troubles.
J'ajouterai que les courtes périodes de collaboration (...) ont obéi, non aux lois du sentiment,
mais à celles de l'intérêt et que, l'intérêt épuisé, le sentiment n'a pas suffi à maintenir la
collaboration. » En effet, c'est par calcul et non par sentiment que Vergennes avait
convaincu Louis XVI de favoriser l'indépendance des « colonies insurgentes ».
Et l'amitié franco-américaine ne survécut pas à la paix de 1783. Le choc des intérêts
commerciaux fut à l'origine d'une « guerre non déclarée » qui se conclut en 1800 à
Mortefontaine, consacrant ainsi la fin de l'alliance de 1778.
« C'est là, notait le professeur Jean-Baptiste Duroselle, avec les journées qui suivirent le
débarquement en Afrique du Nord du 8 novembre 1942, la seule occasion de toute l'histoire
où il y a eu du sang versé entre Français et Américains. »
Entre-temps, le parti anglais, avec des personnalités comme John Jay et John Adams, avait
repris des couleurs aux Etats-Unis, les dérapages de la Révolution française aidant. En
1794, Talleyrand reprochait à l'Ancien Régime de n'avoir pas su profiter de l'élan de la
guerre d'Indépendance, alors que les Anglais avaient réussi à « rouvrir promptement les
anciennes communications ». Le suivi dans l'action n'est pas le fort des Français.
Dans la période napoléonienne, le seul événement proprement franco-américain fut la vente
de la Louisiane, dans des conditions inspirées par les Etats-Unis. Bonaparte ne s'intéressait
guère au nouveau continent, en dehors des Antilles. Entre la chute du Premier Empire et la
première guerre mondiale, nos relations ne furent marquées que par trois épisodes.
Au début des années 1820, Louis XVIII ayant mené une opération destinée à rendre au roi
d'Espagne le pouvoir qu'il avait perdu à la suite d'une révolution militaire, le président James
Monroe craignit qu'une « Sainte Alliance » n'entende rétablir la domination espagnole en
Amérique latine. Ce fut l'origine de la doctrine Monroe (pas d'intervention extérieure sur le
continent américain).
Le deuxième épisode est lié à la guerre de Sécession et à l'expédition du Mexique. Dans
quelle mesure Napoléon III spécula-t-il sur la victoire des Confédérés et sur l'incapacité dans
laquelle se trouvait alors l'Union d'appliquer la doctrine Monroe, et l'empereur envisagea-t-il
d'utiliser les circonstances pour que la France reprenne pied sur le continent américain ? La
question reste débattue.
Le troisième épisode se rapporte à la guerre hispano-américaine de 1898 et au
débarquement américain à Cuba puis aux Philippines. En pleine affaire Dreyfus, la France
républicaine et anticléricale fait chorus avec celle des gentilhommières pour conspuer les
Etats-Unis et encenser la monarchie espagnole agressée : « Au plus fort des discordes
civiles dans une France déchirée, l'antiaméricanisme est la seule passion française qui
calme les autres passions, estompe les antagonismes et réconcilie les adversaires les plus
acharnés », écrit Philippe Roger.
Au tournant du XXe siècle, pour de nombreux intellectuels, l'Europe se met soudain à exister
comme entité solidairement menacée et comme seule capable de tenir tête au « péril
américain ». L'antiaméricanisme devient inséparable de l'anticapitalisme, comme aujourd'hui
de l'antimondialisation. Nous sommes loin de l'image tocquevilienne de l'Amérique !
Au lendemain de la Grande Guerre, lorsque le président Wilson arrivera en France pour
prendre personnellement la tête de la délégation américaine à la Conférence de Paris, il sera
accueilli triomphalement. Mais en quelques mois, sa popularité s'effondrera au point de se
transformer « en une indifférence pire que la haine » (Duroselle).
Les Français commenceront à se représenter les Américains comme les ouvriers de la
dernière heure de la guerre, et à les accuser d'avoir saboté la paix. Les choses
s'envenimeront avec la querelle sur les dettes de guerre, les Etats-Unis en exigeant le
remboursement intégral tout en manifestant de la sympathie aux Allemands sur la question
des réparations.
On en était là au moment où écrivait André Tardieu. Puis il y eut la Grande Dépression
(1929) et la seconde guerre mondiale. On ne soulignera jamais assez l'ampleur du choc
psychologique que l'effondrement de la France suscita aux Etats-Unis. En dépit de tous leurs
griefs, les Américains vouaient une sincère admiration à la France des « poilus ». Le
changement d'image allait être radical et, d'une certaine manière, définitif. L'humiliante
défaite de la France allait obliger les Etats-Unis à se demander quel en était le
gouvernement légitime.
Dans son effort finalement victorieux pour s'imposer, de Gaulle allait se heurter à
l'incompréhension, d'ailleurs réciproque, de Roosevelt. Cet épisode devait enrichir le recueil
de clichés de part et d'autre. La seconde guerre mondiale est ainsi le creuset dans lequel se
forgera la politique extérieure de la Ve République : défendre la France en se bagarrant bec
et ongles pour effacer la honte et rétablir son « rang » et son « indépendance ».
DIPLOMATIE DU « NON »
Le principal privilège du rang, c'est la participation effective aux grandes décisions.
L'indépendance, c'est ce qu'en stratégie on appelle la « liberté d'action ». Charles Cogan
observe finement que la préoccupation du rang tend vers l'inclusion, et celle de
l'indépendance vers l'exclusion. Cette contradiction est l'origine fondamentale de l'opposition
contemporaine entre les visions française et anglo-américaine de la construction
européenne. Lorsque nous disons vouloir une « Europe européenne », Américains et
Anglais entendent « antiaméricaine ».
Après les onze années de la présidence du général de Gaulle, marquées par une querelle
franco-américaine quasi permanente, il y eut encore le duel Kissinger-Jobert sur l'année de
l'Europe, auquel la déclaration d'Ottawa du 19 juin 1974 mit un terme, peu après l'élection de
Valéry Giscard d'Estaing. Par la suite, les différends furent nombreux, mais sans heurts
violents. Au début de l'année 2003, George W. Bush, peu enclin à écouter qui que ce soit,
même les Britanniques malgré une « relation spéciale » au contenu à vrai dire de plus en
plus limité, se lança dans l'aventure irakienne. Il est hautement vraisemblable qu'aucun
président français ne l'aurait suivi en se mettant en porte-à-faux avec son opinion publique,
comme Aznar en Espagne ou Berlusconi en Italie.
Mais il est peu vraisemblable qu'un autre aurait choisi cette circonstance pour provoquer un
duel, en renouant, l'espace de quelques semaines, avec la diplomatie du « non »
inemployée depuis trois décennies. La suite des événements a montré que l'administration
Bush avait multiplié les erreurs d'appréciation. Il n'empêche qu'en termes d'image, l'épisode
irakien a durablement relancé la francophobie aux Etats-Unis, avec son cortège de clichés et
de grossièretés.
Aujourd'hui, cependant, les passions se sont un peu calmées. Depuis l'affrontement de
l'hiver 2002-2003, le gouvernement français a pris grand soin de ne plus verser d'huile sur le
feu, et les responsables américains ont commencé à comprendre que dans l'avenir
prévisible les Etats-Unis auront toujours besoin de la « vieille Europe » et donc de la France.
Les deux parties ont intérêt à se ménager. Les Européens, en ce qui concerne le processus
de leur unification, semblent avoir tiré des conclusions plus positives que négatives de la
crise, comme si chacun réalisait désormais qu'une Europe trop atlantique ne serait pas
viable, mais qu'une Europe insuffisamment atlantique ne deviendrait jamais « européenne ».
Le rapprochement triangulaire entre la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, largement
engagé, pourrait ouvrir la perspective d'une entente franco-américaine plus continue, moins
passionnelle, plus cordiale, et finalement conforme à l'attirance mutuelle qui, envers et contre
tout, réunit les deux peuples beaucoup plus que certaines de leurs élites.
Thierry de Montbrial pour Le Monde