L`émergence stratégique chinoise intentionnelle ou accidentelle ? (3
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L`émergence stratégique chinoise intentionnelle ou accidentelle ? (3
TRIBUNE L’émergence stratégique chinoise intentionnelle ou accidentelle ? (3/3) Roger N. McDERMOTT Zdzislaw SLIWA Frédéric LABARRE Roger N. McDermott est Fellow d’Études militaires eurasiatiques de la Jamestown Foundation à Washington et Fellow honoraire du Département d’études politiques et de relations internationales de l’Université du Kent (Canterbury). Le colonel Zdzislaw Sliwa (Pologne) fait partie du Département des études opérationnelles du Collège de défense baltique, à Tartu (Estonie). Frédéric Labarre est l’ancien chef de Département d’études politiques et stratégiques du Collège de Défense baltique à Tartu. Il est aujourd’hui analyste politique indépendant. Les lignes d’approvisionnement parallèles de la Chine Le leadership de la Chine en matière de sécurité est difficilement explicable si on ne tient pas compte de sa dépendance de l’approvisionnement d’énergie par voie terrestre. Afin de consolider ses relations économiques, la Chine se soucie de l’amélioration des conditions d’approvisionnement et de leur diversification. Les ressources naturelles propres à la Chine sont limitées et donc elle dépendra à plutôt courte échéance des importations étrangères. Pour l’heure, « la Chine importe 58 % de son pétrole du Moyen-Orient. Vers 2015, 70 % proviendront de cette région » (Zubir, 2005, p. 3). C’est pour cette raison que les voies de communications maritimes revêtent une importance particulière pour elle. « La sécurité d’accès de ces voies », surtout du détroit de Malacca, « devient cruciale, car d’elles dépendent les échanges commerciaux qui font la prospérité grandissante non seulement du Nordest asiatique, mais de toute l’Asie-Pacifique » (Weeks, 1998, p. 33-35). L’importance des voies maritimes de communications constitue également un facteur de vulnérabilité qui peut être exploité par des intérêts hostiles à ceux de la Chine, qui sont d’assurer un flot ininterrompu de ressources naturelles et de matières premières. La Marine chinoise, rappelons-le, demeure une puissance côtière, dont les plans de développement de forces prévoient le déploiement d’une capacité navale de haute-mer. Mais les projets de recherche et développement, de porte-avions et de projection de la force sont coûteux en temps et en argent. La sécurité des voies maritimes demeure donc fragile pour les quelques prochaines années. En conséquence, les initiatives d’oléoducs et de gazoducs terrestres par l’Asie centrale demeurent une priorité chinoise, car trop se fier aux routes maritimes équivaut à mettre la sécurité interne de la Chine à la merci de goulots d’étranglement maritimes régionaux. Les détroits de Malacca et de Singapour sont de toute évidence les centres de gravité les plus vulnérables, car ils lient les océans Indien et Pacifique 1 (Kwiatkiewicz, 2007). Le détroit de Malacca vient juste après le détroit d’Ormuz en trafic maritime annuel, avec 50 000 cargos, incluant 40 à 50 superpétroliers par jour (Czulda, 2009, p 41). Ce trafic transporte 80 % du pétrole livré à la Chine, au Japon, et à la Corée du Sud. La menace principale demeure la piraterie, mais l’Association des nations du Sud-est asiatique (Asean), mit sur pied l’opération Malsindo en 2004, opération qui se poursuit encore aujourd’hui sous la forme de patrouilles dans le Détroit de Malacca, visant à réduire les risques de piraterie (Ho, 2009). Initialement composée de 17 navires d’Indonésie, de Malaisie, de Singapour et de Thaïlande, l’opération se dota d’une composante aérienne en septembre 2005, puis d’un système d’échange de renseignements en 2006. Cette coopération légale, multidimensionnelle et multilatérale réduisit les incidents de piraterie presqu’immédiatement. Son succès entraîna la participation des ÉtatsUnis et des membres de l’Arrangement de défense des cinq puissances (FPDA), qui unit la Malaisie, Singapour, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Grande-Bretagne (Yun Yun Teo, 2007, p. 541-562). La légitimité de l’Asean aux yeux des Américains et des cinq puissances concernées aide à endiguer le fléau de la piraterie, mais illustre aussi la compétition des intérêts occidentaux dans la région du Sud-est, qui pourraient aussi provoquer des frictions avec la Chine, notamment au sujet de Taiwan et des îles Spratly. Ce sont ces frictions potentielles qui limitent l’utilisation par la Chine de la région et qui la conduisent à centrer son attention (et son influence) en Asie centrale par l’établissement de lignes d’approvisionnement terrestres alternatives. Par exemple, la coopération sino-russe permit entre autre, la conception d’un oléoduc liant la Sibérie orientale avec l’océan Pacifique, consistant d’une section de 64 km à partir de Skorovodino sur l’Amour à la frontière sino-russe, suivi d’un tronçon de 992 km vers la raffinerie chinoise de Daqing. Ce projet d’oléoduc d’une valeur de 30 milliards de dollars serait construit et mis en œuvre par la compagnie russe Transneft en coopération avec CPNC, et financé par la Chine. Au moment de publier cette réflexion, il semblerait que le tronçon chinois soit achevé. Quand la section russe fut terminée, le 28 décembre 2009, le Premier ministre Vladimir Poutine remarqua qu’il s’agissait là « d’un événement important pour la Russie, d’un projet stratégique qui lui permet d’accéder aux marchés de l’Asie-pacifique » où la présence russe était jugée « insuffisante » (RIA Novosti, 2009). Cette tendance à l’Est de la Russie témoigne de l’endiguement politique et économique dont elle pourrait se croire victime à l’Ouest. En 2005, un projet d’oléoduc liant le Kazakhstan à la Chine est devenu opérationnel. Il permet à KazMunaiGaz et CPNC de fournir 120 000 barils par jour à la province de Xinjiang. On estime qu’il atteindra pleine capacité en 2011. Les projets entre la Chine et le Kazakhstan se multiplient depuis 1997. Le premier oléoduc construit depuis son indépendance – l’oléoduc Kenkiyac-Atyran – est une autre réalisation conjointe avec CPNC. « CPNC et les compagnies Kazakhes conduisent cinq projets de développement de puits pétroliers, deux d’exploration, et deux oléoducs 2 TRIBUNE supplémentaires ». D’ailleurs, CPNC détient les deux tiers des parts de PetroKazakhst, permettant au Kazakhstan de réduire sa dépendance à la Russie et d’accentuer ses liens avec le partenaire économique fiable et prévisible qu’est la Chine. Le 14 décembre 2009, le Premier ministre chinois Hu Jintao a inauguré officiellement un gazoduc qui sera achevé en 2011. Ce gazoduc permettra au Turkménistan de fournir la Chine en gaz, mais qui plus est liera ensemble quatre pays d’Asie centrale. D’une longueur de 1 833 km, ce cordon vital assurera le transit de 30 milliards de mètres cube du Turkménistan et 10 milliards de mètres cube du Kazakhstan chaque année vers Shanghai, Guangzhou et Hong Kong (OCS, 2009). En somme, l’approche proactive de la Chine permet de sceller de meilleures relations avec ses voisins, et par l’envergure de ses ambitions en matière de sécurité énergétique. Plus ce contrôle sera assuré, plus les autres puissances du globe devront s’interroger sur l’avenir de leur propre sécurité. La Chine est en train de mettre en action une vision à long terme visant à assurer la stabilité de son approvisionnement en ressources naturelles en mettant l’accent sur des priorités bien répertoriées. Tout d’abord, elle compte sur des rapports politiques et militaires fermes avec ses partenaires traditionnels, puis, sur le développement – par les mêmes moyens – de nouveaux partenariats, parfois même avec d’anciens adversaires. Ces relations sont consolidées par les réseaux d’approvisionnement terrestres qui complètent les approvisionnements de pétrole et de gaz lui parvenant par la voie maritime dont le contrôle lui échappe. La politique chinoise prend tout son sens quand on observe les projets financés et pilotés par la CPNC qui obéit à la lettre aux principes de politique extérieure chinoise. Ainsi, la Chine pourrait se retrouver détentrice, par l’entremise d’une compagnie qu’elle contrôle, mais qui obéit aussi aux lois du marché, d’une tête de pont économique et politique liant le Moyen-Orient et l’Asie pacifique, en passant par l’Asie centrale et la Russie. À partir de cette plateforme stratégique privilégiée, dont elle assure une grande part de la sécurité avec les autres membres de l’OCS, la Chine pourrait devenir capable de dicter les termes d’échange en énergie avec l’Occident (Ögütçü, 2008, p. 15). Entre temps, la Russie, qui partage la même conception multipolaire du monde, pourrait faire figure de partenaire central au sein d’un bloc politicoéconomico-militaire plus intégré, ce qui n’est pas non plus sans potentiel de friction. À cet égard, la question de la sécurité des lignes d’approvisionnement alternatives terrestres doit être appréciée avec la vision chinoise car la réduction de la dépendance sur les voies maritimes de communication l’amène ainsi à jouer dans l’arrière-cour de la Russie. Pour les pays d’Asie centrale, ceci est un facteur positif, car leur politique extérieure est moins influencée par la Russie, et leurs économies ont désormais des débouchés asiatiques. Entre la Chine et l’Asie centrale, donc, les mêmes principes 3 d’interdépendance qui ont contribué à la force et à la solidité de l’UE pourraient mener à la création d’un nouveau bloc économique (et qui sait, politique) grâce aux habitudes de négociations et de consultation conduisant à une plus grande coopération, de plus fréquentes pratiques de bon voisinage, et d’intégration. Du côté de la sécurité, la prédominance chinoise n’est pas à négliger car elle fait office de contrepoids à la Russie par sa capacité militaire que les autres membres de l’OSC ne pourraient à eux seuls constituer. Là aussi, les similitudes avec l’UE sont intéressantes. En interne, la Chine met actuellement en œuvre des politiques visant à accroître l’efficacité énergétique et à réduire la consommation publique. Ce sont des propositions exigeantes pour le moment, plutôt impopulaires, mais qui exigent un courage politique certain, car l’innovation technologique qui permet ces changements d’habitude entraînent aussi des retards dans l’amélioration du niveau de vie de la population, ce qui peut provoquer son mécontentement. La province de Xinjiang et le bassin de Tarim sont les régions chinoises les plus sensibles à cet égard, car elles jouxtent l’Asie centrale et représentent la future porte vers le Moyen-Orient. Les risques de terrorisme, séparatisme et d’extrémisme doivent y être contenus conjointement avec d’autres acteurs régionaux. La Chine ne sera jamais auto-suffisante en énergie au niveau où elle consomme actuellement. Mais puisque les fractures menacent sa stabilité interne, il est vital qu’elle soit aussi indépendante que possible des sources d’approvisionnement (ou qu’elle les contrôle strictement). En 2010, la Chine doit se porter garante, d’une manière ou d’une autre, de la sécurité physique de 32 545 km de gazoducs, 20 097 km d’oléoducs et de 10 915 km de conduites de produits raffinés (CIA). Politiquement, le Premier ministre Hu Jintao compte « sur un accroissement de la coopération... pour minimiser les crises et augmenter l’organisation régionale, allant jusqu’à l’octroi d’un prêt de 10 milliards de dollars américains aux membres de l’OCS pour les aider à faire face à la crise » (RIA Novosti, 2009). Militairement, nous l’avons vu, le succès des exercices « Mission de Paix » depuis 2005 vise à développer les capacités régionales de protection de toute cette infrastructure, et à protéger les régimes régionaux contre les « trois fléaux ». Malgré tout, la situation sécuritaire est encore loin d’être stabilisée. Elle nécessite encore l’appui de la Russie, une situation qui peut paraître inquiétante à l’Ouest. Une coopération intégrant la Russie, la Chine et l’Asie centrale pourrait constituer un contrepoids puissant aux deux types d’endiguement de la région. La Russie semble incliner vers l’Est où elle trouve des partenaires similaires en philosophie politique, ce qui lui permet d’ignorer ou de résister aux pressions exercées par l’Ouest, au sujet notamment de la crise afghane, ou des élargissements de l’Otan et de l’UE. L’autre type d’endiguement, permis par le contrôle quasi-occidental des voies maritimes de communications par lesquels transitent les hydrocarbures, 4 TRIBUNE conduit la Chine à accentuer sa présence en Asie centrale, car elle n’a pas encore les moyens océaniques de faire contrepoids dans ce domaine ou dans cette région. La Chine vit les prémisses d’un nouveau moment stratégique. Elle est la seconde économie mondiale en importance après les États-Unis, surpassant même l’Europe et tend à s’allier avec une Russie dont les réformes militaires prennent le pas sur les réformes politiques. Toutes deux sont conscientes de leur importance mutuelle, et bien que l’émergence possible d’un nouveau bloc politico-militaire et économique soit probablement accidentelle et ne constitue pas en soi un facteur de risques, l’Occident serait avisé de repenser ses exigences de réforme démocratique au moment où ces économies ont un plus grand besoin de prospérité. Les exigences de démocratisation pourraient irriter la Russie et la Chine au point qu’elles choisissent sciemment de faire front commun. Dans ce système, la Chine se retrouverait, par sa taille géographique, démographique et ses choix nationalistes, en position de leadership sans qu’elle l’ait vraiment voulu, et sans qu’elle s’y soit préparée. 5 ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE ET LIENS INTERNET M. J. 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